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RobinHobb

LaFilledel'Assassin

LeFouetl'Assassin**

Pygmalion

©2014,RobinHobb©2015,Pygmalion,départementdeFlammarion,pourl'éditionenlanguefrançaiseDépôtlégal:mars2015ISBNEpub:9782756415079

ISBNPDFWeb:9782756415062

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782756415055

LeCodedelapropriétéintellectuellen'autorisant,auxtermesdel'articleL.122-5(2° et3° a), d'unepart, queles«copiesoureproductionsstrictementréservéesàl'usageducopisteetnondestinéesàuneutilisationcollective»et, d'autrepart, quelesanalysesetlescourtescitationsdansunbutd'exempleetd'illustration,«toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaitesansleconsentementdel'auteuroudesesayantsdroitouayantscauseestillicite»(art.L.122-4).Cettereprésentationoureproduction,parquelqueprocédéquecesoit, constitueraitdoncunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL.335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

OuvragecomposéetconvertiparMeta-systems(59100Roubaix)

Présentationdel'éditeurFitz Chevalerie doit apprendre à vivre avec sa fille, Abeille, après la mort de sa femmeMolly.Étrangementprécoceetintelligente,l’enfantpoursuituneexistenceàdemisauvagedansledomainede Flétribois auprès d’un père qui ignore comment l’élever et d’un personnel qui, au mieux, laregarde comme une bête curieuse, au pire, la méprise. Livrée à elle-même, elle découvre lespassagessecretsquedissimulentlesmursdelamaison,selied’amitiéavecunchatetapprendparbribes la vied’assassinquemena jadis sonpère.Un jour, une jeune femmearrive, porteused’unmessageduFou;maiselleestsigravementblesséequ’elleexpireavantdepouvoirtoutdire.Fitz,craignantquesesmeurtriersnes’enprennentàsafamille,brûlesoncadavre,dissimulesamortetlaissecroirequ’elleapoursuivisaroute.UnmatinoùFitzserendaumarchéavecsafille,celle-ciestpriseàpartieparunmendiantquesonpèrepoignarde…Or,ils’agitduFou…RobinHobbressusciteicimagnifiquementlespersonnagesdelacélèbresériedeL’Assassinroyalquil’arenduecélèbredanslemondeentier.

RobinHobb,danslatraditiondesgrandsromanciersdel’aventuretelJ.R.R.Tolkien,estconsidéréecommel’undesmaîtresdugenredanslespaysanglo-saxons.Ellefigurerégulièrementsurleslistesdesbest-sellersenFrance,auxÉtats-Unis,enAngleterreetenAllemagne.Elleapubliélesséries:L’ArchedesOmbres (LesAventuriersde lamer),L’Assassin royal (LaCitadelledesOmbres),LeSoldatchamaneetLesCitésdesAnciens,ainsiqu’unrecueil,L’Héritageetautresnouvelles,etLePrincebâtardchezPygmalion.

DumêmeauteurChezlemêmeéditeur

Lefouetl'assassin

LeFouetl'Assassin(t.1)

Lescitésdesanciens

Dragonsetserpents(t.1)LesEauxacides(t.2)LaFureurdufleuve(t.3)LaDécrue(t.4)LesGardiensdessouvenirs(t.5)LesPillards(t.6)LeVoldesdragons(t.7)LePuitsd'Argent(t.8)

Lesoldatchamane

LaDéchirure(t.1)LeCavalierrêveur(t.2)LeFilsrejeté(t.3)LaMagiedelapeur(t.4)LeChoixdusoldat(t.5)LeRenégat(t.6)Dansedeterreur(t.7)Racines(t.8)

L'assassinroyal

L'apprentiassassin(t.1)L'assassinduroi(t.2)Lanefducrépuscule(t.3)Lepoisondelavengeance(t.4)Lavoiemagique(t.5)Lareinesolitaire(t.6)Leprophèteblanc(t.7)Lasectemaudite(t.8)LessecretsdeCastelcerf(t.9)Sermentsetdeuils(t.10)Ledragondesglaces(t.11)L'hommenoir(t.12)Adieuxetretrouvailles(t.13)Touscestitresontétéregroupésenquatrevolumes:

LACITADELLEDESOMBRES*,**,***et****.LePrincebâtard,préludeàLaCitadelledesOmbres

Lesaventuriersdelamer

Levaisseaumagique(t.1)Lenavireauxesclaves(t.2)Laconquêtedelaliberté(t.3)Brumesettempêtes(t.4)Prisonsd'eauetdebois(t.5)L'éveildeseauxdormantes(t.6)LesSeigneursdestroisrègnes(t.7)OmbresetFlammes(t.8)LesMarchesdutrône(t.9)Touscestitresontétéregroupésentroisvolumes:L'ARCHEDESOMBRES*,**et***

LaFilledel'Assassin

LeFouetl'Assassin**

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Rêves

Ceciestlerêvedelafindemontemps.Jel'aifaitsoussixformesdifférentes,maisjenedécriraiquecequinechangepas. Ilyaun loupgrandcommeuncheval ; ilestnoir, immobilecommeunestatue,lesyeuxfixes.Monpèreestgrispoussièreetvieux,trèsvieux.«Jesuisépuisé»,dit-ildansdeuxdesrêves;danstroisautres,c'est:«Jeregrette,Abeille.»Dansledernier,ilsetait,maissonsilenceexprimetout.J'aimeraisneplusfairecerêve;ilesttroppuissant,commes'ildevaitseréaliserquelle que soit la voie que j'emprunte. Quand je me réveille, j'ai l'impression de m'être encorerapprochéed'unlieufroidetdangereux.

Journaldemesrêves,AbeilleLoinvoyant

Jeneveuxpascroirequejem'endormis.Commentuneterreuraussiabjectepourrait-ellepermettrelesommeil?Non, jerestaipelotonnéedansmoncoin,derrièremespaupièrescloses, tremblantdetousmesmembres.EtpèreLoupvintàmoi.C'étaitlapremièrefois.J'avais eu des rêves, des rêves lourds de sens, que je gravais dansmamémoire àmon réveil ;

j'avaisd'ailleurscommencéànoterceuxdontjesavaisqu'ilsavaientunesignification.Jen'ignoraisdoncpascequ'estunrêve.Cen'enétaitpasun.L'odeurdepoussièreetdecrottesdesouriss'effaçadevantcelle,piquante,delaneigefraîcheetdes

aiguillesdepin;puisapparutlasenteurchaudeetpropred'unanimalenbonnesanté.Ilétaittoutprès.J'enfonçailamaindanssafourrureetm'yaccrochaitandisquemesdoigtsseréchauffaientdanslespoils.Sonmuseauétaitcontremonoreille,sonhaleinetiède.Cessedegémir.Situaspeur,tais-toi.Cesontlesproiesquigémissent;çaattirelesprédateurs.Tun'espasuneproie.Je retins mon souffle ; j'avais la gorge douloureuse et la bouche sèche. Une plainte aiguë et

lancinantem'échappaitsansquej'eneusseconscience;jel'interrompis,honteusedelaréprobationdepèreLoup.C'estmieux.Etmaintenant,quet'arrive-t-il?«Ilfaitnoir,lesportesnes'ouvrentpasetjesuispriseaupiège.Jeveuxretrouvermonlit.»Tonpèrenet'a-t-ilpasditderesterdanstatanière?Pourquoil'as-tuquittée?«J'étaiscurieuse.»Etleslouveteauxcurieuxontdesennuisdepuisl'aubedumonde.Non,nerecommencepasàgémir.

Dis-moi,dequoias-tupeur?«Jeveuxretournerdansmonlit.»C'est ceque tudésires.Tuas raisonde vouloir regagner la tanièreoù tonpère t'a laissée, et de

songerànepluslaquittersanssapermission.Qu'est-cequit'enempêche?Qu'est-cequitefaitpeur?«Lesrats;etpuisjeneretrouveplusmonchemin.Jesuisbloquéedanscelabyrinthe.»Jetâchai

dereprendremonsouffle.«Jenepeuxpassortir.»Etpourquoidonc?«Ilfaitnoiretjesuisperdue.Jeneretrouveplusmonchemin.»Lecalmeimplacabledelavoix

commençait àm'agacermalgré le bonheurquemeprocurait sa chaleur et le sentiment de sécuritéqu'ellemedonnait ;maispeut-êtrem'autorisais-jecette irritationparceque jemesentaisprotégée.Peuàpeu,jemerendiscomptequejen'avaispluspeur;j'étaisseulementintriguée.Pourquoineretrouves-tuplustonchemin?

Là,c'étaitdelabêtise.Oudelaméchanceté.«Ilfaitnoir,jen'yvoisrien,et,mêmesij'yvoyais,jenemerappellepasoùestlasortie.»Lavoixnemanifestaitnulleimpatience.Tun'yvoispeut-êtrerienettuneterappellespeut-êtrepas

parcequetueseffrayée,maistuastonodorat.Lève-toi.J'eusdumalàmedéplier;j'étaisglacéeetjetremblaiscommeunefeuille.J'obéis.Passedevant.Suistonnez;suisleparfumdelabougiedetamère.«Jenesensrien.»Souffleparlenez,puisinspirelentement.«Jenesensquelapoussière.»Essaieencore.Inexorable.Ungrondementnaquitdansmagorge.Ah ! Tu retrouves ton courage. Retrouve tes esprits, maintenant. Repère ton chemin à l'odorat,

louveteau.Jevoulaisqu'ilsetrompât;jevoulaisunejustificationàmapeuretàmondésespoir.Jeprismon

souffle pour lui dire qu'il était stupide, et je perçus alors le parfum demamère.Un sentiment desolitudem'envahit,accompagnéduregretdecellequim'avaittantaimée;moncœurmepoussaversl'odeur,etmespiedslesuivirent.Elleétaitàpeineperceptible.Àdeuxreprises,jem'arrêtai,croyantl'avoirperdue.Jemarchaisdans

lesténèbres,mais,dansmonsouvenir,j'avançaislentementdanslejardind'étéverslechèvrefeuillequis'étalaitsurunmurdepierredujardindessimples.Àunmoment,uncourantd'airm'effleuralevisage;ildissipaleparfum,etjemeretrouvaidans

l'obscurité.Magorgesenouaetjetendislesmains,maisnetouchairien.Jesentismonterunsanglotdeterreursouslescoupsdemarteaudemoncœur.Ducalme.Utilisetonnez.Lapeurnesertàrienpourlemoment.Jereniflai,accabléedesoninsensibilité,et jeperçusànouveauleparfum.Jemetournai,maisil

s'affaiblit ; je tournai la tête de l'autre côté, plus lentement, et me dirigeai vers la senteur quim'évoquaitmaintenantlesmainsdemamèresurmesjoues.Jemepenchaienavantpourhumersonamour.Ilyeutunlégerviragepuisunemontéegraduelle.L'odeurserenforça,etjeheurtailapetiteétagère.J'ouvrisbrusquementlesyeux;jenem'étaispasrenducomptequejelesavaisfermés.Etlà,filtrantsouslecachedujudas,unelueurtremblotanteéclairaitlemoignondelabougiedema

mère. La lumière le caressait, jaune, chaude et accueillante. Je m'agenouillai et le pris entre mesmainspourhumerleparfumquim'avaitramenéeenlieusûr.J'écartailecachedutrouetscrutailebureauplongédanslapénombre.«Çavaaller,maintenant»,dis-jeàpèreLoup.Jeregardaiverslui,maisilavaitdisparuennelaissantqu'unvolumed'airplusfraisderrièremoi.«Père?»fis-je,maisiln'yeutpasderéponse.Moncœurseserra,etpuisj'entendisuncliquetis.«Abeille,ouvrelaporte.Dépêche-toi.»Ilparlaitàvoixbasse,etjen'arrivaispasàsavoirs'ilavait

peurous'ilétaitencolère.Lecliquetis,ànouveau,plusfort,etlaportes'agita.Soudain,uncoupl'ébranla.Ilme fallut unmoment pourme repérer, puis, prenantmon courage à deuxmains, je quittai la

lumièrerassurantedujudas.Ensuivantlemurduboutdesdoigts,jedescendisl'étroitcouloir,prisunvirage, puis un autre, plus abrupt, et sortis par le panneau. Les coups devenaient plus violents.«J'arrive!»criai-jeenrepoussantlepanneauderrièremoi.Jedusrefermerlesclenchesavantd'allerdéverrouillerlaportedubureau.Monpèrel'ouvritsibrusquementqu'ellemejetaàterre.«Abeille !» s'exclama-t-il,horsd'haleine ; il s'agenouillapourmeprendredans sesbrasetme

serra si fort qu'il m'en coupa le souffle. Il avait oublié de dresser ses murailles, et son angoissem'engloutit.Jemeraidis,lerazdemaréedepeurdisparutsoudain,etjem'étonnai:l'onded'amoursous-jacent que j'avais perçue était-elle bien réelle. Il me reposa à terre, mais ses yeux noirs me

retinrent,empreintsdedouleur.«Qu'est-cequit'apris?Pourquoin'es-tupasdanstonlit?demanda-t-il,lavoixtendue.—Jevoulais…—Tun'aspasledroit!Tucomprends?Tun'asPASledroit!»Ilnecriaitpas,maisle tonsur

lequelilparlaitétaitpluseffrayantqu'aucuncri,graveetintensecommeungrondement.«Pasledroitdequoi?»fis-jed'unevoixtremblante.Il répondit, le regardéperdu :«De t'enallerde làoù je te laisse ;demefairecroireque je t'ai

perdue.»Ilmerepritdanssesbrasetmeserrasursonmanteauglacé; jem'aperçusqu'ilavait lescheveux trempés et qu'il portait sesvêtementsd'extérieur. Il avait dû rentrer, se rendredirectementdans ma chambre et s'affoler en ne m'y trouvant pas. J'éprouvai une étrange petite exaltation : jecomptaispourlui.Jecomptaisbeaucoup.«Laprochainefoisquetumedirasderesterdanstatanière,j'yresterai,promis-je.—Trèsbien,fit-ilsèchement.Quefaisais-tuiciaveclaporteverrouillée?—J'attendais ton retour. »Cen'était pas tout à fait unmensonge, et je n'eusse su dire pourquoi

j'avaiséludésaquestion.«Etc'estcommeçaquetut'esretrouvéecouvertedetoilesd'araignéeetlafiguretoutesale?»Il

effleuramajoued'unindexfroid.«Tuaspleuré;ilyadeuxcoulures.»Ilmitlamaindanssapoche,entiraunmouchoird'unepropretédouteuseetl'approchademoi.Jemereculai,etilregardaletissuavant d'éclater d'un rire penaud. « Je n'avais pas réfléchi. Viens, allons aux cuisines voir si nouspouvonsnousprocurerdel'eautièdeetunchiffonpropre.Tumedirasoùtuattendaismonretour.»Auxcuisines,ilprituneloucheettiradel'eaud'unrécipientquidemeuraittoujoursauchaudsurun

fourneau,puisilsemunitd'untissuproprepourmelaverlafigure.Jeluiexpliquaiquej'étaisentréedans le passage secret, curieuse de l'explorer,mais que jem'étais perdue quandma bougie s'étaitéteinte,etquelaterreurm'avaitsaisie.Ilnemedemandapascommentj'avaisrepérémonchemin;iln'imaginait sûrement pas la distance que j'avais parcourue dans le dédale, et, sur le moment, jepréféraimetaire.DepèreLoup,jenedisrien.Ilmeramenadansmachambreetmetrouvaunechemisedenuitpropre;cellequejeportaisétait

sale au niveau de l'ourlet, et la laine de mes chaussettes était doublée de toiles d'araignée et depoussière.Ilmeregardameglisserdansmonlitpuisrestaassisensilencejusqu'aumomentoùilmecrutendormie;alorsilsoufflalabougieetsortit.J'étaisàdeuxdoigtsdesombrerdanslesommeil,maisjemeretenaispourdeuxraisons;d'abord,

jevoulaisdécouvrirl'emplacementdujudasquidonnaitsurmachambre.Celamepritplusdetempsque prévu, car il était très bien dissimulé dans le lambris d'un mur, et placé très haut afin quel'observateur eût vue sur la pièce tout entière ou presque. Je palpai les alentours dans l'espoir dedéceler une entrée dans le labyrinthe,mais en vain ; j'avais froid, j'étais fatiguée, etmon lit tièdem'attiraitirrésistiblement.Pourtant, quand je m'y introduisis et posai la tête sur l'oreiller, j'éprouvai de nouveau une

répugnanceàm'endormir.Dormir,c'étaitrêver,etcepratiquementtouteslesnuitsdepuislamortdemamère.J'enavaisassezdecesrêves,etj'étaislasseaussidem'acharneràmelesrappelerchaquematin pour les noter dans mon journal. Certains parmi les plus effrayants étaient récurrents ; jedétestaisceluiaveclesbateaux-serpents,etaussiceluioùjen'avaispasdeboucheetnepouvaispasfermerlesyeuxpourmeprotégerdecequejevoyais.J'aidaisunratàsecacherdansmoncœur;ilyavaitdubrouillard, etdeux lapins,unblancetunnoir, couraient côte à côtepour fuirde terriblescréaturesaffamées;uneflèchevivantetransperçaitlelapinblanc,etlenoirhurlaitàsamort.Cesimagesmefaisaienthorreur,etpourtant,chaquefoisqu'ellesmevenaient,j'ajoutaisundétail,

unenote,unemalédictionàmonjournal.

Cettetempêtederêvesétaitunphénomènenouveau,maisnonlefaitderêverlui-même:jerêvaisdepuisplus longtempsque jen'étaissortieduventredemamère ;parfois, j'avais l'impressionquemessongesremontaientavantmonexistence,quec'étaientdesfragmentsdelaviedequelqu'unquin'étaitpasmoimaisquim'étaitrattaché.Jelesavaisnourrissonetencorepetitenfant;certainsétaientagréables,d'autresd'unebeautéétrange;d'autresencoremeterrifiaient.Jenelesoubliaisjamais,aucontrairede certainespersonnes.Chacun formait une séquence complète, aussi constitutivedemoiquelesouvenirdujouroùnousavionsrécoltélemieldesruchesoudelafoisoùj'avaisglissédansl'escalier et m'étais éraflé les tibias. Quand j'étais petite, c'était presque comme si j'avais deuxexistences,unedejour,l'autredenuit.Certainsrêvesparaissaientplusimportantsqued'autres,maisaucunn'étaitinsignifiant.Toutefois, après l'intervention de pèreLoup, je fis un rêve dont je sus au réveil qu'il n'était pas

ordinaire, et je pris soudain conscience quemes songes se répartissaient en deux catégories : il yavaitlesrêvesetilyavaitlesRêves.J'éprouvaialorslebesoinirrépressibledetoutreprendreàzéro,denotermesRêvesdansleursmoindresdétailsetdelesgarderensécurité.C'étaitcommesij'avaisdécouvertladifférenceentrelescaillouxducheminetlespierresprécieuses,etm'étaisrenducomptequej'avaislaissétraînercesdernièresn'importeoùdepuisneufans.Jemeréveillaidansmonlitàbaldaquinetrestaiallongéedansl'obscuritédel'hiver,réfléchissantà

cequejedevaisfaire.J'avaisbienfaitdenotertousmesrêves,mais,maintenantquejeconnaissaisladifférence entre eux, je devais tous les recopier ; il me faudrait de l'encre, des plumes de bonnequalitéetdupapierconvenable.Jesavaisoùmeprocurertoutescesfournitures.J'eusseaiméavoirduvélin,maisonsefûtaperçudesadisparition,et jenepensaispaspouvoirpersuadermonpèrequemon entreprise valait une telle débauche de moyens. Plus tard, peut-être, pourrais-je acquérir lepapier queméritaient mes Rêves ; pour le moment, je devais me contenter de les noter et de lesranger en sécurité. Il m'apparut soudain qu'il n'existait qu'un seul lieu au monde pour ces deuxactivités,etcelaprésentaitunnouveauproblème.Aprèsmon excursion nocturne, j'étais certaine quemon pèreme limiterait l'accès aux passages

secretsdesmursdeFlétribois;couchéedansmonlit,jemeconvainquaisdecefait,etildevenaitdeplusenplusinsupportable.Jen'avaisguèreparléàmonpèredemonexplorationdelanuitpassée;ilenavaitdéduitqueje

m'étaiseffrayéetouteseule,sansm'aventurerbienloin,etpensaitpeut-êtrequecelasuffiraitàmettreun terme àmes envies de découverte.Mais il risquait de vouloir vérifier ; il verrait sans doute labougiederéserve,etpeut-êtrelemoignonquej'avaislaissétomberlorsquelamèches'étaitéteinte.Repérerait-ilmesempreintesetlessuivrait-ildanslesboyauxpoussiéreuxpourserendrecomptedeladistancequej'avaisparcourue?Jel'ignorais.Ilavaitétécomplètementaffoléennemetrouvantpaslàoùilm'avaitlaissée;peut-êtrelesoulagementquej'avaismanifestéàsonretourl'avait-ilrassuré.Jemelevaietm'habillaibeaucoupplusvitequed'habitude.Lachambreétaitglaciale;jesoulevai

nonsansmallecouvercledemoncoffreàvêtementsd'hiver,lebloquaiàl'aided'unechaussurepuisypénétraiàdemipourm'emparerdechaussesenlaine,d'unetuniquematelasséeetdemaceintureàboucle en forme d'oiseau. J'avais grandi : mes chausses et ma tunique commençaient à être tropcourtes.Ilfaudraitquejelediseàmaman…Quandjecessaidepleurer,j'ajoutaiduboissurlesbraisesdelacheminée.Naguère,àmonréveil,

j'eussetrouvémamèreentraind'allumerlefeuaprèsavoirsortimesvêtements;elleavaitcontinuébienaprèsquej'avaisétécapabledem'enchargerseule.Nonqu'elleeûtpitiédemataille:jepensequ'elleaimaitlesritesquecomportel'entretiend'unpetitenfantetqu'ellecherchaitàlesprolonger.Je les aimais autant qu'elle, et ils me manquaient. Mais le passé était le passé, et la vie se

poursuivait.

Jedécidaiderepérerl'autreentréesituéedanslegarde-mangeretdetrouverunmoyendelarendreutilisable;néanmoins,cettesolutionnemesatisfaisaitpascomplètement,etjeregrettaisqu'iln'existâtpasd'accèsdirectdemachambreauxpassagessecrets.Lejudasm'avaitrévéléqueleboyaudissimulépassaitdansmesmurs;sepouvait-ilqu'ilyeûtuneentréeinconnuedemonpèrelui-même?Je palpai lentement le lambris encore une fois ; je distinguais le trou d'observation, mais

uniquementparcequejesavaisoùlechercher:unecavitéunpeutropcommodémentlaisséeparunnœuddanslebois.Jetapotaiprudemmentleslambris,d'abordenbaspuisaussihautquej'atteignais,mais le bruit m'apprit seulement que les constructeurs des passages les avaient parfaitementcamouflés.Lafaimmesaisitbrusquement.Je tournai lapoignéedemaporte,ouvris lebattantetmeglissai

horsde lachambre. Il était tôtet le silence régnaitdans lamaison ; sansbruit, je suivis lecouloirdallé puis empruntai le large escalier. Depuis que je connaissais l'existence du réduit dans lespassages secrets, Flétribois me paraissait encore plus démesuré, et descendre les marches, c'étaitcommeêtredehors:leplafondmeparaissaitaussihautqueleciel,etlescourantsd'airétaientaussifroidsquelabisequisoufflaitàl'extérieur.Latablen'étaitpasencoremisepourlepetitdéjeuner.JemerendisauxcuisinesoùTaviaetDouce

étaientdéjàautravail;lepaindelasemainelevaitdansungrandrécipiententerrecouvertd'untissuprèsdel'âtre.Àmonentrée,Ormesortitenannonçantqu'elleallaitchercherdesœufs.Menteuse.«Tuasfaim,mapetitechérie?»melançaTavia,etj'acquiesçaidelatête.«Jevaistemettreunpeu

depainàgriller.Vienst'installer.»Jefiscequejefaisaistoujoursdepuisquejesavaismarcheràquatrepattes:jegrimpaisurunbanc

etm'assissurleborddelatable;puis,aprèsréflexion,jeredescendism'accroupirsurlebanc;ainsi,j'étaispresqueàlabonnehauteur.Taviam'apportamapetitechopepleinedelaitetmejetaunregardempreintdecuriosité.«Ongrandit,ondirait.»J'acquiesçaiànouveau.«Alorstuesassezgrandepourparler,intervintDouce.Disaumoins“merci”.»Commetoujours,

ses réflexionsàmonendroitavaientuncôtéacerbe. J'allaisprendremachope ; j'interrompismongesteetmetournaiversTavia:«Merci,Tavia; tuestoujoursbonneavecmoi.»J'avaisprononcéchaquemotavecsoin.Derrièremoi,j'entendisDoucelâchersacuiller.La cuisinière me regarda un moment, les yeux ronds, puis elle répondit : « Mais je t'en prie,

Abeille.»Jebusetreposaidélicatementmachope.Taviafitàmi-voix:«Entoutcas,c'estbienlafilledesonpère.—Eneffet,dis-jed'untoncatégorique.—Ça, c'est sûr »,marmonnaDouce.Elle eut un petit rire et ajouta : «Etmoi qui reprochais à

Orme d'inventer des histoires quand elle prétendait qu'Abeille serait capable de parler si elle levoulait ! » Elle semit à touiller vigoureusement sa préparation. Tavia ne dit rienmaism'apportaquelquestranchesdupaindelasemainepassée,lesfitgrillerpourlesrafraîchir,etlesbeurra.«Alors,commeça,tuparles,maintenant?»medemanda-t-elle.Jeluijetaiunregardrapideetmesentissoudaingênée;jebaissailesyeux.«Oui.»Jevissonlégerhochementdetêteducoindel'œil.«Çaauraitfaitplaisiràtamère;ellem'aditun

jourquetusavaisprononcerbeaucoupdemotsmaisquetuétaistimide.»J'observaiintensémentleplateaudelatablecouvertdebalafres,malàl'aise.J'envoulaisàTavia

d'avoirsuquejesavaisparleretden'avoirrienrévélé,maisjeluiétaisaussireconnaissanted'avoirgardémonsecret;peut-êtrel'avais-jemésestimée.Elleposaunpetitpotdumieldemamèreprèsdemonpain.Jeleregardai;maintenantquemaman

étaitmorte,quis'occuperaitdesruchesenétéetdeleurrécolte?Jedevaism'encharger,maisjene

pensaispasyarriver ; j'avaisessayéaucoursdesderniersmois,mais les résultatsétaient inégaux.J'avaisaidémamèrenaguère,mais,quand jememêlaisderecueillirmoi-mêmelemielet lacire,j'aboutissaisàunecatastrophe;lesraresbougiesquej'avaisfabriquéesétaientpataudesetsansgrâce,lespotsdemielpleinsdepetitsmorceauxdecireetpeut-êtred'abeilles.Jen'avaispaseulecouragede les montrer à quiconque, et il m'avait fallu des heures pour nettoyer l'atelier de ma mère. Jecommençaisàmedemandersinousn'allionspasdevoiracheternosbougiesdésormais;maisoù?Et en achèterions-nous des parfumées pour les grandes occasions ? Elles n'auraient jamais lessenteursdecellesdemamère.Jelevailesyeuxàl'entréedemonpèredanslacuisine.«Jetecherchais,dit-ild'untonsévère.Tu

n'étaispasdanstonlit.—J'étaisici,jeprenaismonpetitdéjeuner.Papa,jeneveuxplusmeservirdesbougiesdemaman;

ilfautleséconomiser.»Ilsetutuninstant,lesyeuxfixéssurmoi,puisdemanda:«Leséconomiserpourquoi?—Pourdesmomentsparticuliers,commequandjeveuxmerappelersonodeur.Quivasecharger

de tout ce qu'elle faisait, papa ?Qui va s'occuper des ruches, récolter lemiel, raccommodermesvêtementsetmettredessachetsdelavandedansmescoffres?C'estfini,toutça,maintenantqu'elleestmorte?»Raidecommeunpiquet, ilmeregardasansriendiredesesyeuxnoirspleinsdedouleur. Ilétait

dépenaillé,sescheveux,coupésensignededeuil,repoussaientenboucleshirsutes,sabarbecouvraitses joues par plaques, et sa chemise était encore froissée de son trajet nocturne sous la pluie ;manifestement,aulieudelasecoueretdel'étendreproprementaprèsl'avoirôtée,ill'avaitjetéesurunechaiseouunpiedde lit. Ilme fitpitié : iln'avaitplusmamanpour lui rappelercequ'ildevaitfaire.Jemesouvinsalorsquejenem'étaispaspeignéeavantdesortirdemachambre,nilaveilleausoir,d'ailleurs:mescheveuxn'étaientpasassezlongspourlestresser.J'yportailamainetlessentisdressésenpetitstoupetssurmatête.Nousfaisionslapaire,papaetmoi.Il se remit lentement à bouger, comme s'il revenait à la vie. Il s'approcha de la table et s'assit

lourdementenfacedemoi.«Ellefaisaitbeaucoupdechoses,oui.Tantdechoses!Onn'ajamaissoiftantquelepuitsn'estpastari.»Je le regardai, et il soupira. «Nous garderons de côté les bougies parfumées pour toi. Pour le

reste,mafoi,tasœurOrtiem'adéjàconseilléd'engagerdupersonnelpourtenirlamaisonenordre,et je croisqu'elle a raison.Elleadit àdemi-motqu'ellepourraitvenirplus souvent et amenerdesamis, si bien qu'il y aura de nouveaux occupants pour nous aider. J'ai déjà envoyé chercher tacousine ; elle arrivera dans quelques jours. Elle s'appelle Évite et elle a une vingtaine d'années.J'espèrequetut'entendrasbienavecelle.»Douce et Tavia nous écoutaient avec une telle attention qu'une sorte de bulle de silence nous

entouraitdanslacuisine.L'enviemetaraudaitdedemanderàmonpèrecommentjepouvaisavoirunecousinedont je n'avais jamais entenduparler ; avait-il un frère ouune sœur dont j'ignorais tout ?Maisjenepouvaispasposerlaquestiondevantlescuisinières.Jeparlaisansdétour.«Jeneveuxpasquedesgensviennents'installerici.Nepouvons-nouspasnousdébrouillerseuls?— J'aimerais bien », répondit mon père. Tavia posa une grosse théière fumante sur la table.

D'ordinaire,nousneprenionspaslepetitdéjeunerdanslescuisines,maiselleespéraitquemonpèreresteraitetcontinueraitàparler.Avait-ilconsciencecommemoidel'intérêtavidedesdeuxfemmes?«Maiscen'estpasréaliste,Abeille,nipourtoinipourmoi.Jedoisparfoism'éloignerdeFlétribois,etilfautquelqu'unpourtesurveillerenmonabsence.Tuasbesoindequelqu'unpourt'enseignertoutcequ'unejeunefilledoitsavoir,nonseulementlireetcalculer,maiscoudre,prendresoindetoi,tecoiffer…Bref,cequefontlesfemmes.»

Jeleregardaiavecinquiétudeenmerendantcomptequ'iln'ensavaitpaspluslongquemoisurlesujet. Je dis : « Ce serait beaucoup plus simple si j'étais un garçon ; nous n'aurions besoin depersonne.»Ileutunpetitrireétranglépuisilrepritsonairgrave.«Maistun'espasungarçon.Et,mêmealors,

ilfaudraitembaucherdupersonnel.Ortieetmoienavonsdiscutéàplusieursreprises:j'ainégligélapropriété ; Allègre me harcèle depuis des mois à propos d'une cheminée bouchée dans une deschambres et d'une fuite qui imprègne d'humidité le mur d'une autre. Je ne peux plus remettre lestravaux à plus tard. Toute la maison a besoin d'un grand nettoyage, après quoi il faudra mieuxl'entretenir.Auprintemps, tamèreetmoiavionsparléde toutes les réparationsàeffectuerpendantl'été.»Ilsetut,leregardsoudainlointain.«Etmaintenant,l'hiverapproche,etrienn'aétéfait.»Latasse que Tavia posa près de lui cliqueta dans sa soucoupe ; elle la poussa délicatement vers lui.«Merci », dit-il avec une politesse d'automate. Puis il se tourna vers elle. « Je suis navré, Tavia,j'auraisdûvousprévenirplusàl'avance.Cribleaccompagneralacousined'Abeilleicietresterapeut-êtrequelquesjours.IlfautdéciderquelappartementdonneràÉviteet…Mafoi,jenesaispascequ'ilfautprévoir encore.Sabranchede la famille est très aisée ; elle s'attendrapeut-être à cequ'on luiattribueunedomestique…»Mon père se tut et il plissa le front comme à un souvenir désagréable.Muscade, la cuisinière,

pétrissaitdelapâtequandj'étaisentrée;jelaregardai:ellel'étalaitsurlaplancheàpainsansperdreunemiettedenotreconversation.Jerassemblaimoncouragepourromprelesilence.«J'ignoraisquej'avaisunecousine.»Ilpritunecourteinspiration.«Nousnesommespastrèsliés,danslafamille,hélas,mais,encasde

problème,nousn'oublionspaslesliensdusang.C'estpourquoiÉviteviendranousprêtermain-forte,pouruntemps,dumoins.—Évite?—Elles'appelleÉviteTombétoile.—Samèrenel'aimaitdoncpas?»demandai-je,etj'entendisDouceétoufferunpetitrire.Monpèreredressaledosetversaduthédansunedestasses.«Àvraidire,non;aussi,accueillons-

laavecégardsetnel'interrogeonspassursonprénomnisursafamille.Jepensequ'elleseraaussisoulagéedevenirhabitercheznousquenousdelarecevoir.Àsonarrivée,elleserapeut-êtremalàl'aise,etlassedesonvoyage;n'enattendonspastropd'elleaudébut,d'accord?— D'accord », répondis-je, de plus en plus perplexe. Quelque chose n'allait pas, mais je ne

parvenaispasàmettreledoigtdessus.Monpèremementait-il?J'eusbeaulescruteralorsqu'ilbuvaitsonthéàpetitesgorgées,jerestaidansl'incertitude.Jefaillisluiposerlaquestionpuismeravisai:mieux valait ne pas l'obliger à reconnaître qu'il mentait devant Tavia, Douce et Muscade. Jel'interrogeraisplustard.Jedis:«J'aifaitunrêvespécialcettenuit;ilmefautuneplume,del'encreetdupapierpourlenoter.—Vraiment ?» fit-il avec indulgence. Ilme sourit,mais ce fut le regardétonnéqu'échangèrent

DouceetTaviaderrièrenousquejeperçus;ellesendécouvraienttropsurmoiettropvite,maiscelam'était égal.Si elles nemeprenaient pluspourune simpled'esprit, peut-être celame faciliterait-ill'existence.«Vraiment», répondis-je,catégorique.Autonqu'ilavaitemployé, ilcroyaitàuncapricedema

partetnonàuneaffairesérieuse.Nemesurait-ildoncpasl'importancedecesrêves?Jedécidaideluiexpliquer.«Ilm'estvenubordédenoiretd'or;lescouleursétaienttrèsvivesettoutparaissaittrèsgrand,si

bienquelesdétailslesplusinfimesétaientvisibles.Lascènecommençaitdanslejardindemaman;desgrappesd'abeillesbutinaientleslavandesquiembaumaientl'air.J'étaislà;etpuisj'aivulalonguealléequimèneàlamaison.Quatreloupslaremontaiententrottant,deuxpardeux;unblanc,ungris,

et deux rouges. Mais ce n'étaient pas des loups. » Je m'interrompis pour chercher la meilleuredescriptiondecréaturesquejen'avaisvuesqu'ensonge.«Ilsn'étaientpasbeauxcommedesloups,etilsn'enavaientpasnonpluslesensdel'honneur; ilssedéplaçaientfurtivement, lacroupebasseetleurqueuemaigrerabattue;ilsavaientlesoreillesrondes,leurgueuleétaitouverteetilsbavaient.Ilsétaientlemal…Non,cen'estpasça:c'étaientlesserviteursdumal,etilsvenaientpourchasserceluiquisertlebien.»Lesouriredemonpèresemêlaitàprésentdeperplexité.«Voilàunrêvetrèsprécis»,dit-il.Jem'adressaiàTavia:«Jecroisquelebaconestentraindebrûler»,fis-je,etellesursautacomme

sijel'avaispiquéeavecuneaiguille.Elleseretournaverslapoêleoùlesrubansgrésillantsavaientcommencéàfumeretlaretiradufeu.«C'estmafoivrai»,marmonna-t-elle,etelles'activaaufourneau.Jerevinsàmonpèreetàmestartinesgrillées;jemangeaideuxbouchéesaccompagnéesd'unpeu

delaitavantdereprendre:«Jet'avaisprévenuquec'étaitunrêvespécial;ilnes'arrêtejamais,etc'estmondevoirdemelerappeleretdelegarderenlieusûr.»Sonsourires'effaçaitpeuàpeu.«Pourquoi?»Jehaussailesépaules.«Jedoislefaire,c'esttout.Lerêvecomptebiend'autreséléments;aprèsle

passage des faux loups, je découvre une aile de papillon par terre ; je la ramasse,mais alors elledevientdeplusenplusgrande,et,endessous,ilyaunhommeblanccommelacraieetfroidcommeunpoisson.Jecroisqu'ilestmort,maisilouvresoudainlesyeux,etilssontcomplètementdécolorés.Ilneparlepaspar labouchemais ilouvrelamainpours'exprimer.Ilmeurtavecdesrubisqui luitombentdesyeux…»Monpèrereposasatassesurleborddelasoucoupe;ellebasculaetroulasurlatableenlaissant

une traînée de thé. « Zut ! » s'exclama-t-il d'une voix que je ne lui connaissais pas, et il se levabrusquementenrenversantsonbancàdemi.«Oh,nevousenfaitespas,messire,jevaisnettoyer!»s'exclamaTaviaens'approchantaussitôt

avecuntorchon.Ils'écartaensecouantsamainaspergéedethéchaud.Jeterminaimonpainbeurré;rêverm'avait

donnéunefaimdeloup.«Lebaconestbientôtprêt?»demandai-je.Douceapporta leplat ; le lardétaitunpeubrûlé,mais,commeje l'aimecroustillant,celaneme

dérangeapas.«Ilfautquejesorteunmoment»,ditmonpère.Ilavaitouvertlaporteetregardaitl'arrière-cour

boueuse; ilrespirait l'airglacédel'hiveràgrandesgouléesetrefroidissait lacuisineparlamêmeoccasion.«Messire,pensezaupainquilève!»protestaTavia.Sansrépondre,ilsortitdanslefroid,sansmanteaunicape.«J'aibesoindepapier!»luicriai-je,

affligéequ'ilnégligeâtmademandeetmonrêve.« Prends ce qu'il te faut dansmon bureau », lança-t-il sans se retourner, et il referma la porte

derrièrelui.Jenelevisguèredurestedelajournée.Jelesavaisoccupé,etilmitFlétriboissensdessusdessous

par sespréparatifs.Onchoisit un appartementpourmacousine,on sortit des coffresde cèdredesdrapsetdescouverturesqu'onmitàaérer,et il fallut ramoner leconduitde lacheminéequandons'aperçutqu'unnid lebouchait complètement.Lesdeux jours suivants, le remue-ménagene fit quecroître. Notre intendant, Allègre, était ravi de toute cette activité et courait en tous sens dans lademeure en trouvant sans cessedenouvelles tâches àdonner auxdomestiques.Desgensque jeneconnaissais pas se présentaient les uns après les autres à la porte et se réunissaient dans le bureauofficielavecmonpèreetAllègre,quichoisissaientparmieuxdesartisans,desouvriers,desbonnes

et des palefreniers, dont certains revenaient le lendemain avec leurs outils pour entamer leurouvrage;d'autresdébarquaientavecdescarriolespleinesd'affairespersonnellespours'installerdanslescommuns.Nulrecoindelademeuren'échappaitàcetteactivité;partout,onrécuraitlessols,onastiquaitles

boiseries et on ressortait des meubles de leurs réserves. Un charpentier et ses assistants vinrentréparerunefuitedansletoitd'unedesserres.Devanttantdebruitetd'agitation,jemeréfugiaidansmonsilenceetmeshabitudesdefurtivité;nuln'yfitattention.Quandilm'arrivaitdevoirmonpère,il parlait toujours avecquelqu'un, étudiait desdocuments oudéambulait, les sourcils froncés, avecAllègrequidésignaitcecioucelad'unairdésolé;quandilmeregardait,ilsouriait,maisilyavaitune tristessedans sesyeuxet unmalaisedans lepli de sabouchequimedonnait envied'allermecacher.C'estcequejefinisparfaire.Jeprisdupapier,del'encreetdesplumesdanssonbureau,et,comme

ilavaitditquejepouvaismeserviràmongré,jem'emparaiaussidevélin,d'encresdecouleurdelameilleurequalitéetdeplumesàpointedecuivre.Jefiségalementprovisiondebougiesparfumées:j'enréunisunebonnequantitéquejedissimulaidansmachambre,oùellesembaumèrentmoncoffreà vêtements etmes rêves. J'emportai aussi les longues chandelles blanches à combustion lente quej'avaiscouléesavecmamèreetlesentreposaidansmonréduitsecret.Jefisdenombreusesréservespendantcettepériodeoùmonpèrenepensaitpasàmoi:biscuitset

fruitssecsrangésdansunebelleboîteenboispourlesprotégerdesrats,cruchemunied'unbouchonpouravoirdel'eau,tasseébréchéequinemanqueraitàpersonne.Jedérobaiunecouvertureenlainequ'onavaitmiseàprendrel'air,dontTaviaavaitditquelessourisl'avaienttrouéeetqu'ellenepouvaitplus servir qu'à faire des chiffons à astiquer. Il régnait une telle cohue à Flétribois quemes volspassaientinaperçus,carchacuncroyaitquequelqu'und'autreavaitdéplacél'objetdisparu.Jetrouvaiun tapis à motifs rouges et orange un petit peu trop grand pour ma cachette d'espion ; j'en fisremonterlesbordslelongdesmursetmecréaiainsiunnid.Danslesréservesdemamère,jeprisdessachetsdelavandeetd'autresplantesodorantesquenousavionscueilliesensemble.Monrefugedevenaittrèsconfortable.Jen'yaccédaispasparlebureaudemonpère;jemedoutais

qu'iln'approuveraitpasletempsquej'ypassais.J'avaisdoncrepérélaportedissimuléedanslegarde-mangeretbâtidevantelleunebarrièredecaissesdepoissonsalé,enmelaissantjusteassezdeplacepour me glisser derrière la muraille improvisée, ouvrir la porte dérobée et me faufiler parl'entrebâillement.Jelarefermaisderrièremoimaisveillaistoujoursàcequ'ellenepûtsebloquer,aurisque de m'emprisonner dans le passage secret ; comme je n'avais jamais repéré le loquet quipermettaitdel'ouvrirdel'intérieur,jelalaissaistoujourslégèremententrouverte.Je marquais à la craie les différents passages de mon dédale et repoussais toiles d'araignée et

crottesdesourissurlescôtés;j'avaissuspendudesbouquetsdeplantesodorantessurlecheminquimenaitàmatanière,sibienque,mêmedanslenoir,jeréussissaisàmedirigeràleurparfum;j'avaisvite mémorisé le trajet mais je ne pouvais oublier la nuit terrifiante que j'avais passée dans lesténèbres.Je découvris que le labyrinthe s'étendait davantage que ce que m'en avait révélé mon père ; le

savait-il etm'avait-ilmenti, ou bien les passages étaient-ils si étroits qu'il n'en tenait pas compte ?Maisjeremisàplustardleurexploration:j'avaisdenombreuxRêvesenretardànoter,avecautantdedétailsquejepouvaisenarracheràmamémoire.Jecouchaisur lepapierceluiaveclecerfquivolait et celui avec la tapisserie qui représentait d'anciens rois, très grands et aux yeuxd'or. Ilmefallut six feuillespourdécrire celui dugarçonblanc commeunpoissonqui naviguait à bordd'unbateausansrameets'étaitvenducommeesclave.J'ajoutaiunrêveoùjevoyaismonpères'ouvrirlapoitrine,s'arracherlecœuret lepressersurunepierrejusqu'àcequ'iln'yrestâtplusunegouttedesang.

Jenecomprenaispascesimages,maisquelqu'unsauraitpeut-êtreunjourlesdéchiffrer,etjelesconsignaisdonc;j'écrivaisjusqu'àavoirlesdoigtstachésd'encresdetouteslescouleursetlesmainsperclusesdedouleur,maisjeprélevaisencoredupapieretcontinuaismestranscriptions.Et lesoir,enmecouchant, je lisais.Mamèreavait trois livresquin'appartenaientqu'àelle ; l'un

étaitl'herbierqueluiavaitdonnéPatience,quiletenaitelle-mêmedemonpèreetqu'elleavaitenvoyéàMolly, jecrois,à l'époqueoùelles lecroyaientmort.L'autreétaitunouvragesur les fleurset letroisièmesurlesabeilles;celui-là,ellel'avaitécritdesamain,etcen'étaitpasunlivreàproprementparler,niunmanuscrit,maisuneliassedefeuillesréuniesparunrubanpassépardesperforations.C'étaitplusunjournaldel'étatdesesruchesqu'autrechose,etc'étaitmonpréféré;delapremièreàladernière page, je voyais son écriture et son orthographe s'affirmer, et ses observations gagner enprécision àmesure que croissait son savoir. Je le lisais et le relisais enme promettant demieuxm'occuperdesesruchesauprintemps.Patienceavaitpassésonexistenceàacquérirdeslivresetdesmanuscrits,dontbeaucoupavaientété

chapardésdanslabibliothèqueduchâteaudeCastelcerf;certainsvalaientdesfortunes,reliéspardesbandes de cuir, avec des couvertures en chêne cloutées d'argent, cadeaux qu'on lui avait faits dansl'espoir de gagner ses faveurs à l'époque où Chevalerie était roi-servant et qu'elle devait devenirreine.Cesmagnifiques volumes n'étaient guère nombreux : la plupart avaient été vendus durant lasombrepériodede laguerrecontre lesPirates rouges,etceuxqui restaient, lourdsetassommants,étaient surtout des comptes rendus historiques qui glorifiaient exagérément les souverainsLoinvoyantdupassé,desrécitsdestinésàflatterplusqu'à instruire.Denombreusespagesportaientdesannotationsd'unscepticismecinglantdelamaindePatience;àleurlecture,lefouriremeprenaitsouvent,carellesl'éclairaientsousunjourquenulnem'avaitrévélé.Commeellescommençaientàs'effacer,jelesrepassaisàl'encrequandjelescroisais.LeslivresquePatienceavaitacquiselle-mêmeformaientunecollectionbeaucouppluséclectiqueet

fatiguée.Ilyenavaitunsurleferragedeschevauxetletravaildelaforge,avecdesnotesdelamaindePatiencesursespropresexpériences;ilyenavaitd'autressurlespapillons,surlesoiseaux,surles bandits de renom et sur les légendes concernant les monstres marins ; il y avait un vieuxparchemindevélinsurlafaçond'approcherlesbecqueteuxetdeleslierafindeleurfairefairelescorvéesménagères,etquelquesmanuscritsdepetitformatsurlamanièrededistilleretdeparfumerl'alcool. Trois tablettes très usées traitaient des moyens par lesquels une femme peut se rendreféconde.Maisjedécouvrisvitequecen'étaientpaslesouvrageslesplusintéressantsdeFlétribois.Lesplus

passionnantsétaientceuxquiétaientcachésetoubliés.DansledésordreduvieuxbureaudePatience,jetrouvaisacorrespondancesousformedepaquetsficelés;lesplusancienneslettres,dansuneboîte,aumilieudefleurssivieillesqu'ellesavaientperdutoutecouleurettoutparfum,étaientnouéesparunfildecuir.C'étaientlesmissiveséperduesd'unjeunehommeenproieàunegrandepassionetàuneretenue plus grande encore qui promettait de devenir quelqu'un et d'acquérir une fortune et uneréputation qui compenseraient sa basse naissance ; il implorait Patience d'attendre qu'il pût seprésenter devant sonpère pour requérir honorablement le droit de la courtiser.Ladernière du lotétaitfroisséeettachéecommesionl'avaitlueàdemultiplesreprisesenpleurant.LejeunehommeyréprimandaitPatiencedevouloir s'enfuiravec lui sanssesoucierdesa réputationnide ladouleurqu'ellecauseraitàsonpère.Jefinisparcomprendrequ'ilsavaientéchangéunbaiseretquelatoutejeunedamePatienceétaitenvoyéevisiterTerrilvilleetJamailliaencompagnied'autresmembresdesafamilleafindeluienmontrerl'artetlacultureetdel'éloignerdesgarçonsd'écurietropardents.Elle resterait absente près de deux ans, mais le jeune homme promettait de l'attendre, de pensertoujoursàelleetdenepasménagersapeine;ilavaitapprisquel'arméeembauchait;letravailétait

durmaislapaiebienmeilleure.PendantlevoyagedePatience,ilchercheraitfortuneetacquerraitcequ'ilfallaitpourseprésenterfièrementdevantsonpèreetdemanderàlacourtiserentoutelégitimité.Le paquet de lettres suivant datait de quatre ans plus tard et provenait du princeChevalerie, qui

s'excusaitdanslapremièred'avoireulaprésomptiondeluienvoyerunprésentaussipersonnelalorsqu'illaconnaissaitàpeine;maisiln'avaitpus'enempêcher,carlespetitesbouclesd'oreillesétaientpresqueaussidélicatesetgracieusesqu'elle.Patiencel'autoriserait-elleàluirendrevisitebientôt?Danslescinqlettresquisuivaient,ils'excusaitencoredepersisteràluiécrireetàluifaireparvenir

descadeaux,etdanschacuneill'invitaitàlerejoindreauchâteaudeCastelcerfpourunbanquet,unepartiedechasseouunspectacledonnépardesacrobatesjamailliens.Lesréponsesmanquaient,maiselleavaitdûlerepousseràchaquefois.Jesusàquelmomentellecommençad'avoirdessentimentspourlui.Dansunemissive,Chevalerie

déclaraitnepasvoirderaisonpourqu'unejeunedamenesepassionnâtpaspourletravaildelaforgeet espérer que lesmanuscrits, la petite enclume et les outils qu'il lui faisait parvenir l'aideraient àpoursuivredansl'étudedecedomaine.Danslasuivante, il luifaisaitpartdesonéternellegratitudepour la cuiller qu'elle lui avait transmise comme preuve de ses nouveaux talents ; il la décrivaitcomme son trésor et disait envoyer en retour quelques lingots dumeilleur fer de Forge afin quePatiencecontinuâtdes'exercer.Àpartirdelà, leurcorrespondancedevintplusfréquente,et l'amourfinitparyteniruneplacesi

grandequejem'endésintéressai.IlétaitcurieuxdesongerquelepremierpaquetdelettresprovenaitdeBurrich,quiavaitélevémonpère,épousémamèreparlasuite,prismasœursoussonailecommesi elle était sapropre fille et eu sixgarçons avecMolly.Ainsi, sonpremier amour avait été damePatience, la femmedemongrand-père ?Et il avait ensuite veillé surmonpère enfant avant de semarierplustardavecmamère?Lesbranchesbiscornuesdemonarbregénéalogiquemedonnaientletournisetmepassionnaient,cequimeconduisaitàdéroberd'autresmanuscritsdanslebureaudemonpère.Àl'origine,jen'avaispasl'intentiondem'immiscerdanssavieprivée;enquêtedepapierdebonne

qualité, j'avaisprélevéunedizainedefeuillesdanssa réserve,etc'estseulementderetourdansmacachette que jem'étais rendu compte que seule celle du dessus était vierge.À l'évidence, il l'avaitposéepar-dessusuneliassedefeuillesdéjàutilisées.Jelesréunispourlesrapporter,maismonœils'arrêta sur son écriturenette et ferme, et jeme trouvai bientôt irrésistiblement entraînéedans sonhistoire.C'était le simple récit d'un incident de son enfance, et je me rappelle qu'à l'époque je m'étais

demandépourquoiill'avaitcouchésurlepapier.Ilenavaitmanifestementgardéunsouvenirprécis;pourquoiprendrecettepeine?Plustardseulementjedevaisprendreconscience,parlaconsignationobsessionnelledemesrêves,queparfoislemeilleurmoyendecomprendrequelquechose,c'estdelenoter.Letextecommençaitparuneréflexionsurl'amitié,commentelledébuteetcommentellefinit,et aussi sur les amitiés qui ne se sont jamais nouéesouqui n'eussent jamais dû se réaliser.Puis ilracontaitsonhistoire.Lapéripétieenelle-mêmen'avaitriend'extraordinaire,mais,méticuleuxcommetoujours,ilavait

notéqu'elleavaiteulieuàl'heureoùlaroséeadisparudesjardinsdeCastelcerfmaisoùlesoleilnelesapasencoreréchauffés.Luietsonchien,baptiséFouinot,quittaientdiscrètementlechâteaupoursuivrelecheminraideetombragéquidescendaitàBourg-de-Castelcerf;decefait,ilcoupaitàsescorvéesetenéprouvaitdéjàunsentimentdeculpabilité,maisl'enviedevoirdesenfantsdesonâgeetd'avoirdutempspourjouerl'avaitemportésurlacrainteduchâtimentauquelils'exposaitpours'êtreabsenté.Aumomentdesortirdesjardins,ilseretournaparhasardetvitunautregarçoninstalléausommet

dumurquileregardait.«Pâlecommeunœufetl'airfragile.»Assisentailleur,lescoudessurles

genouxetlevisagedansseslonguesmains,ilobservaitmonpère.Cederniereutlaconvictionqu'ilmouraitd'enviedesauterausolpourlesuivre;s'ilavaitseulementsourioufaitunsignedelatête,l'autresefûtjointàlui.Mais il n'en fit rien. On l'appelait encore le Nouveau dans la troupe de gamins des rues avec

lesquelsilcourait,etilignoraits'ilétaitacceptéounonparmieux;ilrisquaitdetoutperdres'ilseprésentait avec un inconnu, surtout un inconnu aussi pâle et incongru, vêtu d'un habit bariolé debouffon.Ilcraignaitd'êtreexcluenmêmetempsquesoncompagnonauteintblême,ou,pire,d'êtreobligédechoisirentreledéfendrecontrelescoupsdesautresoudesejoindreàeuxpourprouverqu'ilfaisaitpartiedelatroupe.Illuitournadoncledosets'éloignaencourantavecsonchienpendantquel'enfantpâlerestaitsursonperchoir.Je pris la dernière feuille enpensant y lire la fin de l'histoire,mais je n'y trouvai quedesmots

illisibles,l'encresidélayéeparl'humiditéquejenepusdéchiffrercequ'ilavaitécrit.Jereformailaliasseetlatapotaipouralignerlesfeuilles.L'encreétaitnetteetnoire;iln'avaitpasrédigécetextedesannéesauparavant,maisilyavaitàpeinequelquesjours,sibienqu'illechercheraitsansdoute,peut-êtrepourl'achever,ets'apercevraitdesadisparition.Celapourraitêtredésastreuxpourmoi.Pourtant, je ne pus résister à l'envie de le relire avant de retourner discrètement dans le bureau

prendreencoredupapier;maiscenefutpastoutcequej'emportai.Je savais depuis toujours que mon père passait presque toutes ses soirées à écrire, et j'avais

toujours pensé que c'était en rapport avec la gestion de la propriété, qu'il tenait les comptes dessalairesversés,dunombredemoutonsquiavaientététondus,dunombred'agneauxquiétaientnésauprintempsetdelaqualitédesvendanges;defait, lorsquej'exploraiplustardsonbureauordinaire,c'est ce que je découvris dans ses papiers.Mais ici, dans son bureau personnel, se trouvaient desdocumentsdifférents,qu'iln'avaitsûrementjamaispensépartageravecquiconque.Mamèreétaitunelectricepragmatiquequinesepenchaitsurdestextesques'ilsluiétaientutiles;

elleavaitapprisàliretardivementet,bienqu'ellemaîtrisâtlalecture,ellesn'étaientjamaisdevenuesbonnes amies ; mon père devait donc estimer peu probable qu'elle s'intéressât à ses papiers. Nosdomestiques étaient analphabètes, à part Allègre, mon père n'employait personne pour tenir sescomptes ni écrire ses lettres, préférant s'en charger seul, et les serviteurs n'entraient pas dans sonbureaupersonnel.Illetenaitàunniveaudedésordrequ'iljugeaittolérableetnulnes'yaventurait.Saufmoi.Lesdocumentsqu'ilsouhaitaitgarderpour luiétaientdoncexposésà lavuede tous.Jen'enpris

guère, une poignée seulement, et ce sur les étagères les plus poussiéreuses ; je rangeai ceux quej'avaisemportésparaccidentet repartisavecunenouvellemoissonde lecturespassionnantes.Celadevintunexercicequotidien,lecture,remiseenplaceetnouvelemprunt,quiouvraitsurmonpèreunefenêtrequejen'eussejamaisdéceléeautrement.Jesentaisquej'avaisprisl'histoireencours,carlesjournauxlesplusanciensparlaientdesavenue

àFlétriboisetdeson installationdans la résidenceavecmamère ; il racontaitqu'il s'étaitprésentécomme le fermier de dameMolly, roturier et simple gérant de la propriété de dame Ortie. Celaexpliquaitlasimplicitédanslaquelleilsavaientchoisidevivre:ilcontinuaitàsecacherdeceuxquipouvaient soupçonner que FitzChevalerie Loinvoyant ne fût pas mort dans les cachots du princeRoyal mais avait ressuscité pour réapparaître sous le nom de Tom Blaireau. Cette intrigue, je lareconstituais par bribes etmorceaux dans ses écrits ; il devait exister quelque part, au château deCastelcerfpeut-être,unrécitcompletdecettepartiedesavie:jemouraisd'enviedesavoirpourquoiilavaitétéexécuté,commentilenavaitréchappé,etmilleautreschosessurlui.Jedécouvrispetitàpetit qu'Ortie etmoi avions bien lesmêmes père etmère ; ce fut pourmoi une révélation. Jemerendisaussivitecomptequemonpèren'étaitpasl'hommequejecroyais;mensongesetsubterfuges

l'enveloppaientdetantd'épaisseursquelapeurmegagnait,etdécouvrirquetoutcequejesavaisdemesparentsétaitfondésurdesfaussetésetdestromperiesdélibéréesmelaissaitébranlée.S'ilétaitFitzChevalerieLoinvoyant,filsaînéd'unroiquiavaitrenoncéautrône,quiétais-je?La

princesse Abeille ? Ou seulement Abeille Blaireau, fille du beau-père de dame Ortie ? Desconversationsquej'avaissurprisesentremesparents,despenséesquemamèreavaiteuespendantmagrossesse,desréflexionsd'Ortiecommençaientàs'ordonnerpourcomposeruntableaustupéfiant.Jevenaisderegagnermachambre,tardlesoir,troisjoursaprèsavoirdécouvertlavéritésurmon

père;j'étaissortiedemapetitetanièreparl'issuedugarde-mangeret,danslenoir,j'avaisremontédiscrètementl'escalierpourrentrerchezmoi,ensécurité.Prenantmoncourageàdeuxmains,j'avaisemporté un document demon père, sur lequel il avait porté en en-tête qu'il s'agissait d'une copierécented'unmanuscritancienintituléApprendreauxétudiantsartiseursàprotégerleuresprit.Depuispeu, je trouvais des textes curieux sur son bureau ; il y avait eu une reproduction d'une balladeappelée Le clan de Feux-Croisés, et un traité sur les champignons accompagné d'illustrationsravissantespeintesàlamain.Jem'efforçaisdedéchiffrerceluiquiparlaitdelaprotectiondel'espritquandj'entendismonpèretoqueràlaporte.Jemejetaisurmonlit,poussailemanuscritsousmonoreiller et m'enfouis vivement sous mes couvertures ; quand il ouvrit la porte, je me tournailentementverslui,commetiréed'unprofondsommeil.«Pardon,machérie;ilesttard,jesais.»Ilpoussaunpetitsoupirpuismentit:«Jeregretted'avoir

eusipeudetempsàpasseravectoicesderniersjours.Ilyaeubeaucoupdepréparatifspourlavenuedenotre cousine, et j'aimesuré à cetteoccasion le retardque j'ai pris sur l'entretiende lamaison.MaisÉvitedoitarriverdemain,etjevoulaisdoncteparlercesoirpourvoirsituavaisdesquestionsàmeposer.»J'examinai ses traits à la lumière dansante de la flambée, puis je rassemblai mon courage et

répondis:«Oui;j'aimeraissavoircequit'atellementbouleversédansmonrêve.»Ilse tutun instant.Danssesyeux, je lus,nonde lacolère,maisde ladouleur.Était-cepourcela

qu'ilm'évitait?Ilsedemandaitvisiblements'ildevaitmementirounon.Enfinilmurmura:«Tonrêvem'afaitpenseràquelqu'unquej'aiconnuilyalongtemps;ilavaitleteinttrèspâle,etilfaisaitsouventdessongesétranges;et,enfant,illesnotait,commetuasditvouloirlefaire.»Jeleregardai,attendantqu'ilpoursuivît.Il levalamainets'encouvrit laboucheensefrottant la

barbe ;peut-êtreréfléchissait-il,maisoneûtditqu'ilcherchaitàs'empêcherdeparler. Ilpoussaungrand soupir. « Nous avons été les meilleurs amis pendant très longtemps ; nous avons subi desépreuvesl'unpourl'autre,nousavonsrisquénosvies,nousavonsrenoncéàl'existence,affrontélamortpuisaffrontélavieànouveau.C'estétonnantcommelaviepeutêtrebeaucoupplusdifficileàaffronter que lamort. » Il s'interrompit unmoment, plongé dans ses pensées.Enfin, il cilla etmeregarda,l'airsurprisdemevoirlà.Ilpritunelongueinspiration.«Bref,quandtuasditavoirfaitunrêveavecunhommeauteintpâleetqu'ilétaitmort…Ehbien,j'aieupeur.»Ildétournalesyeuxversunangleobscurdelapièce.«J'aiétéunpeuridiculedeprendreçatropausérieux,jel'avoue.Parlonsplutôtdelavenuedetacousine,d'accord?»Jehaussailesépaules;j'analysaisencoresaréponse.«Jenepensepasquej'auraidequestionssur

elleavantd'avoirfaitsaconnaissance.Saufpeut-être…Àquoiva-t-ellet'aider?— Ma foi, ça n'a pas encore été tout à fait décidé. » Il eut un sourire évasif qui eût trompé

quiconque ne le connaissait pas commemoi. «Nous nous familiariserons avec elle, nous verronsquellessontsescompétencesetnouslamettronsàlatâchedanscesdomaines,ajouta-t-ilavecentrain.— S'occupe-t-elle de ruches ? » demandai-je, soudain inquiète. Au printemps venu, après

l'hibernation,jevoulaisêtrelaseuleàtoucherauxpetitesprotégéesdemère.«Non,ça,j'ensuissûr.»Laréponsedemonpèreavaitétéaussicatégoriquequemaquestionavait

été angoissée, et j'en fus soulagée. Il s'assit au pied demon lit ; c'était un très vaste lit, et j'avais

l'impressionquemonpèresetrouvaitàl'autreboutdelachambre.Mamèresefûtinstalléeprèsdemoi,assezprèspourmetoucher.Elleétaitmorte.Cettepenséepassadenouveauenmoicommeungrandfroid ;monpèreeut l'airderessentir lamêmerafaleglacée,mais ilneserapprochapasdemoi.«Qu'estdevenutonamiauteintpâle?»Iltressaillitpuisseplaquaunsourirenonchalantsurleslèvres.Ilhaussalesépaulesavecraideur.

«Ilestparti.—Où?— Là d'où il était venu, dans un pays très loin au Sud. Il l'appelait Clerres ; je ne sais pas

exactementoùçasetrouve.Ilnemel'ajamaisrévélé.»Jeréfléchisunmoment.«L'as-tucontactépourluidirequ'iltemanquait?»Iléclataderire.«Monchou,ilfautuneadressepoursavoiroùenvoyerunelettre.»Jeneparlaispasd'unelettremaisdecetteprojectiondel'espritquemasœuret luipratiquaient ;

depuisqu'ilseconfinaitàl'intérieurdesatête,jeladistinguaisbeaucoupmoinsqu'avant;et,depuisquej'avaisperçul'attractionqu'elleexerçaitsurmoipourmeréduireànéant,j'évitaisdechercheràcomprendrelephénomène.J'avaissentimonpères'enserviraumoinsunedizainedefoisaucoursdes derniers jours, mais j'ignorais à qui il s'adressait et de quoi il parlait ; en tout cas, il necommuniquaitpasavecsonamiauteintpâle.«Reviendra-t-ilunjour?»demandai-je,réfléchissanttouthaut.Viendrait-ilm'enlevermonpère?Ilsetut,immobile,puisilsecoualentementlatête.«Jenecroispas;s'ildevaitreveniroum'écrire,

il l'aurait déjà fait.Avant de partir, ilm'a dit que notre tâche commune était accomplie et que, s'ilrestaitavecmoi,nousrisquerionsdemettrelerésultatenpéril;nousaurionssupportéenvaintouteslesépreuvesquenousavionsendurées.»Je m'efforçai d'assembler ces informations en un tout cohérent. « C'est comme l'erreur du

marionnettiste,déclarai-je.—Pardon?— Tu te rappelles les montreurs de marionnettes qui se sont présentés un soir d'orage et que

mamanafaitentrer?Ilsontdresséunepetitescènedanslagrandesalleet,malgréleurfatigue,ilsontdonnéunspectaclepournousremercier.—Jem'ensouviens.Maisquelleétaitl'erreur?—UnefoisqueleSoldatbleuatuéleSanglierauxdéfensesrougesetlibéréleNuagepourqu'il

pleuveetquelesmoissonspoussent,l'histoiredoits'arrêterlà.Mais,alorsqu'ilstiraientlesrideaux,j'aivuleSoldatbleuquipendaitprèsduSanglier,etsesdéfensesétaientenfoncéesdanslesorganesvitauxduSoldat;alorsjemesuisrenducomptequelesanglierrevenaitettuaitlesoldatàlafin.—Euh…non,Abeille.Çane faisait pasdu toutpartiede l'histoire !Ça s'est produit parhasard

alorsqu'onrangeaitlesmarionnettes.»Iln'avait rien saisi ; je clarifiai : «Non, c'était l'histoired'après, commecellequi risquaitde se

réaliserselontonami:unaccidentalorsquetoutétaitfini,enprincipe.»Ilmeregardaitdesesyeuxnoirs.Aufondd'eux,jedistinguaiunabîmeoùtoutétaitencorebriséet

oùrienneseraitjamaisréparé.Mamèreavaittoujourssufairereculercettepartdétruitedelui,maisj'ignorais comment faire ; personne aujourd'hui ne le savait, peut-être. «Bon, il se fait tard, dit-ilbrusquement. Je t'ai gardée réveillée plus longtemps que je ne le voulais. Je tenais seulement àm'assurer que l'arrivée de ta cousine ne t'inquiète pas. Je suis ravi que ça ne te pose pas deproblème.»Ilselevaets'étira.«Devrai-jeluiobéir?»Ilbaissasoudainlesbras.«Quoi?—Devrai-jeobéiràÉviteTombétoilequandelleseralà?

—Ma foi, c'est unegrandepersonne, donc tudevras la respecter, comme tu respectesTaviaouDouce.»Respecter, non obéir. D'accord. Je hochai lentement la tête et me glissai à nouveau sous mes

couvertures.Mamèrefûtvenuemeborder;iln'enfitrien.Ilsedirigeasansbruitverslaportepuiss'arrêta.«Tuveuxunehistoire?Unechanson?»Jeréfléchis.Oui?Non.J'avaisseshistoires,lesvraies,àmerappelerquandjem'endormais.«Pas

cesoir,répondis-jeenbâillant.—Trèsbien;dors,danscecas.Àdemain.»Ilbâillaàsontouràs'endécrocherlamâchoire.«Ce

seraunegrandejournée,ajouta-t-ilavec,mesembla-t-il,plusd'inquiétudequedeplaisir.—Papa?»Ilfithaltesurlepasdelaporte.«Qu'ya-t-il?—Tu devrais te couper les cheveux, ou les plaquer avec de la graisse demain – je ne sais pas

commentlesgarçonsfontcegenredechoses;entoutcas,tufaishirsute.Ettabarbeestaffreuse;tuas l'airde…de…(jecherchaidesmotsque j'avaisentendus longtempsauparavant)d'unponeydesmontagnesentraindemuer.»Ilsefigeapuissourit.«C'estd'Ortiequetutienscetteimage.—Jepense,oui;maiselleestexacte.»Jeprismoncourageàdeuxmainsetajoutai:«Rase-la,je

t'enprie.Tun'asplusbesoindeparaîtreplusvieuxpourt'accorderàl'âgedemaman;jeveuxquetuaiesl'airdemonpèreetnondemongrand-père.»Ilnebougeaitpas,lamainsurlabarbe.«Non;çaneluiplaisaitpas,detoutemanière.Débarrasse-t'encomplètement.»Jesavaiscequ'il

pensait.«Oui,peut-être.»Etilfermadoucementlaportederrièrelui.

