la liberté de la science; droits de l'homme; vol.:3; 1949

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COLLECTION < DROITS DE L'HOMME > ) PUBLIEE PAR L'ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE UNESCO LIBERTE DE LA SCIENCE (Traduit de l'anglais) PAR BART BOK SCIENCES ET LETTRES LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY LIÈGE PAR IS

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Page 1: La Liberté de la science; Droits de l'homme; Vol.:3; 1949

COLLECTION < DROITS DE L'HOMME >) PUBLIEE PAR L'ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE

U N E S C O

LIBERTE DE LA SCIENCE (Traduit de l'anglais)

PAR

BART BOK

SCIENCES ET LETTRES LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY L I È G E P A R IS

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C O L L E C T I O N a D R O I T S D E L ’ H O M M E n

publiée par L’ORGANISATION DES NATIONS UNIES

(UNESCO) POUR L~DUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE

‘ Déjà parus dans la Collection Droits de l’Homme n publiée par l’Unesco:

N” 1 LE DROIT A L’ÉDUCATION DANS LE MONDE ACTUEL, par Jean Piaget, Professeur à l’Université de Genève, Directeur du Bureau international d’Education.

NO2 PROBLEMES HUMAINS DU DROIT D’AUTEUR, par Maurice Bedel, ancien Président de la Société des Gens de Lettres de France.

A paraître ultérieurement : NO 4 LE DROIT À LA CULTURE ET AUX BIENFAITS DE LA SCIENCE. No 5 LE DROIT A L’INFORMATION. No 6 LA LIBERTE DE LA CREATION LITTERAIRE ET ARTISTIQUE.

Rappel : AUTOUR DE LA NOUVELLE DECLARATION UNIVERSELLE DES

DROITS DE L’HOMME, recueil d’essais publié par l’Unesco, avec une préface de Jacques Maritain, une lettre de Gandhi, etc. (Editions du Sagittaire, Paris.)

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BART TJOK Professeur à l'université et Directeur adjoint de l'Observatoire de Harvard, U. S. A.

Président du Comité pour l'Unesco du Conseil notional de lo Recherche scientifique des Etats-Unis

LIBERTE DE LA SCIENCE (Traduit de l'anglais)

No 3 COLLECTION (( DROITS DE L'HOMME >)

publiêe por I'Orgonisotion des Notions Unies

pour I'Educdion, Io Science et lo Culture

(UNESCO)

SCIENCES ET LETTRES LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY L I È G E PARIS

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I

Introduction

Les hommes de science sont de simples citoyens, et ont ceci de commun avec les autres hommes qu’ils aiment leurs droits et Ieurs libertés. Le savant, dans son laboratoire, désire être libre dans le choix des sujets sur lesquels il dirigera ses recherches, I1 désire que les instructions qu’on lui donne soient réduites au minimum, et il doit être autorisé à parler librement de ses travaux de recherches. Il doit avoir libre accès aux publications des autres chercheurs qui travaillent dans le même domaine, et doit se voir reconnaître le droit de publier librement les résultats de ses expériences. Si les condi- tions du moment imposent la nécessité de certaines restric- tions à sa liberté de communication, il désire savoir d’avance quelle sera l’étendue de ces restrictions, et doit être libre de rejeter les recherches qui ne lui garantissent pas la satisfaction du minimum de liberté qu’il se juge en droit d’exiger pour l’intérêt essentiel de son œuvre. L’homme de science aime avoir le droit de communiquer librement avec ses collègues, dans son puys et à l’étranger, et désire qu’on n’impose aucune restriction à sa liberté de voyage et de correspondance.

En un mot, les hommes de science sont des citoyens qui désirent exercer leurs droits de libres citoyens. Ils doivent pouvoir librement participer à la vie culturelle et intellec- tuelle de la communauté. Ils doivent être autorisés à participer au gouvernement de leur pays, et à le critiquer, s’ils le jugent nécessaire. En tant que citoyens, les hommes de science sont disposés à accepter les devoirs et les responsabilités civiques. Ils sont parfaitement conscients du fait qu’ils doivent conqué- rir le droit d’être des hommes et des femmes libres. Ils demandent une dispense spéciale, parce que la science, pure et appliquée, présente une importance exceptionnelle pour le bien-être du monde et parce que les progrès qu’elle réalise dépendent à un degré critique de la liberté qu’on lui concède.

La communauté qui restreint la liberté civique de ses

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hommes de science finira par perdre à cette politique. Dans la société moderne, l’organisme gouvernemental, à tous ses échelons, doit constamment faire face à des décisions d’ordre politique qui mettent en jeu des problèmes scientifiques et technologiques d’une extrême complexité. Les sages décisions qui s’imposent doivent s’appuyer en partie sur l’avis d’hommes de science conscients de leurs responsabilités, et il est bien diificile d’en attendre des conseils utiles s’ils ne sont pas libres d’exercer leurs responsabilités civiques.

I1 y a vingt ans de cela, le problème de la liberté de la science ne semblait pas présenter une grande acuité. La bombe atomique, les fusées à réaction guidées par télécommande et la guerre biologique n’existaient encore que dans les romans d’imagination et, de temps à autre, dans les journaux comiques. Nous avions encore à apprendre, par expérience, de quelle façon les Etats totalitaires peuvent emprisonner la science dans des limites rigoureuses et la pervertir. Nous sommes entrés alors dans la décade de 1930, sous la menace croissante du nazisme. Nous avons pu voir de quelle façon un gouverne- ment acharné à la conquête et à la domination du monde, pouvait réduire au silence les chefs de la vie culturelle et intel- lectuelle qui refusaient d’abandonner leurs libertés. Dans les années de guerre de l’époque 1940, nous avons vu de quelle façon la science devait être employée à forger les armes sans lesquelles il aurait été difficile, ou peut-être même impossible, d’écraser les ennemis de la liberté. La paix qui leur succède ne nous a pas apporté un sentiment de sécurité. Les nations qui avaient travaillé dans un si bel esprit de collaboration pour écraser l’ennemi commun, commencèrent à concevoir des soupçons réciproques sur les motifs qui les inspiraient, et nous avons eu bientôt l’impression d’être bien éloignés des espoirs de paix universelle et permanente que le monde avait éprouvés au cours du printemps et de l’été de 1945. L’homme moyen, qui n’est pas formé à la discipline scientifique, avait de bonnes raisons d’éprouver des soupçons à l’égard de la science moderne, qui avait produit d’horribles instruments de guerre; c’est alors qu’une vague de méfiance défn d 1 a contre les hommes et les femmes qui pratiquaient ces arts étranges : les savants.

La Déclaration universelle des Droits de l’Homme apparaît à une époque où il est tout à fait nécessire que tous les citoyens procèdent à un nouvel examen des bases de nos droits et de nos libertés traditionnelles, parmi lesquels figure la liberté

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de la Science. Les savants doivent étudier cette Déclaration, non seulement parce que c’est leur devoir de citoyen, mais aussi pour une simple raison de salut personnel. Tous les êtres intelligents qui ne sont pas des hommes de science doivent l’étudier également, car la science libre ne peut s’épanouir que dans une communauté qui éprouve de la sympathie à son égard. On doit faire de cette Déclaration une base d’étude et de discussion, car la liberté doit être une flamme profondé- ment vivante dans l’esprit des hommes. Cette brochure a pour but primordial d’apporter UR matériel qui aide à édifier une phase du grand débat sur les droits et les libertés. Une fois de plus, nous allons exposer ici la cause de la liberté de la science.

Peut-être, dans ces premiers paragraphes, avons-nous trop insist6 sur le gouffre qui peut sembler exister entre les hommes de science et les autres hommes. La liberté de la science ne saurait être séparée de la liberté politique et économique; en dernière analyse, elle ne constitue qu’une partie du domaine, beaucoup plus vaste, de la liberté intellectuelle. Qu’il soit homme d’affaires, industriel, technicien, travailleur manuel, paysan, fonctionnaire ou simple citoyen, quiconque lit aujour- d’hui le récit d’une attaque contre le droit d’un homme de science à parler comme il veut ou à voyager librement, peut, d’un jour 3 l’autre, se trouver critiqué et maltraité de la même façon.

Tout citoyen qui n’est pas un homme de science peut avoir des difficultés à concevoir l’extrême préoccupation qu’éprouve l’homme de science pour la sauvegarde de sa liberté, tant qu’il n’aura pas bien compris les méthodes et les motifs qui sont à la base même du travail de ce savant, et la nature des contributions que la science apporte à la Société. Nous aurons de fréquentes occasions de revenir sur ces points au cours de cette étude, mais, à notre sens, certains commen- taires généraux valent la peine d’être exposés ici, à titre préliminaire.

Fondamentalement, la science travaille pour la paix, pour l’amélioration de la vie, et non pas pour la guerre. Les contri- butions réellement importantes apportées à la Société par les laboratoires industriels et scientifiques de notre époque, ce sont les facilités dont ils nous ont fait bénéficier dans les tâches de notre vie quotidienne, les moyens de communica- tion qu’ils ont mis à notre disposition, d’une efficacité et d’une puissance telles que les frontières traditionnelles entre

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nations et continents sont en train de perdre rapidement tout leur sens. Ce sont enfin des techniques médicales et des médi- caments destinés à combattre les maladies qui nous affai- blissent. En regard de chaque mort de guerre qu’on porte au passif de la science, on peut inscrire les centaines de vies qui ont été sauvées par la science moderne. La recherche scienti- fique pure, librement effectuée, et, dans la plupart des cas, sans aucune idée préconçue quant à ses applications futures, constitue la base même de la technologie moderne. Nous avons presque l’impression de répéter ici un lieu commun, mais la technologie électrique, telle que nous la connaissons aujour- d’hui, a ses racines dans les expériences de laboratoire qui furent effectuées par des personnes douées d’esprit de curio- sité, comme MichÍiel Faraday et Heinrich Hertz. Mais à son tour, la pensée de ces hommes était grandement influencée par les travaux de ceux qui les avaient précédés depuis long- temps, tel qu’Isaac Newton, qui étudia l’attraction de la gra- vitation entre le soleil et les planètes, la terre et la lune.

Toutefois, les hommes de science sont enclins, tout aussi bien que les profanes, à trop mettre au premier plan la façon dont In science conditionne le progrès matériel du monde; les valeurs humaines et culturelles de la libre science ne doivent pas être passées sous silence. Certes, l’utilité sociale, réelle ou présumée d’un champ particulier d’expérience, peut jouer un rôle dans la conception d’un plan de recherches; il n’en reste pas moins que la force essentielle qui met en jeu la recherche scientifique, est constamment la curiosité pure et simple. Or, l’homme de science ne peut lâcher les rênes à sa curiosité que s’il se voit accorder les libertés dont nous avons parlé. La curiosité et l’esprit d’aventure représentent des valeurs inestimables pour le progrès humain; sans elles, le monde serait morne et dénué d’intérêt. La possibilité de parti- ciper à des travaux de recherche scientifique, à l’exploration de l’inconnu, donne à notre esprit des frontières en expansion constante. Dans notre recherche de la vérité scientifique, nous devons réaliser les progrès les plus rapides, accorder à l’intel- ligence humaine pleine liberté de partir en exploration, dans un esprit d’aventure.

Dans cet exposé, nous devons établir une distinction entre la recherche fondamentale ou recherche pure, et la recherche appliquée ou élaboration des lois découvertes par la première. La recherche de base porte sur les lois de la nature, dans leur forme la plus élémentaire, et les progrès réalisés dans ce

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domaine viennent ajouter à notre stock de connaissances. La recherche appliquée s’empare des résultats de la recherche de base et les applique à la création et à la construction de machines et d’instruments d’utilisation pratique, ou à la créa- tion de techniques et de procédés présentant une utilité sociale.

On n’a pas toujours la possibilité d’établir une ligne de démarcation précise entre un savant qui fait de la recherche pure et un autre savant, dont les recherches sont orientées sur la technique. Leurs activités se chevauchent à un degré consi- dérable : il n’est pas rare qu’un bon technicien travaille, pen- dant une période plus ou moins longue, comme expert en recherche pure, et vice versa. En tout cas, qu’il s’agisse du savant ou de l’ingénieur technique, l’un et l’autre réalisent leur tâche avec le maximum de perfection s’ils se consacrent à un projet dont l’intérêt les absorbe totalement. L’orgueil qu’éprouve le technicien de l’utilité de sa tâche est l’équiva- lent de ce qu’est la curiosité pour le savant plongé dans la recherche pure. Cela ne signifie nullement du reste qu’un bon technicien ne soit pas tout aussi curieux que son collègue qui travaille de l’autre côté de la barricade ou que le savant qui s’est consacré à la recherche pure ne tire aucune joie de la contribution qu’il apporte à la construction de l’imposant édifice dédié à la pensée et aux réalisations de la science.

