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LA GRANDE ILLUSION

DE TEILHARD DE CHARDIN

DU MEME AUTEUR

L'HOMME MAÎTRE DE SA DESTINÉE — ETHIQUE ET BIOLOGIE. Pr ix Lecomte du Nouy 1956. Grasset.

LE PROBLÈME DE LA VIE. Préface de Louis LAVELLE, de l 'Institut. Plon, 1948. 1 vol. de 280 p. Cou- ronné par l'Académie française (Prix Vitet).

LA SENSIBILITÉ ORGANIQUE. Flammarion, 1949.1 vol. de 320 p. Bibliothèque de Philosophie scienti- fique.

LA SENSIBILISATION ANAPHYLACTIQUE. Presses uni- versitaires de France, 1929, 1 vol. de 149 p. Col- lection des monographies internationales.

HÉRÉDITÉ — CLARTÉS SUR UNE ÉNIGME. Préface de DANIEL-ROPS, de l'Académie française. Plon, 1949. 1 vol. de 312 p. Couronné par l'Académie française (Prix Missarel).

L'EVOLUTION DU MONDE VIVANT. Plon, 1950. 1 vol. de 300 p.

LA VIE ET LA MORT. Flammarion, 1951. 1 vol. de 290 p. Bibliothèque de Philosophie scientifique.

EQUILIBRES ET DÉSÉQUILIBRES BIOLOGIQUES. Doin, 1954. 1 vol. de 288 p.

L'AME ET LA VIE. Flammarion, 1955, 1 vol. de 270 p. Bibliothèque de Philosophie scientifique.

LA VIE ET SON MYSTÈRE. Grasset 1958. 1 vol. de 262 p.

LE SENS DE LA VIE. Grasset 1960, 1 vol. de 220 p.

Les ouvrages de Teilhard de Chardin, où ont été prélevées les références citées dans ce texte, sont ceux qui ont été édités : de 1962 à 1963, dans les Editions du Seuil. en 1961, pour « LA GENÈSE D'UNE PENSÉE » chez

Grasset, en 1962, pour les « LETTRES DE VOYAGE » chez

Grasset, en 1957, pour le « GROUPE ZOOLOGIQUE HUMAIN »

chez Albin Michel.

© 1964 by Gedalge

Dr MAURICE VERNET

LA

GRANDE ILLUSION DE

TEILHARD de CHARDIN

GEDALGE

A la mémoire

de

Henri BERGSON

INTRODUCTION

Personne ne saurait rester insensible au reten- tissement de la pensée de Teilhard de Chardin, mais personne, non plus, n'oserait prétendre avoir parfaitement pénétré son œuvre. D'exposé difficile de ses idées se compose de tant de fragments divers et de valeurs différentes, les uns d'ordre scientifique, les autres de visions poétiques, d'au- tres enfin de pensée religieuse et prophétique, que l'on se doit de l'aborder par catégories et avec circonspection. Là est la condition première de toute saine critique.

Bien qu'il aboutisse à une représentation de na- ture religieuse, Teilhard de Chardin part d'une conception peu conforme aux données scientifiques sur l'origine de la vie et d'une hypothèse que rien ne vient vérifier : celle d'une évolution progressive par transformations successives allant de la matiè- re à l'homme, en passant par l'animal ; l'émer- gence de la conscience se produisant seulement au cours de cette évolution.

Cette hypothèse se double d'une autre hypothè- se : celle d'une convergence déterminée de la matière et de la vie en un point final, où se produit leur identification, le point Oméga, représentant à ses yeux, le Christ, facteur de toute l'évolution.

Cette conception pour le moins surprenante de l'origine de la vie et cette hypothèse d'un transfor-

misme évolutif progressif constituent en somme, dans son système, comme un a-priori qui ne saurait être mis en question. C'est là cependant que se situe vraiment le problème, aucune preuve ne jus- tifiant cette conception et cette hypothèse. Vérité consacrée pour les uns, erreur fondamentale pour les autres. Or, il semble que l'on puisse actuelle- ment considérer, à la lumière des données de la physiologie générale, qu'il s'agit bien là d'erreurs manifestes. Tout alors devient fragile dans l'édi- fice de Teilhard malgré sa solidité apparente.

Nous voudrions mettre en évidence, avant tout, ces erreurs fondamentales de tout le système, erreurs qui ont fait naître l'illusion, au prime abord séduisante, d'un transformisme universel, et montrer, sur le plan philosophique, à quelles conclusions incohérentes elles aboutissent sur des problèmes essentiels tels que la liberté, la respon- sabilité individuelle, la place éminente et inaliéna- ble de la personne, les problèmes aussi du Mal, de la Destinée de l'homme, enfin le problème de l'âme individuelle. Le nœud de la question est là.

