lavelle - les puissances du moi

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  • 7/31/2019 Lavelle - Les Puissances Du Moi

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    LOUIS LAVELLE [1883-1951]Membre de lInstitut

    Professeur au Collge de France

    (1948)

    LES PUISSANCESDU MOI

    Un document produit en version numrique par Louis Dubreuil, bnvole,Retrait de linformatique, Lyon, France

    Courriel:[email protected] Page web dans la section BNVOLES.

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web:http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web:http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_dubreuil_louis.htmlhttp://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_dubreuil_louis.htmlmailto:[email protected]
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    Louis Lavelle, les puissances du moi (1948) 2

    Politique d'utilisationde la bibliothque des Classiques

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    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Cette dition lectronique a t ralise par Louis Dubreuil, bnvole, jeune retraitde linformatique, Lyon, France.

    Courriel :[email protected]

    partir du livrede :

    Louis LAVELLE

    LES PUISSANCES DU MOI

    Paris : FLAMMARION diteur, 1948, 280 pp.collection Bibliothque de Philosophie scientifique.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11

    dition numrique ralise le 5 mars 2011 Chicoutimi, Villede Saguenay, Qubec.

    mailto:[email protected]:[email protected]
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    Louis LAVELLE

    LES PUISSANCES DU MOI

    Paris : FLAMMARION diteur, 1948, 280 pp.collection Bibliothque de Philosophie scientifique.

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    [279]

    Table des matires

    Livre I. La puissance de connatre

    Chapitre I. Le moi, tre conscientChapitre II. Le moi, tre temporelChapitre III. Privilge de la connaissance.

    Livre II. La puissance de sentir

    Chapitre IV. Le moi, tre de dsirChapitre V. Le moi, tre sensible Chapitre VI. Le moi, tre de douleur et de joieChapitre VII. La rvlation de la valeurChapitre VIII. Confrontation de la sensibilit et de lintellect

    Livre III. La puissance de se faire

    Chapitre IX. Le moi, tre qui se choisitChapitre X. Le moi, tre qui saffirme comme personne

    Livre IV. La puissance de tout spiritualiser

    Chapitre XI. Le moi, tre spirituelChapitre XII. Lart, ou la rconciliation du sensible et du spirituelChapitre XIII. La vertu, ou la rconciliation de la nature et de la libertChapitre XIV. La sincrit ou la vrit de soi-mme

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    [5]

    Livre ILA PUISSANCE DE CONNATRE

    Retour la table des matires

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    [7]

    Premire partie : La puissance de connatre

    Chapitre ILe moi, tre conscient

    I

    Retour la table des matires

    Il ny a pas de mot qui soit pour nous plus mystrieux ni plus mouvant que mot conscience. Nous lemployons tour tour pour dsigner cette lumire qnous rend prsent nous-mme et au monde et aussi, en face dune action qunous venons de faire ou que nous allons faire, ce sentiment quelle est bonne oquelle est mauvaise, en rapport avec un ordre quelle ne peut que respecter ovioler.

    Mais la conscience sans laquelle nous ne pouvons rien connatre, ni la ralitni le bien, semble se drober elle-mme la connaissance. Peut-on parler dunconscience de la conscience ? Et cette expression ne prsente-t-elle pas une sorde contradiction ? Car la conscience dont on a conscience devient alors une choparmi beaucoup dautres et perd tous les caractres qui la distinguent et qu

    lauthentifient. Et la conscience qui a conscience redouble son mystre quand eapplique son opration elle-mme, et non plus un objet diffrent delle quelle apprhende.

    Cest vers lobjet, en effet, que la conscience tourne naturellement son activt. Et elle se scinde alors en deux grandes fonctions qui sont lentendement et vouloir : le propre de lentendement, cest dapprhender, soit dans la perceptio

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    soit dans lide,[8] un objet prsent qui retient et qui capte toute son attention dans lequel son acte mme sefface et sabolit ; et le propre du vouloir, cest dtendre, comme le dsir, vers un objet absent qui, lorsque nous le possdons, o

    cupe toute notre conscience et anantit son indpendance. Cest seulement lorquil nous manque que la conscience se rvle nous, dans un sentiment de privtion que la souffrance accompagne toujours. De l sans doute ce pessimisme dtant de penseurs pour qui la conscience nat de notre insuffisance et de notre maheur et se trouve condamne prir ds que cette insuffisance se comble et que malheur se rpare. Mais dans une telle conception, la conscience se nourrit encode la pense de cet objet quelle poursuit et qui se drobe elle ; mme alors else fuit elle-mme vers cet objet quelle na pas. On la voit qui sabme en lui ausbien quand elle le convoite que quand elle le possde.

    Cependant, lorigine mme de cette misre laquelle on veut la rduire, cepeut-tre quen cherchant un objet dans lequel elle puisse sanantir, elle soublelle-mme, sloigne toujours davantage de sa source et tend ruiner ainslintimit de sa propre opration. Cest que lobjet est son instrument et non pson but : en se subordonnant lui, elle se matrialise. En le subordonnant ellelle le spiritualise. Elle lui donne un sens que par lui-mme il navait pas ; au lide perdre en lui le sens quelle-mme a toujours. Aussi ne faut-il pas stonnque le caractre propre de la philosophie, ce soit prcisment de rsister cet lnaturel par lequel la spontanit nous emporte toujours vers lobjet, afin de rtrouver par une rflexion sur soi la conscience ltat naissant, de nous rendattentif son pur exercice et den rgler le cours. Dune manire gnrale, toutles sciences thoriques, toutes les recherches pratiques ont lobjet pour uniquproccupation. Mais cest le propre de la [9] philosophie de se dsintresser dlobjet et de chercher pntrer lessence mme de cette conscience sans laquellobjet ne serait rien pour nous et serait aussi incapable dtre reprsent qudtre dsir.

    Ce qui fait que nous donnons la conscience une valeur suprme, cest que, elle vient disparatre, le moi et le monde disparaissent galement nos yeux. ny a dexistence, il ny a de signification que par rapport elle. Ds quelcommence flchir ou sobscurcir, comme dans la distraction ou dans la rvrie, il nous semble la fois que lunivers sloigne de nous et que notre molabandonne.

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    II

    L o la conscience sefface, le moi cesse dtre prsent lui-mme. Ne fauil pas dire alors quil cesse dtre ? Que subsiste-t-il du moi quand il ne peut pldire : Voil ce que je pense, ce que je sens et ce que je veux, voil ce qumappartient ? Or cest la conscience qui le dit. Pourtant, ce moi dont jai concience nest-il point une ralit obscure et souterraine qui se livre la conscienpeu peu, et ce que jen ignore nest-il pas plus profond que ce que jen connaiIl est vident que je ne peux pas faire de la conscience un tre indpendant, priv

    de toute relation avec lunivers dans lequel elle senracine et qui la nourrit. Macest linconscient qui exprime cette relation et cest le corps qui en eslinstrument. Telle est la raison pour laquelle ce que je sais de moi-mme est tou jours dpass par ce que je puis en apprendre, qui se dcouvre moi dans usorte de rvlation : celle-ci presque toujours mtonne et quelquefoimpouvante.

    Cependant, en supposant que cet tre mystrieux que je porte en moi, moinsu, demeure toujours [10] enseveli dans les tnbres, oserait-on dire quil eencore moi ? Il ne mrite ce nom que sil contribue former le sentiment globque jai de moi-mme, si ma conscience dj en prouve la prsence confusavant de le produire en pleine lumire. Le moi nest pas une chose toute faite stue derrire la conscience, dans une sorte darrire-monde quelle clairerait p peu. Il nen est pas non plus seulement la partie claire. Il est un tre qui se fet qui rside prcisment dans cette relation mobile et vivante entre une natudo il merge, qui lui fournit toutes les ressources dont il dispose et dont npuisera jamais la richesse, et un acte de libert et de raison dans lequel il assme une responsabilit, mais qui nest jamais pur parce quil ne se dtache jama

    de ces forces que la nature lui fournit et sans lesquelles il ne pourrait rien. Le mest un tre mixte, que nous pouvons bien identifier avec la conscience, la seucondition pourtant de la considrer non point dans son contenu ralis, mais dacet acte par lequel elle se ralise et qui plonge toujours dans une massdinconscience qui la supporte et dans laquelle chaque instant elle menace dretomber.

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    Descartes lui-mme qui soutient que le moi nest que l o il pense, nconfond pas la pense avec la conscience claire. La pense comprend en elle toles mouvements de lme, mme les plus incertains et les plus confus. Elle e

    lacte par lequel nous mettons en uvre toutes les puissances qui sont en noumais afin prcisment den prendre possession et de les rendre ntres.

    Quand nous cherchons dfinir le rapport de la conscience et du moi, nouprouvons un sentiment dembarras, car la conscience nous parat ressemblerune lumire que nous ne voulons pas confondre avec ce quelle claire. Ainsi dis que jai conscience de lunivers comme dun objet qui jusqu un certain [1point mest tranger. Mais, dans la conscience que jai de moi-mme, ce moi do jai conscience ne se distingue pas aussi bien de la conscience que jen ai. Ici

    conscience nest pas une pure lumire : elle est lopration qui, en produisant lumire, produit cet tre qui est moi-mme et qui, linverse de lobjet de lconnaissance, ne prexistait pas lopration qui le saisit. Et si lon prtend quce moi suppose une matire sans laquelle il ne pourrait pas natre, une telle matire nest point comparable la matire de la connaissance. On ne voit pas que moi vienne jamais sobjectiver en elle. Elle est seulement un moyen quil utilismais quil dpasse toujours.

    Cest pour cela que le moi refuse dtre confondu avec tout ce qui en lui e

    dj fix ou dtermin, avec ses tats dme qui ne cessent de changer et dsabolir, avec cette ralit plus stable forme par son caractre, ses tendances, shabitudes, qui pourtant fait corps avec lui, et laquelle il se rduit ds que soactivit commence flchir, cest--dire ds quil cesse proprement de pouvodire moi . Le moi est donc la fois invisible et insaisissable. Il rside dans cpoint sans dimension o il prononce un acte de consentement ou de refus lgade ce qui lui est propos, et sans jamais rompre le contact avec aucune des forcqui le pressent ou aucune des situations o il est plac, naccepte jamais de laisser contraindre par aucune delles.