2

Unemaisonpleine

FolœiljouatoujoursàcontrecœursonrôledeCatalyseurauprèsdesonmaîtrecarelleleregardaitcomme un tourmenteur plus que comme un mentor. Pour sa part, le vieux Blanc n'appréciait pasd'avoir pourCatalyseur une jeune femme au physique ingrat et au tempérament revêche ; dans sacorrespondance, il seplaint qu'il ait dûattendre sanaissance laplusgrandepartiede sa viepuis,l'ayant trouvée et ayant fait d'elle son compagnon, qu'elle fasse de sa vieillesse une torture.Néanmoins,alorsqueson teint fonçait, ilputaccomplircertainesdes tâchesque ledestin luiavaitfixées,et,àsamort,onditqu'ilavaitréussiàengagerlemondesurunevoiemeilleure.

BlancsetCatalyseurs,parEulenScripe

Elle arriva dans l'après-midi. Évite montait une fine petite jument alezan à balzanes, et Criblel'accompagnait surungrandhongreblanc ; la jeune filleportaitunmanteauourléde fourrurequirecouvrait la moitié de sa monture, et une mule les suivait, bâtée d'un coffre sur un flanc et deplusieursboîtessurl'autre.Leharnachementdelajumentétaitflambantneuf,toutcommelecoffre.Ainsi,Umbre avait fourni l'argent et Évite avait aussitôt priéCrible de la conduire dans une villemarchande ; depuis mon départ, elle avait dû passer ses journées à faire ses emplettes. Je medemandaiànouveaucequiavaitmotivéundépartsiprécipitédelacachetteoùUmbrelagardaitpourqu'elleyeûtlaissétoutessesaffaires;envoulait-ontellementàsavie?EtquiétaitsonennemiquisavaitoùlatrouveralorsqueCribleetmoiignorionssonexistenceet,parconséquent,sasituationgéographique?Ilrestaitàmongoûtbeaucouptropdemystèresautourdecettejeunefemme.Je les reçusdans l'allée. Jem'étaiscoiffé,et les jouesmepiquaientencoredu rasoirquim'avait

débarrassédemabarbe. J'avais sortimadernièrechemisepropreetutilisé la salepourdonnerunrapidecoupdechiffonsurmesbottes;ilfallaitquejeprisseletempsdefaireunpaquetdemonlingesaleetdedemanderàundesdomestiquesdes'enoccuper.J'avaisprisconscienceàmagrandehontequejen'avaisjamaissongéàcesdétailsjusque-là;c'étaitMollyquitenaitmagarde-robeenordre.Molly…Jugeantmonpantalonprésentable,j'avaisquittéenhâtelachambrequenouspartagions.Pourquoi

fairetantd'histoirespourmonapparence?Cen'étaientqueCribleetÉvite,aprèstout.J'avaisespéréavoirAbeilleavecmoi,maisj'avaiseubeaul'appelerquandunserviteurétaitvenu

encourantmeprévenirquedeschevauxremontaientl'allée,ellen'avaitpasrépondu.Depuisquelquetemps,elledisparaissaitdanslamaison,et,bienqu'elleparlâtdavantage,j'avaisl'impressionqu'elleendisaitmoins;elleévitaittoujoursdecroisermonregard;cela,jem'yétaishabitué,maisnonauxcoups d'œil obliques qu'elleme lançait, comme si ellem'évaluait et étudiaitmes réactions. C'étaitdéconcertant.Maisjen'avaispasvraimentletempsdechercheràcomprendresoncomportement:unvéritable

délugedetravailm'avaitenglouti.C'estl'hiverquirévèlelesplusgrosproblèmesd'unemaison:siletoit doit fuir, ce sont les tempêtes hivernales qui provoquent la fuite, et les conduits de cheminéebouchésremplissentdefuméeleschambresdesinvités.Alorsquej'étaisdéjàaccablé,c'étaitcommesi la résidences'enprenaitàmoietmultipliait lesennuis.LacouronneallouaitàOrtieunesommegénéreuse en rétribution de ses services en tant quemaîtresse d'Art du clan deDevoir, et la reineKettricken lui avait accordé une allocation supplémentaire pour l'entretien de Flétribois enreconnaissancedesservicesdeBurrichpourlamonarchiedesLoinvoyant.L'argentnemanquaitdoncpaspourlesréparations,maiscelanerendaitpasplusagréableslebruitetlaprésenceperturbantedes

ouvriersdanslamaison,etcelanem'empêchaitpasdem'envouloirden'avoirrienentreprisdetoutl'été.C'estdoncaumilieudelacohuedesartisans,deschariotsquilivraientdespoutres,desplancheset

desbriques,etdeshommesquimélangeaientdumortierdansdesbacsqu'arrivèrentÉviteetCrible;cedernier,l'infâme,necherchapasàdissimulersonamusement,tandisquelajeunefilleaffichaitunemiseconsternée.J'appelaiungarçond'écuriepours'occuperdeleursmontures,etAllègredemandaàune nouvelle bonne de trouver quelqu'un pour porter les affaires d'Évite dans l'appartement desinvités;ilmeditqu'ilavaitfaitapporterdesrafraîchissementsdanslasalleauxmoqueurs,petitsalonrelativementcalme;jeleremerciaietlepriaidem'ysuivre.Nousentrâmesàl'instantoùlanouvellefilledecuisinesortait.Ilmefallutquelquesinstantspourmerappelerqu'ellesenommaitOpale,etjelaremerciaielleaussi.Ilyavaitunethéièrefumantesurlatableetunassortimentdepetitsgâteaux.Elle nous dit qu'elle allait revenir avec des friands qui sortaient du four et demanda si noussouhaitionsautrechose.Éviteexaminalatableetrequitduvin,etsipossibledufromage,dupainentranches et du beurre. Opale fit une révérence et répondit qu'elle allait prévenir Muscade, lacuisinière ; j'ajoutai à ses tâches de trouver quelqu'un pour chercher demoiselle Abeille et nousl'envoyer.Ellepartit,etjemetournaiversÉvite.«Pardonnezleremue-ménage.J'aientaméuneréparation,uneautreestapparuenécessaire,et,de

procheenproche,voicilerésultat.Jevousprometsquevotrechambreestaccueillanteetchauffée,etonm'aditquevotreappartementdevraitêtreprêtà lafindelasemaine.Ilya longtempsquenousn'avonspaseud'invitésàlongterme,etjecrainsquelademeuren'aitpasététrèsbienentretenue.»Laconsternationd'Évites'accrut.«DemoiselleAbeillen'estpaslà?Va-t-ellebien?»intervintCribleenespérantpeut-êtrechanger

desujet.Commeenréponseàunequestion,depetitscoupsfurentfrappésàlaporteetAbeilleentracomme

unevolutedefumée;iln'yapasd'autresmotspourdécriresafaçondesedéplacer.Elleavaitunegrâcelanguide,etsespupillesétaientsidilatéesquesesyeuxavaientl'airnoirs;ellesetournaversmoietdéclarad'untonpesant:«C'estaujourd'hui.»Elleeutunsourireéthéré.«Lepapillondanslejardin,papa.L'aileestparterreetl'hommepâlet'attend.»Ellesetutalorsquejelaregardaisfixement.J'avaislagorgenouée;était-elledroguée?Malade?

Jenelareconnaissaispas.Cribleavaitl'airhorrifié.Ill'observa,abasourdi,puissetournaversmoi,l'œilaccusateur.J'oubliaisparfoisàquelpointelleparaissaitjeuneàquinelaconnaissaitpasbien;danslabouched'uneenfantdeneufans,cesmotsétaienteffrayants,maislaplupartdesgensneluieussentpasdonnéplusdesixans.Éviteintervint :«Jecroyaisquevousaviezunefille ;quiestcepetitgarçon?Vosdomestiquess'adressent-ilssouventàvousainsi?»Jel'entendaisàpeine.«Abeille,tutesensbien?»Ellepenchalatêtecommesielleserepéraitausonplusqu'àlavue.Elleavaituneexpressionbéate.

«C'estsibond'avoirraison.Quandlecercleserefermeetqueçaseproduit.Tudoisfairevite.Iln'yaguèredetemps.»Ellesecoualentementlatête.«Lemessagerafaitunsilongcheminpourmourirauseuildetaporte.»Jereprismesesprits.«J'aipeurquemafillen'aillepasbien.»Jetraversailapièceetlaprisdans

mesbras ; àmoncontact, elle se raidit, et jedressai rapidementmesmurailles.«Crible,occupez-vousdu reste, s'ilvousplaît.»D'unevoixanxieuse, ilprononçaunephraseque jenecomprispasalorsquejefermaislaportederrièremoi.J'enfilai le couloir à grands pas, Abeille dans les bras. Alors que je tournais pour emprunter

l'escalierafindelaramenerdanssachambre,ellesecontorsionnasoudain,sedégageaettomba;elleatterritsursespieds,trébuchaetsetorditdansl'autresenspourgarderl'équilibre.Onl'eûtditliquide.

Puis elle s'écarta demoi d'un bond et semit à courir en lançant par-dessus son épaule d'une voixéthérée:«Parici,FitzChevalerie!Parici!»Je la poursuivis. Ses piedsmenus paraissaient à peine effleurer le dallage. Elle filait vers l'aile

ouestdelamaison,lapartielamoinsfréquentée,etheureusementexempted'ouvriers.ElleviradansuncouloirquimenaitàundesateliersdejardinagedePatience;jecruslarattraperalors,mais,vivecomme la brise, elle courut entre les urnes de fougères et les larges pots débordant de plantesgrimpantes.«Abeille!»fis-jeàmi-voix,maiselleneralentitmêmepas.Avecforcebondsetécarts,jeparcourusl'étroitchemin,ralentipardiversobstacles,toutenlaregardant,impuissantàintervenir,ouvriruneporteetsortirencourantdansunepartieduparcoùdeshaiesformaientunlabyrinthe.Jelasuivis.Notrecourses'étaitdérouléesansbruithormislebruissementdesespetitspiedsetma

lourde foulée. Je ne l'appelais pas et je ne lui criais pas de s'arrêter : je n'avais pas envie d'attirerl'attentionsurlaconduiteaberrantedemafillenisurmonincapacitéàlamaîtriser.Maisqu'avait-elledonc?Etcommentexpliquerl'incidentàCriblesansqu'ilmejugeâtnégligent?Il lerapporteraitàcoup sûr à Ortie, qui insisterait d'autant plus pour qu'Abeille lui fût confiée. Quant à Évite, je nepouvais imaginer pire façon de lui présenter Flétribois, Abeille ou moi que ce à quoi elle avaitassisté.Dececôtédelamaison,lejardinavaitabondammentprofitédelanatureimpétueusedePatience.

S'ilyavaiteuunpland'aménagementparticulierpourcettezone,ilavaitéténoyésouslaluxuriancedes plantes, ou bien il n'était perceptible qu'à Patience. Abeille m'entraîna dans cette junglefoisonnante pleine de sentiers, demurets, de bains d'oiseaux et de statues ; elle suivit les cheminsenneigéspuissautaunepetitebarrièreetdévalauncheminprotégéparunetonnellederosierssansfeuilles.Lesalléesdegraviercouvertesdeneigecédèrentsoudainlaplaceàdesbuttesdemousseetde fougère où des murs bas s'entrecroisaient ; dans un des clos ainsi formés, des pots surélevéslaissaientdesplantesgrimpantescourirsurdestreillisau-dessusduchemin,changeantletristecield'hiverenunevoûtedeverdure.J'avaistoujoursadorélecaractèreinattendudecejardin;ilévoquaitune forêtetme rappelaitmonvoyagedans lesMontagnesà la recherchedeVéritéetdesdragons.Maisaujourd'huioneûtditqu'ilcherchaitàmebarrerlaroutetoutenlaissantAbeilleseglisserentresesobstaclesavecl'agilitéd'unfuret.Ellepénétradansl'ombred'unbosquetdeconifères.Jelarattrapaialors.Immobile,elleregardaitfixementlesol.Àsadroite, levieuxmurenpierre

sèche qui marquait la limite des jardins de la propriété était couvert d'une épaisse mousse vertsombre ; au-delà s'étendait une pente raide et boisée qui s'arrêtait à la routemenant à l'entrée deFlétribois et à la grande allée. Haletant, je compris qu'Abeille connaissait ce secteur du domainecommesapoche;jamaisjen'avaisimaginéquemapetitefillepûtjouersiprèsd'uneroute,fût-elleaussipeufréquentée.«Abeille,fis-je,lesoufflecourt,quandjemefusassezapprochéd'ellepournepasavoiràcrier,tu

nedoisplusjamais…—L'aile de papillon ! » s'exclama-t-elle en tendant le doigt, et elle se figea comme une statue.

Quand elle tourna versmoi ses yeux agrandis, ils paraissaient tout noirs et bordés de bleu. «Va,murmura-t-elle.Va le retrouver. »Elle eut un geste de samainmenue et sourit comme si ellemeremettaituncadeau.Laprémonitiond'undésastrem'envahitavecunetelleviolencequemoncœur,quibattaitdéjàfortà

causedel'effortdelacourse,semitàcognerencoreplusvitesousl'effetdel'angoisse.Jem'avançaiverslepointqu'elleindiquait.Unpetitanimaljaillitsoudaindenullepartetdétalaentrelesarbres;jem'arrêtainetavecuneexclamationdesurprise.Unchat;undeschatsàdemisauvagesdeFlétriboisquichassaitlessouris.Rienqu'unchat.Jefisdeuxpasetbaissailesyeux.Dans l'ombre, sur un lit épais demousse encoremarbré par le gel de la nuit, gisait une aile de

papillon grande comme ma main ; les panneaux rouges, or et bleu vif séparés par des veinures

sombresm'évoquèrentceuxd'unvitrail. Je fishalte,pétrifié. Jen'avais jamaisvudepapillond'unetelle taille ni orné de teintes aussi intenses, surtout aux jours froids de l'hiver commençant. Je nepouvaisendétachermonregard.«C'estpourtoi»,fitAbeilleàmi-voix.Elles'étaitapprochéesansbruit.«Dansmonrêve,c'était

pourtoi;rienquepourtoi.»Dans une sorte de brume, je plantai un genou en terre près de l'étrange objet. Je l'effleurai du

doigt : ilétaitsoupleetmoelleuxcommelasoielaplusfine.Délicatement, jepris l'extrémitéentremesdoigtsetlesoulevai.Ilsetransformacomplètement.Cen'étaitplusuneailedepapillonmaisunmanteaudiaphaned'une

légèreté impossible ; il flottait comme un voile, et tout à coup les couleurs apparurent comme labordured'untissubeaucoupplusgrand,quiavaitexactementlateintedelamousseetdesombresquilatachetaient,etsefondaitparfaitementaveclesolaupieddesconifères.Jelelevaidavantage,cequilaissavoiruneplus largesurfacede labordureéclatantedumanteau,et jedécouvrisalorscequ'ildissimulait.LeFou.Pâleetfrêlecommelorsquenousétionsadolescents,ilétaitrouléenboulesurlamousse,lesbras

serrés contre les flancs, lementon contre la poitrine ; ses cheveux blancs comme la glace étaientdéfaits,certainesmèchescolléessursajoue,d'autresprisesdanslamousseépaisse.Voirsonvisagepressécontrelaterreglacéemefithorreur.Unscarabéepassalentementprèsdesabouche.Iln'étaitpasvêtupourl'hiver:ilvenaitd'unerégionbeaucouppluschaude;ilportaitunelonguetuniqueencotonbeigeavecdegrosmotifsrouillesurunpantalonlargeunpeuplusfoncé;undesespiedsétaitbotté,l'autreétaitnu,saleettachédesang.Ilavaitlapeaud'albâtre,lesyeuxclos,etleslèvresrosepâlecommelesouïesd'unpoisson.Ilnebougeaitpas.Puis,dansunéclairdecompréhension,jemerendiscomptequeleslargesmotifsrouilledansledosdesatuniqueétaientenréalitédestachesdesang.Unrugissementenvahitmestympansetlesténèbresobscurcirentmesyeux.«Papa?»Abeillemetiraitparlamanche,etjeprisconsciencequ'elles'inquiétaitdepuisplusieurs

minutes.J'étaisàgenouxprèsduFou,etj'ignoraiscombiendetempsj'étaisrestéfigéainsi.« Tout va bien,Abeille, dis-je, certain que c'était faux. Rentre vite à lamaison. Jem'occupe de

tout.»Quelqu'unpritlamaîtrisedemesgestes.Jeposaideuxdoigtssousl'angledesamâchoire;aubout

d'unmoment,alorsquej'avaisacquislacertitudequ'iln'yavaitpasdepouls,jeperçusunbattement.Iln'était pas tout à faitmort.Sapeau toujours fraîche au toucher était froide commeunmorceaudeviande. Je l'enveloppai dans lemanteau-papillon et le soulevai de terre sansmepréoccuper de sesblessures ; elles dataient de quelque temps déjà, et en perdre encore à le traiter délicatement ne lesauveraitpas,alorsquelelaisserpluslongtempsexposéaufroidrisquaitdel'achever.Iln'eutpasungémissement.Ilétaittrèslégerentremesbras,maisilestvraiqu'iln'avaitjamaispesétrèslourd.Abeille n'avait pas obéi, mais je m'en moquais ; elle trottait près de moi et me bombardait de

questions,redevenuemafille.Jen'yprêtaispasattention;sacrisebizarreparaissaitpassée,et,bienque je m'en fisse encore pour elle, elle m'inquiétait moins que l'homme inconscient que jetransportais.Jedevaisfairefaceàchaqueproblèmel'unaprèsl'autre,aveccalmeetsanspassion.Jemedemandai toutàcoupceque j'éprouvais,et la réponsemevintavecnetteté : rien.Riendu

tout. Ilallaitmouriret j'étaisdécidéàne rien ressentir ; j'avaiseumoncontentdedouleuravec lamort deMolly. Je refusais de souffrir davantage. Il était sorti demavie depuis des années, et, s'iln'était pas revenu, jen'eussepas subi cenouveau supplice.Non, il était inutiledeme réjouirde leretrouveralorsquej'allaisàl'évidenceleperdreànouveau.J'ignoraisd'oùilvenait,maisilavaitfaitunlongvoyagepourmetourmenter.

Jen'envoulaispas.Je m'aperçus que j'avais parcouru dans l'autre sens tout le tracé de ma course à la poursuite

d'Abeille.Mafillem'attendaitdevantl'atelierdejardinage.«Ouvrelaporte»,dis-jesanslaregarder;elles'exécutaet je transportai leFouà l'intérieur.Monespritsefigeauninstant, tâchantdedéciderquoifaire,maismoncorpsetAbeillenes'interrompirentpas;ellecouraitdevantmoipourouvrirlesportes,etjelasuivaissansréfléchir.«Pose-lelà,surlatable»,fit-elle,etjemerendiscomptequ'ellem'avaitconduitdanslapetitesalle

oùMollys'occupaitdesesruches;toutétaitordonné,commeellel'avaitlaissé,maisonypercevaitencore son odeur et celle de son travail, le miel parfumé, la cire, même la senteur musquée desabeillesmortes lorsqu'ellenettoyaitune rucheenbois.Ma filleavaitbienchoisi, car ilyavaitdeschiffons,lavés,séchésetpliés,desseaux,et…Il eut un petit hoquet de souffrance quand je l'étendis sur la table, et je compris. Avec toute la

délicatessepossible,jeleretournaisurleventre.Ilpoussaencoreungémissementdedouleur,maisjesavaisquesesblessuresdansledosétaientlesplusgraves.Abeille m'avait observé en silence. Elle prit deux seaux à miel. « De l'eau chaude ou de l'eau

froide?demanda-t-ellegravement.—Lesdeux»,répondis-je.Elles'arrêtaà laporte.«Lemielestefficacecontre les infections,dit-elle.L'homme-papillonse

sentiraplusàsonaiseici,carlesabeillesnesontpeut-êtrepastrèsdifférentesdespapillons.»Elle sortit, et j'entendis le bruit de ses petits pieds qui s'éloignaient. Que pensait Crible de ma

disparition,etquedirait-ilàUmbreetàOrtie?Quellegrossièretédemapart!Jedéfislemerveilleuxmanteauet lemisdecôté.Étrangevêtement ; ilpesaitàpeineplusquede lasoied'araignée. Ilmerappelait la tente extraordinaire que leFou avait apportée aux îles d'Outre-mer,mais je chassai cesouvenir de mon esprit. J'espérais qu'Évite ne se sentait pas négligée. Sa chambre provisoire luiplairait-elle ? Jem'absorbaidansces réflexionset cherchaides excuses àdonnerpourmon retardtandisque jedécoupais la tuniqueensanglantéeet ladécollaisde sondoscommesi jedépeçaisuncerf.Letissuimprégnédesangétaitraidecommeunepeaugeléeets'accrochaitauxplaies;jeserrailesdentsetm'efforçaideleretireravecdouceur.Deuxdesblessuresserouvrirentetlaissèrentsuinterunsangaqueux.LeFounebougeaitpas,etc'estseulementaprèsavoirôtésesvêtementsquejeprisconsciencedesamaigreur;jepouvaiscompterlesbossesdesacolonnevertébralesoussanuque,etsescôtessaillaientsouslapeaudesondos.Les plaies étaient dues à des projectiles ; non des flèches,mais des traits plus petits qui avaient

pénétréprofondément.Desfléchettes?Ilavaitréussià lesextraire;entoutcas,riennesaillaitdesblessuresenfléesetencroûtées.«À boire. » L'accent était étrange, et la voix si différente de celle demon Fou que je compris

aussitôtmon erreur ; j'en eus le souffle coupé. La déceptionm'envahit enmême temps que jemesentaisbrusquementsoulagéquelemoribondnefûtpasmonvieilami.Queltoureffarantmonespritm'avaitjouéenmeprojetantàl'époquedemonadolescenceetenmeconvainquantquec'étaitleFou!Maislajeunefemmeressemblaitpresquetraitpourtraitausouvenirquej'avaisdelui,etmabrusqueeuphoriemecoupabraset jambesplusquemonaffolementprécédent.Mesgenoux fléchirentet jedusmeretenirauborddelatable.Queletempsm'avaitchangé!Oùétaientmavolontédefer,mesnerfs d'airain ? Allais-je m'évanouir ? Non, je refusais. Pourtant, je touchai le sol des genoux etbaissailatêteenfeignantd'examinerlevisagedelablessée.Cen'étaitpasleFou;seulleteintétaitsemblable.Ellen'avaitpasd'odeur,commelui,etpourmon

Vif ellen'existait pas ;mais elle avait lenezpluspointu et lementonplus rondque lui.Commentavais-jepulaconfondreaveclui?

«Onapportedel'eau,dis-jed'unevoixétouffée.Jevaisvousfaireboire,puisilfaudranettoyerlesblessures.—Êtes-vousguérisseur?—Non,maisj'avaisunamiquivousressemblaitilyadesannées.»Jem'interrompis.LeFouavait

toujoursrefuséd'allerchezunguérisseuretdeselaissertoucherdansunbutmédical.Maiscen'étaitpeut-êtrepasvraipourtouslesBlancs.«Jevaisenfairechercheruntoutdesuite.—Non,répondit-elleaussitôt,lavoixsifflantedefaiblesseetdedouleur.Ilsnecomprennentpas.

Nousnesommespascommevous.»Ellesecouavaguementlatête.«Jevaisfairecequejepeuxpourvous,danscecas;nettoyeretpanservosplaies,aumoins.»Ellebougealatête,maisjenesussielleacceptaitourefusaitmonoffre.Ellevouluts'éclaircirla

gorgemaissavoixdevintplusrauqueaucontraire.«Commentappeliez-vousvotreami?»Jemefigeaietmoncœurs'enfermadansunesalleoùriennebougeait.«Ilétaitfouàlacourduroi

SubtilLoinvoyant.Toutlemondel'appelaitleFou,toutsimplement.— Pas tout le monde. » Elle rassembla ses forces. « Vous, comment l'appeliez-vous ? » Elle

s'exprimait dans une langue qui n'était pas la sienne, sans accent, et seuls certainsmotsmanquantstrahissaientsaqualitéd'étrangère.Je remisai mes craintes et mes regrets ; ce n'était pas le moment de mentir. « Bien-Aimé. Je

l'appelaisBien-Aimé.»Seslèvresseretroussèrentencequisevoulaitunsourire;sonétatluidonnaitunehaleineinfecte.

«Alors je n'ai pas échoué. Pas encore. Je suis en retardmais j'ai exécuté son ordre. J'apporte unmessageàvous,etunemiseengarde.»J'entendisdesvoixdanslecouloir.«Laisse-moilesporter.Tuenrenverseslamoitiéàtepresser

ainsi.— Je ne crois pas que vous devriez me suivre. » La réponse d'Abeille à Crible était à la fois

hargneuseetindignée.Il l'avaitfiléepourdécouvriroùjemetrouvais.Ilrestait l'agentd'Umbre,etsans doute aussi d'Ortie en matière d'espionnage. Il était vain d'essayer d'éviter ce qui devait seproduire, mais je pouvais épargner une certaine humiliation à mon hôte ; j'ôtai ma chemise etl'étendissurelle;malgrémadélicatesse,elleeutunhoquetdedouleur,puiselledit:«Oh,tiède!Devotrechaleur.»Sareconnaissanceétaitpitoyable.Peuaprès,AbeilleouvritlaporteetCribleentraaveclesdeuxpetitsseaux.Ilmeregarda,vêtude

monmaillotdecorpsenlaine,puissetournaverslatable.«Unevoyageuseblessée,dis-je.Voulez-vouscourirauvillagechercherleguérisseur?»Celamedébarrasseraitdeluiletempsdelaveretdepanserlesblessures.Ils'approchapourexaminerlajeunefille.«Qu'elleestpâle!»s'exclama-t-il.Il se pencha sur elle. Elle demeurait immobile, les yeux clos, mais je pense qu'elle feignait

l'inconscience.«Ellemerappellequelqu'un…»Jemeretinsdesourire:iln'avaitpasconnuleFouàl'époqueoùsonstatutdeProphèteblancétait

manifeste.QuandCriblel'avaitcroisé,ilportaitlenomjudicieusementchoisidesireDoré,etilavaitleteintfauve.MaislajeunefilleressemblaitauFoudanssonenfance:lapeaucommedéteinte,lesyeuxsanscouleuretlescheveuxfinsetblancs.CriblesetournaversAbeille.«Ettoi,tuparles,maintenant?»Ellemeregardapuisreportasonattentionsurl'hommeetluifitunsouriresansgrâce.«Papadit

quejedoisêtremoinstimideavecvous.— Depuis quand parles-tu aussi bien ? » insista-t-il. Elle leva de nouveau les yeux vers moi,

cherchantmonaide.«Lablesséeaperdubeaucoupdesang»,dis-jepourinciterCribleàs'enaller,etcelamarcha;il

posalesseauxsurlatableetsedirigeaverslaporte.

«RamenezGrand-MèreVirque,luilançai-je.EllehabiteaucarrefouràlasortiedeFlétry.»Elleétaitaussiplusâgéequelaplupartdesarbresdelarégionetsedéplaçaitlentement;c'étaitunebonneguérisseuse,maisCrible n'en finirait pas de l'accompagner jusqu'à nous et j'espérais avoir achevémessoinsd'icilà.Laporteserefermasurlui,etjemetournaiversAbeilled'unairdeconspirateur.«Jesaisquetune

pouvaispasl'empêcherdetesuivre,dis-je,maispenses-tupouvoiroccuperÉvite?Luifairevisiterlarésidenceenladétournantdecettepièce?»J'eusl'impressionquesesyeuxbleus,sidifférentsdesmiensoudeceuxdeMolly,traversaientma

chairetmesospourvoirauplusprofonddemoi.«Pourquoicacherlablessée?»Surlatable,l'intéressées'agitalégèrementetvoulutredresserlatête,envain.Savoixn'étaitqu'un

murmure.«Jesuisendanger.Onmetraque.S'ilvousplaît,neditesàpersonnequejesuisici.L'eau?Jevousenprie.»Jen'avaispasdeverre,maisilyavaituneloucheàmieldanslesinstrumentsdeMolly;jesoutins

la têtede la jeunefillependantqu'elle lavidaità trois reprises.En larallongeantdoucementsur latable, je songeai qu'il était trop tardpour rappelerCrible ; il était au courant de la présenced'unevoyageuseblesséecheznous,etGrand-MèreVirquel'apprendraitbientôtàsontour.Jeréfléchisunmoment.Abeilleinterrompitmespensées.«Attendonsunpeu,puisenvoyonsAmoslaTrembloterattraper

Criblepourluiannoncerquenotrehôtes'estremise,qu'elleareprissoncheminetquenousn'avonspasbesoindelaguérisseuse.Jelaregardai,sidéré.« C'est le mieux à faire, reprit-elle d'un ton presque maussade. Si Crible a déjà parlé à la

guérisseuse,çadétourneradesapisteceuxquilapourchassent–pourquelquetemps,entoutcas.»Jehochailatête.«Trèsbien.Vas-y,alors;aprèsavoirprévenuAmos,iltefaudraoccuperÉviteun

moment.Montre-lui lamaison et le parc puis ramène-la au petit salon et laisse-la le temps d'allerdemanderauxcuisinesqu'onluifassemonterunecollation;ensuite,viensdiscrètementicimedirecommentças'estpassé.Tupourrasfairetoutça?»J'espéraisainsil'éloigner,elle,autantqu'Évite.Elle acquiesça. « Je sais où Amos fait sa sieste. » Elle se redressa soudain, pleine de son

importance.Amos laTremblote avait une dizaine d'années de plus quemoi et faisait partie depuistoujours du personnel de Flétribois. Comme son nom l'indiquait, il souffrait de tremblements,résultatsd'uncoupàlatêtereçudesannéesplustôt;iltravaillaitdansledomainedepuisl'époquedePatience et avait bien mérité de se reposer. Jadis, il tondait les moutons, mais il n'était plus à lahauteurdecettecorvée;toutefois,appuyésurunebéquille,ilpouvaitencoresurveillerletroupeaupendantlesbeauxjours.Ilappréciaitqu'onluiconfiâtdespetitestâchesdetempsentemps;ilavaitbeauêtreralenti,ilavaitencoresonamour-propreetilrempliraitparfaitementsamission.Elles'arrêtaàlaporte.«Ainsi,monhomme-papillonestunefille?—Ondirait»,répondis-je.Lablesséeavaitouvert lesyeux.Son regardvidese fixasoudainsurAbeille,etunsourireétira

lentementseslèvres.«D'oùvenait-il?—Crible?IlasuiviAbeillejusqu'ici;c'estunvieilami,vousn'avezrienàcraindredelui.»Sespaupièresserefermèrent.«C'estquandmêmecurieux,ditAbeille:j'étaissûrequel'homme-papillonétaitunhomme,pasune

fille. » Elle secoua la tête d'un air agacé et poursuivit : « On ne peut pas se fier aux rêves ; pascomplètement.»Elledemeurafigée,commesil'idéevenaitseulementdeluivenir.«Abeille ? »murmurai-je. Ses yeux étaient vagues. «Abeille ?Tu te sens bien ?Tu avais l'air

bizarrequandtuesvenuem'avertirpourl'homme-papillon…»

Son regard se porta enfin vers moi puis s'écarta. « Ça va, maintenant. Je me suis sentie trèsfatiguée,jemesuisendormie,etlerêveestapparuetm'aditqueletempsétaitvenu.Ilm'aconduiteàtoiet…(elleparutperplexe)ils'estfinietnousétionsici.»Ellesortitsansbruit.Je restaiunmomentàcontempler laporte fermée,puis la jeunefillesur la tablepoussaunpetit

gémissement de douleur.Mes pensées revinrent aussitôt à l'instant présent et jememis au travail.Dans lesplacards, je trouvaidespotsdemielbouchésà lacireetdesplaquesdecireenattentededevenirdesbougies ;ellesseraientsansdouteencore làdansdixans.Jemis lamainsur les tissusdontMolly se servaitpour filtrer cesproduits. Ils étaient tachésmaisparfaitementpropres ; jemerappelaisqu'elleleslavaitdehors,dansunegrandelessiveused'eaubouillante,puislesétendaitsurlefilpourlesblanchiretlesfairesécher.Jeprislesplususésetlesplusdouxetlesdéchiraienlanières,ensachantqu'ellemepardonnerait.Avecdel'eautiède,j'amollislescroûtessurledosdelajeuneBlanchepuisnettoyaidélicatementle

sangetlasaniequis'échappaientdesplaies.Ilyenavaitquatre;jen'avaisaucuneenviedelessonder,maisjesavaisledangerqu'ellecouraitsionylaissaitdescorpsétrangers.J'enpressaiune,etlajeunefillegémitdesouffrance.«Inutiledelesvider,dit-elle,haletante.Moncompagnonlesanettoyéesdumieuxpossible;impossibled'extrairecequiestentré.Ellessesontreferméesetnousavonsfui.J'aicruqu'ellescommençaientàguérir,maisleschasseursnousontrattrapés;ilsonttuémonami,etmesblessuressesontrouvertesquandj'aireprislafuite.Depuis,jen'aipaspuleslaver,etmaintenantilesttroptard.»Elleclignadesyeux,et,commedeslarmes,desgouttesdesangrubisseformèrentaucoin de ses paupières. « Depuis le début, il est trop tard, reprit-elle avec tristesse. Je refusaisseulementdel'accepter.»Elledissimulaitvisiblementunelonguehistoire;jenepensaispasqu'ellefûtprêteàmelarévéler,

mais ilmefallaitconnaître toutdesuite lemessageduFou.«Jevaispanservosblessuresavecdumieletdel'huile;ilfautquej'aillechercherl'huileailleurs.Àmonretour,croyez-vouspouvoirmeremettrelemessage?»Elleme regarda de ses yeux pâles, si semblables à ceux du Fou. « Inutile, dit-elle. Je suis une

messagèrequine sert à rien. J'ai été envoyéevousmettre engarde contre les chasseurs, pourquevous puissiez trouver le fil et vous enfuir. » Elle poussa un long soupir, et je crus qu'elle s'étaitendormie.Lesyeuxclos,ellerepritd'unevoixsansforce:«Jecrainsdelesavoirconduitsjusqu'àvous.»Jenecomprenaisguèresespropos,maissonangoisselarendaitagitéeetépuisaitsesforces.«Ne

vous inquiétez pas de ça pour le moment », dis-je, mais elle avait de nouveau sombré dansl'inconscience.J'enprofitaipourallerchercherde l'huileetsoignersesblessures,puis,quandj'eusfini, je rabattis du mieux possible sur elle ses vêtements découpés. « Attention, je vais vousdéplacer»,fis-je,maiselleneréagitpas,etjelaprisdansmesbrasavectouteladouceurpossible.J'empruntaiuncouloirdeservicepeufréquentéetparvinsàmachambreparunchemindétourné.

J'ouvris la porte de l'épaule et m'arrêtai, choqué, devant les draps froissés et les couvertures enbataillesurmonlit;lapiècesentaitlasueuretlerenfermé;oneûtditlatanièred'unsanglier.Desvêtements gisaient sur le coffre à rangement et pendaient jusqu'au sol ; des bougies fonduesencombraient le manteau de la cheminée, et les épais rideaux tirés bloquaient la lumière du jour.Mêmel'antred'Umbren'avaitjamaisétéaussimaltenu.AprèslamortdeMolly,jem'yétaisretiré,avecinstructionaupersonneldenetoucheràrien:je

voulais que rien ne changeât depuis la dernière intervention deMolly.Mais le changement s'étaitopérétoutseul:lesplisdesdrapsdulitdéfaits'étaientfigéscommelesridesdusableaufondd'unlent fleuve.Au légerparfumquisuivaitpartoutMollys'était substituée l'odeurdema transpiration.Depuis quand l'atmosphère était-elle devenue si oppressante ?Du vivant dema femme, la cire negouttaitpasdescandélabresetlapoussièrenerecouvraitpaslemanteaudelacheminée.Cen'étaitpas

qu'ellefîtleménagederrièremoi,non,maisjenevivaispassoussontoitcommeunebête.Leloupenmoiretroussalesbabinesetplissalemuseau,dégoûtédevantunetanièreaussisale.Jemevoyaiscommeunhommeordonné,etmachambrem'apparaissaitsoudaincommecelled'un

démentoud'unreclus.Ellepuaitledésespoiretladouleur.Incapabled'yentrer,jereculaisivivementque je heurtai la tête de ma patiente contre le chambranle ; elle poussa un petit gémissement dedétressepuissetut.La chambre d'Abeille était un peu plus loin dans le couloir ; on y accédait à une petite pièce

d'habitation pour une nourrice ou une gouvernante par une porte de communication. Je l'ouvris etentrai. La pièce n'avait jamais rempli son but premier et servait de débarras pour desmeubles ensurnombre.Guèreplusgrandequ'unecellule,ellerenfermaitnéanmoinsunlitétroitetunetabledechevetavecunbroc ;unétendoir à linge s'appuyaitdeguingoisdansunangledumuràcôtéd'unrepose-piedcassé.J'ôtai lecouvre-lit fanéetallongeaimavictimepâleen luifaisantunoreillerdesonmanteau de papillon. Je fis du feu dans la chambre d'Abeille et laissai la porte ouverte pourpermettre à la chaleur de parvenir jusqu'à la jeune fille. Je retournai chez moi chercher unecouverturedanslecoffreàliterie;àsonodeurdecèdres'enmêlaituneautre.Molly.Jelaserraiunmomentcontremoi,puisjesoupirai,lagorgenouée,etretournairapidementauprès

delablessée;jelacouvrispuisexaminailespossibilitésquis'offraientàmoi.Letempspassaitvite.AlorsquejemedemandaissiCribleétaitentraindereveniretsijedevaispoursuivremonmensongeàsonretour,j'entendislaportederrièremois'ouvriravecunbruitimperceptible.Jemeretournai,enpositiondecombat.Sansselaisserimpressionner,mafilles'arrêta,mecontemplad'unairperplexepuishochalatête

quandjemeredressai.«Jevoispourquoitul'asinstalléeici.Ilrestedel'eaudanslebrocdematabledetoilette.»Toutenparlant,elleétaitalléechercherl'ustensiledanssachambreetlerapportaitavecsonverre.Jeleremplispendantqu'ellepoursuivait:«TudevraisdescendredireàTaviaquejenemesenspasbienetqu'ilfautapporterunecollationdansmachambre.Jedemeureraiicipoursurveillerlablesséependantquetutâcherasd'occuperÉvite;j'avouequejemesensdépasséeavecelle.Tuessûrqu'elleestvenuenousaider?Jeneconnaispersonned'aussiapparemmentinutile;ellepoussedegrandssoupirsavecdesairsméprisantscommesirienneluiplaisait.Çanem'étonneraitpasqu'elleveuilleaccompagnerCriblequandilrepartira.—Ehbien,quelplaisirdevoirquevousvousentendezàmerveille!»fis-je.Ellemeregardaetrépliqua:«Cen'estpasmoiquil'aifaitvenirpourm'aider.»J'entendissamèredansletonqu'elleavaitemployé,etjenesussijedevaisrireoupleurer.«C'est

vrai,concédai-je.Oùl'as-tulaissée?—Jel'airamenéedanslasalleauxmoqueurs,maisjenesaispassielleyestencore.Elleades

jambes,etelleestdugenrefouineur.Elleaouvertlaportedetoutesleschambresoupresquepourvoirs'iln'yenavaitpasunequiluiplaisaitplusquecellequ'apréparéeAllègre.Ellen'aaucunegêne.—En effet », répondis-je. Je soulevai la tête dema patiente et portai le verre à ses lèvres. Ses

paupièress'entrouvrirent,laissantapparaîtreleblancdesesyeux,maiselleaspiral'eauetenavalaunpeu.Jeposaileverresurlatabledenuit.«Jepensequeçairapourlemoment.JevaisprévenirTaviaqu'iltefautunbonboldebouillon;tâched'enfaireboireunpeuànotreblesséetantqu'ilserachaud.Ettoi,tuasenviedemangerquelquechose?»Abeillesecoualatête.«Jen'aipasencorefaim.—Trèsbien.»J'hésitai.«Tusaurasluidonnerdubouillonsielleseréveille?»Ellepritl'airvexé.Jejetaiunregardàlajeunefilleinconsciente.ElledétenaitunmessagepourmoidelapartduFou,

ellem'avait averti d'undanger, des chasseurs lancés sur sapiste, et àqui confiais-jedeveiller sur

elle ? À une enfant de neuf ans qui en paraissait six. Il faudrait que je trouve mieux, mais, enattendant…«Ouvrel'œil;jereviendraidèsquepossible.»Jefisuncrochetparlescuisines,délivraiàTavialemessagesuggéréparAbeille,demandaiqu'on

portâtdequoimangeràlasalleauxmoqueurs,puisallairejoindreÉvite.Quandj'entraidanslepetitsalon,Doucepénétraàmasuite avecune théièrequ'elleposa sur la table.Quandelle fut sortie, jem'excusaiauprèsd'Évitedel'avoirnégligée.«Cribleadûallerfaireunecommission,etAbeillenesesentpastrèsbien,hélas.Elles'estalitéepourquelquesheures.»Jeplaquaiunsourirechaleureuxsurmeslèvres.«Ehbien,quepensez-vousdeFlétribois?Croyez-vouspouvoirêtreheureuseavecnouspendantquelquetemps?»Ellen'eutpasl'aird'encroiresesoreilles.«Heureuse?Maisquiestheureuxici?Jenevoisquela

confusion la plus complète depuismon arrivée. Criblem'a laissée toute seule, sansmême ajouter“avecvotrepermission”nimedireaurevoir.Quantàvotrefille…Enfin,voussavezsûrementquellegaminebizarrec'est!Ondiraitungarçon!SiCriblenem'avaitpasprévenuequec'étaitvotrefille,j'aurais cru qu'elle faisait partie du personnel de l'écurie. Mais qu'est-ce qui a pris à Umbre dem'envoyerici?»Quelquepart dans lamaison, unouvrier semit à scier ; j'avais l'impressionqu'il tranchait dans

moncrâne.Jem'assislourdementenfaced'Évite.«Ilpensaitsansdoutequevousseriezensécuritépendantquelquetemps»,dis-je.Douce revint et disposa devant nous des bols de soupe demouton et d'orge accompagnés d'une

panièrepleine.«Merci,fis-je.Ceseratout;jesouhaitem'entretenirenprivéavecdemoiselleÉvite.—Naturellement,messire. »Elle sehâtade sortir, et j'attendisque laporte se fût complètement

referméepourreprendre:«Cen'estpaslemeilleurplanqu'Umbreetmoiayonsconcocté,mais,àsibrèveéchéance,cen'estpastropmal.»Jesaisismacuilleretremuaimasoupe;sousunnuagedevapeur,desrondellesdecarotteremontèrentà lasurfacepuisreplongèrent.Je laissaimacuillerenattendantquelasouperefroidîtetposaiàmoninvitéeunequestiondepureforme:«Envoyez-vousunmeilleur?—Oui:tuerceuxquicherchentàmetuer,defaçonàcequejepuissevivrecommej'enaienvie,là

oùj'enaienvie.»Elleavaitrépondudutacautac;elleavaitpassédutempsàréfléchiràsasituation.Jedécidaidelaprendreausérieux.«Ilestrarequ'éliminerquelqu'unsuffise.Ilfautd'abordsavoir

quiveutvotremort, et, leplus souvent, cettepersonneest seulement l'instrument, non l'instigateur.Pourchaque individuquevous tuez,vous risquezdevouscréer sixnouveauxennemis.Etenfin, ilfautvousdemanderpourquoicettepersonnedoitmourirpourquevouspuissiezvivrelaviequevousdésirez.»Jem'exprimaisd'untonsévère.«Cettequestion,onpeutaussilaposeràl'individu,quelqu'ilsoit,avantdeletuer!»répliqua-t-

elle, furieuse.Ellerepoussasonboletsonassiettependantque jeprenaisunmorceaudepainet lebeurrais.Commejegardaislesilence,ellepoursuivit:«Pourquoidevrais-jepayerpourlesactesdesautres?Pourquoinepuis-jepasmenerl'existenceàlaquellemedestinaitmanaissance?Qu'ai-jefaitpourêtreforcéedemecacher?Entantqu'aînéed'unearistocrate,jedevraishériterdestitresetdesterresdemamère ;maisnon !Parcequ'ellen'étaitpasmariéequand j'aiétéconçue, sa flétrissureretombesurmoi!Sonégoïsmem'acondamnéeàgrandirdansunhameauperduentremesgrands-parents vieillissants, à les voirmourir et àme retrouver chezmamère àme faire tripoter par unbeau-pèrelubrique.Ensuite,j'aiétébannie,quasimentenlevéeparsireUmbreetreléguéeàl'écartdetoutesociétépendantdeuxans!Pasdefête,pasunseulbal,paslamoindrerobedeTerrilvillenideJamaillia.Non,rienpourÉvite,parcequ'elleestnéedumauvaiscôtédulit!Enplus,laresponsabledecettesituationéchappeàtouteslesconséquences.Etunjour,alorsquej'étaiscachée,alorsquejecraignaischaquejourdemourird'ennui,onatentédem'empoisonner.Chezmoi,sousmontoit,onatentédem'empoisonner!»

Lesmotssebousculaientdeplusenplusetsavoixmontaitdanslesaigusàmesurequ'elleracontaitsatristehistoire.J'eussedûéprouverdelacompassionpourelle,maissanarrationétaittropcentréesurelle,etjedevaismedominerimpitoyablementpournepasquitterlapièce.J'espéraisavecferveurqu'ellen'allaitpaséclaterenlarmes.Monespoirfutdéçu.Ses traits se plissèrent comme une feuille de papier sur laquelle on a écrit de trop nombreux

secrets.«Jenepeuxpasvivreainsi!s'exclama-t-elled'untonplaintif.Jenepeuxpas!»Ellelaissatombersatêtesursesbrasetsemitàsangloter.Quelqu'undeplusbienveillanteûttrouvédanssoncœurdesmotsdeconsolation,l'eûtvuecomme

une enfant brutalement projetée dans un monde inconnu, mais le discours qu'elle tenait étaitprécisémentceluiquej'avaisenviedehurlerchaquenuitdansmonlitfroidetdésert.Jeluidiscequejemedisaisàmoi-même:«Si,vouspouvez,parcequevousyêtesobligée.Vousn'avezpaslechoix,saufsivousêtesprêteàvoustrancherlagorge.»Ellelevalatêteetmeregardafixement,lesyeuxrouges,levisagemouillédelarmes.«Ouàme

pendre.Jenecroispasquejepourraismetrancherlagorge,maismependre,oui.J'aimêmeapprislenœudnécessaire.»À cesmots, à ce petit détail, à ce savoir qu'elle avait acquis pour se rapprocher un peu de son

suicide,jecomprisqu'elleneplaisantaitpas.Chaqueassassinsaitquelleportedesortieilchoisirait.PourÉvite,ceneseraitpaslepoison,maislesautduhautdutabouretetlanuquequisebrise,sansattente,sansdélaipourrevenirsursadécision.Quantàmoi,ceseraitlefild'unelameentraversdelagorge,lesangquigicleetquelquesinstantsbrumeuxpourdireadieuàmonexistence.Monintuitionmecriasoudainquec'étaitpourcelaqu'Umbremel'avaitenvoyée:nonparcequ'onenvoulaitàsavie,maisparcequ'ellereprésentaitundangerpourelle-même.Cettedécouvertem'incitaàl'horreurplusqu'àlasympathie;jerefusaiscetteresponsabilité;jen'avaisaucuneenviedemeréveillerauxcrisd'unedomestiquehurlantquesamaîtressependaitauboutd'unecorde;jenevoulaispasartiserpareillenouvelleàUmbre.Ilm'étaitimpossibledelaprotéger;quepeut-onfairepourquelqu'unquisouhaite mourir ? Le cœur serré, je songeai qu'il faudrait fouiller sa chambre sans tarder. Quelsoutils Umbre aurait-il pu lui fournir ? De méchantes dagues, un garrot…Des poisons ? Avait-ilseulement imaginé que, dans son état, elle risquait de s'en servir contre elle-même et non pour seprotéger?Lacolèremeprittoutàcoup:ilavaitfaitentrerchezmoiunemarmiteenébullition;quiseferaitéchauderquandellefiniraitpardéborder?Sesyeuxnemequittaientpas.«Ilnefautpasfaireça,dis-je,incapabledetrouverunargument.—Pourquoi?répliqua-t-elle.Çarésoudraittoutetçasimplifieraitlavieàtoutlemonde.Mamère

seraitraviequesonfilsgâtéhéritesansaucuneombresursesdroits,monvraipèren'auraitplusàcraindre qu'on ne découvremon existence, et vous n'auriez pas à supporter chez vous la présencemalvenued'unejeunefemmeàmoitiéfolle!»Elle prit une inspiration entrecoupée de sanglots. « Quand je fuyais vers Castelcerf, j'avais de

l'espoirmalgrétoutcequej'avaisenduré.Enfin,del'espoir!Finidevivredanslesombres!Jeseraisàlacour,aumilieud'autresjeunesgens,entouréedemusique,dedanseetdevie.Devie!EtpuissireUmbreamis lamain surmoi ; il adit que j'étais endanger etque jenepouvaispasme rendre àCastelcerf,maisque,soussaférule,unefoisquej'auraisapprislemétierd'assassin,jeseraiscapabledemedéfendremoi-mêmeetpeut-êtredeprotégerlareine.»Savoixdevenaitstridenteetsagorgesenouait.«Imaginez!Moi,auxcôtésdelareine,assurantsaprotection!Deboutprèsdutrône!Ah,j'enmouraisd'envie.Alors, jemesuisefforcéed'apprendre toutcequeCarquoisavaitàm'enseigner–cettemégèrepuanteetsesexercicesridiculesquin'enfinissaientjamais!Maisjemesuisaccrochéealorsqu'ellen'étaitjamaissatisfaite.EtpuisRonoestmortempoisonné,etc'étaitmoiqu'onvisait;j'aidûm'enfuirànouveau.Onm'aenvoyéejenesavaisoù,avecunebrutecommeescorte.Jemesuisdit

que,cettefois,j'allaissûrementêtrepriseàCastelcerf!EtoùUmbrem'expédie-t-il?Ici!Jen'airienfaitdemal,etjemeretrouvedanscettemaisonpleinedecourantsd'air,avecdesouvriersquitapentàcoupsdemarteautoutelajournéeetoùpersonnenesepréoccupedemoi,oùiln'yaaucunavenir,riendejolinidecultivé,riend'intéressant,oùjenesuisrienpourpersonne,sinonunfardeauetunegêne!»Dans lesmoments de détresse, on se rabat toujours sur ce qu'on fait lemieux ; jementis donc.

«Vousnenousgênezpas,Évite.Jesaiscequec'estd'avoirlesentimentden'êtrechezsoinullepart,den'êtrelebienvenuoùquecesoit,alorssachezque,bienquevousvoussentiezenterritoireinconnuà Flétribois, vous pouvez considérer la propriété comme votre foyer.On ne vousmettra pas à laporte,et,tantquevousyrésiderez,jeferaitoutpourgarantirvotresécurité.Vousn'êtespasenvisite,Évite : vous êtes chezvous.Cela nevous convient peut-être pas pour l'instant,mais nouspouvonsopérer les changements dont vous avez besoin, rendre lamaison jolie.Vous pourrez y trouver duréconfort.Vousêteslabienvenuetantquevousaurezbesoind'ydemeurer.»Jereprismonsouffleetajoutaiunebribedevérité :«Tantquevousvivez ici, jevousconsidèrecommeunmembrede lafamille.»Elle me regarda, ses lèvres remuant curieusement, comme si elle mâchait, puis elle se jeta

brusquementhorsde son fauteuil et se serra contremapoitrine en sanglotant. Je la rattrapai avantqu'ellenenousfîtbasculertouslesdeux.Elleditd'unevoixviolemmenthachée:«Onaessayédem'empoisonner.Lepetitgarçonde lacuisinièreadérobéune tartelette sur leplateau,une tarteletteauxfruitsdesbois,mapréférée,etilestmortavecdel'écumeetdusangàlabouche!C'estlesortqu'onmeréservait;onvoulaitquejemeureainsi.PauvrepetitRono!Iln'avaitjamaisfaitdemalàpersonne,àpartcelarcin!Ilestmortàmaplace,dansdessouffranceshorribles.LepetitRono.»Elle tremblait de tous sesmembres. Je la retins fermement pour l'empêcher de tomber demon

fauteuil. «Ce n'était pas votre faute, dis-je.Et vous n'avez plus rien à craindre. Plus rien. » Jemedemandaisic'étaitvrai.«Papa!»Jetournaivivementlatête;letond'Abeilleétaitempreintdereproche.Ellemeregardauninstant

tenant la jeune fille contre moi puis croisa les bras sur la poitrine. « Évite est bouleversée »,expliquai-je,mais l'expressionglacialed'Abeilleréponditquecelan'excusaitrien.CommeÉvitenefaisaitpasminedes'écarterdemoi,jemerelevaitantbienquemaletl'assisdansmonfauteuil.«Tutesensmieux,Abeille?demandai-je,enpoursuivantlemensongeselonlequelelleétaitmalade.—Non,répliqua-t-elleavecfroideur.Jemesensmêmeplutôtmoinsbien.Maiscen'estpaspourça

quejevenais.»Ellepenchalatête,etj'eusl'impressionqu'ellemevisaitavecunarc.«J'aidûquittermachambrequelquesminutes,et,àmonretour…Jevenaistedirequenotreautreinvitéeadisparu.—Disparu?—Uneautreinvitée?intervintÉvite.—Disparu?répétaCriblequivenaitd'entrer;ilavaitlesvêtementsmalajustés,commes'ilétait

revenuduvillageencourant ; lesoufflecourt, ilobserva lamine réprobatriced'Abeille, levisagemouillédelarmesd'Évite,puisilmeregarda.«Onm'aavertiquelavoyageuseblesséeétaitrepartie.—C'estexact.»Avecl'impressiondefairelagirouette,jemetournaiversmafille.«Toutvabien,

elle n'a pas disparu, Abeille. Elle s'est sentie mieux et a tenu à reprendre sa route. J'aurais dû teprévenir.»Duregard,jem'efforçaisdeluifairecomprendrequejementaisetquej'avaisbesoindesonaidepourappuyermesdires.Ellefixaitsurmoiunœilnoir.«Unevoyageuseblessée?intervintÉvited'unevoixanxieuse.Ilyavaituneétrangèreàlamaison

ici ? Comment savez-vous que ce n'était pas un assassin ? » Les mains sur la bouche, elle nousparcourutd'unregardeffrayé,sesyeuxvertsimmenses.

« Ce n'était qu'une voyageuse blessée que nous avons aidée à poursuivre sa route. Inutile des'inquiéter,Évite.»Jem'adressaidenouveauàCribleettâchaidereprendrepieddanslanormalité.«Nousmangionsunmorceau;avez-vousfaim,Crible?»Jemaîtrisaismavoixautantquepossible.Prisaupiègedemessubterfuges,emmêlédansmesmensonges…C'étaituneimpressionaffreusequeje connaissais trop bien. La question d'Évite m'avait ébranlé plus que je ne le laissais paraître :comment,eneffet,pouvais-jeêtresûrquelajeuneBlancheétaitbeletbienunemessagèreetnonunagentvenutuerl'unoul'autred'entrenous?SaressemblanceavecleFoum'avaitinduitàl'introduirechezmoisanssongerqu'ellepûtprésenterundanger–etàl'installerdanslachambreannexeàcelledemafille.Etvoilàqu'Abeillem'apprenaitqu'elleavaitdisparu;ellepouvaitsetrouvern'importeoùdansl'immensedemeure.Éviteavaitraison:mavigilancen'étaitpluscequ'elleétait;j'avaisperdul'habitudedel'intrigue.Je

réfléchis à toute allure.Lamessagère disait être pourchassée ; ses poursuivants avaient-ils pénétrédansFlétriboispourlacaptureretl'emmener?Danslavieillerésidencepleinedecoinsetderecoins,c'était tout à fait possible. J'avais examiné ses blessures et ne la jugeais pas en état de menacerquiconque ; il n'était pas non plus vraisemblable qu'elle eût décidé de s'en aller sans délivrer sonmessage.Lesilences'éternisait.JeregardaiCrible.«Jemangeraisvolontiers»,répondit-il,hésitant.SesyeuxseposèrentsurAbeillepuissurÉviteet

enfinsurmoi;j'ylusunegrandeperplexité.« Parfait, dis-je avec un sourire benêt. Je vais prévenir les cuisines pendant que vous tenez

compagnieàÉvite.Elleestunpeuperturbéeparsonarrivéecheznous;j'essayaisdelaconvaincrequ'ellen'avaitplusrienàcraindreetqu'elleétaitlabienvenue.—Accueillieplusquechaleureusement»,fitmafilled'unevoixbasseetvenimeuse.Dissimulantmasurprise,jerepris:«JevaisramenerAbeilledanssachambre;ellen'estpasbien,

visiblement.»Jetendislamainverselle,maisellem'esquivaetmeprécédaverslasortie.Àpeinelaportereferméederrièrenous,ellesetournaversmoid'unbloc.Elleavaitlarespiration

rapide,et,devantmonregardépouvanté,deslarmesperlèrentàsesyeuxalorsqu'ellemelançaitd'untonaccusateur :«Jevenais teprévenirque lablesséeavaitdisparu,et je te trouvedans lesbrasdecettefemme!— Pas ici, pas maintenant. Et tu te trompes. D'abord, les cuisines. » Cette fois, je parvins à la

prendreparl'épaule,et,malgréseseffortspoursedégager,jel'entraînai.Avecconcision,jefispartàTaviadesdésirsdeCrible,etjeressortisaussivitequej'étaisentré,Abeilletoujoursàlaremorque.«Maintenant, tachambre,dis-jeàmi-voix.Resteprèsdemoi, etgarde le silence jusqu'àceque

noussoyonsarrivés.—Ilyadudanger?—Chut!—EtÉvite?—Crible est avecelle, et il estbeaucoupplus capablequ'onne l'imagine.C'est toi,mapriorité.

Tais-toi!»Letonquej'avaisemployélaréduisitenfinausilence,etelleserapprochamêmedemoipendant

quenoussuivionslescouloirspuisgravissionsl'escalier.Devantlaportedesachambre,jelaprisparlesépaulesetl'adossaiaumur.«Resteici,fis-jedansunsouffle.Nebougequesijet'appelle,et,danscecas,vienstoutdesuite,sansbruit,etplace-toiderrièremoi,àmagauche.Tuascompris?»Lesyeuxronds,bouchebée,ellehochalatête.J'enfisautant.J'ouvris doucement la porte et j'examinai ce que je pus de la pièce avant d'entrer, le lit, les

tapisseries,lesfenêtresauxrideauxtirés,lacheminée.Toutparaissaitdansl'étatoùjel'avaislaissé.Jem'avançai à pas de loup et jetai un coup d'œil derrière le battant avant de me lancer dans une

inspectionplusapprofondiede lachambre.Aucunsigned'intrusion.Lacollationétait intactesur latabledechevet.Jem'approchaidelaportedecommunicationetlatrouvaientrebâillée.Jereculai.«Abeille!»Elleapparutàmescôtésenunclind'œil.«As-tulaissécetteporteouverte?»Manifestementterrifiée,ellehaussalesépaulesetavouadansunchuchotement:«Jenesaisplus.Je

crois.Non,c'esttoiquil'aslaisséeainsietjen'yaipastouché.—Nebougepas.»J'ouvriscomplètementlebattant.L'obscuritérégnaitdanslachambrettedépourvuedefenêtre.Iln'y

avait rien à voir hormis la couverture froissée sur le lit ; je me baissai pour regarder sous lesommier:iln'yavaitpasd'autrecachettepossible.Personne.Denotrehôte,iln'yavaitaucunetracehormislebrocd'eauainsiquelesdrapsetlacouverturerepousséscontrelemur.Jereculaietfermailaporte.«Ellen'estpluslà.—Jetel'avaisbiendit!—Etmaintenant jesuissûrqu'ellen'estpasdans lachambre.C'est toutcequenoussavonsavec

certitude.»Jerassemblaimespensées.«Dis-moiexactementcommenttuasdécouvertsadisparition.—J'étaisdansmachambre.Taviaaapportéleplateauavecl'en-caset l'aposésurlapetitetable,

puisjesuisalléevoirlablesséeaprèsledépartdeTavia.Elleétaitàpeineconsciente;j'aivoululuidonner du bouillon, mais je ne suis arrivée qu'à la faire tousser. Elle a fermé les yeux et s'estrendormie.Jesuisretournéedansmachambreunmoment,puisj'aieubesoind'allerdanslagarde-robe,et,àmonretour,jesuispasséevoirlafille,etellen'étaitpluslà.—Pluslà.»Jeréfléchis.«Combiendetempst'es-tuabsentée?—Quelquesminutesàpeine.»Elleavaitlesyeuxécarquillés.«Abeille,tunevaspasmequitterdurestedelajournée,et,sijetedisdefairequelquechose,tu

obéisaussitôt,mêmesiçateparaîtbizarre.C'estcompris?»Elle acquiesça de la tête avec raideur. Sa pâleur faisait ressortir le rouge de ses lèvres, et elle

respirait laboucheentrouverte.J'eussepréférénejamaisvoirlaterreurquejelisaisdanssesyeux.«Pourquoiavons-nouspeur?demanda-t-elle.—Nousignoronss'ilfautnousméfierounon;dansledoute,mieuxvautavoirpeur.»

3

Chersinvités

Blancscommelaglace,lesyeuxdelamêmecouleur,lescheveuxdelamêmecouleur,ilsviennentrarement,peut-êtreunefoistouteslestroisgénérations,ouquatre.Maisnousnelesoublionspas.Ilsmarchentparminousetchoisissentl'und'entrenous,noncommeserviteurnicommeami,maiscommeinstrumentpour façonnerunavenirqu'euxseulsdistinguent.Si (j'ignorecomment traduirecemot)alorsilssonttousd'uneseulecouleur.Parfois,ilssereproduisent(membredephraseobscurciparunetache)unhommeouunefemmede

leurespèceoudelanôtre.Maisleursrejetonsn'ontpaslamêmeduréedeviequenous,sibienqu'ilspeuvent s'enaller, et ce sontdesannéesplus tardque (partiedumanuscrit si endommagéepar lesinsectesquejenepeuxdéchiffrerquedesmotsetdesboutsdephraseisolés)vieilli(longuelacune)pâle(lacunequej'estimeàseptlignesdetexte)plusâgéqu'enréalité.(Encoreunegrandelacuned'aumoins deux lignes, s'achevant par) plus charitable de le tuer. (Le feu a eu raison du reste duparchemin.)