Les critiques se rapportant à l'œuvre de Teilhard ont, jusqu'à présent, porté presque uniquement sur les déductions religieuses qu'il tire, concernant l'homme et sa destinée, de sa vision cosmique des choses. Nous nous limiterons, pour notre part, aux deux plans scientifique et philosophique si étroite- ment solidaires l'un de l'autre.

Sur le plan scientifique, nous noterons d'abord que si l'homme peut être considéré comme être historique et comme dépendant par là de son mi-

Il faut avant tout dépouiller les idées du mythe qui les enveloppe. Une véritable légende s'est établie autour de l'œuvre et de la personne de Teilhard. Beaucoup lui vouent aveuglément un culte. D'aucuns ont été séduits par la force de synthèse que son système comporte, en dépit de la fragilité de ses bases ; d'autres par les affirma- tions d'apparence scientifique qui leur semblaient venir au secours de leur foi, et par la caution que leur apportait son état d'ecclésiastique. Or, si la personne de Teilhard et le religieux sont infini- ment respectables et au-dessus de la mêlée, son œuvre ne tient pas devant une critique objective fondée très précisément sur nos connaisances les plus récentes de la physiologie générale.

On ne se dissimule pas qu'une telle critique se heurtera à certaines incompréhensions, pour ne pas dire à certaines passions. Mais le seul souci de l'objectivité sera le nôtre. Il s'agit ici de bien autre chose que d'être teilhardien ou non teilhar- dien ; il s'agit de comprendre la vie qui est la nôtre et de voir ce qu'elle nous offre comme possi- bilités dans le présent et dans l'avenir, sans illu- sion et sans a-priori. La pure imagination, la poésie et même la foi ne sont pas de mise ici ; il s'agit de science avec tout ce que cela implique de rigueur. C'est, à nos yeux, un retournement complet de la perspective qui s'impose.

Quant au plan philosophique, nous ne le consi- dérerons qu'en fonction de ce qu'il nous est donné de connaître sur le plan scientifique, sans préjuger en rien de la valeur religieuse de la représentation teilhardienne d'un « Christ cosmique », selon la formule du Phénomène Humain.

Contrairement à l'habitude, nous éviterons le plus possible de longues citations qui se dépouil-

lent difficilement de leur contexte, pour ne retenir que les idées fondamntales et les formules les plus typiques. Nous laisserons au théologien le soin de voir si ce Christ. « facteur physique de l'évolution matérielle », s'accorde ou non avec le Christ de l'Evangile, tel que nous le considérons, tel en tout cas qu'il s'est affirmé ou, du moins, avec le Christ historique. Certains, parmi les adeptes de la pre- mière heure de la conception de Teilhard, ont modifié leur jugement ; nous en connaissons plus d'un. Pour ce qui nous concerne, notre critique se situant sur un plan très particulier et limité, dif- fèrent en cela de celles qui sont déjà publiées, le lecteur comprendra que nous ne citions, dans cet ouvrage, aucun nom d'auteur encore vivant.

Plutôt que de prophétiser un avenir incertain, il s'agit en somme de découvrir l'homme tel qu'il est, en se dégageant des apparences et des pièges de l'univers matériel. Il s'agit de comprendre la vie elle-même dans sa spécificité, en ne s'attachant pas à la seule observation des formes-fossiles. Et si le drame de Teilhard peut apparaître poignant, n'est-ce pas justement parce qu'il s'est par trop éloigné du drame de l'homme lui-même ?

La vérité que nous recherchons est et restera toujours limitée ; à plus forte raison l'est-elle quand nous étendons nos pauvres explications à l'univers tout entier. Si la science et la religion peuvent en un certain sens se rejoindre, c'est bien sur le terrain de la connaissance de la vie telle qu'elle est et singulièrement de la nôtre. Plus en effet que la connaissance de l'univers matériel,

celle de la vie peut nous faire soupçonner le secret de notre nature, à travers son organisation et sa régulation incomparables qui restent du domaine de l'observation scientifique. Et sur le plan philo- sophique, le secret de notre destinée ne se dé- voile-t-il pas à travers les données inconditionnel- les de la conscience morale et la soif d'absolu qu'elle nous fait éprouver ? Quant aux yeux du croyant, n'est-ce pas enfin l'homme seul que la religion concerne ?