    On comprend donc bien maintenant quel est le rapport entre le moi et la concience, pourquoi ces deux termes sont insparables, ou mme se confondent, dmoins si la conscience nest plus une simple lumire qui claire un objet ddonn, maisune initiative par laquelle un tre se fait et se voit se faisant , laidede matriaux que lunivers ne cesse de lui fournir, mais qui ne contribuent fomer son tre propre que par lusage mme quil est capable den faire.

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    III

    [12] On peut prouver facilement que le moi est la seule ralit au monde dolessence est de se faire. Il ressemble la fois luvre dun artisan dans laquellartisan ne ferait quun avec cette uvre mme pendant quelle sexcute, et croissance dun tre vivant, mais qui serait leffet de la rflexion et du choix, non plus seulement dune aveugle spontanit. Il semble difficile de dire quil epuisquil ny a rien de plus en lui que le passage incessant de ce quil tait quil va tre : strictement, il est un pouvoir dtre plutt quun tre mme.

    La nature lui offre mille possibilits : il est le pouvoir de les faire passer lacte. Telle est lorigine de lmotion incomparable que le moi prouve quanddescend assez loin au cur de lui-mme. Ce nest pas lmotion quil a de se dcouvrir tel ou tel, et qui ne diffrerait pas de celle quil pourrait prouver devaquelque pierre curieuse ou quelque animal trange. Mais quil puisse sattribuerlui-mme ce quil dcouvre, cest l quest proprement le miracle. Or quel liepourrais-je tablir entre ma conscience et une chose laquelle elle viendrait sheurter et quelle serait oblige de subir ? O pourrais-je trouver une raison ddire quelle est moi ? Cela ne peut arriver qu lgard de certaines possibilits qmappartiennent, cest--dire dont je dispose ou quil dpend de moi dexerceDans cette dcouverte dune possibilit qui ne se ralise que sil y consent, le mentre aussitt tout entier en action : il prouve une anxit incomparable la pese dune destine que lui-mme va se donner. On le voit bien dans tous les mments exceptionnels de notre vie o nous russissons [13] obtenir une vraie prsence nous-mme : celle-ci produit toujours en nous un sentiment dune extrordinaire gravit parce quelle est la dcouverte de certaines puissances dont chcune est insparable dune exigence qui nous est adresse, dun devoir que no

    avons remplir. Les expriences les plus instructives que nous faisons, les lectres qui ont sur nous le plus daction, les rencontres que nous noublions plus, socelles qui tout coup ont amen la lumire telle possibilit qui tait en nous que jusque-l nous navions pas souponne. Ce sont l pour nous les occasioqui nous permettent de reconnatre ce que nous devons tre et de le devenir. Celqui, faisant le tour de lui-mme, limite son regard la considration de ce qu

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    prouve ou de ce quil possde, ne peut se dfendre dun immense dcouragment. Il ny a rien de plus beau au contraire, ni qui donne notre vie plus de resort et dlan, que dapercevoir en nous une virtualit qui nest rien si nous ne

    mettons en uvre et qui, si nous acceptons de le faire, devient le tout de noumme et la marque de notre vocation.

    Mais si le moi commence avec la dcouverte des possibilits qui sont en lucest seulement en les ralisant quil se ralise. Cest alors aussi quil failexprience du pouvoir quil a de se crer, de sa propre responsabilit lgade lui-mme. De l cette sorte de tremblement que lhomme prouve toujouquand il est au bord de laction et quil sent quune dcision dont il est le matsuffit la produire ou la retenir. De l aussi cette sorte de complaisance estht

    que et goste qui peut conduire certains tres, pour ne rien laisser perdre de totes les virtualits que le regard intrieur a pu leur montrer en eux-mmes, refser den raliser aucune, comme si ctait l tout la fois se quitter et sappauvrMais nul ne peut nier que ce ne soit le signe dune grande faiblesse et dun mdiocre courage de se contenter de la pure possibilit : [14] cest mettrlimagination au-dessus de la ralit. On craint cette sorte de densit et de rsitance que lide va acqurir tout coup ds quelle prendra corps devant nous. Opense aux autres ides auxquelles on renonce, et non point cet accroissement richesse et de vie que celle quon a choisie va tout coup recevoir : ce que lcraint, cest le contact avec le rel qui est pour elle lpreuve vritable. On sebien que lon va sengager dune manire dfinitive : et cest cela que lon ne vepas. Car toute action que le moi accepte de faire rompt les bornes de la subjectivt pure o il demeurait jusque-l enferm : elle lui donne place dans luniverElle loblige porter tmoignage aux yeux de tous les tres, acqurir une exitence pour eux et non pas seulement pour lui-mme. Cest dans la mise en uvde ses possibilits que le moi acquiert la conscience la plus aigu de la dmarcmme par laquelle il se constitue.

    On voit donc pourquoi le moi est si loign dtre un objet que lon puissconnatre au milieu des autres. Cest que la conscience est le creuset au fond dquel il voit apparatre ses propres possibilits. Il ne cesse de les confronter et dles prouver. Mais aucune delles nest faite pour demeurer ltat de simple posibilit. Elle appelle une action par laquelle le moi veut devenir enfin lauteur dlui-mme. Cest donc seulement parce quil prend la responsabilit de ce quil e

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    quil ne peut pas se passer de la conscience : car cest en elle seulement que pevent rsider ses propres possibilits, et non point dans le monde o il ny a riequi ne soit ralis ; cest elle qui donne naissance lintention par laquelle il cho

    sit lui-mme lexistence quil prtend se donner ; cest elle enfin qui doit assurcette transformation progressive de lintention en action sans laquelle lactioserait rduite la pure impulsion, et lintention elle-mme dpourvue de significtion et defficacit.

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    [15]

    Premire partie : La puissance de connatre

    Chapitre IILe moi, tre temporel

    I

    Retour la table des matires

    Cest donc lacte qui nous fait tre. Nous ne pouvons nous identifier qu c

    que nous faisons, ou mieux encore lacte par lequel nous le faisons : et cet acpour tre ntre, doit tre accompli dans la lumire. Ainsi notre vie est notre uvre ; elle est une autoralisation indfinie. La psychologie ne peut pas tre science dun objet mort : se connatre, cest se voir agir, mais cest aussi porter u jugement de valeur sur ce que lon fait, cest devenir prsent sa volont qchoisit une certaine fin et qui la prfre toutes les autres.

    Mais cette activit par laquelle nous nous crons nous-mmes semble insprable de notre vie temporelle. Le caractre de laction, cest davoir un comme

    cement et une fin entre lesquels se place prcisment son dveloppement. Agconsiste toujours abandonner un certain tat intrieur pour lui en substituer uautre qui nous parat meilleur ; nous ne pouvons y russir que par une certainmodification que nous imprimons au monde matriel : il y a dans toute action uprogrs qui ne peut se raliser que par lintermdiaire du temps.

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    [16] Or si on ne peut pas poser lactivit sans le temps, est-il possible de posle temps sans lactivit ? Il semble facile de concevoir le monde extrieur et mme le monde intrieur comme une succession dtats passifs qui se drouleraie

    sous nos yeux sans que nous saisissions lactivit qui les engendre tour tour : pourtant, cest encore lactivit de lattention qui nous permet de passer de lunlautre et qui les lie entre eux comme les moments dun mme devenir. De pluen approfondissant jusquau dernier point lide du temps pur, on trouve en lui, lieu dun milieu inerte, le trait caractristique de lactivit et de la vie qui elappel par ce qui est de ce qui nest pas encore, mais qui doit prolonger et achver indfiniment ce qui est.

    Le temps est la condition sans laquelle lexistence dun tre fini serait impo

    sible. Abolir le temps par la pense, cest stablir dans lternit ; cest ter lindividu sa vie indpendante, le pouvoir de se crer et de se dvelopper par soactivit propre ; cest lui retirer sa responsabilit lgard de son tre mme.

    Le temps est la plus belle des choses parce quil est le lieu de toutes les promesses ; cest lintrieur du temps que naissent tous nos dsirs et toutes nos eprances : cest le temps qui les ralise. Mais le temps est aussi la pire des choseCar il nous spare perptuellement de ltre total : il laisse toujours notre moi daun tat dinstabilit et dinachvement. Il abolit aussitt ce quil vient de nou

    donner. Il fait de notre vie une mort sans cesse renouvele. Aussi tout leffort dla conscience est-il de nous dlivrer du temps et de chercher une possession qui sefface pas avec lui.

    Mais il faut pourtant que ltre acquire tout ce qui lui sera jamais donn, pun acte personnel que nul ne peut accomplir sa place. Il ny a rien qui puisse possd par la conscience comme une chose qui lui demeure attache : elle npossde que son activit au moment mme o elle lexerce. Pour le moi, tout [1est perptuellement refaire, sans quil puisse jamais obtenir ni scurit ni repos

    Or le temps est la condition de lactivit parce quil est spar lui-mme edeux rgions distinctes : le pass et lavenir, et la conception que nous avons de vie est solidaire des ides que nous nous en faisons et de la relation qui les unNous sommes toujours situs dans le prsent et mme nous ne pouvons nous rprsenter le pass et lavenir que comme deux formes de la prsence : le pasnest pour nous quun prsent, et lavenir quune image prsente dont la ralis

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    tion est attendue ou dsire. Ainsi cest dans le pass que nous connaissons, puique nous ne pouvons connatre que ce qui est dj ralis. Au contraire, lavenest le milieu de laction, puisque notre puissance ne peut sexercer que sur un

    forme de ralit qui est encore natre. Ds lors toute cration consiste tranformer lavenir en pass, faire que ce qui nest pas encore traverse ce qui epour devenir ce qui nest plus. Non pas que ce qui nest plus soit pour nous semblable au nant : il est devenu ide, une possession spirituelle, cest--dire le sebien qui ne puisse jamais nous tre retir.