Traductionpartielletrouvéesurlebureaudemonpère

Ainsi,enmoinsdedeuxjours,maviebascula.Jemerappelleencorelacolèrequej'enéprouvais;demultiples bouleversements affectaientmon existence, mais personne neme demandait si je lesdésirais!Personnenemedemandaitrienàcetteépoque.D'abord,ilyavaitÉvite,logéeprovisoirementdansunechambreàdeuxportesdelamienneetde

celledemonpèreenattendantqu'unappartementplusluxueuxluifûtpréparé.Papaavaitdonnépourconsigne de remettre la suite jaune à neuf ; elle disposerait d'une chambre, d'un petit salon, d'unechambrette pour sa servante, et d'une autre pièce « pour y faire ce qu'elle veut », comme il disait.J'avaistoujoursadorélasuitejauneetm'yétaissouventglisséepourjouer.Personnenesongeaàmedemandersi j'eusseaiméavoirmoiaussiuntelappartement.Non,unesimplechambreetunréduitadjacent pour une bonne qui n'existait pasme suffisaient.Mais qu'une étrangère se présentât cheznous, etmon père engageait une armée de charpentiers, demaçons, de domestiques, etmêmeuneservanteàl'usageexclusifd'Évite.Et puis il y avait la singulière inconnue qu'il avait installée dans la petite chambre connexe à la

mienne. Iln'avaitpas requismapermission : il l'avaitprise. Je lui avaisditque j'encomprenais laraison,et jem'attendaisàdesremerciementsdesapartdenepas luienvouloirdesagrossièreté ;maisilavaitseulementhochélatête,commes'ilétaitnormalquejemepliasseàtoutessesdécisionssansdiscuter,commesij'étaissacomplicedansquelqueintrigueetnonsafille.Ilcomptaitsurmoipourépaulerlesmensongesqu'ildispensaitàCribleetàÉvite,etpourluiobéiraveuglémentaprèsqu'ilavaitconstatéquejeluiavaisditlavérité:lafilleaumanteaudepapillonavaitdisparu.Etjeluiobéissansposerdequestionscesoir-là.Sansperdredetemps,ilpritunecouverturedans

moncoffre,meremitunebrasséedesbougiesparfuméesdemamère,puisilmefitmarcherdevantluietnousnousmîmesainsienroutepoursonbureaupersonnel. Ilmefitpresser lepas,maismeretintàdeuxreprisesparl'épauleetm'écartapourmecacheràlavued'undomestiquequipassait.Arrivéàdestination, il ferma laportederrièrenous, tira leverrouetsedirigeaaussitôtvers les

faussescharnières.«Quefais-tu?demandai-je.— Je te cache », répondit-il. Il s'exprimait sans duretémais d'un ton catégorique qui interdisait

toutequestion.Ilallumaunebougieaufeuquimouraitdansl'âtre.«Entre»,medit-il,etilmesuivitcommepours'assurerqu'unespionnes'étaitpasintroduitdansnotreréduitsecret.Jelevishausser

les sourcils devant les changements que j'y avais apportés. « Tu n'as pas perdu de temps, fit-il,admiratifmalgrélui.—Tun'avaisapparemmentguèredetempsàmeconsacrer,alorsj'aitrouvéàm'occuper.»J'avais

voululuireprocherdenepasfaireattentionàmoi,maissonsouriredevantlestransformationsquej'avais opérées dans la cachetteme réchauffait trop le cœur. Il était fier demoi, et celame faisaitfondreendépitdemoi.«Tuesastucieuse;toutçaestbienpensé.»Ilenfonçalabougiealluméedansmonbougeoir,etla

tensionquil'habitaitparutdiminuer.«Ici,tuserasensécuritéletempsquejem'assurequetunecourspasdedanger.Jedoistelaisser,maisjereviendraiaussitôtquejepourrai.—TuvasdevoirfouillertouteslespiècesdeFlétribois?»Son regard s'assombrit : j'avais compris ce qu'il redoutait, et il s'en était rendu compte. « J'y

arriverai.»Jedoutaisquecefûtpossible.«Maisdesgensétrangersàlamaisonn'ontpascesséd'entreretde

sortircesderniersjours;quecrains-tuparticulièrementdecettefille?—Nousn'avonspas le tempsdeparler,machérie ;plusvite jem'ymettrai,plusvite jepourrai

revenir.Mais,si je lacrains,c'estparceque je luiai faitconfiancebeaucouptroprapidement,sansréfléchir;mêmesiellenereprésentepasunemenaceenelle-même,ledangerlasuitpeut-être.J'aiéténégligent;çanesereproduiraplus.»Ilreculadansl'étroitpassage.«Jedoisrefermerlaclenchederrièremoi,maisn'aiepaspeur,jereviendrai.»J'eusseeupeursijen'avaispaspréparéuneissuedesecoursdanslegarde-manger.Jeleregardai

sortir, puis appliquaimonœil au judas et l'observai qui rabattait le panneau secret.Cela fait, il setournadroitversmoietmefitunsignedelatêteavantdequittersonantre.Eh bien, voilà. J'étais contente d'avoir songé à approvisionnerma cachette. Jem'assis et passai

quelque temps à songer aux événements récents. Ils étaient trop nombreux pour si peu de temps.Évite : je ne l'aimais pas. Ma transe : eût-elle dû m'effrayer au lieu de me griser ? Pourquoi cesentimentd'exaltation?Je tâchaide trouverunecomparaison ;c'étaitcommeuneplantequi fleuritpour lapremière fois.Non ;plutôt commeunpetit enfantquidécouvrequ'ilpeut saisirdesobjetsavec lamain.Unepartiedemoi-mêmeavaitgrandiet,aujourd'hui,elleavait faitcepourquoielleétait prévue. J'espérais que cela se reproduirait bientôt. Mais pourquoi avais-je dû expliquer lephénomène à mon père ? Tout le monde ne rêvait-il pas et n'entrait-il donc pas en transe ? Jem'efforçai de me rappeler qui m'avait enseigné que les songes étaient importants, qu'il fallait lesnoter,etquelesplusimportantss'empareraientdemoietnemelibéreraientqu'unefoisaccomplis,puisj'éclataiderirequandlamémoiremerevint:jel'avaisapprisenrêvant.Je ne tardai pas à regretter de n'avoir pas emporté de quoim'occuper. Je prismon journal et y

consignailerécitimpartialdelajournéepassée,maiscelafutfaitassezvite.Surunefeuilledemonmeilleurpapier,j'avaisrédigéuncompterendudemonrêveaupapillon,beaucoupplusdétailléquetout ce que j'avais écrit jusque-là. Je le rangeai avec mon journal dans ma petite bibliothèque etcontemplai la bougie de ma mère qui se consumait ; c'était parfaitement assommant. Je meremémoraicequepèreLoupm'avaitditetlapromessequej'avaisfaite.Quevoulaitdiremonpèreenm'ordonnantderesterici?Mafoi,seulementquejedevaisdemeurercachéedanslelabyrinthesecret.Jemelerépétaiàplusieursreprises.Enfin,jeprisunmorceaudecraieet,surlemur,écrivisàmonpèrequ'ilnedevaitpass'inquiéter,

quej'étaispartiefaireunpeud'explorationdanslesboyaux,etquej'emportaisunebougiederéserveetdelacraiepourmarquermonchemin.Je me rendis d'abord au trou d'observation qui donnait sur ma chambre en espérant encore

découvrirune issuedissimulée,maisenvain. Jecommençaisàconnaître lesétroitscouloirset lestoursetdétoursqu'ils faisaientdans lesmursde lademeure.C'étaitdans lapartie laplusancienne

qu'ils étaient les plus larges, comme si architecte en avait prévu l'existence ; ailleurs, ils n'allaientguère loin et étaient si étranglés ou si bas de plafond quemon père eût dû les parcourir à quatrepattes.J'empruntaiceluiquicouraitlelongdemachambreetconstataiavecdéceptionqu'aucunjudasne permettait de surveiller celle qui avait été dévolue provisoirement à Évite. Je plaquai l'oreillecontrelesplanchesmaisn'entendispasgrand-chose;ilmesemblapercevoirdessanglots,maispeut-êtreétait-celefruitdemonimagination.Peut-êtren'était-ellemêmepasdanslapièce.J'avaiseuunpeupeurquandmonpèreavaitparléd'inviterquelqu'uncheznous;àprésent,jen'avaispluspeur:j'étais furieuse. Je n'aimais pas cette fille, je m'en aperçus soudain, et je justifiai ce sentiment endécidantquec'étaitellequinem'aimaitpasetqu'ellecherchaitàcapterl'attentiondemonpère.Celam'inquiétaitsansquejepussedireexactementpourquoi;j'avaisbesoindeluiplusquejamais,etellen'avaitpasledroitdes'introduirecheznouspourledétournerdemoi.Localiser la suite jaune fut plus difficile, mais je finis par y arriver. Quand je me jugeai à

proximité,jelevaimabougieeteusleplaisirdevoirunpetitbattant:lecached'unjudas.Mais,quandjel'ouvris,jetrouvailetroubouchéparduplâtre.Onavaitreplâtrécertainsmursdurantlesdernierstravaux,etlejudasavaitétérecouvert.Cen'étaitpaslemomentd'ytoucher:lesouvriersrisquaientderevenir le lendemain, et je ne souhaitais pas attirer leur attention sur l'ouverture. Je laisserais lematériausécheretjereviendraiplustardledécoupercommeunbouchon.Je continuai de parcourir le dédale caché. Je fis un détour par l'issue du garde-manger pour

m'assurerqu'onn'yavaitpastouché,etj'enprofitaipourchaparderdespommesetdesprunesséchéespourmesréserves.J'avaisgrimpésuruntonneaupouraccéderauxsaucissesaupimentquandundeschatsdescuisinesentra,mais jen'yprêtaipasattention. Ilne s'appelaitpasvraiment leRayé,maisc'étaitainsiquetoutlemondeledésignait.Jemerendiscomptequ'ilmeregardaitalorsquej'essayaisd'escalader les caisses de poisson salé pour atteindre les plus hautes étagères ; du haut de monperchoirprécaire,jeremarquaisesyeuxjaunesetrondsfixéssurmoi,commesij'étaisunratqu'ilavaitlatâchedetuer.Jemefigeai.C'étaitungrandchat,massif,auxmembresépais,mieuxfaitpourlesolquepourl'escalade,mais,s'ildécidaitdesautersurmoipourm'attaquer,jen'ensortiraispasvictorieuse. J'imaginais d'ici ses griffes acérées enfoncées dans mes épaules et ses pattes arrièrelacérantmondos.«Queveux-tu?»demandai-jeàmi-voix.Sesmoustachessepointèrentversl'avantetsesoreillespivotèrentversmoi,puisiltournalesyeux

versunchapeletdefiletsdepoissonfumérougevifsuspendusàunfilentraversdugarde-manger;jesavaispourquoionlesplaçaitsihaut:pourqueleschatsnepussentyaccéder.Mais,moi,jepouvais.Jedusmedressersurlapointedespiedspourendécrocherun.Lesmorceauxdepoissonluisant

avaientétéenfiléssurlacordelettecommedesperlesétranges.J'ensaisisunettiraijusqu'àcequ'ilvînt ;mais je perdis alors l'équilibre et tombai du haut des caisses jusque par terre. Jemeheurtaibrutalementlahancheetleflanc,maisjeréussisànepascrier.Jerestaiallongéequelquesinstants,lesmains crispées sur le poisson et la saucisse, tout en exhalant la douleur à petites respirations.Enfin,jem'assis;j'auraisdesbleus,maisriendeplusgrave.LeRayéavaitreculédansuncoindelapiècemaisn'avaitpasprislafuite.Ilmeregardait,ou,plus

exactement,illorgnaitlepoissonquejetenaistoujours.Jereprismonsouffleetdistoutbas:«Pasici.Suis-moi.»Jemerelevaienétouffantungémissementdedouleuretramassaimesfruitsséchésetmasaucisse

aupiment;puis,serrantmontrésorcontremapoitrine,jememisàquatrepattesetmefaufilaisousune caisse pour passer derrière ma barricade et accéder au panneau secret. Une fois dans lelabyrinthe,jemeplaquaicontrelemuretattendis;auboutd'unlongmoment,unmuseaumoustachuapparutdanslalumièreindistincte.Jelevaimabougieetluifissignedem'accompagner.

Certainespersonnesparlentauxchats,etcertainschatsparlentauxgens.Celanefaisaitpasdemald'essayer.«Situacceptesdeveniravecmoietdepasserlajournéeàtuerlesratsetlessourischezmoi,jetedonneraicefiletdepoissontoutentier.»Il leva sa frimousse rayée, ouvrit la gueule et tourna la tête de gauche à droite pour humer les

odeursdemacachette.Pourmoi,celasentaitlasouris.Ilémitunsongravedelagorge,etjesentisqu'ilappréciaitlaperspectivedelachasseautantquecelledelarécompense.«Jevaisrangercequej'aiprisdansmatanière;quandtuaurastuélesratsetlessouris,viensme

prévenir.Jetedonnerailepoissonetjetelaisserairessortir.»Sonregardjauneetrondseplantadanslemien,etjenedoutaipasqu'ilcomprîtparfaitementnotre

marché.Ilmefrôla,latêtebasse,laqueueraide;unefoisqu'ilfutentré,jetirailapetiteportejusqu'àlafermerpresquecomplètement,reprismabougieetportailepoisson,lasaucisseetlesfruitsdansmatanière.Malgrémes excursions exploratoires, l'après-midi fut long et ennuyeux derrière lesmurs, et je

regrettaisden'avoirpasemportéàliredevieuxparcheminsrédigésparmonpère.Jenotail'incidentduchatdansmonjournal,fisunesiesteenveloppéedansmacouverture,mangeaidesfruits,busunpeu d'eau, et pris mon mal en patience. Ce fut long. Quand enfin mon père revint, j'étais toutankylosée d'être restée immobile si longtemps. J'avais guetté son apparition, et, dès qu'il ouvrit lepanneau,jesortis.«Toutvabien?demandai-je,etilacquiesçadelatêted'unairlas.—Jepense,dit-il. Iln'yaaucune traced'ellenullepart,mais, tu le sais, lamaisonestgrandeet

comptedenombreusespièces.Personnechez lesdomestiquesnem'adit l'avoirvue ;c'estàcroirequ'elle a disparu comme parmagie. » Il s'éclaircit la gorge. « Les serviteurs ne savent donc riend'elle,etj'aiexpliquéàÉviteetàCriblequ'elleétaitpartie.»Je quittai avec lui le réduit secret et le suivis dans les couloirs de Flétribois. Jeme taisais ; je

connaissaisdescentainesdecachettesdanslademeure;ilnepouvaitpaslesavoirtoutesexaminées,etillesavaitsûrement.Jemarchaiunmomentprèsdeluisansriendire;jeréfléchissoigneusementetdéclaraienfin:«J'aimeraisavoiruncouteauetunfourreau,s'ilteplaît;commemamère.»Ilralentit,etjenefusplusobligéedepresserlepas.«Pourquoi?—Pourquoimamèreportait-elletoujoursuncouteau?—Elleavaitl'espritpratiqueetavaittoujoursdeschosesàfaire;elles'enservaitpourcouperdela

ficelle,rabattreunbuisson,cueillirdesfleursoudécouperdesfruits.—Moiaussi,jepeuxlefaire;enfin,jepourrais,sij'avaisuncouteau.—Jem'occuperaidet'enprocurerun,ainsiqu'uneceintureàtataille.—J'aimeraisenavoiruntoutdesuite.»Ils'arrêtaetmeregarda.Jebaissailesyeux.«Abeille,jesaisquetuasunpeupeur,maistun'asrienàcraindreavecmoi.Ilestnormalquetu

aiesuncouteau,car,àtonâge,tut'enservirasavecdiscernement.Mais…»Ils'interrompit,cherchantsesmots.«Tuneveuxpasque jepoignardequelqu'unquimemenacerait.Moinonplus ;mais jen'aipas

enviequ'onmemenacesansavoirunmoyendemedéfendre.—Tuessipetite!fit-ilavecunsoupir.—Raisondepluspourquej'aieuncouteau!—Regarde-moi.—Jeteregarde.»Jelevailesyeuxverssesgenoux.—Non,monvisage.»Àcontrecœur,j'obéis.Jeparcourussestraits,croisaisonregarduninstantpuisdétournailesyeux.

«Abeille,dit-il avecdouceur, je teprocureraiuncouteau,un fourreau, etuneceinture à ta taille ;mieux,jet'apprendraiàt'enservircommed'unearme.Pascesoir,maisjetelepromets.

—Maistun'ytienspas.—Non, je n'y tiens pas. J'aimerais pouvoir penser que tu n'en as pas besoin,mais ce n'est sans

doutepaslecas.Etj'aipeut-êtreeutortdenepast'enseignerplustôtàteservird'unearme;maisjenevoulaispasdecetteexistence-làpourtoi.—Cen'estpasparcequejeneseraipaspréparéeàmedéfendrequejenedevraijamaisprotéger

mavie.—Je le sais bien,Abeille.Écoute, je t'ai dit que je le ferais, et je tiendrai parole.Mais, pour le

moment, pour ce soir, je t'en prie, fie-toi à moi pour veiller sur toi, et parlons d'autre chose,d'accord?»Magorgesenoua.Lesyeuxbaissés,d'unevoixsoudainrauquequejenereconnaissaispas,jedis:

«Commentpourras-tumeprotéger,moi,alorsquetuvasveillersurelleetladéfendre,elle?»Ileutl'airchoqué,puisvexéetenfinlas.Ducoindel'œil,jevistoutescesexpressionspassersur

ses traits ; ilserepritetdéclarad'un toncalme:«Tun'asaucuneraisond'être jalouse,Abeille,niinquiète.Éviteabesoindenotreaide,et,eneffet,jelaprotégerai.Maisc'esttoimafille,nonÉvite.Etmaintenant,allons-y;ilfautquetuterecoiffesetquetutelaveslesmainsetlafigureavantd'allerdîner.—Éviteseraàtable?—Oui,etCribleaussi.» Ilnecherchaitpasàm'obligerà trotter,mais,quand ilmarchait à son

allurenormale,jedevaistoujourspresserlepaspourresteràsahauteur.Jeremarquaiqu'iln'yavaitpasdebruitdanslamaison;ilavaitdûrenvoyerlesouvrierschezeuxpourlasoirée.«J'aimebienquandlamaisonretrouvesoncalme.—Moi aussi.Les réparations prendront encore du temps,Abeille, et il faudra supporter encore

qu'ilyaitdesétrangers,dubruitetdelapoussière.Mais,unefoislestravauxterminés,lapaixetlatranquillitéreviendront.»Je songeai au dîner. Évite et Crible à table avec nous, et au petit déjeuner le lendemain. Je

m'imaginai entrant dansunepiècedemamaison et y trouvantÉvite.Envahirait-elle les ateliers dejardinage?Furèterait-elledanslesmanuscritsdelabibliothèque?Àmelareprésentersepromenantchezmoi,j'avaissoudainl'impressionquejenepourraisjamaisoubliersaprésence.«CombiendetempsÉviterestera-t-ellecheznous?»Lacoexistencedel'intruseetd'uneatmosphèrecalmesouslemêmetoitmeparaissaitdifficile.«Tantqu'illefaudra.»Ils'efforçaitdeparleravecfermeté,maisjepercevaisàprésentl'inquiétude

danssavoix;àl'évidence,c'étaitunequestionqu'ilnes'étaitpasposée,etjemeréjouisdevoirquelaréponseneluiplaisaitpasplusqu'àmoi.Celameconsola.Ilm'accompagna jusqu'àma chambre ; je fismes ablutions,me coiffai, et, quand je sortis pour

descendredîner,ilm'attendaitdanslecouloir.Jelevailesyeuxverslui.«Çatevabien,det'êtrerasélabarbe»,dis-je. Je l'avais remarqué lematinmais jem'étaisabstenuede toutcommentaire. Ilmeregarda,hochalatête,etnousprîmesensemblel'escalier.Lesdomestiquesnousavaientinstallésdanslagrandesalleàmangermaisn'avaientfaitdufeuquedansl'âtreleplusprochedelatable;l'autreboutdelapièceétaitunecaverneobscure.CribleetÉviteétaientdéjàattablésetbavardaient,maislevastevolumedelasalleengloutissaitleurséchanges.«Etnousvoicitousensemble»,annonçamonpèreenentrant.Ilmaîtrisaitparfaitementsavoixetparaissaitravidecetteréunion.Ilm'assitàsadroite,commesij'étaismamère,ettiralachaiseavantdelarepousserunefoisque

jem'y fus juchée.Cribleétait à sagaucheetÉviteàmadroite ; elle s'était faitunchignonetavaitchoisiunerobequidonnaitàcroirequ'elles'attendaitàcroiser lareineenpersonne.Elleavaitfaitunetoilette,maisl'eaufroiden'avaitpaseffacélerougequibordaitsesyeux;elleavaitpleuré.Cribleavaitl'airsurlepointdefondreenlarmesluiaussi,maisilseplaquaitunsouriresurleslèvres.

Dèsquenous fûmes installés et quemonpère eut sonné la clochepour qu'on apportât le repas,Évitedemanda:«Vousn'avezpastrouvétracedel'inconnue?—Jevous l'aidit,Évite, elle est repartie.C'étaitunevoyageuseblessée, riendeplus.Ellene se

sentaitmanifestementpasensécuritémêmeici,et,dèsqu'elleapusedéplacer,elles'enestallée.»Deuxhommesque jen'avais jamaisvus entrèrent avecdesplats. Je regardaimonpère, et ilme

sourit.Ilsservirentlasoupe,posèrentdupainsurlatablepuissereculèrent.«CoretJet,merci.»Àcesmots,ilss'inclinèrentetretournèrentauxcuisines.Jelevaidesyeuxconsternésverslui.«J'aiembauchédupersonnel,Abeille.Ilesttempsdemettreunpeud'ordredanscettemaison.Tu

t'habituerasàcesnouvellesprésencesettuserasviteàl'aiseavecelles.CesontdescousinsdumarideTaviaqu'onm'achaudementrecommandés.»Jehochailatête,nullementravie.Lerepass'avança,etmonpèrepritsoindeparleràCribleetà

Évite,commes'ildevaitpartageréquitablementlaconversationavectouslesconvives.Ildemandaàla fille si sachambreprovisoire luiconvenait, àquoielle réponditavec raideurquecelaallait ; ildemandaàCriblecomment il trouvait lasoupe,àquoicedernier répliquaqu'elleétaitaussibonnequecellequ'onservaitauchâteaudeCastelcerf.Lesdeuxhommesn'abordèrentquedessujetsbanals:monpèrepensait-ilquelaneigetomberaitlelendemain?Ilespéraitqu'elleneseraitpastropépaissecette année, et Crible abonda dans ce sens. Évite aimait-elle se promener à cheval ? Il y avait debonnes piste à Flétribois, et elle disposait d'unemonture de qualité, selonmon père. Peut-être luiplairait-ild'explorerunpeuledomainelelendemain?Crible s'enquit de la jument grise que montait mon père jadis, et, quand celui-ci répondit qu'il

l'avaittoujours,ildemandas'ilspourraientallerlavoiraprèsledîner;ilavaitdansl'idéedevoirsiellepourraitluidonnerunpoulaind'uncertainétalonnoirdeCastelcerf.Leprétextepourparlerseulàmonpèreétaitsitransparentquejefaillisexploser.Aprèslerepas,

nous passâmes dans un petit salon aux fauteuils accueillants et chauffé par un bon feu dans l'âtre.Cribleetmonpères'enallèrentauxécuries,etÉviteetmoi restâmesànousregarderenchiensdefaïence.Tavianousapportades infusions.«Camomilleetdouce-haleinepourvousaideràdormiraprèsvotrelongtrajet,dit-elleàÉviteavecunsourire.—Merci,Tavia,fis-jecommelesilences'éternisaitetquelajeunefilleneréagissaitpas.—Jet'enprie»,répondit-elle.Ellenousservitetsortit.Jeprismatasseetallaim'asseoirsurlesocledelacheminée.Évitemetoisa.«Iltelaissetoujoursveilleravecdesadultes?»Letonétaitclairementréprobateur.«Desadultes?»répétai-jeenparcourantlesalonduregard.Jesouris,l'airperplexe.«Tudevraisêtreaulitàcetteheure.—Pourquoi?—C'estcequefontlesenfantslesoir:ilsvontsecoucherpourquelesgrandespersonnespuissent

parlerentreelles.»Jeréfléchispuiscontemplailefeu.Monpèreallait-ilcommenceràm'envoyeraulit lesoirpour

pouvoirs'entreteniravecÉvite?Jesaisisletisonnieretenfrappailabûcheenflammée,cequienfitjaillirunegerbed'étincelles;jelafrappaidenouveau.«Cesse!Tuvasfairefumerlacheminée.»Jetapaiunedernièrefoispuisreposailetisonnier,sansregarderÉvite.«Heureusementquetuneportespasdejupe;tulasalirais,surcetteassise.Pourquoit'asseoirlàet

nondansunfauteuil?»Les fauteuils étaient trophauts ;mespiedsne touchaientpas le sol. J'examinai lesbriquesqu'on

venaitdebalayer.«Cen'estpassale.—Pourquoit'habilles-tuengarçon?»

Jebaissailesyeuxsurmatuniqueetmeschausses.J'avaisunetoiled'araignéeàlacheville;jeladécrochai. « Jem'habille pour être àmon aise. Ça te plaît de porter ces épaisseurs de jupe et dejupon?»Ellelesétalafièrementautourd'elle;l'effetétaitravissant,commeceluid'unefleurquis'épanouit.

Larobeétaitd'unbleuunpeuplusclairqueceluideCastelcerf,lejuponplusclairencore,avecunourletdedentelle fait pourdépasser ; il était assorti aubleupâleducorsage, et ladentelle était lamêmequ'auxmanchesetaucou.Cettetenuenevenaitpasd'unmarchéduborddelaroute:elleavaitsansdouteétéconfectionnéepourelle.Ellelissaletissud'unairsatisfait.«C'estchaud,etc'esttrèsjoli.C'esttrèscheraussi.»Ellelevalamaineteffleurasesbouclesd'oreilles,commesij'avaispunepaslesremarquer.«Çaégalement.DesperlesdeJamaillia;c'estsireUmbrequimelesaachetées.»Pourmapart,jeportaisunechemiseenlaineàmancheslonguessousunesimpletunique,cousue

parmamère,serréeàlatailleparuneceintureencuir,etquimedescendaitpudiquementjusqu'auxgenoux.Endessous,j'avaismeschaussesdelaineetdeschaussons.Personnen'avaitlaisséentendrejusque-là que je me vêtais comme un garçon, mais je revoyais à présent la tenue des employésd'écurie,et,eneffet,ellen'étaitpastrèsdifférentedelamienne.Mêmelesfillesdecuisineportaientdesjupestouslesjours.J'examinailespoignetsdemesmanches,couvertsdetoilesd'araignéeetdetracesdecraieàlasuitedemadernièreaventure;lesgenouxdemeschaussesétaientsaleseuxaussi,etjeprisalorsconsciencequemamèrem'eûtdemandédemechangeravantdedescendredîneravecdesinvités;ellem'eûtpeut-êtrefaitenfilermaroberouge,etmisdesrubansdanslescheveux.Jemepassailamaindanscequimerestaitdecheveuxpourleslisser.Évite hocha la tête. «C'est un peumieux ; ils étaient dressés comme les plumes sur la tête d'un

oiseau.—Ils sont tropcourtspour les tresser ; je lesaicoupésàcausede lamortdemamère.»Je la

regardaiuninstantdanslesyeux.Ellemeretournamonregardd'unairfroid.Puiselledit:«J'aimeraisquemamèresoitmorte;je

croisqueçamesimplifieraitlavie.»Je baissai les yeux ; ses parolesme faisaientmal et je tâchai d'en saisir la raison.Aubout d'un

moment, jecompris :elleattachaitplusd'importanceàsapropresouffrancequ'à lamienne.J'avaisentenduquelefaitquesamèrecruellefûtvivanteétaitplustragiquequelamortdelamienne,et,encetinstant,jelahaïs;maisjedécouvrisaussiunpointessentiel:jepouvaisimitermonpère,c'est-à-direreleverlesyeuxetlaregarderenfacesansrienlaisserparaîtredemespensées.Cette idéeme surprit. J'étudiai Évite sans rien dire, et jem'aperçus qu'elle ne partageait pasma

faculté : toutessesémotionss'inscrivaientclairementsursonvisage.Ellemecroyaitpeut-être tropjeunepourlesdéchiffrer,oubienelles'enmoquait;entoutcas,ellenemecachaitrien.Ellesavaitquesesmotsdursmeblesseraient.Elleétaitmalheureuse,n'avaitaucuneenvied'habitercheznous,ets'irritaitdeseretrouverseuleavecmoi;et,toutàsamisère,elles'enprenaitàmoiparcequej'étaislà–etparcequ'ellemecroyaitincapablederiposter.Jen'éprouvaisnullepitiépourelle ;elleétait tropdangereuse.Misérableet irréfléchie,elleétait

sans doute capable d'une cruauté telle que je n'en avais jamais connu de la part d'un adulte ; j'eussoudainpeurqu'ellenepûttousnousdétruireetréduireànéantlepeudepaixquemonpèreetmoiavions trouvée. Avec ses beaux vêtements et ses jolies boucles d'oreilles, elle me regardait, toutepetite, très jeune, selon elle, sale et commune.Naturellement ; elle voyait enmoi la fille de TomBlaireauleroturier,nonlaprincesseperduedelafamilleLoinvoyant!Rienquelerejetondugérantveuf deFlétribois.Mais,moi, j'avais un foyer, unpère quim'aimait et le souvenir d'unemère quim'adorait,ettoutcelaluiparaissaitinjuste.«Tunedisrien»,fit-elle,l'airattentif.Elleétaitcommeunchatquis'ennuieetpoussedelapatte

unesourispourvoirsielleestbienmorte.

«Ilesttard,pourmoi;jenesuisqu'uneenfant,tusais.Jemecouchetrèstôt,d'habitude.»Jebâillaiexagérémentsansmecouvrirlabouche,puisj'ajoutaid'untonsuave:«Etpuisleshistoiresdegensquipleurentsurleurspropresmalheursmebarbent,etçam'endort.»Elleme regarda fixement, le vert de ses yeux prenant de l'éclat. Elle leva lamain comme pour

remettredel'ordredanssescheveuxetentiraunedeslonguesépinglesquifixaientsonchignon;ellela tint entre le pouce et l'index comme pour attirer mon attention sur elle. Cherchait-elle à memenacer?Ellese levabrusquement,et jemedressaid'unbond.Jepensaiscourirplusvitequ'elle,maislacontournerpouraccéderàlaporterisquaitd'êtredifficile.J'entendisdesvoixdanslecouloir,puisCribleouvritlaporte,monpèrederrièrelui.«Bonsoir!leurlançai-jeavecentrain,etjepassaidevant Évite et son regard noir pour me serrer brièvement contre mon père puis m'écarterrapidement.Lajournéeaétélongueetpleined'imprévus,çam'afatiguée.Jecroisquejevaisallermecoucher.—Mafoi…»Ilavaitl'airsurpris.«Situesfatiguée…Veux-tuquejet'accompagneàtachambre?—Oui », intervint Crible d'un ton ferme sansme laisser le temps de répondre. Évite remettait

l'épingledanssonchignonavecunsourire.«Ellenesesentaitpasbientoutàl'heure;veillezàcequ'elleaitbienchauddanssonlitetqu'unbonfeubrûledanssacheminée.—Vous avez raison. »Mon père acquiesça de la tête en souriant, comme s'il était parfaitement

normalquejevoulussemecoucheraussitôt.D'ordinaire,nousrestionsensemblejusquetarddanslanuit,etjem'endormaissouventprèsdel'âtredesonbureau.Ilpriaseshôtesdel'excuserunmoment,leurpromitderevenirbientôtpuismepritparlamainetsortit.Jenemedégageaiqu'unefoislaportefermée.«Quemanigances-tu?medemanda-t-ilalorsquenousnousdirigionsversl'escalier.—Rien;c'estlanuit,jevaismecoucher.Ilparaîtquec'estcequefontlesenfants.—Éviteétaittouterouge.—Elledevaitêtreassisetropprèsdufeu.—Abeille.»Iln'ajoutarien,maisilyavaitdelaréprimandedanssonton.Jemetus;jen'avaispas

lesentimentdeméritersesreproches.Devais-jeluiparlerdel'épingleàcheveux?Ilmejugeraitsansdouteridicule.Devant la porte, je le devançai pour saisir la poignée. « Je veuxme coucher, c'est tout. Il faut

sûrementquetutedépêchesderetournerparleraveclesautresgrandespersonnes.—Abeille!»s'exclama-t-il,etcettefoisjelesentistouché,àlafoisblesséetunpeuencolère.Cela

m'étaitégal;qu'ilailledoncs'apitoyersurlamalheureuseÉvite!C'étaitellequiavaitbesoindesacompassion, non moi. Son visage perdit toute expression. « Reste ici pendant que je vérifie tachambre.»J'attendis près de la porte, et, dès qu'il ressortit, jeme glissai à l'intérieur et refermai le battant

derrièremoi.Jelaissailamainsurlapoignéepourvoirs'ilessaieraitderentrerpourmeparler.Maisiln'enfitrien,commejel'avaisprévu.Jetraversailapièceetajoutaiunebûchedanslefeu.Je

n'avaispassommeil.Jemedéshabillai,fisunpaquetdemesvêtementsetlesreniflai;ilsn'étaientpasseulementsales:

ilsdégageaientaussiuneodeurdesouris,sansdouteprisedans lespassagessecrets.JesongeaiauRayéquilesparcouraitenquêtedepetitsrongeurs,etj'eusenviedepartirdiscrètementpourgagnerlebureaudemonpèreetvoirsilechatvoulaits'enaller;maisilfaudraitquejemerevêtisse,et,simonpèremesurprenaitdanslescouloirs,ilsemettraitencolère.Jedécidaifinalementdemeleverde bonne heure.Mes deux chemises de nuit d'hiver sentaient un peu le renfermé.Du temps demamère, les habits sortaient toujours des coffres imprégnés d'une odeur de cèdre et d'herbes, ou desoleiletdelavandes'ilsvenaientd'êtrelavés.Depuissadisparition,j'avaisl'impressionqu'ilyavaitdurelâchementdelapartdesdomestiquesdansl'exécutiondescorvées,maisc'étaitlapremièrefoisquejemesuraisàquelpointcelam'affectait.

J'envoulusd'abordàmonpère,puisjeprislaresponsabilitésurmoi.Commentpouvais-jecroirequ'ilfûtaucourantdeceschoses?Ilignoraitsansdoutetotalementquejen'avaispasprisunbainnilavémescheveuxdepuisdessemaines.Certes,c'étaitl'hiver,maismamèrem'obligeaitàmetrempercomplètementdansunbaquetaumoinsunefoisparsemainemêmeencettesaison.Aveclepersonnelsupplémentaire qu'il avait engagé, ces habitudes reviendraient-elles ? J'en doutais ; il faudrait quequelqu'unreprîtlamaisonenmain.Évite, peut-être ? Jeme raidis à cette idée.Non :moi.C'était àmoi dem'en charger ; j'étais la

femmedelapropriété,etjeremplaçaismasœurchezelle.Lesemployéssouslesordresdemonpèreeffectuaient sans doute leur travail comme avant, sous la surveillance d'Allègre, mais ma mères'occupaitdupersonneldemaison,et,siAllègreétaitcompétentpourladécoration,ilnedevaitpass'intéresser de près aux tâches quotidiennes de la lessive, de l'époussetage et duménage.Ce seraitdésormaisàmoidelessuperviser.J'enfilailachemisedenuitquisentaitlemoins.Jeregardaimespiedsetmeservisdecequirestait

d'eaudanslebrocpourleslaver,ainsiquemesmainsetmafigure.J'ajoutaiduboisdanslefeuetmeglissai dans mon lit. J'avais tant de sujets de réflexion que je crus ne jamais pouvoir trouver lesommeil.Maisjem'endormis,carjemeréveillaietvislajeunefillepâledeboutprèsdemonlit.Deslarmes

rubiscoulaientsursesjouesetuneécumerosemoussaitàseslèvres.Ellemeregardaitfixement.«Lemessage»,dit-elleenpostillonnantdusang,etpuiselletombasurmoi.Avecunhurlement,jemetordisentoussenspourmedégager.Elles'accrochaàmoi,maisenun

clind'œil je sautaidu lit et courusvers laporte. J'essayaisde crier,maisnul sonne sortait demagorge.Dansmonaffolement,mesdoigtsglissaientsurleloquet;enfin,ilcoulissa,j'ouvrislaporteàlavoléeetdétalaidanslecouloirobscur.Mespiedsnusfrappaientlesdalles,etjepoussaisàprésentdepetitscrisétouffés.Etsimonpères'étaitenfermédanssachambre?S'iln'étaitpaslà,maisdanssonbureauouailleursdanslamaison?«Pa-pa-pa-pa!»Jebredouillaisansparveniràdonnerduvolumeàmavoix.Saportes'ouvritsous

mamain, et, à ma grande stupeur, je n'eus pas le temps d'atteindre son lit qu'il était déjà debout,poignardauclair;ilétaitpiedsnusetsachemisedenuitétaitàdemifermée,commes'ils'apprêtaitàdormir.Ilmepritsoussonbraslibre,secontorsionnadefaçonàmeplacerquasimentdanssondos,ettenditsonarmeversl'entrée.Sansquitterl'ouverturedesyeux,ildemanda:«Es-tublessée?Quesepasse-t-il?Où?—Machambre.Lafille.»Laterreurmefaisaitclaquersifortdesdentsquejenedevaispasparler

clairement,maisilparutcomprendre.Ilmelaissatombersansbrutalitéetsemitenmarche.«Restederrièremoi;toutprès,Abeille.»Ilneseretournapaspourvoirsij'obéissais;ilpartitaupasdecourse,poignardàlamain,etjedus

fairetousleseffortsdumondepourlesuivreetretournerlàoùjen'avaisaucuneenvied'aller.Etsansarme.Sij'ensortaisvivante,jemepromisquecelanesereproduiraitplus;jedéroberaisuncouteauauxcuisinesetlecacheraissousmonoreiller.Illefallait.Quandnousparvînmesàmachambre,ileutungesteagacépourm'écarterdelaporte.Seslèvres

retrousséesdénudaientsesdents,et ilavaitunregardnoiret féroce ; j'y reconnuspèreLoup,etsacolère était une furie meurtrière contre tout ce qui menaçait son petit. Il s'arrêta sur le seuil etparcourut des yeux la pièce qu'éclairaient seules les flammes mourantes dans la cheminée. Lesnarines dilatées, il tourna la tête d'un côté puis de l'autre. Soudain il se figea, puis il avança silentementvers la formeétalée surmon lit qu'oneûtdit que seuleunepetitepartiede lui-même sedéplaçaitàlafois.Ilmejetaunregardpar-dessussonépaule.«Tut'esdéfendue?Tul'astuée?»Jefissignequenon.J'avaisencorelagorgedesséchéeparlaterreurmaisjeparvinsàrépondre:

«Jemesuisenfuie.»

Ilhochabrièvementlatête.«Tantmieux.»Ils'approchademonlitetexaminalablessée.Ilseraidittoutàcoupetlevasonpoignard,prêtàfrapper,etj'entendislechuchotementrauquede

lajeunefemme.«Lemessage.Vousdevezentendrelemessage.Avantquejemeure.»L'expressiondemonpèrechangeabrusquement.«Abeille,vachercherdel'eau.»Iln'enrestaitqu'àpeinedansmonbroc.Jemerendisdanslapetitechambreadjacente;leplateau

aveclacollationintacte;danslabouilloire,l'eaupourlethés'étaitrefroidie,etjel'apportaiàmonpère.Ilavaitallongélajeunefemme.«Buvezunpeu», luidit-ilenportantlegobeletàseslèvres.Elleouvritlabouchemaisparutincapabled'avaler;l'eaus'écoulaitsursonmenton,délavantencoredavantagel'écumeroseàsescommissures.«Oùétiez-vous?demanda-t-il.Nousn'avonspaspuvoustrouver.»Elleavaitentrouvertlesyeux;sespaupièresparaissaientsèches.«J'étais…ici.Danslelit.Oh!»

Elleeuttoutàcoupl'airencoreplusabattue.«Lacape!C'étaitlacape.J'avaisfroidetjel'aitiréesurmoi.Elleadisparu.»Jem'étaisavancéeprudemmentàmontour.Ellenesemblaitpasavoirconsciencedemaprésence,

et je songeai qu'elle était peut-être devenue aveugle. Mon père et moi échangeâmes un regardsceptique.La jeunefemmeeutungestevaguede lamain ; j'eus l'impressiondevoirunefeuilledesauledanslabrise.«Ilprendlescouleursetlesombres.Neleperdezpas…Trèsvieux,voussavez.»Sapoitrinemontapuiss'affaissa,etelledemeuratellementimmobilequejelacrusmorte.Puiselles'écria,commesilesmotsluifaisaientmal:«Lemessage!— Je suis là ; j'écoute. » Mon père prit sa main fine dans la sienne. « Elle est trop chaude,

murmura-t-il.Beaucouptrop.—J'aidumalàpenser.Àmeconcentrer.Ilacréé…unrébus.Plusfacileàserappeler.Troprisqué

del'écrire.—Jecomprends.»Elleinspiraparlenezetexhalaparlaboucheaumilieudepetitesbullesroses.Jenevoulaispasles

voir,maisnepouvaisendétachermonregard.«Parquatrechosesvoussaurezquejeviensbiendesapartetmeferezconfiance.Ratounetétait

sursonsceptre;lenomdevotremèren'ajamaisétéprononcé;vousserviezunhommederrièreunmur;ilaeffacésestracesdedoigtsdevotrepoignet.»Ellesetutpourreprendresonsouffle.Nousétions suspendus à ses lèvres. Je la vis avaler sa salive, puis elle tourna la tête vers mon père.« Convaincu ? demanda-t-elle d'une voix sans force. Que je suis une vraiemessagère ? » J'avaisraison:ellenelevoyaitpas.Iltressaillitcommesionl'avaitpiquéavecuneaiguille.«Oui,oui,biensûr,jevousfaisconfiance.

Avez-vousfaim?Voussentez-vouscapabledeboiredulaitchaudoudemanger?»Ilfermalesyeuxetdevintcommepétrifiél'espaced'uninstant.«Nousnevousaurionsjamaisnégligéeàcepointsinousavionssuquevousétieztoujourscheznous.Maisnousnevousretrouvionspas,etnousavonscruquevousvousétiezassezremisepourreprendrevotreroute.»Ilneditpasquenousnousétionsdemandésiellenesecachaitpasquelquepartdans lamaison

dansl'espoirdenouséliminer.Elleavaitlarespirationsifflante.«Non,rienàmanger.Troptard.»Ellevouluts'éclaircirlagorge,

etlesangquis'écoulaitsurseslèvresdevintplusrouge.«Pasletempsdepenseràmoi.Lemessage.—Jepeuxencoreenvoyerchercherunguérisseur.—Lemessage,répéta-t-elle.Lemessage,etensuitevouspourrezfairecequevousvoulez.»Ilcapitula.«Trèsbien,lemessage.Jevousécoute.Allez-y!»Elles'étrangla,etunliquiderosâtrecoulasursonmenton;monpèrel'essuyadélicatementavecun

coindemacouverture.Jedécidaid'allercoucherdanssonlitpourlerestedelanuit.Lacrisepassée,

ellerepritsonsouffleetmurmura:«Ilvousl'adit:lesanciennesprophétiesdesrêvesprévoyaientlefilsinattendu.Celuiquim'envoiecroyaitjadisqu'ils'agissaitdevous,maisaujourd'huiilestimequ'ils'estpeut-être trompé. Il croitqu'ilpeutyenavoirunautre ;un filsquenulnechercheetquenuln'attendait;ungarçonlaissésurleborddelaroute.Ilignoreoùetquandilestné,etquiluiadonnélejour,maisilespèrequevouspourrezletrouver.Avantleschasseurs.»Lesouffleluimanqua.Elletoussa et postillonna de la salive et du sang ; puis elle ferma les yeux et prit un moment pourreprendrehaleine.«LeFouaeuunfils?»Monpèren'encroyaitpassesoreilles.Elleeutunbrefhochementdetête,puisfitunsignededénégation.«C'estsonfilsmaisenmême

tempscen'estpas lesien.UnBlancmétis.Mais ilapeut-être l'apparenced'unBlancsansmélange.Comme moi. » Sa respiration se calma et je crus qu'elle avait fini ; puis elle inspira plusprofondément.«Vousdevezlechercher.Quandvoustrouverezlefilsinattendu,vousdevrezlemettreensécurité.Neditesàpersonnequevousl'abritezetneparlezàpersonnedevotremission.C'estlaseulefaçondeleprotéger.—Jeletrouverai»,promitmonpère.Ellesouritvaguement,laissantvoirdesdentsroses.«Jevais

fairequérirunguérisseur,reprit-il,maiselleagitafaiblementlamain.—Non,jen'aipasfini.Àboire,s'ilvousplaît.»Ilportalegobeletàseslèvres.Ellenebutpas,maislaissal'eauluibaignerlaboucheetcoulersur

sonmenton.Ill'essuyadenouveau.«Deschasseursviendront.Enfeignantl'amitié,peut-être.Ousousundéguisement.Ilsvousferont

croire que ce sont des amis. » Elle s'exprimait par courtes phrases en reprenant son souffle entrechacune.«Neconfiezàpersonnelefilsinattendu.Mêmes'ilsdisentvenirpourleconduirelàoùestsaplace.Attendezceluiquim'envoie.Ilviendralecherchers'il lepeut.C'estcequ'ilm'aditàmondépart.Ilyasilongtemps…Pourquoin'est-ilpasarrivéavantmoi?Jecrains…Non.Jedoiscroirequ'ilestencoreenroute.Illeuraéchappémaisilslepourchasseront.Quandillepourra,ilviendra.Maislentement.Ildoitleséviter.Çaprendradutemps.Maisilarriveraici.Enattendant,vousdevezletrouveretleprotéger.»Jen'étaispasconvaincuequ'ellecrûtelle-mêmeàcequ'elledisait.«Oùdois-jechercher?»demandamonpèred'untonpressant.Ellesecoualégèrementlatête.«Jel'ignore.S'illesavait,ilnem'afourniaucunindice.Ainsi,au

cas où ilsme captureraient et me tortureraient, je ne pourrais le trahir. » Elle déplaça la tête surl'oreiller,tâchantdetournersesyeuxaveuglesverslui.«Letrouverez-vous?»Il lui prit délicatement lamain. « Je trouverai son fils et je le protégerai jusqu'à son arrivée. »

Mentait-ilpourlarassurer?Lespaupièresdelajeunefemmes'abaissèrentjusqu'àcequeseulfûtvisibleentreellesuncroissant

delunegris.«Oui.Siprécieux…Ilsnereculerontdevantrien.Mêmelemeurtre.S'ilsleprennent…»Son front se plissa. « Comme on m'a traitée. Comme un outil. Pas de choix. » Ses paupièress'ouvrirentenpapillonnant,etsonétrangeregardsanscouleurparutsefixersurceluidemonpère.«J'aieutroisenfants.Jen'enaijamaisvuunseul,jamaistenuunseuldansmesbras.Ilslesprennent.Commeilsm'ontprise.—Jenecomprendspas»,ditmonpère.Puis,devant l'expressiondésespéréede lablessée, il se

reprit : « J'en comprends assez. Je le trouverai et je le protégerai, je le promets.Maintenant, nousallonsvousinstallerconfortablementetvousallezvousreposer.—Brûlezmadépouille,fit-elled'untoninsistant.—Sionenarrivelà,comptezsurmoi.Maisenattendant…—Onenarriveralà.Moncompagnonasondémesblessures.Jevousl'aidit.Cequiestentréne

peutensortir.—Unpoison?»

Ellesecoualatête.«Desœufs.Ilsontéclosmaintenant.Ilsmedévorent.»Ellefitunegrimacededouleurettoussadenouveau.«Pardon.Brûlezlesdrapsetlescouvertures.Avecmoi.»Elleouvritlesyeuxetsonregardvideparcourutlapièce.«Vousdevriezmemettreàl'extérieur.Ilsmordentetilsfouissent.Etilspondent.»Elletoussaencoredansunegerbedepostillonsroses.«Lapunitiondestraîtres.»Ellebattitdespaupièresetdesgouttesrougessuintèrentaucoindesesyeux.«Latrahisonestimpardonnable.Elleestdoncchâtiéeparunemortqueriennepeutarrêter.Lente.Dessemaines.»Ellefrissonna,puissetorditsoudain.Elleregardamonpère.«Ladouleuraugmente.Encore.Jen'yvoisplus.Ilsdévorentmesyeux.Ya-t-ildusangdedans?»J'entendismonpère avaler sa salive. Il s'agenouilla prèsdu lit pour semettre à la hauteurde la

jeunefemme.Sonvisageétaitdevenuimpassible;j'ignoraiss'iléprouvaitquoiquecefût.Ildemandaàmi-voix:«Avez-vousfini?Iln'yapasd'autremessage?»Ellehocha la têtepuis la tournavers lui,maisellene levoyaitpas, je lesavais.Desgouttelettes

rubiss'accrochaientàsescils.«C'estlafin,oui.»Ilseredressaentitubantpuispivotacommes'ilallaits'enfuirdelachambre;maisilsaisitlebroc

videetditd'untongrave:«Abeille,ilmefautdel'eaufraîche,etungobeletdevinaigre.Et…»Ilréfléchit. «Va dans l'atelier de jardinage dePatience et rapporte-moi deux grosses poignées de lamenthequipousseaupieddelastatuedelajeunefilleàl'épée.Va!»Jeprislebroc,unechandelledanssonbougeoir,etsortis.L'obscuritéallongeaitlescouloirs,etdes

ombressecachaientdanslescuisines.Levinaigresetrouvaitdansunegrossecrucheenterre,etlesgobelets sur les étagères du haut, hors de ma portée ; je dus pousser des bancs pour y accéder.Laissant sur place le lourd broc plein d'eau et la cruche de vinaigre, je parcourus la demeureendormiepourmerendreàl'atelierdejardinage;jetrouvailamentheetarrachaisanspitiélestigespourremplirdefeuillesodorantesunplidemachemisedenuit,puisjerepartisautrot,mabougiedans une main, relevant de l'autre ma chemise de nuit pour empêcher la menthe de tomber. Auxcuisines,j'emballailesfeuillesdansunchiffonproprequejenouaiauxquatrecoinsetprisentrelesdents;j'abandonnaimabougiepourtenirlebroccontremapoitrineàl'aided'unbraset,del'autre,porterlacruchedevinaigre,etjememisenrouteaussivitequejelepusenm'efforçantdenepasm'imaginer dévorée de l'intérieur par des vers. Quand j'arrivai à ma chambre et posai monchargementpourouvrirlaporte,j'étaishorsd'haleine.J'avaisl'impressiond'avoircourutoutelanuit.Le spectacle quim'attendaitm'horrifia.Mon père était agenouillé devantmonmatelas de plume

étendu par terre ; il avait ses bottes aux pieds, et son manteau épais traînait à côté de lui sur leplancher ; il avait donc dû retourner dans sa chambre. Il avait déchiré un de mes couvre-lits enlongueslanièresdontilseservaitpourfermerlepaquetqu'ilfabriquait.Ilsetournaversmoi,leteintgris.«Elleestmorte,dit-il.Jel'emportedehorspourl'incinérer.»Iln'avaitpascessédel'emballerfébrilement.Monmatelasprenaitlaformed'unénormecoconquirenfermaitunejeunefemmemorte.Monpèrepoursuivitsatâcheetajouta:«Déshabille-toicomplètement,icimême,puisvachezmoi;tu y prendras unedemes chemises pour la nuit.Laisse ta chemise de nuit ici ; je la brûlerai avecelle.»Je leregardaiunmomentsansbouger,puis jeposai lebrocet lacruche; lesfeuillesdementhe

tombèrentausolquandjelâchaileplidutissu.J'ignorequelmédicamentilvoulaitpréparer,maisilétaittroptard;elleétaitmorte.Mortecommemamère.Ilglissaunenouvellelanièresouslecoconetnouafermementlesdeuxextrémités.D'unetoutepetitevoix,jedis:«Pasquestionquejemepromènenuedanslescouloirs.Ettunepeuxpasfaireçatoutseul.Veux-tuquej'aillechercherCrible?—Non.»Ilseredressa,toujoursaccroupi.«Approche,Abeille.»J'obéis.Jecroyaisqu'ilallaitme

serrer dans ses bras et me dire que tout irait bien ; mais il me fit courber le cou et examinasoigneusementmescheveuxcoupésras.Puisilseleva,allaàmoncoffreàvêtements,l'ouvritetensortitunerobeenlainedel'annéepassée.«Jeregrette,fit-ilenrevenantprèsdemoi,maisjedoiste

protéger. » Il pritma chemise de nuit par l'ourlet du bas etme la passa par-dessus la tête. Puis ilm'étudia sous toutes lescoutures, lesaisselles, lederrièreet l'espaceentre lesorteils ;nousétionstouslesdeuxextrêmementgênésquandileneutfini.Ilmetenditlarobedelaineetpritmachemisedenuit pour l'ajouter aupaquet. «Mets tes bottes et unmanteaud'hiver,medit-il. Il faudra que tum'aides,etpersonnenedoitsavoircequenousfaisons.Personnenedoitsavoirquelmessageelleadélivré, nimême que nous l'avons retrouvée. Si d'autres l'apprennent, l'enfant, le garçon dont elleparlait,courraunrisqueencoreplusgrand.Tucomprends?»J'acquiesçaidelatête.Jamaismamèrenem'avaitautantmanqué.

4

Assassins

S'ilfautêtretoutàfaitfranc,iln'existepasdefaçonmiséricordieusedetuer.Certainsnecomptentpascommeuncrimedenoyerunnouveau-némalformédansl'eautiède,commes'ilnesedébattaitpaséperdumentpourinspirerdel'airdanssespoumons.S'ilnes'efforçaitpasderespirer,ilnesenoieraitpas.Mais,commeilsn'entendentpaslescrisetneressententpasl'assombrissementdel'espritquevitl'enfant, ils fontpreuvedeclémence–enverseux-mêmes.Celaestvraidelaplupartdes«meurtresparcompassion».Lemieuxquepuissefaireunassassin,c'estcréerunesituationoùiln'apasàêtretémoindelasouffrancequ'ilcause.Ah,direz-vous,maisqu'enest-ildesdrogues?Certainspoisonsplongent lavictimedansunsommeildontelleneseréveillepas.Peut-être,mais j'endoute;àmonavis, au fond d'elle-même, elle sait ce qui se passe ; le corps sait qu'on le tue, or il cache peu desecrets à l'esprit. Celui qui étrangle, celui qui étouffe, celui qui saigne à blanc, tous peuvent bienprétendre que leurs victimes ne souffrent pas, ils mentent. Tout ce qu'ils peuvent affirmer avecvéracité,c'estqueleurssouffrancesleursontinvisibles;etnulnerevientleurdirequ'ilssetrompent.

Deuxcentsoixante-dix-neuffaçonsdetuerunadulte,parMerjok

Jedescendaisl'escalier,ladépouilledanslesbras,pendantquemapetitechérietrottaitdevantmoi,unebougieaupoing,pouréclairerlechemin.L'espaced'unterribleinstant,jemeréjouisqueMollyfût morte et ne pût voir ce que j'exigeais de notre enfant ; au moins, j'avais réussi à créer unediversionassezlonguepourqu'ellenemevîtpastuerlamessagère.J'avaisemployédeuxpointsdesangsursagorge;quandj'avaisplacémesmains,elleavaitcompriscequejefaisais;sonregardaveugle embrumé de sang avait croisé lemien et, le temps d'un battement de cœur, j'y avais lu lesoulagementetlapermission.Mais,quandj'avaisexercélapression,elleavaitsaisimespoignetsparréflexeetelles'étaitdébattuepourvivreencorequelquessecondessaviedesouffrance.Elle était trop affaiblie pour résister, et ellem'avait seulement égratigné les bras. Il y avait très

longtemps que je n'avais plus tué. Je n'avais jamais pris plaisir à l'acte, au contraire de certainsassassins ; je n'y avais jamaisvuunplaisir, une consécrationnimêmeunbut dansmavie.Quandj'étais jeune, j'acceptais la chose comme un aspect de mon métier, et je l'exécutais froidement,efficacement,entâchantdenepastropypenser.Cettenuit,malgrél'autorisationdelamessagère,etmême sachant que je lui épargnais une agonie longue et pénible, j'avais sans doute vécuma pireexpérienced'assassin.Etvoiciquej'yassociaismapetitefilleetlacontraignaisausecret.Drapédansmavertu,jem'étais

efforcéd'empêcherUmbreetKettrickendel'incluredanslalignéeLoinvoyant,avecsonlourdpassé,mais ils ne l'eussent sûrement jamais entraînée dans une pareille situation. Et moi quim'enorgueillissais de n'avoir tué personne depuis si longtemps ! Joli travail, Fitz ! Pour éviter deplacersursesfrêlesépauleslefardeaud'êtreuneLoinvoyant,tuenfaisuneapprentieassassin.Dans une propriété comme Flétribois, il y a toujours quelque part un tas de broussailles et de

branches qui attendent d'être brûlées ; le nôtre se trouvait au bout des enclos d'agnelage, dans unepâture.Lamessagèreemmaillotéeentrelesbras, jem'avançaidansl'herbehauteployéedeneigeetdanslanuitd'hiver,Abeillederrièremoi,nedisantmot.Iln'étaitpasagréabledemarcherainsidansle noir et dans l'humidité, et elle suivait la trace que j'ouvrais. Nous arrivâmes devant unamoncellementderoncesetdebranchages,debuissonsépineuxjetéslà,etdebranchestombéesdesarbresquibordaientlapâtureettropmincespourqu'onsedonnâtlapeinedelestronçonnerenboispourlefeu.Lecombustiblesuffisaitamplementàlatâche.

Jedéposailepaquetdeguingoissurletasdebois,ramenailesbranchessurluiettassail'ensemble.Abeillem'observait.J'envisageaidelarenvoyeràlamaisonavecinstructiond'allerdormirdansmachambre,maisjesavaisqu'ellerefuserait,etpeut-êtrequevoirdesesyeuxcequej'avaisàfaireseraitmoinshorriblequel'imaginer.Nousallâmesensemblechercherdel'huileetdesbraises;j'aspergeailesbranchagesavecleliquideetleversaigénéreusementsurlecadavreemballé,puisnousmîmeslefeu.Les rameaux de sapin et les ronces étaient résineux ; ils s'enflammèrent promptement, et leurchaleur sécha les branches de plus gros diamètre. Je craignis que tout ne fût consumé avant lacrémationcomplèteducorps,maislematelasdeplumeimprégnéd'huiles'embrasaetbrûlaavecuneodeurâcre.J'allaichercherd'autrecombustiblepournotrebûcher,etAbeillemeprêtalamain.Petitecréaturepâle,elledevenaitcrayeusedanslanuitnoireetfroide,etl'éclatrougedufeuquidansaitsursonvisage et ses cheveux lui donnait l'air d'un étrange petit esprit de lamort sorti d'une anciennelégende.Lebûcherbrûlaitbienetlesflammess'élevaientplushautquemoi.Leurlumièrerefoulaitlanuit,

etjecommençaibientôtàavoirtropchaudàlafiguretandisquelefroidmordaittoujoursmondos.Jefisfrontàlachaleurpourrepousserl'extrémitédecertainesbranchesdanslafournaiseetajouterducombustible.Lefeuparlait,crépitantetsifflantquandjelui jetaisunebranchechargéedeneige.Lesflammesdévoraientnotresecret.Abeillese tenaitprèsdemoimaisnemetouchaitpas,etnousregardions lamessagèrebrûler. Il

faut longtemps pour consumer un corps. Nous gardâmes un silence presque complet ; Abeilledemandaseulement:«Qu'allons-nousdireauxautres?»Jeréfléchis.«ÀÉvite,rien;ellecroitquelajeunefemmeestpartie.NouslaisseronsCriblepenser

la même chose. Au personnel de maison, j'expliquerai que tu te plaignais de piqûres et dedémangeaisons, que j'ai découvert une infestation dans ton lit en t'y couchant et que j'ai décidé debrûlerlaliteriesur-le-champ.»Avecunsoupir,jepoursuivis:«C'estinjustepourcesdomestiques:jevaisdevoirfeindred'êtretrèsmécontentd'eux,exigerqu'onlaveàfondchacundetesvêtementsetqu'onapportedenouveauxdrapsetdenouvellescouverturespourtonlit.»Elle eutunpetit hochementde tête et se tournadenouveauvers lebrasier. Je jetai unenouvelle

brasséedeboisdanslefeu;lesbranchesàdemiconsuméescédèrentsoussonpoidsets'affaissèrentsurlesrestesbrasillantsdelamessagère.Lematelasdeplumes'évaporadansunnuagechuchotantdecendresduveteuses.Cespointesnoirciesétaient-ellesdesosoudesmorceauxdebois?Jen'ensavaisrien.Lavagueodeurdevianderôtiemeretournaitl'estomac.«Tuestrèsdouépourça.Tuaspenséàtout.»Ce n'était pas un compliment que j'avais envie d'entendre dans la bouche de ma petite fille.

« Autrefois, je devais accomplir des… missions particulières pour le roi. J'ai appris à songer àbeaucoupdechosesàlafois.—Etàmentiràmerveille;etàcachercequetupensesauxautres.—Aussi,oui.Jen'ensuispasfier,Abeille;maislesecretqu'onnousarévélécettenuitn'estpasle

mien : c'est celui demon très vieil ami.Tu as entendu lamessagère : il a un fils, et ce fils est endanger.»Montontrahissait-ilàquelpointjetrouvaiscettenouvelleinsolite?LeFouavaitunfils.Jen'avaisjamaisétécomplètementsûrdesamasculinité;mais,siunenfantétaitné,ilavaitdûvenirduventred'unefemme.Parconséquent,cefilsavaitunemère,unefemmequeleFouavaitdûaimer.Jecroyaisl'avoirconnumieuxquepersonne,maisjen'eussejamaissoupçonnépareiltourdudestin.Cettefemmeseraitmonpointdedépart.Quiétait-ce?Jefouillaidansmessouvenirs,etlenomde

Garethamevint;elletravaillaitauxjardinsquandleFouetmoiétionsenfants,etdéjàelleétaitéprisede lui.Àl'époque, leFouétaitungaminsoupleet joueurquiexécutaitdessautsdemain,dessautsarrièreet touslesexercicesdejonglagepropresàsonrôledebouffon.Ilavait lalangueacérée,etsouventsonhumours'enprenaitcruellementàceuxqui,selonlui,avaientbesoind'apprendreunpeu

l'humilité ; avec les très jeunes et ceux que le sort avait mal traités, il se montrait plus gentil etretournaitsouventsesplaisanteriescontrelui-même.Garethan'étaitpasjolie,etilfaisaitpreuvedebienveillanceenverselle;pourcertainesfemmes,il

n'en faut pas plus. Des années plus tard, elle ne l'avait pas oublié et l'avait reconnu sous sondéguisement de sire Doré. Y avait-il eu autre chose entre eux alors ? Était-ce ainsi qu'il l'avaitconvaincuedegardersonsecret?S'ilsavaienteuunenfant,ildevaitavoirunpeuplusdevingtansaujourd'hui.Maisreprésentait-ellelaseulepossibilité?Ilnemanquaitpasdeprostituéesetdedamesdeplaisirà

Bourg-de-Castelcerf,maisjenevoyaispasleFoulesfréquenter.Non,cedevaitêtreGaretha…Mespenséesprirentuneautreorientation,etjevissoudainleFousousunjourdifférent.Ilavaittoujourspréservésonquant-à-soi;peut-êtreavait-iluneamantecachée–oupeut-êtrepassicachéequecela.Laurier.LachasseuseduVifn'avaitpasfaitmystèredel'attirancequ'elleéprouvaitpourlui.IlavaitpassédesannéesloindeCerf,àTerrilville,voireàJamaillia,etj'ignoraisquasimenttoutdesavielà-bas,hormisqu'ils'étaitfaitpasserpourunefemme.Etpuis l'évidenceme sauta auxyeuxet jeme sentis trèsbête. Jofron !Pourquoi lui écrivait-il ?

Pourquoi l'avait-il prévenue de protéger son fils ? Peut-être parce qu'il s'agissait de leur fils ! Jeréorganisai mes souvenirs d'eux. Il y avait près de trente-cinq ans, quand il m'avait découvertagonisantdans lesMontagnes, ilm'avait ramenédans lapetitemaisonqu'ilpartageaitavecelle ; ill'avaitenvoyéehabiterailleursàmonarrivée,et,quandilétaitpartiavecmoilorsdemaquête,illuiavaitlaissétoutessespossessions.Jemeremémorailaréactionqu'elleavaiteuedevantmoilorsquejel'avaisrevue;fallait-ill'interprétercommecelled'uneamanterepousséeenfaveurd'unami?ElleavaitparuraviedememontrerqueleFouluiécrivaitalorsqu'ilmelaissaitsansaucunenouvelle.Jeremontaiplusloindansletemps,jusqu'auxjoursfiévreuxdemaconvalescence,etmerappelai

savoix,letond'adorationaveclequelelleparlaitdesonProphèteblanc;àl'époque,j'yvoyaisunesortedeferveurreligieuse,maispeut-êtres'agissait-ild'unepassiond'unautregenre.Mais,sielleluiavait donné un enfant, il l'eût certainement su. Il lui avait envoyé des messages ; lui avait-ellerépondu?S'ilavaitlaisséunenfantderrièrelui,legarçonauraitunandemoinsqu'Ortie;iln'avaitassurémentpasbesoindemaprotection.Quant aupetit-fils de Jofron, il ne ressemblait en rien auFou;s'ilsétaientapparentés,sonascendancedeBlanceûtétévisible.Lepetit-filsduFou…Pendantunlongmoment,jeneparvinspasàfairetenircesmotsensemble.Je réfléchissais pendant que les flammes dévoraient les ossements. Les propos de lamessagère

n'étaient guère compréhensibles. Si le Fou avait eu un enfant la dernière fois qu'il était passé àCastelcerf,sonfilsseraitunjeunehomme,nonunpetitgarçon.Celanetenaitpasdebout.Elleavaitparléd'unenfant;or,jemerappelaiqueleFougrandissaittrèslentementetqu'ilsedisaitplusvieuxquemoi deplusieurs dizaines d'années.Beaucoupd'élémentsmemanquaient,mais, si ceuxde sonespècevieillissaient lentement,peut-êtresonfilsavait-ilencore l'aird'unenfant.Danscecas,cenepouvaitêtreceluideJofron,quiavaitlui-mêmeeuunfils.LeFouavait-ilmisengardeJofronparcequ'il craignait que les chasseurs ne s'en prissent à n'importe quel enfant qui pût être le sien ?Mespensées tournaient en tous sens en s'efforçant de construire une tour avec trop peu de pierres.Assurément,s'ils'agissaitdufilsdeJofron,ileûtpumeledireendissimulantl'informationsousdesindicesconnusdemoiseul;s'ill'avaitappelélefilsdelafabricantedejouets,jel'eusseidentifié.Etc'étaitvraidetoutautre:legarçondelajardinière,l'enfantdelaveneuse…Nousnousconnaissionssibien!Iln'eûteuaucunmalàmedésignersonrejeton.S'ilsavaitaveccertitudeoùétaitlepetit…Melançait-ildansunechasseaudahuenmedemandantdetrouverunenfantdontl'existencesupposéesefondaitsurd'obscuresprophétiesBlanches?Non,ilnemeferaitpascela.Ouplutôtsi,presqueàcoupsûr,parcequ'ilpouvaitmecroirecapablededécouvrirlegarçonenquestion.Était-ceseulementsonfils?Jemeremémorailesmotsbieninsuffisantsdelamessagère.Unfilsinattendu.Ilm'avaitdit

jadisquecetteexpressions'appliquaitàmoi.Etaujourd'hui?Yavait-ilquelquepartunautre«filsinattendu»?Pouvais-jeavoirlacertitudequecegarçonétaitbienlefilsduFou?Lajeunefemmenemaîtrisaitpasparfaitementmalangue…«Papa?»Abeilleavait lavoix tremblante,et,quand jeme tournaiverselle, jeconstataiqu'elle

serraitsesbrassursapoitrineetfrissonnaitdefroid.«Avons-nousfini?»Elleavaitleboutdunezrouge.Je regardai notrebûcher.Ladernièrebrasséedebranchesque j'y avais jetée s'effondra soudain.

Queresterait-ildelamessagère?Lecrâne,lesoslesplusépais,lacolonnevertébrale.Jem'avançaipourscruter lebrasier ; ilsétaientcouvertsdebraisesetdecendres.Le lendemain, j'apporterais laliteriedelachambredebonneadjacenteàcelled'Abeilleetjelabrûleraisaussi,maiscelasuffisaitpourcettenuit;dumoinsjel'espérais.Jeparcouruslesalentoursdesyeux.Laluneétaitlevée,maisdesnuageslacachaient,etunebrumeglacéeflottaitau-dessusdespâtureshumides.Elleabsorbaitlepeudelumièrequitombaitducielavantqu'ellenetouchâtlesol.«Rentrons.»Jetendislamainverselle.Ellelaregardauninstantpuisfourrasespetitsdoigtsentrelesmiens;

ilsétaientglacés.D'instinct,jelasoulevaidansmesbras,maisellemerepoussa.«J'aineufans,pastrois.»Jelalibéraietlalaissaiglisserausol.«Jesais,fis-jed'untond'excuse.Maistuavaisl'aird'avoir

trèsfroid.—J'aitrèsfroid.Retournonsàlamaison.»Je ne cherchai plus à la toucher et me satisfis de la voir marcher à mes côtés. Je songeais au

lendemain,pétrid'angoisse;lajournéeseraitcompliquée,etjedevraisenplusnégocieravecÉviteetCrible.Jeredoutaislemomentoùjedevraissignaleruneinfestation,carjesavaisleremue-ménageet lenettoyagequecelaentraînerait.Allègreseraithorsde lui, lepersonnel toutentier subiraitdesréprimandes,etleslessivesn'enfiniraientpas.Jefislagrimaceensongeantàmaproprechambre;jeseraisobligédesupporterl'invasiondesdomestiques,sansquoimesaccusationssonneraientfaux.Etjenevoulaismêmepasimaginerl'indignationniledégoûtd'Éviteàl'idéequesonlitpûtabriterdesinsectesindésirables.Maisjen'ypouvaisrien;jedevaistrouverunprétexteconvaincantpouravoirbrûlélaliteried'Abeilleenpleinenuit.Iln'yavaitpasmoyend'éviterlesmensonges.Toutcommeiln'yavaitpaseumoyend'éviterd'exposerAbeilleàlacascadedevestigesdemon

ancienne existence. Je secouai la tête, honteux de mon incapacité à la protéger. Je n'avais qu'uneenvie : rester seul pour réfléchir à la situation. L'idée que le Foum'avait contacté au bout de tantd'annéesmelaissaitpantois;jetâchaidefaireletriparmimesémotionsetm'étonnaid'ytrouverdelacolère.Toutcetempssansunmotdesapart,sanspossibilitépourmoidecommuniqueraveclui,etpuis, quand il avait besoin de moi, cette intrusion impérieuse qui bouleversait toute ma vie !L'agacementledisputaitenmoiavecleviolentdésirdelerevoir.Lemessageparaissaitindiquerqu'ilcouraitundanger,qu'ilétaitempêchédesedéplacerouqu'onlesurveillait;blessé,peut-être?Lorsdenotredernièreentrevue,ilétaitimpatientderetournerdanssonancienneécolepournarreràsespairslafindelaFemmepâleettoutcequ'ilavaitapprispendantseslongsvoyages.Clerres:jen'enconnaissaisquelenom.Était-ilentréenconflitavecl'école?Pourquelleraison?Qu'était-iladvenudel'Hommenoir,soncompagnonderouteetProphèteblanccommelui?Lamessagèren'avaitpasparlédePrilkop.LeFouavait toujoursadoré lesrébuset lesénigmes,et il tenaitencoreplusàsonintimité.Mais

cette fois je n'avais pas le sentiment qu'il s'agissait d'une de ses plaisanteries ; j'avais plutôtl'impression qu'il m'avait transmis tous les renseignements qu'il pouvait prendre le risque de mecommuniquer,mêmes'ilsétaientinsuffisants,enespérantquejemedébrouilleraispourdécouvrirlereste.Avait-ilraison?Étais-jeencoreceluisurlequelilcomptait?