Le caractère religieux de la pensée de Teilhard qui sous-tend sa doctrine sort ici de notre pers- pective, comme la genèse de sa pensée si souvent évoquée. C'est sa doctrine seule qui importe dans cette critique, puisqu'elle est le résultat de ses mé- ditations et l'expression de sa pensée profonde. L'étude des bases sur lesquelles elle se fonde et dont il fait sans cesse effort pour ne s'en point séparer, est, répétons-le, le véritable objet de cet ouvrage.

PREMIERE PARTIE

EXPOSE CRITIQUE GENERAL

DES

IDEES FONDAMENTALES DE TEILHARD

On peut résumer ainsi la pensée de Teilhard de Chardin dans ses lignes principales :

L'univers entier nous montre une évolution transformiste, une force ascensionnelle qui meut la matière dite inerte comme la matière vivante, l 'une conduisant à l 'autre sous la direction d'un même influx psychique pour aboutir à un terme final, le point Oméga, où matière et vie s'identi- fient. Cet influx psychique est représenté, aux yeux de Teilhard, par le Christ qui est à la fois le Prin- cipe, le facteur et le terme lui-même de cette évo- lution. Ce Christ est, selon sa propre expression, un « Christ cosmique », en ce sens qu'il commande toutes les transformations de l'univers. Il en est le « milieu mystique ». A la fois « centre de la

. sphère » et son « cercle », il englobe donc l'univers tout entier, aussi bien ce qu'il appelle le « groupe zoologique humain » que la « vie cosmique ».

Ce sont les transformations de la matière qui ont fait apparaître la vie et émerger la conscience. Elles dessinent une ligne d'ascension progressive, quoique discontinue, jusqu'au terme qu'il lui assi- gne. La Biogénèse ou développement de la vie lui apparaît donc comme dépendante de la Cosmogé- nèse ou développement de l'univers, l'aboutisse- ment final étant la formation d'une Noosphère représentant le triomphe de l 'esprit et une marche

vers l'identification des consciences. Teilhard applique à cette cosmogénèse l'expression de « diaphanie christique de la matière » ou celle de « christo-cosmogénèse ».

Cette montée s'effectue en trois phases princi- pales. La première, le « Préhumain » aboutissant à l'« Hominisation », c'est-à-dire à l'apparition de l'homme ; la deuxième, l'« Humain» proprement dit dans laquelle Teilhard situe l'émergence de l'esprit, phase qu'il appelle la « spiritualisation » ; la troisième l'« Ultra-humain » conduisant à la Noosphère.

Teilhard conçoit ce qu'il appelle l'« Hominisa- tion » comme « la saute individuelle, instantanée, de l'instinct à la pensée » (1), et comme la spiri- tualisation soudaine de toutes les forces contenues dans l'animalité. Bien plus, il la considère comme réalisant une évolution transformiste ascendante qui affecte l'état de la planiète entière. Il semble bien qu'il admette que cette mutation s'effectue d'emblée sur l'ensemble des individus.

Avant d'aborder l'étude critique détaillée des idées de Teilhard, nous voudrions dégager, d'une façon générale, le sens de sa pensée sur les points principaux de son système et suivre les lignes pro- fondes de sa dialectique.

Pour situer en pleine lumière les idées de Teilhard de Chardin, il convient, en premier lieu, de mettre hors de cause, comme il l 'aurait aimé lui-même, sa conviction religieuse. Son ardent dé-

(1) Le Phénomène Humain, p. 199.

s i r , c e r t e s , é t a i t d e l a f a i r e s ' a c c o r d e r a v e c s e s

v u e s d e s c i e n t i f i q u e . M a i s m a l g r é s o n g r a n d e f f o r t

p o u r y p a r v e n i r , i l a é t é c o n t r a i n t d e l e s i n f l é c h i r

p o u r l e s a d a p t e r à s o n s y s t è m e .

S a c o n v i c t i o n r e l i g i e u s e é t a i t p r o f o n d e . E n b r e f ,

o n p e u t l a t e n i r , — i l l ' a m a i n t e s f o i s r é p é t é l u i -

m ê m e , — p o u r c h r é t i e n n e e t p a n t h é i s t e . S o n p a n -

t h é i s m e c o n s i d è r e D i e u c o m m e l ' â m e d u m o n d e , —

D i e u e n t o u t e t e n t o u s , — l e m o n d e é t a n t c o m m e

l e c o r p s d e l a D i v i n i t é . L e C h r i s t r e p r é s e n t e , e n

e f f e t , p o u r T e i l h a r d , l e « f a c t e u r p h y s i q u e » d e

l ' E v o l u t i o n t o u t e n t i è r e , à l a f o i s c e l l e d e l a v i e e t

c e l l e d u m o n d e p h y s i q u e .