    La conscience peut donc tre dfinie par un double mouvement, ou un doubregard qui loriente tantt vers le pass, tantt vers lavenir. Car le pass nest pseulement ce qui nous chappe, cest aussi ce qui est ralis, acquis et fix : ce

    en un sens la seule chose au monde que nous soyons capables de saisir et dcontempler. Et on napprhende ltre que quand il est dj form, cest--diquand il appartient au pass. Mais lavenir est lobjet la fois dune attente dune aspiration : il nous invite modifier sans cesse ce qui est afin de crer queque chose de nouveau et qui nous apporte une satisfaction plus parfaite ; il nodonne une motion et souvent une angoisse que la contemplation du pass adouet apaise. Et [18] lon peut dire que notre conscience est une oscillation, un battment ininterrompu entre une connaissance cherchant semparer de ce qui edj et un dsir tendu vers la production de ce qui doit tre.

    II

    Cest pourtant le rle de la conscience dattacher notre vie au prsent : il y dabord en elle un sentiment constant de la prsence mme de la vie. Et si loallgue que les sentiments les plus forts, le dsir, le regret et lamour, se nourrisent de labsence, il importe dobserver que cette absence mme nest quune prsence constamment appele et qui nous manque, que cest la distance mme qnous en spare qui donne ces sentiments leur acuit et leur amertume, quils cherchent, obligent limagination la suppler et gmissent de son impuissancey parvenir.

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    Mais, que faut-il entendre par le prsent de notre conscience ? Nous le regadons presque toujours comme une limite vanouissante entre un pass indfini qest un prsent aboli, et un avenir indfini qui est un prsent encore natr

    Lexprience immdiate de la vie serait alors celle de la fuite incessante de notats. Toutefois lide mme de cette fuite ne commence prendre un sens qupour la rflexion. De plus, comment une pure coupure dans ce devenir pourraelle tre regarde comme relle ? Comment la conscience pourrait-elle la saisirCe sont l les difficults qui ont conduit souvent considrer cette coupure comme purement thorique, soutenir que le prsent rel empite sur ce qui viedtre et sur ce qui va tre, et quil est une certaine longueur de temps la plus pete possible et qui ne peut plus tre divise.

    Or cette solution ne peut pas nous satisfaire. Elle ne nous [19] parat pas rpondre la vritable relation du prsent et du temps. Cest quen ralit il nypas proprement parler une exprience du temps : le temps est construit laiddes matriaux fournis par la mmoire et par limagination. Cest un prjug dpenser que nous sentons le temps scouler. Quand nous disons que le temps pase vite, nous empruntons cette mtaphore la perception dun changement trrapide. Mais si nous pensons que ce corps qui change est en effet dans le tempnous ne plaons pas dans le temps notre moi lui-mme qui peroit ce mouvemeet qui le domine. Peut-tre faut-il dire que le propre de lempirisme, cest prcsment de soutenir que notre tre tout entier se trouve entran dans le temps avtous les objets dont il a lexprience, et le propre de lintellectualisme de soutenque le sujet, qui a besoin du temps pour se donner lui-mme cette expriencnest pas plus situ dans le temps quil nest situ dans lespace, sans lequel touexprience est galement impossible : car lesprit nest pas li au temps dunmanire plus radicale quil ne lest lespace, bien que le moi ne puisse acqurque par lintermdiaire du temps une exprience de sa propre vie, cest--dire dsillage que laisse dans sa conscience lacte mme qui le fait tre.

    Les enfants ne vivent pas dans le temps. Ils ne savent pas distinguer le passde lavenir ; il leur arrive mme de les confondre : leur exprience est celle dunprsence laquelle ils opposent seulement lindtermination dune absence qenveloppe pour eux aussi bien le pass que lavenir. La notion de temps, ilacquirent peu peu : on voit bien quelle est un produit de leur rflexion. Noummes nous perdons le sentiment du temps chaque fois que lobjet retient et cap

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    notre attention par lintensit mme de lintrt quil suscite. La conscience npeut vivre que dans un prsent continu. Et lon peut dire que [20] cest par le bsoin mme quelle a de la prsence quelle nous fait sentir labsence comme

    pire de tous les maux. Car cest dans le prsent que le moi stablit dabord labsence soffre toujours lui comme une ngation : il la ressent comme unsorte de vide intrieur qui empche toute possession affective de se raliser. Ausnous ne pouvons dfinir le pass que comme une prsence perdue et lavenir qcomme une prsence dsire.

    Encore peut-on aller plus loin et dire que le pass comme tel chappe lexistence : comment ce qui nest plus pourrait-il tre ? Ce que nous nommons ce nom, cest une relation entre deux prsences, la prsence dune perception q

    est abolie et qui est devenue une absence, et la prsence dun souvenir qui srfre et qui vient la remplir. De mme, je ne vivrai jamais dans lavenir : quan je vivrai en lui, il sera pour moi prsent et je ne puis lvoquer que par une pensprsente, un dsir, une esprance, une volont, qui sont des actes prsents de mconscience. Raliser le pass ou lavenir, cest une idoltrie : le temps nest que lien que jtablis chaque instant dans une prsence actuelle entre une prsenattendue et une prsence remmore.

    Au lieu de dire que le prsent est dans le temps, il faut dire par consquent qu

    le temps est dans le prsent, quil est une relation entre les diffrentes espces la prsence. La conscience vit de leur opposition et de la conversion qui ne cesde soprer entre elles. Sa forme la plus pleine et la plus parfaite est la possesion : le dsir la cherche et, pour lanticiper, la projette devant lui dans laveniLe regret est le sentiment de lavoir perdue ; il invente le pass pour en ressuscitlimage.

    Mais la conscience ne permet aucune rupture entre les formes diffrentes de prsence, puisque le pass et lavenir restent eux-mmes en corrlation lun av[21] lautre ; tout avenir est destin devenir un jour du pass et ce que jappellinstant o je vis, cest lacte mme par lequel ce passage sopre : cest pour cequil na aucun contenu et que je ne men vade moi-mme jamais. Que je condre le pass ou lavenir indpendamment de leur relation avec linstant, leur ralit sabolit : le premier nest plus quune lgende et le second quun rve. Dala mesure o cette relation devient plus troite, ils deviennent pour moi plus vvants. Ils sollicitent toutes les puissances de ma vie affective soit comme deu

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    formes de labsence qui me dsesprent, soit comme les deux extrmits du rytme mme de la prsence, cest--dire de la possession.

    La pense du temps, cest la pense tragique de lexistence, la pense de lacmme par lequel elle se constitue : elle oscille tout entire dune prsence futuqui fait natre le dsir une prsence passe qui fait natre le regret. Mais le dremplit cet intervalle entre une possession ventuelle et une possession actuellqui est ncessaire pour que je ne puisse rien possder que ce que je me suis momme donn. Le regret remplit cet intervalle entre une possession actuelle et unpossession perdue qui est ncessaire pour me permettre de maffranchir de la sesation aprs en avoir subi la loi : mais alors le pass est dtach du corps ; il sespiritualis et incorpor nous-mmes ; il fait dsormais partie de notre prse

    ternel.

    III

    Lexistence matrielle est minemment fugitive : elle surgit un instant pour sconvertir aussitt en un pass aboli. Mais le rel nest pas ce passage phmdes formes matrielles devant le regard : en tombant dans le pass leur rali

    sabolit, mais en mme temps [22] elle saccomplit ; elle acquiert un caractre dstabilit, de puret et de spiritualit qui nous en fait comprendre la valeur et nouen livre lessence. Sans doute le pass matriel nest plus rien, mais cest en diparaissant quil devient un souvenir, quil pntre dans notre moi, quil forme p peu sa nature et quil ne cesse de lenrichir. On peut mme dire que cest l tmoignage le plus simple et le plus beau de lefficacit de tous les sacrifices : cil faut toujours que le corps prisse pour que ltre puisse accder la vie spirtuelle et trouver place dans lternit. Telle est sans doute la raison du prestigaccord par Bergson la mmoire ; par opposition la perception qui nous faentrer en contact avec la matire, la mmoire est la rvlation de lesprit pur. Elnous dcouvre le seul moyen que nous ayons dincorporer, de faire ntres tous lvnements que nous avons vcus. Il faut quils soient accomplis pour que nopuissions les connatre ; mais alors ils deviennent imprissables par le pouvomme que possde lesprit de les contempler et de les reproduire.

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    Lactivit est insparable de la mmoire puisque la ralit du souvenir ne dpend que de lacte par lequel nous lvoquons et le maintenons sous notre regarMais pour beaucoup dhommes pourtant, la mmoire ne tmoigne point des r

    chesses que lon peut acqurir, mais des pertes que lon ne cesse de subir. Et ils nse tournent pas vers le pass sans un sentiment de regret : ils jouissent de soimage et souffrent de nen avoir plus leur disposition que limage. Mais ils motrent par l combien ils restent attachs la matire, linstant, lbranlemeque le corps peut recevoir : comme si, lorsque les choses nous taient prsentece ntait pas leur ide dj que nous possdions plutt que leur forme visible, comme si, au moment o elles nous abandonnent, nous ne leur donnions pas enous un asile o ne pntre que leur [23] vritable ralit, cest--dire cette toucspirituelle quelles avaient produite en nous et dont nous pouvons faire dsormaune sorte dusage pur.

    Par contre, il peut y avoir une idoltrie du pass : elle se prsente mme soudes formes trs diffrentes. Dabord sous une forme presque matrielle. Car, puique le prsent est vanouissant et que lavenir nest point encore cr, le pasreprsente pour nous la cration ralise : il est la fois le domaine de ltre celui du connatre. Et puisquil est irrformable, il prsente pour nous un caractde ncessit, alors que lavenir prsente un caractre de simple possibilit. Dlors, si expliquer une chose, cest montrer sa ncessit, cest toujours aussi la ratacher une cause, cest--dire ce qui a t. Ainsi le dterminisme et le fatalime prtendent galement que ltat actuel du monde est intgralement explicabpar son pass. Il importe peu que le fatalisme rduise la ncessit au destin, ce-dire une loi ou un dcret qui, dun seul coup, aurait fix davance le cours tous les vnements, ou que le dterminisme essaie de saisir la ncessit dans lrelations mutuelles qui unissent entre eux les vnements eux-mmes ; dans ldeux cas, ce qui est est ramen ce qui a t : et cest toujours le pass qui est raison dtre du prsent et mme de lavenir. Mais cest l faire du pass une ch

    se qui pse sur nous et de lavenir une autre chose qui suit la premire et que cele-ci a pour rle de dclencher. Cest oublier que notre activit ne cesse dsexercer dans le prsent, que lavenir est notre uvre, que cest lui qui tombdans le pass et que celui-ci peut donc tre considr lui-mme comme notre crtion ; enfin, mme lorsquil est accompli, le pass nest pas soustrait notre acti

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    puisquil nous appartient encore de le faire servir des entreprises nouvelles odapprofondir dans notre conscience sa signification et son efficacit.