Curieusement, je ne le souhaitais pas. J'avais été un assassin astucieux, ingénieux, capabled'espionner,decourir,demebattreetdetuer,etjenevoulaisplusdecettevie-là.J'avaisencoresousles pouces la chaleur de la jeune femme, sur les poignets l'étreinte sans force de ses doigts alorsqu'elle se débattait, sombrait dans l'inconscience puis dans lamort. Je l'avais tuée rapidement, nonsansdouleurcarnultrépasn'estindolore,maisj'avaisécourtélasouffrancequ'elleeûtsubiedetoutefaçon.J'avaisagiparcompassion.Et j'avais à nouveau éprouvé cette sensation de puissance qui jaillit en soi lorsqu'on tue, cette

sensation qu'Umbre et moi taisions à tous, et même l'un à l'autre, cette affreuse petite bouffée desupérioritéàl'idéequ'oncontinueàvivrealorsquel'autreestmort.Je ne voulais plus l'éprouver, en toute franchise. Je refusais aussi de songer à la vitesse avec

laquelle j'avais décidé d'accorder à ma victime une mort rapide et miséricordieuse. Depuis desdécennies,j'affirmaisquejen'étaisplusunassassin,mais,cesoir,jedoutaisdemasincérité.«Papa?»Unassassintressaillitettournasonœilscrutateurversunepetitefille.L'espaced'uninstant,jenela

reconnuspas,etjedusfaireuneffortpourredevenirsonpère.«Molly.»Lemotavaitjaillidemoi,etAbeillepâlittantquesesjouesetsonnezrougeseurentl'aird'avoirétééclaboussésdesang.Mollym'avaitprotégé;c'étaitlejalonquim'indiquaitlenouveaucheminquepouvaitempruntermavie.Àprésentqu'ellen'étaitplus,j'avaisl'impressiondetomberduhautd'unefalaiseversmoninéluctableruine–etd'avoirentraînémonenfantdansmachute.«Elleestmorte,dit-elled'unepetitevoix,etlasituationredevintréelle.—Jesais»,répondis-je,misérable.Ellemepritlamain.«Tunousemmenaisverslapâture,verslenoiretlebrouillard.Viens,c'est

par ici.»Ellemedétourna,et jem'aperçusque jemedirigeais jusque-làversune langueboiséeetembrumée le longdupacage.Abeillenous fit fairedemi-tourversFlétriboisoùquelques fenêtresétaientvaguementéclairées.Mafillemeramenaitcheznous.

Nous parcourûmes sans bruit les tours et les détours obscurs de Flétribois.Nous franchîmes le

vestibuledallé,montâmesl'escalierincurvéetsuivîmeslecouloiràpasfeutrés.Jem'arrêtaidevantlachambred'Abeilleavantdemerappelersoudainqu'ellenepouvaitpasycoucher.Jelaregardaiavecunprofonddégoûtdemoi-même.Sonnezétaitunboutonrougevif;elleportaitunmanteauetdesbottesd'hiver,et, endessous, seulementunechemisedenuiten laine,désormais trempée jusqu'auxgenoux.Oh,Abeille !«Allons techercherunechemisedenuitpropre,puis tudormiraschezmoipourcettenuit.»Jefislagrimaceensongeantàlatanièred'oursqu'étaitdevenuemachambre.Jen'ypouvaisrienpourl'instant;ilfallaitdétruirelaliteriedemafillepourévitertoutecontaminationparleshorriblescréaturesquiinfestaientlamessagère.Jesongeaiauterriblechâtimentquiluiavaitétéimposéetréprimaiunfrissond'épouvante.C'étaitunesentenceatrocementirrévocable:latraîtrisesesoldait par une mort longue et douloureuse, que nulle excuse, nulle explication ne pouvaitinterrompre.J'ignoraisquiétaientlesjuges,maisdéjàjelesméprisais.J'allumaiunebougieàlaflambéetandisqu'Abeilleallaitàsoncoffreàvêtements.Sachemisede

nuitlaissaitunetraînéemouilléederrièreelle.Ellesoulevalelourdcouvercle,lebloquadel'épauleetsemitàfouillerdanslecontenu.Jeparcouruslapièceduregard;lelitdénudéavaitunaspectaustèreet accusateur. J'avais tué une femme dans cette chambre cette nuit ; pouvais-je laisser ma fille ycoucherànouveau?Monactenelahanteraitpeut-êtrepas,carelleenignoraittout,mais,moi,ilmetourmenteraitlongtemps,etjen'avaispasenviedefairedormirmafilledansunlitoùj'avaiscommisunmeurtre.J'aborderaislelendemainavecellel'idéedeladéménagerailleurs.Pourcettenuit…

«ARRÊTE!Cesse,parpitié!Laisse-moitranquille!PARPITIÉ!»C'étaitlavoixd'Évite,quiavaithurlélesderniersmotsd'unevoixsuraiguë.«Reste ici ! » ordonnai-je brutalement àAbeille, et je sortis.Le logement provisoire d'Évite se

trouvait au bout du couloir,mais je n'eus le temps que de faire quelques pas avant queCrible, enchemisedenuit,poignardàlamainet lescheveuxenbataille, jaillîtdesaproprechambre,etnouscourûmesépaulecontreépaule.Lavoixd'Éviteéclatadenouveau,montantsousl'effetdelaterreur.«Jeregrettequetusoismort.Cen'étaitpasmafaute,cen'étaitpasmafaute!Laisse-moi!»Sa porte s'ouvrit brusquement et elle apparut en pleurant dans le couloir obscur. Ses cheveux

châtainstombaientlibrementsursesépaules;enchemisedenuit,elleavaitunedaguedansunemain,armefineetdebonnequalité,et,malgrésonépouvante,ellelatenaitd'unefaçonquilaissaitpenserqu'ellesavaits'enservir.Ellepoussaungrandcriennousvoyantnousprécipiterverselle,puisellereconnut Crible et, hurlant son nom, elle se jeta dans ses bras en évitant de peu le poignard qu'ilbrandissait.Elleneparutrienremarquerquandilluisaisitlepoignetet,d'unpincement,luifitlâchersonarme.«Qu'ya-t-il?Quesepasse-t-il?»Nousnousétionsexclamésensemble,mais,pourtouteréponse,

elle hurla de plus belle en s'accrochant si violemment au cou de Crible que je crus qu'elle allaitl'étrangler.Elleavaitenfouisonvisagecontresapoitrine,et, tenantprudemmentsonpoignardloind'elle, il lui tapotait ledosdel'autremain, l'airgêné.Ellerépétaitunephrasequejenecomprenaispas. Je me baissai et ramassai sa dague, dont je reconnus le type, privilégié par les assassins.Manifestement,Éviten'avaitpaseulesentimentquesaformationsommairelaprotégeraitcontreunfantôme.Jeglissail'armedansmamanche.«Jevaisexaminersachambre;veillezsurelle»,dis-jeàCrible.Mais, alors que je passais à côté d'elle, elle releva soudain la tête et s'écria : « N'entrez pas !

N'entrezpas!C'estsonfantôme!Ilpleuresanscesse.Ilm'accuse:Ronom'accuse!»Jefishalte, l'angoissemeretournant l'estomac.Jenesuispassuperstitieuxet jenecroispasaux

spectres,pourtantilmesemblaitentendrelaplaintelointained'unenfantperdu.Moncœurseserra,etjeremerciai intérieurementCriblequandil luidit :«Cen'estqu'unmauvaisrêve,Évite.Vousavezvécu des événements difficiles, et vous avez supporté de grandes peurs ces quinze derniers joursavantd'arriverdansunemaisonquevousneconnaissezpas,sanssavoirquelledirectionvaprendrevotrevie.Ilestnormalquevousfassiezdescauchemars.»Elles'écartaviolemmentde luiet répliquad'un tonoutré :«Cen'étaitpasuncauchemar ! Jene

trouvais pas le sommeil ; je réfléchissais dansmon lit quand j'ai commencé à entendre les pleurs.C'estRono;cepetitmorveuxétaittoujoursentraindepleurer,degeindreetdequémander;chaquefoisqu'onmepréparaitunefriandiseouunbonplat,ilenvoulaitaussi,et,quandonluirépondaitquec'étaitpourmoi,ilinsistaitencore,oubienilseservaitendouce.Etc'estcommeçaqu'ilestmort!»Lacolèreremplaçasoudainlaterreur.«Ilachapardécequiétaitpourmoi,etçal'atué!Est-cemafaute?—Non,répliquaaussitôtCrible;évidemment.Leresponsable,c'estceluioucellequicherchaità

vousempoisonner.»Lessanglotsd'Évitechangèrentsoudaindetonalité,etjecompris,sanssavoirpourquoi,qu'ellese

sentaitréconfortée.Levisagecontrel'épauledeCrible,elles'agrippaitàlui, lesbrasautourdesoncou, serrée contre lui. Ilme jeta un regard gêné par-dessus son épaule. J'ignorais ce qu'il y avaitexactemententreOrtieetlui,mais,malgrélecontexte,jen'aimaispaslevoirteniruneautrefemmedanssesbras.«Jevais jeteruncoupd'œildans lachambre, luidis-je,pourm'assurerque toutestnormal.»Ellerelevalatête;leslarmesetlamorveeffaçaienttoutebeautédesonvisage.«Cen'étaitpasun

rêve:jenedormaispas!Jenel'aipasimaginé!Jel'entendaispleurer!

—Jevaisvoirça.»Comme je passais prèsdeCrible, ilmedonna sonpoignard et leva les sourcils avecundiscret

haussementd'épaules.Danstoutesituation,mieuxvautêtrearméqu'avoir lesmainsvides.«JevaisinstallerÉvitedansmachambrepourlanuit,proposa-t-il.—Nemelaissezpasseule!»s'écria-t-elled'unevoixplaintive.C'est avec une profonde résignation qu'il répondit : « Je dormirai sur votre seuil, devant votre

porte.Sionvientvousdéranger,jeseraiàdeuxpas.»Je m'éloignais dans le couloir et ne compris pas l'objection qu'elle fit d'une voix étranglée. Je

m'arrêtaidevantsaporteetprismontemps;derrièrelebattant,ilpouvaityavoirn'importequoi,oubienrien.J'ouvrisetbalayailapièceduregard,puisjedéployaimonVif.Rien,nihommenibête.Cen'étaitpaslapreuveabsoluequ'Éviteavaitimaginéunintrus,maisc'étaitrassurant.La lueur des braises tapissait les murs d'un éclat de miel ; les draps étaient tombés du lit et

s'étalaient jusqu'à la porte. J'entrai à pas de loup, l'oreille tendue.Qu'avait-elle entendu ? Il y avaitsûrementungermedevéritédanssesdires;leventavait-ilsifflédanslacheminéeouàsafenêtre?Lesilencerégnaitàl'exceptiondescrépitementsétouffésdufeu.J'allumaiunchandelieretparcouruslapièce,écartailesrideaux,regardaisouslelitetmêmedans

lescoffresàvêtementsencorevides;onvenaitdelesnettoyeretilsnecontenaientquedessachetsdeplantesodorantes;ilssentaientlecèdreetlalavande.Éviten'avaitpasdéballésesaffaires:ellelesavaitdéverséesdanslachambre;ilyavaitdesvêtementspartout,àdemisortisdesbagages,jetéssurlepieddulitetsurlescoffres.Sonmanqued'ordremefitfroncerlessourcils;dèslelendemain,sabonne interviendrait, mais il ne me plaisait pas qu'une jeune fille de son âge ne sût pas rangerconvenablement.Sesbijouxétaientétaléssursatabledetoiletteprèsd'unsachetremplidebonbonsrosesetjaunes.Àl'évidence,Umbreluiavaitouvertsabourse,etelleenavaitlargementprofité.Quelleformation

luiavait-ildonnée?Ellese tenaitvisiblementen trèshauteestime,mais jenedécelaispas tracedediscipline ni d'ordre dans son attitude. Comment avait-il pu voir en elle une candidate au métierd'espionetencoreplusd'assassin?Oùl'avait-iltrouvéeetpourquoiluiattachait-iltantd'importance?Il avaitbiendissimulé sesorigines,mais j'étaisdésormaisdécidéàdébusquer ses secrets–maisàmes heures perdues, quand je ne serais pas occupé à chercher l'héritier du Fou, à accuser mesdomestiquesdenégligerlaliterie,ouàréparerlemalquej'avaisfaitàmafille.Jen'avaispasbiengérémonancienneexistencejusque-là,etjenemevoyaispasyajouterlaresponsabilitéd'Évite.Jecontinuaiàfouillersoigneusementlapièce,veillaiàcequelesfenêtresetlesvoletsfussentbien

fermésetqu'ilnesecachaitnulintrusdanslachambredebonne.Jeressortisenm'efforçantd'écarterdemespréoccupationstouteinquiétudepourÉvite;cettenuit,jenem'intéresseraisqu'àmessoucislesplusimmédiats.IlseraittempslelendemaindesongeràaiderÉviteàs'adapterànoshabitudesdesimplicité.Lelendemain?Ilétaitbienplusdeminuit.Aujourd'hui.Jepris lesbougiesalluméeset retournaidans lecouloirauprèsdeCrible,quise tenaitdansune

attitude rigide, les bras croisés sur la poitrine ; jamais je ne lui avais vu l'air aussi buté. Lamineensommeillée,une filledecuisine,nouvellement embauchéeauvillage, se trouvaitnon loin,vêtued'une chemise de nuit et d'un châle, une expression effrayée sur le visage ; Douce était là aussi,visiblementmécontentede ce remue-ménage.EtÉvite continuait à seplaindre avecvigueur. Jemeréjouis qu'on n'eût pas réveilléAllègre ; demain, il serait bien assez tôt pourmettre l'intendant entrain.Évite,lesmainssurleshanches,regardaitCribled'unairmauvais.Sesbouclesnoiresdansaientsur

sesépaules,etsapoitrinebombéetiraitsursachemisedenuit.«Non,jeneveuxpasqu'elledormeàcôtédemoi.Queferait-ellesilefantômerevenait?Crible,c'estvousquidevezmeprotéger.Jeveuxquevousdormiezdansmachambre!

— Demoiselle Évite, ce ne serait pas convenable », répliqua l'intéressé d'un ton ferme. J'eusl'impressionquecen'étaitpaslapremièrefois.«Vousvoulezquelqu'unpourlanuit?VoiciPensée,prête à vous servir ; et je vous assure à toutes les deux que je ne bougerai pas d'ici et que jemecoucheraientraversdelaporteencasdenécessité.—Lefantôme?»intervintPensée,sortantdesasomnolence.EllesetournaversCrible,effaréeet

implorante.«Messire,jevousenprie,lademoisellearaison!Siunfantômeapparaît,jeneserviraiàrien.Jem'évanouiraiàcoupsûr!—J'aivérifié lachambrededemoiselleÉvite ;croyez-moi, iln'yapersonneet rienàcraindre,

déclarai-je,catégorique.—Évidemment,plusmaintenant!protestaÉvite.C'étaitlespectredupetitRonoquipleuraitetqui

m'accusait!Onnetrouvepasunfantômequandlecherche;ilvaetvientàsaguise!—Rono?»Douceéclatade rirepuisdit :«Oh,pardon,demoiselleÉvite,mais iln'yapasde

fantômed'unRonodanscettechambre;leseulqu'onconnaissedanscettemaison,c'estceluiduvieuxsire Luque – enfin, c'est comme ça que ses parents l'appelaient, mais toutes les bonnes lesurnommaientlevieuxsireReluque,parcequ'iladoraitzyeuterlesfemmesquisechangeaientouenculottes!Mapropremèrem'aracontéqu'ilsecachaitdansle…—Assez d'histoires pour ce soir ! » coupai-je sèchement. Je savais déjà, à voir l'expression de

Pensée,qu'ellerendraitsontablierlelendemain,etlalueurd'amusementquidansaitaufonddesyeuxdeCriblen'arrangeaitpasmonhumeur.Jen'aspiraisqu'àmerecoucher.Jereprisd'untonautoritaire:«Douce,veuillezaiderCribleàinstallerunepaillassedevantlaporte.DemoiselleÉvite,sivoustenezàcequequelqu'unpartagevotrechambreavecvous,nousvousproposonsPensée;personned'autre.Pensée,vousrecevrezunsupplémentpourceservice.C'esttout,mesdamesetmessieurs;àprésent,jevaismerecoucher.Lajournéeaétérude,etnousavonsétéassezdérangéscommeça.—SiRonovientm'étranglerdanslanuitpoursevengerdesamort,j'espèrequevousaurezune

bonneexplicationàfourniràsireUmbrepourn'avoirsumeprotéger!»Elleavaitjetécesmotscommeunegrêledepierres,maisjecontinuaidem'éloigner;jesavaisque

jelaissaisàCriblelefardeaudemettrebonordreàlasituation;ilenétaitcapable.Enoutre,ilavaitdéjàdormietiln'avaitassassinépersonnenibrûléaucuncadavrependantlanuit.J'ouvrislaportedelachambred'Abeille:déserte.Elleavaitdonceul'intelligencedesechanger

puisdeserendrechezmoi.Jepoursuivismoncheminmaismefigeaienentrantdansmachambre:jesentais qu'elle n'était pas là. Mon Vif n'indiquait pas sa présence et me renvoyait seulement uneimpressiondefroidetdevide.Lefeuétaitpresqueéteint.Je levaimon chandelier pour voir si je repérais trace de son passage.Autant que je pussem'en

rendrecompte,rienn'avaitbougédanslapièce.Parhabitude, j'allaiajouterduboissur lesbraises.«Abeille?fis-jeàmi-voix.Tutecaches?»Jetirailescouverturesfroisséespourm'assurerqu'ellenes'étaitpasfourréeendessousetendormie.Lesdrapsraidesetl'odeurdesueurd'hommemefirentcomprendrequ'ellen'eûtpastrouvélàunecachetteattirante.Non,ellen'étaitpasvenue.Jeretournaidanssachambre.Iln'yavaitpasunbruitdanslecouloir.Cribleouvritlesyeuxetleva

latêteàmonpassage.«Jevaisjeteruncoupd'œilàAbeille»,luidis-je,réticentàluiavouerquejeneretrouvaisplusmaproprefille.Jefronçailenezensongeantàcequ'ilallaitrapporteràOrtiedudésordrequirégnaitsousmontoit:desfantômes,descheminéesquifumentetunpersonnelàdemiformén'étaientrienàcôtédeladisparition,mêmeprovisoire,desapetitesœur.Brandissant mon éclairage, j'entrai chez elle. « Abeille ? » dis-je doucement. Visiblement, elle

n'était pas sur le lit.La terreurm'étreignit un instant : s'était-elle couchéedans celui de labonne ?Pourquoin'avais-jepasemportélaliteriepourlabrûlertoutdesuite?«Abeille?»criai-jeplusfort,et,endeuxenjambées,jemerendisdanslachambreadjacente.

Déserte.Jetâchaidemeremémoreràquoielleressemblaitladernièrefoisquej'yétaispassé.Lesdrapsnetraînaient-ilspasmoinsparterre?Jepriailesdieuxauxquelsjenecroyaisguèrequ'ellen'yeûtpastouché.Lapièceétaitsipetitequ'ilnemefallutquequelquesinstantspourm'assurerqu'ellenes'ytrouvaitpas.Jeressortispuis,frappéd'horreur,meprécipitaisursoncoffreàvêtementsd'hiver.Combiende fois n'avais-je songéqu'il fallait unmeuble plus petit, avec un couvercle plus léger ?J'étaissûrqu'elleyétaittombée,s'étaitcognélatêteetavaitsuffoquédanslenoir.Maislecoffrenecontenaitqueseshabitsentassés.Lesoulagementledisputaenmoiàl'inquiétude.

Elle n'était pas là. Une bouffée d'irritation m'envahit à voir ses affaires si mal rangées ; lesdomestiquesavaient-ilsabandonnécettechambrequandjelesavaischassésdelamienne?Parbiendescôtés, jen'étaispasunbonpèrepourelle,etcettenuitenparticulier, incapablequej'étaisdelaretrouver.Jeheurtaiquelquechosedupiedetdécouvrisuntasdevêtementsmouillésparterre;ceuxd'Abeille. Elle s'était donc changée là, puis elle était repartie. Où ? Où pouvait-elle aller ? Auxcuisines?Avait-elleeufaim?Non,elleétaitbouleversée,voireterrifiée.Oùavait-ellepuserendre?Soudain,jelesus.JepassaiànouveaudevantCribleen feignant leplusgrandcalme.«Bonnenuit !» lui lançai-je

d'unairmi-figuemi-raisin.Ilmesuivitdesyeuxpuisselevad'unmouvementsouple.«Jevaisvousaideràlachercher.»J'accueillis sa perspicacité avec agacement mais aussi avec soulagement. « Prenez les cuisines,

alors;jevaisvoirdansmonbureau.»Unhochementdetêteetilpartitautrot.Abritantlesflammesdeschandelles,jelesuivis,etnous

nousséparâmesaubasdel'escalier.Lescouloirsétaientsilencieuxetobscurs.Quandj'arrivaidevantladoubleportedemapièceprivée,jelatrouvaifermée.Riennebougeait.

5

Invisibilité

Bien-Aimé,Il futun tempsoù j'ai connu lapaixen taprésence,mêmesi, en toute sincérité, taprésencem'a

plongé toutaussisouventdans lesdangers lesplusmortelsoudans lasouffrance,ou lapeur.Maisc'estlapaixquejemerappelleetàlaquellej'aspire.Situétaislà,jeteprendraisparlesépaulesetjete secouerais à t'en faire claquer les dents.Que signifie cemessage tronqué que tum'as envoyé ?Craignais-tu d'en dire trop ? Te doutais-tu de l'acharnement avec lequel ta messagère seraitpourchasséeoudusupplicequ'elleendureraitàsamort?Quellenécessitéaputepousseràl'exposerentouteconnaissancedecauseàuntelsort?Jem'interroge,etlaseuleréponsequimevient,c'estque, en restant inactif, tu l'exposais à un sort pire encore. Mais qu'est-ce qui aurait pu être pluscruel?Jemedemandeducoupqueldangertemenace,toi,pourt'interdiredem'apportertoi-mêmecemessage.Je n'ai que des questions, et chacune est un tourment en cette période où d'autres problèmes

m'accablent.Tum'asdonnéunemissionmystérieusesansguèred'indices,etjecrainsqu'ellenesoitessentielle;maiscellesdontjesuisdéjàchargésonttoutaussicruciales.L'éducationdemafille…Dois-jeabandonnermonpropreenfant,encoreunefois,pourmemettreenquêtedutien?Lesdétailssontinsuffisants,monami,etlesacrificetropgrand.

Lettreinachevéetrouvéesurlebureaudemonpère

Seuledansmachambre,j'écoutaisÉvitecrierdanslecouloir,etjemesentaisamère.Aprèstoutcequej'avaisendurécettenuitaveclui,toutcequej'avaisfaitpourl'aider,unappeldelademoiselleendétresse et mon père courait à son secours en me laissant dans la demi-obscurité, les vêtementstrempés.Relevantdavantagelecouvercle,jem'efforçaidetoucherlefondducoffreet,àtâtons,dedécouvrir quelque chose de sec et de confortable à mettre avant de me coucher. J'écartai leschaussettes d'hiver et les chemises en laine qui grattaient, perçus un tissu du bout des doigts,l'accrochaietletiraiàmoi.C'étaitunerobedechambrechaudeenfeutre.Rouge,macouleurpréférée.Jemerapprochaidufeu

pourl'examiner;elleétaitneuveetn'avaitjamaisétéportée.Jeretournailecoletreconnuslepointdecouture:c'étaitletravaildemamère.Ellel'avaitfaitepourmoipuismisedecôté,commesouvent,enattendantquelaprécédentedevînttroppetitepourmoi.J'ôtai ma chemise de nuit mouillée et enfilai la nouvelle robe de chambre ; elle m'allait bien,

quoique un peu longue. Je soulevai l'ourlet pourmarcher un peu, avec une impression d'élégancedanscemouvement,mêmes'ilnes'agissaitqued'unerobedechambre.Auloin,lefantômepoussaunlongcriquimefitdresserlescheveuxsurlatête.Jemefigeai.La

plaintesefitentendreànouveau,plusprèsetplusnette.Àcetinstant,deuxrévélationsmevinrent:jen'eusse jamais dû laisser un chat dans le labyrinthe secret, et j'en déduisis brusquement que machambrepossédaitbeletbienuneentréedansledédale.Ellenesetrouvaitpaslàoùjem'yattendais,toutsimplement.Jepoussailaportedelachambredebonne,maigrementéclairéeparlalueurdufeu,etretournai

memunird'unebougie.Lelitdel'inconnuepâleétaittelqu'ellel'avaitlaissé,drapsetcouverturestoutfroissés.Jemegardaid'ytoucher.Commejelecontournai,jemeprislespiedsdansquelquechoseetfaillistomber;jepoussaiuncridepeurensongeantàlaliterieinfectée,etlefantômecriaàsontour.« Une minute ! fis-je d'une voix sifflante. J'arrive. Tais-toi et je t'apporterai un gros bout de

poisson.»

Del'eau.Lechatvoulaitboire.J'eussedûypenser:ilavaitdéjàtrouvéetdévorésonpoissonsalé,etmaintenant ilavaitsoif.«D'accord,de l'eau,etenprimeunesaucissedugarde-manger.Maisnefaispasdebruitenm'attendant,jet'enprie.»Un miaulement rauque d'agrément et de mise en garde. Si sa récompense tardait à venir, il

chanteraitàenfairetremblerlespierresdelamaison.Lecœurtonnant,jebaissailesyeuxenredoutantdevoirunemaréed'insectespiqueursmegrimper

surlesjambes,maisjenedistinguaiquelebasdemarobedechambreet,enlesoulevant,mespiedsnussurleplancher.Tenantl'ourlethaut,jemebaissaiavecmabougieetscrutailesol;jesentaisquej'avaislepiedposésurquelquechosequin'étaitpasduboismaisjenevoyaisrien.Jetiraimarobeplushautpourlacoincerentremesdentspuiscrispailesorteils;ilsaccrochèrent

du tissu, doux et léger. Je tendis la main, le saisis entre le pouce et l'index, et un rabat retomba,révélantànouveaulemotifenailedepapillondudessous.Jelâchailemanteau,surprise,et,encoreunefois,monpiedparutposésurleplancher,maisàprésentlamoitiédemesorteilsavaitdisparu.Uncoindelacape,retourné,laissaitvoirlesdélicatspanneauxdecouleur.Letissus'affaissant,mesdoigts de pieds réapparurent lentement sousmes yeux ébahis ; je sentais qu'il les couvrait encore,maisjelesvoyaisàprésent.Jeprislepanaile-de-papillonentremesdoigtsetmeredressai.Jepouvaisdésormaisdistinguerle

vêtement aux couleurs vives et au poids infime.Voilà donc pourquoi nous n'avions pas détecté lajeunefillesurlelit;sesproposinsolitesmerevinrent:«Ilprendlescouleursetlesombres.»Pasétonnantqu'ellenouseûtconseillédenepaslejeter:c'étaituntrésordigned'unelégended'autrefois!Mapeurdelacontaminations'évanouittoutàcouppourlaisserlaplaceàlaconvictionquemonpèrem'arracheraitlacapedesmainsetladétruiraitsansdoutepourmeprotéger.Jeposaimabougieparterreet,megardantdetoucherlelit,jesecouailemanteaupuislepliai,le

côtépapillonau-dehors. Il formaitunpaquetétonnamment léger,et jesongeaiqu'un tissuaussi findevait êtredélicat et constituerunebarrièrepeu efficace contre leventou lapluie. Jedécidaid'enprendregrandsoin.LeRayémiauladerechef.«Chut!luilançai-jeavantdepoursuivre:Creuseougrattelàoùtuvois

malumière;j'essaiedetrouverl'issue.»Lefaiblebruitdesgriffesmeparvintdesouslelit.Malgrémarépugnance,jeprislemeublepesant

àdeuxmainsetl'écartaidumurnonsansmal.Ilmeparutbeaucouppluslourdquenécessaire,etjesoupçonnequ'ileûtétéconçuainsipourdécouragerlesdomestiquesdeledéplacer.Ramassantmabougie,jefisletourduchâlitpourexamineretausculterlespanneauxdeboisdu

mur.Lechats'activaitdiligemment,voirefrénétiquement.Jenerepérainiouvertureniclenche,mais,en posant lamain là d'où venaient les grattements, je perçus un courant d'air, et le bruitme parutbeaucoupplusfortqu'iln'eûtdûl'être.«Patience»,dis-jeauchat,etjesongeaisoudainàlaportedubureau.Jefermaicelledelachambretteetregardaideprèssescharnières:pasdefauxgond,maisunedesplanchesderrièrelebattantétaitplusétroitequesesvoisines.J'ensaisisl'arêteparlesonglesettiraijusqu'àcequ'ellepivotât;derrièreapparutunleviercouvertdetoilesd'araignéeetpiquetéderouille. Je le fis jouer et il obéit en grinçant ; sa course s'arrêta rapidement,mais un pan dumurderrièrelelitsedécalatoutàcoup.Lesmiaulementsexcitésduchatmeparvinrentplusfort.«Chut!»répétai-je.Jedisposaissansdoutedepeudetempsavantleretourdemonpère;ilme

fallaitcachermacape, fairesortir lechat, le récompenser,et regagnermachambreavantqu'onnes'aperçût de mon absence. Je remis la planche en place et, serrant les dents, contournai le litcontaminé, puis je poussai le panneau mural entrebâillé qui s'ouvrit vers l'intérieur. J'entrai enrefoulant le chatdupied.«Ne sorspas ! Iln'y apasd'eau là», luidis-je. Ilgrondamaisbattit enretraite.Jefourrailacapesousmonbras,posaimabougieettiraidetoutesmesforcessurlelitpourleremettreenplace.Celafait,jereculaidansleboyauetrefermailatrappederrièremoi.

Lechatd'abord,fis-je,etmadécisionleravit.«Conduis-nousaugarde-manger,murmurai-je.Aupoisson !»LeRayé semit en routeet je le suivis.Pardeux fois, il s'arrêta sibrusquementque jefaillis luimarcherdessus ;mais il connaissait le cheminetnous finîmespar émergerpar laportedérobéedenotredestination.Jedusempilerdescaissespouratteindreunchapeletdesaucissespenduauplafond,etjeregrettaiànouveauden'avoirpasdecouteau,carjedusmeservirdemesdentspouren détacher deux de leurs compagnes.Le chat poussa unmiaulement piteux pourme rappeler quec'étaitd'eauqu'ilavaitleplusbesoin.Prudemment,nouspassâmesdanslacuisine,oùjeluidonnaiàboire,et,pendantqu'ilsedésaltérait

longuement,j'examinaimacapeaumotifdepapillon.Letissuparaissaitbeaucoupplusrésistantquesonpoidsnelelaissaitsupposer.QuandleRayéeutfini,jeluioffrisunesaucisse,etils'enallaverslacour.Alorsqu'ils'enfonçaitdanslanuit,jeluilançai:«Etlesrats?Tuenastué?»Ilenavaittuéplusieurs,etilavaitaussidécouvertetdétruitdeuxnidsquiabritaientdespetits.«Tu

reviendrasdemain?»C'étaitpeuprobable.Iln'avaitpasaiméresterenfermésansrienàboire;ilavaitl'habituded'aller

etveniràsaguise.Laqueuedressée,ils'éloignaentrottantdanslanuitfroide.Jeneluienvoulaispas : je l'avais laissédesheures emprisonnédans ledédale et privéd'eau.Mais lesdeuxnidsqu'ilavaitrepérésm'inquiétaient;ilmefallaittrouverunalliéfélin,etvite.Un bruit lointain me parvint et me rappela soudain que je devais me dépêcher. Je retournai

vivement dans le garde-manger à l'instant où quelqu'un pénétrait dans la cuisine. Je mouchai mabougie, retrouvai à tâtons l'entrée du couloir secret et refermai la porte derrièremoi. L'obscuritédevint totale, mais je me persuadai que je connaissais assez bien le chemin pour me passerd'éclairage,etjem'efforçaidenepassongerauxratsquieussentpuéchapperauRayé.Ilmefallutunmoment,maisjeparvinsfinalementauréduitquidonnaitsurlebureaudemonpère.

Un petit rai de lumière pénétrait par le trou d'observation ; j'y collai l'œil et vis mon père quis'apprêtaitàfermerladoubleporte;dansquelquesinstants,ilallaitouvrirl'accèsaulabyrinthe.Danslenoir,jesecouaimacapepuislarepliai,lafaceinvisibleàl'extérieur.Jenevoyaispasce

que je faisais, et j'espérais que je n'avais pas laissé dépasser une bordure colorée. J'entendis lepanneaupivoteralorsquejecachaislevêtementsuruneétagère,derrièremaréservedebougies.La danse de la flamme de sa chandelle le précédait. Lumière et ombres liquides coulaient en

s'étendant;ellespassèrentl'angleducouloircommeunevagueetm'engloutirent.Jerestaiassisesansriendire,mabougieéteinteàlamain,enattendantqu'ilarrivâtjusqu'àmoi;quandilmevit,ilpoussaunsoupirdesoulagementaudible.« Je pensais bien te trouver ici », dit-il avec douceur. Puis il s'exclama : «Oh,ma pauvre ! Ta

bougies'estéteinte,enplus?Quellenuittuaspassée,monpetitlouveteau!»Ildevaitse teniraccroupidansmacachette.Jemelevai,et ilsecourbapourm'embrassersur la

raiedescheveux;ils'immobilisauninstant,commes'ilmereniflait.«Tuvasbien?»J'acquiesçaidelatête.«C'esticiquetuteréfugiesquandtuaspeur?»Cette question-là, je pouvais y répondre sincèrement. « Oui. Jeme sens ici chezmoi, plus que

partoutailleursàFlétribois.»Ilseredressaunpeuethochalatête.«Trèsbien.»Ilvoulutfaireroulersesépaules,maisl'exiguïté

duréduitleluiinterdit.«Allons,viens;ilfautquenousdormionsunpeuavantl'aube.»Je le suivis par les couloirs secrets et nous sortîmesdans son antre ; je le regardai refermer le

panneaupuisouvrir leshautesportes,et,à la suitedesabougie, je le raccompagnaidans lecorpsprincipaldelademeure.Aupieddugrandescalier,ilfithalteetseretournaversmoi.«Tachambredevra être nettoyée à fond avant que tu puisses t'y réinstaller, et la mienne est trop mal tenue. Jeproposequenousdormionsdanslesalondetamère,làoùtuesnée.»

Sansmelaisserletempsderépondre,ilm'emmenadansl'agréablepiècequim'avaitjadisservidechambred'enfant. Ily faisait froidetnoir ;monpèreallumaunchandelier etme laissapourallerchercherdesbraisesdansuneautrecheminée.Pendantsonabsence,jedébarrassaimanouvellerobedechambrerougedestoilesd'araignéequis'yétaientcollées,puis,danslapénombre,jeparcourusdes yeux la salle de ma mère. Nous n'y avions guère passé de temps depuis sa disparition ; saprésenceétaitpartout,desbougiesprêtesàservirdansleurbobècheauxvasesdefleursvides.Non,passaprésence:c'étaitsonabsencequejepercevais.L'hiverprécédent,nousnousréunissionstousles troisdanscesalonpresque tous les soirs.Sonpanieràouvragese trouvaitencoreprèsdesonfauteuil;jem'assis,leprissurmesgenoux,ramenaimespiedssousmachemisedenuitetleserraicontremoi.

6

Rouédecoups

Et,enuneépoquequenuln'aprévue,alorsquel'espoirestmortetquelesProphètesblancsontfui,enunlieuoùilnepeutêtretrouvé,lefilsinattenduseradécouvert.Sonpèreneleconnaîtrapasetilgrandirasansmère;ilseralecaillousurlapistequidévoielarouedesonchemin.Lamortaurafaimde lui, mais cette faim demeurera toujours inassouvie ; enterré, exhumé, oublié, sans nom, dansl'isolementetledéshonneur,ilvaincrapourtantentrelesmainsduProphèteblancquil'utilisera,sanscompassionnipitiépourl'outildestinéàs'émousseretàs'ébrécherpourfaçonnerunmondemeilleur.

Jemis le parchemin de côté enme demandant pourquoi je l'avais sorti. Je l'avais pris dansmatanièrepourl'apporterdanslasalledeMollyoùAbeilledormait;c'étaitleseultexteconnudemoioùfûtfaitmentiondelaprophétiedufilsinattendu,etcen'étaitqu'unfragment.Ilnerenfermaitnulleréponseàlaquestionquimetaraudait.Pourquoi,aprèstantd'années?Pourquoiuntelmessageetuntelmessager?Jeretournailedocumentetl'examinaipourlamillièmefois.C'étaitunevieillefeuillede…nide

vélin, ni de papier ; niUmbre nimoi ne reconnaissions cettematière. L'encre était très noire, lescontoursdeslettresnets.Lematériausurlequelellesétaienttracéesétaitsouple,couleurdemiel;jedistinguais la lueur du feu par transparence. Pas plus qu'Umbre, je n'étais capable de déchiffrer letexte,mais il était accompagnéd'une traduction fidèle, selon le vieil assassin.À l'époqueoù ilmel'avaitremis,ilavaitgrommelé:«Àceprix-là,elleaintérêtàêtreexacte.»Je l'avais vu pour la première fois enfant, et il était perdu parmi la collection de manuscrits

qu'UmbrerassemblaitsurlesujetdesProphètesblancsetdeleursprédictions;jen'yavaispasprêtéplusd'attentionqu'àsonintérêtpourlapropagationdessureauxetlaconcoctiondepoisonàpartirdefeuillesderhubarbe.Ilavaitdenombreusesobsessionsencesannées-là,etjepensequ'ellesseulesluiavaient permis de conserver sa raison pendant les décennies d'isolement qu'imposait son rôled'espion. En tout cas, jamais je n'avais fait le rapprochement entre sa passion pour les ProphètesblancsetlesingulierbouffonduroiSubtil.Àcetteépoque,leFoun'étaitpourmoiquelefou,gaminmaigreauteintterreux,auxyeuxpâlesetàlalangueacérée,etjem'efforçaisdel'éviter.Jel'avaisvuexécuterdesacrobatiesquiarrachaientdesexclamationsdesurpriseàlacour,maisjenel'avaispasencoreentendumettreenpiècesl'orgueildepersonneparsessarcasmescinglantsetdesjeuxdemotsastucieux.Même après que le destin nous eut présentés l'un à l'autre, d'abord en tant que simples

connaissances puis comme amis, le rapport entre lui et les manuscrits d'Umbre continua dem'échapper,etdesannéess'écoulèrentavantqu'ilmeconfiâtque,selonlui,lesprophétiessurlefilsinattendu annonçaient ma naissance. C'était une prédiction parmi la cinquantaine qu'il avaitreconstituéebribeparbribe,etils'étaitalorsmisenquêtedemoi,sonCatalyseur,filsbâtardd'unroiqui avait abdiqué dans un lointain pays duNord. Ilm'avait affirmé qu'ensemble nous changerionsl'avenirdumonde.Ilcroyaitquej'étaislefilsinattendu,et,parmoments,saconvictionemportaitlamienne.Defait,la

mortavaiteufaimdemoi,etsouventilétait intervenupourm'arracheràsesmâchoiresaudernierinstant ; pour finir, j'avais fait de même pour lui, et nous avions atteint son but, réintroduire lesdragonsdanslemonde.Cefaisant,nousavionsmisuntermeàsonrôledeProphèteblanc.Alorsilm'avaitquitté;ilavaittranchédesdécenniesd'amitiépourretournerlàd'oùilétaitvenu.

Clerres.UnevilleloindansleSud,àmoinsquecenefûtlenomdel'écoleoùilavaitgrandi.Malgrétout le temps que nous avions passé ensemble, j'ignorais quasiment tout de sa vie avant notre

rencontre,et,quandilavaitjugélemomentvenudenousséparer, ilétaitparti ; ilnem'avaitlaisséaucunchoixetavaitcatégoriquementrefusémapropositiondel'escorter,craignant,disait-il,quejenepoursuivissemonactiondeCatalyseuretqu'ensemblenousnedétruisionsinvolontairementtoutceque nous avions accompli. Il s'en était allé, et je n'avais jamais eu l'occasion de lui faire de vraisadieux.Jen'avaiscomprisquepetitàpetit,aucoursdesannées,qu'iln'avaitpasl'intentionderevenirunjour;et,chaquefois,cetteprisedeconsciencegraduelles'accompagnaitdedouleur.Durant les mois qui avaient suivi mon retour à Castelcerf, je m'étais aperçu qu'enfin, soudain,

j'avaisuneexistenceàmoi;c'étaitunesensationenivrante.Ilm'avaitsouhaitédetrouvermonpropredestin,etjen'avaisjamaisdoutédesasincérité,maisilm'avaitfalludesannéespouraccepterlefaitque son absence était définitive et volontaire, que c'était un acte délibéré de sa part, un épisodeterminé alorsmêmequ'une partie demon âmey demeurait suspendue dans l'attente de son retour.C'estcequifait,jepense,lasouffrancedetouterelationquis'achève:serendrecompteque,siellesepoursuitpourl'un,elleestrévoluepourl'autre.Pendantquelquesannées,jel'avaisattendu,commeunchienfidèleàquionaordonnéderesterassis.Jen'avaisaucuneraisondecroirequeleFoueûtperdutoute affection ou toute estime pourmoi,mais son silence assourdissant et son absence constanteavaient,avecletemps,commencéàressembleràdel'aversionou,pire,àdel'indifférence.J'yavaissongéàdemultiplesreprises,entâchantdeluitrouverdesexcuses.Jen'étaispaslàquand

ilétaitpasséparBourg-de-Castelcerf.Beaucoupmecroyaientmort ;enétait-il?Aufildesans, laréponseavaitvarié.Ilm'avaitlaisséunprésent,lastatuetteoùils'étaitreprésentéavecŒil-de-Nuitetmoi.Eût-illaisséuncadeauqueledestinatairenedevaitjamaisrecevoir?Maisqu'eût-ilpuenfaired'autre?Ilyavaitdesmotsenfermésdanslapierredemémoiresculptée;uneseulephrase:«Jen'aijamais été raisonnable. »Voulait-il dire qu'il serait assez fou pour renouer notre amitiémalgré lerisqued'anéantirnotreœuvre?Oubienque,danssafolie,ilselanceraitdansunemissiondangereusesansmoi ?Ou encore qu'il avait commis une erreur en s'attachant àmoi au-delà demon rôle deCatalyseur ? S'excusait-il de m'avoir donné l'impression qu'il tenait à moi et de m'avoir laissém'appuyersifortsurnotreamitié?Et,cetteamitié,yavait-iljamaisprêtéquelqueimportance?On rumine toujours ces sombres pensées, j'imagine, quand une grande amitié s'achève aussi

brutalement.Pourtanttouteblessurefinitparcicatriser;celle-cirestaitsensible,maisj'avaisapprisàm'enaccommoder,etellemelaissaittranquillelaplupartdutemps.J'avaisunemaison,unefamille,une femmeaimante, et un enfant à élever avec elle.Et, bienque lamort deMolly eût réveillé deséchosdedouleuretd'abandon,ilnemesemblaitpasm'yêtrecomplu.Etpuislamessagèreétaitarrivéeavecunmessagesimaldélivréouconstruitqu'ilenétaitquasi

incompréhensible ;elleavait laisséentendrequ'ilyenavaitd'autrescommeelle,maisquin'étaientpasparvenusjusqu'àmoi.Unsouvenirmerevint :desannéesplus tôt,uneautremessagèreet troisinconnus;dusangparterre,etuneempreintesanglantededoigtsurlevisageduFou.Cecri…Jeme sentis pris de vertige, l'estomac retourné, et j'eus l'impression qu'onme broyait le cœur.

Quellemissiveavais-jemanquéealors?Quellemortlajeunefilleavait-ellesubiecettenuit-là?LeFounem'avaitpasrepoussénitournéledos.Ilavaitcherchéàmecontacter–pourmemettre

engardeoudemandermonaide?Jen'avaispasreçusonmessageetjen'avaispaspuyrépondre;cela me causait une souffrance pire que celle de toutes ces années où j'avais cru qu'il m'avaitabandonné.L'idéequ'ileûtattenduenvainuneréponsedemapartmelacéraitcommeunrasoir.Maisjenesavaispascommentlecontacterniparoùcommencerlamissionqu'ilm'avaitconfiée;

j'ignoraisaussioùcherchersonfilsetàquoiilressemblait.Jechassaicesréflexions:j'avaisbesoindedormiraumoinsunpeuavantl'aube.Mais j'avais tué. Quelle ironie que celui-là même qui savait ma répulsion pour ma carrière

d'assassinm'eût contraint à y retourner ! Je ne regrettais pasmadécision, convaincuque c'était la

bonne;maisj'acceptaismald'avoirdûlaprendre,etj'étaisprofondémenttroubléquemafillem'eûtvumedébarrasserd'uncadavreetqu'elledûtporterlepoidsdecesecret.Unefoisqu'Évites'étaitcalméeetquej'avaistransportémonenfantendormiedufauteuildeMolly

pourl'allongersuruncanapé,j'étaisalléchercherunecouverturedansmachambredansl'intentiond'étudierencoreleboutdetexte,maisc'étaitunetâchesansespoir.JelecachaisousdesvêtementsàraccommoderoubliésdanslepanieràcouturedeMollyetparcourusdesyeuxlapièceapaisée.Ilnerestaitplusquedesbraisesdans lacheminée,et j'yajoutaiquelquesbûches,puis j'ôtaiunravissantcoussindufauteuiletledéposaiparterreavecunsentimentdeculpabilité;jem'allongeaidevantlefeupuistirailacouverturesurmoienl'ajustantavecquelquesmouvementsdesjambesetdespieds.Ma joue reposait sur les points queMolly avait brodés sur le coussin. Je chassai résolument toutequestionet toutecraintedemonesprit, biendécidéàdormir ;pour lemoment, aucunemenacenepesait surmoini sur lesmiens, j'ignoraiscomment réagirà l'étrangemessage,et jenevoyaispasquoifairepourmettreuntermeauxeffroisd'Évite.Jefermailesyeuxetfislevidedansmatête.Laneigetombaitsuruncoteauboisé;j'inspiraiprofondémentpourm'apaiseretperçusunevagueodeurdecerfdansl'airvif.Jesouris;neterongepaspourhier,net'inquiètepasdedemain.Laissetoncœurchasser,repose-toidanslaneige.Jeremplislentementmespoumonsetlesvidaisanshâte.Jeflottai,dormantmais éveillé. J'étaisun loup surunversant couvertdeneige,humant le fumetd'uncerf etvivantdansl'instant.Fitz?Non.Fitz?Tuesréveillé,jelesais.Pasvraiment.Monespritfrottaitcontreceluid'Umbrecommeunbateauamarrécontreunquai.Je

n'avaispasseulementenviededormir: j'avaisbesoindedormir,dem'enallerlibrementaugréducourant.Jesentissonsoupird'agacement.Trèsbien;mais,demain,neconfondspascequejevaistedire

avecunrêve:jet'envoielegamin.Ilaétérouédecoups,et,silagardemunicipalen'étaitpasarrivéeparhasardetn'avaitpasmissesagresseursenfuite,ilsl'auraientsansdouteachevé.Maisilestassezremispourmonteràcheval,dumoinsdansquelquesjours,etjepensequelemieuxestdel'éloignerdeCastelcerfleplusvitepossible.Laforêtbalayéeparlabiseavaitdisparu.J'ouvrislesyeux;mesmainsetmachemisesentaientla

fumée et la chair brûlée. J'eusse dûme laver, et aussi prendre une chemise de nuit au lieu demecoucher touthabillé.J'étais tropfatigué, troplasdetoutpourrienfairecommeilfallait.Si jevousavaisfaituntelcompterenduquandj'avaisdouzeans,vousm'aurieztraitéd'imbécileetflanquéunetaloche.Tuassansdouteraison,maisilyadesheuresquej'essaiedetecontacter.Pourquoiavoirrenforcé

tesmuraillesàcepoint?Jecommençaisàcroirequetuavaissuivimonconseilett'étaisferméàl'Artchaquefoisquetudormais.Jedevraisypenser. Jen'avaispaseuconscienced'avoirdressémes remparts,mais je sus toutà

coup quand je les avaismis en place ; en présence d'Abeille, c'était devenu une habitude,mais jelaissaistoujoursunepetitebrèchepourartiserdemonproprechef.Cettefois,c'étaitprobablementunvieilinstinctquim'avaitpousséàlesfermertotalementlorsquej'avaistuélamessagère;jenevoulaisaucuntémoindumeurtre,mêmefortuit.Lesommeildanslequelj'avaiscommencéàsombreravaitdûles abaisser. Je révélai lamoitié de la vérité àUmbre. J'étais préoccupé par Évite ; elle croit auxfantômes et s'imaginait que sa chambre était hantée par un petit garçon surgi de son passé,manifestementmortd'avoiringérélepoisonquiluiétaitdestiné.Cen'étaitpassafaute,mais,quandelleentenddesbruitsbizarreslanuit,c'estdifficiledel'enconvaincre.Va-t-ellebien?SonArtvibraitd'inquiétude.

Beaucoupmieuxquelegaminrouédecoups,dontj'ignoretoujoursl'identité.C'estFitzVigilant.Quid'autrepourrais-jet'envoyerpouréviterqu'ilnesefassetuer?Jenesaispas;n'importequiqu'ilvousprendraitlafantaisied'abritersousmontoit.Lafatigueme

rendaithargneux,d'autantquejemerendaiscomptequej'allaisavoirunnouvelorphelinsurlesbras,unnouveaurésidentchezmoiquej'auraisdanslesjambes,nonpendantquelquesjoursouquelquesmois,maispendantdesannées;unenouvellechambreàpréparer,unnouveauchevaldansl'écurie,unenouvelleassietteàmatable,unnouvel intrusquis'adresseraitàmoiquandj'auraisenvied'êtreseul.Jem'efforçaid'éprouverunpeudesympathiepourlemalheureux.Sesfrèreslégitimessontdoncarrivésàlacour,etsamèresouhaitesedébarrasserdubâtarddeleurpère?Pasexactement.C'estapparemmentunefemmequimûritsesplansàl'avance.Sesfilsneviendrontà

lacourque leprintempsprochain, et jepensaisdoncpouvoirgarder lepetit en sécurité ici encorequelquetemps,maisàl'évidenceelleadécidédel'éliminersansattendre,etdes'yprendred'unefaçonquimettesesfilshorsdecause:leshommesqu'elleaengagéssontdesvoyousdebasétage,natifsdeBourg-de-Castelcerf.Ilss'ensontprisàluiausortird'unetaverne.Êtes-voussûrqu'ilnes'agissaitpasd'unsimplevol?Certain. Ils l'ont battu trop consciencieusement et avec une violence excessive. Ils auraient pu

aisémentprendresabourseets'enfuiraprèsl'avoirjetéàterre,maisilsontcontinuéàlefrapperbienaprèsqu'ilacessédesedéfendre.C'estàluiqu'ilsenvoulaient,Fitz.Un froid glacial transparaissait dans ses paroles. La dame l'avait atteint personnellement en

attentantàlavied'ungarçonsoussaprotection;ellenes'entireraitassurémentpascommecela,maisjepréférainepasdemanderquelleformeprendraitsarevancheniquis'enchargerait.Entrerait-elleunjourdanssesappartementspourlestrouvermisàsacetsesbijouxlesplusprécieuxdisparus?Ous'agirait-ild'unevengeancepluscruelle?Elleferaitbiendesurveillerétroitementsesfils,sansquoiellerisquaitdeconnaîtreàsontourlesaffresdevoirundesesprotégésrouédecoups.Umbreétaitcapabled'unetelledureté;moinon.Lesévénementsdecettenuitavaientréveillétoutemonaversionpourlemeurtre.Vengeanceoujustice,peuimportaitlenom,jen'envoulaisplus,plusjamais.Jeme sentis envahid'une sympathie,vaguemais sincère,pourFitzVigilant.Battu aupointdene

plus pouvoir se défendre… Je n'aimais pas songer à cela, trop pétri de souvenirs de situationssemblables.Quelqu'unl'accompagne-t-ilpourl'ameneràbonport?Il n'est pas encore parti. Je le cache, et, quand je te l'enverrai, il devra voyager seul. Mais je

n'auraispasdécidésondépartsijenelejugeaispasenétatdemonteràcheval.Ilaeutroisjoursdeconvalescence loindes yeuxde ceuxquipourraient lui vouloirdumal. Je l'ai fait disparaîtredansl'espoirdeconvaincrelafemmedesonpèreque,terrorisé,ilafuiCastelcerf;elles'ensatisferapeut-être,maisjedoislegarderdissimuléjusqu'àcequ'elleordonneàsesagentsdecesserdelesurveiller.Etsiellenedonnepascetordre?Sielleatoujoursdesguetteursetqu'ilslesuivent?Ilsdevrontd'abord le repérer, et ils risquentdenepas trouver cequ'ils espèrent. Ses pensées se

turentuninstant,etjeperçusunlégerronronnementdeplaisir.Jeterminaiàsaplace:Et,sielledécouvreoùvousl'avezenvoyé,c'estàmoiqu'elleauraaffaire.Exactement.Quelcontentement!J'étaissilasquemêmelepicotementdefiertéquimeparcourut

devant laconfiancequ'ilplaçait enmoim'agaça.Êtes-vous sûrdenepas surestimermacapacitéàm'occuperdecesagneauxégarés?Pasdutout.Testalentsnelecèdentqu'auxmiens.Pourtant,c'estsoussaprotectionqu'ÉviteavaitfaillimourirempoisonnéeetqueFitzVigilantavait

étérouédecoups;jegardaicettepenséepourmoi.Mestalentsnelecédaientqu'auxsiens;ouiche!Jebâillaisifortquemamâchoirecraqua,puisjetâchaidenepaslaissermonespritvagabonder.EtquepensesireVigilantdelasituation,desonépousequichercheàéliminersonfilsbâtard?

Uneinfimehésitation.Cethommen'apasd'honneur;iln'estpasaussiattachéaupetitquecelui-cile mérite, et sa disparition le soulagerait, je pense. S'il n'est pas au courant des intrigues de sonépouse,jeferaiensortequ'illesoit,etjel'obligeraiàs'intéresseràlasécuritédugaminavantd'enavoirfiniaveceux.Umbretenaitdoncbienenmaincettepartieduproblème;aumoins,ilnes'enétaitpasdéchargé

surmoisournoisement.Jevouspréviendraiquandilarrivera.Etmaintenant,ilfautquejedorme.Vas-tubien,Fitz?L'Art transmet les émotions aussi bien que la pensée quandonn'y prendpas

garde,etj'avaisperçuunesollicitudesincère.Illisaitmadouleur.Je le repoussai délicatement. Je n'avais aucune envie de répondre à sa question ; je n'allais

assurémentpasbien,etilétaitledernieravecquijesouhaitaisenparler.Jesuisexténué;nousavonsdes invités, il yades travauxencoursdans lamaison, et cen'estpas la saisonpoureffectuer cesréparations.J'auraisdûm'enoccuperl'étédernier.Mafoi,çat'apprendraàremettretesdevoirsaulendemain.Etlapetite?Comments'adapte-t-elle?Abeillevabien,Umbre;trèsbien.Etmaintenant,jevaisdormir.Jel'écartaifermementdemonespritetreformaimesrempartsderrièrelui.Maislesommeilmefuyaitetjeneretrouvaispasmatranquillité;jeregardaislesombresdufeu

danser auplafond et je tâchais de songer àMolly sans tristesse,mais la blessure était encore troprécente.Jerefusaisdepenseràlamessagèreetdem'interrogerdavantagesursonmessage.Maisc'étaitlemeilleurmoyendelesancrerplusprofondémentdansmonesprit,etj'orientaimes

pensées vers le Fou enm'efforçant de ne pas lui en vouloir dem'avoir envoyé unmessage aussiincompréhensible.Commejen'yparvenaispas,jechassaisonimage.Jeroulaisurleflancetregardaimapetitefille.Sescheveuxpointaientenépisentoussens,etelle

dormaitenboulecommeunbébéanimal;sacouvertureavaitglissé,etjevisquemêmesesorteilsétaientcrispés.Ellesefaisaitlapluspetitepossibledansl'espoirden'êtrepasvue.Ah,mafille!Simenue,maisnonaussijeunequetoutlemondel'imaginait,surtoutaprèscettenuit!C'étaitmafaute;sans réfléchir, j'avais fait d'elle ma complice, comme Umbre avec moi. Dans des années, lacontacterais-je par l'Art comme le vieil assassin le faisait avecmoi ? Étais-je en train d'initier unnouveau cycle, de former un apprenti assassin ? Était-ce la seule éducation que j'étais capable dedonneràunenfant?LeFouavaittoujoursaffirméqueletempssedéplaceendécrivantuncercle,maisuncerclequise

dégrade,où,àchaquerévolution,l'humanitérépèteseserreursetlesaggrave;ilcroyaitpouvoirseservirdemoicommeCatalyseurpourorientercettegranderouesurunevoiemeilleure. Ilavait lavision d'avenirs multiples, et, parmi eux, il en voyait un où je survivais et où, ensemble, nouschangionslemonde.EtvoilàquejerepensaisauFou.Jemetournaietmeretournai,etfinisparmelever.J'ajoutaidu

bois sur le feu, bordai Abeille dans sa couverture puis sortis sans plus de bruit qu'un assassin.Incroyable,commej'étaisdouépourcela!JeparcourusFlétribois,unchandelieraupoing,examinailestravauxeffectuésdansl'appartement

jaune, et m'étonnai derechef qu'on pût avoir le front de chercher protection chez quelqu'un et serépandre ensuite en plaintes incessantes sur les conditions d'hébergement.Mais cette suite plairaitsûrementàÉvite.Laveille,unfeudeboisdepommieretdecèdreavaitétéallumédansl'âtrepourassainirlespièces,etsonparfumpersistait.Àlalumièredesbougies,lesmursjaunesprenaientunedouceteinted'or;quandlestenturesrécemmentaéréesseraientraccrochéesaulitetlesrideauxremisà leur place, l'appartement ferait une retraite accueillante pour une jeune femme, et elle n'iraitsûrement pas imaginer un fantôme dans cette chambre chaude et douillette. Je refermai la lourdeporte derrièremoi, convaincu que ce problème-là aumoins serait résolu pour demain.Non, pouraujourd'hui:l'auben'étaitplusqu'àunrêvebrisédelà.

Aprèslesappartementsjaunesvenaientlesverts;jenemerappelaisplusdepuiscombiendetempsje n'y avais pas pénétré. Je poussai la porte et scrutai l'obscurité. Lemobilier recouvert de drapsrespiraitlapoussière,lesvoletsétaientclos,lefoyerdébarrassédetoutecendreétaitfroiddepuisdesannées.Lelitn'étaitqu'unsquelette,sesrideauxrangésdansuncoffreencèdreàsonpied.Onsentaitque les pièces n'avaient pas servi depuis longtemps,mais je ne repérai nulle crotte de rongeur. Jedemanderaisauxdomestiquesderendrelasuitehabitable,et,àl'arrivéedeFitzVigilant,elleseseraitréchauffée.Ellen'étaitpasaussispacieusequelajaune;ilyavaitunpetitbureauattenantàlachambreàcoucheretunepiècededimensionréduitepourylogerunserviteur.Enaurait-ilbesoin?Devais-jeluienfournirun?Ilyavaittantdechosesquej'ignoraissurletraitementd'unscribe!J'interrogeraisAllègre;ilensauraitpeut-êtreplusquemoi.Entoutcas,cetappartementconviendraitàFitzVigilant.Encoreunequestionderéglée.JemerendisensuitechezAbeille,etlàjetrouvaiunetâcheàremplir:aumatin,jedevraisfeindre

la colère d'avoir découvert des punaises dans la literie de ma fille, exiger qu'on brûlât draps etcouvertures et qu'on fourbît sa chambre à fond. Cela signifiait que je devais récupérer cette nuitmêmelesaffairesauxquelleselletenaitpourlesmettreàl'abrid'unnettoyagetropapprofondi;ilyavaitdesbougies,sonpantinarticulé,satoupie,etd'autresbricolesquej'imaginaisprécieusesàsesyeux.Jelesprisetlesdissimulaidansmaproprechambre,aufondd'uncoffrequifermaitàclé.Désœuvré, lesommeilmefuyant toujours, jedescendisauxcuisines.Ellesétaientbeaucoupplus

petitesetmoinsaniméesquecellesduchâteaudeCastelcerf,maisl'odeurdelapâteàpainentraindelever et de la soupe quimijotait dans unemarmite couverte au fond de la cheminée avait un effetréconfortant surmoi. Jedéballai lepainqui restait de la semainepassée,m'encoupaiunmorceaupuismerendisdanslegarde-mangertrancherunboutdelarouedefromagepiquant.Enfin,jetiraiunechopedebièreetm'assisàlatable.C'étaitsansdoutelapiècelamieuxchaufféedeFlétribois;legrandâtrede l'anglene s'éteignait jamais, et la chaleurdu fourdans l'autremur restait imprégnéedanslasalle.Jemangeaietbusensongeantauxcuisinesetauxcuisinièresquej'avaisconnues.Puisjerenonçai.Jecroisailesbrassurlatable,posailatêtesureuxetcontemplailefeu.Pourquoi,

Fou?Pourquoi,après toutescesannéesdevide?Pourquoin'êtrepasvenuenpersonne?Es-tuendanger,commelamessagèrel'alaisséentendre?Et,danscecas,pourquoinepasmefaireparvenirunecarteoudesinstructionspourtetrouver?Croyais-tuquejeneviendraispasàtonsecours?Jefusréveillépardeschocssourdsquiseréverbéraientdansmoncrâne.Muscadeavaitdéposéun

énorme tas de pâte à pain sur la table et le pétrissait ; parmoments, elle le soulevait par un bordqu'elle rabattait sur la masse puis frappait énergiquement du plat des mains. Je pris une longueinspirationetmeredressai;l'espaced'uninstant,jefusànouveauunjeunegarçonoccupéàobserverl'activitédelagrandecuisinedeCastelcerfavantleleverdujour.Maisj'étaisàFlétribois,et,aulieud'unevingtained'employés, iln'y enavaitque six.Tavia,qui remuait legruaudumatin, se tournaversmoi,lessourcilshaussés.«Labièreétaitplusfortequeprévu?— Je ne trouvais pas le sommeil, alors je suis descendu ici. Et on dirait que j'ai fini par le

trouver.»Ellehochalatêtepuisannonçad'untonrespectueuxmaisferme:«Vousnousgênez.»J'acquiesçai. « Je m'en vais. » Je me levai en étouffant un bâillement. « Ça sent bien bon, ici,

remarquai-je,etlescuisinièresmegratifièrentd'unsourire.—Ça sentira encoremeilleur quand on apportera le repas sur la table, répondit Tavia.Comme

demoiselleÉvite avait l'airunpeudéçuedenosmets rustiquesd'hier, j'aidit auxaidesqu'il fallaitbrilleraujourd'hui.Siçavousconvient,messire.—Briller?

—FairehonneurànotredameMolly.Ilesttempsderedresserlatêteetderemettrelamaisonenordre.Allègreserongelesonglesdevoirtouts'enalleràvau-l'eau,etonesttouscontentsquevousrecommenciezàvousintéresseràlamaison,messire.Etpuisçafaitdubienqu'ilyaitplusdemondeautourdenous,desouvriersetdesinvités;çaredonnedelavie.»Delavie.AprèslamortdeMolly.Jehochaidenouveaulatêtesansêtresûrdepartagersonavis,

mais pour lui indiquer que ses propos me touchaient. Elle me rendit mon geste avec fermeté,affirmantqu'elleavaitraison.«Lepetitdéjeunerneserapasprêtavantuneheure,messire,maisjepeuxvousapporterduthé,sivousvoulez.—Oui,merci.»Jesortis.J'avaismalàlatête,mondosmefaisaitsouffriretmesvêtementsétaient

toujoursimprégnésd'uneodeurdefumée.Jemefrottailafigureetsentisdespoilsrêchessousmesdoigts;c'étaitundesrisquesdesevouloirprésentablepoursafille:j'allaisdevoirmerasertouslesmatinsdésormais.«Tavia!lançai-je.Attendezunpeupourlethé.Jesonneraiquandjeseraiprêt.»Je trouvaiunedes jeunes fillesdecuisineet, lâchement, l'envoyaiannonceràmon intendantque

j'avaisdécouvertdesparasitesdanslelitdemafilleetbrûlésaliteriependantlanuit;jeconclusendisantquejeluilaissaistoutelatitudepours'enoccuper,etjem'enfuisauxétuves.C'étaitcequimemanquait leplusdemonenfanceàCastelcerf.Ony trouvaitdu réconfort toute

l'année ; elles réchauffaient les corps jusqu'au plus profond au cœur de l'hiver et leur faisaientexsuderleurshumeursmalignesentoutesaison.C'étaitunvestigedel'époqueoùlechâteauavaitunevocation purement militaire, avec de multiples salles et de nombreux bancs, certaines piècesréservéesauxgardes,quiavaienttendanceàchahuteretàsebattreaprèsavoirpassélasoiréeàboire,d'autresauxdomestiques,etd'autresencoreàlanoblesse.LesétuvesdeshommesdeFlétriboisnetenaientpaslacomparaison:iln'yavaitqu'uneseulesalle,

guèreplusspacieusequemachambre,avecdesbancslelongdesmurs;levastefourdebriquesquilachauffaitsesituaitàuneextrémité,etunbassinpleind'eau,bordédebriquesluiaussi,occupaitlecentre.Ilnes'endégageaitjamaisunechaleuraussiintensequ'àCastelcerf,mais,sil'onyétaitdécidé,onpouvaits'ynettoyeràfond.Touslesrésidentsdudomaine,noblesouroturiers,s'enservaient,et,cematin-là,Linlebergers'ytrouvaitencompagniededeuxdesesgrandsfils.Jelessaluaidelatête,peuenclinàbavarder,maisLinvoulutaussitôtsavoirsij'avaisdonnémon

autorisationpourqu'onbrûlât le tasdebranchagespendant lanuit ; jedus luiexpliquerque j'avaisdécouvertdesinsectesdanslaliteriedemafille,etquej'avaistenuàendébarrassersachambreetàtoutréduireencendres.Ilhochagravementlatêteetconfirmaqu'ilnefallaitpaslaissertraînercegenredesituation,mais

jevisleregardqu'échangèrentsesgarçons.Linsetutunmomentpuismedemandasij'avaispermisàdesgensdecamperdanslespâturesdesmoutons;àmaréponsenégative,ilsecoualatête.«Mafoi,c'étaientpeut-êtredesvoyageurs,etiln'yapasdequois'inquiétersic'estvousquiavez

allumélefeu.Cematin,j'aitrouvélabarreduhautd'unedesclôturesarrachéeetlesempreintesd'aumoinstroischevauxquis'enfonçaientdanslepré.Lesdégâtsnesontpasgravesetrienn'adisparu;ondiraitquelesintrussontrepartiscommeilssontvenus.Lesbêtesvontbien,et jen'aimêmepasentenduPâqueretteniaucunautrechienaboyer.C'étaitpeut-êtredesgensquiontfaitunehaltepoursereposer.—Ilsontinstalléunbivouac?Dansunepâturecouvertedeneige?»Ilsecouadenouveaulatête.«J'iraijeteruncoupd'œilplustard»,dis-je.Ilhaussalesépaules.«Iln'yarienàvoir,quedesempreintesdesabots.J'airefixélabarredela

clôture.»Je hochai la tête en m'interrogeant : s'agissait-il de simples voyageurs ou bien de ceux qui

pourchassaientmamessagère ? Probablement pas ces derniers : des individus qui avaient tué une

messagère et en avaient condamné une autre à unemort horrible n'interrompraient sans doute pasleur poursuite pour se reposer dans un pré. J'irais examiner les traces, mais je ne découvriraisvraisemblablementriendeplusqueLin.