L a q u e s t i o n d e s a v o i r s i u n e t e l l e c o n c e p t i o n

d ' u n C h r i s t « c o s m i q u e » e s t c o n f o r m e o u n o n à l a

d o c t r i n e é v a n g é l i q u e e t à l a n o t i o n d ' u n C h r i s t

h i s t o r i q u e e s t h o r s d e n o t r e p r o p o s . I l s ' a g i t s e u -

l e m e n t , i c i , d e v o i r s i l a r e p r é s e n t a t i o n d e T e i l h a r d

r e p o s e o u n o n s u r d e s b a s e s s c i e n t i f i q u e s s o l i d e s

e t i n c o n t e s t a b l e s , e t , d a n s l ' a f f i r m a t i v e , s i e l l e p e u t s e c o n c i l i e r a v e c e l l e s .

C e s b a s e s , q u e l l e s s o n t - e l l e s ?

D é g a g é e s d e t o u t p r é s u p p o s é t h é o l o g i q u e , —

l e q u e l é c h a p p e à l a p e r s p e c t i v e s c i e n t i f i q u e , — c e s . b a s e s s o n t e s s e n t i e l l e m e n t m a t é r i a l i s t e s . T e i l h a r d

p a r t , e n e f f e t , d e c e t t e h y p o t h è s e p r e m i è r e q u e l e s

l o i s d e l a P h y s i q u e e t l e s p r o c e s s u s p h y s i c o - c h i m i -

q u e s d e t r a n s f o r m a t i o n s d e l a m a t i è r e s ' a p p l i q u e n t à l a v i e t o u t e n t i è r e , l a c o n s c i e n c e e l l e - m ê m e c o m -

p r i s e . L ' h y p o t h è s e d ' u n e é v o l u t i o n t r a n s f o r m i s t e

i n t e r - e s p è c e s , a l l a n t d e l a m a t i è r e à l ' a n i m a l e t d e

l ' a n i m a l à l ' h o m m e d é c o u l e , e n e f f e t , d e c e t t e i d é e

p r e m i è r e . C ' e s t d o n c u n d é t e r m i n i s m e s t r i c t , c a -

r a c t è r e d o m i n a n t d e l ' i d é e m a t é r i a l i s t e q u i e s t à l à b a s e d e s o n s y s t è m e .

I l a p p a r a î t t o u t d e s u i t e u n e p r e m i è r e d i f f i c u l t é

q u e l ' o n n e p e u t é l u d e r , c e l l e d e l ' o p p o s i t i o n p a r a - d o x a l e d ' u n e é v o l u t i o n c o m m a n d é e p a r u n D i e u

p r é s e n t d a n s l a m a t i è r e e t , d a n s l e m ê m e t e m p s ,

d ' u n e é v o l u t i o n d é t e r m i n é e p a r d e p u r s p r o c e s s u s p h y s i c o - c h i m i q u e s .

O n a l ' i m p r e s s i o n q u ' u n e f o i s é n o n c é e c e t t e

c o n c e p t i o n m a t é r i a l i s t e d e l a v i e , T e i l h a r d s e r a p - p e l a n t s o n a p p a r t e n a n c e à l ' é g l i s e d u C h r i s t , s ' e f f o r c e d e f a i r e i n t e r v e n i r c e C h r i s t d a n s l e

d é r o u l e m e n t d e s p h é n o m è n e s . L a c o n t r a d i c t i o n

d o n t n o u s v e n o n s d e p a r l e r n a î t d e l à , c a r s i l e

C h r i s t e s t « l e C e n t r e p h y s i q u e d e l a C r é a t i o n »

( 1 ) , p l u s p r é c i s é m e n t s e l o n l e s t e r m e s d e T e i l h a r d ,

« l ' i n s t r u m e n t , l e c e n t r e , l a F i n d e t o u t e l a C r é a -

t i o n a n i m é e e t m a t é r i e l l e » ( 2 ) , i l d e v i e n t d i f f i c i l e

d ' a d m e t t r e q u ' i l r e s t e s o u m i s a u d é t e r m i n i s m e

p h y s i c o - c h i m i q u e s t r i c t q u i , s e l o n T e i l h a r d , d é c l e n -

c h e t o u t e s l e s t r a n s f o r m a t i o n s d e l a v i e j u s q u ' à

l ' h o m m e ; n e s u b o r d o n n e - t - i l p a s a i n s i l e C h r i s t à c e d é t e r m i n i s m e a u l i e u d ' e n f a i r e l e f a c t e u r

d i r e c t e u r , e t , d a n s c e t t e p e r s p e c t i v e , l e C h r i s t n e

s e m b l e - t - i l p a s a l o r s ê t r e s e u l e m e n t u n é p i p h é - n o m è n e ?