La recherche fondamentale et la recherche appliquée ont besoin l’une et l’autre d’une atmosphere de liberté pour pou- voir s’épanouir librement. La recherche fondamentale ne peut pas survivre longtemps sous un système de restrictions impo- sées à son libre exercice. Quant à la recherche appliquée, elle peut continuer à donner quelques résultats pendant un certain temps après la mise en vigueur des restrictions, mais elle aussi deviendra finalement stérile, parce qu’il lui manquera l’afflux continuel de nouvelles idées de base.

I1 existe enfin un aspect de la recherche scientifique que nous devons signaler ici : dans la recherche de la vérité, toute malhonnête attitude d’esprit est inconcevable. Si un homme de science était assez dénué de sens pour manquer à la vérité dans la présentation des faits fondamentaux de son observation ou de son analyse, il s’apercevrait que son imposture finirait certainement par &re découverte et clouée au pilori par ses collègues. Dans le code de l’homme de science, il n’y a pas de place pour la malhonnbteté. I1 existe bien des domaines de l’effort humain plus complexes encore qui auraient tout à gagner si ceux qui les exploitent pouvaient prendre à cœur

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les leçons objectives de la science. C’est ainsi que dans le code des affaires et de la politique, il serait nécessairc non seule- ment d’adapter les méthodes qui ont été employées pour la recherche scientifique, mais aussi les règles éthiques qui, depuis bien longtemps, sont acceptées par les savants du monde entier.

La liber té est-elle véritablement indispensable pour le progres scientifique ? La science ne pourrait-elle pas progres- ser tout aussi bien, si l’on donnait aux savants toute la puis- sance ma térielle nécessaire, tout en Ies restreignant dans cer- taines de leurs libertés ? Les savants sont parfois un peu impntientés lorsqu’on leur adresse cette question, et ont ten- dance à l’éluder. Et cependant, il est indéniable que ces questions ont été posées avec iine persistance et une acuitt5 croissantes au cours de ces dernières années, tout partiCulie- rement par ceux qui aimeraient voir réaliser une coordination étroile entre la recherche scientifique et les besoins militaires. Nous allons essayer d’y répondre dans les pages qui suivent, mais nous devons signaler dès maintenant que la science pro- gresse plus efficacement par la libre confrontation de chaque point de vue avec les points de vue opposés. Sous les régimes et l’occupation fascistes, la suppression de la liberté de dis- cussion eut un effet mortel sur le progrès scientifique.

Comment pouvons-nous préserver la liberté de la science ? On doit amener les savants à comprendre qu’ils ne peuvent sauvegarder leur liberté que s’ils sont fermement résolus à protester vigoureusement contre toute tentative d’infraction à cette liberté. Ils doivent apprendre à considérer qu’elle ne leur est pas nécessairement acquise une fois pour toutes; sans trêve ni relâche, ils doivent s’efforcer de faire comprendre à leurs concitoyens que sans liberté, une société ne peut jamais espérer obtenir un rendement maximum des travaux indivi- duels des chercheurs et de la science. Mais réduits à leurs seules forces, ils ne peuvent accomplir cette tâche; ils ont besoin de l’appui sympathique des autres hommes, dans tous les domaines de la vie et dans toutes les professions. La liberté de la science ne saurait être maintenue, s’il n’existe pas, dans l’opinion mondiale, un climat qui lui soit favorable.

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II

Nos précieuses libertés

L’article 19 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme est ainsi conçu :

Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expres- sion, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées, par quelque moyen d’expression que ce soit.

L’article 19 touche au cœur meme de ce que l’on veut exprimer par la liberté de la science. D’autres articles viennent le compléter, et notamment les articles 12 et 13, qui sont ainsi concus :

ART. 12. - Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspon- dance, ni d’atteintes ù son honneur et d sa réputation. Toute personne a droit à ta protection de la loi contre de telles irnrnixtions ou de telles atteintes.

ART. 13. - I. Toute personne a le droit de circuler libre-

II. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y com- ment et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.

pris le sien, et de revenir dans son pays.

Dans leur ensemble, ces trois articles formulent le désir légitime de l‘homme de science d’être libre d’écrire, de parler, de faire imprimer à son gré le résultat de ses recherches, de distribuer librement ses publications , et d’avoir libre accès aux publications des autres, de voyager dans les pays éloignés, d’assister à des réunions et de parler de ses travaux, sans aucune restriction. Du point de vue de l’homme de science, ces trois articles sont importants, parce qu’ils exposent claire- ment le minimum de droits qu’il faut garantir s’il doit exister une liberté de communications.

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Nous avons essayé de montrer, dans l’introduction, qu’on a tort de considérer les savants comme un groupe de citoyens distincts et différents du reste de l’humanité. L’homme de science, pour obtenir un rendement efficace de ses travaux, a besoin, autant que quiconque, de la certitude qu’on lui accor- dera les droits exprimés aux articles 20 à 26 de la Déclaration. Parmi ces droits figurent la liberté de réunion, le droit de participer au gouvernement du pays, le droit à la sécurité sociale, au libre choix de l’emploi, hors de toute discrimina- tion, le droit au repos et aux loisirs, et enfin, à un équitable niveau d’existence et à l’enseignement.

L’article 27 est particulièrement important pour l’homme de science. Le paragaphe I est ainsi conçu :

ART. 27. - Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.

Si cet article avait été rédigc il y a vingt ans, la majorité des hommes de science auraient eu l’impression d’être en présence d’une déclaration admirable, mais ne l’auraient pas considérée comme particulikrement significative pour le savant. Or, au cours des récentes années, on a largement mis en doute le droit que possède l’homme de science à participer librement aux activités de la communauté. A l’époque de la bombe atomique, on considère que les hommes de science doivent être plus prudents que les autres, dans le choix des organisations auxquelles ils s’associent ou des causes pop- laires qu’ils désirent épouser !

Le paragraphe II de l’article 27 traite les questions du droit de reproduction et des brevets. I1 est ainsi conçu :

ART. 27. - II. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scienti- fique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur.

Quant aux droits de reproduction) le problème de l’homme de science n’est en aucun point différent de celui qui se pose pour n’importe quel autre auteur; et généralement, il se pose avec une acuité moindre. Mais le droit personnel de l’individu aux bénéfices matériels d’une découverte, et ses droits au ren- dement financier intégral d’un brevet, présentent une grande importance, tout particulièrement pour ceux qui travaillent

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dans le domaine des sciences appliquées et de la technique. Ces droits et ces libertés sont des mots vides de sens, tant

qu’ils n’entraînent pas certains devoirs et certaines responsa- bilités. Nous traiterons cette question plus à fond au dernier chapitre de cette étude, mais nous croyons qu’il convient, pour conclure ce chapitre, de rappeler ici le premier para- graphe de l’article 29 :

ART. 29. - I. L’individu a des devoirs envers la commu- nauté, dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible.

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III

Menaces contre la liberté de la Science

Vers la fin du xxx” et le début du xx’ siècle, l’organisation de la recherche scientifique était beaucoup moins complexe que de nos jours. Aux Etats-Unis les recherches de base étaient en très grande partie limitées à des Universités qui bénéficiaient de subsides privés. Les premiers grands laboratoires industriels de recherches éìaient en voie de création, mais n’avaient pas encore atteint l’importance qu’ils ont de nos jours. La parti- cipation du gouvernement aux entreprises de recherches était relativement minime. En Europe, la recherche scientifique était, pour la plus grande partie, réalisée dans des Universités qui bénéficiaient de l’appui du gouvernement. Dans l’en- semble, les hommes de science étaient exempts de toute sur- veillance et de toute direction générale. La Société acceptait avec reconnaissance tout ce que la recherche scientifique avait à lui apporter, et les tentatives de direction ou de pressions extérieures étaient insignifiantes. Toutes les recherches des savants étaient effectuées sur des plans qu’ils avaient eux- mêmes conçus.

Comme étudiant, tout d’abord aux Universités de Leyde et Groningue, en Hollande, et, plus tard, à l’Université d’Har- vard, j’ai eu le privilège d’être assis au premier rang des amphithéatres où l’on annonça plusieurs des théories et des découvertes dont la terrible signification devait se révéler quinze ou vingt ans plus tard. Comment la science progres- sait-elle à cette époque, avant que nous ayons organisé ces projets de réalisations et de recherches de grande envergure ?

Ceux qui exploraient ce domaine étaient moins nombreux alors que de nos jours. A Leyde, comme jeune assistant de l’école de physique et d’astronomie d’Ehrenfest-de Sitter, j’ai eu le privilège d’assister à des réunions et à des entretiens où des maîtres comme Niels Bohr, Albert Einstein, Arthur Comp- ton, Mme Curie, Lise Meitner, Walter Heisenberg, et de jeunes prodiges de la physique, parlaient de leurs travaux, ainsi qu’à

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LIBERTE DE LA SCIENCE If

d’autres séances où Arthur Eddington, Harlow Shapley et Henry Norris Russel exposaient leurs idées sur l’univers. Je m e souviens de réunions auprès de la cheminée, ou autour des tables chargées de bocks de bière, de promenades à travers les bois et le long des plages, qui, scientifiquement parlant, étaient aussi pleinement efficaces et productives que les Comi- tés d’étude et les réunions officielles préparées avec tant de soin et qui nous font voyager aujourd’hui en pullman et en avion. A cette époque les hommes de science avaient toute la liberté qu’ils désiraient avoir, et s’il leur arrivait de gromme- ler contre l’absence d’appui matériel pour leurs travaux, ils savaient au moins qu’ils étaient libres de travailler et de pen- ser comme ils voulaient.

Certains de mes lecteurs pourraient m’accuser de faire de lu sentimentalité lorsque j’essaie de ressusciter le (( bon vieux temps n. Je les prie de ne pas se méprendre à mon égard. En tant qu’homme de science, je ne peux m’empêcher d’être fier de la stature croissante que la science a peu à peu revêtue dans la Société. Mais avant d’examiner la situation complexe d’au- jourd’hui, nous ferons bien de nous arrêter un très bref instant dans le passé, et d’évoquer le temps OU les plus grands esprits scientifiques de chaque décade étaient laissés parfaite- ment libres de se consacrer aux travaux pour lesquels leur formation scientifique les désignait, en dehors de toute inter- vention inopportune, et sans être contraints de consacrer une grande partie de leur temps à des tâches d’administration et d’organis, t’ ion.

Les progres réalisés l’ont été en grande partie grâce à la liberté illimitée dans les échanges et la communication des idées, entre tous ceux qui travaillaient dans le même domaine. Supposons qu’un homme ou une femme ait fait à cette époque une découverte scientifique ou conçu un nouveau procédé d’investigation théorique. En vérité, il importait bien peu de savoir si cette découverte ou cette théorie paraissait revêtir une grande importance pour l’ensemble de l’humanité, mais l’essentiel, c’était, pour l’homme de science qui avait effecti- vement réalisé cette œuvre, qu’il n’existât pour ainsi dire rien qui puisse lui être comparé dans l’univers entier. Etant libre d’écrire et de parler comme il ou elle le désirait sur ce nouvel élargissement du champ de connaissance, l’auteur était presque certain de susciter l’intérêt d’un ou de quelques-uns de ses collègues. Leurs réactions sur ce fait nouveau pouvaient être très différentes : il arrivait que l’un fût favorablement impres-

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sionné, tandis qu’un autre éprouvait de la contrariété, mais ce qui comptait réellement, c’était que dans les cercles pro- fessionnels on parlait de cette idée nouvelle, et que très rapi- dement, elle devenait un sujet d’étude critique pour les tra- vailleurs spécialisés dans ce domaine, à travers le monde entier. L’homme de science qui avait élaboré cette idée à l’ori- gine, pouvait éprouver un sentiment d’enthousiasme ou de dépression devant l’accueil dont elle avait bénéficié, mais en tout cas il n’était pas à craindre qu’il eût l’impression de travailler dans le vide.