7

Lelendemain

Ilyaunmomentoùunassassindoittuerpuisdisparaître.Ilyauntempspourlemeurtrepublicetuntempspouréliminerensecret.Àtitredidactique,unassassinatpeutêtreaccompliauxyeuxdetous,et le soin de se débarrasser du corps laissé à d'autres ; parfois, il vaut mieux tuer en privé puisexhiberlecadavred'unefaçonquichoque,terrifieoudonneunavertissement.Leplusardu,peut-être,estlemeurtreoùtoutdoitresterdissimulé,nonseulementl'actelui-mêmemaisaussiladépouille;lebutestquelquefoisdesusciter l'incertitude,d'éviter lereproche,oude fairecroireque lesujets'estenfuiouaquittésonposte.Ilestdoncclairqueformerunassassinàseulementtuerdemanièreefficacenesuffitpas.Ilfaut

instillerlesensdudiscernement,deladisciplineetdel'effacementpourcréeruninstrumentutile.Singal:L'apprentissagedumeurtre,traduitduchalcédien

Quandjem'éveillai,unelumièregrisepénétraitpar lesfenêtres.J'étaiscouchéesur lecanapéoùmamèrem'avait donné le jour, une couverture sur moi ; une autre était proprement pliée sur lefauteuil de mon père près de l'âtre. On avait récemment rajouté du bois sur le feu. Je demeuraiallongéeetpassaienrevuetousleschangementsqu'avaitsubismonexistenceenuneseulejournée:Éviteétaitarrivée,etpuislamessagèreauteintpâle.J'avaisaidémonpèreàl'amenercheznous,ilavaitconstatéquejesavaismerendreutileetfairepreuved'intelligence,et ilavaitcomptésurmoipoursuivresesinstructions.MaisalorsÉvitel'avaitdétournéparsesplaintesridicules,etnousavionsratél'occasiond'entendrelemessagecomplet.Quandmonpèreavaitdécidédecacherlamortdelajeunefemme,j'avaisétéchoquée,mais j'avaisaussiperçuqueje luiétaisprécieuse.Cependant,dèsqu'Éviteavaitfaitsonaccèsdeterreur,ilm'avaitquittéeetcomplètementoubliéepourcourirapaiserseseffroismélodramatiques.Jerejetailacouvertureetlalaissaiglisserausolenfixantunregardnoirsurlefauteuilvideprès

delacheminée.Toutlemondeavaitbesoindelui:Évitepours'occuperd'elleetlaprotéger,lajeunefemmepâlepourallerchercherunfilsperdu;maisquelqu'unsongeait-ilàluidiredeprêterattentionàsaproprefille,parcequ'ellen'avaitpersonned'autrequeluiaumonde?Non.SaufOrtie,peut-être;etellemeprenaitpourunesimpled'esprit.Enfin,peut-êtrepasunesimple

d'esprit,etj'yavaissansdoutemapartderesponsabilitéenn'ayantjamaisexprimémapenséedevantelle,maismonavenirs'annonçaitquandmêmesombresijedevaisallervivreavecelle.ÀmoinsqueCrible ne retournât à Castelcerf et ne lui expliquât que je n'étais pas aussi demeurée qu'elle lecroyait?Encorefaudrait-ilqu'ilregagnâtlacitadelle;ilparaissaittenirbeaucoupàprotégerÉvite,etelle paraissait beaucoup tenir à le garder près d'elle.Cette idéem'assombrit ; j'ignorais pourquoi,mais j'avais la conviction que Crible appartenait àma sœur aînée. À cet instant, Évite ne fut plusseulementl'étrangère,maisl'ennemie.Etmonpèreabsentnevalaitguèremieux.Jebâtisrapidementmarancuneetmepersuadaidesonbien-fondé,puis,bouillantdecolèrecontre

tous ceux qui m'entouraient, je retournai dans ma chambre. C'est sans aucun plaisir que je ladécouvrispleinedegensoccupésànettoyersolsetmurs ;uneodeurâcredevinaigre flottaitdansl'air.Onavaitenlevétoutelaliterieduchâlitdelachambrededomestique,et,quandj'eusréussiàmefaufilerparmilesserviteursinconnus,jeconstataiquemoncoffreàvêtementsavaitétévidéàmoitié.Silaperspectivequ'onmerendîtmesaffairespropresetfraîchesm'enchantait,jen'étaisguèreraviequ'onmelaissâtsipeudechoixpourm'habiller;jen'appréciaipasnonplusquelesquatrenouvelles

domestiquesetlegrandcostaudquilesaidaitàdéplacerlesgrosmeubless'interrompissentpourmedévisager.C'étaienteuxlesintrus,nonmoi!Maisilsmeregardaient,etaucunnemeproposasonaidequandjesoulevaiavecpeinelecouvercle

pesantdemoncoffre. Jemecontentaid'attraper lespremiersvêtementsque je touchaiduboutdesdoigtsetlesemportaidansl'intimitérelativequ'offraitlesalondemamère.Jemechangeaipromptement,accroupiederrière leparaventquicachaitunanglede lapièce.La

tuniquedataitde l'étéprécédent ;elleétaitunpeutroppetiteetpluscourtequecequemamèreeûttoléré;leschaussesfaisaientdespochesauxgenouxetauxfesses.Jem'examinaidansleséclatsdemiroir sertis dans un abat-jour décoratif : mes cheveux ras se dressaient sur ma tête comme lechaume d'un champ moissonné ; j'avais plus l'air d'un garçon d'écurie que nos propres garçonsd'écurie.JerespiraiprofondémentenévitantsoigneusementdesongeràÉviteetàsesbeauxhabits,àsespeignes,àsesanneauxetàsesétoles.Manouvellerobedechambrerougegisaitparterre;jelaramassai,lasecouai,puislareniflai;

l'odeurdemamèresedissipaitmaiselledemeuraitperceptible.Jelapliaietladissimulaiderrièreuntabouret;jemechargeraismoi-mêmedelalaveretdelaparfumeravecundessachetsdepétalesderosequemamanconfectionnait.Jememisenquêtedemonpère.Jeletrouvaiencompagnied'ÉviteetdeCrible,entraindeprendrelepetitdéjeunerdanslasalleà

manger.Jem'étonnaidevoir la tableaussibiendressée, lesplatscouvertsetdeux théièresen traind'infuser. Un siège vide m'attendait. Ce cérémonial allait-il se répéter tous les jours maintenantqu'Évite habitait chez nous ? Ils achevaient leur repas. Je me glissai discrètement dans la salle etm'installaiàlaplacelibre.Évite expliquait je ne sais quelle absurdité sur la façon de se protéger des fantômes à l'aide de

tassesdethévert.Jelalaissaifinirpuis,sansdonneràmonpèreletempsderéagir,jeluilançai:«Tuasprislepetitdéjeunersansmoi.»J'enétaisprofondémentmeurtrieetjenecherchaispasàlecacher.C'étaitunpetit rituelquenouspartagionsdepuisque lamortdemamèrenousavait laissés seuls ;qu'ilplûtouqu'ilventât,ilmeréveillaitlematinetnousmangionsensemble.Il avait l'air las et négligé bien qu'il se fût rasé et portât une chemise propre, mais c'est sans

compassionqueje l'écoutairépondre :«Lanuitaétécourtepour tout lemonde; j'aipenséquetuauraisenviededormirunpeuplus.—Tuauraisdûmeréveillerpourmedemandersijevoulaismejoindreàvous.— Sans doute », murmura-t-il. Son ton me disait qu'il lui déplaisait d'avoir cette conversation

devantÉviteetCrible,etj'enéprouvaisoudainduregret.«Lesenfantsontbesoindavantagedesommeilquelesadultes,toutlemondelesait»,m'expliqua

Évite.Ellepritsatassedethéetbutenm'observantpar-dessuslebord.Elleavaitleregardd'unfélinmalintentionné.Jenemelaissaipasimpressionner.«Ettoutlemondesaitquelesfantômessontliésaulieudeleur

mort.VotreRonosetrouvelàoùvousl'avezlaissé;unspectrenesuitpaslesgenspartout.»Elle retroussa les lèvres comme un chat prêt à feuler ; mais, si elle avait été un chat, elle eût

comprisque lesbruitsdans lesmursétaientproduitsparunde sescongénères.Sans laquitterdesyeux,jedemandaiàmonpère:«Ilrestequelquechoseàmanger?»Ilme regarda sans répondre puis agita une clochette. Un domestique que je ne connaissais pas

accourut, et il reçut l'ordre de m'apporter un petit déjeuner. Crible voulait sans doute apaiser latensionquandilintervint.«Ehbien,Abeille,quelssonttesprojetspourlajournée?»Lesyeuxd'Évites'étrécirentquandils'adressaàmoi,etjesusaussitôtcommentj'allaisoccuperles

heuresàvenir : jedonneraistantàfaireàCriblequ'iln'auraitplusdetempsàconsacreràlajeunefille.Jelevailementonetluisouris.«Puisquevousêteslàetquemonpèreesttellementprisparles

préparatifspour les invitésetpar les travauxde lamaisonqu'iln'aplusguèrede tempspourmoi,peut-êtrepourriez-vousm'apprendreàmonteràcheval?»Sesyeuxs'agrandirentd'unplaisirnonfeint.«Aveclapermissiondetonpère,j'enseraisravi!»L'intéresséeutl'airabasourdi,etmoncœurseserra.J'eussedûmedouterquedemanderàCriblede

m'enseigneràmonterleblesserait;j'avaisviséÉvitemaisc'étaitluiquej'avaistouché.Toutefois,jen'avais pasmanquéma cible ; ses yeux plissés accentuaient sa ressemblance avec un chat qui esttombédansl'eau.Monpèrepritlaparole:«Jecroyaist'avoirentendudéclarerquetunevoulaispasapprendrel'équitation,quel'idéedet'asseoirsurunecréatureetdeluidireoùallertegênait.»J'avais effectivement tenu ce discours quand j'étais plus petite, et jem'y reconnaissais toujours,

maisiln'étaitpasquestiondel'avouerdevantÉvite.Jesentismesjouesdevenirbrûlantes.«Quelleidéebizarre!»s'exclamaÉviteenéclatantd'unrireravi.Je regardai mon père, atterrée. Comment avait-il pu faire une telle révélation devant une quasi

inconnue ? Était-ce volontaire, parce que je l'avais blessé ? Je répondis d'une voix tendue : « Jecontinued'estimerinjusteque,sousprétextequenoussommesdeshommesetavonslesmoyensdeforcerlesanimauxànousobéir,nousleurimposionsnotrevolonté;mais,sijedoisrendrevisiteàmasœurauchâteaudeCastelcerf,c'estunartquejedoisapprendre.»Crible,quineparaissaitpassensibleauxcourantsd'humeur,souritendisant:«Rienneferaitplus

plaisiràtasœurqu'unevisitedetapart,àmonavis;surtoutsituluimontrescommetuparlesbien.—Pourquoi ? Elle bégayait ? Elle zozotait ? » Si Évite voulait dissimuler le dédain que je lui

inspirais,elles'yprenaitmal.Criblesetournaverselle,l'airsolenneletlavoixgrave.«Elleneparlaitpasbeaucoup,c'esttout.—SiAbeillesouhaitequevousluiappreniezàmonteràcheval,j'ensuisravi,intervintmonpère.

Il y a unemonturedans l'écurie, nonunponey,mais unepetite jument ; je la lui ai choisie quandAbeille avait cinq ans, alors que je pensais pouvoir la persuader d'essayer,mais elle a refusé. Lajumentestgrispommelé,avecunsabotblanc.»Jeleregardai,maissesyeuxn'exprimaientrien.Ilm'avaitréservéunemontureilyavaitplusieurs

années,et,quandilavaitvoulumemettreenselle,ilavaitrenoncéàsonprojetsansmeréprimanderdevant la violence de ma réaction. Pourquoi avait-il conservé la jument ? Parce qu'il avait gardéespoir. Je n'avais pas voulu lui faire de peine. «Un sabot blanc, tu le prends, fis-je àmi-voix. Jeregrettedenepasl'avoiressayéeàl'époque.Maisjesuisprêteaujourd'hui.»Ilacquiesçamaissanssourire.«Jeseraicontentde tevoirapprendre,Abeille,quelquesoit ton

professeur;maisiln'estpasquestionquetuaillesàCastelcerfpourlemoment.Trèstôtcematin,j'aiétéprévenuquetonnouveauprécepteurvabientôtsemettreenroutepourvenircheznous;ilseraitmalvenuqu'ayantquittélechâteaudeCastelcerfildécouvreenarrivanticiquetuestoi-mêmepartielà-bas.—Monnouveauprécepteur?D'oùsort-il?Quandcelaa-t-ilétédécidé?»J'avaisl'impressionque

lasallepenchaitsoudain.«Ilyaplusieursannées.»Monpèreavaitprisuntonaustère.«Ils'appelleFitzVigilant;savenue

est prévue depuis quelque temps, et il arrivera dans les dix jours. » Il eut soudain une expressionpeinée.«Etilfautaussiluipréparerdesappartements.—FitzVigilant…» répétaCribleàmi-voix. Ilne lançapasun regardentenduàmonpère, ilne

haussapaslessourcils,maisjeperçusunenoteaffirmativedanssonton:ilfaisaitcomprendreàmonpère qu'il en savait plus long qu'il n'en disait. « SireVigilant, paraît-il, estime ses plus jeunes filsassezâgéspourserendreàlacour.—C'estexact,réponditmonpère,mêmesiladécisionprovientdesonépouseplusquedelui,dit-

on;sireVigilantenauraitmêmeétéassezsurpris.»

Le regard d'Évite allait de l'un à l'autre. Se doutait-elle qu'ils échangeaient plus d'informationsqu'ilsn'enlaissaientparaître?Mais,encetinstant,celam'étaitégal;jemesentaiscommeentranse.Lessouvenirsdemaprimeenfance,commeceuxdel'époqueoùmamèremeportaitensonsein,

sontflottants:ilsexistentmaisnesontpasancrésdansmaviequotidienne.C'estseulementquandunparfum,unbruit ouungoût les réveillentqu'ils jaillissent àmonesprit.En l'occurrence, c'était unnom.FitzVigilant.Ilavaitsonnéàmesoreillescommeunecloche,etuneréminiscencem'envahit,accompagnéede

l'odeur du lait maternel et des senteurs d'un feu de pommier et de cèdre, et, un longmoment, jeredevins un nourrisson au berceau, et j'entendis ce nomprononcé de la voixmaussade d'un jeunegarçon.C'estunechosed'avoirunsouvenirvaguedesonenfance,c'enestuneautredeleplacertoutàcoup dans son contexte. Le garçon s'était introduit dans ma chambre où je dormais dans monberceau;monpèrel'avaitempêchédemetoucher, ilavaitparlédepoisonetmenacédeletuers'ils'approchaitencoredemoi.Etaujourd'huiildevaitêtremonprécepteur?Les questions se bousculaient dans ma tête. Le nouveau domestique revint sans bruit et déposa

devantmoiunboldegruau,deuxœufsdursetunpetitplatdepommesàl'étouffée,dontlapincéedecannelleembauma lasalle.Tavia lesavait-ellepréparéesspécialementpourmoioubienétait-ce lemêmeplatpourtoutlemonde?Jelevai lesyeux: tousmeregardaient.Jenesavaisquedire.Monpèreavait-iloublié lenomde l'enfantqui s'étaitglissé jusqu'àmonberceau jadis?Croyait-ilqu'ilavaitchangé?Pourquoienfairemonprécepteur?Jeprisunecuilleréedepommesetréfléchisunmomentavantdedemander:«EttupensesqueFitzVigilantserabonprofesseur?»Évitequi avaitporté sa tasse à ses lèvres la reposabrutalement sur sa soucoupe, et elle regarda

Cribled'unairatterréensecouantlatête.D'untondeconspirateur,commesiellenevoulaitpasêtreentendue demon père ni demoi, elle dit : « Je n'ai jamais vu un enfant remettre en question lesdécisionsdesesaînés!Sij'avaiseul'audacedem'opposeràunseuldesprojetsdemagrand-mèrepourmoi,ellem'auraitflanquéunetalocheetenvoyéedansmachambre!»C'était joué finement. Je ne pouvais me défendre sans paraître encore plus gâtée et impudente

qu'ellenemedépeignait.Jebusunpeudelaitenobservantmonpèrepar-dessusleborddematasse;ilétaitfurieux.Sonexpressionn'avaitpaschangé,etj'étaispeut-êtrelaseuleàmerendrecomptequela colère l'étreignait.ContreÉvite ou contremoi ?D'une voix parfaitement normale, il répondit :« J'aimanifestement avecAbeille une relationdifférentede celle quevous aviez avecvosgrands-parents.Jel'aitoujoursencouragéeàpenserparelle-mêmeetàdiscuteravecmoidenosprojetspourelle.»Ilbutunegorgéedethéetajouta:«Jen'imaginepasluidonnerunegifle.Jamais.»Sonregardeffleuralemien,etdeslarmesmepiquèrentlesyeux.Moiquiétaissijalouse,certaine

qu'ilpréféraitÉvite!Sonbrefcoupd'œilleplaçaitau-delàdesonrôledepère:c'étaitmonallié.Ilposa sa tasse,m'adressa un signe de tête de connivence et reprit : « Depuis quelques années, sireUmbreprépareFitzVigilantàdevenirtonprécepteur,Abeille.»Ilmefitunclind'œilquenulnevitàpartmoi.«Prends-le.—C'estpromis»,dis-je.Jeleluidevaisbien.Jefisuneffortpoursourire.«J'aihâted'apprendre

denouvelleschoses.—Jesuistrèsheureuxdel'entendre»,répondit-il.Éviteintervint:«Unmessageannonçantsavenueestarrivécettenuit?DelapartdesireUmbre?

Maisjen'airienentendu,etjevousassurequejenedormaispas!Jen'aipasfermél'œil.Lemessagera-t-ilparlédemoi?Yavait-ilquelquechosepourmoi?—Touts'estpassédanslaplusgrandediscrétion,etiln'étaitquestionqueduprécepteur»,expliqua

monpère.Le tonqu'ilavaitemployédisaitqu'ellesemêlaitdecequine la regardaitpas.Pourma

part, jecomprisquesireUmbreluiavait transmislerenseignementparlebiaisdel'Art;defait, ilavait eu une nuit agitée, et il avait de bonnes raisons d'avoir l'air exténué. Je réprimai un souriresupérieurquandjeprisconsciencequej'ensavaisdavantagequ'Évite:j'étaisaucourantquemonpèreetsireUmbrepartageaientlamagiedel'Art.Satisfaite, je décidai de me taire pour le moment. Tout à mon repas, j'écoutai parler les deux

hommes, interrompus par les questions d'Évite qui ne portaient que sur elle-même. Les ouvriersdevaient revenir vers midi pour reprendre les travaux de restauration ; Évite espérait qu'ils necommenceraientpastroptôt:ellen'aimaitpasêtreréveilléeensursaut.Monpèreavaitdonnépourinstruction à Allègre de préparer un appartement pour le scribe FitzVigilant ; Évite se demandaitlequelonluiattribuerait.Laconversationdéviasurlesparasitesimaginairesquiinfestaientmonlit,surquoiÉviteexprimasonhorreuretexigeaqu'onchangeâtsur-le-champtoutesaliterie.Monpèrelui assura que l'installation d'un nouveau lit, avec de nouvelles couvertures et de nouveaux draps,faisait partie de la rénovation prévue de l'appartement jaune, et elle demanda alors s'il fallaitobligatoirementquelasuitedemeurâtjaune,carellepréféraitdeloinlemauveoulelavande.Jelevailesyeuxdemonassietteetvislesdeuxhommeséchangerunregardconsterné.Monpère

plissalefront.«Maisl'appartementjauneatoujoursétéjaune,dit-il,commesicelaexpliquaittout.—Ilyal'appartementviolet,àl'autreboutdelamêmeaile,sijemerappellebien,intervintCrible.—Vousseriezassezloindurestedelamaison,mais,sivousledésirez…»fitmonpère.Tâchant de ne pas sourire, je terminai mon gruau qui refroidissait alors qu'Évite s'exclamait :

«Maisj'aimelavuequ'onadesfenêtres!Nepeut-onrepeindrelesmursetchangerlestapisseriespouren installerd'une teinteplus reposante?Cen'estpasparcequecetappartementa toujoursétéjaunequ'ildoitlerester.—Mais…c'estl'appartementjaune…»Monpère était abasourdi par l'incapacité d'Évite à comprendre ses objections ; elle continuait à

insisterqu'onpouvaitparfaitementpeindreenmauvedesmursjaunes.Profitantdeleurdistraction,jem'éclipsai;lesdeuxhommesserendirentsansdoutevaguementcomptedemonmouvement,maisilsnem'arrêtèrentpas.Machambreétaitsinuequej'eussepulapeindreden'importequellecouleursansm'inquiéterde

l'harmonieavec lesmeubles, les tapisseriesou les tapis.Unproduitdestinéàéliminer lesparasitesbrasillaitdanslacheminéeenémettantunefuméeépaisse.Lessquelettesdeboisdeslitsavaientgardéleurplace,maismescoffresàvêtementsavaientététransportésdanslecouloir;jemerendisauprèsd'euxetlesfouillaiànouveaupourtrouverunetenuepluschaudeavantdemerisquerdehors.Lapluies'étaitcalméeetunvent tièdepour lasaisonbalayait lepays.J'allai toutd'aborddans la

pâtureoùnousavionsallumélebrasierlanuitprécédente;lachaleuravaitétéintense,carilnerestaitqu'unecendreblancheaumilieud'uncercledebranchesenpartieconsumées.Jemesaisisd'unboutde bois pour fouiller dans les cendres ; en dessous, desmorceaux de charbon ouvrirent des yeuxrouges quand je les réveillai. Je ne vis pas d'os ni même l'arrondi du crâne que je m'attendais àdécouvrir;monpèreétait-ilpasséavantmoi,àlapointedel'aube?Dupied,jerepoussaiquelquesbrandonssurlesbraises;peuaprès,unefinevolutedefumées'éleva,puisdesflammesjaillirent.Jecontemplailefeuenmeremémorantlesparolesdenotreétrangevisiteuse,etjemedemandaisimonpèreallaitentenircompteoulesoublier,maintenantqu'elleétaitmorte.Uneprophétieannonçaitunfilsinattendu,etquelqu'unavaitcrujadisquemonpèreincarnaitcetteprédiction;àl'évidence,jeneconnaissaispastoutdesonpassé.Pouvais-jememontrerplusaudacieuseetsubtiliserdavantagedesespapierspourleslirependantqu'ilétaitprisparlesréparationsdelarésidence?Oui,illefallait.Jelongeailesenclosàmoutonsenrevenantàlamaison.Juchésurunrochercouvertdelichenau

milieude lapâturerase,unchatonnoiretefflanquéobservait l'herbe. Ilavaitdeuxpattesblanches,autantquejepussevoir,etlaqueuecassée.Ilchassait,etjem'arrêtaipourleregardersansbruit.Ses

musclesseraidirentpuis,commeuneflèchedécochéed'unarc,ilplongea;sespattesavantheurtèrentbrutalementsaproie,et il tenditbrusquement la têtepour la tuerd'uncoupdecrocrapide.Alors illevalesyeuxversmoi,etjecomprisquemaprésenceneluiavaitpaséchappé.Entresesmâchoires,lasourisgrisfoncépendait,inerte.«Jesaisoùilyadessourisenquantité,degrossessourisnourriesaufromageetauxsaucisses»,

luidis-je.Ilmeregardasansrépondre,commes'ilréfléchissaitàmespropos,puisilsedétournaets'enallaentrottant,saproiedanslagueule.Jesongeaiqu'ilavaitvitegrandi.Commetousleschats.Unefoisqu'unchatsaitchasser,ilpeutseprocurertoutcequiluifaut.Alors

savieluiappartient.Lapenséeapparutsiclairementdansmonespritquejecrusenêtrel'auteur.«J'aibesoind'unchasseurcommetoi!»lançai-je.Ilcontinuades'éloignersansmarquerdepause.Jeleregardaidisparaîtreensongeantquemesbesoinsn'intéressaientpasgrand-mondeàpartmoi.

Jedevraismedébrouillerseule.

8

Larecherchedufils

Lapremièretâched'unedamedanssonnouveaulogisestd'imposerlerespect.C'estuneentreprisequi peut être plus difficile qu'on ne l'imagine, surtout si l'on s'installe dans une nouvelle résidenceaprèslemariageetquelamèredel'épouxestencoremaîtressedelamaison.Mais,aussisurprenantquecelaparaisse,l'affairepeutêtreencoreplusdélicatepourladamequiprendenchargeledomainede sonmari, jusque-là célibataire ; dans le cas où les domestiques ont l'habitude de n'avoir qu'unmaître, la récenteépouséerisqued'avoirdesdifficultésà s'emparerde l'autorité, voireàobtenir lerespectdesserviteursderangélevé;intendantsetcuisinièressontconnuspourposerdesproblèmesàcetégard.Lanouvellemaîtressedelamaisonselasseravitedes:«Maisonatoujoursfaitainsi.»Pire encore est de s'entendre dire par un domestique : «C'est ainsi que notremaître préfère qu'onfasse. » Si elle n'y met pas promptement bon ordre, la nouvelle dame du domaine se retrouverareléguéeaumêmestatutqu'unménestreldepassage.Lemieuxest souventdesimplementrenvoyer lesdomestiquesenchefetderecommenceravecun

personnelchoisipar ladame.Mais,aucasoù lemaîtreestattachéàsesvieuxserviteurs,elledoitimposer sa mainmise franchement et avec fermeté. Accepter ce qui existe est une erreur : il fautrécusersanstarderlesmenus,lesarrangementsfloraux,latenuedupersonnel–end'autrestermes,prendrelamaîtrisedudomainedomestiquedèsleseuilfranchi.

Guidedesbonnesmanières,dameCélestia

JetrouvaiAllègreencompagniedesouvriers;devantlaportedufuturappartementd'Évite,illeurreprochait d'avoir sali le couloir avec leurs chaussures boueuses. J'attendis qu'il eût fini puis luiannonçaiquedemoiselleÉvite souhaiteraitpeut-êtreuneautrecouleurauxmurset luidemandai sil'appartementjaunepouvaitêtrerepeintselonsesgoûts.Ilmeregardacommesij'étaisfou.«Mais,danscecas,l'arc-en-cielseraitdésorganisé.—Jevousdemandepardon?—PardécretdedamePatience,ilyadesannées,lesseptappartementsontétépeintspoursuivre

l'ordredescouleursdel'arc-en-ciel.Lepremierestrouge,lesecondorange,lejauneestsuiviparlevert,puislebleu,et…—Leviolet.L'appartementvioletest-ilenbonétat?»Son front se creusa encore. « Autant que j'ai pu le maintenir étant donné le budget que vous

m'allouez.»Ilmeconsidéraentâchantdedissimulerlaréprobationqueluiinspiraitlepeud'intérêtquej'avaismontrépourledomainedepuisdesannées.Je pris une décision. « Envoyez chercher demoiselle Évite, qu'elle choisisse l'appartement de la

couleur qui lui convient ; et préparez aussi l'appartement vert. Non, attendez ; vous avez raison,Allègre.Faites-moiunelistedesrénovationsquevousjugeznécessairesdanschacunedessuitesducorps principal. Commençons par les remettre en état l'une après l'autre, comme nous aurions dûnousyemployerdepuislongtemps.Ah,etpuisunautrehôteviendraséjournercheznous;ilarriveradansunedizainedejours.FitzVigilantofficieracommeprécepteurdedemoiselleAbeille,etpeut-êtred'autresenfantsdelapropriété.»Cettedernièreidéem'étaitvenuebrusquement.LeroiSubtilavaittoujoursexigéquechaqueenfant

deCastelcerfeûtlapossibilitéd'apprendreàlireetàcalculer;touslesparentsn'enprofitaientpasetbeaucoupd'enfantsimploraientd'yéchapper,maischacunavaitl'occasiond'étudierauchâteau.Ilétaittempsderedonnervieàcethéritage.

Allègreeutunsoupiragacé.Pourunhommeaunomaussijoyeux,c'estd'unairfortmorosequ'ildemanda : «Alors il faut également remettre en état la salle de classe,messire ?Et l'appartementannexeduscribe?»La salle de classe… Il me revint brusquement qu'en effet Flétribois en possédait une. J'avais

commencé mon instruction près d'un des petits âtres de la grand-salle de Castelcerf ; quant auxgarçonsdeMolly,ilsavaientreçudeBurrichdebonnesbasesenlectureetencalcul,etc'étaitsurtoutmoietlesautresoccupantsdeFlétriboisquileuravaientfournileurinstruction;ilsavaientapprisdel'arboriste, du responsable des vergers, du berger… Je ne leur avais jamais imposé de parler uneautre langue,et ilsavaientpuisé leurconnaissancede l'histoireetde lagéographiedesSix-Duchésdans les longues conversationsdu soiroudans lesballadesdesménestrels lorsdes fêtes.Avais-jebâcléleuréducation?NiMollyniaucund'entreeuxnem'enavaitjamaisdemandéplus.Unsentimentdeculpabilitém'étreignit.« Messire ? » L'intervention d'Allègre me ramena brutalement au présent. Je le regardai sans

répondre,incapabledemerappelerdequoinousparlions.Devantmonairinterrogateur,ilrépéta:«Lasalledeclasse,dotaireBlaireau;c'étaitunecréation

de dame Patience, il y a bien des années, à l'époque où elle espérait encore avoir des enfants quigrandiraient dans le domaine. Il y a une salle de classe, une salle destinée à l'enseignement. » Ils'exprimaitcommes'ilcraignaitqueleconceptnemefûtétranger.Évidemment. « Très bien, Allègre ; rafraîchissez la salle de classe, l'appartement du scribe, et

faites-moi une liste des éventuelles réparations nécessaires. Ah, et aussi une liste des enfants quipourraientvouloirapprendreàlireetàcalculer,jevousprie.»Le regardd'Allègre recelait toute la résolutiondumartyrquiveut fairedesonmieux.«Ya-t-il

autrechose,messire?»Je rendis les armes. « Je ne vois rien pour l'instant. S'il vous vient une idée, veuillez me la

soumettre.—Ceserafait,messire.»Jecrusl'entendreajouterintérieurement:Commecelaauraitdûêtrefait

depuisledébut.Lesoirmême,unefoislesouvrierspartisetAbeilleendormiedanslesalondecouturedeMolly,

j'artisaimafilleaînée.Elleaccueillitmoncontactparcesmots:Jem'apprêtaisàmecoucher.Jem'excusai : Je n'avais pas conscience qu'il était si tard. Je souhaitais te tenir au courant des

dernièresrénovationsquej'aidécidéesàFlétribois.Jelespensenécessaires,commeAllègre,maisjecrainsqu'ellesn'attaquentlesréservesmisesdecôtépourlesrevenus.Jelasentissoupirer.Laissonslàlescérémonies.Tun'espasvraimentmondotaireentraindeme

faire soncompterendu ; tu saisaussibienquemoiqueFlétriboisauraitdû te revenir.Ta façondesoutenirquecettepropriétém'appartientetdejustifiertoutcequetuyfaismefatigue.Maisc'esttonhérit…Et c'est blessant. Crois-tu franchement que je m'opposerais à tes décisions si elles profitent à

Abeille?Ouàtoi?Tunemejugespaségoïsteàcepoint, jelesaisbien.Alors,cesse, jet'enprie.Fais cequ'il fautpourque lamaison restedebout et enbonétat, et dépense les revenusdes terrescommeilsdoiventl'être,oucommetuenasenvie.Unsilence.TusaisqueFitzVigilantvabientôtsemettreenroutepourterejoindre?On m'en a prévenu, oui. Je m'efforçai de ne pas laisser transparaître mes réserves quant à cet

arrangement.Ehbien,jenepensepasqu'ilsoitencoreassezremispourvoyager,etj'aipresséUmbredelegarder

quelque temps. Quand il arrivera, fais-le examiner par un guérisseur ; c'est un garçon têtu, et ilsoutiendraqu'ilvatrèsbien,maisinsiste.Ilaétébattutrèsviolemment,etjesupposequ'Umbreveut

l'éloignerpourassurersasécurité.Ilauraitdûteleconfierilyadesannées,commejeleluiaiditàdenombreusesreprises; ilauraitdûsepréoccuperdel'intérêtdecegarçonaulieudecéderàsonenviedelegarderprèsdelui.Jeveilleraiàsonbien-être;j'avaisenvisagédel'installerdansl'appartementvert,maisAllègrem'a

apprisquePatienceavaitétabliunesalledeclassedans l'aileestetqu'ellecomprendun logementannexepourleprofesseur.Vraiment?Ah,oui!Jem'ensouviens.C'estunvieilappartementbiscornu,n'est-cepas?Maisça

devrait conveniràLant ; c'est quelqu'unde réservé, encoreplusdepuis la correctionqu'il a reçue,dirait-on.Çapeutêtrel'effetdelaviolencephysique,c'estexact,medis-je.Jen'avaisnulleenviedepartager

ce souvenir avec Ortie, mais je n'avais pas oublié le traumatisme des tortures que Royal m'avaitinfligées ni le repli sur lui-même dont le Fou avait souffert après avoir subi les brutalités de laFemme pâle. Nous habitons notre corps, et un assaut contre cette forteresse de l'esprit laisse descicatricesquinesevoientpeut-êtrepas,maisneguérissentjamais.Jeluilaisseraissonintimité,et,s'ilvoulaitparler,cequ'ilmediraitresteraitentrenous.Tu es toujours éveillé ? L'idée que j'eusse dérangé son repos pour m'endormir moi-même

paraissaitl'agacer.Oui.JeréfléchissaisauxarrangementsquejedoisprendrepourFitzVigilant.Traite-leavecdouceur.Tu as de l'affection pour lui, dirait-on. À nouveau cette impression que le garçon avait plus

d'importancequ'Umbrenelelaissaitparaître.Oui. Traite-le bien et accueille-le avec hospitalité. Et Ortie n'était pas disposée à m'en dire

davantage.Et maintenant je vais dormir, poursuivit-elle.Nous ne sommes pas tous des loups quisortentlanuit,Tom;certainsd'entrenouspréfèrentsereposer.Alors,bonnenuit,machérie.Bonnenuit.Etelledisparutdemaconsciencecommeunparfumchasséparunebrisevagabonde.Cen'étaitpaslaseuledemesfillesàposséderuntalentpourm'éviter.Pendantlesjourssuivants,

Abeilles'arrangeatoujourspoursortird'unepiècequandj'ypénétrais;jelavoyaisauxrepasmaiselleétaitrentréedanssonmutismealorsqu'Évitecaquetaitcommeunepoulequivientdepondreunœuf et souhaite l'annoncer à toute la basse-cour.Après demultiples hésitations, elle avait fini parchoisirl'appartementviolet,qu'elleappelaitlasuitelavande.Mais,sijecroyaisavoirainsiobtenuunrépitàsesexigencesetàsesplaintes,cetespoirfutbientôtréduitànéant;elletrouvaitlemotifdestentures«tropchargé»etlesrideauxdelitpassés;lemiroirétait«piquéetbeaucouptroppetitpourservir à quelque chose» ; les chandeliers ne lui convenaient pas : elle voulait des lampespour sacoiffeuse.Jen'osaipasl'adresseràAllègre,carjecraignaisquenonseulementilnecédâtàtoutessesdemandes,maisy ajoutât encore.Lamine solennelle et l'œil pétillant deCriblemeconvainquirentqu'ilavaitbienméritélecompromisauquelj'étaisarrivé,quiconsistaitàl'envoyer,avecÉviteetunelettre de crédit, augrandmarchédeBout-du-Lac, déplacement qui les obligerait à passer la nuit àl'aubergelocaleetmepermettraitde jouird'aumoinsunesoiréecalme.QuandAllègreeutventdeleur trajet, ilmeremitunelisted'articlesàacheter,si longuequejeréquisitionnaiunchariotattelépourlesaccompagner;Taviavintensuiteprésentersesdoléancespoursescasserolesabîméesetsescouteauxuséspar lapierreàaiguiser ; je joignissa listeàcelledemon intendant,puis jesongeaimoi-mêmeàquelquesobjetspersonnelsquiavaientbesoind'êtreremplacés.Ilsfinirentparsemettreen routeavecdeuxchariots et leurs attelages.Crible faisaitgrisemine,mais j'avais le sourire auxlèvres:avecleslistessupplémentaires,j'avaisgagnéunjour,voiredeux,avantleurretour.

Enplusdescoursesqu'ilsavaientàfaire,jeconfiaiunemissionàCrible:tendrel'oreilleenrouteetseteniràl'affûtdeon-ditsurdesinconnuscherchantunejeunefilleauteintpâle,semblableàcellequiétaitpasséecheznous;jeluiexpliquaiquej'étaiscurieuxdesavoirpourquoielles'étaitéclipséeaussibrusquement,cequ'ellecraignait,etsisespersécuteursdevaientêtreàleurtourpourchassésparlagarderoyale.Ilsedoutait,jenel'ignoraispas,quejeneluiracontaispastoutel'histoire,loindelà,maiscelal'inciteraitprobablementàredoublerd'effortspourrecueillirdiversbruits.EtÉviteseraitabsentedechezmoipendantaumoinsplusieursjours;j'enéprouvaisunsoulagementd'uneintensitésurprenante.JenepouvaisforcerAbeilleàserapprocherdemoi;peut-être,aprèscedontelleavaitététémoin

cettenuitfatidique,avait-ellebesoindeprendresesdistancesavecmoi.Mais,discrètementetdeloin,jemetenaisinformédesesdéplacementsetdesesactivités;ellepassaitbeaucoupdetempsdanssacachette,etjedécouvrisbientôtcequ'ellelisait.Jefushorrifié,autantparmanégligencequeparcequ'elleavaitdûapprendresurmoi,maisc'étaitmafaute,etjesavaiscommentyremédier:àlafaçond'Umbrequandils'étaitrenducomptequemeslecturesneselimitaientpasàcequ'ilmesoumettait.Aucoursdescinqjoursquisuivirent,jeprismontravailàbras-le-corps.Allègrenepouvaitpastoutfaire;ilétaitbongérant,ilsavaitdénicherlesemployéscompétents,lesembaucheretleurindiquerleurs tâches,mais ce n'était pas lemeilleur pour veiller à ce qu'un ouvrage fût effectué selon lesrègles.Burrichm'avaitenseignél'artdélicatdepasserd'unairdégagédevantlesfainéantsetdelesmotiverd'unseulregard,etjen'hésitaispasàl'employer.Jenepouvaisprétendreàuneconnaissanceapprofondiede lamaçonnerienide lamenuiserie,mais jesavais repérer lesouvriersqui faisaientsemblant de travailler ; il était aussi fascinant de regarder unemaîtresse commeFourmi réfléchiravantdeposersespierrespourobtenirlemeilleurrésultatetdelalaisseralleràsonproprerythme.Outrelesréparationsetlenettoyage,lestâcheshabituellesdudomainesepoursuivaient.Jesentais

bienqu'Abeillem'évitait,mais je ne pouvais lui envouloir : commemoi, elle nemanquait pas desujetsderéflexion;etpeut-êtrel'évitais-jemoiaussi,inquietd'avoirplacésursesfrêlesépaulesunfardeautroppesant.Sijel'appelaisauprèsdemoipourenparler,lachargegagnerait-elleenpoidsetenimportancedanssonesprit?Pouvais-jerépondreavecfranchiseauxquestionsqu'elleposerait?Pendantquelquesjours,jechassaidemespenséeslamessagèreetsamissionenmerépétantque,silefils inattenduduFouétait restécaché tantd'années,quelques joursdeplusnechangeraient rien. Jem'étaisrendudanslapâtureauxmoutonsetj'avaisexaminélestracesdesabotsquicommençaientàs'effacerdanslaneige;Linavaitraison:troischevauxyétaiententrésetenétaientressortislanuitoùj'avaisincinérélajeunefille.Jetrouvaiaussilesempreintesd'unhommequiavaitmispiedàterre,aumoinspoursedérouillerlesjambes;iln'yavaitpastraced'unfeudecampnid'uneoccupationprolongée de la zone. Je me retournai vers Flétribois ; la demeure n'était guère visible de là,dissimuléeparlesmursduparcetlesarbres;enrevanche,lesinconnusavaientpudistinguermonbûcher funéraire, et nousobserver,Abeille etmoi, alorsquenous faisionsbrûlerdesdraps etdescouvertures. Ilsn'avaient sansdoute rienvud'autre.Les tracesnem'enapprirentpasplus, et je leschassaidemespenséescommesansintérêt;c'étaientpeut-êtredesvoyageurs,desbraconniersoudesvoleursdepassage.Ouceuxquipoursuivaient lamessagère?Je repensaiàcequ'ellem'avaitditd'euxet jugeaique

non;ilseussentpoussél'acharnementjusqu'àlapourchasserauseuildemaporte,oùilseussentétésûrs de samort, mais je ne les imaginais pas observant de loin lamaison où elle avait peut-êtrecherché refuge puis tournant bride. Non, c'était une coïncidence, rien de plus. Les poursuivantspistaientpeut-êtreencorelajeunefille;s'ilsétaientdanslarégion,Cribleentendraitparlerd'eux.Ilavaituntalentpourcaptercegenredebruits.Pourmapart,jeresteraissurmesgardes,etjemepromisd'entreprendrecetterecherchedu«fils

inattendu»dèsquepossible.Pourleprésent,j'assureraislasécuritédemamaisonetdupupillequ'on

m'avaitconfiéavantdemelancerdansd'autrestâches;mieuxvalaittoutnettoyeretconsolideravantdepartir.L'idéedemerendredanslesMontagnesenhiverm'effrayait,maisjedevraispeut-êtrem'yrésoudre;Jofronnerépondraitsûrementpasàmesmessages.Silapistemenaitlà-bas,jedevraisyallerenpersonne.Lanuit,avantdedormir,jesongeaisàl'étrangemissionduFou.Commentpourrais-jeabandonner

Abeille pour me lancer dans une telle entreprise ? C'était impossible. L'emmener ? L'exposer audanger?C'étaitimpossibleaussi.L'envoyeràOrtie?Leprécepteurluiservirait-ildegardeducorpscommel'avaitlaisséentendreUmbre?CommentLantlepourrait-il?Larosséequ'ilavaitreçueneparlaitpasenfaveurdesacapacitéàsedéfendre,encoremoinsàdéfendremafille.QuantàÉvitedanscerôle,c'étaitunemauvaiseplaisanterie.Ellen'aimaitpasmafilleetavaitpeur

desbruitslanuit;cen'étaitpaslaprotectricequejechoisiraispourAbeille.Non,jedevraistrouverquelqu'undeconfiance.Enattendant, jenepouvaispasm'occuperdelamissionduFou,maisjenepouvaispasnonplusfairecommesiellen'existaitpas.L'angoisseledisputaitenmoiàlacolère:jecraignaisquemonvieilaminefûtengranddanger,voirequ'ilnefûtdéjàmort,etj'étaisfurieuxqu'ilm'eût fait parvenir un message incompréhensible. Je savais qu'il n'avait plus qu'une appréhensionvaguedel'avenir,maisileûtquandmêmepum'exposerunpeusasituation!Maispeut-êtreque,sisamessagère avait survécu plus longtemps, elle eût clarifié ses propos. Certains soirs, je redoutaisd'avoir été trop pressé de lui accorder unemort miséricordieuse ; alors jememorigénais et merépétaisqu'ilétaittroptardpourypenser,puisjem'efforçaisdetrouverunepositionplusconfortabledansmon lit, fermais les yeux etme reprochais lemal que j'avais fait àmes filles ;mais jem'envoulaissurtoutdelaisserUmbresedéchargersurmoidesesproblèmes.Pourtant,commenteussé-jepurefuser?Jerassemblaimoncourageetmeconvainquisquejedevaisaumoinscommencermamission.Je

reconnaisqu'ilétaitunpeumesquindemapartd'attendre lemilieude lanuitpourartiserUmbre ;mais, si j'espérais interrompre son sommeil, j'en fus pourmes frais : il s'ouvrit aussitôt àmoi, etexprima même du plaisir à m'entendre. Je pris alors conscience que je ne prenais pas souventl'initiativedenoscontacts,etj'eusd'autantplusdemalàgardermessecretspar-deversmoi.J'aiunserviceàvousdemanderquivavousparaîtresingulier;et,encoreplusinsolite,jenepeux

vousdirepourquoipourlemoment.Que voilà une introduction intrigante !Eh bien, demande,mais neme fais pas de reproche si je

devine tes intentionsavantque tuneme les révèles. Je le sentis s'installer confortablementdans lefauteuildesaretraiteettendrelesjambesdevantlefeu.Lapossibilitédesemontrerplusastucieuxquemoiparaissaitleravir.Trèsbien,qu'ils'amuse;il

fouiraitcommeunblaireaupourtrouvermonsecretetendécouvrirpeut-êtred'autresaupassage.Jen'enattendspasmoinsdevous.Mais,pour l'instant,nemeposezpasdequestions, jevousen

prie.Voicicequej'aibesoindesavoir:jechercheungarçonquipourraitêtrelefilsdetroisfemmespossibles, peut-être bâtard. J'avais bien réfléchi à la façon de présenter ma question ; nombre defemmessemariaientenhâtepourcouvrirunegrossesseillégitime.Troisfemmes,hein?Ehbien,dequis'agit-il?Vousenconnaissezsansdouteune,uneautrepeut-être,etilestpeuprobablequevousayezentendu

parlerdelatroisième.Demieuxenmieux.Bon,jeneteprometsrien,maisdemandetoujours.Vous vous rappelez sûrement Laurier, la veneuse qui nous a aidés lorsque Devoir était en

délicatesseaveclesPie;parlasuite,ellenousaététrèsutiledansnosnégociationsavecleLignage.Ilyeutunbrefsilence.Mebarrait-ill'accèsàunrenseignement?Puisilréponditd'untonenjoué:

Naturellement,jemelarappelle!Savez-voussielles'estmariée?Sielleaeudesenfants?

Ànouveau,uncourtsilence,commeunehésitation.Entoutcas,jepuisledécouvrir.Lasuivante?Garetha. Elle travaillait aux jardins quand j'étais enfant à Castelcerf, et elle y était toujours

employéequandjevivaisauchâteau,commedomestiquedesireDoré.Cenomnemeditrien,maisjen'auraipasdemalàtrouverquelqu'unquiauraentenduparlerd'elle

etsauracequ'elleestdevenue.Etladernière?Ilm'évoquaitunécureuilramassantdesnoisettes,sipressédes'emparerdelasuivantequ'ilfourrait

les faits en vrac dans son esprit, attendant pour les trier d'avoir obtenu de moi tous lesrenseignements.Jesavaisqu'ilrepéreraitsanstarderlefilquilesreliait;maisiln'auraitqueplusdeplaisiràladécouvertes'ildevaitsedonnerunpeudemalpouryparvenir.J'hésitaipourlatroisièmefemme:sielleavaiteuunrejetonduFou,cedevaitêtreunhommefaitaujourd'hui;maisjedevaisexaminertouteslespossibilités.Jofron.EllehabitaitdansleroyaumedesMontagnesetaparticipéauxsoinsqu'onm'aprodigués

lorsque j'ai été gravement blessé. Elle est ébéniste et fabrique de petites armoires et des jouetssuperbes.Jesaisqu'elleaunfils,carj'airencontrésonpetit-fils,maisj'aibesoindesavoirquiestsonpèreetquandilestné;j'aimeraisaussiunedescriptionphysique.JemesouviensdeJofron. Ilnecachaitpassasurprisedevantmarequête.Çaremonteàquelques

annéesetc'estassezloind'ici,maisonpeuttoujoursmenerdesenquêtes.J'aidesagentsàJhaampe.Jen'endoutepas.Vousavezdesagentspartout, y compris ici, àFlétribois.Ma réflexionmêlait

l'accusationetlecompliment.C'estbienpossible.Et tun'ignorespas l'utilitéd'unréseauétendud'yeuxetd'oreillesauxaguets.

Alors,nousdisonsJofron,GarethaetLaurierlaveneuse.Ettucherchesunenfant;ungarçonouunefille?Ungarçon,maisquin'estpeut-êtreplusdutoutunenfantaujourd'hui.DanslecasdeJofron,son

filsaaumoinstrente-sixans–jepense.CommentsavoirsileFoun'étaitpaspasséchezelledepuislors?Jen'étaissûrderien.Enfin,n'importequelenfantden'importequelâgeàquicesfemmesontpudonnerlejour.Sivouspouvezmefournircesrenseignements,jelestraiteraimoi-mêmeetj'auraiunedetteenversvous.Assurément.Et il interrompitnotre liend'Artsansme laisser le tempsde luiendirenide luien

demanderdavantage.Je demeurai un moment dans le courant d'Art en me laissant attirer par son charme. On met

sévèrementengardelesapprentisartiseurscontrel'attraitqu'ilexerceetl'assuétudequ'ilcrée,maisc'estunesensationdifficileàdécrire.Dans l'Art, jemesentaiscomplet, jen'étaisplusseul ;mêmedansl'amourleplusprofond,onestséparédesonpartenaireparlapeau,mêmelorsqu'onestliéparl'actequiunitdeuxpersonnes.Iln'yaquedansl'Artquecesentimentdeséparations'estompe;iln'yaque dans l'Art que j'aie jamais éprouvé cette impression de ne faire qu'un avec le monde entier.DepuislamortdeMolly, jemesentaisplusseulquejamais,et jemesoumisdoncàlatentationdecette houle de complétude, en songeant à lâcher prise et àme dissoudre dans le grand tout – noncomme une partie se joignant à d'autres, non : dans l'Art, toute limite s'efface, tout sentimentd'individualitédisparaît.À la surface de l'Art, on peut se laisser flotter et entendre des bribes de vie d'autres personnes.

Beaucoup de gens possèdent cette magie sous une forme modérée, insuffisante pour l'employeractivement,maisquileurpermetd'étendreleurespritinconsciemment.Jecaptaiunemèrequipensaitàsonfilspartienmeretdontellen'avaitaucunenouvelledepuissixmois;elleespéraitqu'ilallaitbien,etsoncœurlecherchaitsansqu'elles'enrendîtcompte.Unjeunehommes'apprêtaitàsemarier,maisilsongeaitàunejeunefillequ'ilavaitconnuequandilétaitadolescent;ilavaitcruquec'étaitl'amourdesavie,maisilss'étaientséparésetilavaitdésormaisuneautrefemmequ'ilchérissait.Ilsseraientunis le lendemain,mais ilsedemandaitcequedevenait l'autred'ilyavaitsi longtemps,et,

alors même qu'il se réjouissait du bonheur que lui apporterait la journée à venir, ses pensées setendaientverscetautreamourperdu.Jeflottaisdanslecourantetpercevaislesenviesdedizainesdegens en quête d'amour dont les pensées s'élançaient dans le monde ; certains rêvaient d'amour etd'unité, mais d'autres, victimes de torts et d'affronts, nourrissaient des désirs de vengeance etsouhaitaientdumalàleurprochain.Non,cen'étaitpascequejevoulais.Jem'enfonçaidavantagepouratteindrelecourantplusfortoù

cespenséessemêlaientenunvasteensemble;j'yvoyaisparfoisl'espaceoùnaissaientlesrêvesetlesintuitions;àd'autresmoments,jeleconsidéraiscommeleréceptacledetousceuxquinousavaientprécédés,etpeut-êtremêmedeceuxquinoussuccéderaient.C'étaitunlieuoùchagrinsetjoiesétaientégaux,oùvieetmortn'étaientquelesourletsdepartetd'autred'unmêmecouvre-lit.C'étaitlasourcequiéteintladouleur.Je flottais là,me retenant tout justedem'effilocher. Jenepouvaismepermettrede lâcherprise,

maisjepouvaisimaginerlebonheurquej'enéprouverais:plusdechagrin,plusdedevoir,plusdesolitude,plusdesouffrance.Ceuxquej'abandonneraisdevraientpayercestributs,maisjeseraisau-delà d'eux et je ne ressentirais ni remords ni regret. Je pensai à Molly, perçus la douleur quiaccompagnaitsonimage,et,toutenmemorigénant,enlaissaiunfils'échapperdansl'Art;lamagiel'aspiracommeunbononguentaspirelapurulenced'uneplaie.Lapressiondécrutet…Fitz.Jefissemblantden'avoirrienentendu.Loupdurêve!Jenepouvaisplusmeboucherlesoreilles.Ortie,répondis-je.J'avaishonted'avoirétésurprisàme

laisseraller.J'artisaisUmbre.C'est faux ! Tu étais en train de te défaire !C'est un comportement digne d'un étudiant d'Art de

premièreannée,pasdetoi.Qu'est-cequiteprend?Ellem'avaitappeléparlenomqu'ellemedonnaitenfant,maisc'étaitàlamaîtressed'Artquej'avais

affaire,nonàOrtiequiartisaitenrêvant,etelleétaitfurieuse.Cequimeprend,c'estquetamèrememanque.Jem'efforçaidedonneràmaréponsel'aspectd'une

raisonplutôtqued'uneexcusepouruneconduiteinappropriée.J'étaispartitroploin,jem'étaistroplaisséaller;reprisbrutalement,jemerendaiscomptesoudainquej'avaisétébienprèsdetoutlâcher.J'eusseabandonnéAbeilleetcondamnélapersonnequim'auraitenchargeàs'occuperd'uncadavrevivant,vautrédanssabave,sesexcrémentsetsonidiotiejusqu'àsamort.Moi, dit Ortie. Elle avait suivimes réflexions d'un bout à l'autre.C'est sur moi que cette tâche

retomberait.Ehbien, je la refuserais, et j'interdiraisàquiconquede s'encharger. Jeme rendraisàFlétribois,jefermeraisledomaine,j'emmèneraisAbeilleetjetelaisseraisbaverdansuncoin.Nevapast'imaginerunseulinstantpouvoirnousfaireça,àmasœuretàmoi!Jamais,Ortie,jamais!J'étaisseulement…Mapenséemourut.Deboutsuruntabouret,unnœudcoulantautourducou?Entraind'affûterunelamesurtagorge?

Defaireinfuserunebonnetassedetisanedecarrimé?Jen'aipasenviedemesuicider,Ortie,jetelepromets;jen'ypensaismêmepas.Maisjemesenssi

seulparmoments…J'aiparfoisbesoinqueladouleurcesse.Ehbien,ellenecessepas.Uneviolente fureurvibraitdanssa réplique.Ladouleurnecessepas,

alorssupporte-la,parcequetun'espasleseulàl'éprouver.EtAbeillen'avraimentpasbesoind'unedoubledose.Jamaisjeneferaisça!Jecommençaisàm'énerver;mecroyait-elledonccapabled'untelgeste?C'estunmauvaisexempleàdonnerauxapprentis;etpuis tun'espasleseulàavoirété tentéde

s'échapperparcemoyen.J'enrestaipantois;undoigtglacémeparcourutl'échine.Toi?

Jene saispas cequ'elle fit,mais jeme retrouvaibrutalementdansmoncorps. J'étais assisdansmonfauteuil,devantunfeumourant;jemeredressaiensursaut,puisdusmeradosser,prisdevertigeetlecœurtonnantcommesiellem'avaitprojetéausol.J'euslagrâced'avoirhontedemoi;elleavaitraison:jem'étaisapprochédubordetj'avaisplongéleregarddansl'abîmeenmemettantaudéfidesauter.Si j'avais faibli ne fût-cequ'un instant, l'issue eût été irrévocable, et c'estAbeille qui en eûtpayéleprix.Jefermailesyeuxetenfouismonvisagedansmesmains.Etencoreundétail!Douce Eda, quelle puissance elle avait acquise ! Ortie s'imposait à mon esprit avec autant de

présencequesielleavaitouvertlaportebrusquementets'étaitcampéedevantmoi.Ellenemelaissapasletempsderéagir.Prêteplusd'attentionàAbeille.Cribleditqu'elleesttrèsseule,qu'ellen'estguèresurveillée,qu'on

ne lui donne rien à faire, qu'on n'exige rien d'elle, et qu'elle a l'air négligée. Ses vêtements, sescheveux…D'aprèslui,tut'intéressesàcequisepassedanssatête,maispourlereste…Bref.Nelalaissepasvagabondercommeunchaterrant;tudoislareprendreenmain.Veux-tuqu'ellesoitinutileet ignorante quand elle sera grande ? Mal tenue et sans instruction ? Il faut l'occuper, tantintellectuellement que manuellement ! Crible affirme que nous avons gravement sous-estimé sonintelligence, et qu'en conséquence elle n'a pas reçu toute l'éducation souhaitée. Abeille est jaloused'Évite etde la considérationqu'elle réclame ;n'en rajoutepas.Tun'asqu'uneenfantà ta charge,Fitz;faisattentionàelle.Jetelepromets,répondis-je,maiselleétaitdéjàrepartie.Jerestaiassisdansmonfauteuil,avecune

migrained'Artcommejen'enavaispaseudepuisdesannées.MononcleVéritéavaitdéclaréunjourqu'être artisé par mon père, c'était comme se faire piétiner par un cheval ; doué d'une grandepuissance,ilpénétraitbrusquementdansl'espritdesonfrère,larguaitsesinformationsetdisparaissaitcommeilétaitvenu.JecomprenaisàprésentcequeVéritévoulaitdire,etmesbougiesseréduisirentàdesmoignonsavantquejenemesentissedenouveaucomplètementmoi-même.Ortieavaitsemédansmatêteuneidéequim'étaitétrangère:Abeilleétaitjalouse?Jepassaiunlongmomentàessayerdecomprendrepourquoiellepourraitêtrejaloused'Évite,puis,quandjepensaiavoirlaréponse,jedécidaid'appelerAllègredebonneheurelelendemainetd'yremédier.

9

Persévérance

BienarrivéàFlétriboisavecmaprotégée. SireUmbrenem'apeut-être jamais confiédemissionaussiingratequecelled'accompagnercettedemoiselleÉvite,etjemeréjouischaquejourquetuneluiressemblespas.Comme tum'enavaisprévenu,Abeilleestunepetite fillesingulière.Riennemelaisse penser que son père la néglige ; de fait, ils ont l'air remarquablement proches et (segmentillisible).J'ouvrirai l'œil, comme je te l'ai promis, et je te dirai sincèrement cequi, àmonavis, est(effacé par une tache). J'aurais encore tant de choses à te raconter,ma chérie,mais l'espacem'estcompté sur unmessage par pigeon voyageur ; et, à la vérité, tu sais déjà tout ce que je voudraisajouter.

Messagejetéàlapoubelle

À cause des plaintes d'Évite qui voulait constamment changer ceci ou cela, mon père et Cribleétaientoccupésdumatinausoir,etlesleçonsd'équitationpromisesneseréalisèrentjamais.Quandjerevinsdemapromenadecematin-là,CribleavaitemmenédemoiselleÉviteenvilledanslacalècheàdeuxrouesafinqu'ellevîtlestissusdisponiblesaumarchéetachetâtdenouvellescouvertures.Savoirque le véhicule cahotait dans les ornières glacées de la route et qu'Évite serait déçue par lesmarchandises ne me fut qu'une maigre consolation : elle avait réussi à accaparer Crible. Je prisconsciencequej'étaisjaloused'elle,nonpourmoi,maispourmasœur;jesavais,que,d'unecertainefaçon,CribleappartenaitàOrtie,etjen'aimaispasvoirÉviteprofiterdesontemps.Siquelqu'unserappelaqu'onm'avaitpromisdem'apprendreàmonteràcheval,nulnelementionna.Et,quandCribleetÉviterevinrent,onlesrenvoyapresqueaussitôtpouruntrajetbeaucouppluslong,avecunelisted'achatssiconsidérablequemonpère lesfitaccompagnerdedeuxchariots ;nuln'eut l'idéedemedemander si j'aimerais me joindre à eux ni si je souhaitais qu'onme rapportât quelque chose dumarché.Lesjourssuivantsfurentpleinsdebruitetdedésordre.Unenouvellevagued'ouvriersétaitarrivée

àFlétribois,etde lourdschariots tiréspard'énormeschevauxallaientetvenaientdans l'allée ;deshommes déchargeaient des poutres et des pierres et les transportaient à l'arrière de la maison entraversant le bâtiment.On avait découvert de la pourriture dans unmur, et ce qui avait commencécomme une simple réparation était devenu un véritable chantier. Toute la demeure résonnait descoupsdemarteau,dubruitdesscies,despasdesouvriersetdesconversationsqu'ilstenaientàtue-tête.J'avaispromisàmonpèredenepaslesgêner,etj'avaistenuparole:jecontinuaisàdormirdanslesalondemamère,etonyavaitdéménagémescoffresàvêtements,remplisdemonlingelavéetrepassé.J'avaisl'impressionqu'ils'ytrouvaitbeaucoupmoinsd'habitsquenaguère:Allègreavaitdûdécidéd'enbrûlercertains.Demoncôté,j'avaisentreprisdevisiterlesécuries.Jeconnaissaismalcebâtiment;àcausedema

petite taille, j'éprouvais une crainte inversement proportionnelle des grands animaux ; même leschiens du bergerme paraissaient immenses, et j'eusse pu passer sous la plupart des chevaux sansmêmebaisser la tête.Néanmoins, non seulement jem'y rendis,mais je repérai la jumentquemonpèreavaitchoisiepourmoiilyavaitbienlongtemps;commeill'avaitdit,elleétaitgrispommeléavec un sabot blanc. Je me munis d'un tabouret que je traînai jusqu'à son box puis sur lequel jegrimpaipourm'asseoirsurlamangeoireetcontemplermamonture.Sansaucunetimidité,ellevintaussitôtreniflermachaussure,puishapperdeslèvresleborddematunique.Jetendislamain,etellesemitàmelécherlapaume.Sansbouger,jelalaissaifaire,carainsiellegardaitlatêteimmobile,cequimepermitdemieuxl'examiner.

Mais une voix intervint : « Vous devriez pas la laisser faire ça, mademoiselle. Tout ce quil'intéresse,c'estleselqu'yasurvotrepeau,etellerisqued'apprendreàmordre.—Maisnon»,affirmai-je,alorsquejen'ensavaisrien.Legarçonquimeregardaitn'avaitsans

doute que quelques années de plus que moi, même s'il me dépassait de la tête et des épaules, etj'appréciaidemetrouverenpositiondominante.Desfétusdepaillepointaientdesatignassenoire,etleslavagesavaientfeutréletissugrossierdesachemise;lamorsureduventetdelapluierougissaitsonnezetsespommettes,etlesmainsqu'ilposaitsurlaparoiduboxétaientdurciesparletravail.Ilavaitlenezdroitetlong,etdesdentsquiparaissaienttropgrandespoursabouche.Ilavaitplissélesyeuxàmaréponseprovocatrice.J'écartaimamaindelalanguedelajument.«C'estmoncheval»,dis-jeenvoulantmejustifier,et

lesous-entendudemespropresmotsmefithorreur.L'expressiondugarçondevintplusaustère.«Ouais,jem'endoutais.Alors,vousêtesm'oiselleAbeille.»Cefutmontourd'étrécirlesyeux.«Abeille,dis-je.C'esttout.»Ilmeregardad'unairméfiant.«Moi,c'estPer;c'estmoiquisoigneTacheetquiluifaisfairede

l'exercice.—Tache»,répétai-je.Jenesavaismêmepaslenomdemaproprejument.Pourquoienéprouvai-

jedelahonte?«Ouais.Complètementidiot,commenom,hein?»J'acquiesçaidelatête.«Çapourraitêtreceluiden'importequelchevalpommelé.Quil'aaussimal

baptisée?»Ilhaussalesépaules.«Personne.»Ilsegrattalatête,etunboutdepailletombasursonépaule;il

neleremarquapas.«Quandelleestarrivée,onl'asimplementappeléelatachetée,etensuiteç'aétéTache.»C'était sans doute ma faute. Mon père avait dû croire que j'apprendrais à la connaître et lui

donnerais un nom, mais je n'en avais rien fait : la taille des chevaux me faisait bien trop peur.J'imaginaisavecépouvantecommentilsréagiraients'ilsnevoulaientpasdemoisurleurdos.«Peraussi,c'estcurieux,commenom.»Ilmejetaunregardducoindel'œil.«C'estPersévérance,m'oiselle.Commec'estunpeutroplong

quandonm'enguirlande,onl'araccourcienPer.»Ilsetournasoudainversmoietpoursuivitsurletondelaconfidence:«Maisunjour,jeseraiLe-plus-grand.Onappelaitmongrand-pèreGrand,et,quandmonpèrel'adépassé,touslespalefrenierssesontmisàl'appelerPlus-grand,etc'estcommeçaqu'onleconnaîtaujourd'hui.»Ilseredressa.«Jesuisunpeupetitpourlemoment,maisjepensequejevaispousser,et,quandjedépasseraimonpapa,jeseraiLe-plus-grand,etplusPersévérance.»Ilsetut,lèvresserrées,etréfléchituneminute.Sarévélationétaitunpontqu'ilattendaitquejefranchisse;c'étaitàmoideparler.«Ilyalongtempsquetut'occupesd'elle?—Çafaitdeuxans.»Jeregardailajument.«Commentl'appellerais-tu,toi?»J'étaissûrequ'illuiavaitdéjàdonnéun

autrenom.« Mignarde, parce qu'elle fait des histoires pour certains trucs. Elle aime pas avoir les sabots

crottés,ilfautquesasellesoitinstalléed'unecertainefaçon,letapisbienlisse,sansunpli.Ellefaitdeschichiscommeça.—Mignarde»,répétai-je,etlesoreillesgrisespivotèrentversmoi;ellesavaitquejeparlaisd'elle.

«C'estbien.BeaucoupmieuxqueTache.—C'estsûr», fit-ild'un tondégagé. Il segrattadenouveau la têtepuis fronça lessourcilset se

passalesdoigtsdanslescheveuxpourenôterlespailles.«Vousvoulezquejevouslaprépare?»

Jenesaispasmonteràcheval;j'aipeurdeschevaux;jenesaismêmepascommentgrimpersuruncheval.«Oui,s'ilteplaît»,répondis-jesanssavoirpourquoi.Assisesurlemuretdubox,jeleregardais'activer.Iltravaillaitvitemaisavecméthode,etj'avais

l'impressionqueMignardesavaità l'avancecequ'ilallait faire.Quand ilposa lasellesursondos,l'odeurdelajumentmeparvint:cheval,cuirhuiléetvieillesueur.Jeréprimailefrissoninquietquimeparcourut.Jepouvaisyarriver;elleétaitdouce,ellenebronchaitpassouslaselleetacceptaitlemorsetlabridesanshistoire.JedescendisdumuretpendantquePerlafaisaitsortir,etjelacontemplai.Qu'elleétaitgrande!«Il

y a un billot à l'entrée de l'écurie pour vous aider àmonter. Venez près demoi, nemarchez pasderrièreelle.—Ellerue?demandai-je,mescraintesgrandissant.—Elleserapluscontentesiellevousvoit»,dit-il,etjedécidaideprendresaréponsecommeun

acquiescement.J'eusdumalàgrimpersurlebillot,et,mêmedelà,Mignardemeparutgrande.J'observaileciel.

«Ondiraitqu'ilvapleuvoir.—Non,pasavantcesoir.»Ilmeregarda.«Vousvoulezuncoupdemain?»Jehochailatêteavecraideur.Ilmerejoignitsurlebillot.«Jevoussoulève,etvouspassezlajambepar-dessuslaselle»,medit-

il.Ilhésitapuismepritparlatailleetmehissa,etj'éprouvaiunesorted'agacementqu'ilfîtcelasanseffort.Maisjelançaimajambepar-dessuslajument,etilmedéposasurelle.Jeretinsmonsouffleenlasentants'agiter,puiselletournalatêtepourm'examineraveccuriosité.«Elle est habituée àmoi, expliquaPer.Vous êtesbeaucoupplus légère, et elle sedemande sans

doutes'ilyaquelqu'unsurlaselle.»Jememordislalèvreetmetus.«Vousatteignezlesétriers?»fit-il.Jeneperçusnullemalicedans

saquestion,nullemoquerie.Jetâtonnaidupied;ilmesaisitlacheville,meguidaversl'étrier.«Troplong,dit-il.Jevaisarrangerça;relevezlepied.»J'obéis,lesyeuxfixésentrelesoreillesduchevalpendantqu'ils'activaitsurl'étrierpuissurl'autre.