    [24] Il existe une autre idoltrie du pass qui est plus subtile : cest celle quconduit tourner le dos au prsent pour chercher retenir ce qui a t, sattarddans sa contemplation oisive et strile, revivre toutes les images quil a laissen nous, comme si laction, par son caractre incertain et laborieux, ne faisait qnous rebuter, et comme si la mmoire en nous offrant un monde achev, ais lumineux, ne pouvait que nous sduire. Mais cest l un abus du pass : nous efaisons la matire dun rve que nous substituons la vie ; nous ne cherchonqu en jouir ; il vaut mieux encore tre attach aux choses matrielles qu cfantmes lgers que nous mettons leur place. Le rle de la mmoire nest pas

    ressusciter des formes passagres de lexistence qui doivent au contraire mourlorsquelles se sont acquittes de leur rle qui tait dexprimer ou de susciter cetains actes intrieurs qui forment la substance mme de notre tre spirituel : il nfaut pas remuer toute cette cendre. Il y a un pass mort quil faut laisser mouriret celui qui sy complait cde un got de lui-mme, un dsir de prolonglexistence de ces parties de sa nature dont le propre de la vie spirituelle est prcsment de nous purifier indfiniment. En ce sens on peut dire que la sagessconsiste renier le pass, se tourner avec confiance vers une vie qui recommece chaque matin.

    On dcouvre mme un certain danger dans le rle pourtant admirable quBergson attribue au pass : on sait que Bergson nous reprsente le temps par unsorte de ligne spirale dans laquelle le prsent contourne et enferme en lui tout pass qui constitue pour ainsi dire et accrot indfiniment notre richesse intrieurMais le moi porte-t-il seulement en lui la charge de tous les actes quil a accomplis ? Et llan qui lanime nest-il rien de plus que la pousse de tout ce quilfait ? Sans doute tous les vnements que nous avons [25] vcus subsistent danotre esprit : mais il ny a pas de sentiment plus dsesprant que celui dun pasirrformable. Or le pass nest pour nous quune ide : et toute ide est une crtion vivante de notre esprit qui ne cesse de lanimer et de la transfigurer. Pour celesprit dpouille peu peu le souvenir des circonstances matrielles o il a prracine, et qui sont jamais abolies : il cesse den faire un pur objet de contempltion, il engage en lui sa facult de vouloir et de prfrer. Ainsi non seulement connaissance que nous avons de notre pass se modifie chaque jour, mais enco

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    elle se spare de tout ce quelle contenait daccidentel et de prissable : elle srduit une activit spirituelle plus consciente et plus pure toujours prte sexercer dans le prsent et se purifier encore dans lavenir.

    Il ne faut donc pas rabaisser la valeur du pass ; mais il nous appartient de lsanctifier. Cest par lui que nous prenons possession de ce que nous avons faitcest--dire de notre activit elle-mme, qui reste toujours incertaine et mystriese aussi longtemps quelle nest point exprime. Cest par lui que nous obtenola possession la plus exacte, la plus fidle et la plus parfaite que nous pouvoavoir de nous-mmes. Mais pour cela il faut oublier laction matrielle qui eabolie et dpasse, et dont limage trop souvent nous retient et nous paralyse ; alieu de nous attarder inutilement mditer sur elle, puisquelle est accomplie

    soustraite dsormais notre volont, au lieu de nous laisser poursuivre et troublpar ce fantme, il faut en purer assez lide pour quelle ne laisse en nous que sentiment dune activit intrieure plus sre delle-mme et plus forte, prouvpar les vnements, pleine de gravit et de confiance et dj claire palesprance.

    Le pass na de sens que pour celui qui en fait usage et lui donne sans cessune vie nouvelle. Mais on peut [26] distinguer encore trois moyens de le mettre uvre : les uns en font un emploi purement matriel ; ils se bornent lui dema

    der des ressources destines accrotre leur habilet et leur puissance. Les autreindiffrents ce rle dutilit, ne considrent en lui que les images quil nous laise ; ils croient dcouvrir en elles lessence du rel ; et ils sont parfois disposs identifier la vie intrieure avec la mmoire ; mais il y a chez eux beaucoup dcomplaisance pour eux-mmes. Tant dimages tent leur esprit son mouvemenCar celui qui sait le plus est souvent celui qui agit le moins et celui qui a le plude moyens spirituels sa disposition met en eux sa confiance et na plus le loisden user. La vritable fonction du pass, cest de nous inviter affranchir enconotre activit intrieure de la servitude de limage, comme limage paraissalavoir affranchie de la servitude de lobjet. Car lactivit ne doit pas viser soenrichissement, mais sa libration ; elle doit tre dsintresse lgard de la rchesse intrieure elle-mme, ou plutt sa vritable richesse consiste dans cetsouveraine pauvret o elle nest plus quune pure activit indiffrente tous ltats, et qui nen demeure plus prisonnire.

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    IV

    Lavenir est le champ du possible, de lacte crateur et de lexercice de la lbert. Ce qui est demand chacun de nous, ce nest pas dtre, cest de ralisson tre. Lide dacte est insparable de lavenir, comme lide dtre est insprable du pass ; le pass peut paratre statique, mais lavenir est toujours dynamque et lon peut connatre le pass, tandis que lavenir demande seulement tralis.

    Puisque le pass est dj donn, il prsente un [27] caractre de ncessit. O

    dans la suite continue des vnements de la dure, lavenir nest-il pas appel command inluctablement par le pass ? Ainsi une conscience plus ample et plperspicace que la ntre pourrait, semble-t-il, prvoir cet avenir et le connatre pavance comme nous connaissons nous-mmes le pass en nous retournant derrinous. Pourtant lhumanit a toujours reconnu une diffrence de nature et mmune opposition radicale entre le pass et lavenir : cest quelle a toujours senque, si lavenir tait prdtermin, notre indpendance et, pour ainsi dire, notexistence propre seraient abolies. Ds lors la curiosit de lavenir, qui est insprable de notre amour-propre, nous engage dans une aventure intellectuelle qui va point sans quelque impit.

    Cest que lavenir est le domaine de laction. Il ny a pas daction, si lmentaire quelle soit, qui noppose notre tat actuel un tat qui nest point encore que notre dsir appelle : cest un avenir quil nous appartiendra de rendre prsenMais cet avenir ne peut pas tre connu, parce que le propre de la connaissanccest toujours dtre postrieure ltre, tandis que le propre de laction, cest dle prcder et de le produire. Il faut donc donner une primaut laction sur connaissance. Sans doute on dira que lintelligence doit clairer la volont et qunous ne pourrions jamais agir si nous navions pas dabord lide de ce que noudevons faire. Mais nous savons bien que nous ne pouvons jamais esprer unidentit rigoureuse entre laction que nous nous proposons daccomplir et lactique nous accomplirons : la premire nest pour nous quune sorte de thme dola seconde scartera autant que le tableau du peintre de lide qui la fait natrEncore pourrait-on dire que, dans toute action matrielle ou technique, il y a un

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    certaine conformit du rsultat et du dessein. Mais cette action nest jamais udernier terme ; elle ne se suffit [28] pas elle-mme ; elle na de sens et mme dralit que par un certain effet intrieur quelle est destine produire. Lhomm

    le plus matrialiste de la terre poursuit toujours une fin spirituelle : il cherche to jours, par lintermdiaire de la matire, un certain tat dme quil veut obtenir communiquer. Mais ltat dme qui se produira peut dmentir toutes ses prvsions ; tantt il doit son attente et tantt il la surpasse. La beaut et le pril dlaction viennent prcisment de ce quelle engendre toujours un effet nouveau irrductible lintention qui la fait natre.

    Cest mme pour cela que lintention ne peut jamais suffire. Et si elle suffisa quoi servirait-il dagir ? Mais notre activit doit aller au del de lintention, po

    se connatre, et mme pour tre. Autrement lintention se contente trop bomarch. Elle se trompe sur le rsultat, comme il arrive au savant quand il nonlhypothse. Si la fin que lintention cherche produire est ultra-matrielle, si elrside dans un panouissement de notre propre conscience et une interaction ddiffrentes consciences entre elles, il faut quelle attende une rponse quelle nepas elle-mme en tat de fournir : elle peut la pressentir, mais non la prvoir. Ainsi lactivit vritable, pour se raliser, doit sortir delle-mme, produire non pseulement un effet matriel, trop commode obtenir quand on a une bonne tecnique, mais, par son intermdiaire, certains effets spirituels qui ne dpendent pde la sret de nos calculs et qui ne cessent de nous apporter une nouvelle rvltion. Il est impossible de justifier par lintention une action manque : cest cellci qui tmoigne au contraire des limites ou de linsuffisance de notre intention. on accorde une valeur absolue la vie spirituelle, si on veut quelle soit une rat qui engage notre personne elle-mme, et non point un simple rve subjectif,ne faut pas regarder laction comme une image grossire de lintention et [2penser que cest lintention seule qui nous juge. Car laction est ncessaire poprouver lintention et la raliser : elle lobjective, mais elle lui permet en mm

    temps datteindre cette possession intrieure delle-mme laquelle elle aspiraitdont elle ntait dabord que lessai.