Peut-être ai-je abusé des temps passés pour écrire les paragraphes précédents. Aujourd’hui encore, dans bien des domaines, In recherche scientifique se déroule en très grande partie conformément au plan que je viens d’indiquer, mais il est indéniable que la tendance croissante à l’organisation de la science n’encourage pas l’échange libre et sans restriction des idées.

Les différences entre la recherche scientifique, telle qu’on la pratique aujourd’hui, et qu’on la pratiquait il y a un demi- sihcle, résultent probablement en grande partie, des circon- stances suivantes :

I. La technologie et l’industrie moderne dépendent des résultats de la pure recherche scientifique, complétée par des programmes dont l’évolution est réglée par un plan minu- tieux, et dont la plus grande partie doit être exécutée par des hommes de science expérimentés, d’une très haute compé- tence. Le laboratoire géant de l’industrie moderne est la réa- lisation essentielle de la science du xx” siècle.

II. Ln révolution politique nous a offert cette conception que le seul objectif de la science est de servir les intérêts du peuple, et qu’il n’existe aucune science (( sur un point quel- conque du monde, qui puisse être séparée de la politique )). Dans les pays communistes, le progrès de la science devait etre favorisé, mais à certains égards, la science est devenue un instrument de 1’Etat.

III. Dans les puys non communistes, les gouvernements ont dû assumer une responsabilité de plus en plus grande à l’égard du bien-être social de leurs concitoyens. Une partici- pation gouvernementale croissante dans le domaine de la conservation des ressources naturelles, de la puissance motrice électrique, thermique, de l’agriculture, des transports a néces- sairement pour conséquences que ces gouvernements dépen-

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dent de plus en plus de l’avis et de l’aide des hommes de science.

IV. La premiere guerre mondiale a suggéré l’idée, démon- trée par la seconde guerre mondiale, que la science et la technologie ont une importance primordiale pour la conduite de la guerre moderne. L’organisation militaire moderne res- semble, à plusieurs égards, à un laboratoire géant de recher- ches et de mise en ceuvre de leurs résultats.

V. La science moderne est complexe et dispendieuse. Dorénavant, il est impossible qu’un ou deux hommes cons- truisent un cyclotron efficace avec le simple équipement de laboratoire dont ils disposent. Le prix d’un nouveau télescope doué de la puissance requise peut facilement dépasser un million de dollars.

VI. Les expériences poursuivies d’après des programmes de recherches méthodiquement conçus, exécutés par des equipes d’experts désignés sur des principes de sélection rigou- reuse, ont démontré que dans certains domaines, et particu- lièrement dans la médecine et la science appliquées, la connais- sance peut progresser rapidement grâce aux travaux d’équipes qui poursuivent leurs recherches à l’intérieur d’un plan d’en- semble minutieusement conçu.

Une conséquence immédiate de ces tendances à l’ampleur de réalisation, aux mesures d’organisation, à l’élaboration de plans d’ensemble, et à l’importance des points de vue social et militaire, est que la société cherchera tout naturellement le moyen de maîtriser et de guider le jeune monstre, et qu’il en résultera presque inévitablement des restrictions à la liberté de la science. L’idée du brevet d’invention, qui fut à l’origine destiné à protéger l’inventeur isolé et à conserver le secret des inventions, a été dégradée 5 tel point qu’elle en est arrivée à favoriser les monopoles au lieu de collaborer à la prospérité d’une société capitaliste fondée sur la libre concur- rence. L’homme de science qui travaille dans un laboratoire industriel ne peut jamais etre complètement libre dans le choix de ses sujets de recherche; il n’est pas jusqu’aux labo- ratoires des grandes Universités qui ne soient devenus si complexes qu’on nit dû de plus en plus faire passer au pre- mier plan les problèmes d’organisation et de direction. Dans une société communiste, la recherche scientifique est soumise aux plans conçus dans les hautes sphères gouvernementales, et doit tenir compte de considérations sociales et politiques,

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dont l’importance l’emporte souvent de beaucoup sur les inté- rêts de la science pure. Les hommes de science qui ne se conforment pas aux instructions politiques s’exposent aux dangers de tomber dans le discrédit, d’être chassés de leur poste, et même de subir une purge définitive. Dans les pays non communistes, l’orientation vers le contrôIe gouverne- mental et militaire aboutit également la plupart du temps à des mesures de rectriction. Pour les chefs politiques, et en particulier les chefs militaires, le désir qu’éprouve l’homme de science de jouir d’une complete liberté et de communiquer ses idées, semble déraisonnable et, à moins que ces chefs ne comprennent, grâce à une longue et 6troite participation aux travaux des hommes de science, quelle est exactement la méthode de fonctionnement de la science, ils accueillent géné- ralement sans aucune sympathie les demandes de complete liberté que formulent les chercheurs scientifiques.

A notre époque, les hommes de science ne peuvent plus considérer comme un droit acquis sans conteste la permission de jouir de toutes les libertés traditionnelles. Une société où certaines restrictions de liberté sont inévitables aura toujours tendance à imposer le maximum de restrictions. Nous ne vivons pas dans une utopie bienveillante, où l’homme de science, enfermé dans sa traditionnelle tour d’ivoire, se voit offrir ies libertés présentées sur un plateau d’argent. Non, si dans notre domaine scientifique nous voulons nos libertés, nous devons apprendre à combattre pour les obtenir.

S’il est important que savants aussi bien que laïcs apprennent à déceler toute menace contre la liberté de la science, quelle que soit sa forme ou son déguisement, nous ne pouvons pas, cependant, présenter dans un bref essai une énu- mération complète des menaces qui peuvent exister. Toutefois, pour illustrer notre démonstration, nous prendrons deux zones générales de conflit, qui constituent une excellente indication des dangers qui nous menacent. En premier lieu, nous choi- sirons la grande controverse de génétique existant dans l’Union soviétique. En second lieu, nous choisirons comme sujet d’analyse les menaces contre la liberté de la science, qui sont implicitement contenues dans les actuels règlements de sécu- rité, et dans les enquêtes de loyauté entreprises aux Etats-Unis d’Amérique.

Dans cette controverse sur la génétique, nous nous trou- vons en présence de deux points de vue radicalement diffé- rents, que soutiennent d’une part Trofim Lysenko et sa nou-

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velle école lamarckienne de génétique soviétique, et d’autre part la grande majorité des généticiens des Etats démocra- tiques occidentaux. Lysenko a lancé une attaque vigoureuse contre le point de vue classique, associé aux noms de Mendel et de Morgan, et prétend avoir montré que le milieu joue, en génétique, un rôle beaucoup plus important que celui qu’on lui avait attribué jusqu’ici. Jusqu’à ces derniers temps, il existait, au sein même de l’Union soviétique, des savants qui s’opposaient vigoureusement aux positions soutenues par Lysenko, mais il semble maintenant que ces voix aient été réduites au silence, et Lysenko a déclaré que ses théories avaient 1’;ipprobation officielle du Comité central du Parti communiste et de l’Académie des sciences de 1’U. R. S. S.

Nous avons toute raison de croire qu’il existe encore dans l’Union soviétique et en Europe orientale une opposition con- sidérable contre cette nouvelle tendance, parce que les savants de l’Union soviétique et de l’Europe orientale ont été tradi- tionnellement à l’avant-garde du progrès scientifique et parce qu’ils ont montré, par leurs réalisations dans ce domaine, qu’ils respectent et qu’ils pratiquent la méthode scientifique.

La question essentielle au point de vue de la liberté de la science, est que le Gouvernement des Soviets et I’ Académie soviétique des Sciences aient jugé bon de condamner offi- ciellement, et pour des raisons idéologiques, les théories des généticiens classiques et qu’ils aient ordonné aux généticiens de l’Union soviétique de se guider dans leurs recherches sur (( la biologie progressiste de Mitchourine n, expression employée dans l’Union soviétique pour indiquer la concep- tion lamarckienne. Aucun homme de science, quelle que puisse être sa sympathie pour l’Union soviétique, ne saurait tolérer de tels procédés. Car la base de toute science véritable, c’est que les résultats des expériences sont les suprêmes arbitres dans toute controverse et que les concepts politiques ou doctrinaires ne doivent avoir aucune place dans une dis- cussion scientifique. C’est un esprit impartial, exempt de tout parti pris, qui doit être à la base de la recherche scientifique. La science est totalement désorientée si le gouvernement peut établir des règles sur les directions permises et interdites à la pensée scientifique. Ce qui s’est passé récemment dans l’Union soviétique, en matière de génétique, aboutira presque inévita- blement à l’imposition des mêmes restrictions dans d’autres domaines. Dès maintenant on peut déceler des signes indi- quant que la physique, les calculs de probabilités mathéma-

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tiques et l’évolution cosmique sont soumis à des tests idéo- logiques.

Admettons maintenant, comme l’hypothèse la plus favo- rable, qu’il existe une controverse vraiment scientifique dans le domaine de la génétique; nous analyserons certains aspects de cette controverse qui sont directement en rapport avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

Lorsqu’on prend en considération les principes de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, quelle devrait donc être, tout d’abord l’attitude du gouvernement de l’Union soviétique ? Nous pouvons, en prenant encore l’hypothèse la plus favorable, considérer comme un fait acquis que les chefs politiques de l’Union soviétique ont examiné eux-mêmes avec soin les rapports préparés par Lysenko, qu’ils ont obtenu des avis scientifiques compétents et qu’ils sont, arrivés à la con- clusion que l’intérêt essentiel du progrès de la science et du bien-être du peuple conseille d’accorder l’appui sans réserve de 1’Etat aux recherches de Lysenko et de ceux qui partagent ses vues. Dans ces conditions, 1’Etal a donc certainement le devoir d’aider au maximum les expériences de Lysenko et de son école.

Toutefois, un gouvernement sage devrait comprendre que ce qui semble (( absolument vrai )) dans le domaine de la science à un moment donné, se révèle fréquemment, dans In décade suivante, comme une pauvre conjecture, et que l’opi- nion absolue et définitive d’aujourd’hui sera presque certaine- ment remplacée dans un siecle par une conception tout à fait nouvelle et différente. I1 est donc de sage politique scienti- fique, d’octroyer non seulement aux opposants de la théorie en faveur de toute ìiberté de recherche ct de publication, mais même de leur accorder plus encore que le strict minimum d’appui dont ils ont besoin pour continuer leurs travaux. Une telle politique présente un double avantage : en premier lieu, elle garantit à la minorité la possibilité de continuer ses recherches sans entraves; en second lieu, elle donne à la majo- rité qu’elle favorise, une impulsion vigoureuse à réaliser la perfection dans son œuvre. La science progresse par les chocs des vues contradictoires.

Dans les démocraties occidentales, les généticiens non conformistes, qui ont adhéré à la théorie de Lysenko, doivent être libres de travailler parallèlement aux généticiens clas- siques. Là, également, on doit comprendre que la science prospère par la controverse. Nos Universités ne doivent pas

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LIBERTE DE LA SCIENCE 23 dkcourager des biologistes qualifiés qui désirent expérimenter le point de vue de Lysenko, ni les empêcher de faire leurs expé- riences et de se faire entendre.

I1 n’existe dans la Déclaration des Droits de l’Homme aucun article qui prétende que les conflits entre des vues con- tradictoires ne doivent pas susciter des arguments passionnés, et, au besoin, violents. L’essence de la liberté, c’est que chacun est en droit de se faire ouvertement entendre sur la place piiblique, mais qu’en échange de ce privilège il doit écouter les critiques, et en temps voulu leur répondre.

Si les grandes controverses sont abordees dUns l’esprit que de toute part la liberté complète de la Science doit être préservée, elles doivent presque inévitablement aboutir à un accroissement d’activité dans le domaine sur lequel s’exerce la controverse, pi bien qu’en dernière analyse, la science gagnera sur tous les tableaux. Dans aucune circonstance, nous ne pouvons tolérer qu‘on essaie d’étouffer les idées, de restreindre les activités ou les expériences, et, qu’on oblige à suivre abjectement une ligne de pensée qui bénéficie de la recommandation officielle.

Tournons maintenant notre télescope en quête de liberté dans la direction des démocraties occidentales, et en particu- lier du pays dont je suis fier d’être un ressortissant : les Etats- Unis d’Amérique. Analysons la nature et la signification des restrictions imposées à la publication et la discussion des résultats des recherches scientifiques, en vertu des règles de sécurité établies par l’organisation militaire.