«Essayez,maintenant»,reprit-il,etjemesentissoudainplusensécuritéensentantlemétalsousmonpied.Ils'éclaircitlagorge.«Attrapezlesrênes.»Je fis ce qu'il me disait avec le brusque sentiment d'être seule et loin de tout recours. J'étais

désormaissoumiseàMignarde,et,sil'envieluiprenaitdes'enalleraugalop,demejeteràterreetdeme piétiner, rien ne l'en empêcherait. Per interrompit mes cogitations : « Je vais la mener ;empoignezlesrênesmaisessayezpasdelaguider;restezassisedanslaselleetsentezcommentellebouge.Tenez-vousdroite;ilfauttoujoursêtreassisdroitsuruncheval.»Et ce fut tout cequenous fîmes cepremier jour : jemontaiMignarde, etPer la conduisit. Il ne

parlaitguère.«Ledosdroit.»«Lespoucessurlesrênes.»«Faites-luisentirquevousêteslà.»Letempsnefutnilongnibref.Jemerappellelemomentoùjemedétendisenfinetrelâchail'airquejeretenaisdansmespoumons.«Çasuffit»,dit-il,etcefuttout.Ilnem'aidapasàdescendre;ilramenaseulementlajumentprèsdubillotetattenditquejemisse

piedàterre.Celafait,ildéclara:«Demain,çairamieuxsivousportezdesbottes.—D'accord», répondis-je.Pasmerci,parceque j'avais l'impression,nonqu'ilm'avait renduun

service,maisquenousavionsaccompliunetâchetouslestroisensemble.«Demain»,répétai-je,etjequittailesécuriesenmefaisanttoutepetite.Jemerendisdansmacachettepourrepenseràcequejevenaisdevivre;j'avaisbesoind'êtreseule

etdevoirmonbienleplusprécieux.Jen'yentraisplusparlebureaudemonpèremaisparlaportedérobéedugarde-manger.Jeredoutaistoujourslesrats,maislevacarmedesréparationssemblaitles

avoir écartés, dumoins pour quelque temps. J'avais fait une habitude d'aller jouer avecma cape ;chaquematin,j'avalaismonpetitdéjeunerpuism'éclipsaisdèsquej'enavaisl'occasionpourl'utiliser.J'avais vite découvert ses limites : je ne pouvais pas la jeter sur moi et me promener dans les

couloirs sans être vue ; il lui fallait du temps pour imiter les couleurs et les ombres de sonenvironnement.Jemenaismesexpériencesavecprudence,carjecraignaisdelalaissertombercôtémotifdepapillonfaceausoletdenepluslaretrouver;jel'avaisessayéesurunesouched'arbredanslesbois,surunestatuedusalondejardindePatienceetmêmeàplat,parterre,danslasalledemamère.La souche s'étaitmuéeenuneplaquedemousse aumilieudes arbres ; au toucher, elle étaittoujourslà,maisjen'arrivaispasàenconvaincremesyeux.Pareillement,lastatueavaitdisparu,etlacapeavaitcopiéàlaperfectionlesmotifsdutapissurlequeljel'avaisétalée.Pliée,elleformaituntoutpetitpaquetquejepouvaisglissersousmaceinture.Jel'emportaiainsidissimuléeaubosquetdebouleauxau-dessusdel'alléequiconduisaitàlamaison;jegrimpaidansundesarbresetmetrouvaiunposted'observationquidominaitl'allée.Enveloppéedanslacapedanslaquellej'avaislaisséuneouverturepouryvoird'unœil,j'étaissûre

denepasêtrerepérée.Demacachette,jepouvaisobserverlesalléesetvenuesdetouslesartisansquitravaillaientdanslamaison;cen'étaitpaslapremièrefoisquejemelivraisàcettesurveillance.Lacapeétaitétonnammentchaudemalgrésafinesse,sibienquejen'avaispasbesoindem'emmitouflerdansdemultiplesépaisseursdelainepourmeprotégerdufroiddel'hiver.Quandunnouvelarrivantattirait particulièrement mon attention, je pouvais descendre rapidement de mon juchoir, rentrerdiscrètementdanslamaison,cachermacapeetreparaîtreaussitôt,vêtuecommesijen'étaisjamaissortie.J'étaisàmonposted'observationquandjevisunjeunehommeàlaminemoroseremonterl'allée

surunchevalnoiraupoilluisant;unemulebâtéededeuxfonteslesuivaitàlalonge.Lecavalierétaitchaudementvêtu,desbottesnoiresluienserraientlesmolletsjusqu'auxgenoux,seschaussesdelaineétaientvertfoncéetassortiesàsonmanteauépaisbordédefourruredeloup.Sescheveuxsombresneformaient pas une queue de guerrier mais tombaient en boucles sur ses épaules. Il portait deuxanneauxd'oreillesenargentàunlobe,etunepierrerougescintillantependaitàl'autre.Ilpassajusteendessousdemoi, siprèsque je sentis sonodeur,ouplutôt sonparfum.De laviolette. Jen'avaisjamais imaginéunhommesentant laviolette.À sa tenueélégante, je jugeaiqu'il s'agissait demonprécepteur, et je l'étudiai attentivement en m'efforçant de concilier le souvenir lointain d'un petitgarçonquimemenaçaitavecl'imagedel'hommequej'avaissouslesyeux.Jemedemandaicequiluiétaitarrivépendantsontrajet,carilavaitlesyeuxtuméfiésettoutlecôtégaucheduvisagecouvertd'uneecchymosevioletverdâtre.Malgrécesmarques,c'étaitleplusbelhommequej'eussejamaisvu;ilavaitlesépauleslargeset

ledosdroit.Sesmeurtrissuresnecachaientpassonnezaquilinetsamâchoirecarrée.Je le regardai se diriger vers l'entrée, le maintien raide.Mes instincts s'empoignaient enmoi :

jusque-là prête à le détester et à le craindre, je ne savais plus que penser de lui. Il n'avait pas deserviteurpourl'annoncer,etiln'appelapaspourqu'onvînts'occuperdesoncheval;ildescenditdesamontureavecdesmouvementsempesés,poussaunpetitgémissementdedouleurenposantlepiedausol, puis appuya le front contre sa selle en reprenant son souffle. Enfin, il se redressa et resta unmomentàcaresser l'encolurede soncheval, enparcourant lesalentoursdu regardaveccequimeparutdel'inquiétude.Ilnevenaitpascommeunhommechargédel'instructiond'unepetitefille,maiscomme quelqu'un chassé d'une existence et qui en affronte une nouvelle. Était-il là de son proprechef?Jemerappelaiunephrased'undocumentdemonpère.«Umbre,vieillearaignée»,murmurai-je,etjetressaillisquandlejeunehommesursautaetjetaunregarddansmadirection.Jemefigeai,lesjambesrepliéescontrelapoitrine,etl'observaiparl'étroiteouverturedemacape.Sesyeuxpassèrent

surmoisanss'arrêter,maisjecontinuaideretenirmonsouffle,immobile.Enfin,ilsetournaverslaported'entrée,maisrestaauxprisesavecseshésitations.Undomestiquesortitsoudainpourluidemandercourtoisement:«Puis-jevousservir,messire?»FitzVigilant avait encore une voix d'adolescent. « Je suis le nouveau scribe, répondit-il d'un ton

incertain, comme s'il n'y croyait pas vraiment lui-même. Je viens donner des cours d'instruction àdemoiselleAbeille.—Naturellement.Nousvousattendions;veuillezentrer.Jevaisappelerungarçonpouremmener

votre monture et votre mule, et s'occuper de porter vos affaires dans votre appartement. » Ledomestiques'écartaettenditlebrasverslaporteouverte.Avecladignitéprudented'unhommequisouffre,monprécepteurgravitprécautionneusementlesmarches.La porte se referma derrière lui. Je restai le regard fixé sur les degrés où il se tenait avec le

sentimentqu'unévénementimmensevenaitdeseproduiredansmavie;dansunpetitrecoindemonesprit, j'avaisconsciencequejedevaisrentrerviteetmevêtircorrectement :monpèrenetarderaitsansdoutepasàm'appelerpourmeprésenteràmonnouveauprécepteur.Jesentismonestomacsecontracter. Peur ou impatience ? Il allait probablement faire partie de mon existence pendant delonguesannées.Saufs'ilm'assassinait.Monbonsensrevenu,jedescendisdemonarbre,pliaisoigneusementmacape,lafourraisousma

tuniqueetfilaiversl'entréedeservice.Jepassaidevantlaportedescuisinessurlapointedespiedspuisparcouruslecouloiràtouteallureetmeglissaidanslegarde-manger.Onm'yattendait.Jem'arrêtainet,lesyeuxécarquillés.Lessouris?Ilétaitassisaumilieudelapièce,saqueuecasséeproprementrabattuesursespattes

auxcouleursdifférentes.«Commentas-tusuquetumetrouveraisici?»chuchotai-je.Ilmeregarda,dessourisdansantaufonddesesyeuxverts.«Par ici»,dis-je. Jememisàquatrepattesetme faufilaiderrière lescaissesdepoisson. Ilme

suivit,mais, quand jeme retournai pour refermer le panneau d'accès derrière nous, il ressortit augalop. « Non, rentre », fis-je, et il m'obéit. Je tendis la main pour clore la porte, et il détala denouveau.«Jenepeuxpaslalaissergrandeouverte.»Il s'assità l'extérieuretme regardaavecunepatience têtue. Jenebougeaipas,mais ilavait l'air

parfaitementsatisfaitd'existersansrienfaireenattendantquelalassitudemegagnât.Finalement,jedéclarai:«Pourcettefois,jelalaisseraiunpeuplusqu'entrouverte,letempsquetuapprennesàmefaireconfiance.»Jeretournaidanslepassagesecret,ilmesuivit,etjelaissailepanneauentrebâillé;de toute façon, je le refermais rarement complètement, car je n'avais jamais découvert commentl'ouvrirdepuislegarde-manger.Jem'enéloignailentement,etjesentisplusquejenevislechatquim'emboîtaitlepas.Malgrémondésirdedébarrassermondomainedessourisetdesrats,jeregrettaisqu'ilfûtvenuce

jour-là ; j'avais à faire. Mon ombre noire et blanche sur les talons, je parcourus le dédale quis'insinuaitentre lesmurs ; j'avançais,guidéepar lecontactdelapierresousmesdoigtsetparmessouvenirs,etiln'avaitpasl'airinquietdemesuivredanslenoir.Arrivéedansmatanière,jeglissaimacapedanssacachette;j'avaisrangédesbiscuitsemballésde

tissudansunsaladiersurl'étagère; jelessortisetremplislerécipientavecdel'eaudelabouteillequejeconservaislà.«Voicidequoiboire,luidis-je.Quoiqu'ilarrive,tunedoisjamaismiaulernifairetropdebruit;j'ailaissélaportedugarde-mangerentrouverte,tupourrasdoncressortirsitulesouhaites ;mais ne te fais pas surprendre par la cuisinière ni aucune des filles dans la resserre àviande,sansquoituaurasdubalai!»

Ilnebougeaitpasplusqu'unestatue,aupointquejemedemandais'ilm'avaitvraimentsuivieets'iln'étaitpasdéjàlààmonarrivée;etpuisjesentisunetêtemeheurterdoucement,etilsefaufilaentremes jambes. Je tendis lamain, et sa fourrure lisseglissa sousmapaume. Jem'accroupis et, à sonsecondpassage,ilmelaissaluicaresserlesflancs.C'étaitunchatdegrangepasencoreadulte,longetfin,aveclapeausurlesos.Ilsetourna,appuyasesdentsdénudéescontremamain.«Jet'apporteraiaussidupoissonetdelaviande,promis-je,pourquetunetelassespasdessouris.»D'unnouveaucoupdetête,ilacquiesçaàmaproposition,etj'eussoudainl'impressionqu'ilm'avait

fait ungrandhonneur. Je restai accroupiedans lenoir et réfléchis. « Il va te falloir unnom», luidéclarai-je.Pasvraiment.Jehochailatête:siunjourilvoulaitunnom,ilmeledirait.Trèsdélicatement,ilposaunepatte

surmongenou,et,commes'ilserisquaitsurunarbredontiln'étaitpassûrqu'ilpûtsupportersonpoids,ilmontasurmescuisses.Jenebougeaipas.Ilpritappuisurmapoitrineetmereniflalevisageen insistant sur labouche. Je trouvai sonattitudegrossièremaisne le repoussaipas.Àmongrandsoulagement,ilredescenditauboutdequelquesinstants,secouchaenrondparterreets'endormitpeuàpeuenronronnant.

10

Leprécepteur

Jen’étaisqu’unenfantquand jeconnusUmbreTombétoile.Aumilieude lanuit,une lumièremeréveilla,etjevisprèsdemonlitunvieillardauvisagegrêléparlapetitevérole,etvêtud’unerobeenlaine grise couverte de toiles d’araignée ; une porte, jusque-là dissimulée dans un angle de machambre,étaitàprésentouverte,béante,sombreetinquiétante,avecdesfilsarachnéensquidansaientle longde l’encadrement.Lascèneressemblait tantàuncauchemarque,pendantquelque temps, jerestaiincapablederéagir;cependant,quandilm’ordonnadesortirdemonlitetdelesuivre,j’obéis.Je repense parfois aux moments qui ont marqué ma vie, la rencontre de Vérité, puis celle de

Burrich;lejouroùj’aidécouvertqueleFoun’étaitpaslebouffoninsipidequejecroyais,maisqu’ilpossédaituneintelligenceaiguëetledésirprofondd’influersurlapolitiqueduchâteaudeCastelcerf.Il y a ainsi des instants qui changent une existence, et souvent nous n’en mesurons l’importancequ’aprèslepassagedesans.

Extraitdejournal

Mon scribe arriva comme prévu, mais, l'esprit trop occupé, je ne l'attendais pas ce jour-là, et,quandundesdomestiquesnouvellementembauchésaccourutpourm'annoncerqu'unvoyageurmalenpointfrappaitàmaporte,mapremièreréactionfutdel'envoyerserestaurerauxcuisinesavantdelui souhaiter bonne route. C'est seulement quand Bulen ajouta après réflexion que l'homme seprétendaitlenouveauscribequej'abandonnailamédiationentreunpeintreetuncharpentierpourmerendredanslevestibule.FitzVigilants'ytenait.Ilavaitgrandietacquislamâchoireetlesépaulesd'unhommeadulte,mais

c'estsonvisagemeurtriquicaptamonattention.UmbreetOrtie avaientparlédecorrection, et jem'attendais àquelquesbleus,voireàunœil au

beurrenoir;mais,devantlaréalité,jemerendiscomptequelescoupsavaientdûluidéchausserdesdentsetpeut-êtreenfairetomberquelques-unes.Sonnezétaitencoreenflé,etunedesespommettesétait toujours ouverte. Sa posture trop rigide indiquait qu'on lui avait bandé les côtes, et sa façonprécautionneuse de se déplacer trahissait sa douleur. Umbre et Ortie avaient raison d'être inquietspourlui:voyageràchevaln'estpaslemeilleurmoyendeguérirdesfractures.IlavaitmanifestementquittéCastelcerfprécipitamment, justeà tempspeut-être.L'agressiondont ilavaitétévictimen'étaitpasunemiseengardemaisunetentatived'assassinat.J'en voulais àUmbre deme l'envoyer, et j'avais décidé deme défendre fermement contre toute

manipulationdesapartdeceuxquim'entouraient,oucontrelesintentionsdujeunehommelui-même.Maisenlevoyant,avecsonteintterreuxetsadémarchedevieillard,marésolutions'effritaetjeduscombattre la compassion quimontait enmoi.Alors que je le regardais, j'eus l'étrange impressionqu'ilme rappelaitquelqu'un ; jem'efforçaid'oublierenfluresetecchymoses,et jedusprendreuneexpression consternée, car il devint aussitôtméfiant ; il jetaun coupd'œil audomestique avantdeparler.Ildécidadefeindrequenousnenousétionsjamaiscroisés.J'entendissarespirationsifflerquandil

s'inclinaavecraideuravantdeseprésenter.«FitzVigilant,envoyépardameOrtiecommeprécepteurpoursasœur,demoiselleAbeille,etcommescribeselonlesnécessitésdudomaine.»J'accueillis son salut avec gravité. «Nous vous attendions. Lamaison est un peu en désordre à

cause de réparations trop longtemps remises à plus tard, mais je pense que vous trouverez votreappartement confortable. Bulen va vous y conduire ; si vous souhaitez un bain chaud pour vousremettredevotrevoyage,prévenez-le,et il feraremplirunbaquetpourvousauxétuves.Vousêtes

invitéàvousjoindreànouspourledîner,mais,sivousvoussenteztroplas,nousvousferonsmonterunrepas.—Je…»Jegardailesilence.«Jevousremercie»,dit-ilenfin,etjesentisqu'iltaisaituneautreréponse.L'avais-jeinsultéenlui

proposant de se baigner puis de se reposer ? J'avais pourtant appris depuis longtemps qu'un bainchaudetunbonsommeilguérissentmieuxquetouslesonguentsetbreuvagesroboratifs.Ildésignalaported'ungestevague.«Mesaffairessontsurlamule,ainsiquedesparcheminsetdes

fourniturespourl'enseignementdedemoiselleAbeille.—Bulenlesporteradansvotreappartementetdanslasalledeclasse,etildemanderaàungarçon

d'écuriedesoignervosbêtes.»Jejetaiunregardaunouveaudomestique;ilavaitàpeuprèslemêmeâgequeFitzVigilantetilnecachaitpasl'effarementetlasympathiequelejeunehommeluiinspirait.Le fils de fermier arborait une ancienne livrée d'Allègre remise à sa taille ; il avait toujours l'airrustiquemalgréleseffortsdel'intendant,maisilavaitunvisageouvertetfranc,promptàsourire.Jehochai la tête. « Précepteur FitzVigilant, considérez Bulen comme votre valet dans notre maison.Bulen,désormais,vousêtesàladispositiondenotrenouveauprécepteur.»Voilàquilesoccuperaittouslesdeuxetmelaisseraitletempsd'inspecterdiscrètementcequeFitzVigilanttransportaitsursamule.« Bien,messire, répondit Bulen, et il s'adressa à son nouveaumaître : Si vous voulez bienme

suivre,messire?»J'intervins : « Un instant. Scribe FitzVigilant, si ce surcroît de travail ne vous dérange pas,

j'aimeraissavoirsivousaccepteriezd'enseignerlesautresenfantsdudomainedeFlétribois;ilsnesontpasnombreuxpourlemoment,àpeinesix,peut-être…—Six?»répéta-t-ild'unevoixdéfaillante;ilavaitl'airatterré.Puisilseredressaencore,sic'était

possible,ethochasèchementlatête.«Naturellement;jesuislàpourça.Enseignerlesenfants.—Parfait.Évidemment, ilvousfaudraun jouroudeuxpourvous installer.Prévenez-moiquand

vousvousjugerezprêtàcommencer;et,s'ilmanquequoiquecesoitàlasalledeclasse,informez-enBulen,etilmeferapartdevosrequêtes.—Lasalledeclasse,messire?—Elleestadjacenteàvotreappartementetrenfermedéjàunecollectiondeparchemins,decartes

etpeut-êtredegraphiquesquivousserontutiles.CesfournituresontétéplacéeslàpardamePatienceilyapresquequaranteans,sibienquevouslestrouverezpeut-êtreunpeudésuètes,maisjenepensepasquelagéographiedesSix-Duchésaitbeaucoupchangédepuisl'époque.»Ilhochalatête.«Merci.J'examineraitoutlematérielavantdevousendemanderdavantage.»C'estainsiqueFitzVigilantentracheznous.Enmoinsdequinzejours, lepersonneldeFlétribois

avaittripléetlenombred'occupantsdoublé.J'allaichercherAllègreetl'informaiquej'avaisallouéBulenauprécepteur;ilmeregardadetoutsonhautd'unairlugubre,etjedusajouterque,s'ilfallaitremplacerBulen,ilpouvaitembaucherunnouveaudomestique.«Peut-êtredeux»,répondit-ilgravement.Jenevouluspasenconnaîtrelaraison.«Trèsbien:deux.Ilaunemule,devantlamaison,chargée

desesaffairespersonnellesetdetravail;sionpeutlesapportersur-le-champdanssonappartement,ilenserasûrementtrèssatisfait,etmoiaussi.—Toutdesuite»,ditAllègre,etjepoursuivismonchemind'unpasrapide.UnefoiscertainqueBulenavaitaccompagnéFitzVigilantauxétuves,j'allaivisiterlelogementdu

jeunehomme.Lesfontesdelamuleétaientlà,dansl'attentedesattentionsdudomestique.Fouillerdesaffairespersonnellessanslaisseraucunetraceesttoutunart;ilfautprendresontempsetserappeleravecprécisionoùetdequellefaçonchaqueobjetétaitrangé.L'appartementdeFitzVigilantjouxtaitla

salle de classe ; je verrouillai les portes etmenai consciencieusement l'opération. Ses possessionsétaientpourlaplupartcelles,classiques,d'unjeunehomme,maisenbienplusgrandequantitéquejen'enavaisbesoinàsonâge;sesnombreuseschemisesétaientd'excellentequalité,ilavaitdesbouclesd'oreilles en argent et en or, certaines serties de petites pierres précieuses, toutes soigneusementprotégées dans un rouleau de cuir souple. J'observai qu'aucun habit ne portait de trace d'usureassociée au travail physique ; de fait, il n'y en avait guère qui parussent adaptés à une journéeordinaireàFlétribois,occupéeàenseignerlesenfantsouàtenirlescomptes;jem'attendaisàtrouveraumoins un pantalon solide et pratique,mais non, tous étaient dans des tissus quim'eussent parumieuxconveniràdesrobesdedames.LacourdeCastelcerfavait-ellechangéàcepoint?Apparemment,Umbreavaitinterrompusaformationd'assassin,carjenedécouvrisaucunepoche

supplémentairedanssesvêtements,aucunefioledissimuléedepoisonoudesomnifère;ilpossédaitnéanmoins plus de dagues que n'en porte ordinairement un jeune aristocrate. Unmoment, je crusavoir mis la main sur une réserve de poisons, pour m'apercevoir finalement qu'il s'agissait desconcoctionshabituellesd'Umbrepoursoulager ladouleuret traiter lesblessures ; je reconnussonécrituresurplusieursétiquettes;lesautresproduitsavaientdûêtrepréparésparRomarin.JetrouvaiintéressantqueFitzVigilantnecomposâtmêmepaslui-mêmesespropresremèdes;quefaisaitdonccejeunehommedesontemps?Sonmatérield'enseignementdépassaittoutceàquoijem'attendais:ilavaitdescartesd'excellente

qualité,dechaqueduché,ycomprisleroyaumedesMontagnes,unexemplairedel'HistoiredeCerfdeCourtepatte,unouvragesurlessimplestrèsjolimentillustré,destaillespourlecalcul,descraiesenquantité,unesolideréservedepapieretd'encre,etunautrerouleaudecuirsouple,contenantcelui-làdesplumesàpointedecuivre.Bref,jenedécouvrisrienquilaissâtsupposerqu'ilfûtautrechosequ'un précepteur et un scribe ; rien non plus qui permît de penser qu'il ferait un garde du corpsefficacepourAbeille.À cette idée, je pris conscience que je l'espérais relativement compétent dans ce domaine. La

messagèreau teintpâlenousavaitavertisqu'elleétaitpeut-êtrepoursuivie ; jusque-là,nulétrangern'avaitétésignalé,maisjen'avaispasbaissémagarde.Soncompagnonavaitétépourchasséjusqu'àlamort, et elle-même avait été condamnée à un long supplice ; ces gens-là n'abandonneraient pasfacilementlapartie.Maisj'étaislà,moi;jem'interposeraisentremafilleettoutdangerquilamenacerait.Jeparcourus rapidement lapièceduregard,m'assuraique toutétait telqueBulenetFitzVigilant

l'avaientlaissé,puissortisdiscrètement.Ilétaittempsdeparleravecmafilledesonnouveauprofesseur.

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Installation

Unedespremièrescompétencesqu'unétudiantenArtdoitmaîtriserestlacapacitédesecontenir.Ildoit prendre conscience qu'un récipient non seulement retient ce qui se trouve à l'intérieur, maisempêchecequi està l'extérieurd'ypénétrer ;pourêtreplus claire,uneoutre contientduvinmaisretientlapluieetlapoussièreau-dehors.Ilenvademêmeavecl'espritdel'étudiantenArt:ildoitapprendreàgarder sespenséespour lui-mêmeetaussiàempêchercellesdesautresde s'introduiredanssonesprit.S'ilnemaîtrisepascedoublemurdeprotection,iltomberabientôtvictimedessongesdes autres, qu'ils soient sans intérêt, lubriques ou stupides. Voici un exercice qui enseignera àl'étudiantnon seulementà conserver sespenséespour lui-mêmemaisaussi à écarterde son centremuetlespenséesdesautres.

ExtraitdeL'instructiondesétudiantsenArtparlamaîtressed'ArtSollicité

Jedemeuraisparfaitementimmobileenmedemandants'ilsavaitquej'étaislà.Monpèreétaitentrédanssatanièreetregardaitfixementmontroud'observation.Mais,commeilétaitaucourantdesonexistence, sonattitudeétaitnormale s'ilpensaitque jeme trouvaisdansmacachette. Jenebougeaipas;s'ils'enallait,celavoudraitdirequ'ilignoraitmaprésence.Il dit sur le ton de la conversation : « Je te cherchais, Abeille. Si tu dois faire semblant de

disparaître,mieuxvaudraitquetumepréviennes.Sors,jeteprie;jedoisparleravectoi.»Jedemeuraiimmobile.Lechatdormaitcontremoi.«Abeille… » fit-il d'un tonmenaçant. Il se tourna et ferma la porte du bureau avec cesmots :

«Quandj'ouvrirailepanneau,tuaurasintérêtàêtrederrière,prêteàsortir.»Ilneplaisantaitpas.Délaissantlechatendormi,j'enfilail'étroitpassageencourant,et,quandilouvrit,j'apparusdevant

lui,occupéeàmedébarrasserdes toilesd'araignéedont j'étaiscouverte.«Tum'emmènespourmeprésentermonprécepteur?»Ilm'examinadehautenbas.«Non,maisjeviensteparlerdelui.Ilestarrivé,maissasantélaisseà

désirer;ils'enfaudrapeut-êtredeplusieursjoursavantqu'ilpuissecommencerlescours.—Cen'estpasgrave»,murmurai-je.Lesoulagementquej'éprouvaisclarifialessentimentsquise

disputaientenmoi.Observerlejeunehommeduhautdemonarbrem'avaitamusée;jem'étaissentieplus maîtresse de la situation de l'avoir vu avant d'être repérée. Mais je m'apercevais que j'avaisbesoindetempspourm'habitueràl'idéed'avoirunprécepteur.Tantquejen'ensauraispasplussurlui,jel'éviteraisautantquepossible.Mon père pencha la tête et m'évalua du regard, puis il demanda : « As-tu peur de faire la

connaissancedetonprofesseur?»Comment le savait-il ? Mais c'est une autre question que je posai : « Crois-tu qu'il soit venu

m'assassiner?»Lestraitsdemonpèreperdirenttouteexpression;ilserepritaussitôt,seplaquauneexpressionde

feinteffroisurlevisageetditd'untonsec:«D'oùtires-tuuneidéepareille?»Querépondre?Jem'approchaidelavéritéautantquejelepussansluidonneràpenserquej'étais

unphénomènedefoire.«J'airêvéqu'ilvenaitmetuer;qu'onl'avaitenvoyém'élimineretquetul'enavaisempêché;etqu'ilrevenaitaujourd'huipourréessayer.»Nouveau silence. Il maîtrisait si bien son Art que je le sentais aussi absent que Muscade, la

cuisinière. J'avais lu un manuscrit sur ce sujet, et je savais maintenant comment on appelait ce

phénomène;s'ilcontenaitsonArtoudressaitsesmurailles,jenemesentaispasoppresséequandilétaitavecmoi.Celasignifiaitaussiqu'ilcherchaitàmecacherquelquechose.«IlestenvoyépartasœuretsireUmbrepourt'instruire.Crois-tuqu'ilengageraitquelqu'unpour

tetuer?—Ortie auraitpu l'embaucher si elle ignoraitquec'étaitunassassin.» Je laissai sireUmbrede

côté.Ilselaissatomberdanslefauteuilprèsdesonbureau.«Abeille,pourquoivoudrait-ontetuer?»Jelevai lesyeuxversl'épéependueaumur,au-dessusdesatête.Parlavérité, j'obtiendraispeut-

êtrelavérité.«ParcequejesuisuneLoinvoyant,dis-jed'unevoixlente;uneLoinvoyantdontonn'apasbesoin,oudontonneveutpas.»Il se détourna, puis il pivota calmement dans son fauteuil et regarda l'épée à son tour. Dans la

maison,desbruitslointainsrésonnaient;unmarteaucognait;uneportes'ouvraitetsefermait.«Jenepensaispasquenousenparlerionsaussivite.»Iltambourinadesdoigtssurlebureaupuis

reportasonattentionsurmoi.Qu'ilétaittriste!Qu'ilsesentaitcoupabledem'imposercela!«Quesais-tudéjà?»demanda-t-ilavecdouceur.Jem'approchaietposailesdoigtssurleborddubureau.«Jesaisquitues,dequitueslefils,etje

saisquejesuistafille.»Ilfermalesyeuxetpoussaunpetitsoupir.«Quitel'adit?Pastamère.—Non,pasmamère ; je l'ai compris toute seule àpartir d'informationsdisparates.Tunem'as

jamaisvraiment rien caché.Quand j'étaispetite, avantque jeparle,mamanet toi discutiez souventdevantmoidediverssujets:desanecdotessurPatience,sonenvied'avoirunenfantetsavolontéquetuhéritesdeFlétribois.Ilyadesboutsdel'histoiredemafamillepartoutdanslamaison;leportraitdemongrand-pèreorneunmurdel'étage.»Sesdoigtss'agitèrentpluslentementsurlebureau;ilrouvritlesyeux,etsonregardallaseperdre

derrièremoi.Jecomprisquej'allaisdevoirm'expliquerplusclairement.«Mamant'appelaitparfoisFitz,etOrtieaussi.TuressemblesàChevalerie.Etpuisilyalevieux

portraitduroiSubtilencompagniedesapremièrereine,monarrière-grand-mère;jesupposequ'onl'a relégué ici quand il a épousé la reine Désir, parce qu'elle ne voulait rien qui lui rappelle sapremièrefemme.J'aiunpeudelareineConstance,jecrois.—Vraiment?fit-ildansunsouffle.—Ilmesemble;lenez,enparticulier.—Viensici»,dit-il,et ilmepritsursesgenouxquandjem'approchai.Jepusm'asseoir,et j'eus

l'impression de m'installer sur un meuble tant il contenait son Art. Il me serra dans ses bras ;j'éprouvaisunsentimentétrangeàêtresicoupéedeluitoutenétantsiproche.Jemerendiscomptesoudainquec'étaitcommeavecmaman:elleaussisavaitmetenirainsitoutcontreelle.Jeposailefront sur sonépaule ; je sentais sonbras autourdemoi,unbras auxmusclesdurs, capabledemedéfendre.Ilmurmuraàmonoreille :«Quelquesoit lenomqu'onnousdonne, tuseras toujoursàmoi,etmoiàtoi,Abeille.Etjeferaitoujourstoutpourteprotéger.Tucomprends?»Jehochailatête.« J'aurai toujours besoin de toi ; j'aurai toujours envie que tu fasses partie de ma vie. Tu

comprends?»Jehochaidenouveaulatête.«Parlonsmaintenantdece scribequivienthabitercheznous,FitzVigilant.Umbrenous l'envoie

parcequ'ilabesoinluiaussidemaprotection.C'estunbâtard,commemoi,mais,aucontrairedetoi,sesparentsveulentsedébarrasserdelui ; ilsn'ontpasbesoindeluietneveulentpasdelui.Alors,pourassurersasécurité,Umbremeleconfie.—CommeÉvite»,fis-jeàmi-voix.

J'écoutaibattrelecœurdemonpère.«Çaaussi,tul'ascompris?Oui,commeÉvite,exactement;mais, à la différence d'Évite, il a reçu une certaine formation comme…euh, protecteur et commeprécepteur.Umbreavaitdansl'idéequ'ilpourraitteservirdegardeautantquedeprofesseur;etOrtieétaitd'accord.—Etilestillégitime?—Oui;c'estpourquoionaadjoint“Fitz”àsonnomdefamille.Sonpèrel'areconnu.—Maisneleprotègepas.—Non.J'ignores'ilnepeutpasous'ilneveutpas;çanechangerien,d'ailleurs:lafemmedeson

pèreetsesfrèresnel'aimentpasetneveulentpasdelui.Çaarrivedanscertainesfamilles–maispasdanslanôtre.EtFitzVigilantnereprésenteaucundangerpourtoi,surtoutpourlemoment.—Pourlemoment?—Ilaétéviolemmentbattupardesgensengagésparsaproprefamille,sansdouteparsabelle-

mère. Il s'est réfugié icipourqu'onne le retrouvepasetqu'onne le tuepas, et il faudradu tempsavantqu'ilseremetteassezpourdonnerdescours.—Jevois;jen'aidoncrienàcraindrepourl'instant.—Abeille, tant que je serai là, tu n'auras jamais rien à craindre. Il n'est pas venu te tuermais

contribueràtasécurité,ett'enseigner.Ortieleconnaîtetditdubiendelui;Cribleaussi.»Il se tut.Assise sur ses genoux, jem'appuyais contre sa poitrine tiède et l'écoutais respirer ; je

sentaisaufonddeluiuneimmobilitéprofondeetsongeuse.Jepensaisqu'ilallaitmedemandercequej'avaisapprisd'autreoucomment je l'avaisdécouvert,mais iln'enfit rien.J'avais l'impressiontrèsétrange qu'il le savait déjà. Pourtant, j'étais très soigneuse lorsque j'empruntais ses papiers et jem'efforçais toujoursde les replacerexactement telsque je les avais trouvés.Avait-il remarquédesanomalies?Jenepouvaisluiposerlaquestionsanspasserauxaveux.Jemesentissoudainhonteusede l'espionnage auquel je m'étais livrée chez lui ; était-ce mentir que fourrer mon nez dans sesaffairesetfeindreden'êtreaucourantderien?Crueldilemme.Jecommençaisàsomnoler,assisesursesgenoux–peut-êtreparcequejemecroyaisensécurité.Protégée.Ilpoussatoutàcoupunpetitsoupiretmeremitdeboutavantdem'examinerànouveaudelatête

auxpieds.«Jetenéglige,dit-il.—Commentça?—Regarde-toi : tuas l'aird'unva-nu-pieds,oupeus'enfaut.Tesvêtementssont troppetitspour

toi;etquandt'es-tupeignéepourladernièrefois?»Jeme touchai les cheveux ; ils étaient trop courts pour les aplatir et trop longspour avoir l'air

entretenus. « Hier, peut-être », fis-je, parfaitement consciente que je mentais. Il ne récusa pas maréponse.« Il ne s'agit pas seulementde ta coiffurenide teshabits,Abeille ; c'est tout l'ensemble. J'ai été

aveugle;nousdevonsfairemieux,mapetite.Toietmoi,nousdevonsfairemieux.»Jenecomprenaispascequ'ildisait,maisjemerendaiscomptequ'ils'adressaitsurtoutàlui-même.

«Jemepeigneraitouslesjours»,promis-je;jecachaimesmainsderrièremondos,carjesavaisqu'ellesn'étaientpastrèspropres.«Trèsbien,dit-il;trèsbien.»Ilmeregardaitsansmevoir.«Jevaisallermecoiffer»,annonçai-je.Il acquiesça de la tête et, cette fois, ses yeux se fixèrent sur moi. « Et moi je vais faire dès

maintenantcequej'auraisdûfairedepuislongtemps»,répondit-il.Jemerendisdanslesalondemamère;jen'avaispasencoreréemménagédansmachambre.Un

petitcoffrerenfermaitunesélectionlimitéedevêtementsetd'affairespersonnelles.Jeprismabrosse,m'aplatislescheveux,puismeservisdel'eaudubrocpourmelaverlafigureetlesmains,etenfin

j'enfilaideschaussesetunetuniquepropres.Quandjedescendispourledîner,jemeretrouvaiseuleavecmonpère;cefutlameilleuresoiréequejepassaidepuislongtemps.Crible et Évite revinrent de leur expédition avec deux chariots pleins. Certaines marchandises

étaientdestinéesàAllègre,maislaplusgrandepartieétaitpourlajeunefille;elleavaitcommandédenouveaux rideaux pour son lit et ses fenêtres, et ils seraient livrés dès qu'ils seraient prêts. Enattendant,elledevrait« faireavec»cequiexistaitdans l'appartementviolet.Elleavaitachetédeuxfauteuils,unpieddelampe,untapis,unbrocavecsabassine,etunportemanteau;aucundecesobjetsne me parut très différent de ceux qui se trouvaient déjà dans son appartement. Elle avait aussiaugmenté sa garde-robe de vêtements chauds en laine, de manteaux bordés de fourrure et dechaussonsenpoil;uncoffreencèdresculptépermettaitdetoutyranger.J'observaimonpèretandisqu'il regardait le déchargement de ces affaires et leur transport dans l'appartement remis à neuf ;quandilmevittournéeverslui,ilfitàmi-voix:«J'ail'impressionqu'ilyalàplusdevêtementsquetamèrenem'enademandépendant toutesnosannéesdemariage.»Et il n'entendaitpaspar là, jepense,quemamèreeûtmanquédequoiquecefût.Deuxjoursaprèsleurretour,commemonprécepteurnesejoignaitàaucundenosrepas,Cribleet

Évite s'enquirent de lui. Mon père répondit seulement que certaines personnes se remettent pluslentementqued'autresdes fatiguesd'unvoyage.Évite remarqua-t-elle le regardqu'échangèrent lesdeuxhommes?J'euslacertitudequeCribleiraitvoirlescribeFitzVigilantavantlesoir,et,malgrél'enviedel'accompagnerquimetaraudait,celanemefutpaspermis,naturellement.Je consacrai donc les jours suivants aux activités que je m'étais données. Chaque matin, je me

rendais aux écuries pour retrouver Persévérance et Mignarde ; je ne l'appelais pas Per, j'ignorepourquoi:jen'aimaispascenompourlui.J'appréciaisquenousn'eussionsdemandélapermissionàpersonnepourmescoursd'équitation ; j'avais l'impressiondeprendremavieenmainetdem'êtrechoisi un bon professeur. Persévéranceme plaisait parce qu'il ne lui avait pas paru nécessaire desolliciteruneautorisationàquiconquedem'enseigner.Depuisquelquetemps,toutlemondeprenaitdesdécisionsàmaplace;cettefois,c'étaitmoiquil'avaisprise.Mais, à la find'unepromenade, j'eus la surprised'entendrePersévérancemedire : «Onpourra

peut-êtrepascontinueràfaireçaàlamêmeheure.»Jeplissailefrontenmettantpiedàterre;jedescendisdelajumentsurlebillotsansaucuneaide,

exploit que j'accomplissais à présent facilement et dont jem'enorgueillissais. «Pourquoi donc ? »demandai-jesèchement.Ilmeregarda,l'airétonné.«Ben,voussavezbien:lescribeestlà,etilvatousnousprendreen

cours.—C'estàmoiqu'ilvadonnerdescours»,lerepris-jesansdouceur.Ilhaussalessourcils.«Etàmoi,Lukor,PrêtetAvoinildesécuries,etàOrmeetLéadescuisines.

Etpeut-êtreaussi àCaramel,mêmes'ildit en rigolantquepersonne l'obligeraàyaller ; ilyauraaussi les gosses de la gardeuse d'oies, et peut-être certains du berger. Le dotaire TomBlaireau aannoncéque tousceuxqui sontnésdans ledomainedeFlétriboispeuventvenir apprendre.Yenabeaucoupquiontpasenvie,moi lepremier ;maispapaditque,quandona l'occasiond'apprendrequelquechosedenouveau,ilfautpaslarater,etquec'estbiendesavoirsignerdesonnomaulieudefaireunecroix,etquec'estencoremieuxdesavoircequ'onsigneau lieud'aller fairechercher lescribeauvillage.Alorsjesuisobligéd'yaller,aumoinsjusqu'àcequejesacheécriremonnom;ilcroitqu'àcemoment-làj'auraienviedecontinuer,j'ail'impression,maismoiçam'étonnerait.»Pourmapart,jen'avaispasenviequ'ilyallâtdutout;j'appréciaisqu'ilnemeconnûtquedansce

cadre, simplement commeAbeille, et l'idée queCaramel fût là aussime glaçait. Il nem'avait plusdonnélachassedepuisladernièrefois,maisc'étaitpeut-êtreparcequejen'avaispasosémoi-mêmelessuivre,luietsesamis,depuislors.Jevoyaisd'iciOrmeetLéariantsouscapeetsemoquantde

moi;alorsPersévéranceserendraitcomptedel'erreurqu'ilavaitcommiseenseliantd'amitiéavecmoi.Non!Ilsnedevaientpaspartagermescours.Jepinçaileslèvres.«J'enparleraiàmonpère»,dis-jeàPersévérance.Letonfroidquej'avaisemployémevalutunregardréprobateur.«Çam'arrangerait.S'asseoiren

rondetsemettredel'encrepleinlesdoigts,çam'amusepas.Monpère,ilprétendqueçaprouvequevotre père est généreux, et qu'il l'a toujours dit,mais tout lemonde est pas d'accord. Il y en a quidisentqueledotaire,ilaunregardnoirparfois,mêmequandilparlegentiment.Ilajamaismaltraitépersonneniétéinjuste,àcequ'onserappelle,maisilyenabeaucoupquidisentquec'estl'influencedevotremèrequilecalmait,etilss'attendaientàcequeçatournemalquandelleestmorte.Quandilafaitvenir l'autre femme,certainsontditqu'elleavait l'aird'êtrede sa famille,d'autresqu'elleavaitl'airdequelqu'unprêtàmenerlabellevieavecunhommequiadelafortune.»Jedemeuraifigée,bouchebée, lecœurglacé ; ilpritmonexpressionpour lamanifestationd'un

ardentintérêtaulieud'unrefusabsolud'enentendredavantage.Ilhochalatête.«C'estcommeça;ilyenaquiparlentdecettefaçon.Lanuitoùcettefemmehurlaitparcequ'elleavaitpeurdesfantômes,lamoitié des domestiques sont restés debout jusqu'aumatin, et ensuiteAllègre leur est tombé dessuscommeuneavalanche,furieuxethumiliéparcequ'ilyavaitdesparasitesdansvotrelit,etvotrepèreétait tellementenpétardqu'ila jetévosdrapsetvoscouverturesaufeuenpleinenuit.“Commes'ils'intéressait àelle,vucommeelle sepromèneavecdesvêtementsqui iraientmieuxaugamind'uncordonnier.”»Ilsetutdevantmonairoutré.Ilserappelapeut-êtreàquiils'adressait,carilajoutaaussitôt:«C'esteuxquiledisent,pasmoi!»Je ne cherchai pas à dissimuler ma colère. « QUI dit cela ? Qui sont ceux qui répandent des

mensongesaussiaffreuxsurmonpèreetsemoquentdemoi?»J'avais soudain devantmoi un serviteur et non plus un ami. Il ôta son bonnet, le tint devant ses

genoux,etbaissalatêteetlesyeux.Ilavaitlesoreillesrougevif,etcen'étaitpasdûaufroid.D'untoncirconspect,ildit:«Pardon,maîtresseAbeille.J'aioubliémonrangetcequej'aiditétaitdéplacé;c'estquedescomméragesquiconviennentpasàunedame,etj'aihontedelesavoirrépétés.Jevaisretournerautravail.»Monseulamisedétournademoi,pritMignardeparlatêtièreets'éloigna.«Persévérance!lançai-

jedemavoixlaplusroyale.— Il faut que je m'occupe de votre cheval, maîtresse », s'excusa-t-il par-dessus son épaule. Il

marchaitvite,latêtecourbée,etlajumentparaissaitsurprisedecettehâte.Jerestaisurmonbillot,enproieàunconflit intérieur :devais-jeélever lavoixet luicommanderde revenir,mesauveretnejamais,plusjamaisremettrelespiedsdanslesécuries,oumeroulerenbouleetéclaterenlarmes?Je m'immobilisai, pétrifiée par l'indécision. Quand il disparut avec ma jument dans l'écurie, je

sautaidemonbillotetm'enfuis;jemerendissurlatombedemamèreetm'assisunpetitmomentsurunbancdepierreglacialnonloindelà,enmerépétantquejen'étaispasbêteaupointdecroirequemamèresetrouvaitdanslesparages;j'avaisseulementbesoindem'isoler.Jamaisjen'avaisressentiunetelledouleur,etj'ignoraissielleprovenaitdecequePersévéranceavaitditoudemaréactionàses révélations. Quel imbécile, ce garçon ! Évidemment, j'allaismemettre en colère et exiger desavoir qui avait proféré de pareilles horreurs ! Pourquoi me les rapporter s'il ne voulait pas endévoilerlesauteurs?EtlesautresenfantsdeFlétriboisallaientpartagermesleçons?LaprésencedePersévérancenem'eûtpasdérangée,mais,siCaramel,OrmeetLéaétaientlàaussi,leuropinionsurmoiserépandraitcommeunpoison;Persévérancepréféreraitsûrementl'amitiéd'ungrandcommeCaramelàcelledequelqu'uncommemoi.OrmeetLéaparticipaientparfoisauservicedetable,etilm'étaitdéjàpénibledelesapercevoirpendantlesrepasetdelesvoirsepenchervivementl'uneversl'autre,leurlangueacérées'agitantcommeunelamesurunepierreàaffûter.Ellessemoqueraientdemoi,commed'autres,apparemment,semoquaientdemonaspect.

Jeregardaimespieds.Jeportaisdesbottesquidataientdel'annéeprécédente,etlecuircédaitauxcoutures ;mes chausses étaient couvertes de bourres de plantes récoltées pendantma traversée dujardin, j'avais les genoux sales et une feuillemorte accrochée à un tibia ; j'avais dûm'agenouillerquelquepart.Jemelevaiettirailedevantdematunique;ellen'étaitpassale,maiselleprésentaitdestraces de taches. Depuis le nettoyage à fond de ma chambre, ma garde-robe s'était réduite, et jeredoutaisvaguementqu'oneneûtbrûléunepartie;peut-êtredevrais-jevérifierdansquelétatétaientmesaffaires.Jefissauterunpeudeboueséchéedel'ourletdematunique;iln'yavaitqu'unjouroudeuxquejelaportais.Latachesurlapoitrineétaitancienne.«Sale»et«taché»,cen'estpaslamêmechose–saufsionignorequelestachesenquestionnesontpasrécentesmaisincrustéesdansletissu.Jemeplongeaiun longmomentdansmes réflexions,etellesn'avaient riende réjouissant : j'allaisdevoirsuivredescoursencompagniedegaminsquimedétestaient,quimedonneraientdescoupsendouce,mepinceraientetsemoqueraientdemoiàlapremièreoccasion;quantàmonpère,ontenait,surluietmoi,desproposquinemeplaisaientpas.Lesgenscroyaientàdesmensongesparcequ'ilsavaientl'apparencedelavérité,etunétrangerpouvaitsepersuaderquemonpèrenes'occupaitpasdemoi.Quandmamèreétaitvivante,ellefaisaitlenécessairepourquejefussetoujourspropreetbienhabillée;jen'yprêtaisguèreattention:celafaisaitpartiedesnombreuseschosesqu'ellefaisaitpourmoietpournoustous.Maiselleétaitmorte,etmonpèren'avaitpasreprisleflambeauparceque(lacompréhensionmevenaitpeuàpeu)cesdétailsnecomptaientpaspour lui. Ilmevoyait,moi,nonmesbottesquibâillaientauxcouturesnimestuniquestachées.Ilavaitditqu'ilfallait«fairemieux»,maisl'intentionétaitrestéesanssuite.Etj'étaiscommelui:cesdétailsn'avaienteuaucuneimportanceàmesyeux,jusqu'aumomentoù

on m'avait fait comprendre qu'ils pouvaient en avoir. Je me levai et époussetai le devant de matunique;aveclesentimentd'êtretrèsadulte,jeconclusquelasolutionn'étaitpasdememorfondreniderejeterlaresponsabilitésurmonpère.Jepassaimamaindansmescheveuxhirsutes.Jeluidiraissimplementcedontj'avaisbesoin,etilmelefournirait;c'estcequ'ilfaisaitpourÉvite,aprèstout.J'allai le chercher aussitôt. Il me fallut un peu de temps, mais je finis par le trouver dans

l'appartementjaune,entraindeparleravecAllègre.Nonloind'eux,suruntabouret,undomestiquefixaitlesrideauxdelitqu'onvenaitdelaver;unenouvelleservante,dunomdeSoigneuse,setenaitprèsdelui,lesbraschargésdelinges.Lematelasdeplumeavaitétéglissédansunenouvelletaieetparaissaitépaisetmoelleux.Sij'avaisétéseule,jel'eusseessayésanstarder.Maisj'attendisquemonpèresetournât,mevîtetsourît.«Ehbien,Abeille,qu'enpenses-tu?Vois-

tuautrechosequetuaimeraischangerdanstonappartement?»J'enrestaipantoise.Allègreeutunpetitriresatisfait,etmonpèrepenchalatête.«Tuarrivesunpeu

tôt,maisnousavonspresqueterminé.Jesavaisqueçatesurprendrait,maisjen'imaginaispastevoirsansvoix.—Mais j'aime bienma chambre », fis-je, le souffle court. Et son panneau qui donnait dans le

labyrinthe ; mais je gardai cette réflexion pour moi. Je parcourus les alentours du regard etremarquaiquelquechosequejen'avaispasvuaupremierabord:lecoffreaupieddemonlitavaitétéfabriquéàtailleréduitepourm'enfaciliterl'accès.Unearmoirevide,ouverte,occupaitunangledelapièce,etuntabouretmettaitlesétagèressupérieuresàmaportée.Lescrochetsétaientplacésdefaçonàceque jepusseaisémentm'en servir.C'était lapreuvequemonpèrepensaitbienàmoi, et jenepouvaisrejetercecadeaumalencontreux.«Tuasfaittoutçapourmoi?demandai-jesansluilaisserletempsdepoursuivre.—Avecquelquesconseilsd'Allègre»,répondit-il.Legrandintendanteutunlégerhochementde

tête.Je balayai lentement la chambre des yeux. Je reconnus le petit fauteuil près de la cheminée ; je

l'avais déjà vu quelque part dans la maison ; on l'avait rafraîchi d'une couche de vernis et d'une

garniture jaune. Je ne reconnus pas le repose-pieds ; il n'était pas exactement assorti, mais il serapprochaitdusiège,tendudumêmetissu.Souslafenêtresetrouvaituncoffrequiservaitdesiège,auquelonavaitadjointunemarchepourm'enfaciliterl'accès,etoùdescoussinsdetaillesvariéesetdecouleursvivesinvitaientàsedétendre.Jemetournaiversmonpère.«Avec beaucoup de conseils d'Allègre, se reprit-il d'un air penaud, et l'intendant arbora un air

radieux.Tusaisque jen'yconnais rienenrideaux,coussinsetautres.Je luiaiannoncéqu'après ladécouvertedeparasites je nevoulais pasque tu restesdans ta chambre ; il a réponduqu'on savaitparmi les domestiquesque tu appréciais cet appartement, et il a doncproposéque, puisqu'on avaitcommencé à le remettre en état, on l'apprête spécialement pour toi.Et te voilà, juste à tempspournousdiresiçateplaît.»Jeretrouvaimavoix.«C'est trèsbien ; très joli.»Monpèregarda lesilence,et jedusajouter :

«Maisj'adoremachambreactuelle.»Jenepouvaisluiavouerdevantlesdomestiquesquejetenaisàmonaccèsaulabyrinthe;jen'étaismêmepassûred'avoirenviedeluienparler:ilmeplaisaitd'êtrela seule à en connaître l'existence. Je tâchai de faire la part entre la possibilité de me rendrediscrètementetviteàmontroud'observationetl'occasiondemettreuntermeàcertainsragots.Ets'ildécidait de rénover mon ancienne chambre ? On risquait de découvrir le panneau secret ! Jem'éclaircis la gorge. «Mais c'était une chambrepourunnourrisson, n'est-cepas ?C'est beaucoupmieuxmaintenant.Merci,papa;c'estravissant.»C'étaitunpeumaladroit,maisjem'approchaideluietlevailevisagepourqu'ilm'embrassât.J'étais

sansdoutelaseulequilesavaitsurpris,etseulsluietmoisavionsquecegenredecontactétaittrèsrareentrenous.Mais il sepenchaetdéposaunbaiser surma jouecommes'il s'agissaitd'ungesteparfaitement naturel. Je compris alors que nous étions alliés et que nous dressions nosmuraillescontreunmondehostile.Allègrenesetenaitplusdejoie.Dèsquejem'écartaidemonpère,ils'inclinaetdit:«Maîtresse

Abeille,sivousavezunmoment,jemeferaisunplaisirdevousmontrerlesastucieuxtiroirsdevotrearmoireetlafaçondontlemiroirseferme.»J'eusàpeineletempsd'acquiescerdelatêtequ'iltenditses longues jambes et se rendit en deux foulées devant la nouvelle armoire. « Voyez, il y a descrochets pour les colliers et deminuscules tiroirs pour les autres bijoux.Voici une étagère étroitepour les parfums ; et, pour vous distraire, j'en ai déjà ajouté quelques-uns !Cette charmante fiolecontientdel'essencederose,etcelle-ci,lableue,duchèvrefeuille,tousdeuxparfaitementappropriéspourunejeunedemoiselledevotreâge!J'aiajoutéuningénieuxpetitescabeaupourvouspermettred'accéder à toutes les étagères et au miroir ; voyez comme il se plie et se déplie ! Et ici, cecompartimentpoursuspendredesvêtementsplusgrands–ah,quelparfumdélicieux!–etgarnidecèdre pour éloigner ces saletés de mites ! » Tout en parlant, il ouvrait les tiroirs et tapotait lescrochetsavecunenthousiasmeque jen'eusse jamaiséprouvépourunearmoire.Jesouris tantbienquemaletcontinuaidesourirequandilm'assuraquelachambredebonneattenanteàlamienneseraitbientôt prête pour une nouvelle occupante. Il me recommanda Soigneuse comme une candidatepossible,etjedusgardermonatterrementpourmoiquandelleseprésentaàmoi;elledevaitavoirquinzeans,voireplus;ellerougitenfaisantlarévérence,lesbrastoujourschargésdelinges,etjenesusquoiluidire.Uneservante!Queluidonnerais-jeàfaire?Mesuivrait-ellepartout,toujourssurmestalons?Jemeréjouisalorsd'avoiracceptédebonnegrâcemonnouvelappartement;sij'avaisinsistépourgardermonanciennechambreetqu'onl'yeûtinstallée,jen'eussepluseulapossibilitédeme servir de l'entrée secrète. Si elle dormait dans la chambre voisine de la mienne, pourrais-jem'éclipsersansqu'elles'enrendîtcompte?Je m'adressai à Allègre. Doucement, doucement ! « Cet appartement est ravissant et l'armoire

merveilleuse.Toutaététrèssoigneusementpensé;etjevousremerciedemepermettred'accéderàtoutfacilement.J'aisouventdesdifficultésàcausedecela,etvousvenezdelesrésoudre.»

Jen'avais jamaisvuAllègre rosirdeplaisir.Sesyeuxbruns semirent à scintiller, et, àmavivesurprise, je compris que jem'en étais fait un ami. Jeme tournai versmon père ; j'étais venue letrouver pour lui demander de nouvelles bottes d'hiver et des tuniques plus grandes, mais je merendais compte àprésent qu'il valaitmieuxme tairedevant lesdomestiques. Je les regardai tour àtour,Soigneuse,Allègreetl'hommequifixaitlesrideauxdulit;ilavaitquasimentfini,etSoigneuseallalesajusterafinqu'ilstombassentdroit.JeconnaissaisAllègredepuismanaissance,maisj'avaisvécu comme un chat à demi sauvage et je l'avais toujours contourné sans un mot ; quel intérêtpouvais-je présenter pour un adulte aussi important et empreint de dignité ? Et pourtant, il avaitmanifestementprisunplaisirimmenseàcréercetappartementpourmoi.EtSoigneuseallaitdésormaisfairepartiedemonunivers.Touscesgens,toujoursplusnombreux,

qui venaient peupler Flétribois, je devrais les croiser et leur parler tous les jours ; et il y auraitd'autresenfants,plusgrandsquemoimaisd'âgeégal,danslasalledeclasseavecmoitouslesjours.Ilsétaientsinombreux!Commentfairefaceàtantdegens?Ilsfaisaientdésormaispartiedemonmonde,maisnondemafamille.Mafamille,c'étaitmonpère,

et lui et moi devions nous tenir dos à dos, toujours, pour nous défendre contre les ragots etsuppositionsinfondés.Jemedemandaipourquoiilenétaitainsi,etlaréponsemevintsoudain:onavaitbeaum'appelerAbeilleBlaireau,jesavaisqu'envéritéj'étaisAbeilleLoinvoyant.Cefutcommeune brique qui vient combler une brèche dans unmur ; j'étais uneLoinvoyant, commemon père.Alors je souris et pris soin de parler clairement pour déclarer : « Je venais demander quand leprécepteurseraitprêtàdébutermesleçons,papa.Jesuisimpatientedem'ymettre.»Jelusdanssesyeuxqu'ilavaitcompris,etilendossasonrôlepournotrepublic.«Ilpensepouvoir

commencerdansdeuxjours;ilsesentenfinremisdesonvoyage.»Desonagression,songeai-je.Quellecomédiepolienous jouions,alorsquenousavions tousvu

sestraitsmeurtrisàsonarrivéeetsavionsparfaitementpourquoiilgardaitlachambre!«C'estmagnifique.»Jeparcouruslentementmanouvellechambredesyeuxensouriantlargement

afinquetousfussenttémoinsdemonplaisir.«Monappartementestterminé?Puis-jeycouchercettenuit?»Allègrepritunairradieux.«Dèsquelelitauraétéfait,maîtresse.—Merci.Jecroisquejevaismeplaireici.Ilyaquelquesaffairesquej'aimeraisrapporterdemon

anciennechambre;jevaisallerleschercher.—Oh,c'estinutile,demoiselleAbeille,jevousassure!»Allègres'approchaducoffreaupiedde

monnouveaulit,l'ouvritàlavolée,plantaungenouenterreetmefitsignedelerejoindretandisqueseslongsdoigtseffleuraientlesempilementsdetissuspliés.«Unecouverturesupplémentairejauneetcrème,pourlesnuitslesplusfroides;etici,unplaidpourvoustenirchaudquandvousvousasseyezdevantvotrefenêtre,unnouveauchâlerougeavecunecapuche.Et,commenousavonsdûéliminerunebonnepartiedevotregarde-robe,j'aidemandéàLis, lacouturière,devousfabriquerquelquestuniques. En vous voyant, je crains que nous ne les ayons faites trop grandes, mais elles ferontl'affaireenattendantd'avoirletempspourunessayage.Voyez,envoiciunemarronbordéedejaune,et une autre verte ; ellemanque un peu d'ornementation ; voulez-vous de la broderie le long desourlets?Oui,naturellement!Jevaisl'envoyeràlacouturière.»J'avaiscessédel'écoutersavourersonbonheur;sesproposglissaientsurmoi.J'ignoraiscequeje

devaiséprouver.Touscesnouveauxvêtements,d'unseulcoup,etdontaucunn'étaitdesmainsdemamère ;onne lesavaitpasmesuréssurmoipourvérifier la taille,onnem'avaitpasdemandési jepréféraisdesfleursoudesvoluteslelongdesourlets.Jeplissailefrontetm'efforçaiunefoisencorede comprendre la mort de ma mère ; chaque fois que je croyais l'avoir résolue, une nouvellemanifestationdesadisparitionmeterrassait.

Allègreavaitfini,etjesouriaisàm'enfairemalauxjoues.Auxabois,jeregardaimonpèreetdisenbredouillant:«Toutestravissant.Maisilyaquelquesaffairesquejevaisrapporterdemonautrechambre.Mercibeaucoupàtous!»Etjem'enfuis.J'espèrequemasortienemanquapastropdegrâce,mais,unefoisdanslecouloir,

jeprismesjambesàmoncou;jecroisaideuxdomestiquesquiportaientuntapisroulé,viraidanslevestibuleetarrivaienfinàlaportedemonanciennechambre.J'entraientrombeetfermaiderrièremoi.L'âtreavaitéténettoyé,et ilétaitvideet froid.Le litprivéde toussesélémentsn'étaitplusqu'un

squelette.Non sans inquiétude, j'allai jeter un coup d'œil dans la chambre de bonne ; je la trouvaiaussidésertequelamienne:lelourdchâlitn'avaitpasquittésonangle,etlepanneaudetêtecachaittoujourslesjointsdiscretsdulambrisquidissimulaitl'entréedemonrepaire.Cesecret-làaumoinsrestaitpréservé.Je retournai dans ma chambre à pas lents. Plus rien sur le manteau de la cheminée, plus de

bougeoirenterrecuitebleue,plusdepetitesculpturedechouettequemamèreetmoiavionsachetéeaumarchédeChênes-lès-Eau.J'ouvrismoncoffreàvêtements.Vide.Etl'autre,plusgrand,aupieddulit ?Vide, hormis une vague odeur de cèdre et de lavande ;même les sachets avaient disparu. Lacouverture de laine bleue, usée jusqu'à la transparence, n'était plus là ; aucune de mes vieilleschemisesdenuitetdemestuniquesnesubsistait.Touscespointsquemamèreavaitfaits,transformésencendrepour soutenir lacomédiedemonpère,pourquenulnesûtquenousavions incinéréuncadavredans la nuit.Les seuls habits d'autrefois quime restaient étaient ceuxque j'avais emportésdanslesalondemamère,oùjedormais,etlachemisedenuitquej'yavaiscachée–àmoinsqu'onneleseûtdéjàdécouvertsetjetés,euxaussi!Jecroisailesbrassurlapoitrine,raidecommeunpiquet,etfisl'inventairedetoutcequimanquait.

Le« livre»de simplesgravéque jegardais toujoursprèsdemon lit, lebougeoirdema tabledenuit…Unepeurterriblem'étreignit; jemejetaiàgenouxetouvrislapetiteportedumeuble.Ellesavaienttoutesdisparu,lesgrossesbougiesparfuméesquemamèreavaitfabriquées.Jen'avaisjamaiscouché dans cette pièce sans que l'une d'elles brûlât tandis que je m'endormais, et je ne pouvaism'imaginerm'installantdansunenouvellechambresansleursenteurrassurante.Lesyeuxfixésdansl'absenceobscuredupetitcabinet, jeserraidavantagelesbrassurmoi, lesonglesenfoncésdanslachair pourm'empêcher de voler en pièces. Je fermai les yeux, les paupières serrées. En respirantlentementparlenez,jepercevaisl'essencevaguedesbougiesquin'étaientpluslà.Jen'eusconsciencedelaprésencedemonpèrequ'aumomentoùils'assitparterrederrièremoiet

passalesbrasautourdemoi.Ilditàmonoreille:«Jelesaisauvées,Abeille.Jesuisrevenupendantcettefameusenuitetj'aiprislesbougiesetd'autresobjetsauxquelsjesavaisquetutenais;jetelesaimisdecôté.»J'ouvris les yeuxmais restai tendue. « Tu aurais dû me prévenir », fis-je violemment, soudain

furieuse contre lui. Comment avait-il pu me laisser éprouver une telle douleur, fût-ce quelquesminutes?«Tuauraisdûmelaisserveniricirécupérermesaffairesavantqu'onlesbrûle!—C'estvrai, reconnut-il avantdepoursuivre, commeuncoupdepoignard : jen'yaipaspensé

alors.Ilfallaitagirsansattendre;toutseprécipitait.»Je rétorquai d'une voix glaciale : «Qu'as-tu sauvé ?Mes bougies ?Mon livre de simples ?Ma

statuette de chouette, mon bougeoir ? As-tu pris ma couverture bleue ? La tunique avec despâquerettesbrodéesauxourlets?—Paslacouverture,avoua-t-il,lavoixrauque.J'ignoraisqu'elleétaitimportante.—Tuauraisdûmedemander!TuauraisdûmeDEMANDER!»Avechorreur,jesentisleslarmes

menoyerlesyeuxetmagorgesenouer.Jenevoulaispasêtretriste: jevoulaisêtreencolère.Lacolèreestmoinsdouloureuse.Jemeretournaietfiscequejen'avaisjamaisfait:jefrappaimonpère

aussiviolemmentquejelepus,etmonpoingdonnasurlesmusclestendusdesapoitrine.Cen'étaitpas un coup de petite fille ; je frappai de toutesmes forces avec la volonté de lui fairemal, et jecontinuaijusqu'aumomentoùjem'aperçusqu'ilmelaissaitfaire,qu'ileûtpumesaisirlespoignetsetm'arrêter quand il le voulait. Peut-être même désirait-il que je lui fisse mal. À cette prise deconscience,meseffortsmeparurentinutilesetpisquevains.Jelescessaietlevailesyeuxverslui;impassible, ilme regardait, ouvert, sans chercher à se protéger dema fureur. Il l'estimait juste etl'acceptait.Je n'en éprouvai nulle sympathie ; au contraire,ma rage s'accrut.Cette douleur était àmoi ; on

m'avaitdépouilléed'affairesquejechérissais.Commentosait-ilmeregardercommesic'étaitluilavictime?Jecroisaiànouveaulesbrassur lapoitrine,cettefoispourlerejeter,et jebaissai la têtepournepaslevoir.Ilposaunemainsurmajoueetl'autresurmatête,maisjeraidislesmusclesetmecourbaiencoredavantage.Il soupira.« Je faismonpossible,Abeille,mêmesi c'estparfois insuffisant. J'ai sauvéceque je

croyais important à tes yeux.Quand tu voudras, fais-moi signe et nous irons chercher tes affairespourlesmettredanstonnouveaulogement.Jevoulaist'enfairelasurprise;jepensaisquetuseraiscontented'avoirl'appartementjaune,maisjemetrompais.Jet'aiimposédetropgrandschangementstropvite,ettuauraisdûavoirdavantagevoixauchapitre.»Jenemedétendispas,maisj'écoutais.«Donc, il n'y aura pas de surprise.Dans cinq jours, nous allons àChênes-lès-Eau, toi etmoi ;

Allègreaeu l'intelligencedesongerque tuaimeraispeut-êtrechoisirdes tissuschez les tisserandspour tes tuniquesd'hiver ;etnous ironschez lecordonnierau lieud'attendresa tournéed'hiver.Jecrois que tu as grandi des pieds depuis l'année dernière ; Allègre m'a dit que tu avais besoin denouvelleschaussures,etaussidenouvellesbottes–pourmonteràcheval.»Sous le choc, je levai les yeux vers lui. Il avait le regard empreint de peine, mais il dit avec

douceur:«Çaaétéunesurprisepourmoi;unetrèsbonnesurprise.»Jebaissaiànouveaulatête.Cen'étaitpaspourluiquej'apprenaisàmonteràcheval–encoreque,

enysongeant,jemefusseréjouieàl'avancedeluimontrermesnouveauxtalents,mêmesiniluiniCriblen'avaitestiméimportantdemelesenseigner.Jemerendiscomptealorsquejeleurenvoulaisprofondémentà tous lesdeuxdepasser toujoursplusde tempsavecÉvitequ'avecmoi ; je tenaisàm'accrocheràcettecolèreetàlarenforcer,mais,plusencore,jetenaisàdisposerdesobjetsdemamèredanslachambreoùjecoucheraiscettenuit.Sansleverlesyeux,jedisd'unevoixétrangléequimefithorreur:«J'aimeraisallerrécupérermes

affaires,s'ilteplaît,etlesmettreàl'abrichezmoi.—Ehbien,allons-y»,répondit-il,etilseredressa.Jeneluitendispaslamain,etilnecherchapas

àme laprendre,mais jesortisàsescôtésde lachambrequiavaitété lamienne, lachambreoù lamessagèreétaitmorte.

12

Desaffairesàgarder

C’estsouslerègnedelareineAdroitequefutconfiéaupremierscribeduchâteaudeCastelcerfledevoiradditionneld’enseignerl’artdeslettresàtoutenfant«quilesouhaite».Onaditqu’elleavaitémiscedécretàcausedesaprofondeantipathiepourlescribeMartin;cequiestcertain,c’estquenombre de ceux qui succédèrent à Martin à Castelcerf parurent regarder cette tâche comme unepunitionplusquecommeunhonneur.

Desdevoirsdesscribes,scribeGeairepu

J'avaisdonccommisunebourde,encoreunefois;etunegrosse.Jesuivaislentementlecouloir,mapetitefilleàcôtédemoi.Ellenemetenaitpaslamain;ellemarchaitlégèrementàl'écart,etjesavaisquecen'étaitpasfortuit.Siladouleurirradiecommelachaleurd'unfeu,c'étaitlefroidquejesentaisémanerdetoutsonpetitcorpstendu.Etmoiquicroyaisbienfaire!Jepensaisqu'elleseraitraviedesonnouvelappartementetdesmeublesadaptésàsataille.Mais,dansmahâteàtromperlepersonnelsurlesortdenotre«hôte»disparue,j'avaisdétruitdeprécieuxsouvenirs,desmorceauxirremplaçablesdesonenfance.Jel'emmenaidansmachambre;lapièceavaitchangédepuisladernièrefoisoùelleyétaitvenue.