    Ainsi lavenir souvre devant nous comme un vide remplir. Au lieu dsattarder dans la vaine contemplation ou le vain regret du pass, au lieu de scomplaire par lintrospection suivre toutes les nuances fugitives de ltat prsent, le moi doit avoir le regard tourn vers lavenir non point pour lattendre o

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    pour en rver, mais pour le produire. Cest l une attitude plus difficile et qudonne moins de satisfactions affectives que celle qui consiste seulement scouter ou se souvenir : il semble quelle nous dtourne de jouir de la riches

    que nous possdons, quelle nous demande de nous abandonner nous-mmes presque de nous renier. Mais cest l la seule attitude qui puisse tre fconde ponous ; elle seule nous rend capables de tous les progrs ; nous dpasser, cest to jours nous quitter. Il ny a point de foi plus belle ni plus mouvante que celle qnous fait croire que lavenir dpend de notre activit ; penchs sur un tre qnest pas encore, nous assistons alors au dveloppement et lpanouissement dses puissances avec une sorte dmerveillement. Et les possibilits de sentir odagir qui se trouvent en lui vont toujours infiniment au del de ce que nouavions espr.

    Chaque tre sengage dans une action qui nest point encore ralise, mais qdpend de lui, avec toutes les ressources du dsir et du vouloir. Il sent en lui lresponsabilit mme de sa cration : et, au moment dagir, il prouve une anxiqui nest point exclusive de la confiance ni de lesprance. Il nentre dans lavenquavec un sentiment de pril : car son intention tait subjective, individuelle secrte, mais [30] laction la ralise et, en la ralisant, le ralise aussi. Laction une valeur universelle, cest--dire la fois quelle sinscrit dans lunivers, quelle intresse luniversalit des tres ; non seulement elle nous fait tre, aloque jusque-l nous nous prparions seulement tre, mais encore elle atteint lautres consciences, elle cre entre elles, et entre nous et elles, tantt une liaison tantt une sparation.

    En rsum, le propre de lactivit, cest de ne pas se laisser dterminer par pass, ce qui se produit chaque fois quelle flchit ou quelle abdique ; cest drsister toujours la loi de linertie ; cest de devenir matresse de sa dcisioElle ne sera capable de senrichir que si elle traverse la matire, bien quelle ndoive pas sy arrter et quelle ne cherche en elle quun moyen de raliser ses fispirituelles. Il faut pour cela quelle ne puisse jamais prvoir les effets quelle vproduire : autrement il serait inutile quelle sexert, elle ne nous apporterait acun bien que nous ne possdions dj. Lactivit ne cherche jamais rien de pluquelle-mme. Elle doit toujours rester suprieure ses uvres ; les fins particlires quelle poursuit, les images des actes raliss et dans lesquelles elle scontemple elle-mme comme dans un miroir, ne sont que des moyens quelle u

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    lise pour prendre une possession plus parfaite delle-mme ; mais ils deviennetout de suite des obstacles dont il faut toujours quelle se dlivre pour retrouvson innocence et son libre jeu.

    V

    Si cest le temps qui permet notre activit de sexercer, cest le temps aussqui nous divise, qui nous spare la fois de ltre et de nous-mmes et qui norejette sans cesse du pass vers le futur et du regret [31] vers lesprance. Aussi scepticisme, le pessimisme et toutes les philosophies ngatives sont-elles des ph

    losophies du temps : elles nous montrent que le prsent ne peut nous suffire, qulavenir ne cesse de nous sduire et quil ny a pas de bien que nous puissionobtenir sans que nous le perdions aussitt. Les philosophies du temps pur sont dphilosophies dsespres.

    Cest que notre activit aspire vers un tat possdant un caractre de stabiliet de permanence, qui ne serait point un tat de repos, mais de plnitude et danlequel toutes nos puissances trouveraient sexercer la fois. Or lexpriencelle-mme nous montre quun point peut tre atteint o le moi cesse dtre dispe

    s : cest ce point qui est lternit ; et il y a une exprience simultane du temet de lternit. Lternit appartiendrait encore lordre du temps si elle venaaprs lui : mais elle en est contemporaine. Le temporel est mme un moyedaccs dans lternel ; et lternit est immdiate ; elle est l prsente devannous ; mais nous ne pouvons jamais la considrer comme donne parce que prcsment il nous appartient toujours de nous y tablir.

    Lopposition du pass et de lavenir est le seul moyen que nous ayons de pntrer dans lternit : lactivit est tourne dabord vers lavenir qui est lobjet d

    dsir et du vouloir, et qui peut tre dfini comme le lieu de tous les possibleMais, pour que ces possibles deviennent rels, il faut que notre activit trouvdevant elle une matire au contact de laquelle elle sprouve, par laquelle elcesse dtre virtuelle et vellitaire, franchisse les limites de la conscience solitaiet tmoigne nos propres yeux et aux yeux dautrui de son efficacit et de sa vleur. Seulement ce rsultat matriel, qui ne concide pas toujours avec lintentio

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    et qui la juge, bien quil paraisse tantt la rabaisser et tantt la surpasser, ne petre pour nous une [32] vritable fin ; il nest mme quun moyen qui doit noupermettre de raliser la seule fin qui puisse nous satisfaire et qui est la formatio

    de notre tre spirituel. Nous voyons alors le rle de la mmoire qui nous donne laction mme que nous venons daccomplir une possession pure et durable qui permet lexamen de conscience de saisir et dapprofondir dans une sorte ddpouillement la valeur de toutes nos rsolutions.

    Cest le temps qui donne un sens toutes nos actions et notre vie elle-mmLe mot mme de sens est difficile dfinir et prsente un caractre ambigu. dsigne, en effet, lorientation dun parcours sur une ligne, cest--dire le termvers lequel tend un mouvement ; mais il dsigne aussi la signification dune a

    tion, dune parole ou dune chose, cest--dire lide quelles traduisent, dont ellfournissent un tmoignage, une sorte dincarnation. Ces deux acceptions ne sopas sans parent : car de part et dautre le sens est insparable de lintention ; rside dans la fin que lon cherche obtenir et qui est le point de direction commun du mouvement et de la volont. Le sens de tout ce que nous faisons est dale motif qui nous dirige : seulement ce motif demande se raliser ; il faulprouver afin den prendre possession ; aussi exige-t-il de notre part un effort cration qui engage notre activit dans la voie de lavenir, qui nous oblige noudpasser nous-mmes et inscrire dans lunivers toutes les aspirations de notconscience. Le sens , cest donc la pense qui anime toutes nos dmarches qui en est la fois la source et lembouchure. Et comme il ny a pas daction qnait en vue un tat, le sens dune action napparat pleinement que lorsquelle eaccomplie : il faut quelle soit tombe dans le pass pour que nous puissions dgager et percevoir son essence spirituelle. Telle est prcisment la fonction de mmoire : elle nous permet de [33] saisir dans une sorte dimmobilit le termfuyant de tous nos mouvements, dans une sorte de contemplation dsintresslobjet mouvant de tous nos dsirs, dans une sorte dimmortalit tous les vn

    ments de notre vie prissable. Ainsi notre action est tourne vers le futur o elmodifie sans cesse un monde matriel et transitoire afin de permettre la mmore de dgager dans le pass la puret immatrielle de lide et de la livrer lesppur.

    Mais pour cela il faut que la mmoire se libre des images. Ainsi notre actividoit traverser une double preuve : il faut dabord quelle prenne comme objet d

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    fins particulires, mais il ne faut pas quelle se laisse enchaner par elles. Lorsquces fins elles-mmes ont t obtenues, elles ne laissent plus en nous que des imges ; mais il faut que ces images leur tour cessent de nous retenir : elles ne

    pourraient quen suscitant de nouveau en nous le regret ou le dsir. Lesprit sdpouillera encore des images : cette condition seulement il sera capable de raliser une parfaite nudit et un perptuel rajeunissement. Cest dire que lactivicherchera toujours se replier sur elle-mme sans jamais sassujettir ses uvres : aucune de ses crations visibles ou invisibles ne possde pour elle une vleur absolue ; ce ne sont que des moyens quelle met son service. Cest quelne peut pas avoir dautre fin quelle-mme. Elle ne peut jamais chercher qu trouver, se dlivrer, conqurir cette initiative toujours en danger qui fait dchacune de ses oprations la fois un premier commencement et un miracle to jours recommenc.

    Alors seulement la notion de sens reoit toute sa valeur, car nulle action partculire ne peut avoir de sens que par rapport un certain dessein. Mais lactiviqui est en nous et qui est plus profonde que nous justifie la fois tous les desseiet toutes les significations. Elle ne poursuit plus aucune fin ; elle ne [34] sattachplus aucune image ; elle sest servie du temps, mais ne sexerce plus dans temps. Elle nest plus esclave de lavenir puisquelle ne considre plus les finmmes quelle vise que comme des occasions de prendre possession dellemme ; elle ne se laisse sduire par aucun objet ni divertir par aucun dsir ; elle voit partout que des moyens de sapprofondir. Elle est indpendante aussi lgard du pass ; elle ne sattarde pas sur les uvres ralises pour se complaidans ces sentiments de tristesse ou de satisfaction qui appartiennent tous les deu lamour-propre : en se dpouillant encore de ses souvenirs, elle se dpouilmme de sa propre chair.

    Au moment o notre activit est devenue ainsi indpendante des tats queltend produire ou qui psent sur elle, elle peroit son essence originale ; elle neplus quune source qui se rpand sans se perdre, un foyer qui ne cesse de toconsumer sans se consumer jamais. Elle nous met en prsence de ltre lui-mmsaisi dans lexercice de la puissance par laquelle il se cre lui-mme ternellment. Cette activit qui ne laisse plus pntrer en elle le souvenir ni le dsir eaussi peu individuelle que possible : mais elle ne cesse de nourrir chez tous leindividusla puissance de connatre et la puissance de dsirer : et si elle surpasse

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    lindividualit, cest parce quil y a en elle une ralit, une richesse, et en mmtemps une unit et une simplicit qui sont les marques de sa perfection et de soinfinit. Chacun de nous en prouve en lui la prsence : elle est le principe q

    nous fait vivre, lobjet vers lequel nous portent tous nos mouvements. Nous npouvons acqurir notre propre unit intrieure que par lacte qui nous unit ellCest en elle que nous puisons notre propre force, que nous possdons notre prpre libert. Elle nous donne le sentiment aigu de notre responsabilit : car elle mnotre destine entre nos mains. Non pas que [35] nous puissions nous crer noummes ; mais ce qui nous appartient, cest de consentir cette activit qui etoujours prsente en nous bien que nous lensevelissions souvent sous les procupations de lamour-propre : elle nous comble toujours de ses dons conditioque nous acceptions de les accueillir ; et ses bienfaits, si nous sommes prts lrecevoir, dpassent toujours notre attente, et mme notre ambition. Cest elle qnous donne accs dans lternit ; mais pour cela elle nous demande de vivre dale temps, qui nous permettra de faire usage des biens quelle nous offre, qui risqsans doute de nous assujettir et de nous contraindre, mais qui nous fournit ausles conditions par lesquelles nous russissons nous dlivrer de lui et faire prcisment que cette dlivrance soit notre uvre.