A p a r t i r d e l ' h o m i n i s a t i o n , T e i l h a r d f a i t p r e n -

d r e a u f a c t e u r p s y c h i q u e l a t ê t e d e l ' é v o l u t i o n ;

m a i s , d ' u n e p a r t , c e f a c t e u r p s y c h i q u e s e t r o u v e l u i - m ê m e i n é v i t a b l e m e n t e n t r a î n é d a n s c e d é t e r -

m i n i s m e ( l ' « h o m m e r o u l é c o m m e u n g a l e t » , j u s -

q u ' a u t e r m e d e l ' é v o l u t i o n ) ; d ' a u t r e p a r t , l a c o n t r a d i c t i o n e s t m a n i f e s t e e n t r e l ' a f f i r m a t i o n q u e

l ' e s p r i t « é m e r g e l a b o r i e u s e m e n t » d e l a m a t i è r e e t c e t t e a u t r e a f f i r m a t i o n d e T e i l h a r d q u ' u n e t e l l e

c o n c e p t i o n e s t s p i r i t u a l i s t e . I l n ' é c h a p p e p a s e n

(1) L'Avenir de l'Homme, p. 36. (2) Ibid., p. 397.

e f f e t , m a l g r é s e s e f f o r t s , à c e d é t e r m i n i s m e d e b a s e

e t c e n ' e s t q u ' a u p r i x d e c o n t r a d i c t i o n s f l a g r a n -

t e s , q u ' i l p a r v i e n t à a c c o r d e r l e f a c t e u r p s y c h i q u e

q u ' i l m e t e n j e u a v e c s a p e r s p e c t i v e s c i e n t i f i q u e .

C e r t a i n s p e u v e n t a d m e t t r e q u e l ' i d é e d ' u n D i e u

p l o n g é d a n s s a c r é a t i o n p o u r l a d i r i g e r e s t p a r f a i -

t e m e n t c o m p a t i b l e a v e c c e t t e d é t e r m i n a t i o n r i g o u -

r e u s e e t a v e c l ' h y p o t h è s e t r a n s f o r m i s t e . M a i s , q u e

D i e u c o m m a n d e o u n e c o m m a n d e p a s c e t t e é v o l u -

t i o n , i l n ' e n r e s t e p a s m o i n s q u ' e l l e s e d é r o u l e ,

d a n s l a p e r s p e c t i v e d e T e i l h a r d , s u i v a n t l e s p r o -

c e s s u s d u m a t é r i a l i s m e l e p l u s s t r i c t .

S i l ' o n o b j e c t e i c i , q u e T e i l h a r d a d o n n é à

l ' e s p r i t l a p r i m a u t é s u r l a m a t i è r e e t q u e p a r l à ,

o n n e s a u r a i t d o u t e r d e s o n s p i r i t u a l i s m e , o n f e r a

o b s e r v e r q u e s o n s y s t è m e l e d o n n e à p e n s e r e n

e f f e t , m a i s q u ' i l n e s ' a g i t p a s l à d ' u n s p i r i t u a l i s m e

a u t h e n t i q u e , c a r , a u x y e u x d e T e i l h a r d , l ' e s p r i t s o r t i n i t i a l e m e n t d e l a m a t i è r e e t r e s t e c o n d i t i o n n é

é t r o i t e m e n t p a r e l l e , j u s q u ' a u t e r m e d e l ' é v o l u t i o n .

L a c o n c e p t i o n d e T e i l h a r d , e n s o m m e , e s t s p i r i t u a -

l i s t e e n t a n t q u ' e l l e s e d é f i n i t p a r l e t e r m e , — l e

p o i n t O m é g a — q u ' i l i m a g i n e . C ' e s t u n e d é r i v e d e

l a m a t i è r e v e r s l ' e s p r i t . M a i s , o ù l a c o n t r a d i c t i o n

é c l a t e , c ' e s t l o r s q u ' i l t i e n t l ' e s p r i t c o m m e c o m - m a n d a n t a u x t r a n s f o r m a t i o n s d e c e t t e m ê m e m a -

t i è r e d o n t i l é m e r g e . C o m m e n t e n e f f e t , l ' e s p r i t

p o u r r a i t - i l à l a f o i s d é p e n d r e d e l a m a t i è r e e t l a d i r i g e r ?