Le gouvernement des Etats-Unis, élu sur des bases et par des procédés démocratiqiies, de facon à exprimer la volonté des électeurs américains, a décidé que, dans l’intérêt essentiel de la paix et de la stabilité mondiale, ICS Etats-Unis devaient être en tout temps prêts à résister à toute agression militaire; le peuple américain estime qu’il a le droit d’être assuré que Pearl-Harbour ne se répétera plus. Pour protéger l’intérêt national, les recherches scientifiques effectuées dans certaines zones ont été déclarées confidentielles ou secrètes, et le gou- vernement a institué des procédures spéciales, connues sous le titre de règlements d e sécurité pour veiller à ce que la com- munication de ces recherches ait lieu dans les limites qu’il a fixées. Les documents scientifiques publiés en vertu de ces règlements de sécurité figurent sous la rubrique de matériei classé.

En premier lieu, les lecteurs étrangers aux Etats-Unis

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doivent bien comprendre que ce classement ne s’applique pas à la recherche libre effectuée dans les Universités; que la recherche industrielle n’est soumise qu’aux restrictions tradi- tionnelles déterminées par les brevets; que, pratiquement, toute recherche gouvernementale d’ordre non militaire est librement publiée; qu’il n’existe qu’une patie de la recherche scienti- fique effectuée pour le compte de l’organisation militaire qui soit soumise à ce classement. Dans la mesure où l’auteur de cette étude est exactement informé, il n’existe par exemple aucun règlement de sécurité en vigueur sur les recherches astronomiyues, bien que cerlaines zones connexes soient tou- chées par ces restrictions. Dans un domaine comme la phy- sique on essaie de plus en plus d’accorder le droit de libre publication aux résultats des recherches qui n’ont pas une répercussion sur la Sécurité nationale. Des documents scien- tifiques marqués tout d’abord comme confidentiels sont fré- quemment reclassés dans la cat6gorie des publications libres, au bout d’une période relativement brève.

En outre, on doit bien comprendre qu’aucun homme de science n’est forcé de travailler sur un projet (( classé n. Plu- sieurs contrats conclus avec l’autorité militaire comportent une clause spécifique stipulant que les résultats des recherches effectuées en exécution de contrats pourront etre librement publiés. Plusieurs Universités des Etats-Unis ont refusé de conclure des contrats avec l’autorité militaire ou avec d’autres services officiels du gouvernement, à moins que cette clause spécifique ne s’y trouve insérée.

I1 n’en est pas moins vrai qu’il existe de larges domaines de la science dans Iesquels la recherche est de nature confi- dentielle ou secrète. D’un point de vue immédiat - essentiel- lement dénué de perspicacité - il est de l’intérêt de celui pour qui les travaux sont réalisés, l’autorité militaire en l’occur- rence, d’imposer les restrictions plutôt rigoureuses. Aussi longtemps qu’il existe des règlements de sécurité, de quelque nature que ce soit, la personne qui en souffrira dans son tra- vail doit plaider pour en obtenir Ia suppression, chaque fois que leur maintien ne semble pas justifié.

Des rkglements inutiles de sécurité sont imposés pour bien des raisons, quelquefois de propos délibéré, mais le plus souvent parce qu’il s’agit de la décision qui exige un mini- m u m de pensée de la part de la personne qui l’impose. Les commodités bureaucratiques sont probablement la force la plus puissante qui contribue à l’élaboration des règlements

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de sécurité. Un officier de l’armée ou un fonctionnaire du gouvernement trouvera généralement beaucoup plus simple, en présence d’un document qui expose des recherches qu’il ne comprend pas, d’y apposer un cachet Confidentiel, que d’écouter les arguments des experts en faveur d’une exemp- tion de classement dans les archives secrètes. Ceux qui assu- ment la plus grande responsabilité sont, en l’occurrence, l’homme de science qui a fait la recherche et le directeur du laboratoire dans lequel ces expériences ont eu lieu. Ils se doivent de n’accepter ni trêve ni repos jusqu’à ce que les résultats de cette recherche aient reçu la plus large publicité compatible avec les exigences de la sécurité nationale.

Une modification salutaire consisterait, si c’était possible, à renverser la procédure, en Iaissunt au fonctionnaire respon- sable de la sécurité le soin de démontrer la nécessité d’un classement parmi les documents secrets, devant un tribunal impartial qui devrait compter parmi ses membres au moins un homme de science expert dans le domaine de la question en cause.

Le (( classement )) des recherches scientifiques comme documents secrets équivaut à l’étouffement partiel ou total de leurs résultats; il est indéniable que de telles mesures vont généralement à l’encontre des intérêts essentiels de la sciencr. Leur conséquence la plus évidente est qu’un document scien- tifique sur un sujet donné ne sera accessible qu’à un cercle relativement restreint d’hommes de science, et quo la plupart de ceux qui travaillent dans le même domaine se verront refuser le privilège de lire et d’étudier ce document. I1 est difficile pour ceux qui ne sont pas des hommes de science de comprendre à quel point peut être déprimante la pensée qu’il existe des données et des analyses scientifiques qui sont à por- tée de la main et cependant inaccessibles à l’homme de science qui désire explorer ce domaine. L’homme de science qui se voit refuser le privilège de participer à ces secrets n’est que trop enclin à être frappé de stérilité et il peut facilement abandonner son champ de recherches pour en explorer un autre dans lequel il n’existe pas de telles interdictions. Lors- qu’on les applique sans discrimination, les règlements de sécurité peuvent causer les plus graves préjudices dans le domaine de recherches sur lequel ils s’exercent, car un domaine de recherches dans lequel ils sont en vigueur ne tentera pas le chercheur à sortir du cercle magique de la science pure autant qu’un autre champ d’expérience totale-

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ment exempt, de restrictions de toute nature. Le gouverne- ment qui impose les restrictions, probablement parce qu’il désire progresser plus rapidement que ses concurrents dans ce domaine de recherches, risque de s’apercevoir que les pro- grès dans la recherche scientifique seront retardés, alors qu’il escomptait précisément le résultat contraire.

L’autorité qui impose des règlements de sécurité doit être pleinement informée des risques qu’elle assume en agissant ainsi; bien souvent, la personne qui effectue les recherches sur le projet, ou le directeur qui en assume la responsabilité scientifique, sont les seuls qui soient en mesure d’expliquer clairement à ceux qui n’ont pas de formation scientifique et qui sont chargés de la sécurité, quelle est l’étendue réelle des risques en cause. I1 se peut que ce soit l’enseignement du public et non pas les protestations des savanis qui conslitue l’arme la plus forte dont puisse disposer l’homme de science qui tient à protéger ses propres intérêts et, ceux du domaine scientifique dans lequel il effectue ses recherches.

Les règlements de sécurité et les mesures de secret fleu- rissent dans l’instabilité de la situalion mondiale, lorsqu’il existe un manque de confiance généralis6 entre les nations. I1 est presque toujours certain que In crainte d’une attaque exté- rieure s’accompagne de la crainte d’une attaque intéricure qui a pour résultat de déclencher des recherches dans toutes les classes de la société pour découvrir les citoyens déloyaux. I1 en résulte presque inévitablement une série d’eizquGtes de Zoywuté menées par cles organismes légaux et extra-Mgaux à l’intérieur de chaque pays. Tout organisme public qui insti- tue des enquêtes de cette sorte, qu’il s’agisse de l’Empire bri- tannique, de l’Union soviétique ou des Etats-Unis d’Amérique, assume une lourde responsabilité. Une enqu , ou un groupe d’enqu6tes instituées pour protéger la nation contre des dan- gers auxquels elle juge inutile de s’exposer, ne peut que trop facilement avoir un effet de boomerang et se révéler contraire aux intéret essenliels du pays qui l’aura entreprise. Pour l’instant, on connaît bien peu de choses sur la proc6dure employre dans les enquêtes de loyauté menées par les nations communistes et sur la nature des sanctions qui en résultent. Toutefois ce qu’on sait des cas de purges de savants réalisées dans l’Union soviétique a suscité une profonde indignation. Nul de ceux qui croient aux principes de la Déclaration des Droits de l’Homme ne peut rester silencieux lorsque, à la suile de la disparition de l’un des plus célebres astronomes de

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LIBERTfi DE CA SCIENCE 21 l’Union soviétique, le docteur B. P. Gerasimovicz, ancien directeur de l’observatoire de Poulkova, toutes références à son muvre ont été supprimées des manuels scolaires et des publications scientifiques depuis plus de dix ans. Même un homme qui reste convaincu de culpabilité aux yeux de sa nation et de son gouvernement, a le droit de voir reconnaître la valeur de son œuvre scientifique.

Les funestes répercussions des enquêtes de loyauté sur la liberté et le progrès de la science se révèlent probablement à l’heure actuelle avec le maximum de clarté aux Etats-Unis, où les hommes de science sont libres de critiquer les actions de leur gouvernement. Les investigations les plus spectaculaires ont été celles qu’a menées le Comité parlementaire d’enquête sur les activités non américaines, qui a parfois attaqué avec acrimonie et terni dans leur réputation certains hommes de science éminents dont le dévouement absolu aux principes du véritable américanisme ne saurait être mis en doute. Un chcieur véhément de protestations s’est élevé contre ces attaques injustifiables, et les hommes de science qui avaient été mis en cause sont sortis grandis de cette épreuve. Le fait que des savants comme le Dr Harlow Shapley et le D’ Edward U. Con- don se soient défendus avec succès contre toutes ces attaques ne prouve pas cependant, qu’en fait ces enquêtes de loyauté ne causent aucun mal.

Un certain nombre de cas de licenciemenls, entourés d’un certain éclat et d’une certaine publicité qui se sont produits à la suite d’une enquête sur la loyauté de telle ou telle personne sont les preuves les plils dramatiques de la menace gui existe contre la liberté de la science. Et cependant, à certains égards, ils ne constituent pas la menace la plus grave. Selon toute pro- babilité, le plus grand danger est celui qui se dissimule SOUS la vague menace d’attaques éventuelles contre la loyauté d’un savant, ou sous la simple menace de mauvaise publicité, qui effraie les hommes de science plus timides et qui atteint avant toiit ceux qui ne peuvent se permettre de protester.

Une simple menace d’enquêie de loyauté peut déjà entraî- ner le licenciement de la victime. Si le savant qui en est l’objet travaille pour une petite institution privée dont l’admi- nistration s’estime vulnérable à la critique exthrieure, la pro- cédure la plus simple consiste fréqiiemment, sous un prétexte quelconque, à se débarrasser dii fauteur de troubles. Ou bien, s’il est employé dans une puissante institution subventionnée

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par l’Etat, soumise à une inquisition étroite et constante d’un parlement assez mal informé et fréquemment soupçonneux, il risque une fois de plus de s’apercevoir que la seule menace d’enquête aboutit à la perte de son poste.

Examinons le cas fréquent du jeune savant chef de famille, désireux d’exercer son droit de participation à son gouverne- ment, en s’inscrivant à une organisation politique libérale. Quelques mots bienveillants du doyen de son université ou du directeur de sa section pourront suffire à lui montrer qu’en agissant ainsi il compromet ses chances d’obtenir un avance- ment rapide ou un poste plus intéressant. Sur dix savants, il ne s’en trouvera peut-être pas plus d’un pour aller jusqu’au bout dans son intention de se joindre à cette organisation libérale, lorsque, de toute évidence, la sagesse bien comprise conseille l’abstention. La crainte du pilori et de la mauvaise publicité a été, dans certains cas, si intense que certains savants ont sottement renié leurs anciennes affiliations à des causes impopulaires aux yeux de l’organisme d’enquête. Le déclin qui s’est manifesté, au cours des récentes années, dans la fréquence avec laquelle les hommes de science ont apporté leur participation aux organismes qui assument des respon- sabilités sociales montre qu’aux Etats-Unis, dans la jeune génération, plusieurs savants sont arrivés à comprendre qu’il était (( plus sûr )) de rester à l’intérieur des étroites frontières du champ de recherches qu’ils ont choisi que de se risquer au dehors. Ici encore, c’est la société qui sera la partie per- dante, car elle ne pourra pas profiter intégralement de la contribution que peuvent apporter des hommes de science.