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    [36]

    Premire partie : La puissance de connatre

    Chapitre IIIPrivilge de la connaissance

    I

    Retour la table des matires

    Si le moi ne sengage que quand il agit l o il sengage, il sengage ncessarement tout entier : cest pour cela que le caractre essentiel de lactivit est dt

    indivisible et que toutes les puissances de la conscience jouent la fois quand se trouve en prsence dune action vritable.

    Ainsi toute activit comporte dabord une initiative, cest--dire non point undmarche proprement cratrice, mais un simple consentement, une simple ouveture lgard dune forme dactivit suprieure nous, bien que toujours prsenen nous, qui ne cesse de nous solliciter, et laquelle il nous appartient seulemede refuser ou de livrer passage. Cependant, on ne dit point quil y ait acte, maseulement impulsion ou instinct, l o nous navons conscience ni de notre but de nos raisons ; pour quun acte soit ntre et quil engage notre responsabilit,faut quil se produise dans la lumire. Enfin lactivit de la conscience exige ecore une adhsion affective de notre tre entier, un mouvement qui nous porvers lobjet et qui nous oblige le raliser parce quil reprsente nos yeux ubien que nous voulons acqurir et [37] communiquer : il ny a point dacte qui ncontienne une part de dsir ou damour. Lactivit du moi nest parfaite que lorque ces trois lments : initiative, lumire et amour, sy trouvent tellemen

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    confondus quils nous apparaissent comme indiscernables. On ne peut pas dire lactivit quelle soit leur synthse : elle est plutt lunit primitive qui se rvlelanalyse sous lun ou lautre de ces aspects diffrents selon la direction de not

    regard.Toute activit a un caractre dunit. Ou plutt, ds quelle est prsente, il y

    une unification qui se ralise. Ainsi, de mme que le propre du mouvement qui eun effet de lactivit et qui en est aussi limage, est dtablir un lien entre depoints jusque-l juxtaposs et spars, le propre de lacte volontaire, cest toujoude rassembler des matriaux disperss ; cest de les faire entrer dans une constrution o chacun a sa place et son rle ; cest demprunter la nature des lmenqui navaient entre eux aucune relation et de les faire cooprer au mme dessei

    On le voit bien encore par lexemple de lacte intellectuel, qui cherche embraser le monde dans lunit du regard, qui ne cesse dtablir entre les objets les pllointains les rapports les plus subtils, qui essaie dobtenir une synthse de tout rel, et dont tout leffort est de rduire lunit linfinie diversit des aspects dlexistence. Enfin si tout acte de la conscience suppose toujours de notre part unprfrence, un assentiment, un dsir et un don, et sil ny a pas dacte plus parfque lamour, on doit trouver en lui la forme dactivit la plus unifiante. Or tous ltats de la sensibilit ne sont que les modes dun amour imparfait ou contrari : le propre de lamour cest de crer la forme la plus haute de lunion, qui elunion entre les personnes, tandis que la volont nintroduit quune union entles choses et lintelligence, une union entre les ides.

    [38] On voit par consquent que les diffrentes formes de lactivit ont ce cractre commun de chercher lunit, chacune dans son domaine. Mais il y a ausentre ces divers domaines une troite subordination. Sans doute on pourrait prtendre quil existe une sorte dindpendance et mme dincomprhension mutule entre ceux qui mettent leur joie dans la connaissance, ceux qui la mettent dala puissance et ceux qui la mettent dans lamour. Pourtant aucune de ces fins npeut nous suffire : seulement il faut respecter leur hirarchie. On voit parfolintelligence mpriser la puissance parce que celle-ci accorde moins de valeaux ides quaux choses, et la puissance mpriser lintelligence pour une raiso juste oppose. Mais on oublie la fois quil faut agir sur la matire pour acqula possession de lide, et que lide seule confre la matire une forme spirtuelle qui nous permet de la pntrer, de lui donner un sens et de la faire servir

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    des fins capables de nous satisfaire. On oublie surtout quil ny a pas dhommqui puisse tre combl par la connaissance seule ou par la puissance seule. Cque peut valoir lacte par lequel nous modifions une chose, et mme lacte p

    lequel nous donnons la vie une ide, ct de celui qui nous rvle une persone, qui rompt notre solitude, qui nous permet de donner et de recevoir, de comprendre et dtre compris, et de nous lever jusqu un principe spirituel qui illmine tous les tres et les rend capables de se pntrer et de sunir ? Ce principseul possde une valeur absolue, mais non pas la connaissance, ni la puissance : lamour qui nous le livre est suprieur toutes deux. Cependant il ne faut pas oblier quil a besoin de lintelligence et de la volont, quil les gouverne et quil lanime, quil doit se servir de la lumire des ides pour envelopper la matire et rendre docile ses fins, et quil doit descendre au milieu des choses visibles poleur demander un mode [39] dexpression et un tmoignage, et par l les transgurer.

    Mais lunit des puissances du moi se reconnat encore ce signe : cest quchacune delles a la facult de faire un mauvais usage des ressources dont eldispose. Il y a une activit destructive qui se plat dans le spectacle de ses destrutions et y trouve la preuve mme de sa force. Ainsi on observe dans lordre intelectuel une activit purement critique, qui ne trouve de scurit que dans ses prpres raisons de douter et qui les multiplie avec une sorte de joie perverse ; mais doute critique est souvent le signe dune impuissance affirmer qui rsulte dunfaiblesse de la pense et dun dfaut de courage ; car, pour affirmer, il faut trcapable de voir la vrit et den soutenir le spectacle. Il y a une volont de detruction que lon rencontre galement chez lenfant, chez le colrique, chez conqurant, qui possde une sorte de violence explosive et senorgueillit de povoir rduire en un moment ltat de dbris des uvres quil a fallu beaucoup temps, defforts et de calculs pour parvenir difier ; lacte de destruction etoujours facile, bref et clatant ; il acquiert ainsi une supriorit apparente su

    lacte de construction qui est lent, laborieux et peine visible, puisquil mnagtoutes les transitions entre sa conception et son achvement : mais dun seul couil peut anantir tous ses effets. Enfin il existe aussi dans la vie affective un intrpour les personnes qui est linverse de lamour : la haine, la jalousie, la cruausont aussi loignes de lindiffrence que la sympathie ou lamour ; et il est terrble de penser que beaucoup dtres ne russissent obtenir une communicatio

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    spirituelle avec dautres que pour trouver des moyens plus subtils de les tourmeter, et parfois de les avilir.

    II

    [40] Mais sil y a en nous une initiative volontaire qui est ncessaire pour qulintelligence et la sensibilit soient branles, il est vrai que nous ne pouvons rifaire ntre que dans la lumire de la connaissance, Cest lintelligence elle-mmqui nous parle de la volont et de la sensibilit. Et une volont aveugle, un amoaveugle ne mritent pas le nom de volont ni damour ; nous les subissons plut

    que nous ne les produisons ; nous ne pouvons pas les revendiquer ni prtendre lpossder.

    Cest la raison pour laquelle on identifie naturellement la conscience avec connaissance. Aussi ne faut-il pas stonner si certains philosophes ont essay drduire lintelligence toutes les puissances du moi. La sympathie et mme volont ne sont pour eux que dobscurs mouvements qui nous portent vers un t aimer ou vers une fin produire avant que nous en ayons pntr la nature et valeur. Elles leur paraissent des formes dactivit dj corrompues par leur rel

    tion avec la matire : car la sympathie ne peut natre sans la complicit du corpset la volont ne peut modifier lunivers que par lintermdiaire du corps.

    Mais lintelligence a plus de puret ; elle est dgage de tout lien avec la mtire ; elle la reprsente seulement ; elle la dmatrialise et la transforme en ideet on la compare un miroir qui reflterait la ralit avec dautant plus de perfetion quil aurait lui-mme une surface plus unie. Tous les motifs de divertissment, proccupations, prjugs ou dsirs, qui ont leur origine dans lamoupropre, sont comme autant de taches qui altrent sa surface et obscurcissent o

    [41] dforment en elle limage des choses ; et lon ninsistera jamais assez sur ncessit quil y aurait raliser une purification intrieure parfaite afin que vrit pt nous devenir tout entire prsente.

    La purification intrieure est laction fondamentale de la conscience dans toules sens que nous pouvons donner ce mot ; mais elle naura jamais achev

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    dliminer en nous tous les mouvements intrieurs qui proviennent de la partindividuelle de notre tre et portent la marque de lamour-propre et du corps.