S o u s ce j o u r , o u b i e n c ' e s t d e l a m a t i è r e e t p a r

l a m a t i è r e q u e l ' e s p r i t a c q u i e r t , a u c o u r s d e t r a n s -

f o r m a t i o n s s u c c e s s i v e s , s a p u i s s a n c e i n v e n t i v e ,

— o u b i e n , c ' e s t u n e P e n s é e p r e m i è r e q u i d o i t ê t r e

t e n u e c o m m e d é t e r m i n a n t , d è s l ' o r i g i n e , l ' é v o l u -

t i o n d e l a v i e t o u t e n t i è r e . D a n s l e p r e m i e r c a s ,

c ' e s t d ' u n d é t e r m i n i s m e p h y s i c o - c h i m i q u e p u r q u ' i l

s ' a g i t , c e l u i - l à m ê m e q u e d é c r i t T e i l h a r d . D a n s l e

s e c o n d c a s , c ' e s t u n e f i n a l i t é c a u s a l e q u i s e d é g a g e

d e l a n o t i o n d ' u n e P e n s é e p r e m i è r e , m a i s a l o r s , l e

p ô l e d e l ' é v o l u t i o n s e t r o u v e d é p l a c é à l ' o p p o s é d u

p o i n t O m é g a , c ' e s t - à - d i r e , — p o u r e m p l o y e r u n e

t e r m i n o l o g i e s e m b l a b l e , — a u p o i n t A l p h a .

N ' e s t - i l p a s é t o n n a n t q u e T e i l h a r d s ' a b a n d o n n e

a i n s i à s a v i s i o n p r o p h é t i q u e d ' u n d e v e n i r p o u r

l e m o i n s h y p o t h é t i q u e , a u l i e u d ' a l l e r j u s q u ' a u b o u t

d e l a l o g i q u e d e s o n s y s t è m e , à s a v o i r q u e l ' é v o l u -

t i o n e s t p r é d é t e r m i n é e d a n s s e s l i g n e s f o n d a m e n -

t a l e s d è s c e t t e P e n s é e p r e m i è r e ?

L a q u e s t i o n s e p o s e r a d o n c d e s a v o i r s i l ' o r i g i n e e t l ' é v o l u t i o n d e l a v i e r e s s o r t i s s e n t d e s p r o c e s s u s

q u ' i l i n v o q u e o u s i , a u c o n t r a i r e , e l l e s s ' e n d i s t i n -

g u e n t n e t t e m e n t ?

P a r t a n t d e l ' i d é e d ' u n e g e n è s e p r o g r e s s i v e d e

l ' u n i v e r s e t d e c e t t e a u t r e i d é e q u e t o u t e s t m o u -

v e m e n t d a n s l e m o n d e , T e i l h a r d c o n s i d è r e q u e l e s v i v a n t s d e s s i n e n t e u x a u s s i u n e a s c e n s i o n g r a -

d u e l l e e t t r a n s f o r m i s t e v e r s l a C o n s c i e n c e . « I l

n ' e s t p a s , é c r i t - i l , j u s q u ' a u p s y c h i s m e l e p l u s é l e v é

q u e n o u s c o n n a i s s i o n s , l ' â m e h u m a i n e , q u i n e r e n -

t r e d a n s l a l o i c o m m u n e », e t i l v a j u s q u ' à é m e t t r e

c e t t e a u t r e h y p o t h è s e c o n c e r n a n t l ' â m e q u ' « e l l e a u s s i a d û ( d ' u n e f a ç o n o u d ' u n e a u t r e ) a p p a r a î t r e

à l a f a v e u r d e l a m o b i l i t é g é n é r a l e d e s c h o s e s » ( 1 ) .

(1) L'Avenir de l'Homme, p. 25.

C ' e s t d o n c b i e n s u r l ' h y p o t h è s e d ' u n e é v o l u t i o n

t r a n s f o r m i s t e p r o g r e s s i v e d e l a v i e t o u t e n t i è r e

q u ' i l s e f o n d e , é v o l u t i o n l i é e , à s e s y e u x , à l a t r a n s -

f o r m a t i o n d u m o n d e p h y s i q u e . C e p e n d a n t i l e s t c o n t r a i n t d e r e c o n n a î t r e q u e s i l a n a t u r e c o n t i n u e

à ê t r e « m a l l é a b l e e t m o u v a n t e », l a v i e s e m b l e

s ' ê t r e b r u s q u e m e n t « f i g é e » d a n s s e s f o r m e s f o n -

d a m e n t a l e s , d e p u i s d e s m i l l i o n s d ' a n n é e s . A u s s i

p e n s e - t - i l q u e l e s t r a n s f o r m a t i o n s i n t e r - e s p è c e s d e s ê t r e s v i v a n t s s e s e r a i e n t p r o d u i t e s d a n s l e s

p r e m i e r s t e m p s d e l ' é v o l u t i o n . C e t t e h y p o t h è s e , q u i

d e v i e n t u n e c e r t i t u d e p o u r T e i l h a r d , c o m m a n d e

t o u t s o n s y s t è m e .