J'avaisréunitousmesvêtementset toutelaliterieetenvoyéchercherlelavandier; ilavaiteffectuédeuxvoyagesavecunénormepanier,lestraitsempreintsderéprobation.Cesoir-là,enrevenantchezmoi, j'avais trouvémonmatelas de plume aéré et retourné, tous lesmeubles époussetés et tout enordre.Commecelas'étaitfaitsansmonautorisation, jesoupçonnaiAllègre.J'avaisdormidansdesdraps débarrassés de la transpiration du chagrin, sur des oreillers que mes larmes n'avaient pastrempés. Les chandelles dans les bougeoirs étaient blanches, sans parfum, et la chemise de nuitmoelleuse et propre. J'avais eu l'impression d'être un voyageur arrivé dans une auberge anonymeaprèsuntrajetlongetardu.Jenem'étonnaipasquandAbeilles'arrêtanetàpeinelaportefranchieetparcourutlapièced'unair

consterné:c'eûtpuêtrelachambreden'importequi,oudepersonne.Ellefinitparmeregarder.«Jeveuxmesaffaires.»Elles'exprimaitclairement,sanstraced'unvoiledanslavoix,sanslarmes

retenues. Je la conduisis à un coffre sous la fenêtre, le déverrouillai et l'ouvris. Elle examina lecontenuetsefigea.Il renfermaitnon seulement lesobjetsque j'avaisprélevésdans sa chambre lorsde cettenuit de

frénésie morbide, mais de nombreux autres souvenirs aussi. J'avais le premier habit qu'elle avaitporté,unrubandérobébiendesannéesplustôtdanslescheveuxdeMolly,labrosseetlemiroirdesamère,etsaceinturepréférée,encuirteintéenbleu,avecdespochettescousuesdessus;c'étaitBurrichqui la luiavaitfabriquée,et laboucleétaituséeàforced'avoirservi. IlyavaitaussiuncoffretquicontenaitlesbijouxdeMollyettouteslesdentsdelaitd'Abeille.Celle-cis'emparadeseslivresetdeseschemisesdenuit.«Lesbougiessontdansmonbureau,àta

disposition»,luirappelai-je.Ellepritplusieursfigurinessansriendire,maisàseslèvrespincées,jecomprisqu'ilmanquaitd'autresobjetsauxquelselletenait.«Jesuisnavré,murmurai-jealorsqu'ellesedétournaitducoffre,lesbraschargés.J'auraisdûte

demander.J'aimeraispouvoirterendretoutescesaffaires.»Sesyeuxcroisèrentlesmiensunbrefinstant;lacolèreetladouleurybrasillaientcommedansles

cendresd'unfeu.Elledéposabrusquementsonchargementsurmonlit.«Jeveuxlecouteaudemamère»,déclara-t-elle.

J'examinail'intérieurducoffre.Lepetitcouteauétaitfixéàlaceinture,commedepuisdesannées;ilavaitunmancheenosqueMolly,oupeut-êtreBurrich,avaitemmaillotéd'unelanièredecuirpourlerendremoinsglissant,etunfourreaubleuassortiàlaceinture.«Ellenet'irapasavantplusieursannées»,dis-je;c'étaituneobservation,nonunrefus.J'avaistoujoursimaginéqueceseraitelleetpersonned'autrequienhériterait.« J'ai seulement besoin du couteau et du fourreau pour lemoment », répondit-elle. Son regard

glissadenouveausurlemien.«Pourmedéfendre.»Avec un grand soupir, je sortis la ceinture du coffre, et je dus en ôter plusieurs pochettes

coulissantes avantdepouvoir retirer l'armeavec sagaine. Je la tendis àAbeille,mancheenavant,mais,alorsqu'elleallaitlaprendre,jelaramenaiàmoi.«Tedéfendredequoi?demandai-je.—Desassassins.»Elles'exprimaitàmi-voix.«Etdesgensquinem'aimentpas.»J'eus l'impression de recevoir une pierre en pleine poitrine. « Mais tout le monde t'aime !

m'exclamai-je.—Non.Lesenfantsquiprendrontdes leçonsenplusdemoi,comme tu l'asdécidé, ilyenaau

moinstroisquimedétestent;peut-êtreplus.»Je m'assis au bord du lit, le couteau de Molly au creux des mains. « Abeille, fis-je d'un ton

raisonnable,ilsteconnaissentàpeine;commentpourraient-ilstedétester?Et,mêmesic'estlecas,çam'étonneraitquelesenfantsdudomaineosent…— Ilsm'ont jeté des pierres ; ilsm'ont pourchassée ; ilm'a giflée si violemment que j'avais la

bouchepleinedesang.»Unecolèreterriblemontaenmoi.«Quiafaitça?Etquand?»Ellesedétourna,etsonregardseperditdansl'angledelachambre.Elledevaitrefoulerseslarmes.

Toutbas,ellerépondit:«C'étaitilyadesannées,et,detoutemanière,jenetelerévéleraipas.Çaneferaitqu'aggraverleschoses.—J'endoute,répliquai-jedurement.Dis-moiquit'apourchassée,quiaosétejeterdespierres,et

ilsquitterontFlétriboisdèscesoir;euxetleursparents.»Son regardbleum'effleuracommeunengouleventeffleureune falaise.«Et,ducoup, lesautres

domestiquesm'adoreraient,c'estça?Quellebelleexistence j'aurais,avec lesautresenfantsquimecraindraientetleursparentsquinepourraientpasmevoir!»Elleavaitraison;jesentismonestomacsenouer.Mapetitefilleavaitétépourchassée,lapidée,et

je n'en avais rien su ! Et, maintenant que je le savais, j'ignorais comment la protéger. Elle avaitraison:moninterventionneferaitqu'aggraverleschoses.Sansréfléchir,jeluitendislecouteau;elleleprit,et jepensequ'ellefutdéçue, l'espaced'uninstant,demevoir luicéder.Comprenait-ellequej'avouaisêtre incapablede ladéfendredanscertainscas?Alorsqu'elle tirait lapetitearmede sonfourreau,jemedemandaicommentMollyeûtréagiàmaplace.Lecouteauétaitsimple,lalameuséepardenombreuxaffûtages;elles'enservaitpourtout:couperdestigesdefleursrésistantes,extraireuntroudeverd'unecarotteousortiruneéchardedemonpouce.JeregardaimamainetrevisMollyquilatenaitserréetoutentaillantimpitoyablementdanslachairpourenextirperunepointedecèdre.Abeilleavaitchangédeprisesurlecouteauetletenaitàprésentcommesiellevoulaitleplanter

dansleplancher.Elleeffectuaplusieursmouvementsd'attaque,lesdentsserrées.« Pas comme ça », fis-je involontairement. Elle fronça les sourcils, la tête toujours baissée. Je

m'apprêtai à lui prendre l'arme desmains, puisme rendis compte que cela ne servirait à rien. Jedégainai mon propre couteau ; il ressemblait à celui de Molly, doté d'une lame courte et solidedestinéeàladizainedepetitstravauxquotidiensoùcegenred'outilpeutserévélernécessaire.Jeleposaidansmapaume,mainouverte,ettrouvailepointd'équilibre.«Essaie.»Àcontrecœur,elleinversasaprise,équilibralecouteausursapaumepuisrefermalesdoigtssurle

manche.Ellefrappal'airpuissecoualatête.«J'aiplusdeforcedansl'autresens.

—Peut-être,àconditiond'avoirunadversaireobligeantquinebougepaspendantquetul'attaques.Mais tu devras te trouver à proximité de lui ; si jemaniemon couteau ainsi, je peux empêcher lapersonneenfacedes'approcherdemoi,oubientendrelebras,latoucheravantqu'ellenesoittropprèsdemoi,ouencoredonnerunlargecoupdetaille.»Jeluifisladémonstration.«Lafaçondonttuempoignaistonarmet'interdisaitd'exécutercemouvementavecefficacité,etdetenirenrespectplusd'unassaillant.»Latensiondesesépaulesdisaitàquelpointellevoulaitavoirraison;elledevaitreconnaîtrequ'elle

setrompait,etcelal'irritait.D'untonbrusque,àmi-voix,elledit:«Montre-moi.»Puis,avecencoreplusderéticence:«S'ilteplaît.—Trèsbien.»Jem'écartaietmemisenposition.«Lepremierpoint,cesontlespieds;tudoisêtre

biencampée,parée, tonpoidsbiencentrédemanièreàpouvoirfairerapidementunmouvementdecôté,unpasenavantouenarrière sansperdre l'équilibre. Il fautplierunpeu lesgenoux.Tuvoiscommejemedéplacefacilementd'uncôtéàl'autre?»Elleseplaçaenfacedemoietm'imita.Elleétaitsouple,mapetitefille,etfinecommeunserpent.Jeposaimoncouteauetm'armaidesagaine.«Àprésent,voicinotrepremierjeu.Nousn'avons

pasledroitdebougerlespieds,d'avancernidereculer.Jevaistenterdetefrapperavecleboutdecefourreau;tudevrast'écartersanstefairetoucher.»Elleregardalecouteauànudanssamainpuislevalesyeuxversmoi.«Pourlemoment,laisse-ledecôté.Commenceparévitermesattaques.»Et jedansaidoncavecmafille,chacunencontrepointde l'autre.Toutd'abord, je l'atteignissans

difficultéaubras,àlapoitrine,auventre,àl'épaule.«Nesurveillepasl'arme,luidis-je.Surveille-moitoutentier.Quandlecouteausedirigeverstoi,ilestdéjàpresquetroptard.Observe-moietvoissituarrivesàsavoirquandjevaisfrapper,etoù.»Je n'étais pas aussi brutal avec elle qu'Umbre l'avait été avecmoi ; ses coupsme laissaient des

bleus,etiléclataitderirechaquefoisqu'ilmetouchait.Maisjen'étaispasUmbre,etellen'étaitpasmoi ; lui infliger des ecchymoses ou me moquer d'elle ne la pousserait pas à faire davantaged'efforts.Dansmonsouvenir,cetraitementavaitprovoquémacolère,quiavaitconduitàdeserreursetàdesdéfaitesrapides.Jedevaismerappelerquejen'étaispasentraindeformermafilleàdevenirunassassin;jecherchaisseulementàluimontrercommentéviteruncoupdedague.Elles'amélioraitvite,etcefutbientôtmontourdemefaireeffleurerparsonfourreau.Lapremière

fois, je la laissai faire, et elle s'immobilisaaussitôt.«Si tuneveuxpasm'enseigner,dis-le toutdesuite,fit-elled'untonfroid;maisnemefaispascroirequej'aiappriscequejen'aipasappris.»Jetâchaid'excusermonsubterfuge.«Jenevoulaispasquetutedécourages,c'esttout.—Etmoi,jeneveuxpasm'imaginersavoircequejenesaispas.Siquelqu'unchercheàmetuer,je

doisêtrecapabledeletueraussi.»Immobile,jeréprimailesourirequimenaçaitd'apparaîtresurmeslèvresetdansmonregard;elle

nel'eûtpasbienpris.«D'accord»,dis-je,etjejouaifranc-jeuaprèscela.Ellenemetouchaplusdel'après-midi,maisj'avaisledosenfeuetj'étaisennagequandelledéclaraenfinqu'elleenavaitassezapprispour la journée.Sa courte tignasse était trempée et sedressait en épisquandelle s'assit parterre pour renfiler la gaine du couteau sur sa ceinture ; lorsqu'elle se redressa, l'arme pesaitvisiblement lourd pour sa frêle stature. Je la regardai alors qu'elle avait les yeux baissés, et j'eussoudainl'impressiond'avoirdevantmoiunchiotdélaissé.Mollynel'avaitjamaistantnégligée.Aveclesentimentd'arracherunboutdemoncœur,jesortislabrosseàdosd'argentetlepeigneen

cornedeMollydemoncoffreauxtrésorsetlesplaçaiparmilesaffairesd'Abeille.Jedusm'éclaircirlagorgeavantdeparler.«Emportonstoutcecidanstonnouvelappartement,etensuitetuteservirasde labrossede tamèrepour t'aplatir lescheveux ; ils sontencore tropcourtspour lesattacheren

arrière,maistupeuxenfilerunedetesnouvellestuniques.»Ellehochasatêtehirsute.Jerepris:«Jepensequenosleçonsdecombatdevrontresterprivées,d'accord?—J'auraisaiméquetoutesmesleçonsrestentprivées,fit-elled'untonmaussade.—Tiens-tuvraimentàparlerdeça?—Tuprendsdesdécisionssansm'eninformer.»Je croisai les bras surma poitrine et la regardai demonhaut. « Je suis ton père ; je n'ai pas à

demandertapermissionpourfairecequej'estimenécessaire.—Ce n'est pas la question !Ce quime chiffonne, c'est de ne rien savoir à l'avance.Ce quime

chiffonne…»Savoixmourut.Puisellelevalesyeuxversmoiets'efforçademeregarderenfaceendéclarantgravement:«Jetejurequ'ilsvontmefairedumal.—Jesuissûrquetonprécepteurmaintiendral'ordreparmisesélèves.»Ellesecouaviolemmentlatêteavecunbruitaigusemblableàceluid'unratacculé.«Ilsnesontpas

obligésdemefrapperpourmefairemal.Lesfillessavent…»Sespoingsserréss'ouvrirentsoudain,etelleportaàsatêtesesmainsauxdoigtscrispéscommedesserres,lesyeuxfermés,lespaupièresplissées.«Non,laissetomber;jem'enoccuperaimoi-même.—Abeille…»fis-jed'untonmenaçant.Ellem'interrompit:«Jetel'aidit:lesfillesn'ontpasbesoindefrapperpourfairemal.»Jerefusaid'abandonnerlesujet.«Jeveuxquetucomprennespourquoij'aiinvitélesautresenfants

àparticiperauxleçons.—Jecomprends.—Alorsexplique-moi.—C'estpourmontreràtousquetuesgénéreuxetsensible.—Pardon?—Persé…Legarçond'écurie,d'aprèslui,certainsdisentqu'ilyadelanoirceurentoi,etqu'après

lamortdemamanilscraignaientquetunedeviennesduraveclesdomestiques.Cen'estpaslecas,maiscetteinvitationàpartagermescoursmontreraquetuasboncœur.— Je n'ai rien àmontrer à personne,Abeille.Au châteaudeCastelcerf, tout enfant qui souhaite

apprendrealedroitd'assisterauxleçonsaugrandâtre.Bienquebâtard,j'aieucedroit;àmontour,jeveuxledonnerauxenfantsquiledésirent.»Elleneme regardaitpas. Je faillis ajouterd'autresarguments,maismecontentaide soupirer.Si

ellen'avaitpasdéjàcompris,jeneferaisquelafatiguerenparlantdavantage.Elledétournaleregard.«C'estcequ'ilfautfaire.»Commejenerépondaispas,ellepoursuivit :«Mamèreauraitaiméavoirdesleçons;et,sielle

étaitencoreici,elleauraitexigéquechaqueenfantenaitl'occasion,j'ensuissûre.Tuasraison.»Elleramassa ses trésors et en eut bientôt les bras chargés ; sans demander mon aide, elle bloqua sacargaison avec lementon, et fit à voix très basse : «Mais je le regrette, et je regrette de devoirapprendreaumilieud'eux.»Jeluiouvrislaporteetlasuivisdanslecouloir.Nousarrivionsàsonappartementquandj'entendisleclaquementdechaussonsàsemelledure;je

vispar-dessusmonépauleÉvitequifonçaitsurmoitoutesvoilesdehors.«DotaireBlaireau!»mehéla-t-elled'untonimpérieux.Abeilleaccéléralepas; jem'arrêtaietmetournaiverslajeunefillepourdonneràmonenfantletempsdes'éclipser.«Bonjour,demoiselleÉvite,dis-jeavecunsouriredepurecomposition.— Je dois vous parler », lança-t-elle, le souffle court, bien avant d'arriver à distance de

conversation. Quand elle fit enfin halte, elle déclara sans préambule ni salut : « Quand doiventcommencermesleçonsdemusique?EtilmefautunmaîtrededanseduchâteaudeCastelcerf,sinondeJamaillia;jeveuxêtresûrequevousenavezconscience.Jeneveuxpasmemettredansl'embarrasenneconnaissantquedespassurannés.»

Je conservaimon sourire avec difficulté. «Des leçons demusique ? Je ne sais pas si le scribeFitzVigilantestcapabled'enseigner…»Ellesecouaimpatiemmentlatête,sesboucleschâtainesvirevoltant;uneboufféedeparfumparvint

àmesnarines.Mollyavaittoujoursportédessenteursdefleursetdesimples:gingembre,cannelle,roseetlis.Cellequimeparvintd'Éviten'évoquaitenrienunjardin,etlamigrainem'assaillitaussitôt.Jereculai,maisellemesuivitetdit:«Jeluienaidéjàparléilyatroisjours;ilreconnaîtqu'iln'estpasqualifiépourm'enseigneràjouerd'uninstrumentouàchanter,etiladéclaréque,siledomaineaccueillaitdesménestrelspourl'hiver,ilssefontsouventunplaisirdedonnerdescoursdemusiqueauxjeunesdamescontreunemodesterétribution.Jeluiaialorsdemandépourdesleçonsdedanse,et…—LescribeFitzVigilantestencoreenconvalescence.Quandvousêtes-vousentretenueaveclui?— Lorsque je suis allée chez lui, lui souhaiter prompt rétablissement, naturellement. Le

malheureux,envoyéloindeCastelcerfetdesplaisirsdelacourpourseretrouverdanscetrouperdu!J'aisongéqu'ildevaits'ennuyer,toutseul,aussiluiai-jerenduvisiteetfaitunbrindecausette;iln'estpas trèsdouépour la conversation,hélas,mais je saisposer lesbonnesquestionspourobligeruntimideàsortirdesacoquille,et,quandjeluiaidemandés'ilsavaitdanseretqu'ilm'aréponduparl'affirmative, j'aivoulusavoir s'ilpourraitm'enseignerquelquesnouveauxpas,et ila réponduquesonétatdesantéluiinterdiraitdesemouvoirgracieusementpendantquelquetemps.C'estalorsqu'ilasuggéréunmaîtrededanse;ducoup,j'enaiparléàCrible,et…Ilnevousariendit,n'est-cepas?Quellenégligence,pourundomestique!Ilnesertvraimentàrien.Jenecomprendspasquevouslegardiez!»JemeremémoraismesdernierséchangesavecCribleentâchantd'yrepérerdesindicessurcedont

elleparlait,maislefaitqu'elleeûtdérangélepauvreFitzVigilantparsesbavardagesm'empêchaitderéfléchirclairement.«CribleestenréalitéauservicededameOrtie,quil'aprêtéàsireUmbrepourvousprotégeretpourveillersurdemoiselleAbeille,sasœur.—Sa“sœur”.»Évitesourit,penchalatêteetmeconsidéraavecunevaguecompassion.«J'aidu

respectpourvous,dotaireBlaireau,vraiment.Vivredans lamaisondevotrebelle-fille, l'entreteniravectantdediligence,etoffrirrefugeauxbâtardsdeCastelcerf,FitzVigilant,Abeilleetmoi…Dites-moi,quelnoblea-t-ilengendrélapetite,qu'elledoivesecacherauprèsdevous?Àmonavis,ilétaitdeBauge;ilparaîtquelescheveuxblondsetlesyeuxbleussontcourantslà-bas.»Unetempêted'émotionss'étaitsoudainlevéeenmoi,et,sanslesannéesd'entraînementdontj'avais

bénéficiéauprèsd'Umbre, jecroisque,pour lapremière foisdemavie, j'eussefrappéunefemmesans défense. Je la regardai en dissimulant ce que je ressentais par un sourire vide. Mais était-ilvraiment vide ? Cherchait-elle àme blesser ?Abeille avait raison : une femme n'a pas besoin decontactphysiquepourfairemal.J'ignoraissi lecoupqu'ellem'avaitportéétaitvolontaireounon;elle penchait la tête avec un sourire de confidence, comme si elle attendait un commérage demapart.Àmi-voix,endétachantlesmots,jedis:«Abeilleestmafille,l'enfantquemafemmeaiméem'adonnée;ellen'ariend'unebâtarde.»Elle prit une expression plus compatissante. « Oh, Eda ! Je vous demande pardon ; je pensais,

comme elle ne vous ressemble pas du tout… Mais, si quelqu'un connaît la vérité, c'est vous,évidemment. Iln'yadoncque troisbâtards réfugiésàFlétribois :moi-même,FitzVigilant, et,biensûr,vous.»Jereproduisisfidèlementsonton.«Biensûr.»J'entendisunpaslégeretvisCribleapprocherderrièreelle.Sesmouvementsétaientaussilentsque

ceuxd'un lynxoud'unserpentprêtà frapper ;surses traits, l'indécisionfitplaceà l'inquiétude : ilallaitpeut-êtredevoirtenterdedéfendreÉvitecontremoi.Depuisquandmeconnaissait-ilsibien?Jem'écartaidelajeunefillepourlamettrehorsdemaportée,etjevislesépaulesdeCriblesedétendre,

pourseraidirànouveauquandÉvitesuivitmonmouvementets'exposaencoreunefoisaudanger.Illuitouchal'épaule,etellesursauta;elleavaitétécomplètementinconscientedesaprésence.« J'ai demandé à Allègre de vous voir, fit-il en mentant. Je pense que c'est par lui que nous

trouverons le plus facilement un professeur demusique qui vous convienne, et peut-être aussi unmaîtrededanse.»Ellesehérissa,peut-êtreoffusquéequ'illatouchât,et,profitantdesadistraction,jem'éloignaien

laissantàCriblelesoindesedébrouiller.C'étaitpeut-êtreinjuste,maisplussûrpourtoutlemonde.Ensécuritédansmonbureau,laporteclose,jemelaissaienfinallerautorrentd'émotionsqu'elle

avaitdéclenchéenmoi.Laprincipaleétaitlafureur.Commentosait-elle,invitéesousmontoit,parlerainsi dema fille ? L'injure faite àMolly était tout aussi impardonnable.Mais à la colère succédal'incompréhension.Pourquoi?Pourquoidiredetelleshorreursalorsqu'elledépendaitentièrementdemoi ? Ignorait-elle toute règle de courtoisie au point de regarder ce genre de questions commeacceptable?Avait-elleessayédem'insulteroudemeblesservolontairement,et,sioui,pourquoi?Pensait-elle vraiment queMollym'avait trompé ?D'autresme croyaient-ils cornu en voyant les

cheveuxblondsetlesyeuxbleusd'Abeille?Jeme forçai à regardermonbureau enm'asseyant et ne jetai qu'un bref coup d'œil aumur au-

dessusdemonatelier.Entraversdutroud'observation,j'avaistenduunfildetoiled'araignéeauquelj'avais fixé un petit bout de duvet ; la plume demeurait immobile sauf quand Abeille occupait satanière. Or, elle avait bougé quand j'avais traversé la pièce ; donc, ma fille était là. M'avait-elleprécédé ou bien était-elle entrée par l'issuemal dissimulée du garde-manger ? J'espérai qu'elle nepleurait pas à cause de la bêtise de son père qui avait jeté ses trésors ; sa colère était difficile àsupporter,maisseslarmeseussentétépires.Jecontemplailemanuscritposédevantmoi.Pourlemoment,ilnem'intéressaitguère:écritdans

unstylearchaïque,l'encrepâlissant, ilm'avaitétéenvoyéparUmbrepourrecopiage.Ilexposaitunexercice à pratiquer par les étudiants d'Art et ne piquerait sans doute pas la curiosité dema fille.D'ailleurs, le cheveu que j'avais disposé sur un des coins n'avait pas bougé ; elle n'avait donc pasfouillé dans mes papiers aujourd'hui. Je restai toutefois certain qu'elle l'avait fait par le passé.J'ignoraisdepuisquandellelisaitlesdocumentsquitraînaientdansmonbureau,etjenesavaisdoncpasexactementcequ'elleavait ludemesécritspersonnels. Je soupirai.Chaque foisque jepensaism'êtreaméliorédansmonrôledepère,jedécouvraisunnouveléchec.Jeneluiavaispasreprochésesrecherchessurmoi;ellesavaitlire,etj'avaiséténégligent.Moi-même,dansmajeunesse,j'avaisluplusd'unemissiveoud'unparcheminqu'Umbreavaitlaissédanssonantresansqu'ilsedoutâtderien.Dumoinslecroyais-je.Faisait-ilalorscommemoiaujourd'hui,c'est-à-diredisposerbienenvue

certainsdocumentspropresàm'intriguerouàm'instruire?Quantàmespenséesintimes,jelesnotaisdansun journaldans lequel jen'écrivaisdésormaisqu'enfermédansmachambre.MêmesiAbeilleavaitconnul'existenceducompartimentsecretaufonddugrandcoffreaupieddemonlit,ellen'eûtpasétécapabledel'atteindre.L'appellerais-je à sortirde sacachette?Non ;mieuxvalaitqu'ellegardâtuncoinoùbouderou

pleureràsonaise.Onfrappaàlaporte.«Crible»,dis-je,etilentrouvritlebattant,jetauncoupd'œildanslapièce,

prudentcommeunrenard,puisentraenbiaisetrefermadoucementlaportederrièrelui.«Jeregrette,fit-il.— Il n'y a pas demal », répondis-je ; j'ignorais s'il s'excusait d'avoir laissé Évitem'accoster à

propos des leçons de musique, ou s'il avait surpris ses réflexions sur les bâtards et m'offrait sasympathie.Quoiqu'ilenfût,j'ajoutai:«Jen'aipasenvied'enparlerpourlemoment.

—Hélas, il le faut.Allègreest ravide la requêtededemoiselleÉvite ; ilpensequeréintroduiredanse et musique à Flétribois vous ferait le plus grand bien. Il dit qu'il y a un vieux musicien àChênes-lès-Eauquin'estpluscapabledechantermaisquisauraitenseigneràdemoiselleÉviteàjouerunairàlaharpe;etils'estproposélui-mêmecommemaîtrededanse,“enattendantdetrouverunprofesseur plus approprié à une demoiselle de son rang”. J'ajouterai qu'Évite n'a pas eu l'air trèsheureusequandilaproposéqu'Abeilleprofiteelleaussidesleçonsdedanseetdemusique.»Jeremarquailepétillementaufonddesesyeux.«Maisvousavezacceptéensonnom.— Je n'ai pas pu résister, j'avoue », dit-il, et je vis bouger la toile d'araignée devant le trou

d'observation,commesi,derrière,onavaitsoupiré.Petiteespionne!Maiscen'étaitpasenfrappantlachairqu'onchassaitcequiétaitinscritdanslamoelle.«Mafoi,çaneluiferasûrementpasdemal,répondis-jesanspitié,etlatoiled'araignées'agitade

nouveau.Ilestplusquetempsquemafillereçoivel'éducationd'unedame.»Mieuxvalaitdescoursdemusiqueetdedansequed'assassinatparlespointsdesangetlepoison;peut-être,enl'écartantdemoi,pourrais-jeéviterdel'élevercommej'avaismoi-mêmeétéélevé.Brûlerdescadavresauclairdeluneetcombattreaucouteau…Bravo,Fitz !Bien joué.Etpourtant,dansun recoinobscurdemonesprit,unvieuxloupsageétaitd'avisquelelouveteauleplusfrêleestceluiquiabesoindescrocslesplusacérés.Criblemeregardaittoujourssansfaireminedes'enaller.«Iln'yapasqueça,n'est-cepas?»fis-je

àcontrecœur.Ilhochalatêteavecraideur.«Non,maisils'agitd'autrechose.J'aiunmessaged'Umbre.»Celapiquamonintérêt.«Vraiment?Commentvousest-ilparvenu?»Etdevais-jelelaissermele

transmettrealorsqu'Abeillenousécoutait?Ilhaussalesépaules.«Parpigeonvoyageur.»Ilmetenditunparcheminminuscule.«Vouspouvez

lelire,sivouslesouhaitez.—C'étaitvousledestinataire;voudrait-ilquejesachecequ'ilrenferme?—Mafoi,c'estunbilletétrange,surtoutdelapartd'Umbre.Ilmeproposeunbarild'eau-de-viede

Bord-des-Sables, de l'eau-de-vie d'abricot, si j'arrive à apprendre comment vous vous y êtes prisexactementpourdéduirelalignéematernelledeFitzVigilant.»Le frisson d'une découverte prochemeparcourut. «Franchement, je ne vois pas ce que ça veut

dire.»Jemedemandaiuninstantsijenedevaispaslefairetaire,inquietdepartageravecmafilleunsecretqu'ellen'avaitpasàconnaître.Criblehaussadenouveaulesépaulesetdéroulalepetitparchemin.Illelevadevantsonvisagepuis

l'éloignajusqu'àpouvoiraccommodersurl'écritureminuscule;enfin,illuttouthaut:«Ilsupposaituneveneuseouunejardinière,etc'étaitlaveneuse.Unbarild'eau-de-vied'abricotdeBord-des-Sablessivousdécouvrezcommentilenestarrivéàcesdeuxfemmes…»Savoixmourut,etjesouris.«Leresteneconcernequevous,sansdoute?»Il leva les sourcils. «C'était peut-être son intention,mais j'ignore comment je pourrais vous le

cacher.Ilsouhaiteardemmentsavoirpourquoicerenseignementatantd'importancepourvous.»Jem'appuyaisurmescoudes,lesdoigtsjoints,etmetapotaileslèvresdel'indexenréfléchissant.

« Iln'enasansdoutepas tantqueça»,déclarai-jesansambages.Lapetiteobservatricederrière lemur aurait-elle assemblé les pièces aussi vite que moi ? Probablement ; l'énigme n'était pascompliquéeàrésoudre.«Jecherchaisunenfantnéd'unedecesfemmes,maisnondesireVigilant.Saufsi…»Cefutàmontourdem'interromprealorsqu'uneidéecurieusemevenait.Denombreuxbâtards avaient eu la chance d'avoir une mère assez ingénieuse pour les proclamer fruits du litconjugal;danslecasprésent,avais-jeaffaireàunemèrequiavaittrouvéuneillégitimitéacceptablepoursonfils?Lauriereût-ellepuconcevoirduFoupuisprétendrequel'enfantétaitleproduitd'uneautreaventure?Non;j'étaispersuadéquelaveneuseeûtchéritoutenfantquesireDoréluieûtdonné,

et,enoutre,l'âgenecadraitpas;FitzVigilantétaitpeut-êtrelerejetondeLaurier,maisnonceluiduFou ; et, connaissant Laurier, elle n'eût sûrement pas laissé un bébé conçu amoureusement, fût-ilbâtard,auxseulssoinsdesonpère.Ilyavaitdesdétailsdissimulésdanscettehistoire;unviol?Unamourinsincère?Laurieravait laisséunenfantàunhommequil'avaitreconnumaisn'avaitpaslacapacitéoulavolontédeleprotéger.Pourquoi?EtpourquoiUmbreetOrtieluiportaient-ilsuntelintérêt?JecroisaileregardinterrogateurdeCrible.«Àvraidire,c'estunepurecoïncidence.Jecherchais

quelqu'un d'autre, un rejeton beaucoup plus âgé, mais Umbre n'y croit pas, et c'est pourquoi ilrefusera de payer son enjeu. Dommage : on ne trouve pas facilement de l'eau-de-vie d'abricot deBord-des-Sables, et il y a des années que je n'en ai pas goûté. » Je voulus retenirmes pensées desuivrecesouvenir,maisilétaittroptard;jel'avaisassociéàlamissionquem'avaitconfiéeleFou.FitzVigilant pouvait-il être le fils inattendu qu'il m'avait demandé de retrouver ? Oui, à la seulecondition,sansqu'Umbreoumoifussionsaucourant,quesireDoréfûtrevenudanslesSix-Duchés,eûteuuneaffaireaveclaveneuseLaurierpuisl'eûtabandonnée.EtelleeûtaccusésireVigilantdeluiavoirfaitunenfant?Non,cen'étaitpaslogique.Criblemeregardaittoujours,songeur.Autantmeservirdesacuriosité.«Vousvousrappelezcette

visiteusequi est partie sansdire adieu ?Ehbien, ellem'apportait unmessaged'unvieil ami ; sireDoré,pourêtreprécis.»Ilhaussalégèrementlessourcils,mais,s'ilétaitsurprisqu'ils'agîtd'unemessagère,illedissimula

bien.«SireDoréetvousétieztrèsproches,sij'aibonsouvenir.»Letonneutrequ'ilavaitemployénesous-entendaitrien–oulaissaittoutsupposer,peut-être.«Oui,

nousétionsproches»,fis-jeàmi-voix.Ilyeutun long silence.Sansperdredevue laprésencede lapetite espionnederrière lemur, je

m'éclaircis la gorge. « Ce n'est pas tout ; la messagère a dit qu'on la pourchassait, et que sespoursuivantsn'étaientpasloin.—Elleauraitétéplusensécuritéenrestantici.—Possible,maiscen'étaitpeut-êtrepassonavis.Ellecraignait,jelesais,d'attirerledangerchez

moi;ellem'arévéléaussiquesireDorés'efforçaitderevenir,maisqueluiaussidevaitéchapperàceuxquiletraquaient.»Jeprisunrisquecalculé;quandlevinesttiré,ilfautleboire.«SireDoréapeut-êtreeuunenfantquandilrésidaitdanslesSix-Duchés;lamessagèrevenaitmeprévenirqu'ilsepouvait que son fils coure un grand danger, et que sire Doré souhaitait que je le retrouve et leprotège.»Criblesetut,occupéàorganisercesinformations,puisilditd'untoncirconspect:«Vouspensez

queFitzVigilantpourraitêtrelefilsdesireDoré?»Jesecouailatête.«Iln'apasl'âgequiconvient;laveneuseLaurierfaisaitpartiedesfemmesqui,

selonmoi,pouvaientavoirdonnélejouràcefameux“filsinattendu”.— Mais, plus important, il n'a pas le père qui convient. Laurier est sa mère, selon les

renseignementsd'Umbre,maisVigilantl'areconnu;alors,àmoinsqu'iln'aitdeuxpères…—Ouqu'iln'aitétéreconnuparunhommequinel'apasengendré»,fis-je.Jesoupirai.«Maisilestquandmêmetropjeune,saufsisireDoréestrepasséenCerfplustard.»Nousnoustûmes.Eût-ilpurevenirenCerfsansmecontacter?Jenelepensaispas.Pourquoifût-il

revenu?«Quesavez-vousdesireVigilant?demandai-jeàCrible.—Pas grand-chose ; il est un peu rustaud, et ses domaines ont étémal gérés pendant quelques

années. Quand j'ai appris l'existence de FitzVigilant, j'ai été étonné que sire Vigilant ait réussi àpersuader une femme de coucher avec lui, et encore plus qu'il reconnaisse un bâtard en étantcélibataire. Mais c'est peut-être logique s'il voyait dans le gamin sa seule possibilité d'avoir un

héritier. En tout cas, il s'est repris, il a engagé un superviseur efficace pour l'aider à diriger sespropriétés, et, la prospéritévenue, il s'estmarié ; c'est alorsque ses ennuisont commencé, àmonavis. Quelle dame accepterait qu'un bâtard ait préséance sur ses enfants légitimes ? Peu après,FitzVigilantaétéenvoyéàCastelcerfets'estretrouvéàlagarded'Umbre.»Ilrestapensifunmoment.«Jenevoisaucun rapportentre luietunéventuelenfantconçupar lamêmedamedenombreusesannéesplustôt.»Je secouai la tête. «Non ; rien qu'une coïncidence curieuse. J'ai ouvert une poche en pensant y

trouverunchat, et j'ai trouvéunchien.Maisçanemetpasun termeàma recherchedece fils ; ilseraitpeut-êtreavisédeserenseignerauprèsdelaveneuseLaurierelle-même.»Il prit un air dubitatif. «Ça risque d'être difficile ; elle est partie il y a des années, Fitz. Jeme

rappelle le jour où elle a quitté le château, à la grandedéceptionde la reineKettricken ; elle étaitjusque-làlachevilleouvrièredesnégociationsavecleLignage.Sondépartaétésisoudainqu'onaditqu'elles'étaitquerelléeavecquelqu'undehautrang,mais,sic'estlecas,l'affaireaétébienétouffée.Et,avantlafindel'année,nousavonsapprissamort.»Je réfléchis. Laurier s'était-elle enfuie de Castelcerf pour dissimuler sa grossesse et donner

discrètementlejouràunenfant?C'étaitunmystèreancien,etquinemeconcernaitpas.Néanmoins,sadisparitionm'attristait;elleavaitétébonnepourmoi.Jesecouailatêteetl'écartaidemespensées.« Crible, puisque vous allez et venez souvent, pouvez-vous vous tenir à l'affût de bruits sur mamessagère?—Naturellement.Jen'aipasentenduparlerdesespoursuivants,vouslesavez,maisj'auraipeut-

êtreplusdesuccèsàlaretrouver.Oùpensez-vousqu'ellesesoitréfugiée?»Dans un tas de cendres aumilieu des pâtures àmoutons. « Je l'ignore ; mais j'aimeraismieux

savoird'oùellevenaitetquilapourchassait.Cequevouspourrezdécouvrirsurelleetsesennemisavantqu'ellepasseparicim'intéresseautantquecequis'estproduitaprès.—Jelaisseraitraînermesoreilles.Àmonavis,elleadûremonterlaCerf;jemènerail'enquêteen

retournantàCastelcerf.—J'endéduisquevousvoulezrepartirsanstarder.—Ma tâche est achevée, et plus qu'achevée. Je vous ai livrémon paquet comme onme l'avait

ordonné;çanem'apasdérangédevousdonneruncoupdemain,maisj'aiàfaireauchâteau.»Jehochailentementlatêteavecuneimpressiondevideenmoi.Jenem'étaispasrenducompteque

jemereposaisdeplusenplussurlui;ilconnaissaitl'hommequej'avaisété,etjepouvaisluiparlerouvertement ; c'étaitun réconfort. Ilmemanquerait,mais jen'en laissai rienpercerdansmavoix.«Danscombiendetempsdevez-vousvousmettreenroute?—Danstroisjours.»J'acquiesçaiànouveau,sachantqu'ilmelaissaitunrépitpourm'adapteràsonabsence.«D'icilà,

Lantdevraitêtreremis;vousdevriezdoncavoiraumoinsquelqu'unpoursurveillervosarrières.—Étantdonnéqu'iln'apastrèsbiensurveillélessiens,jenepensepasluiconfiermaprotectionni

celled'Abeille.»Il concéda :« Iln'estpasaussiaffûtéquevousetmoi, c'estvrai,mais iln'estpascomplètement

incompétentpourautant.Ilestencorejeune;apprenezàleconnaître.—C'estpromis,dèsqu'iliramieux;j'aipréférélelaissertranquillependantsaconvalescence.»Ilpenchalégèrementlatête.«Toutlemonden'estpasaussisolitairequevous,Tom.Lantesttrès

sociable,etilauradumalàsupporterd'êtreloinduchâteaudeCastelcerf.Sachezqu'ilaappréciélavisited'Évite,etqu'unefoisguéri,sielleabesoind'uncavalierpours'exercer,ilestexcellentdanseur.Ilest très spirituel,parfaitement instruitetaimable ; il jouissaitd'unegrandepopularitéauprèsdesdamesdelacourmalgrésabasseextraction.—Ilfaudraquej'aillelevoir.

—Oui.Vous l'impressionnez un peu ; j'ignore ce que vous lui avez fait lors de votre premièrerencontre,maisilnel'apasoublié,etilluiafallubeaucoupdecouragepourvenirici,nonseulementpourvousdemanderlapermissiond'enseigneràvotrefille,maisaussipourespérervotreprotection.C'étaitunpeu…humiliantpourlui;maisUmbreluiaditqu'iln'avaitpaslechoix.»Jen'avaispasvu lasituationsouscetangle ;et iln'étaitpas inintéressantd'apprendrequeCrible

était au courant dema première rencontre avec FitzVigilant. Par certains côtés, il restait l'hommed'Umbre.Jegardaicesréflexionspourmoietdis:«Ilcroitquejeluienveuxencore.»Ilacquiesçadelatête.«Ilestassezremispourveniràtableetsedéplacerdanslapropriété,maisil

seconduitcommesivousl'aviezconfinédanssonappartement.—Jevois.Jem'enoccuperaicetaprès-midi.— Tom, c'est encore un gamin, mais ce n'est pas pour ça que vous ne pouvez pas être amis.

Apprenezàleconnaître;jesuiscertainquevousl'apprécierez.— Sûrement », mentis-je. Il était temps de terminer cette conversation ; Abeille en avait assez

entendu.LacapacitédeCribleàpercevoircequejen'avaispasditmemettaitparfoismalàl'aise.Avecune

expressionprochedelatristesse,ilfitàmi-voix:«Vousavezbesoind'unami,Tom.Lantestjeune,jelesais,etvotrepremièrerencontreétait…malavisée.Reprenezàzéro;donnez-luiunechance.»L'après-midimême,jefrappaiàlaportedeFitzVigilant.Bulenvintouvriraussitôt,etjereconnus

lamaind'Allègredansl'ajustementdesalivréeetsescheveuxbiencoiffés.J'examinaidiscrètementduregardlachambreduprécepteuretdécouvrisunhommerangé,maispasàl'excès;lesonguentsqu'Umbreluiavaitfournisétaientsoigneusementalignéssurlemanteaudel'âtre,etl'odeurdel'huiled'arnicaembaumaitl'air.FitzVigilantécrivaitunelettre,assisàunbureau;ilavaitsortideuxplumes,ainsi qu'un encrier et un petit buvard. Plus loin était étendu un damier en tissu avec des Pierresdisposéesenénigmeàrésoudre.Jemedemandaiquiluiavaitenseignécejeu,puisjemaîtrisaimespenséesetgardaimonattentionfixéesurmacible.Il se levasur-le-champ,s'inclinapuisdemeurasansriendire,àmeregarderd'unair inquiet.On

prendune posture particulière quandonne souhaite pas paraître agressif,mais qu'on est prêt à sedéfendre;FitzVigilantl'avaitadoptée,mais,associéeàsaminedéfaite,elledonnaitl'impressionqu'ilserecroquevillaitdepeur.J'eneusl'estomacnoué; jemerappelaiscequ'onressentlorsqu'onperdtouteconfiancedanssesmoyensphysiques.J'avaisdevantmoiunhommebrisé ;mais jusqu'àquelpoint?S'enremettrait-ilunjourassezpourpouvoirsebattre?Jem'efforçaid'effacertoutepitiédemonexpression.«ScribeFitzVigilant,jemeréjouisdevousvoirdebout.Jevenaisvousdemandersivousvoussentiezassezbienpourvousjoindreànosrepas.»Ilhochalatêteenévitantmonregard.«Sicelavousfaitplaisir,messire,j'yparticiperai.—Nous serons ravisdevotrecompagnie ;Abeilleet toute lamaisonaurontainsi l'occasionde

mieuxfaireconnaissanceavecvous.»Ils'inclinadenouveau:«Sicelavousfaitplaisir,messire.—C'estlecas,lecoupai-je,maisseulementsicelanevousdérangepas.»Nos yeux se croisèrent un instant, et je revis le jeune garçon nu près d'une cheminée dont un

assassinaguerrifouillaitlesvêtements.Oui,notrerelationavaitdébutédefaçonunpeugênante,qu'ilnousfaudraitsurmonter.Lesilencedura,puisunerésolutionnouvelleapparutsursestraits.«Oui,jeserailà,dotaireBlaireau.»

13

Leçons

Rêved'unenuitd'hiverquej'aifaitàsixans.Suruneplacedemarché,unmendiantaveugleenhaillonsétaitassis;nulneluidonnaitrien,caril

étaitpluseffrayantquepitoyableavecsesterriblesbalafresetsesmainsdéformées.Ilsortitunepetitemarionnettede sesvêtementsen lambeaux ; cen'étaitquedesboutsdebois fixésparde la ficelle,avecunglandpour la tête,mais il la fitdansercommesielleétaitvivante.Dans la foule,unpetitgarçonleregardait,l'airmorose,etils'avançalentementpourobserverladansedupantin.Alorslemendianttournasonregardnébuleuxverslui;lataiequicouvraitsesyeuxcommençadesedissiper,semblableàdulimonquisedéposeaufondd'unemare,etsoudainillâchasonjouet.Le rêve s'achève dans le sang, et j'ai peur de m'en rappeler la fin. Le garçon devient-il la

marionnette,desfilsattachésauxpoignets,auxchevilles,auxgenoux,auxcoudes,latêteballante?Ou le mendiant s'empare-t-il de lui de ses mains dures et osseuses ? Les deux, peut-être. Tout seterminedanslesangetleshurlements.C'estceluiquejedétesteleplusdetousmessonges.Pourmoi,c'est lerêve final,oupeut-être initial.Jesaisqu'aprèscetévénement lemondeque jeconnaisn'estpluslemême.

Journaldemesrêves,Abeille

Monpremierdîneravecmonprécepteurfutlepirerepasdetoutemonexistence.Jeportaisunedemesnouvellestuniques,etletissumedémangeait;onnel'avaitpasencoremiseàmataille,sibienque j'avais l'impression de me promener avec une petite tente en laine sur le dos.Mes nouvelleschausses n'étaient pas encore prêtes, et je devais doncme contenter des anciennes, qui étaient tropcourtesetfaisaientdespochesauxgenoux.Jemevoyaiscommeunéchassierbizarre,aveclespattesquipointaientendessousdemesvêtementstropamples.Jem'étaisditqu'àtablenuln'yverraitrien,maisj'échouaiàm'asseoirlapremière.Évitem'avaitprécédéedanslasalleàmangercommeunereineentrantdanslasalledutrône.Un

chignon la couronnait ; sa nouvelle bonne était douée pour la coiffure ; chacune de ses boucleschâtainesbrillait,etdesépinglesd'argentscintillaientsurcefondd'acajoucommedesétoilesdanslecielnocturne.Elleétaitplusquebelle:elleétaitsaisissante;mêmemoi,jedevaislereconnaître.Elleportaitunerobevertequi,parunecoupeingénieuse,soulevaitsapoitrinecommepourl'offrir,pourexigerqu'onlaregardât.Elles'étaitpeintleslèvresetavaitappliquésursonvisageunepoudreclaire,sibienquesescilsnoirsetsesyeuxvertssemblaientimplantésdansunmasque;unetouchederougesurlespommettesluiconféraitunaspectvifetanimé.Jenepouvaisquelahonnirencoredavantageàcausedesabeauté.J'entraiàsasuitedanslasalle,et,avantquejeparvinsseàmaplace,ellesetournaversmoietm'adressaunsouriredechat.Lepirerestaitàvenir.Monprécepteurmesuivait.Sonvisageavaitretrouvésabeauté,débarrassédesonenflureetdesesecchymosesbleu-violet.Il

n'avaitpasleteinthâlécommemonpèreouCrible,maisclaircommeungentilhommedelacour.Ils'était rasé,et ses jouesauxpommetteshauteset sonmentoncarréétaientparfaitement lisses,maisl'ombredecequi serait sansdouteunemagnifiquemoustacheapparaissait sur sa lèvre supérieure.M'étais-je inquiétéequ'il semoquât demesvêtementsmal ajustés ?Mes craintes étaient vaines : ils'arrêtaauseuildelaporteetsesyeuxs'écarquillèrentàlavued'Évite;commeelle,jelevisresterlesoufflecourt,puis ilsedirigea lentementvers la table. Ilpriamonpèrede l'excuserdesonretard,maisc'estÉvitequ'ildévisageait.

Àcetinstant,enentendantsesmotscourtoisetsoigneusementchoisisetsonaccentdelacour,jetombaiamoureuse.Onsegaussesouventd'unpremieramourenn'yvoyantqu'unentichementenfantin,maispourquoi

quelqu'unde jeunenepourrait-ilpasaimeravecautantdeviolenceetdeprofondeurquen'importequi?Jeregardaimonprécepteurensachantqu'ildevaitmevoircommeuneenfant,petitepoursonâge et provinciale, à peine digne de son attention,mais je nementirai pas surmes émotions : jebrûlais deme distinguer, de prononcer des propos charmants ou de le faire rire.Quel événementpourraitmefaireexisteràsesyeux?Mais je n'avais rien pour moi ; j'étais une petite fille, vêtue très ordinairement, sans rien de

passionnant à raconter. Je n'étais même pas capable de participer à la conversation qu'Évite avaitengagéeetramenéeadroitementàelle-mêmeetàsonéducationraffinée.Elleparlaitdesonenfancechezsesgrands-parents,etnarraitdesanecdotessurlesménestrelscélèbresquis'yétaientdonnésenspectacleetsurlesaristocratesquiyvenaientenvisite.Souvent,FitzVigilants'exclamaitqu'ilavaitluiaussientendujouerteloutelmusicienouqu'ilconnaissaitdameUnetellequiétaitpasséeauchâteaudeCastelcerf.Quand ilmentionnaunménéstreldunomdeHeur,elleposasa fourchetteetdéclaraqu'elle avait ouï dire que c'était le plus drôle de tous et qu'il connaissait toutes les chansonshumoristiquesdurépertoire.Jemouraisd'envied'intervenirpourleprésentercommeunquasigrandfrère,quim'avaitmêmeoffertunepoupéeunjour,maisilsparlaiententreeuxetnes'adressaientpasàmoi,etj'eussedonnél'impressiondelesécouteràleurinsu.Maisquej'eusseaiméqueHeurarrivâtàcetinstantpourunedesesvisitesimpromptueetm'embrassâtcommeunesœur!CommesicelaeûtgrandimonprestigeauprèsduscribeFitzVigilant !Non, iln'avaitd'attention

quepourÉvite.Ellepenchaitcoquettementlatête, luisouriaitenbuvantunegorgéedevin,et il luirendaitsonsourireenlevantsonverre.Monpères'entretenaitavecCribledesonretouràCastelcerf,deladatedesondépartetdesmessagesqu'ilemporteraitàdestinationdesireUmbre,dedemoiselleOrtieetmêmeduroiDevoir.LesvignesdeFlétriboisavaientbiendonné,etilyavaitdesconservesqu'ilsouhaitaitfaireparveniràdameKettrickenainsiqu'unéchantillond'unvindecinqans,tirédescavesdelapropriétéetqu'iljugeaittrèsprometteur.Et,muetteaumilieudeleurséchanges,jedécoupaismaviande,lamangeais,beurraismonpain,et

détournais leregardchaquefoisqu'Ormeentraitpourapporterunplatoudébarrasser lesassiettes.Elleétaitassezgrandedésormaispourserviràtable,etsontablierauxcouleursdeFlétribois,vertetjaune, lui seyait parfaitement. Ses cheveux étaient aplatis sur sa tête et s'achevaient en une natteenrouléesur sanuque. J'avaisenviede toucher lechaumeblondquimecoiffaitpourvoir s'il étaittoujoursbienpeignéous'ilsedressaitcommedesbarbesdemaïs,maisjeplaçailesmainssouslatableetlesserrail'unecontrel'autre.Quandledîners'acheva,monprécepteurallapromptementtirerlachaised'Évite,àquiilprésenta

ensuitesonbras;ellel'acceptaavecempressementetremercia«Lant»avecgrâce.Ainsi,pourelle,c'était « Lant », et pourmoi « scribe FitzVigilant ».Mon pèrem'offrit son bras, et, comme je leregardaisavecsurprise, il jetauncoupd'œilpétillantd'amusementau jeunecouple ; jeme tournaiversCrible,quilevalesyeuxaucielmaisparutaussicharméparleurconduite.Pourmapart,jen'yvoyaisriendedrôle.«Jecroisquejevaisallermecoucher,murmurai-je.—Tuvasbien?demandaaussitôtmonpère,l'airinquiet.—Très;lajournéeaétélongue,c'esttout.—D'accord;jeviendraifrapperàtaporteplustardpourtesouhaiterbonnenuit.»J'acquiesçaidelatête.Meprévenait-ildemetrouverlàoùjel'avaisdit?Ehbien,j'yserais–àce

moment-là.Jeprisunechandelledansunbougeoirpourm'éclairer.

DemoiselleÉviteetlescribeFitzVigilantn'avaientmêmepasremarquénotrehalteetavaientquittélasalleàmangerpoursedirigerversundespetitssalons,plusaccueillants.Jen'avaisaucuneenviede lesvoir s'installer làetbavarderensemble,aussi leur tournai-je ledosetm'enallai-jeàgrandspas,enprotégeantdemamainlaflammedemabougie.Defait,lajournéeavaitétélongue,maispasàcausedemesactivités;c'étaitplutôtl'inactivitéqui

avaitétirélesheuresàl'infini.Jen'étaispasalléeauxécuries,j'étaisrestéecoincéedansmacachettependant quemon père et Crible discutaient jusqu'aumoment où jem'étais éclipsée par le passagesecretpoursortirdiscrètementpar lescuisines ;mais jen'avaispasoséydemeurerpour regarderDoucepétrirlepainoutournerlabroche:Léaétaittoujoursprésentedésormais,occupéeànettoyerlestracesdefarineouàremuerdelasemouledemaïsquimijotaitàfeudoux.Sesyeuxnoirsétaientcommedesdagues,sabouchepincéecommeuneenclumesurlaquelleellemefrappaitdesesmotslapidaires. J'avaisdoncpassé leplusclairdemon tempsdansundesateliersde jardindePatienceavecunexemplairedesContesduLignagedeBlaireau.Chaquefoisquemonpèrem'avaitvueaveccelivre entre les mains, il m'en avait proposé un autre, ce qui m'avait porté à croire que l'ouvragerenfermaitdesdétailsqu'ilpréféraitmecacher;néanmoins,ilnemel'avaitjamaispris,etjel'avaisdoncluavecattention,mêmelespassagessansintérêt.Jel'avaisterminé,etjenevoyaistoujourspasquellepartie il redoutait que je lusse.Par la suite, jem'étais promenéedans la salle enpinçant lesextrémitésmortesdesplantes;commelaplupartétaientplongéesdansleurreposhivernal,cen'étaitpasaussiintéressantqu'end'autressaisons.Je ralentis dans le couloir qui menait à mon appartement, et, arrivée devant la porte de mon

anciennechambre,jeregardaiderrièremoi.Personne;j'ouvrisetmeglissaiàl'intérieur.Ilfaisaitsombre;iln'yavaitpasdefeudanslacheminéeetlesrideauxétaienttiréssurlafenêtre.

Jelaissailaporteserefermerderrièremoipuisrestaiimmobileetrespiraisansbruitenattendantquemavues'accommodâtàlapénombre.Mabougiepeinaitàrepousserl'obscurité.J'avançailentement,lamaintenduedevantmoi,et trouvailacolonnedemonlit ;à tâtons, jemedirigeaiverslecoffrevidesituéàsonpied.Quelquespas,etjesentissousmapaumelapierrefroidedel'âtre.La porte de la chambre de bonne était close, et la peur me saisit soudain, accompagnée d'un

picotementlelongdel'échine:c'étaitlàquelamessagèreétaitmorte.Non,enréalité,elleétaitmortesurmonlit.Derrièremoi.L'espaced'uninstant,jenepuscontraindremesmusclesàmefairepivoter,puisjenepusm'enempêcher.Jesavaismaréactionridicule,etcelan'arrangeaitrien;maisl'était-ellevraiment?J'avaisditàÉviteque,denotoriétépublique,lesfantômesnehantentqueleslieuxoùlapersonne qu'ils étaient a péri. Or, c'était là que la messagère avait succombé. Je me retournailentement ; la flamme de ma bougie dansait entre mes mains tremblantes et jetait des ombresbondissantesdanslapièce.Iln'yavaitpersonnesurlelitdénudé.J'avaisétéstupide;jedevaiscesserdeleregarderfixement.

Il le fallait ! Je fisdemi-tourpourmeplacer faceà laporte fermée.Rassemblantmoncourage, jem'enapprochaietposailamainsurlapoignée.Elleétaitglacée.Plusqu'iln'étaitnormal?Lespectrede la jeune femme demeurait-il là où nous l'avions abandonnée sans nous en rendre compte ?J'appuyaisurlaclencheettirailaporte.Lecourantd'airquis'échappadelachambrettefaillitaspirerlaflammedemabougie.Jenebougeaipas,letempsqu'elleserétablît,etexaminailapièce.Elleétaitencoreplusvidequeladernièrefois;seulssubsistaientlevieuxporte-cuvetteetsonbroc,

etlelitpesantétaittoujourspoussécontremonentréesecrète.Jem'adressaiaufantôme.«Sij'avaissuquetuétais toujours là, j'auraismieuxprissoindetoi ;mais je tecroyaispartie.»Jeneperçusaucunchangementdans l'obscuritédansante,mais jemesentisunpeupluscourageusede luiavoirparlédirectement.J'eusdumalàdéplacer le lit touten tenantmonbougeoir,mais j'yparvins,et jegrimpaidessus

pourdéclencher le levier,puisen redescendispourmeglisserdans l'ouverture. Je fis coulerde la

ciresurlesolduboyauetyplantaimachandelleavantderemettrelelitenplaceetderefermerlepanneauderrièremoi.Enferméedansmonlabyrinthe,jemesentisaussitôtmieux.Tenantfermementmabougie, je suivis lesmarquesdont jen'avaispratiquementplusbesoinpour regagnermapetitetanière.Alorsquej'allaisypénétrer,jem'arrêtaisoudain,perplexe;quelquechoseavaitchangé.Uneodeur ? L'air légèrement plus chaud ? J'examinai avec soin le réduit mais ne vis rien d'anormal.Circonspecte,jem'avançai,trébuchaietm'étalaidetoutmonlong;mabougiem'échappa,roulasurun demi-cercle et ne demeura allumée que par le plus grand des hasards. Par malchance, elles'immobilisacontreunparcheminrouléquej'avaislaissétraînerparterre.Labordurecommençaitàbrasillerendégageantunrelentdecuirbrûléquandjememisàquatrepattesetsaisislachandelle;jelafixaidanssonbougeoiretmeretournaipourvoircequim'avaitentravée.Aucontact,j'avaiseulasensationd'untissu,d'untissutiède.Levertigemepritquandjevislesolonduler,etpuisunepetitetêtedechat,l'airmécontent,apparut

dunéant.Ilsortitlentementdelapierre,s'étirapuism'adressaungravemiaulementdereproche.Seulunrepliornéd'unmotifenailedepapillontrahissaitlaprésencedelacapeentasparterre.Jebondisetm'enemparaipourlaserrercontremapoitrine.Elleétaittièdeetsentaitlechatnoir.«Quefaisais-tuavecça?»demandai-jesévèrement.Jedormais.C'étaitchaud.«C'estàmoi ; tunedois rienprendresur l'étagère.»Jeconstataialorsque l'assietteque j'avais

posée surmonbol avait été écartée.La cape sous le bras, j'effectuai une rapide inspectiondemesprovisions:lepainavaitétémâchésurlatrancheetrejeté;delademi-saucisse,ilnerestaitquedeslambeauxdeboyau.«Tuasmangémesréserves!Ettuasdormidansmacape.»Pasàtoi.Àelle.Jedemeurailesoufflecourt.«Ehbien,elleàmoimaintenant.Elleestmorte.»Oui.Alorselleestàmoi.Onmel'avaitpromise.Jeleregardai,abasourdie.Messouvenirsdecettejournéeétaientenveloppésdebrume,nonceux

des événements du soir, mais ceux du matin ; je ne me rappelais pas pourquoi j'étais allée mepromenerdanscettezonedelapropriété,ombreuse,froideetinhospitalièrelesjoursgrisethumides.J'avais à peine le souvenir d'avoir vu l'aile de papillon par terre, et j'étais incapable de savoir s'ils'agissait d'une image réelle ou d'une réminiscence d'un rêve. Mais je n'avais pas oublié qu'enarrivant, mon père avait poussé une exclamation de surprise, et un animal s'était enfui dans lesfourrés;unanimalaupelagenoir.Oui.J'étaislà.«Cen'estpaspourautantquelacapet'appartient.»Ils'assittrèsdroitetrabattitproprementsaqueuenoiresursespattesblanches.Jeremarquaiqu'il

avait lesyeuxjaunes,et lalumièredelabougiedansaitaufondd'euxquandildéclara:Elleme l'adonnée.C'étaitunéchangeéquitable.«Contrequoi?Quepeutavoirunchatàéchanger?»Unelueurd'ornaquitdanssesyeuxjaunes,etjecomprisquejevenaisdel'insulter.J'avaisinsulté

unchat,rienqu'unchat;alors,pourquoicefrissondepeurdansmondos?Jemerappelaiquemamèrem'avaitapprisànejamaiscraindredem'excuserquandj'avaistort,endisantquecelaleureûtévitébiendesennuis,àmonpèreetàelle, s'ilsavaient suivicette règle ;puiselleavait soupiréetajouté que je ne devais jamais croire que des excuses pouvaient effacer complètement une faute.Néanmoins,celavalaitlapeined'essayer.«Jetedemandepardon,fis-jeavecsincérité.Jeneconnaispasbienleschats,carjen'enaijamais

euunàmoi.Jepensequej'aiditunebêtise.»Oui.Pardeuxfois.L'idéequ'unehumainepuisseavoirunchat«àelle»esttoutaussiinsultante.

Soudain, il tendit une patte de derrière vers le plafond et entreprit de se lécher l'arrière-train.Me

sachant insultée à mon tour, je décidai de me taire. Il poursuivit sa toilette pendant un tempsridiculementlong,etjecommençaiàavoirfroid.Discrètement,jesaisisuncoindelacapeetmelatiraisurlesépaules.Quandileutenfinterminé,ilbraquadenouveausurmoisesyeuxrondsquinecillaientpas.Jelui

aidonnédesrêves;jemesuiscouchécontreelleetj'aironronnépendantlalonguenuitfroide.Elleétaitgravementblessée,etellemourait.Ellelesavait.Sessongesétaientsombresetpleinsdebordscoupants,emplisdesimagesdeceuxdontelleavait trahilaconfiance.Ellerêvaitdescréaturesquiétaientenelleetquiluidévoraientlesentrailles.Jesuisentrédanssesrêves,et,là,j'étaisleChatdesChats,douéd'unpouvoir inimaginable.J'aichasséet tuéceuxqui luiavaient faitdumal; je lesaisaisisdemesgriffesetlesaiéventrés.Versl'aube,alorsquelegelétaitleplusfort,j'aipromisquejet'amèneraisàelle,qu'onladécouvriraitetquesonmessageseraitdélivré.Ellem'aremercié,etjeluiaiditquej'avaisbienaimélachaleurdelacape.Elleaditalorsquejepourraisl'avoirquandelleseraitmorte.Sonhistoireavaitl'accentdelavérité,dumoinsjusqu'àladernièrephrase;là,jesusqu'ilmentait,

etilcompritquejelesavais.Ileutunsouriredésinvoltesanschangerd'expression;celatenaitpeut-êtreàlapositiondesesoreilles.Ilmemettaitaudéfiderécusersonargument.Toutaufonddemoncœur,pèreLoupémitungrondementsourd;iln'aimaitpascechat,maissamiseengardes'adressaitautantàluiqu'àmoi.«Trèsbien.Jelaisserailacapeicilanuitpourtoi.»Échange,proposa-t-il.Aha!Jemepenchaiverslui.«Qu'ai-jequipuisseintéresserunchat?»Sesyeuxs'étrécirent.Lechatquialedroitdedormirprèsdelacheminéedelacuisineaunpanier

avecunecouverturemoelleuse;etdesherbes…«Del'herbeàchat,etdelavergerettechasse-puces.»Jelesconnaissais:c'étaitmamèrequiavait

initiécettetradition.Jeveuxlamêmechose;etsituvoisleshumainsmepoursuivreavecunbalai,tudoiscrier,fairedu

tapageetlesbattrepourqu'ilsnerecommencentplus.«C'estd'accord.»Ettudoism'apporterdesplatsdélicieux,dansuneassiettepropre,touslesjours.Ils'étaitrapprochédemoisansquejem'enrendissecompte.Lentement,ilmontasurmesgenouxet

s'installa.«C'estd'accord.»Et,quandj'aienvied'êtrecaressé,tudoismecaresser.Maisseulementquandj'enaienvie.C'était

devenuunrondnoirdechatsurmescuisses.Illevaunepatte,fitjaillirdelonguesgriffesblanchesettrèspointues,etentrepritdelesnettoyeretdetirerdessus.« Très bien. » Avec précaution, je posai les mains sur lui ; mes doigts s'enfoncèrent dans son

épaissefourrurenoire.Qu'ilétaitchaud!Jeluicaressaidélicatementleflanc,ettrouvaideuxpetitesbourresvégétalesetdesépines;jelesôtai.Leboutdesaqueues'agitasoudainets'enroulasurmonpoignet.C'étaitabsolumentadorable.Jeplaçaimesdoigtssoussonmentonetlegrattaidoucement;illevalatête,etunecurieusepaupièresemi-transparentecouvritsesyeuxmi-clos.Jedéplaçailamainpour lui caresser les oreilles ; son ronronnement devint plus grave et il ferma les yeux. Nousrestâmesainsiunmoment,puis il s'étenditmollementsur lecôté.Duplatde lamain, je retiraidesbourresvégétalesdelafourruredesonventre.Aussi brusquement qu'un serpent qui frappe, ilm'agrippa l'avant-bras,m'infligea troisméchants

coupsdegriffesdespattesdederrière,puisdétaladansl'obscuritésanslaissermêmelespectred'unepensée pour expliquer son geste. Je serrai mon poignet sanguinolent contre ma poitrine et mebalançai d'avant en arrière en supportant la douleur en silence. Les larmesme piquaient les yeux.Dansmon cœur, père Loup acquiesça dans un grondement.Les chats sont des créatures maudites

auxquellesonnepeutsefier,quiparlentàtoutlemondeetàn'importequi.J'espèrequetuasretenulaleçon.J'avaisretenuuneleçon,maisjenesavaispasexactementlaquelle.Jemerelevailentement,soudain

inquiètedutempsécoulé.Jereprismacape,lapliaihâtivement,laremisàsaplacesurmonétagèreetreposailecouverclesurmonbolàpain.Petitvoleursournois!Jepouvaisapprendredelui.