    Cest une action qui dpend de nous, qui est difficile et laborieuse, qui dotre indfiniment poursuivie et renouvele et qui se heurte de nombreuses rsitances quil nous appartient de vaincre : elle requiert toute notre nergie intriere. Ds que celle-ci commence se relcher, ce nest pas la vrit qui vient noenvahir, ce sont toutes les formes changeantes de lopinion. Faut-il dire du moique, si cette purification tait ralise, alors lintelligence naurait plus qu dmeurer parfaitement passive et rceptive ? Mais cette passivit pure ne se distiguerait pas du nant ; et si le rel pouvait inscrire en elle quelque empreinte, faudrait encore agir pour tre capable de la saisir. Car le propre de lintelligenc

    cest de nous rendre lunivers prsent, ce qui nest possible que par une attituddouverture ou daccueil son gard, qui est la marque de lattention. Olattention ne peut pas tre distingue de la conscience elle-mme. On la retroutout entire dans chacune de ses oprations particulires : la volont et la sympthie elles-mmes doivent pouvoir tre dfinies comme des modes de lattentioQuest-ce, en effet, que vouloir, sinon tre attentif une action qui dpend dnous ? Lattention proprement dite nest-elle pas le vouloir lui-mme en tant qusapplique tous les objets que nous sommes capable de penser ? Enfin le propde lamour nest-il pas de prter la personne que nous [42] aimons une attentioplus parfaite que celle que nous avons jamais prte aucun objet ? Ce nest ppar hasard que le mot dattention enveloppe lui seul tous les gards, tous lsoins, toutes les prvenances qui sont les marques de lamour. Il ny a rien de pldans lattention que lacte par lequel nous nous rendons la ralit prsente : selement aucun acte ne peut surpasser celui-l. Cest un acte dans lequel, sans dote, nous recevons tout, mais dans lequel nous acceptons de tout recevoir. Et cepour cela quil nous donne infiniment plus que linvention la plus ingnieuse oque leffort de cration le plus laborieux. Cest un acte dhumilit, le seul qui,

    lieu dinterposer entre le rel et nous la barrire de lamour-propre, nous appordans tous les domaines la fois une rvlation et une possession.

    Mais lacte dattention est lui-mme un acte de purification qui est aussi ncessaire la vie intellectuelle qu la vie morale. Et Descartes nous les recommande pour faire place nette la raison, comme les mystiques pour rendre posble lunion de lme avec Dieu. Car il ne faut pas croire que cette purification,

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    anantissant tout le contenu de notre me, ne laisse en elle quun pur dsert. Nosommes dautant plus riches que nous nous sommes plus dpouills. Nous avolibr en nous une activit qui jusque-l tait retenue par des obstacles : ds qu

    les obstacles ont disparu, elle sexerce delle-mme, sans quelle ait besoin dtsoutenue par notre effort. La force quelle a, elle la sans nous : cest elle qui nola donne. Il suffit que lamour-propre ne prtende ni la contrarier, ni la remplaceElle joue delle-mme, ds que nous lavons dlivre. Ainsi, ds quon retire lcrans qui sopposaient au passage de la lumire, celle-ci nous inonde : et nouvoyons ds que nos yeux consentent souvrir.

    III

    [43] Il ne suffit pas pourtant de dire, en rappelant la comparaison delintelligence et du miroir, que sa fonction est de nous donner une image ausfidle que possible de la ralit et que, pour y russir, elle doit se contentedobserver une sorte de passivit ou de docilit parfaite lgard de laction exece sur elle par les choses elles-mmes. Car la vrit est aussi notre uvre. Nocommenons par la dsirer et il nous faut ensuite la produire. Le rle dlintelligence est sans doute de me mettre en communication avec un monde qu je nai pas cr ; mais cette communication, il dpend de moi de la rendre posble. Elle nest pas seulement subordonne la puret et la loyaut du regard q je tourne vers le monde ; il faut quelle mette en jeu mon activit tout entire. Dcouvrir la vrit, cest sassocier en quelque manire lacte crateur : cest rproduire en soi dune manire virtuelle la gense mme du rel. Enfin toute vrisexprime par un jugement ; et tout jugement est une affirmation qui est un acauthentique de la conscience dans lequel elle met toute sa prsence et engage tote sa responsabilit.

    Il y a dans lintelligence une ambition infinie. Elle tend toujours franchir lelimites actuelles de la connaissance. Elle cherche embrasser la totalit de ltet aucune connaissance particulire ne peut suffire la contenter. Cest pour ceaussi que leffort de lintelligence est naturellement tourn vers le non-moi, olunivers, dans lequel le moi puise une ralit qui ne cesse de le soutenir et dlenrichir indfiniment.

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    Si la connaissance est toujours postrieure ltre, le propre de lintelligencest de fixer le regard vers un univers ralis et de sefforcer den prendre possesion [44] en essayant de le refaire intrieurement. Cest donc comme si lunive

    tait un spectacle qui lui ft donn et quelle entreprt de se le jouer elle-mmecest comme si elle se trouvait en prsence dune ralit accomplie, mais quelne pt la comprendre quen laccomplissant pour ainsi dire son tour par unopration qui la lui reprsente .

    Cependant, bien que lactivit de lintelligence pose ltre comme antrieursa propre opration, elle cherche le rejoindre et lembrasser : et ltre dont elest partie et auquel elle appliquait son effort doit se confondre la fin avec cetconnaissance totale vers laquelle elle tend, et qui demeure imparfaite et inachev

    aussi longtemps quelle ne concide pas avec cet tre mme.

    IV

    Si lintelligence est naturellement oriente vers le monde extrieur commvers un objet de spectacle, pourtant, ds que le moi commence, en se repliant slui-mme, dcouvrir sa propre ralit, ds quil parvient distinguer, au milie

    des choses qui lentourent, certains tres qui lui ressemblent et qui possdecomme lui une puissance dagir et une puissance de sentir, le monde change polui de signification. La connaissance de soi-mme et dautrui lemporte infinimepour lui en valeur et en intrt sur la connaissance de tous les paysages du monmatriel. Bien plus, la matire acquiert alors pour lui une lumire intrieurquelle navait pas ; elle cesse dtre inerte et opaque ; elle se pntre dhumanitElle cesse dtre un simple objet qui lui est donn. Elle devient linstrument qspare la fois les tres les uns des autres et qui leur permet de communiqueElle est le [45] vhicule de toutes leurs penses, de toutes leurs intentions et dtous leurs sentiments. La science de la matire elle-mme ne suscite tant de curisit et ne donne lesprit tant de satisfaction et de scurit que parce quelle posde ce caractre duniversalit qui permet aux individus de dpasser leurs prpres limites et dentrer en rapport les uns avec les autres grce une reprsenttion du rel qui leur est commune.

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    Peut-tre le mot dintelligence ne reoit-il toute sa force et toute sa puissancde suggestion que lorsquil est employ pour dsigner cette pntration psycholgique suprieure tout savoir, qui nous donne une conscience lucide de nou

    mmes et nous permet de percevoir, comme sils taient devenus transparents, lmotifs les plus secrets auxquels obissent les tres qui nous environnent. En allaplus loin, on peut mme dire que la connaissance de soi-mme et celle dautrnen font quune. Non seulement il y a entre elles une sorte de rciprocit, maencore je forme dj une socit avec moi-mme qui reproduit la socit qu jaspire former avec tous les tres : et je trouve panouis chez eux tous les gemes qui en moi commencent dj prendre croissance.

    Mais cette connaissance des personnes est dun tout autre ordre que celle de

    choses matrielles. Car celles-ci demeurent extrieures par rapport moi ; et spour les comprendre, il faut que jessaie de les reconstruire, cest par une oprtion qui les projette devant moi comme autant de tableaux que je contemple, dont je demeure spar. Mais, en cherchant procder ainsi dans la connaissandu moi, je lanantis sous prtexte de le saisir ; en rejetant le moi hors de lumme, je le matrialise. Le moi ne peut se confondre avec aucun objet connparce quil reste toujours intrieur lui-mme ; il ne fait quun avec lopratioqui le fait tre : et je ne puis latteindre que par le sentiment que je prends de ceopration [46] mme au moment o elle est en train de se produire. Je nen otiendrai jamais aucune image : car il rside tout entier dans un pur acte de consetement lui-mme ; et il ny a pas de diffrence pour lui entre connatre cet acet laccomplir.

    Quand il sagit dun autre moi, le danger est plus grand encore den faire uobjet sous prtexte de le connatre. Car il possde mon gard la fois pludindpendance et plus de parent quaucun objet matriel. De celui-ci je puobtenir une reprsentation, mais rien de plus. Au lieu que le moi dautrui possune ralit intrieure et une initiative propre qui le drobent toujours mon rgard. Et ce quil est mchapperait tout jamais si je ne pouvais pas considrer conscience comme le prolongement et lagrandissement de la mienne ; cest dique je ne puis esprer le connatre que par un acte vivant de coopration et dsympathie qui munit lui.

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    V

    Bien que lon ait pu considrer souvent lactivit intellectuelle comme le typle plus parfait de lactivit et que toutes les autres formes de lactivit aient paplus obscures ou plus matrielles, la plupart des hommes pensent au contraiquil y a entre lactivit et lintelligence une sorte de contradiction ; ils penseque la connaissance nous dtourne de laction, quelle se contente de nous donnune image du rel, alors que lactivit entreprend de la transformer. Laction intelectuelle leur parat une action virtuelle, cest--dire jusqu un certain point ill

    soire : elle retarde laction relle, et lide nest quune action retenue ou empche .

    Mais cette expression elle-mme suffit montrer la [47] parent troite quexiste entre la pense et laction. Dabord lactivit matrielle nest vritablemeune activit que si elle plonge ses racines dans lintelligence : il faut quelle sopense pour tre voulue ; il faut que nous ayons mdit ses raisons pour quelle une signification intrieure et que nous puissions la revendiquer comme ntrMais laction intellectuelle son tour ne peut pas tre dtache de laction rellelle la reprsente et la prfigure. Lide nest pas seulement lexpression dunpossibilit, elle est dj une action qui sessaie : nous la retournons dans notimagination, nous la confrontons avec dautres ides ; mais cette dlibration etoujours une comparaison entre les diffrents chemins dans lesquels notre actiopourra sengager. Car lide ne peut pas nous reprsenter une action sans nouinviter la produire : elle lesquisse et dj la commence. Lexclamation populare : Jai une ide signifie toujours : Je vois une action faire ; elle est uappel vers laction, qui constitue ce quil y a dessentiellement vivant lintriede lide elle-mme. Ainsi on peut dire que cest dans laction que lid

    sprouve, se ralise et sachve.Il ny a pas de science, mme parmi les plus thoriques, dans laquelle le cara

    tre pratique de lide napparaisse avec vidence. Si nous prenons lexemple dmathmatiques, on voit que les dfinitions gomtriques expriment toujours dconstructions et des parcours que je ralise dans lespace, que les nombres aritmtiques expriment des combinaisons que jeffectue entre des units, que les fo

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    mules algbriques expriment de pures oprations que je puis appliquer nimporte quelle grandeur, cest--dire qui me permettent dagir leur tour sur lnombres et sur les figures. Et ces trois sciences la fois deviennent linstrume

    de la physique et donnent toutes les entreprises de la technique leur prcision leur efficacit.