L ' a p p a r i t i o n d e l a p e n s é e m a r q u e r a i t l a p o u r -

s u i t e , s u r l e p l a n d e l a c o n s c i e n c e , d e s t r a n s f o r m a -

t i o n s p r o g r e s s i v e s q u ' i l s u p p o s e , n o n s e u l e m e n t

p o u r l a c o n s c i e n c e i n d i v i d u e l l e m a i s a u s s i p o u r l a c o n s c i e n c e c o l l e c t i v e .

C e t t e h y p o t h è s e t r a n s f o r m i s t e s e j o i n t e l l e - m ê m e

à u n e p r e m i è r e h y p o t h è s e c o n c e r n a n t l ' o r i g i n e d e

l a v i e . E n v e r t u d e l a d é p e n d a n c e q u ' i l i m a g i n e

e n t r e l ' u n i v e r s p h y s i q u e e t l ' a p p a r i t i o n d e c e t t e

d e r n i è r e , i l f a i t s o r t i r l a v i e d i r e c t e m e n t d e l a

m a t i è r e . C e t t e c o n c e p t i o n n e t r o u v e u n e a t t é n u a -

t i o n d a n s s a p e n s é e q u e d a n s l ' i d é e d ' u n e m a t i è r e

d é j à s p i r i t u a l i s é e . S p i r i t u a l i s é e ? M a i s c o m m e n t ?

C ' e s t l à l e m y s t è r e , p u i s q u e l ' é n e r g i e d e l a v i e

s e r a i t l a m ê m e , à s e s y e u x , q u e l ' é n e r g i e p h y s i q u e

à l a q u e l l e , s c i e n t i f i q u e m e n t , i l n e p e u t r e c o n n a î t r e

a u c u n e s p i r i t u a l i t é . C e l a n e r e v i e n d r a i t - i l p a s à

s p i r i t u a l i s e r l a l u m i è r e o u l ' é l e c t r i c i t é p a r e x e m -

p l e ? S i d o n c l ' é n e r g i e d e l a v i e é t a i t l a m ê m e q u e

l ' é n e r g i e p h y s i q u e , c o m m e n t p o u r r a i t - o n e x p l i q u e r

s a s p i r i t u a l i s a t i o n ? N e f a u d r a i t - i l p a s a d m e t t r e

d e u x é v o l u t i o n s , a l o r s q u e s e l o n s a p r o p r e t h è s e :

« Du fond de la matière, dit-il, aux sommets de l'esprit, il n'y a qu'une évolution» ? (1).

Dans cette perspective purement physique, Teilhard nous montre la formation de la Terre comme s'effectuant au départ d'un «lambeau de matière formé d'atomes » détaché de la suface du soleil. A part i r de là intervient un processus de détermination géochimique. Dès lors, dit-il, « l'énergie terrestre a tendu, dès le principe, à s'exhaler et à se libérer» (2). Le monde minéral d'abord, le monde organique ensuite, c'est-à-dire l'édification, par synthèse, des composés organi- ques carbonés, hydrogénés, hydratés ou azotés, se compliquant indéfiniment pour aboutir à une mo- lécule toujours plus grosse et plus complexe, celle de la vie. Le chimisme minéral et le chimisme orga- nique apparaissent donc, dans cette représenta- tion, matériellement liés et donc dépendants l 'un de l 'autre, et il ajoute : « ces deux fonctions sont et ne peuvent être que les deux faces inséparables d'une même opération tellurique totale» (3). Sous cet aspect physico-chimique de l'analyse, la concep- tion matérialiste est nette et exacte. Il y manque cependant la chose la plus importante, c'est-à-dire la perspective physiologique qui montre comment se distingue de la constitution purement fortuite et illimitée de la matière brute, l 'organisation déter- minée et réglée de la matière vivante.

C 'est cette limitation de sa perspective aux phé-

(1) L'Avenir de l'Homme, p. 35. (2) Le Phénomène Humain, p. 57. (3) Ibid., p. 69.

nomènes purement physiques de l'origine de la vie qui a faussé la représentation de Teilhard. Il a méconnu par là l'originalité et l'autonomie de la vie.

A ne considérer, en effet, que la formation géo- chimique de la matière vivante et de la matière brute, il n 'a pas vu ce qui les distingue l'une de l'autre.