Jusqu’ici, nous avons essentiellement placé l’accent sur les problèmes auxquels doit faire face l’individu. Les institu- tions qui emploient les hommes de science ont un devoir tout particulier de veiller à ce que ceux qui travaillent pour elles jouissent du maximum de liberté. Dans l’ensemble, les chefs et les administrateurs des institutions dont un ou plusieurs chercheurs ont été victimes de ces attaques se sont montrés de courageux champions de la cause de la liberté scientifique. Les grandes universités qui bénéficient de subventions privées et les écoles d’enseignement technique ont conquis dans ce domaine un palmares enviable. Elles ont compris que leur force réside dans une politique qui leur permette d’attirer des professeurs et des expérimentateurs compétents, conscients de leurs devoirs civiques et capables de se lancer dans de vastes et profondes recherches, parce qu’ils savent que leurs insti-

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tutions les soutiendront, lorsqu’ils auront le courage de parler librement, selon leurs convictions. L’instilution qui peut garantir 3ì ses hommes de science le maximum de liberté d’expression bénéficiera en dernier ressort de cette attitude, car l’homme de science qui pourra choisir entre deux institu- tions se décidera pour celle qui lui garantira le maximum de protecfion de ses droits, même si ce choix devait entraîner un sacrifice pécuniaire.

Libertés de conscience, de réunion, d’association et de parole, toutes ces notions n’ont un sens que si l’atmosphère de la communauté est favorable à l’épanouissement de la liberté. En un sens, c’est une erreur que de parler de liberté de la science OU de liberté intellectuelle, en les distinguant des libertés politiques et économiques. Nous ne pouvons pas murer nos institutions pour les protéger de toutes les influences exté- rieures; de même, nous ne pouvons construire un mur autour de telle ou telle liberté pour la garantir, tout en nous opposant aux autres libertés fondamentales. Les problkmes spéciaux que doit aborder l’homme de science peuvent être un peu plus clairement indiqués que ceux qui se posent pour les autres membres de la communauté, mais en dernier ressort, tous auront a faire face aux mêmes problèmes. Une communauté qui garantit à ses savants la liberté d’exercer les droits de la Déclaration sera presque certainement en sympathie avec tous les principes de cette Déclaration.

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IV

Internationalisme, paix et liberté de la Science

Par l’intermédiaire des Nations Unies, nous participons tous à une expérience qui a pour objet de découvrir de quelle façon les nations du monde pourront apprendre à vivrc en paix, toul en continuant à fonctionner comme entités poli- tiques distinctes. Le but primordial des Nations Unies n’est pas tellement d’instaurer une politique destinée à éviter la guerre que de mener une offensive militaire pour l’avknement de la paix mondiale. Comme une paix durable ne peut être réalisée que dans un monde où règne un désir sincère de colla- boration et d’amitié internationale, il est juste de se demander quelles peuvent être les répercussions de la liberté de la science sur 1’Ptat d’esprit international et la paix mondiale.

Nous devons commencer par rappeler à nos lecteurs de quelle fnqon la science opère, et la nature de ses contributions à la société. Dans l’immense majorité des cas, la science débute par une expérience ou une série d’expériences. Les résultats d’expériences qui semblent tout à fait dissemblables peuvent indiquer des corrélations foncikrement semblables entre les divers faits d’observation, et ces corrélations peuvent à leur tour, amener à la découverte de certaines lois fondamentales de la nature, telles que les lois de gravité, de l’éleclricité, ou la théorie de l’affinité chimique. La science nous aide donc ainsi à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Mais l’histoire est bien loin de s’arreter là : sur la base des lois dérivées des faits d’expérience, nous avons la possibilité de créer certaines expériences nouvelles, et même il n’est pas rare que nous parvenions, dans une certaine mesure, à con- quérir un pouvoir sur les forces de la nature.

I1 convient de signaler ici qu’en elle-même la science n’est ni bonne ni mauvaise et que ses résultats sur l’humanité dépendent entièrement de la façon dont nous utilisons la puissance qu’elle nous a donnée. En d’autres termes, la science

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est impersonnelle, et la question de savoir si ses résultats seront bénéfiques pour l’humanité dépend de la façon dont on applique les résultats de l’œuvre scientifique. Plusieurs inventions de la science ont des conséquences à la fois bonnes et mauvaises, et il peut exister parfois une divergence d’opi- nion considérable sur le point de savoir si le résultat ultime est bon ou mauvais. C’est pourquoi il n’est pas possible de déclarer purement et simplement que la science a exercé une bonne ou une mauvaise influence sur l’internationalisme. La seule déclaration que nous soyons prêts à défendre, c’est que la science exerce une profonde influence sur la paix et l’inter- nationalisme. Pour illustrer ce fait, nous allons examiner brièvement deux exemples de progrès scientifique qui ont influencé les relations internationales et continueront, selon toute probabilité, à agir dans les années à venir; ces deux exemples sont des réalisations de la science et de la technique : le premier concerne l’aéroplane et le second lu. naissance et l’application des recherches sur les propriétés du noyau de 1 ’atome.

Les avions sont les plus admirables instruments de com- munications pacifiques entre nations. Et cependant ce sont des avions presque identiques à ceux qui transportent nos hommes d’affaires, nos savants et nos chefs politiques en temps de paix qui répandront en temps de guerre la mort et la destruction sous les cargaisons de bombes qu’ils déver- seront.

La science atomique nucléaire et ses applications pra- tiques nous offrent en ce moment un tableau extrêmement complexe : d’une part, nous nous trouvons en présence de la puissance de destruction presque incroyable de la bombe ato- mique; d’autre part, nous avons devant nous la promesse d’une nouvelle source de puissance OU l’on n’avait pas puisé jusqu’alors, et avec laquelle aucune autre source exploitée jusqu’ici ne peut rivaliser. Devons-nous demander qu’on arrête toutes les recherches nucléaires jusqu’à ce que le monde soit prêt ?I faire un usage intelligent de la nouvelle puissance qui lui a été donnée ? Chacun de nous sait bien que nous ne devons pas arrêter le progrès; il est douteux d’ailleurs que nous le puissions, même si nous en avions le désir.

Quelle que soit notre haine de la guerre, les questions morales de l’utilisation de la science dans la guerre sont loin de se poser avec une incontestable netteté. Etudions une fois de plus la bombe atomique : aux Etats-Unis, une écra-

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sante majorité de citoyens prétend que son emploi sur Hiro- shima et Nagasaki était justifié, car il permit d’abréger la guerre et parce qu’en face de chaque vie humaine détruite par ces deux bombes, des milliers d’existences de soldats ont été sauvés dans les deux armées. Par contre, nous constatons que l’emploi de la bombe atomique a été considéré comme un crime de guerre immoral par de larges communautés des autres pays et même par un grand nombre d’Américains. L’utilisation de la science dans la guerre ne saurait être con- damnée sur une base absolue. Ceux qui parmi nous se consi- dèrent comme les plus résolus partisans des Nations Unies sauraient certainement gré à la science des armes scientifiques qu’elle leur apporterait, si la nécessité surgissait de briser la puissance d’un agresseur acharné à détruire jusque dans ses fondements le monde pacifique que nous essayons de con- struire sous l’égide des Nations Unies.

La science perd son caractère impersonnel aussitôt qu’on commence à discuter sur sa liberté. Si les résultats de la recherche scientifique sont librement offerts aux êtres humains et si les avenues des communications mondiales restent cons- tamment accessibles à tous, les savants, avec l’aide des hommes et des femmes appartenant 3 d’autres domaines de la vie, pourront utiliser la science de telle manière qu’elle participe à l’avènement d’une ère de bonne volonté internationale. Le libre échange des fruits de la science peut contribuer à I’édi- fication d’un monde d’où la famine et. les privations seront 6liminées.

La liberté intellectuelle et la liberté de communication des idées sont indispensables à la création d’un esprit de colla- boration et de compréhension mutuelle entre les peuples du globe. La science libre apporte une contribution fondamentale à la paix mondiale et au gouvernement mondial, par l’appui qu’elle apporte aux divers droits et libertés incorporés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. L’ohser- vance des principes de liberté de recherche et de pensée dans le domaine scientifique est une protestation constante contre tout ce qui tend, dans le domaine de la politique ou de la culture, à être dogmatique ou absolu. Nous avons jusqu’ici traité de la science et de la liberté de la science, sans aborder la question des hommes de science eux-mêmes. Les savants sont des citoyens, et je doute que, dans l’ensemble, ils soient des citoyens meilleurs ou pires que le reste des autres hommes. Les savants sont des êtres humains dont la fonction sociale

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essentielle est de consacrer le meilleur de leurs capacités au progrès de la science, presque sans se préoccuper de la façon dont leurs découvertes pourront être utilisées. On a prétendu qu’on ne saurait et qu’on ne doit pas exiger que les hommes de science prévoient les conséquences de leurs travaux, et que du reste ils ne peuvent exercer qu’une influence très minime sur l’utilisation qu’on fera de leurs découvertes; je serais plu- tôt enclin à contester ce point de vue. Un homme de science qui pEse les conséquences sociales de son œuvre est beaucoup mieux placé pour arriver à des conclusions valables qu’un juriste ou un politicien auxquels manque la formation néces- saire pour comprendre les développements essentiels qui sont en germe dans une découverte. Un savant ne doit pas essayer d’être omniscient, mais dans son domaine particulier d’acti- vité, il doit être capable d’évaluations plus précises que ses concitoyens. A titre d’exemple, nous examinerons une fois de plus l’application des recherches nucléaires, tout particulière- ment dans la mesure OU elles portent sur l’utilisation paci- fique de l’énergie atomique. Nous nous trouvons là dans un domaine où le progrès dépend, dans une grande mesure, du point auquel les maîtres de la physique nucléaire sont disposés à prendre la direction d’un vaste plan à longue échéance. Si ce plan doit faire l’objet d’une réalisation mondiale, il doit être conçu dans un esprit d’absolue liberté de recherche.

L’internationalisme dans le domaine de la science est actuellement assujetti à bien des formes de contrôle. Des bar- rières internationales se dressent contre la liberté de la science, imposées par la crainte de la guerre, des compromissions poli- tiques, ou d’une perte éventuelle d’avantages politiques. Bien fréquemment, elles résultent de l’étroitesse et du provincia- lisme d’esprit de ceux qui sont au pouvoir. Les hommes de science savent, par leur expérience quotidienne, à quel point nous sommes proches d’un monde scientifique unique; ils ont donc tout spécialement la responsabilité de travailler à la suppression de toutes les barrières inutiles.

Le libre échange des hommes et des idées à travers les frontières nationales présente une importance fondamentale pour le progrès de la science. L’histoire montre que la science progresse généralement par échelons et que chaque nouvelle découverte est construite sur les découvertes et les théories précédentes. Etant donné que, de par sa nature fondamentale, la science progresse grâce à l’accumulation des découvertes, presque chaque domaine de recherches doit ses progrès aux

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travaux accomplis par des hommes et des femmes de bien des nations différentes. Inutile de remonter très loin dans I’his- toire de la science pour le prouver, car dans chaque section de recherche scientifique, le stade actuel de connaissances repose sur des bases vraiment internationales. Je voudrais illustrer ce point par un exemple emprunté à mon propre cercle de recherches, en examinant la nationalité des hommes qui, dans les cinquante dernières années, ont apporté la con- tribution la plus significative à l’accroissement de nos connaissances sur le système de la Voie lactée.

Au cours des quinze premières années de notre siècle, les principaux progrès dans la connaissance de la structure et des mouvements de la Voie lactée furent réalisés par le Hollandais Capteyn, l’Anglais Eddington, l’Allemand Schwarzchild et les Américains Pickering, Schleisinger, Campbell et Seares. Des méthodes furent conçues pour effectuer toute une série de mesures de l’éclat des étoiles, de leur spectre, de leurs mou- vements et de leurs distances, et les premières données démon- trèrent que les mouvements des étoiles n’étaient pas l’objet d’une répartition purement fortuite. La période 1915 à 1920 fut celle de l’Américain Shapley, qui réussi1 à prouver que notre soleil était placé très loin du centre du système. Au cours de Ia décade suivante, l’astronome suédois Lindblad, le Hollandais Cort, le Suédois-Américain Strömberg, et le Cana- dien Plaskett changèrent toute notre conception des mouve- ments des étoiles dans notre système de galaxie. En 1930, le Suisse-Américain Trumpler, édifiant en partie sa théorie sur l’œuvre antérieure de l’Allemand Wolf, de l’Américain Bar- nard et de l’astronome suédois Schalen, prouva l’existence d’une couche de matière obscurante s’étendant sur le plan central de notre nébuleuse; ses résultats furent confirmés et développés par les travaux du trio américain Stebbins, Huffer et Whitford, et par une légion d’autres chercheurs. Plus tard, l’attention se concentra sur l’étude de la dynamique et de l’évolution de notre système de Voie lactée, avec d’impor- tantes contributions de l’astronome hindou Chardrasekhar, qui travaillait en Amérique, de l’astronome soviétique Ambar- zumian, de l’astronome américain Baade, qui était né et avait fait ses études en Allemagne, et de bien d’autres astronomes du globe entier.