    [48] A mesure que lon se rapproche davantage du rel, le dynamisme dlide devient plus frappant. Dans les sciences exprimentales, lide, celhypothse. Et Claude Bernard montre quelle est, chez le savant, la marque dson activit intellectuelle et, dans la recherche elle-mme, le principe de son movement et de sa fcondit. Au moment o lide se forme, il semble que le sens phnomne nous est rvl, que nous saisissons tout coup le secret de son app

    rition. Mais cette ide peut tre illusoire ; cest parfois un rve de limaginatioune bauche subjective qui ne russit point sachever, cest--dire passer lfrontires de la conscience et mordre sur le rel. Aussi lexprimentation est-encessaire, moins encore pour la confirmer que pour la raliser.Lexprimentation, cest lide qui vient sincarner dans la matire, montrequelle la pntre et quelle la domine et par l faire la preuve de la puissance de la vie quelle possde elle-mme.

    Dans le domaine psychologique et moral, le rapport de lide et de lacte e

    encore plus vident. Car notre corps est la partie du monde physique qui est plus proche de nous et il ny a point dide que nous puissions avoir des hommou de nous-mmes qui ne cherche utiliser les mouvements de notre corps fois pour sprouver et pour sexprimer. Ce qui montre clairement que lon nveut point rduire lide ntre quun portrait immobile de quelque ralitLide nest vivante que parce quelle est lexigence intrieure dune certaine ation ; aussi a-t-elle besoin de laction pour tre, bien que ce soit elle qui donnelaction son impulsion et son sens. Cest prcisment pour cela que laction plaquelle nous prenons possession de lide ne suffit point lpuiser : toute idest riche dun dveloppement indfini ; elle renouvelle sans cesse laction, elloblige sans cesse se dpasser, comme sil y avait toujours au fond [49] dellmme une puissance qui demeure inexprime et quaucune action particulire parviendra jamais traduire. Dans ce sens, lide est la fois le principe dlaction et le modle auquel elle se conforme : lide est aussi lidal ; cest elqui donne la conscience sa lumire et la volont son lan. Il y a en elle un

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    infinit potentielle, qui est toujours prsente et exigeante, qui demande tre mien uvre et quil appartient chacun de nous de rendre actuelle dans la mesure ses forces ; cest en cherchant la raliser que tous les tres se ralisent.

    Prenons pour exemple lide de lhomme. Si on ne la rduit pas un puschma abstrait dans lequel toutes les diffrences individuelles sont abolies, opeut lui donner un sens si plein et si vigoureux que toutes les diffrences qui exitent entre les hommes en expriment seulement des parties ou des aspects, cest-dire la restreignent ou la limitent, au lieu dy ajouter. Ainsi il ne sera pas trop dtous les hommes de tous les temps et de tous les pays pour raliser lide dlhomme. Limperfection de chaque individu rside dans lcart qui spare sotre born de cette ide dans laquelle il dcouvre toujours de nouvelles possibi

    ts et lgard de laquelle il sent toujours son insuffisance ou son indignit. Leexpressionside gnrale et nom commun se recouvrent ; et ce nom dhomme,qui nous est commun tous, a plus de grandeur et de noblesse que tous les nompropres, mme les plus glorieux. Car ce qui nous est commun tous ne peut tquun principe qui surpasse chacun de nous, une source o chacun de nous ncesse de puiser sans parvenir jamais la tarir.

    Aussi lide, lorsquelle est vivante, dpasse-t-elle lindividu ; elle claire spense, elle soutient et anime sa conduite. Lide nest point une invention arb

    traire de lesprit : lesprit ne fait que la dcouvrir ; cest une lumire qui lui eapporte, qui pntre en [50] lui peu peu, et qui le remplit et lbranle tout etier, condition quil accepte de laccueillir. Lide est elle-mme une ralit sprituelle avec laquelle la conscience apprend prendre contact ; cest delle qudrivent toute vrit et toute beaut ; nous ne faisons quy participer ; mais cegrce cette participation que notre propre esprit ne cesse de sveiller et dsenrichir.

    Lacte de la pense est un acte de dsintressement et doubli lgard de toutes les sollicitations de notre nature individuelle : et lamour de soi empche dpenser parce que le propre de la pense, cest de stablir dans luniversel. Maisne faudrait pas croire que la pense, en interrompant les impulsions de lgosmnous livre une oisive contemplation. Dabord cette contemplation est elle-mmune action trs pure et trs subtile, dans laquelle nous nous unissons lobjcontempl, nous maintenons en nous sa prsence, nous ne cessons de la dsirer de la produire. De plus, la contemplation engendre son tour des actions visible

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    mais dune manire si ncessaire et si douce quelles semblent se raliser dellemmes, sans quil y ait besoin de faire intervenir des dcisions particulires de volont. Cest ce que voulaient dire sans doute les Grecs quand ils affirmaie

    quil est impossible de voir le bien sans le faire. Une intelligence sincre, activne peut penser une ide, y adhrer, la faire sienne, sans envelopper, pntrer convertir la volont qui ne verra plus pour elle dautre mission que de prendpossession de cette ide et de la raliser. Et mme on peut dire quil ny a plus deux dmarches distinctes. Car laction est la forme visible de lide : cest lidqui a trouv un corps. Ainsi laction est bien en un certain sens un fruit de lidmais cest un fruit qui ne se dtache jamais de la tige sur laquelle il a pouss.

    Pourtant, si lide dune chose exprime dj les [51] possibilits que cett

    chose nous offre, cest--dire les oprations que nous pouvons faire sur elle, unide morale a un caractre singulirement plus mouvant : car elle ne nous fait pconnatre une chose dj ralise et sur laquelle elle nous donne prise ; elle ne rapporte qu une action qui dpend de nous et par laquelle notre personnalielle-mme se ralise. Aussi les ides morales ne nous rvlent-elles pas commles autres ides une simple possibilit ; il y a en elles une exigence intrieure, uncessit qui nous presse dagir. Et la vrit qui est en elles, cest le bien mmvers lequel elles nous portent. Dans lordre moral, il ne peut pas y avoir de diffrence entre la lumire que lide nous donne et lamour que nous prouvons poson objet ; cest pour cela que lide ne se distingue plus de lintention quelle fanatre.

    Si lintelligence ne nous faisait connatre le rel que comme un pur spectacdploy devant notre regard, elle accrotrait sans cesse notre anxit, au lieu dlapaiser. Elle ne nous apporte une scurit que si elle nous dcouvre le principet la valeur de notre action : or le propre de lide, cest prcisment dtrlaction elle-mme considre dans sa source intrieure et dans sa signification. il ny a point dautre connaissance que celle de la signification. Lintelligencchoue, elle ne nous donne quun savoir vain et inutile tant quelle ne russit paen nous montrant le but de notre activit, illuminer lunivers qui rend cette acvit possible et qui la justifie. Lintelligence peut bien tre dfinie comme unfacult contemplative, mais cest une contemplation qui permet lhomme dfixer sa place et sa destine dans cet univers ; elle nous le fait comprendre en noen rendant cooprateurs. Et le mot mme de contemplation acquiert alors une a

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    mirable plnitude : car dans la contemplation lindividu dpasse ses propres frotires, il sincline devant la totalit de ltre ; et cette inclination, qui est une [5abdication de lamour-propre, est aussi un acte, la fois un acte dhumilit et u

    acte damour ; cest la rponse un appel, un consentement ce qui est, et dj recherche et la dcouverte du rle quil nous appartient dy tenir. Il ny a padaction plus pure ni qui soit plus proprement une action que celle qui peut tdfinie dabord comme une action de lintelligence : car lintelligence liblindividu de toutes les servitudes particulires, et loblige une conversion plaquelle, en acceptant de stablir dans ltre et de souvrir tout ce qui est ldonn, il ne peut plus rien entreprendre qui, au del de son intrt propre, ne posde une valeur et un sens lgard de tout le rel.

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    [53]

    Livre IILA PUISSANCE DE SENTIR

    Retour la table des matires

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    [55]

    Deuxime partie : La puissance de sentir

    Chapitre IVLe moi, tre de dsir

    I

    Retour la table des matires

    Puisque ltre fini est situ au milieu dun univers qui le dpasse infinimenmais dont il prend possession peu peu par la connaissance, on a pu penser qu

    lapptit de connatre exprimait laspiration fondamentale de la conscience, que moi ne pouvait se former et senrichir quen dilatant sans cesse travers le tempson horizon sur le Tout, comme sil tait anim de lespoir chimrique de surmoter un jour le temps et de sidentifier la fin avec le Tout lui-mme.

    Mais la curiosit ou lapptit de connatre nest quune forme du dsir. Car lconnaissance ne porte que sur ltre ralis, cest--dire sur le pass. Au lieu qula vie est oriente vers lavenir ; elle ne prend pas seulement possession de ce qest, elle agit sur ce qui doit tre : elle introduit dans le monde sa marque original

    leffet dune option qui lui est propre. La connaissance apporte au moi de plus plus de richesse et de lumire, mais ce sont l seulement des moyens que le mdoit mettre en uvre. Car le moi aspire tre et non pas seulement connatre ;nest que l o, non content dassister la gense du monde quil a sous les yeuil sent quil contribue lui-mme la produire.

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    Le dsir na un caractre srieux, profond, [56] mtaphysique, que sil ne ssatisfait pas de la pure connaissance ; celle-ci suppose un objet donn quelcherche embrasser intrieurement par un acte de contemplation. Mais le vrit

    ble dsir devance lobjet vers lequel il tend : il en presse lavnement. Lobjenest point pour lui comme pour la connaissance un simple lment du rel ; ilun sens et une valeur qui branlent notre puissance daimer et notre puissancdagir et qui nous obligent le raliser.

    On peut penser que le champ sur lequel stend la curiosit de lintelligencest singulirement plus vaste que