C'est un fait qu'on n'observe pas de limite tranchée au moins apparente, entre elles, à l'ori- gine de la vie. Ce n'est pas une raison suffisante cependant, pour affirmer : « un passage graduel du grain de matière au grain de vie » (1). Comment Teilhard pourrait-il justifier cette affirmation puisqu'il ne subsiste pas de vestiges de la période prémoléculaire ? Aussi a-t-il dû imaginer une mé- tamorphose pour rendre compte de ce passage.

Il importera donc de dissiper cette illusion pre- mière et de bien montrer l'abîme qui sépare les énergies respectives de la vie et de la matière. Pour n'être pas sorti de sa perspective physique, Teilhard n ' a fait que pressentir cette distinction fondamentale, mais il l 'a pressentie. On s'en rend compte quand il fait appel à une idée complémen- taire, celle de la possibilité de l'existence d'une Prévie. En remontant vers les premiers éléments de la matière, il a été frappé, en effet, par la spon- tanéité et le « dedans » de la matière vivante, en opposition avec le déterminisme de l'extérieur de la matière brute. C'est par là qu'est née dans son esprit cette idée d'une Prévie. Les premiers vivants s 'y manifesteraient comme des sortes de « méga » molécules participant des propriétés

(1) Le Phénomène Humain, p. 83.

c o r p u s c u l a i r e s d e l a m a t i è r e , m a i s p r é s e n t a n t d e u x f a c e s , — e x t e r n e e t i n t e r n e , — c e l l e d u « d e h o r s »

e t c e l l e d u « d e d a n s » d e s c h o s e s ; l a f a c e d u « d e -

d a n s » r é p o n d a n t , s e l o n l u i , à u n e p a r c e l l e d e

c o n s c i e n c e d e n a t u r e c o s m i q u e e t r u d i m e n t a i r e .

L e s d e u x f a c e s n e s e r a i e n t d ' a i l l e u r s q u e l e s p a r t i e s

l i é e s d ' u n m ê m e p h é n o m è n e . C e t t e r e p r é s e n t a t i o n

d e T e i l h a r d m e t e n é v i d e n c e l a d i f f i c u l t é q u ' i l

é p r o u v e à r e n d r e c o m p t e d e l ' é n e r g i e s p i r i t u e l l e

d e l a v i e p a r r a p p o r t à l ' é n e r g i e d e l a m a t i è r e . O r

t o u t e l a q u e s t i o n r é s i d e d a n s c e t t e d i s t i n c t i o n f o n -

d a m e n t a l e e n t r e l ' u n e e t l ' a u t r e . A n e p a s s é p a r e r

n e t t e m e n t l ' é n e r g i e p h y s i q u e e t l ' é n e r g i e p r o p r e

d e l a v i e , T e i l h a r d s e t r o u v e a m e n é à n e p a s c o m -

p r e n d r e . « N o u s s e n t o n s p a r f a i t e m e n t , é c r i t - i l , s e

c o m b i n e r , d a n s n o t r e a c t i o n c o n c r è t e , l e s d e u x f o r -

c e s e n p r é s e n c e . L e m o t e u r f o n c t i o n n e , m a i s n o u s

n e p a r v e n o n s p a s à e n d é c h i f f r e r l e j e u q u i p a r a î t

c o n t r a d i c t o i r e » ( 1 ) . C e l a n e l ' e m p ê c h e p a s d ' a i l -

l e u r s d e v o i r e n c e s d e u x f o r c e s e n p r é s e n c e , « s e

t e n a n t e t s e p r o l o n g e a n t », u n e é n e r g i e u n i q u e . L a

d i s t i n c t i o n q u ' i l f a i t e n t r e u n e é n e r g i e « t a n g e n -

t i e l l e » e t u n e é n e r g i e « r a d i a l e » c o n t r e d i t c e t t e

c o n c e p t i o n ; n o u s a u r o n s à y r e v e n i r .

O n s e n t b i e n q u e c ' e s t d u p r é s u p p o s é d o n t i l

p a r t q u e T e i l h a r d e s t c o n d u i t à s o n h y p o t h è s e d e

t r a n s f o r m a t i o n s é v o l u t i v e s m a t é r i e l l e s e t p r o g r e s -

s i v e s , a u s s i b i e n d e l ' e s p r i t q u e d u c o r p s v i v a n t .

S a c o n c e p t i o n d e l ' é m e r g e n c e d e l a c o n s c i e n c e p a r

c o m p l e x i f i c a t i o n d e l a m a t i è r e e n r é s u l t e a u s s i . T e i l h a r d v o i t e n e f f e t , d a n s l ' a v è n e m e n t c h e z

l ' h o m m e d e l a p e n s é e r é f l é c h i e ( l ' h o m i n i s a t i o n ) ,

(1) Le Phénomène Humain, p. 60.