L’histoire des astronomes a sa contrepartie dans chaque domaine de recherches scientifiques. Aucun progrès signifi- catif en médecine, par exemple, n’est le produit d’une

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recherche effectuée par les ressortissants d’un seul pays. La démonstration la plus dramatique du caractère international de la science a probablement été donnée par les recherches effectuées en temps de guerre qui aboutirent, par la bombe atomique, à la prodigieuse libération de l’énergie du noyau de l’atome. A Los Alamos, les savants américains travaillaient à côté de savants originaires de nombreux pays européens, et en particulier de certains physiciens des plus éminents réfu- giés d’Allemagne et d’Italie.

La science ne peut avoir un caractere mondial que si elle est libre. Dans la plus grande partie des domaines de recherche, le progrès aurait été étouffé, s’il ne s’était pas pro- duit un échange constant de chercheurs et de théories. Etant donné qu’un large échange de connaissances a traditionnelle- ment collaboré au progrès de la science, les savants doivent constamment rester sur leurs gardes contre tout ce qui vien- drait menacer la liberté de communication internationale.

Ceux qui ne sont pas des hommes de science éprouvent souvent des difficultés à s’imaginer quelle force peuvent rev& tir les liens créés par la communauté d’intérêt existant entre des hommes de science dont les formations nationales sont totalement différentes et qui vivent dans les endroits les plus éloignés, mais dont les travaux de recherches portent sur le même domaine général. Nous le constatons tout particulière- ment dans une sphère où le nombre de chercheurs est relati- vement minime, ce qui est le cas de l’astronomie. J’aimerais donc une fois de plus tirer un exemple de mon propre champ de recherches : je n’ai jamais eu la possibilité de visiter l’ob- servatoire d’ Abastumani, dans la République de Géorgie, où plusieurs astronomes travaillent sur des problèmes tout à fait semblables à ceux avec lesquels je dois m e colleter quoti- diennement. A plusieurs égards, j’ai dans mon esprit beau- coup plus de pensées en commun avec ces astronomes d’Abas- tumani qu’avec certains de mes collègues de l’université de Harvard. En effet, dans nos recherches sur les couleurs des étoiles lointaines de la Voie lactée, nous devons combattre contre des obstacles tout à fait semblables, tels que les difficul- tés techniques dans la photométrie photographique ou photo- électrique, l’absence d’une échelle de couleurs et d’une caté- gorie de spectres des étoiles de faible intensité. Je suis certain que l’astronomie de la Voie lactée ne saurait que gagner d’une collaboration étroite et amicale entre les astronomes de Har- vard et d’abastumani. Mais l’ensemble du globe ne bénéfi-

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cierait-il pas tout autant de telles amitiés internationales ? Je crois qu’on doit répondre oui )) à cette question, car, en créant des contacts intimes entre les savants des diverses nations, nous édifions par des moyens parfaitement naturels, les bases de larges contacts entre les peuples des divers conti- nents, qui doivent, en dernier ressort, aider à assurer la paix.

I1 est tris beau d’écrire en termes généraux sur la façon dont la science libre peut contribuer à réaliser l’internationa- lisme et la paix mondiale, mais ces généralités ne présentent aucune valeur, tant qu’elles ne servent pas de base à une acti- vité précise. Heureusement, nous avons en l’Unesco une orga- nisation consacrée en très grande partie à cet objectif même de faciliter les communications internationales sous toutes leurs formes. Les mesures à prendre pour créer la liberté de la science constituent plus particulihrement la fonction de la section des sciences naturelles de l’Unesco. Quels sont les pro- blèmes précis dont l’Unesco doit se préoccuper ?

Dans son principe essentiel, l’Unesco n’est pas un orga- nisme exécutif. Elle a pour fonction de stimuler les organi- sations internationales, de mettre à leur disposition de nouvelles facilités, de prendre il leur intention des initiatives qui les aident à accomplir plus efficacement la tâche qu’elles ont entreprise. Une partie des conceptions philosophiques de l’IJnesco, c’est que la liberté seule ne suffit pis, mais qu’on doit la compléter en créant la possibilité d’entreprendre les tâclies qu’on nous a donné la liberté de réaliser. Le fait d’ac- corder aux hommes de science la possibilité d’assister libre- ment aux réunions internationales ne sera qu’un mot vide de sens, si l’on ne trouve pas le moyen de surmonter les diffi- cultés causées par l’élévation du coût de la vie ou par des restrictions sur le change des devises, qui risquent d’empêcher les savants les plus qualifiés de participer aux réunions de leurs organisations professionnelles internationales. La liberté de publication sera également un mot vide de sens tant qu’on ne mettra pas à la disposition des savants les moyens de réa- liser des publications et tant que ces publicaiions ne pourront pas être promptement distribuées sur une base mondiale. La communication internationale est déjà bloquée dans une cer- taine mesure si un homme de science n’a pas la possibilité de publier une étude, soit intégralement, soit tout au moins SOUS forme d’analyse précise et complète, dans une langue que puissent lire et comprendre la majorité de ses collègues.

La communication internationale sur le plan scientifique

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a été favorisée par une grande diversité de mesures. Sur le plan professionnel, les congres internationaux et, tout spécía- lement, les unions scientifiques internationales ont prouvé leur valeur au cours des trente dernières années. La majorité des congres internationaux n’a généralement pas manifesté d’activité entre les sessions, qui ont lieu à intervalles variant de deux cinq ans, mais les unions scientifiques internatio- nales fonctionnent avec une plus grande continuité. C’est ainsi que les unions les plus actives possèdent des commissions d’experts dont les membres procéderont à des Pchanges de vues par correspondance dans l’intervalle des sessions. Cer- taines unions patronnent un ou plusieurs bureaux ou projets spécialisés, et, au cours des cinq dernières années, des spécia- listes de plusieurs pays se sont rencontrés dans de petites réunions techniques organisées sous l’égide de leurs unions respectives. L’objectif primordial des Unions internationales est évidemnicnt le progrès de la science qu’elles représenl ent mais indirectement, elles ont apporté des contributions signi- fica tives aux relations internationales. Elles nurtiient pu accom- plir davantage, n’était le fait qu’en raison du caractère pro- fessionnel des unions, les hommes de science plus âgés y participent davantage que les jeunes. I1 y a I& un fait déplorable à plus d’un titre, car les causes de l’internationalisme et de la paix mondiale ont besoin de l’appui actif des jeunes géné- rations.

Des échanges d’hommes de science, jeunes et vieux, mais particulièrement dans le groupe des jeunes, sont organisés par un vaste systtme, actuellement en fonctionnement, d’échange international de bourses d’études. L’Unesco a récem- ment dressé un tableau qui donne une liste de près de 24.000 bourses particulières, dont plusieurs sont destinées aux scien- iifiques. On devrait faire tout ce qui est possible pour accroître le nombre et rehausser la qualité de ccs échanges internatio- naux. Ceux gui bénéficient de ces bourses doivent non seule- ment s’engager à accomplir les taches particulieres pour lesquelles on les a accordées, mais encore, employer toutes les occasions pour se mettre au courant des modes d’existence et de pensée des peuples des pays éloignés; de retour dans leur pays, ils doivent se considérer comme des ambassadeurs res- ponsables de la bonne volonté dans kt cause de l’interna- tionalisme.

Pour que les visites des pays étrangers prennent leur pleine signification, elles doivent être précédées et suivies

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d’une étude, effectée dans un esprit de sympathie, des travaux réalisés dans les autres pays, et si possible, d’une large corres- pondance. En outre la question d’accueil des visiteurs étran- gers se pose constamment. Ceux d’entre nous qui ont voyagé à l’étranger savent à quel point les étudiants apprécient de simples petits gestes d’amitié et d’accueil cordial, en particu- lier pendant les premiers jours de leur arrivée dans un nou- veau pays. JI est difficile de concevoir une personne plus soli- taire que le jeune garçon ou la jeune fille de dix-huit à vingt ans, bénéficiaire d’une bourse d’études, qui vient d’arriver ddns un pays étranger pour y passer une année. Un petit geste de bonté peut, à ce moment, déterminer la conception que se feront ces étudiants des peuples des autres pays, et un étudiant qu’on laisse totalement de côié ne peut s’empêcher de créer dans son esprit un certain ressenliment envers le pays qu’il visite.

Un autre moyen essentiel ouveri aux savants pour parti- ciper à la libre cornmunicalion des idées est la possibilité de publier leiirs études scientifiques dans des journaux accessibles à ceux qui travaillent ces mêmes problkrnes dans tous les pays du monde. Il existe malheureusement, à notre époque, de graves obstacles contre une rapide diffusion de la littérature scientifique à travers le globe. C’est ainsi que, dans un grand nombre de champs d’expériences, les hommes de science des démocraties occidentales ont de grandes difficultés à obtenir les derniers documents publiés sur le territoire de l’Union soviétique et vice versa. Un service postal efficace consacré à la diffusion internationale des documents scientifiques, continue à représenter l’un des besoins réels de notre époqiie. Dans la plupart des grands domaines de la science, tels que la méde- cine, la biologie, la chimie et les mathématiques, le nombre d’articles publiés est, devenu si considérable que l’homme de science qui tient à rester au courant de ce qui se passe dans sa spécialité en est réduit à lire uniquement des résumés de la plupart des études consacrées aux recherches qu’il poursuit. La préparation et la distribution mondiales, de préférence en plusieurs langues, de ces résumés constituent l’un des pro- blkmes les plus difficiles qui se posent dans les relations scien- tifiques inlernationnles. I1 est clairement de l’intérêt des bonnes relations internationales que l’Unesco patronne la publication et la distribution des revues qui donnent des résu- més précis et complets de toutes les importantes questions scientifiques. I1 est évident que la communication interna-

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tionale ne saurait fonctionner efficacement dans le domaine scientifique sans un haut degré de liberté! de la science. Les droits et libertés garantis dans la Déclaration universelle des Droits de l’Nomme ont une importance fondamentale pour la bonne marche des relations scientifiques internationales. Mal- heureusement les congrès et les réunions organisés par les unions internationales perdent la plus grande partie de leur signification, s’il existe des restrictions excessives sur l’octroi des passeports et des visas. Au cours des dernières années, ces restrictions sont devenues graduellement de plus en plus étroites, au point de compromettre bien souvent le succi% de plus d’une entreprise internationale par le refus d’accorder un passeport ou un visa à l’un ou à plusieurs des savants qui y participent.

La participation mondiale aux progres de la science doit comporter autant que possible la libre participation aux con- naissances techniques et aux instruments qui sont nécessaires pour faire servir la science aux besoins de l’humanité. La responsabilité primordiale incombe au Conseil économique et9 social des Nations Unies et aux organismes spécialisés, parmi lesquels nous retrouvons encore, essentiellement, l’Unesco. Alors que la population mondiale ne cesse de croître rapide- ment tandis que nos ressources sont déjà partiellement épui- sées, il devient impérieux yue les nations du monde utilisent la science au maximum pour résoudre leurs problèmes éco- nomiques et sociaux. La paix mondide ne sera pas garantie tant que nous n’aurons pas réussi à trouver les moyens de maintenir, et, dans la plus grande partie du monde, d’amé- liorer les niveaux d’existence. Nous devons parvenir à sur- monter les obstacles qui s’opposent à une assistance mutuelle efficace au sein des Nations Unies, dans des domaines tels que la reconstruction des pays dévastés par la guerre, l’échange de documentation sur les processus et les ressources techniques, et la protection des valeurs naturelles. Un plan de cette nature, pour être véritablement efficace, doit être complété par un vaste programme portant sur les principes fondamentaux d’enseignement, qui doit pénétrer dans les régions les plus éloignées et les moins privilégiées du monde.

Jusqu’ici, nous avons, avant tout, mis l’accent sur les bénéfices immédiats et pratiques que le monde peut avoir l’espoir de réaliser si nous permettons à la science de fonc- tionner dans le cadre de ses libertés traditionnelles. Mais il existe certaines méthodes intangibles au moyen desquelles la

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libre science contribue à la création d’un climat favorable à la paix mondiale. Ici encore, nous devons établir une distinc- tion très claire entre la science d’une part, ce vaste Corpus impersonnel de faits d’observation vérifiés et de corrélations établies entre ces faits, et nommées lois de la nature H, et d’autre part (( la science libre )), qui est la même discipline rendue vivante par les personnalités des chercheurs libres; celle-ci crée dans un esprit d’aventure et son attitude fonda- mentale est faite de curiosité et de doute méthodiques.

Libre ou non, il est presque certain que la science con- duira finalement à l’avbnement d’un (( monde unique )). Toute- fois, il ne s’ensuit pas nécessairement que ce moiide doive offrir un séjour agréable, où nous aimerions à penser que nos enfants el petits-enfanls grandiront, car s’il ne possède pas la liberté, ce monde unique )) pourrait ressembler à plu- sieurs égards aux mille années du Reich dont Adolf Hitler avait congu la vision, et auxquelles les Nations Unies furent forcées de s’opposer en combattant dans in deuxième guerre mondiale. Toutefois les chances d’avènement d’un monde libre, ddns lequel l’individu se verra accorder la possibilité de mener une vie d’harmonieuse plénitude sont bien plus fortes si l’on permet à la science d’apporter ses contributions à la Société, dans une atmosphère de liberté responsable. La libre science peut être un allié très puissant dans l’effort commun vers la réalisation du (( monde unique )) dont parle la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

Plus d’une fois, et avec une vigueur toute particulière au cours de ces dernières années, des hommes comme Harlow Shapley, Harold C. Urey et Arthur H. Compton ont exprimé l’idée que les hommes de science se rapprochent beaucoup plus que n’importe quel autre groupe d’individus de l’état de citoyens du monde. Ce fait ne doit pas etre spécialement inscrit au crédit des hommes de science, puisqu’il est déter- miné par l’unité cosmique naturelle à leur champ de recher- ches, mais il leur impose certaines responsabilités très pré- cises. Selon l’expression de Compton, (( les hommes de science sont les prototypes des citoyens du monde )). Aussi longtemps que la science est libre, les savants sont presque automatique- ment unis dans une fraternité mondiale, et l’on doit concevoir l’espoir fervent qu’ils comprendront que dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme réside la promesse d’une ga- rantie des libertés qui leur sont chères et qu’ils ont la responsa- bilité de s’associer aux forces qui doivent conduire à l’adop-

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LIBERTE DE LA SCIENCE 41 lion universelle de cette Déclaration. En tant que citoyens, nous sommes tous libres d’exprimer nos préférences pour la forme de gouvernement national et de gouvernement mondial que nous désirons, mais ces questions ne sauraient nous divi- ser lorsque nous nous associons à la campagne mondiale entre- prise pour l’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Nous pouvons accepter des compromis sur les systèmes politiques et économiques sous lesquels nous vivons, mais nul compromis n’est possible quand nous sommes appe- lés à défendre nos droits et nos libertés fondamentales.

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V

Mise en vigueur de la Déclaration

VERS L’ÉLARO RATION D’UNE CHARTE DES HOMMES DE SCIENCE

La Déclaration universelle des Droits de l’Homme a été promulguée à une époque où la liberté de la science est expo- sée de toutes parts à des attaques. Les hommes de science ont des raisons d’être reconnaissants envers ceux qui ont rédigé cette Déclaration, car elle nous a donn6 un nouvel exposé, noblement inspiré, des principes fondamentaux qui doivent nous guider dans la lutte pour la liberté de la science. La force de la Déclaration réside dans ses possibilités générales d’ap- plication; mais les hommes de science, tout comme n’importe quel autre groupe de notre Société, doivent se préoccuper de trouver la fagon de mettre cette Charte en vigueur et essayer d’exprimer en termes précis la façon dont certains de ces articles les concernent.

En tant qu’hommes de science, nous devons comprendre que dans le combat pour la liberté de la science, il nous faut établir un équilibre entre les forces défensives et offensives. Notre défeme essentielle consiste à veiller constamment contre toute infraction injustifiable à nos libertés et à protester promptement et vigoureusement, chaque fois que l’occasion l’exige. Quant à notre action offensive, nous devons démon- trer sans cesse, et par notre exemple, que la liberté de la science nous a donné les fruits du progrès scientifique et qu’il appartient à la science libre d’apporter une grande contri- bution à In création d’une paix riche de sens et d’un gouver- nement mondial responsable. Si la science progresse sans pos- séder sa liberté, elle doit finalement tomber en servitude, quelle que soit la nature du système économique ou politique qui impose les restrictions.

I1 vaut la peine de répéter une fois encore ce truisme que

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les faits de la nature ne connaissent pas de frontières idéo- logiques. Aux jours de l’Inquisition, Galilée livra le combat dont la liberté de la science était l’enjeu et Giordano Bruno fut bríìlé sur l’échafaud parce qu’il refusait d’accepter l’atti- tude dogmatique prise par 1’Eglise à l’égard de la théorie du systeme solaire élaborée par Copernic. Même dans notre xx” siècle de lumière, nous avons eu le spectacle d’une reli- gion attachée à ses dogmes fondamentaux, refusant d’accepter ou même d’examiner le verdict impartial de l’expérience scientifique; récemment encore, nous avons vu à quel point les gouvernements totalitaires ont estimé qu’il était impossible de tolérer dans leur pays des hommes de science dont la philo- sophie fondamentale est qu’il n’existe pas de théorie qui puisse rester à l’abri des attaques et se maintenir longtemps sans modification. Contre de telles menaces, les hommes de science ont invariablement répondu que la croissance de la science et de la civilisation s’étiole, dès que nous abandonnons pour le dogme le principe de liberté.

Nous avons vu dans les chapitres précédents que pour des raisons qui tiennent en très grande partie à l’importance croissante de la science dans la Société, le monde extérieur essaie de réglementer et diriger l’évolution de la recherche scientifique. Inutile d’examiner une fois de plus les motifs de cette attitude; nous devons simplement reconnaître qu’en dehors de la peur et, de l’avidité ou d’un désir de puissance à courte vue, il se peut qu’il existe un désir sincère et honnête de faire progresser la civilisation en conduisant la science sur des chemins bien définis. Malheureusement, ce n’est pas ainsi que la science progresse : dans une mesure considérable, elle constitue un phénomène accidentel, et bien souvent la recherche ne se rend pas compte des occasions de découvertes jusqu’à ce qu’elle les rencontre par accident. A certains stages d’évolution, et en particulier dans le domaine de la techno- logie, on peut admettre qu’il y ait place pour des recherches organisées et orientées sur les questions militaires de défense nationale, mais dans la plus grande partie de nos recherches de base, nous continuerons à utiliser dans notre travail des méthodes qui semblent relever du gaspillage de temps, aux yeux de l’homme de science ou de l’institution qui établit le plan des travaux. La liberté implique une attitude de respon- sabilité de la part de lii personne qui en profite. La science a certainement d’importantes contributions à apporter à la Société, mais elle ne saurait à elle seule donner la solution

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des problèmes complexes de la Société. Un savant qui veut mettre efficacement en pratique cette liberté doit rester tou- jours ouvert à la nécessité constante de guider les autres hommes, et doit veiller avec un soin tout à fait particulier a ne pas confondre liberté et refus de collaborer.

La Déclaration universelle des Droits de l’Homme res- semble à un appel aux armes, lancé à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté. Quelles sont les occa- sions qui leur sont offertes de s’enrôler ? Puisque cette étude s’intéresse essentiellement à la science et aux savants, je vou- drais profiter de cette occasion pour présenter certaines propo- sitions très précises sur la façon dont l’homme de science isolé peut participer au combat pour la liberté et l’améliora- tion des conditions d’existence. Je propose que chaque cher- cheur dans le domaine scientifique réserve délibérément, un aprks-midi ou un soir par semaine - trois à six heures par exemple - pour consacrer sa pensée aux conséquences sociales d’ordre général qui découlent implicitement de ses travaux et des travaux de ses collègues. Selon sa personnalité et ses inclinations il lui appartient ensuite de faire connaître par divers moyens les conclusions auxquelles il sera parvenu.

Lorsqu’on vient demander aux hommes de science qu’ils veuillent bien participer à quelque activité qui présente une signification sociale, ils invoquent souvent, pour refuser, cette excuse que la cause en question mérite un appui sans réserve, mais que la personne qu’on vient solliciter est trop complkte- ment absorbée dans ses propres travaux pour pouvoir appor- ter sa collaboration. J’éprouve une grande sympathie pour ce point de vue, mais je réponds que dans une période de crise mondiale comme celle que nous traversons, notre espoir de survivre réside dans l’action politique et sociale de l’individu. I1 semble presque que le temps soit venu où nous devions tous essayer d’être de bons chercheurs scientifiques le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi et le vendredi, de sauver le. monde le samedi et de récupérer nos forces le dimanche !

Le choix de la fdçon dont l’homme de science s’acquit- tera de ses responsabilités sociales est entièrement entre ses mains. Certains d’entre eux pourront éprouver plus de satis- faction à participer à des organisations expressément consti- tuées pour étudier et mettre en œuvre les conséquences impli- cites de la science sur le plan social; d’autres pourront pré- férer travailler par l’intermédiaire de leurs organisations scientifiques professionnelles, d’autres encore pourront préfé-

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rer agir par l’intermédiaire de certains groupes de la commu- nauté, où, dans l’hypothèse la plus favorable, les hommes de science ne représenteront qu’une petite minorité. La plus importan te décision que le savant doive prendre seul porte sur le choix du domaine ou des domaines (il est préférable qu’ils ne soient pas trop nombreux) dans lesquels il exercera une activité extra-professionnelle. Nous devons consacrer à ce choix le m ê m c ordre de jugement que celui que nous employons dans nos Iaboratoires à Ia séIecfion des points sur lesquels nous concentrerons nos recherches. Nos compétences spéciales pourront jouer un rôle dans notre décision, ou bien nous pourrons choisir une question qui semble &re passée inaperçue pour les autres. C’est ainsi qu’en règle générale, un astronome aura une expérience considérable dans le domaine des relations internationales, mais, normalement, il ne sera ni particulièrement intéressé ni particulierement effi- cace s’il participe à un groupe qui fait une enquête sur la revision des lois relatives aux brevets d’invention. Un savant qui poursuit des recherches sur la nature de l’atome peut apporter sa collaboration au groupe d’étude des relations internationales auquel participe l’astronome, ou bien il pré- férera étudier les problèmes que soulève la possibilité d’em- ployer l’hergie nucléaire comme source de puissance, dans les régions dont l’équipement industriel est encore peu déve- loppé. I1 se peut encore qu’il décide qu’un besoin essentiel de sa communauté est l’enseignement populaire sur les principes physiques fondamentaux du noyau de l’atome. Un ingénieur ou un homme de science qui se consacre aux problèmes indus- triels pourront venir collaborer au projet du spécialiste en physique nucléaire sur l’étude des questions intéressant les régions peu développées industriellement, ou bien il se peut qu’ils désirent entreprendre l’étude des lois sur les brevets, qui n’ont pu susciter d’intérêt dans l’esprit de l’astronome.

Certains savants, tout comme les autres citoyens, détes- tent l’idée de se joindre à des organisations volontaires; ils peuvent préférer l’étude à l’action. Par leurs profondes études et leur méditation, ils arriveront à concevoir des opinions qui auront, en dernière analyse, des résultats mondiaux beaucoup plus bénéfiqucs que ceux que pourrait donner la tâche de tous les comités du monde. Aussi longtemps que la liberté d’ex- pression existe, lin seul individu intelligent peut détenir et exercer une grande puissance pour le bien de tous les hommes.

Aux yeux d’un grand nombre d’hommes de science, l’en-

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seignement représente une activité professionnelle importante. Ceux qui sont de bons professeurs ou de bons orateurs trou- veront dans l’éducation du public un champ d’activité exté- rieur à leurs travaux qui leur procurera de grandes satisfac- tions. La plils grande partie de la crainte et de la méfiance qii’éprouvent les masses à l’égard de la science et des savants vient d’un manque de compréhension. Nous avons déjà signalé la nécessité de donner un enseignement aux masses sur les principes fondamentaux de la physique nucléaire ; chaque domaine dc la science peut présenter sa propre liste de points puticuliers sur lesquels il convient de faire l’enseignement des masses. Le savant qui participe à cet enseignement, popu- laire découvrira généralement que la science à laquelle il se consacre tire des bénéfices certains des contacts qu’il peut ainsi créer avec une grande diversité de gens. Jusqu’à ce jour, on s’est préoccupé essentiellement de populariser les résultats des recherches scientifiques. Si n’importe quelle forme d’en- seignement des sciences est bénéfique, le fait de mettre un accent excessif sur les résultats des recherches scientifiques peut créer dans le public une attitude d’esprit qui devrait être réservée aux (( histoires à sensation )) et risque d’apporter une bien faible contribution à la compréhension des objeclifs essentiels de la recherche scientifique, des méthodes et de l’esprit dans lesquels elle est effectuée. L’éducation des masses ne doit être qu’une partie de notre effort d’enseignement. La nécessité la plus immédiate du moment est peut-etre de réaliser un pro- gramme destiné expressément aux chefs de notre politique el de notre économie, chez qui nous découvrons souvent une tragique absence de compréhension de la science, associée, tout au moins dans certains cas, avec un vigoureux désir d’ap- prendre.

Les Nations Ilnies et leurs organismes spécialisés ont un très profond besoin de l’aide et de la sympathie des hommes de science. Plusieurs de ces organismes spécialisés s’occupent, dans une tres large mesure des problèmes de science pure et de science appliquée et dépendent à un degré considérable de l’appui spontané des hommes de science étrangers à leur orga- nisation; l’Unesco met un vaste domaine d’activité la dispo- sition des savants qui veulent apporter leur coniribution à la cause de la compréhension internationale et de la paix mon- diale. Nous avons constaté, dans le chapitre précédent, que la science semble nous conduire de plus en plus vers un monde

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LIBERTE. DE LA SCIENCE 47 unifié. Cette attitude entraîne implicitement la nécessité d’ar- river à une forme de gouvernement mondial, et il n’est pas surprenant que les hommes de science jouent un rôle pré- pondérant dans les divers mouvements qui évoluent vers cette réalisation. Les chercheurs qui savent quel est le potentiel de destruction des armes modernes de guerre scientifique peuvent probablement apporter une contribution beaucoup plus grande au bien commun en prenant une attitude positive qui consiste à travailler à l’avènement du gouvernement mondial au lieu de rester dans l’attitude négative de la crainte à l’égard de toute propagande. On a suggéré à juste titre que les hommes de science peuvent prendre la direction de ce mouvement en amenant l’opinion publique à l’acceptation d’un gouverne- ment constitutionnel mondial.

I1 serait utile, pour compléter la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, qu’il puisse exister plusieurs Chartes d’une portée plus limitée. C’est ainsi qu’une Charte des hommes de science compléterait utilement cette Déclaration des Droits.

Au cours de ces dernières années, plusieurs discussions sporadiques se sont élevées au sujet de cette Charte, et quelques projets ont été proposés à titre d’essai. L’auteur de cette étude a eu le privilège, comme membre de la Commission pour la Science et ses relations sociales (C. S. S. R.) du Conseil inter- national des Unions scientifiques, de participer à la rédaction d’une de ces chartes, au cours d’une conférence tenue à Paris en juin 1948. Ce projet était considéré comme une première tentative destinée à éveiller l’intérêt du public, ainsi que l’expliquait la C. S. S. R. dans une déclaration officielle. On me confia la tâche de publier cette charte aux Etats-Unis et de solliciter des commentaires qui seraient utiles pour les projets ultérieurs. I1 serait déplacé de m a part de proposer ici une nouvelle version de cette charte, mais les discussions futures pourraient être facilitées si, pour terminer cette étude, nous reproduisions le projet de charte de la C. S. S. R. et que nous analysions brièvement ses principaux défauts et ses insuffi- sances. Dès mon retour de la Conférence tenue à Paris par Ia C. S. S. R., j’ai montré le projet de charte à un groupe d’amis de Boston et de Cambridge. Ils m’ont signalé une certaine imprécision dans les termes et dans le plan de ce texte officiel et, après avoir accepté plusieurs de leurs suggestions, j ’ai

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présenté le projet de charte à l’examen des hommes de science américains sous la forme suivante :

Considérant la place éminente que la science occupe actuellement,. dans la Société et la rapide transformation du monde due aux applications de la science, considérant égale- ment que les hommes de science peuvent obtenir et employer des informations qui ne sont pas facilement accessibles aux autres hommes, nous estimons que celui qui travaille dans le domaine scientifique assume à l’égard de la Société des obli- gations qui dépassent et transcendent les devoirs ordinaires du simple citoyen.

Chaque savant, homme ou femme, a donc le devoir : a) De maintenir un esprit d’honrzêteté, d’intégrité et de

coopération; b) D’examiner minutieusement le sens et le but de la tâche

qu’il accomplit, et, lorsqu’il est employé par d’autres hommes, de déterminer quels sont leurs objectifs et d’éva- luer les problèmes moraux qui peuvent être en jeu;

c) De contribuer ù l’évolution de la science dans les domaines qui seront les plus bénéfiques pour l’humanité tout entière et d’exercer son influence, dans toute la mesure possible, pour empecher qu’on e n fasse un mauvais usage;

d) D e collaborer à l’enseignement du peuple et des gouver- nenzents pour leur expliquer les buts, les méthodes et l’esprit de la recherche scientifique et leur permettre de suivre le progrès scientifique;

e) De susciter la collaboration internationale dans le domaine scientifique et de travailler au maintien de la paix mon- diale.

Afin d’etre en mesure d’accomplir ces obligations, les hommes de science doivent revendiquer certains droits, dont les principaux sont les suivants : a) La sécurité économique et le droit de participer libre-

ment à toutes les activités permises au citoyen ordinaire; 1)) Le droit d’obtenir des itzformations sur les objectifs que

visent les projets de recherches qu’on leur confie; e) La liberté de publier le résultat de recherches et la liberté

maximum de discuter avec d’autres savants l‘éuolution de leurs travaux.

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La Charte des hommes de science diffère de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, en ce sens qu’elle met l’accent sur les devoirs et les obligations de ceux qui travaillent dans le domaine scientifique. Plusieurs des critiques amicales qui nous ont été adressées ont signalé à mon attention l’ab- sence d’un ou de plusieurs articles portant expressément sur les contributions de la science au gouvernement mondial et sur l’obligation qui s’impose aux savants de mettre en lumière les valeurs humaines ou culturelles de la science. La première omission peut etre rectifiée par l’insertion de la modification suivante à l’article e : e) De susciter la collaboration internationale dans le domaine

scientifique, de travailler au maintien de la paix mon- diale, et de contribuer à la création d’un esprit civique mondial.

Quant au second point, nous ne pouvons probablement mieux faire que d’incorporer in extenso l’un des quatre points des recommandations générales formulées par le Comité des sciences naturelles, lors de la réunion de la commission natio- nale américaine de l’Unesco, tenue à Boston en septembre 1948. I1 est ainsi conçu : f) Mettre en valeur et faire évoluer les valeurs humaines

associées à la science et à la technologie.

Certains de nos correspondants, tout en donnant leur adhésion à l’esprit qui anime la première partie de la Charte, orit exprimé des doutes sur la nécessité de donner à ces diffé- rents points le statut formel d’une Charte. Je repousse cette objection, car dans le monde complexe d’aujourd’hui, il existe un grand nombre d’hommes de science qui attendent le guide que pourra leur apporter un code commun de la pro- fession, rédigé en termes pr6cis. I1 se peut que nous devions attendre de nombreuses années avant de pouvoir espérer l’adoption universelle de la Charte par les sociétés scienti- fiques, les nations ou les organismes internationaux, mais en attendant, le seul fait que cette Charte existe concentre I’at- tention sur la nécessité d’en étudier les prémisses fondamen- tales. Si les hommes de science, en nombre considérable, déci- dent d’apposer leur signature à cette Charte solennellement et de leur propre gré, je peux annoncer que ce geste aura d’im- menses conséquences bénéfiques.

Des critiques vigoiireuses et, dans une certaine mesure,

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justifiées se sont élevées contre la seconde partie de la Charte, qui traite des droits que doivent revendiquer les hommes de science pour pouvoir remplir leurs obligations envers la Société. Après un an de réflexion, je peux constater que nous avons manqué de sagesse lorsque nous avons rédigé les trois derniers articles. On nous a fait observer que les hommes de science ne peuvent avoir, en matière de sécurité économique, d’autres revendications que celles qui sont accordées à tous les citoyens. De graves objections ont été formulées contre l’insertion dans la Charte du droit, d’accès aux renseignements sur les raisons pour lesquelles tel travail scientifique est réalisé et sur le droit ou la liberté de publier et de discuter les résul- tats de leurs travaux. On nous a signalé que l’autorité mili- taire n’aurait pas lu possibilité d’employer à des recherches un homme de science qui aurait souscrit à ces deux articles et que nous ferions preuve d’un esprit peu réaliste si, dans une société fondée sur la concurrence, nous avions la prétention que les industries accordent de tels droits et de telles libertés aux hommes de science qu’elles emploient dans leurs labora- toires de recherches.

En qualité de membre du C. S. S. R. et de collaborateur à la rédaction de ce projet de Charte (je dois préciser nettement que je rie parle qu’en mon nom propre), je reconnais la vali- dité parfaite de ces objections et je serais disposé à voter en faveur d’une révision de la seconde partie de la Charte. Et pourtant, je ne regrette pas que nous ayons exprimé ces droits sous la forme adoptée à Paris; peut-être visions-nous alors un idéal plutôt qu’une solution pratique aux problèmes difficiles que les savants doivent aborder aujourd’hui.

Dans une version modifiée de la Charte, il se peut qu’il soit souhaitable de faire disparaître entihement la référence à la sécurité économique qui figure à l’article a de la seconde partie, pourvu qu’il soit nettement entendu que les savants ont droit, comme tous les citoyens, à la sécurité économique qu’expose la Déclaration universelle. On pourrait atténuer les termes de l’article b de cette même partie en insistant unique- ment sur le droit d’obtenir des informations d’ordre général au sujet des objectifs que visent les projets de recherches con- fiés aux hommes de science; mais ceux-ci doivent insister pour qu’on leur reconnaisse le privilège de savoir quels sont les objectifs fondamentaux des projets de recherches auxquels ils sont invités à participer; nul ne doit s’engager à travailler sur un projet dont il considère que les conséquences sociales ou

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morales sont mauvaises. Quant aux objections essentielles contre l’article c de la seconde partie, on pourrait probable- ment leur donner satisfaction en modifiant légèrement ce texte et en ajoutant cette clause : c) La liberté de publier le résultat de leurs recherches et lu

liberté maximum de discuter avec d’autres savants I’évo- lution de leurs travaux, Ù l’exception des cas OU il pour- rait convenir d’apporter des restrictions ù ces privilèges, pour des raisons socialement ou moralement justifiables.

En fin de compte, la précipitation manifestée par le C. S. S. R. et les mesures idéalistes qu’il a prises pour con- centrer l’attention, non seulement sur la nécessité d’élaborer une Charle, mais aussi sur certains des principaux problèmes qui n’ont pas encore été résolus de nos .jours, se révéleront probablement favorables. La bataille que nous devons livrer pour la liberté de la science est à demi gagnée si nous appre- nons à isoler et à reconnaître les principales menaces et les principaux dangers. Nous avons maintenant pour nous guider dans la bataille la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, et l’arme, encore faible et qui n’a pas encore été mise à l’épreuve, d’une Charte encore imparfaite. Nous deman- dons qu’on veuille bien en aborder la discussion.

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Table des matières

I . Introductioli . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

II . Nos précicuses libertsi . . . . . . . . . . . . . . . 13

III . Meriaces contre la liberté de la Science . . . . . . . . 16

IV . Internationalisme. paix el liberte dc la Science . . . . . 30

V . Mise en vigueur de lei Déclriratiori . . . . . . . . . 42

Imprimé en Belgique