Lelendemainmatin,sansquejel'eneussepriée,Soigneusevintm'aideràmelever,àmelaver,à

coiffer mes cheveux récalcitrants puis à m'habiller. Ce fut extrêmement pénible ; seule ma mèrem'avaitainsimanipulée,ettoujoursenbavardantgaiementdenosprojetspourlajournée.Soigneuseeûtplutôtdûs'appelerHâtive,oupeut-êtreAcide,carellepinçaitleslèvrescommesichacundemesvêtements luimettaitungoûtaigredanslabouche.Ellemepassasansménagementmablousepar-dessus la tête,puis toutde suite aprèsma tunique ; elle tira surmesmanches,puis, sans s'excuser,glissalamainsousmatuniqueetajustalablouse.Ellemedemandadesaffairesquejen'avaisjamaispossédées,commedesépinglespourmescheveux,ouaumoinsunepommadepourlesaplatir;ellevoulutsavoiroùétaientrangéesmesbouclesd'oreilles,eutl'airsidéréequejen'eussemêmepasleslobespercés,puiselles'exclamahautement,consternéeparl'étatdemesbas,endécouvritunepaireplusépaisseetdéclaraquemeschaussuresfaisaienthonteàmamaison.Elle entendait peut-être exprimer un sentiment d'outrage qu'elle croyait partagé, mais ses

interjections me donnaient l'impression d'être mal fagotée et renforçaient ma timidité, et je netrouvaispaslesmotspourmedéfendre,moioumagarde-robe.Pourm'encourager,j'accrochaimaceinture, avec le couteau de ma mère dans sa gaine. Soigneuse eut un soupir réprobateur ets'agenouilladevantmoi.«Cen'estpascommeçaqueçaseporte»,dit-elle.Jemetustandisqu'elledéfaisaitmaceinture,ypratiquaitunnouveautrouavecsonproprecouteau,puismelaremettaitdefaçonqu'elledemeurâtfixéeàmatailleaulieudereposersurmeshanches.Quandelle eut finidemedémêler les cheveuxetde rajusterma tunique, ellemepoussavers le

miroir,etnousregardâmesnotrereflet.Àmagrandesurprise,jen'avaispasl'airaussiinélégantequejelecraignais.Jesourisàmonimageetdis:«Jecroisquejen'aipasétéaussibienmisedepuisdesmois.Merci,maîtresseSoigneuse.»Cesmots la laissèrentvisiblementpantoise.Accroupieprèsdemoi,elle levalevisageversmoi,

sesgrandsyeuxbrunsécarquillés.«Attendez,fit-ellesoudain.Nebougezpas.»J'obéis,et,avantquej'eusseletempsdem'étonnerdemeplierauxordresd'unedomestique,elle

revint.«Ilfaudraquevousmelesrendiezquandvousn'enaurezplusbesoin.Ilsm'ontcoûtécheretjenelesaipasportésdixfois;alorsn'approchezpasvosmainsdetrucscollants.Vouscroyezquevouspourrez?»Sans attendre ma réponse ni ma permission, elle fixa des manchettes de dentelle crème aux

poignets dema blouse, et ajouta un col assorti. C'était un peu grand pourmoi,mais elle tira uneaiguillemunied'unfildesous lecoldesonchemisieret reprit rapidement lesaccessoires ;quandelleeutfini,ellem'examina,lefrontplissé,puispoussaunpetitsoupir.«J'aimeraisbienquelafillede la maison dont j'ai la charge soit plus élégante que les filles de cuisine, mais ça ira pour lemoment, et, avant une heure, Allègre saura le fond de ma pensée ! Allons, au petit déjeuner, machérie.JevaissûrementdevoirpasseruneheureàrangerchezdemoiselleÉvite;touslesmatins,c'estlamêmechose,unedizainederobesjetéesn'importeoùdanslachambreetautantdejoliscorsages.Avecvous,parcontre, toutestparfaitementnet ; jecroisque jen'ai jamaispasséplusdequelquessecondesàmettredel'ordrechezvous.»J'ignoraisqu'elledevaitfaireleménagedansmonappartement,maisjemetus;j'avaisacceptésans

ypenserquequelqu'uns'occupâtdemabassine,demonbrocetdemonpotdechambre,toutcomme

ilallaitdesoiquemesdrapsfussentlavésunefoisparmois.«Mercideprendresoindemoi»,dis-jeenmerendantcomptequecescorvéesn'avaientriendeparticulièrementagréable.Ellerositànouveau.«Jevousenprie,demoiselleAbeille.Etmaintenant,dubalai!J'espèreque

vosleçonssepasserontbien.»Leplaisir ledisputaitenmoiàlacrainte: j'avaisenviedemerendreaussitôtàlasalledeclasse

maiségalementdecourirmecacherdansmaretraite.Jedescendisàlasalleàmanger;monpèreétaitlàetm'attendait;ilallaitetvenaitdanslapièce,commesiluiaussiétaitinquiet.Ilseretournaàmonentrée,etsesyeuxs'agrandirent,puisilsourit.«Ehbien,tuasl'airtoutàfaitprêteàcommencertesnouvellesétudes!— Soigneuse m'a aidée. » Je touchai la dentelle à mon cou. « Le col et les manchettes lui

appartiennent ; elleaété surpriseque jen'aiepasdebouclesd'oreilles, etpuiselleaditqu'ellenevoulaitpasquejesoismoinsjoliequelesfillesdecuisine.—Ceneseraitpaspossible,mêmesituétaisenhaillonsetcouvertedecrasse.»Jeleregardaiensilence.«Jeneveuxpasdirequetuesmalhabilléeousale!reprit-il.Non,non!Simplement,peuimporte

ceque…»Ils'interrompitavecunairpenaudsicomiquequejenepusm'empêcherd'éclaterderire.« Ce n'est pas grave, papa ; de toute manière, on me voit tous les jours avec mes vêtements

ordinaires.Jenetromperaipersonne.»Ilparutvaguementinquiet.«Notrebutn'estpasdetromperquiconque,Abeille,maisdet'habiller

d'unefaçonquiindiquetonrespectpourlescribequit'enseigne.»Ilajoutapluslentement:«Etpoursignalertonproprestatutdanslamaison.»Ilsetut,etjemerendiscomptequ'ilréfléchissaitàtouteallure.Jelelaissaifaire,carmespenséesétaienttoutaussioccupées.Uneidéeeffrayantem'étaitvenuesoudain:lesleçonsoccupaientquatresurcinqdemesjournées;

allais-je devoir me vêtir ainsi tous les jours ? Chaque matin, Soigneuse allait-elle envahir monappartementpourm'apprêter?Jecomprispeuàpeuqu'ilmefaudraitattendrequatrejourscompletsavantdepouvoirfairecequejevoulaisdemamatinée.Finies,lespromenadesàcheval–jen'enavaisplus fait depuis ma brouille avec Persévérance, cependant j'imaginais que je finirais par merabibocheravec lui.Maismesmatinéespriseschangeaient tout,etdéfinitivement ;presque tous lesjours,jedevraiscôtoyerdesgensquejen'aimaispasdanslasalledeclasse;et,mêmeàlatabledupetitdéjeuner…«Maisquellesurprise,Abeille!Vousvousêtespeignée.Vousavezpresquel'aird'unepetitefillece

matin.»Jemeretournaiàcesalutd'Évite;Cribleétaitentréàsasuite.Ellemesouriait.Monpèreparaissait

indécis,tandisquelessourcilsdeCribleescaladaientsonfront.Jerendissonsourireàlajeunefilleetfis une révérenceprécautionneuse. «Merci,Évite ; vous-mêmeavezpresque l'air d'unedamebienélevée aujourd'hui. » Jem'exprimais d'un ton suave commede la crème au sucre.L'expression demonpèrepassantdelaperplexitéàl'effroieûtétécomiquesilescribeFitzVigilantn'étaitpasarrivéàl'instant où je prononçais ces mots. Il m'adressa le regard que mérite un enfant méchant etirrespectueux, puis salua chaleureusement Évite et l'escorta jusqu'à sa place à table comme s'il laprotégeaitd'unpetitanimalhargneux.Jem'assisetremarquaiqu'ellen'entamaitpastoutdesuitesonrepas,maisattendaitqueFitzVigilant

sefûtinstalléàcôtéd'elle.Trèsavenants,ilssaluèrentmonpèreetCrible,maisn'eurentpasunregardniunmotpourmoi;ilssepassèrentlesplats,etÉviteluiresservitduthé.Pourmapart,jenelevaiquasimentpaslenezdemonassiette;quandjelesregardaisdiscrètement, leurbeautépartagéemedéchiraitlecœuràcoupsdegriffejaloux.Onleseûtditsortisdumêmemoule,crééspours'assortirl'unà l'autre ; tousdeuxarboraient lesmêmesbouclesbrillantes, lemêmementonvolontaireet le

mêmenezfin.Ilss'admiraientmutuellementcommeenunmiroir.Jeramenaismonregardsurmonassietteenfeignantunintérêtpassionnépourlasaucissequ'ellecontenait.MonpèreproposaitàCribleune longedebon lard,desvinsde lacaveetdupoissonde rivière

fuméàrapporteràCastelcerf;sil'autreavaitditouiàtout,ileûtpuenchargerunpleinchariot,maisilinsistaitpourvoyagerlégeretrépétaitqu'ilreviendraitbientôt.Jesurpris toutàcoupunebribedesproposd'Évite:«…semblantquecelanemedérangepas;

mais je suis raviedevousvoir en état dedonnerdes cours.Des journées rempliesd'étudesutiles,voilà lemieux pour les enfants, àmon avis, ainsi que de la discipline. Serez-vous strict avec vosélèves?»FitzVigilantavaitlavoixgraveetdouce,semblableaugrondementd'ungrandfélin.«Trèsstrictau

début,jepense.Ilestpréférabledecommenceravecunemainfermequedes'évertueràimposersonautoritéplustard.»Moncœurseserra.Lepetitdéjeunerachevé,notrescribesouhaitaunebonnematinéeàmonpère,puisilmeregarda

sanssourire.«Jevousretrouveraitrèsbientôtdanslasalledeclasse,demoiselleAbeille.»Peut-être la courtoisie le ferait-il changer d'avis sur moi ? « Je vais vous y suivre, scribe

FitzVigilant.»Ilse tournaversmonpère.«Jeproposequemesélèvesm'appellentscribeLant ;ceseramoins

difficileàmémoriseretàprononcerpourdesenfants.—Commevousvoulez»,réponditmonpère,quipartageaitmapensée,j'ensuissûre:lediminutif

neledésignaitpascommebâtard.J'attendissansmotdirequemonprofesseursaluâtCrible,puisjeluiemboîtailepasendirectionde

lasalledeclasse.Ilclaudiquaittoujoursunpeumaiss'efforçaitdemarchervivement,etjelesuivaisaussivitequepossiblesanscourir.Ilnem'adressapaslaparoleetneregardamêmepasderrièreluipourvoirsi jerestaisàsahauteur.Aussiridiculequecelaparaisse,moncœursebrisait tandisquemonaversionpourÉviteatteignaitlepointd'ébullition.Jecacheraisdesratsmortsdanssapenderie.Non,celane feraitqu'attirerdesennuisàAllègre,quime traitait avecbonté. Jem'efforçaienvaind'imaginerquelquemauvais tourquineretomberaitpassurquelqu'und'autre.Quelle injusticeque,par la seule vertu de sa beauté et de son âge, elle pût capter l'attention de tous les hommes de lamaison!Ceshommes,c'étaientmonpèreàmoi,lecompagnondemasœuràmoi,etleprécepteurvenum'enseigner, moi, mais Évite pouvait s'emparer d'eux d'un simple signe de la tête. Et je n'ypouvaisrien.Jem'étais laissédistancerpar la longue fouléedeFitzVigilant.Parvenuà laportede la sallede

classe, il s'arrêta et se retourna versmoi d'un air vaguement agacé. Ilm'attendit sans rien dire ets'écartapourmepermettred'entrerdanslapièce.Jeme figeai sur le seuil, ahurie. Je n'avais jamais vu autant d'enfants réunis, et ils s'étaient tous

levésàmonapparition;j'éprouvaiuneétrangeimpressiondedanger,commelorsquedescorbeauxs'abattentencroassantpardizainessurunarbreouquedesabeillesseregroupentenessaimavantdequitter la ruche. Je demeurai pétrifiée, sans savoir où aller, et je regardaimes compagnons ; j'enconnaissais certains, que j'avais fréquentés ou rencontrés par le passé, et deuxm'étaient inconnus.OrmeetLéaétaientlà,tiréesàquatreépingles,vêtuesduvertetjaunedeFlétriboisetdébarrasséesprovisoirement de leur tablier de cuisine.Caramel était présent, en pourpoint et pantalon, laminesombre, les bras croisés sur la poitrine, manifestement mécontent de sa situation. J'aperçusPersévérancedanslefond,lafiguresibiennettoyéequesapeauavaitl'airàvif,etlescheveuxtirésenqueue-de-cheval;seshabitsétaientpropresmaisavaientvisiblementeuplusd'unpropriétaire.Sesvoisinsdevaientêtrelesautrespalefreniers,Lukor,PrêtetAvoinil;j'enavaisvuunautretravailler

dans les jardins, et deux,ungarçonet une fille, s'occuperdesoies.Qu'ils étaient nombreux !Plusd'unedizainedepairesd'yeuxmeregardaientfigéeàlaporte.Derrière moi, une voix dit d'un ton réprobateur : « Demoiselle Abeille, auriez-vous la bonté

d'avancerafinquejepuisseentrer?»Jem'écartaiet comprisbrusquementquec'étaitpour luique lesenfants s'étaient levés,nonpour

moi;jemesentisunpeumoinsgênéeetm'aventuraiunpeuplusloindanslasalleenrasantlemurpendantquelesregardsseportaientversFitzVigilant.« Je suis ravi de votre ponctualité », dit-il en guise de salut. Il me sembla déceler une note

déconcertée dans sa voix ; était-il surpris du nombre d'enfants ? Il reprit son souffle. « Vousm'appellerez scribe Lant ; je suis votre professeur. Demoiselle Ortie a eu l'extrême générositéd'envoyerunprécepteurpourinstruirelesenfantsdesondomaine,etjeveuxquevousayeztousbienconscience de la rareté d'un tel geste. J'espère que vousmanifesterez la gratitude qui s'impose enayant une conduite exemplaire et en vous appliquant à vos études avec assiduité. Nous allonscommencer tout de suite. Que chacun trouve une place et s'assoie ; ma première tâche sera dedéterminercequevoussavezdéjà.»Unbancpouvaitaccueillirquatreélèves;OrmeetLéal'accaparèrentaussitôt,imitéesparlesdeux

gardeursd'oies.Caramel,unautrecostaudetPersévérances'assirentsurladalledelacheminée,dosau feu.Lesautres jetèrentdes regardsautourd'euxpuis s'assirenten tailleur sur le tapis.Aprèsuninstant d'hésitation, je m'installai auprès d'eux ; le garçon qui travaillait aux jardins m'adressa unsourire timidepuisdétourna lesyeux, tandisquedeuxdes autres sedéplaçaientpour s'éloignerdemoi ; ilémanaitd'euxunevagueodeurdemouton.LescribeFitzVigilantavaitprisunsiègeàsonbureau.«Ilfaudraquejemefasseenvoyerdavantagedetablettes,dit-ilenseparlantenpartieàlui-même,etquejedemandeàAllègred'apporterdequois'asseoir.»Puis ildésigna lesenfantsdubanc.« Jevaiscommencerparvous.Veuillezvousapprocher l'un

aprèsl'autreetmedirecequevousavezcommeinstruction.»Ilbalayalasalleduregard.«Jesuissûrquelesautressaurontpatientersansfairedebruit.»Les enfants échangèrent des regards perplexes. Il ne s'était pas adressé à moi d'abord ; en

déduisaient-ilsqu'ilsavaitdéjàtoutdemoi,oubien,cedontj'étaissûre,quejeluiavaisdéjàdéplu?J'avaisnotéqu'ilrendaithommageàlagénérositédedemoiselleOrtie,nonàcelledemonpère,etqu'il prétendait avoir été envoyé faire la classe aux enfants du domaine, sans préciser que jepartageaisenréalitémonprécepteuraveceux:ilm'avaitconfondueavectoussesautresélèves.Toutcommemoi,j'enprissoudainconscience,quandjem'étaisassiseparterreaveclesautres.C'étaituneerreur;commentlacorriger?Etlesouhaitais-je?Certains enfants adoptèrent promptement des positions plus confortables : la séance allait être

longue.Caramel,renfrogné,sortitsoncouteauetentrepritdesetaillerlesonglesetdelesnettoyer.Lesenfantsdujardinparcouraientlasalled'unregardétonné;Persévéranceétaitaussiattentifqu'unchienassisprèsd'unetable.Le scribe Lant appela d'abordOrme. Je croisaimesmains surmes genoux, baissai les yeux et

tendisl'oreille.Ellesavaitcompter,naturellement,eteffectuerdesadditionssimples,maisguèreau-delàdesonnombrededoigts;ellenesavaitnilireniécrirehormissonnom;elleétaitcapabledenommertouslesduchésdeCerfetsavaitqueChalcèdenousmenaçait,maislerestedesagéographieétaitflou.Mafoi,j'ensavaisplusqu'elle,maispasaupointdemesentirparfaitementassurée.Léa possédait à peu près le même degré d'instruction qu'Orme, à ceci près qu'elle savait

reconnaîtrelenomdecertainesépicesàforced'allerchercherlesrécipientsquilescontenaientdanslesplacards.Lagardeused'oiess'appelaitLierre;ellenesavaitnilireniécrire,maissonfrèreetellese distrayaient à des jeux d'arithmétique pour passer le temps. Son frère, Sapin, avait une taillecorrespondantàsonnom;luinonplusnesavaitpaslire,maislaperspectived'apprendrel'enchantait

visiblement ; ilétaitaussidouéquesasœurpour lecalcul,et il ledémontraquandnotrescribeluisoumitdesproblèmescomme:«Douzeoiessontsurl'eau;dix-septautresseposentàcôtéd'ellespendantquecinqs'envolent;puisvingt-deuxoisonssortentdesajoncs,etunegrenouille-taureauendévore un. Combien d'oies et d'oisons reste-t-il ? » Sapin donna aussitôt la réponse puis ajouta,rougissant légèrement, qu'il n'était pas nécessaire d'employer toujours des oies pour les calculs.FitzVigilantlefélicitadesavivacitéd'espritetdesonenvied'apprendre,puisappelaPersévérance.Legarçonseleva,latêtecourbée,etdéclarad'untonrespectueuxqu'ilnesavaitnilireniécrire;il

étaitcapabledecompter«assezpourfairemontravail»;ilexpliquaquec'étaitlesouhaitdesonpèrequ'ils'instruisîtetqu'ilrespectaitlavolontédesonpère,quisavaitoùétaitsonintérêt.«Moiaussi»,fitlescribe,etilposaaugarçond'écuriedesproblèmesd'arithmétiquesimples;jevisPersévérancebouger lesdoigtspourparvenirà la réponse. Ilavait les joueset lesoreillesplus rougesquesousl'effetde labise, et, une fois,quand il se trompa, il jetaun regardversmoi. Je fis semblantd'êtreoccupéeàajustermatunique.Lascèneserépétaàquelquesdétailsprèsaveclesautresélèves.J'observaique,pourlaplupart,ils

avaient hérité dumêmeniveaud'instruction que leurs parents.Avoinil, lui aussi des écuries, aidaitparfoisà rentrer les réservesetàen tenir lecompte ; il savaitunpeu lire,et samèrevoulaitqu'ilapprît également à écrire afin qu'il participât davantage aux tâches. À ma grande surprise, jedécouvrisquel'employéauxjardinsétaitcapabled'écriresonnometdedéchiffrerdesmotssimples;toutefois,iln'étaitguèredouéavecleschiffres.«Maisj'aienvied'apprendre»,affirma-t-il,etnotreprécepteurréponditavecunsourire:«Danscecas,tuapprendras.»LorsqueCaramel fut appelé aubureau, il se leva lentement et s'avança, les épaulesvoûtées.Son

demi-souriren'échappapasàFitzVigilant,quileregardaetordonna:«Redressez-vous,jevousprie.Votrenom?»Saplumeétaitprêteàécrire.«Caramel.Monpère, il travailleauxvignes,etmamère,elle luidonnequelquefoisuncoupde

mainpour l'agnelagequandelleestpasen traindemettrebaselle-même.» Ilparcourut lesélèvesd'unregardnarquoisetajouta :«Monpère, ilditqu'elleest jamaisaussicontentequ'avecungrosventreouungaminaunéné.—Vraiment?»Notreprécepteurnese laissapasdémonter.CommeCaramels'étaitadresséà la

cantonade,ildemandabienfort:«Savez-vouslireouécrire,jeunehomme?—Non.— Je suppose que vous vouliez dire “Non, scribe Lant”. Vous ferez certainement mieux la

prochainefoisquejevousposeraiunequestion.Savez-vouscompter?Àl'écritoudetête?»Caramelsepassalalanguesurleslèvres.«Entoutcas,jecomptepasresterici.—Maisvousy êtes, et, commevotrepère le souhaite, je vais vous instruire.Retournez à votre

place.»Caramelobéitd'unpasnonchalant.C'étaitàmoi;j'étaisladernière.Jemelevaietallaidevantle

bureau du scribe, toujours occupé à prendre des notes sur mon prédécesseur. Ses boucles noirestombaientenspiralesparfaites.J'observaisonécriture:netteetforte,mêmeàl'envers.«Insolentetréticent»,avait-ilnotéenfacedunomdeCaramel.Il leva le visage, et je détournaimon attention de son papier pour le regarder. Il avait les yeux

marronclair,avecdetrèslongscils.Jebaissaiprécipitammentlenez.«Ehbien,demoiselleAbeille,c'est votre tour. » Il poursuivit d'une voix douce : «DemoiselleOrtie souhaite vivement que vousappreniezàlireetàécrire,aumoinsunpeu,danslamesuredevoscapacités.Croyez-vouspouvoirfairecela,pourelle?»Sonsouriresevoulaitempreintdebonté,maisc'étaitunesollicitudefeinte.Sacondescendancemechoquaetmeblessaàlafois;ledédainqu'ilavaitmanifestéplustôtenvers

mesmauvaisesmanièresétaitmoinsinsupportable.Jeleregardaipuisbaissailesyeuxànouveau,et,sans parler trop fort, je pris soin de m'exprimer le plus clairement possible, je savais que mon

élocutiondemeuraitparfoisembarrasséeetmavoixsourde.Jeferaisensortequecelan'arrivâtpasaujourd'hui.«Jesaisdéjà lireetécrire,messire,et jesaiscalculermentalement jusqu'àvingt ;au-delà,avecunetaille,jesuiscapabledeparveniràlabonneréponse–leplussouvent,maisilmefautdutemps.Jeconnaislagéographiedelarégionetjesaisplacerlesduchéssurunecarte.JesaislesDouze simples guérisseurs et autres comptines d'apprentissage. »Ces dernièresme venaient demamère.J'avaisremarquéqu'aucunautreenfantn'avaitparlédecescomptines.LescribeLantm'adressaunregardméfiant.«Descomptinesd'apprentissage?»Jem'éclaircis la gorge. «Oui,messire.Par exemple, pour l'herbe à chat, elle commence ainsi :

“Plante-laetlechatl'aura;sème-laetilpassera.”Donc,lapremièrechoseàsavoirsurcetteherbe,c'estque,sionlarepiquedanslejardin,lechatmangeralespousses;maissionlasème,ellelèvera,lechatnes'enrendrapastropcompte,etlaplantepourragrandir.»Il toussota.«C'est ingénieux,maiscelanepeutcomptercommede l'instructiondans lecadrede

cetteclasse.»Quelqu'unpouffa,etlesangmemontaauxjoues;commejedétestaiscettepeauclairequilaissait

voir si facilementmon humiliation ! Je regrettais aussi d'avoir choisi la comptine la plus simple.«J'enconnaisd'autres,messire,quisontpeut-êtreplusutiles.»Il eutunpetit soupir et fermaun instant lesyeux.« Jen'endoutepas, demoiselleAbeille, dit-il,

commes'ils'efforçaitdenepasmevexerensoulignantmonignorance.Maisc'estvotreécriturequ'ilm'intéresseraitdevoiràprésent.Pouvez-vousmetracerquelqueslettreslà-dessus?»Ilpoussaunefeuilledepapierversmoietme tenditunmorceaudecraie.Croyait-ilque jen'avais jamaisvudeplume?L'humiliationsemuaencolère.Jepassailamainpar-dessuslasiennepourprendresaplumefine,

et, d'une écriture soignée, j'inscrivis : « Je m'appelle Abeille Blaireau. J'habite le domaine deFlétribois. Ma sœur est demoiselle Ortie, maîtresse d'Art de sa majesté le roi Devoir des Six-Duchés. » Je levai la main, examinai mon texte d'un œil critique puis tournai le papier pour lesoumettreauprécepteur.Ilm'avaitregardéeécrireavecunesurprisenondissimulée;ilscrutalafeuille,l'airdenepasen

croiresesyeux.Puis ilmelarendit.«Écrivezceci :“Aujourd'hui, jecommencelesleçonsaveclescribeLant.”»J'obéisaveclenteur,carjen'étaispassûredel'orthographede«Lant»,puisjeretournaiànouveau

lafeuille.Ilmeremitalorsunetablettedecirenoiresurlaquelleilavaitinscritdesmots;jen'avaisjamaisvupareilsystème,etj'effleuraidudoigtl'épaissecouchedecirequirecouvraitlebois.Àl'aided'unstylet,FitzVigilantavaitécritdanslacired'unemainviveetgracieuse.«Ehbien?Pouvez-vous lireounon?»Ilyavaitdudéfidanssaquestion.«Touthaut, jevous

prie»,ajouta-t-il.Jeregardaifixementletextepuisleluslentement.«C'estunetromperiequedefeindrel'ignorance

etl'incapacité.»Jelevailesyeuxverslui,perplexe.«Êtes-vousd'accord?»Jereluslesmots.«Jenesaispas.»Quevoulaient-ilsdire?«Ehbien,moi,jeseraisd'accord.DemoiselleAbeille,vousdevriezavoirhonte.DemoiselleOrtie

vouscroitsimpled'espritetquasimuette,etelleserongelessangspourvous;ellesetourmentepourvotreaveniretsedemandequis'occuperadevouspendantvotrevie.Etvoiciquej'arriveici,pensantque j'auraipour tâchedevousdonnerune instructionélémentairesur lessujets lesplussimples,etque je vous découvre parfaitement capable de lire et d'écrire – et tout à fait impertinente vis-à-visd'unedemoisellequiméritevotrerespect.Alors,quedois-jepenser,demoiselleAbeille?»J'avaistrouvéunpetitnœuddansleboisdubureau; lesyeuxfixéssurletourbillonnoirdansle

grain,jen'avaisqu'uneenvie:disparaître.C'étaittropcompliquéàexpliquer;toutcequejedésirais

naguère,c'étaitnepasavoirl'airbizarreauxyeuxdesautres,maisilyavaitpeudechancesquej'yparvinsse:j'étaistroppetiteettropintelligentepourmonâge.L'uneûtdûêtreévident,etl'autre,sijel'énonçaistouthaut,meferaitpasseràsesyeuxpouraussiprétentieusequemalélevée.Jemesentisrougir.Quelqu'unpritlaparoledansmondos.«Ouais,ellefaitsemblantd'êtrebêtepourpouvoirespionnerlesautres.Moi,ellemesuivaittoutle

temps,etj'aieudesennuisàcaused'elle.Toutlemondelesait:elleaimefairedesproblèmes.»Lesangquittasoudainmonvisage,etlevertigemesaisit.J'eusdumalàprendremonsouffle.Je

metournaiversCaramel,lesyeuxécarquillés.«Cen'estpasvrai!»J'avaisvoulucrier,maisseulunmurmure haché avait franchi mes lèvres. Le garçon affichait un sourire moqueur ; Orme et Léaacquiesçaientdelatête,lesyeuxbrillants;lesgardeursd'oiesobservaientlascèned'unaireffaré.LeregarddePersévéranceglissasurmoipoursefixersurlecielgrisencadréparlafenêtre.Lesautresmedévisageaient. Jen'avais aucunalliédanscette salle.Sansme laisser le tempsdeme retourner,FitzVigilantmeditd'untonsévère:«Asseyez-vous.Jesaisàprésentparoùcommencerlesleçons.»Jeregagnaimaplace,etmesvoisinss'écartèrentdemoi,commecontaminéspar la réprobationduprécepteur. Il poursuivit : « Je n'attendais pas autant d'élèves ni des niveaux d'instruction aussidisparates, aussi n'ai-je pas apporté assez de fournitures. J'ai six tablettes de cire et six stylets ; ilfaudra les partager. J'ai du papier, et je pense que nous trouverons une réserve de bonnes plumesd'oie.»Lesgardeursd'oiessourirentens'agitant, ravis.«Maisnousnenousservironsdeplumes,d'encreetdepapierquequandnouslesauronsmérités.J'aiécritleslettresengrossurdesfeuilles,etchacund'entrevousenemporteraune;chaquesoir, jeveuxquevoussuiviezletracédeslettresduboutdudoigt.Aujourd'hui,nousnousentraîneronsà les former toutesetà répéter le sondescinqpremières.»Iladressaunregardaufilsdujardinieretajouta:«Commetutedébrouillesdéjàbien,Pied-d'Alouette, je ne t'ennuierai pas avec ces exercices ; il y a ici des manuscrits et des livresd'excellente qualité en relation avec le jardinage et les plantes. Peut-être aimerais-tu les étudierpendantquejem'occupedesautres.»Pied-d'Alouette, rayonnant, se leva promptement pour prendre un document sur les roses. Je le

reconnus : je l'avais luplusieurs fois, et il venaitd'unedesbibliothèquesdePatience. Jepinçai leslèvres ; peut-être mon père l'avait-il autorisé à se servir des ouvrages de Flétribois. Quand leprécepteurmetenditlafeuilleavecleslettres,jeneprotestaipasquejelesconnaissaisdéjà:c'étaitunepunition,jelesavais,etilmecontraignaitàdesexercicesmonotonesetinutilespoursoulignersonméprispourmaprétendue«duplicité».Déambulantparminous,ilnommachaquelettre,puisnouslesrépétâmesetsuivîmessontracédu

doigt;lestrente-troisfaites,nousrevînmesauxcinqpremières,etlescribes'enquitdesavoirquisesouvenait de leur nom.Comme je ne levais pas le doigt, ilme demanda si je continuais à feindrel'ignorance.Cen'étaitpasmonintention:j'avaisdécidéd'acceptermonchâtimentensilence.Jemetusetbaissailenez;ilémitdufonddelagorgeunbruitempreintd'impatienceetdedégoût.Jenelevaipaslesyeux.IldésignaSapin,quis'enrappelaitdeux;Léaensavaitune,etundesbergersuneautre.Quandilpointa ledoigtsurCaramel,celui-ci regarda la feuille, fronça lessourcilsetdit«Pet !»d'untonmi-sérieux,mi-narquois.Notreprofesseursoupira.Nousrecommençâmesàrépéterchaquelettretellequ'illaprononçait,etcettefoislesrésultatsfurentmeilleursquandilpriaundesgardeursd'oiesdelesréciter.Ce fut, je pense, la plus longuematinée dema vie.Quand il nous libéra enfin juste avantmidi,

j'avaismal au dos et aux genoux d'être restée assise si longtemps ; j'avais perdu des heures et jen'avais rien appris.Non ; jeme repris enme redressant, les jambes ankylosées, et en roulantmafeuille; j'avaisapprisqueCaramel,LéaetOrmemedétesteraienttoujours; j'avaisapprisquemonprofesseurmeméprisaitetcherchaitplusàmepunirqu'àm'instruire;etenfinj'avaisapprisquemessentiments pouvaient varier très vite.L'entichement pourFitzVigilant que j'avais nourri depuis son

arrivéeavaitbrusquementcédélaplaceàautrechose.Cen'étaitpasdelahaine;c'étaittropmêlédetristesse pour être de la haine. Je n'avais pas de mot pour décrire ce que j'éprouvais. Commentdésigner un sentiment qui me faisait rejeter toute envie de revoir une personne, en aucunecirconstance?Jem'aperçusquejen'avaisnulappétitpourundéjeuneràlamêmetablequelui.L'entréedemonantresituéedanslegarde-mangerétaittropprochedescuisines;OrmeetLéas'y

trouveraientsûrement,occupéesàrépandredescomméragessurlaleçondumatin,prêtesàserviràtable;etlescribeFitzVigilantparticiperaitsansdouteaurepas.Non.Jemerendisdansmachambreet me défis précautionneusement des parures de Soigneuse ; en rangeant les dentelles, je songeaiqu'elle avait fait preuve de bonté envers moi, tout comme Allègre, et je me demandai soudaincomment leurmanifestermagratitude.Monpère avait promis dem'emmener aumarchéquelquesjoursplustard,etjesavaisqueSoigneuseadmiraitmespetitesfiolesdeparfum;jeluienachèteraisune.EtAllègre?Jenesavaispastrop;peut-êtremonpèreaurait-iluneidée.J'ôtaimatuniqueneuveetmesbasépaispourrenfilermesvieuxvêtements;redevenuemoi-même,

jemeglissaidansmonanciennechambrepuisdansledédaledepassagessecrets;jem'ydéplaçaisdésormaisau toucher,sansavoirbesoinde lumière.Parvenueàmatanière, jeperçus lachaleurduchatquidormait,etjesentissousmamainsaformedétendue,encoreunefoisenrouléedansmacape.Jel'enjambaietmerendisdanslebureaupersonneldemonpère;là,jeprisunebougie,l'allumaiaufeu de la cheminée et choisis un manuscrit sur Preneur Loinvoyant, premier souverain des Six-Duchés. Il était rédigé de la main de mon père, copie probable d'un texte plus ancien. Pourquoitraînait-ilsursonbureau?Deretourdansmonantre,jem'installaiavecmescoussins,lachandelle,macouverture,lacapeetunchatbienchaud.Jen'avaiseul'intentionquedeprofiterdelachaleurdelacape,carj'ignoraisjusque-làcellequedégageaitunchat.Nousétionsbien,là,et,quandlechatseréveilla, il me parut juste de le faire profiter du pain dur et de la saucisse qui constituaient mondéjeuner.Fromage?« Je n'en ai pas, mais j'en rapporterai. Je ne m'attendais pas à te trouver ici ; j'avais fermé le

panneaudugarde-mangerladernièrefoisquetuessorti.»Ceterrierestpleindetrous;làoùunratpasse,unchatpeutlesuivre.«Vraiment?»Engénéral.Ilyabeaucoupdepetitsaccès,etlachasseestbonne.Dessouris,desrats,desoiseaux

souslestoits.Ilsetutetsemussadenouveausouslacape,collécontremoi.Jereprismalectureetm'amusaià

tâcher de faire la part entre flatterie et réalité dans cette vieille description demon ancêtre.À sonarrivée,Preneuravaitéliminélesmalheureuxsauvagesquiavaient tentédelesrepousser, luietseshommes,etilavaittransforméCastelcerf,defortificationgrossièreenbois,enforteressedepierre;ilavaitfalludenombreusesannéespourédifierlechâteauproprementdit,construitengrandepartieaveclespierresquadrangulairesfréquentesdanslarégion,etpourlaplupartutilisablesdirectementcommeblocsparfaitementtaillés.Monpèreavaitécritdesnotesentreleslignesdecepassage.Ilparaissaitintéresséparlefaitquele

châteaudeCastelcerfavaitmanifestementétébâti,d'abordsouslaformed'unecitadelleenbois,surles fondations en pierre d'un fort plus ancien. Il avait été rebâti en pierre, lui aussi,mais, dans lamarge du texte, il y avait plusieurs questions sur les auteurs de la fortification originale et sur cequ'ils étaient devenus, et, dans un coin, un croquis censé représenter lesmurailles aumoment dudébarquementdePreneur.Jel'étudiai;àl'évidence,monpèrepensaitqu'ilexistaitdéjààl'époqueunfortconsidérable,etquePreneuravaitseulementrebâticequ'unautreavaitdétruit.Lechatsedressauninstantavantquejem'aperçussequemonpèreavaitpénétrédanssonbureau.

Commeilfermaitlesportesderrièreluipuisouvraitlefauxgond,lechatdisparutcommeuneflèche

defourrure.Jem'emparaidelacape,enfisunebouleetlafourraiaufonddemonarmoire.Jen'avaispasletempsdecacherlemanuscrit:ilarrivaparleboyau,courbéendeux,unebougieàlamain.Jelevailesyeuxverslui,etilmesourit.«Ah,tueslà!—Oui»,répondis-je.Sansattendremoninvitation, ils'assitentailleursurmontapis.Commejemetaisais, il finitpar

dire:«Tum'asmanquéàmidi;tun'espasvenuedéjeuneravecnous.—Jen'avaispasfaim.—Jevois.—Et,aprèsunelonguematinéeaumilieudetantdemonde,j'avaisenvied'êtreseuleunmoment.»Il hocha la tête, et le pli de sa bouchemedit qu'il comprenait ce besoin.De l'index, il tapota le

manuscrit.«Etqu'est-cedoncquetulis?»Autantl'avouersansdétour.«Jel'aiprisdanstabibliothèque;çaparledePreneurLoinvoyantetde

lafortificationqu'ilabâtiesurlesfalaisesquidominentBourg-de-Castelcerf.—Hum!BienavantqueBourg-de-Castelcerfexiste.—Alors,àquiappartenaientlesruines?»Ilplissalefront.«Monhypothèse,c'estqu'ils'agissaitd'uneforteresseAncienne;lapierreestla

mêmequiaserviàcréerlespierresdresséesnonloindelà,lesPierresTémoins.—Mais lesAnciensdisposaient de toutes sortesdemagiespuissantes ; pourquoi auraient-ils eu

besoind'unfort?Quiétaientleursennemis?Etquiadétruitleurcitadelle?—C'estune trèsbonnequestion ;peudegens laposent,et,autantque je lesache,nulnepeuty

répondre.»La conversation s'éteignit, et, pour combler le silence, je déclarai sans réfléchir : « Un jour,

j'aimeraisbienvisiterlechâteaudeCastelcerf.—Vraiment?Ehbien,d'accord.»Ilsetut,puisreprit,commesilesmotsluifaisaientmal:«A

table,tonprécepteuraparlédelaleçondecematin.»Jenedisrien.Leregretmevint,absurde,quelechatnefûtpaslà.Monpèresoupira.«Ilafaitl'élogedesgardeursd'oiespourleurdonenarithmétique,etilaété

ravideconstaterquePied-d'Alouettesavaitlireetécrire.»J'attendis la suite. Il toussota et poursuivit : «Demoiselle Évite a alors demandé à quoi pouvait

servirdesavoircompterpourdesenfantsquigarderaientplustardlesoies,etcequ'unjardinierliraitdans la terre ou dans les feuilles des arbres. Elle ne voit aucun intérêt à éduquer les enfants desdomestiques.—Allègresaitlire,écrireetcompter,fis-je.Mamanluiconfiaitdeslistes,ilemportaitdel'argent,

achetaitcequ'elledésiraitaumarchéetrapportaitlecompteexact.Mêmeunegardeused'oiesabesoindesavoircalculerpoursavoircombien ilyad'œufsdansunnid!EtPied-d'AlouetteenapprendrabeaucoupenlisantlesmanuscritsdePatiencesurlesplanteset lejardinage.Muscade,lacuisinière,saitlireetécrire,etelleestcapabledecalculercombiendesacsdefarineoudepoissonensaumureilluifautpourl'hiver.— Tes arguments sont excellents, et ce sont les mêmes que j'ai présentés à Évite. Et puis j'ai

demandéàLantcommenttut'étaisdébrouillée.»Lant!Monpèrel'appelaitLant,maintenant,commesic'étaitmoncousin!Jebaissailesyeuxsurla

couverturequime couvrait les pieds ; j'avais plus chaudquand le chat ydormait.Et jeme sentaisvaguementmal,commesij'avaisabsorbéunalimentnéfastequejenepouvaisrejeter.«Cequej'aientendunem'apasplu»,reprit-ilàmi-voix.Personnenem'aimait.J'avalaipéniblementmasalive,et jedis, lesoufflecourt :«Jen'aipaspu

m'expliquer. » Je secouai violemment la tête en projetant des larmes autour demoi. « Non, il nevoulaitpasquejem'explique.Ilétaitpersuadédedétenirlavérité,etilrefusaitquejeladémentisse.»

Jeramenaimesgenouxcontremapoitrineetlesserraifortenregrettantdenepouvoirbrisermespropresjambes,denepouvoirmedétruiremoi-mêmepouréchapperàcesémotionsterribles.«Jet'aidéfendue,naturellement,poursuivit-il.Jeluiaireprochédenepass'êtrerenseignéauprès

demoisurtonintelligenceréelleetdenepasavoirparléavectoiavantledébutdesleçons.Jeluiaiditqu'ils'étaitabusétoutseulsurtoncompte;j'aiajoutéquejeluilaissaisunechancedetedonnerune instruction qui convienne à ton niveau, et que, s'il n'y arrivait pas, il continuerait peut-être àprodiguerdescoursauxautresenfants,maisquejenepermettraispasquetuperdestontempsetquejemeferaisunplaisirdet'enseignermoi-mêmecequej'estimenécessaire.»Ils'exprimaitd'untonparfaitementcalme.Jeleregardais,lesoufflecoupé.Ilsepenchaversmoi

avecunsouriretremblant.«Croyais-tuquejepouvaisréagirautrement,Abeille?»Jetoussaipuismejetaicontrelui;ilmepritetmeserradanssesbras.IlcontenaitsibiensonArt

que je n'en souffris pas ; néanmoins, je perçus la colère qui bouillonnait en lui comme de l'huilebrûlantedansunepoêlecouverte,etsavoixétaitungrondementtelquejecrusentendrepèreLoupparlerenmoi.«Jeprendraitoujourstonparti,Abeille,quetuaiestortouraison.C'estpourquoitudoistoujoursfaireattentiond'avoirraison,pournepaspoussertonpèreàseridiculiser.»Jemelaissaiglisseràbasdesesgenouxetlevailesyeuxversluienmedemandants'ilcherchaità

plaisanter,mais son expression était sérieuse. Il lutmes doutes. «Abeille, c'est toujours toi que jecroiraid'abord;parconséquent,tuporteslagraveresponsabilitéd'agiravecdroiture.C'estlecontratquidoitexisterentrenous.»J'étaisincapabledesoutenirlongtempssonregard,etjedétournailevisageenréfléchissantàses

propos,ensongeantquejel'avaisdéjàtrompé:lacape,lechat,l'explorationdudédaledanslesmurs,lesmanuscritsquejeluidérobais.Maislui-mêmenemementait-ilpasdéjà?Jemurmurai:«Est-cequec'estréciproque?Sijeprendstoujourstonparti,jenemeridiculiseraipasnonplus?»Ilneréponditpastoutdesuite.Bizarrement,celamerassuracarcelavoulaitdirequ'ilpesaitses

termes.Pouvait-ilmepromettredetoujoursseconduiredroitement?Ils'éclaircitlagorge.«Jeferaidemonmieux,Abeille.—Alors,moiaussi.—Danscecas,viendras-tumangeravecnous?—Letempsvenu,répondis-jed'unevoixlente.—Mafille,tueslàdepuisdesheures;àmonavis,ongardeledînerensuspensenattendantnotre

arrivée.»C'étaittroprapide.Jeserrailesdentsunmomentpuisdemandaiavecfranchise:«Jesuisobligée?

Jenemesenspasencoreprêteàlesaffronter.»Ilbaissalesyeux,etungouffred'angoisses'ouvritdansmonventre.«Illefaut,Abeille,murmura-

t-il. Songe aux nouvelles que Crible doit rapporter à ta sœur ; et je ne veux pas qu'Évite niFitzVigilanttevoientcommeretardéeoumaladroite.Aussi,malgrétonjeuneâge,tudoistemaîtriseretveniràtablecesoir.Jecomprendsbeaucoupmieuxquetunepeuxl'imaginercequetuéprouvesàl'endroitd'unhommequi s'estmoquéde toiet t'apunieau lieude t'instruire.Tuaurasdumalà lecroire,maisjenel'estimepasintrinsèquementcruel;jepensequ'ilestseulementtrèsjeuneetqu'ilatendance à écouter les autres avant de chercher à découvrir la vérité par lui-même. J'ose mêmeespérerqu'ilsemontreradignedetonestimeetquevousfinirezparvousapprécier.Jedoistoutefoisajouterque,pourlemoment,j'aipeineàsupportersacompagnie,etils'enrendsansdoutecompte.»Savoixdevintungrondementgravesurcesderniersmots,etjecomprisquemonpèreressentait

uneprofondecolèreenversFitzVigilant.Ilobserveraitlesrèglesdelacourtoisie,maiscelan'ôteraitrienàl'aversionquelescribeavaitéveilléechezlui.Jeregardaimesmainsjointessurmesgenoux.S'ilyarrivait,s'ilétaitcapabledecontenirsoncourrouxetdetraiterFitzVigilantdefaçoncivile,jepouvaispeut-êtreyparveniraussi.Jetâchaidem'imagineràtable;jen'étaispasobligéedemetenir

la tête courbée comme si j'étais coupable ni de lui laisser voir à quel point il m'avait blessée. Jepouvais être la fille demonpère, insensible aux coups, certaine dema valeur. Je levai lementon.«Finalement,j'aipeut-êtreunpeufaim.»Ledînern'eutriend'agréable.Jesavaisqu'ÉviteetLantavaientlesyeuxfixéssurmoi,or,jen'avais

jamaisétécapabledesoutenirleregarddequiconque;aussigardai-jelenezbaissésurmonassietteouobservai-jeunpointimaginairesituéderrièremonpèreouCrible.JenemeraidissaispasquandLéaouOrmepassaitderrièremachaise,maisjeneprenaisriendanslesplatsqu'ellesapportaient.JelesvisunefoiséchangerunregardensecroisantderrièreCrible;Ormerougit,et jeprissoudainconsciencequeCrible,malgrésonâge,étaitencorebelhomme,etellesetenaittrèsprèsdeluienluitendant les plats. Lui, comme je l'observai avec un sourire triomphant, ne la remarquait pas plusqu'unemoucheaumur.Audébutdurepas,jemetuspendantquemonpèreetCribleparlaientànouveaududépartdece

dernierpourCastelcerfetqu'ÉviteetLantseplongeaientdansleurconversationàmi-voix,souventponctuée d'éclats de rire de la jeune fille. J'avais lu jadis un poème sur une demoiselle au « rireargentin»,maisceluid'Évitem'évoquait lachuted'unepanièrerempliedecasserolesdansunlongescalier.Aprèss'êtreentretenuavecsonvoisin,papasetournaversmoietdit:«Alors,quepenses-tudePreneurLoinvoyantetdesoninvasiondenotreterre?—Jen'yavaispassongésouscetaspect»,répondis-je.Jenementaispas,etjedemandaiaussitôt:

«Maisquioccupaitlarégiondel'embouchuredelaCerfavantquePreneuretseshommesarriventets'en emparent ?D'après lemanuscrit, l'ancien fort en ruine était désert ; les gens qui habitaient làétaient-ils lesmêmesqui l'avaient érigé ?Tudisaisqu'il avait peut-être étébâti pardesAnciens, àl'origine.CeseraientdesAncienscontrequiPreneurseseraitbattupourmettrelamainsurlepays?—Ma foi, c'étaient surtoutdespêcheurs,des fermiers etdesgardiensdechèvres, jepense.Sire

Umbres'efforcededénicherd'autresdocumentssurcesgens,maisilsn'ontapparemmentpasinscritleur savoir sur le papier ni le parchemin. Certains bardes affirment que nos ballades les plusanciennes ont leurs racines dans les leurs ; mais on ne peut pas vraiment parler d'eux commed'étrangers,parcequenoussommesenréalitétousissusdePreneur,desesenvahisseursetdesgensquioccupaientcetteterre.»Savait-il?Meprocurait-ilexprèscetteouverture?«Alors,àcetteépoque,lesgensapprenaientpar

leschansonsoulespoèmes?—Naturellement ; aujourd'hui encore, lesmeilleursménestrels récitent les généalogies les plus

longuesdemémoire.Onlesécrit,évidemment,maintenantquelepapierestplusabondant,maisunménestrellesapprenddelabouchedesonmaître,nond'unparchemin.»Crible l'écoutait aussi attentivement que moi, et, quand mon père s'interrompit, il en profita.

«Alors,cettechansondontHeurnousarégalésladernièrefoisquejel'aivu,unetrèsvieillechansonsurEldPeau-d'Argent,l'amidudragon?»Lesversmevinrentàl'espritetm'échappèrentsansquej'eusseletempsderéfléchir.«Lesobjets

précieuxabondentchezlui;pierrequiparle,tambourquiluit,lebaiserdesbecqueteuxestsurlui.—Qu'est-ceque“lebaiserdesbecqueteux”?»demandaCrible,alorsquemonpères'exclamait:

«Heur sera fierd'apprendreque tu te rappelles sa chanson si fidèlement !» Il s'adressaàCrible :« Avoir le baiser des becqueteux, c'est avoir de la chance, loin en Bauge.Mais j'ignore si Peau-d'ArgentestdeHeurous'ils'agitd'uneballadebeaucoupplusancienne.»Évitelecoupabrutalement:«VousconnaissezHeurCœurcontent?Vousl'avezentenduchanter?»

Elleavaitl'airscandalisée–oufurieusementjalouse.Monpèresourit.«Biensûr:jel'aiadoptéalorsqu'ilétaitorphelin;etjen'aijamaisétéaussiravi

qu'en apprenantqu'il avait pris cenom,Cœurcontent. » Il se tournaversCrible. «Maisnousnouséloignonsdelaquestiond'Abeille.Àvotreavis,quiaconstruitlepremierunfortsurlafalaise?»

Nouséchangeâmesbientôtdeshypothèses,Cribleinterjetantdesdétailsqu'ilavaitobservéssurlesfondationsduchâteaudeCastelcerf;ilavaitvucequipouvaitêtredesrunestrèsérodéessurlemurd'undescachots.Monpèreévoqua lesPierresTémoinset la traditioncervienned'y tenirdesduelsainsi que des mariages. Maintenant que nous savions qu'il s'agissait de portes que les artiseursextrêmementexercéspouvaientemprunterpourcouvrird'immensesdistancesd'uneseuleenjambée,ilétaitintéressantdesedemanderd'oùellestenaientleurnomdePierresTémoins.C'estseulementquandlerepass'achevaque jecomprisquemonpèreavaitconduit ladiscussion

avec autant de soin qu'une contre-attaque sur une forteresse. En m'entretenant avec Crible et lui,j'avais complètement oublié mes sentiments malmenés. Je m'aperçus que la conversation deFitzVigilantavecÉviteavaitcesséetqu'ilécoutaitlanôtre;savoisinemettaitunmorceaudepainenmiettes avecunemouededéplaisir. Je nepris consciencede tout cela qu'aumomentoùmonpèrechangeadepositionsursachaiseetditd'untondésinvolte:«Ehbien,scribeLant,quepensez-vousdelathéoriedeCrible?Êtes-vousjamaisdescenduvoirlesfondationsduchâteaudeCastelcerf?»Ilsursautalégèrement,commemortifiéd'êtresurprisàécouteruneconversationsansyavoirété

invité;maisilserepritetdéclaraque,plusjeune,ils'étaitaventurédanslesentraillesdelacitadelleavec plusieurs amis. C'était à la suite d'un pari, et, quand ils s'étaient un peu trop approchés descachots,ungardelesavaitobligésàfairedemi-touravecunavertissementsévère,etiln'yétaitjamaisretourné.«C'étaittristeàpleurer,froid,sombreethumide;j'aieulaplusgrandepeurdemajeuneexistencequandlegardeamenacédenousenfermerdansunecelluleetdenousylaisserjusqu'àcequ'on vienne nous chercher.Nous avons tous détalé. Certes, il y a des gens quiméritent ce genred'emprisonnement,maisjen'aijamaiseuenvied'yremettrelespieds!—Jen'endoutepas», fitmonpèred'un tonaffable,maispèreLoupapparutun instantdansses

yeux,etilyavaituneprofondelueurdenoirefureurdanssonregard.Jeledévisageai,bouchebée:pèreLoupvivaitdansmonproprepère?Cefutunerévélationpourmoi,etjen'intervinsplusguèredurestedelasoirée,perduedansmespensées.Àlafindurepas,ilm'offritsonbras;jeleprisentâchantdenepasavoirl'airtropdéconcertée,et

ilmeconduisitausalonoùleshommesseservirenteneau-de-vieetÉviteenvinrouge;àmagrandesurprise, je vis qu'une chope de cidre chaud m'attendait sur le plateau. Mon père relança laconversationsurlesAnciens,etlescribeLants'yjoignit.Sonaffabilitém'étonna;jem'attendaisàlevoirmaussadeouironique,carmonpèreluiavaitinfligéunerebuffadesèche,maisilparaissaitavoiraccepté la réprimande, et il s'adressa même à moi par deux fois d'une façon qui n'était nicondescendantenimoqueuse.Très,trèslentement,jejugeaiqu'ilavaitreconnus'êtretrompésurmoietm'avoirmaltraitéeetqu'ilsouhaitaitàprésentréparersonerreur.Jeremarquaiqu'ilregardaitmonpèreavecunesorted'inquiétude,commes'ilattachaituneextrême

importanceàsonapprobation.«Ilapeurdelui»,medis-je,etpuisjemetraitaisd'idiote:commentavais-jepunepasmerendrecomptequelescribeLantétaittrèsvulnérable,nonseulementparcequ'ilavaitvudequoimonpèreétaitcapablequandilétaitenfantmaisaussiparcequ'ildépendaitdesonhospitalité pour demeurer caché et en sécurité ? Mis à la porte, où irait-il ? Combien de tempstiendrait-ilavantqu'onneledécouvrîtetqu'onneletuât?Messentimentsdevinrentdeplusenplusconfus ; l'agacement et la jalousie d'Évite devant l'attention qu'il portait à mon père et à saconversationplutôtqu'àelleétaientextrêmementsatisfaisants,mais,enmêmetemps,levoirsoumiscommeun chiot àmonpère à cause de sa dureté enversmoimemettaitmal à l'aise. Je gardai lesilence,attentive,puisfinisparprétexterlafatiguepourprierqu'onm'excusât.J'allai me coucher dans mon agréable nouvelle chambre. Mes pensées étaient compliquées et

troublantes;lesommeiltardaàvenir,et,lematin,Soigneusemetiraillaentoussensets'affairasurmescheveux.Jelaremerciaipoursesaccessoiresdedentellemaisdéclinaidelesportercejour-làendisantcraindrelestachesd'encreetdecraie.Sansdoutesoulagéed'évitercettecatastropheàsoncol

etàsesmanchettes,elleproposaque,lorsquemonpèrem'emmèneraitaumarché,jefissel'emplettededentelleàmongoûtetquelacouturièrem'enfabriquât.J'acquiesçaimaissanssavoirsijesuivraisson conseil ; jem'apercevais que je n'étais pas du genre à porter des fanfreluches ni des bouclesd'oreilles.Mamèreavaitappréciécesraffinements,etilsluiallaientàravir,maisjemesentaisplusattiréeparlasimplicitéetlestenuesmodestesdemonpère.Jeprismonparcheminalphabétiqueetdescendisdéjeuner;jeleposaiàcôtédemonassiette,saluai

touslesconvivesaveclaplusgrandecourtoisiepuism'intéressaiàmonrepas.Malgrélesoutiendemon père,mon estomac se nouait à la perspective des leçons à venir. Il avait peut-être convaincuFitzVigilantquejen'étaispasunesimpled'espritmanipulatrice,etmonprofesseurcraignaitpeut-êtreàprésentdememanquerderespect,maiscelanechangeraitpasgrand-choseàmesrelationsaveclesautresenfants.Jepriscongérapidementdelatableetmerendisaussitôtàlasalledeclasse.D'autresélèvesétaientdéjà là ; lesgardeursd'oies,prèsdu filsdu jardinier,Pied-d'Alouette,qui

leurindiquaitleslettressurleurdocumentetlesnommait;Persévéranceattendaitledébutducours,vêtud'unelivréedegarçond'écuriequiluiallaitbeaucoupmieuxetparaissaitquasineuve,maisjenesavaispassijel'aimaisautantenvertetjaunequedanssatenuedecuir.Ilavaitaussiunœilaubeurrenoiretlalèvretuméfiée;l'effetdecettelèvreenfléequis'étiraitdouloureusementétaithorrible,maisilmesouritenmevoyantcommesinousnenousétions jamaisdisputés.Jeralentisetmedirigeaivers lui,complètementdéconcertée ;celapouvait-il se résoudreaussi simplement?Feindreque laquerellen'avaitjamaiseulieuetreprendredesrelationsnormales?Celaneparaissaitpaspossible,mais j'étaisdécidéeàessayer. Je lui rendis sonsourire, et le sien s'élargit encore ;puis ilporta lamainàsaboucheavecunegrimacedesouffrance.Maissonsouriresubsistadanssesyeux.«Persévérance,fis-jequandj'arrivaiàdeuxpasdelui.—DemoiselleAbeille,répondit-ilgravementens'inclinantlégèrementcommesij'étaisunevraie

dameadulte.C'estvousquej'espéraisvoiravantledébutdesleçons.—Tiensdonc.»Jehaussailessourcilsd'unairsceptiqueentâchantdedissimulerleplaisirqueme

faisaient ses mots. Un allié ; un seul allié dans cette affreuse salle de classe, et je pourrais toutsupporter.«Oui ;parceque jemesuisemmêléentrecesdeux lettres, etnimonpèrenimamèren'ontpu

m'aider.»Ilparlaitàmi-voixendéroulantsonparchemin,etjeneluidemandaipaspourquoiilnes'était pas adressé à Pied-d'Alouette : avec moi, il pouvait requérir de l'aide sans être gêné, toutcomme il m'avait appris à m'asseoir sur un cheval. Sans y faire allusion, nous nous écartâmesdiscrètement,puis,adossésaumur,nousétalâmesnosparcheminscommepourlescomparer.Jeluisoufflailesnomsdescinqpremièreslettres,et,dansunmurmure,Persévérancelesrépéta.Il

ajouta toutbas :«Ondiraitdes tracesdepattesdepoules, et leursnoms, c'est rienquedesbruits.Commentonpeutserappelerdestrucsaussiinutiles?»Jen'avaisjamaisvuleslettressouscetaspect;jelesavaisluesparlesyeuxdemamèreavantma

naissance, puis parmes propres yeuxquand jem'asseyais le soir sur ses genoux et qu'elleme lesénonçait.EnréfléchissantàlaquestiondePersévérance,jecomprenaissonagacement;jetâchaidelui fournir des points de repère. « Tu vois, la première fait le même son qu'au début du nomd'Allègre,etelleadelonguesjambescommelui;etl'autrequifaitlesondudébutdumot“étang”,ellefaitunebouclecommecelled'unhameçon.»Decettefaçon,nousétudiâmesnonlescinqmaislesdix premières lettres, et nous étions tellement absorbés par notre nouveau jeu que nous neremarquâmes les regards que nous lançaient les autres qu'au moment où Orme partit d'ungloussementtoutàfaitdéplaisant.Nouslavîmesalorsleverlesyeuxaucielàl'intentiondeLéa;etnotreprofesseurarrivaitdanslecouloir.En passant devant moi, il jeta d'un ton enjoué : « Vous n'avez pas besoin de ça, demoiselle

Abeille ! » et ilm'arrachama feuille des doigts. Sansme laisser le temps de réagir, il appela les

élèvesàseréunirdanslasalledeclasse;nousentrâmes,etchacunrepritsaplacedelaveille.Notreprécepteuravaitbeaucoupplusd'allantaujourd'hui;ilnousorganisaengroupesetmitensemblelesenfantsd'âgessimilairesavecunetablettedecire,tandisqu'ilnousenvoyait,Pied-d'Alouetteetmoi,dansdeuxcoinsdifférentsdelapièce;ilnousremitunmanuscritsurlagéographieetl'agriculturede chacundes sixduchés, une carte, et nousdemandadenous familiariser avec elle. Il souriait ennous donnant ses directives, et il paraissait sincère. Sachant que la peur était à l'origine de sabienveillance,jemesentaishonteusepournousdeux.Pourfinir,ilparcourutlasalled'unairagacéetdemandasévèrement:«OùestCaramel?Jenetoléreraipaslemanquedeponctualité!»Le silence tomba parmi les enfants ; plusieurs échangèrent des regards, et jeme rendis compte

qu'ils partageaient un secret dont j'ignorais tout. Persévérance était penché sur sa tablette, trèsabsorbé;ilcopiaitunelettreavecsoin.«Ehbien?fitsèchementlescribeFitzVigilant.Quelqu'unsait-iloùilest?—Ilestchezlui»,réponditOrme.Undesgarçonsquiempestaientlemoutonajoutaàmi-voix:«Ilnesesentpasbien;ilneviendra

pas aujourd'hui. » Il jeta un regard à Persévérance, dont un sourire imperceptible tira les lèvresenflées.Ilportaituneattentionsansfailleàsonparchemin.FitzVigilanteutunsoupir irrité.Lajournéecommençaitàpeine,maisc'estd'untonlasqu'ildit :

«Jeunesgens,jesuischargédevousinstruire.Cen'estpaslepremiermétierquej'auraischoisi,maisc'estundevoirqu'onm'aconfié,etjel'accomplirai.Jefélicitevosparentsd'avoirlasagessedevousenvoyeràmoi,etjen'ignorepasqueplusieursd'entrevoussouhaiteraientêtreailleurs.Caramelnem'apascachéhierqu'ilconsidéraitnosleçonscommedutempsperdu,et,aujourd'hui,ilfeintd'êtremaladepourm'éviter.Ehbien,avecmoi,lasimulation,çaneprendpas!»Plusieursenfantss'entre-regardèrent,perplexesdevantcemotinconnu,maisPersévéranceditàmi-

voix,sansmêmeleverlesyeuxdesontravail:«Ilfaitpassemblant.»Étais-jelaseuleàpercevoirlasatisfactionquisetapissaitdanssavoix?Jelescrutai,maisilcontinuad'étudiersonparchemin.Ilyavaitdelaréprobationdansletonduscribe.«Etvospoingsont-ilsunrapportavecsonétatde

santé?»Persévérancelevalenezdesafeuilleetcroisaleregardduscribe.Iln'avaitquequelquesannéesde

plusquemoi,maisoneûtditunhommefaitquandilrépondit :«Messire, jemesuisservidemespoingsquequandilacommencéàdiredesmenteriessurmasœur;alorsj'aifaitcequen'importequiauraitfaitquandoninsultesafamille.»Sonfrontétaitsereinetsonregardfranc;onn'ylisaitnullehontedesesactes,seulementlacertitudedesonbondroit.Lesilencepesaitsurlasalle.Dessentimentscontradictoiressedisputaientenmoi.J'ignoraismême

quePersévéranceavaitunesœur;commeelleneparticipaitpasauxcours,elleétaitbeaucoupplusjeuneque luioubeaucoupplusâgée ;oualorssesparentsestimaientqu'unefillen'apasbesoindesavoirlireetécrire.Ilyavaitdesgensquipensaientainsi,mêmeenCerf.Aucundesdeuxnedétournalesyeux,etlescribeditenfin:«Revenonsànosleçons.»Aussitôt, Persévérance s'intéressa de nouveau à la tablette de cire, et il se remit à suivre

soigneusement de l'index la lettre qu'il y avait inscrite. Tout bas, je répétai une phrase que j'avaisentenduedansunrêveàproposd'untaurillon:«Encoresanscornes,ilagitelatêted'unairmenaçant,ettousluiprêtentattention.»

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Encoreetencore

Flétriboisestuneperfectionentoutesaison.Enété,surlescollinesarrondiesdeshautesterresdudomaine, leschênes jettentuneombreagréable, tandisque,prèsde larivière, lessaules tordusquidonnent son nom à la propriété laissent tomber une douce pluie rafraîchissante. Des arbres àescaladeretuncoursd'eauoùpêcher:quedemanderdeplusquandonestungarçon?Enautomne,n'importe quel enfant serait ravi de ramasser des glands au milieu des chênes ou de cueillir desraisinsmûrsdansnosvignes.Enhiver?Lesépaissescouchesdefeuillesmorteslaissent laplaceàdespentesenneigées,idéalespourlesglissades,etunâtredansunesalleappelleàlacélébrationdelafêtedel'Hiver,nonunesoirée,maistoutunmois.Leprintempsmetdesagneauxàgambadersurlescollines,etdeschatonsetdeschiotsdanslesécuries.Jesuissûreetcertainequelepetitseraitheureuxici.Jemesaiscapabledegagnersonaffection,de

lerapprocherdemoi.Quej'aiétébêted'éprouverdelarancœuretdel'amertumequandj'aiapprissonexistence!IlavaitétéconçudesannéesavantqueChevaleriemeprennepourépouse;commentai-jepuluireprochersoninfidélitéenversunefemmequ'iln'avaitpasencore?Etpourtant,telleaétémaréaction,carjedésiraisplusquetoutaumondecequ'unaccidentavaitaccordéàunefemmequinelevoulaitpas;unenfant,unhéritierquej'auraisaiméplusquetout.Jel'implore,jelesupplieàgenouxd'envoyerchercherl'enfant,maisilrefuse.«Ilneseraitpasensécuritéici»,medit-il.«Oùaurait-ilmoinsàcraindrequesousletoitdesonpère,protégéparl'épéedesonpère?»demandé-je.C'estlaseuledisputegravequenousayons.Ilestinflexible.

JournalintimededamePatience,découvertderrièreuneréservedepotsdefleurs

Laveilledenotredépartpourlemarché,c'estfébrilequej'allaimecoucher;d'abord,lesommeilmefuit,puisilvintdansunetempêtederêves,certainscauchemardesques,d'autressiintensesquejem'efforçaidésespérémentdem'enéchapper;maisjen'arrivaispasàmeréveillercomplètement.Machambre paraissait envahie de brume, et, chaque fois que jeme croyais consciente, des images seformaientetm'aspiraientànouveau.Aumatin,jen'étaispasreposée;toutétaitenveloppédebrouillard,etjen'étaispassûredeneplus

rêver.Soigneuseétaitlàetm'exhortaitàmelever;ellesecouamescouverturespourlaisserentrerlefroidpuism'installasurun tabouretdevant le feu.J'avaispeineà tenir la têtedroite ;ellepassaunpeignedansmatignasseemmêlée,etjenerésistaipas.«Allons,ilnefautpastraîner,aujourd'hui,mapetite demoiselle !Ah, que je vous envie d'aller aumarché acheter de jolies choses !C'est ce quevotrepèreaditàAllègre,etilm'afaitunepetitelisteàvousdonner;lavoilà!C'estquelqu'unquisait lire, notre intendant, pas commemoi,malheureusement,mais ilm'a expliqué ce qui est écrit.Allègreditqu'ilvousfautdesbottesetdessouliers,desgantsenlaineetd'autresencuir,desbasenlaineentroiscouleursaumoins,etilproposeunecouturièreenvillequisaitfabriquerlesrobesqueportentlesfillesaujourd'hui,pourremplacervospourpointsetvostuniquesdegarçon!Jenesaispasàquoi pensevotrepère !Cen'est paspour le critiquer, bien sûr ; le pauvre, sans femmepour luiexpliquer!»Je l'entendais à peine ; je me sentais éteinte, dépourvue d'expression. Soigneuse tirait sur mes

cheveuxentâchantenvaindelesfaireparaîtrepluslongsetplusféminins;ilsavaientassezrepoussépouravoirunpeudecouleuretdissimulerlapeau.Ellem'habillasansbeaucoupd'aidedemapart;j'essayai de participer,mais j'avais l'impression d'avoir de grosses saucissesmolles à la place desdoigts,etmatêten'étaitqu'unpoidsmortsurmesépaules.Soigneusesoupiraenvoyantmatunique,maisj'appréciailachaleurduvêtementquandellelepassapar-dessusmachemiseenlin.Quandelle

m'eut faiteaussibellequ'ellepouvaityparveniravecunsujet si terne,ellem'envoyaprendremonpetitdéjeunerenmerecommandantdem'amuseretdepenseràellesi lesétalsàdécorationétaientdéjàlàpourlafêtedel'Hiver.Lafêtedel'Hiver!Jem'animailégèrementàcette idée.Jen'yavaisguèresongé,maiselleavait

raison:c'étaitbientôt.Dansmessouvenirs,c'étaitunepériodechaleureuseetfestiveàFlétribois,avecdesménestrels,desmarionnettistes,d'immensestroncsquibrûlaientdansl'âtre,etduseldemerqu'onjetait dans le feu pour faire jaillir des flammesmulticolores. La veille,mamère descendait dînercoifféed'unecouronnedehoux;unefois,elleavaitlaisséunbâtond'hiverappuyécontrelachaisedemonpère,aussigrandqueluietornéderubans;pouruneraisoninconnue,lesdomestiquesavaienthurléderire,etmonpèreavaitrougijusqu'auxoreilles.Jen'avaisjamaiscomprislaplaisanterie,etje savais seulement qu'il s'agissait d'un clin d'œil à quelque chose d'intime entre eux deux. Cettesoirée-là,ilsirradiaienttoujoursl'amour,etilmesemblaitqu'ilsredevenaientadolescents.Jefisdoncdemonmieuxpourmereprendre,car jesavaisquecettedatedevaitêtreporteusede

tristessepourmonpère.Jem'efforçaidechassermonsongeétrangedemonespritetdememontrerenjouéependant lepetitdéjeuner, composédegruau,de saucisses,debaies sèchesetde théchaud.QuandCribleentraetquemonpèrel'invitaàsejoindreànous,jemeréjouisd'avancedelajournée;maisalorsCriblenousrappelaqu'ildevaitrepartirpourCastelcerf.«Vouspouveznousaccompagnerjusqu'àChênes-lès-Eau,plaidamonpère.C'estsurvotreroute,et

nousdéjeuneronsensembleàlataverneavantquevousn'entamiezlerestedevotretrajet.Ilparaîtquelesmarchandsaurontcommencéàsortirleursarticlesdelafêtedel'Hiver;Abeilleetmoipourrionstrouverquelquesmenusobjetsàremettreàsasœur.»C'étaitl'appâtidéalpourCrible;jecrusl'entendresedirequ'ilpourraitchoisirluiaussiunoudeux

petitscadeauxpourelle.Àlafêtedel'Hiver, lesamoureuxéchangentsouventdesgagesd'affectionpourl'annéeàvenir,etjemeréjouisqu'ilvoulûtunprésentpourmasœur:Éviten'avaitdoncpasderéelleemprisesurlui.Ilsongeaitàprendrequelquechosedevert,uneécharpeoudesgantspoursesjoliesmains;illavoyaitd'icilesenfiler…Jebattisdespaupières.J'ignoraisquelacouleurpréféréedemasœurétaitlevert.Cribleacquiesçadelatêtepuisdit:«Jepuiseneffetretarderunpeumondépartpourça,dumomentquejememetsenrouteàtempspourarriveràOréeavantlanuit;jen'aipasenviededormiràlabelleétoilealorsqu'ilneige.— Il neige ? » demandai-je bêtement.Ma voix était empâtée,même àmes propres oreilles ; je

m'efforçaideramenermespenséesvagabondessurlaconversation.Crible posait sur moi un regard empreint d'affection, comme s'il croyait que je craignais

l'annulation de notre voyage. « Très légèrement ; pas de quoi nous décourager de faire nosemplettes.»J'essayaidemeraccrocherausujet.«J'aimelaneige,murmurai-je.Toutdevientnouveau;quand

onmarchedanslaneigefraîche,onmarchelàoùpersonnen'ajamaismislepied.»Tous deux me dévisagèrent, l'air perplexe ; je voulus sourire, mais mes lèvres s'élargirent

excessivement.Lavapeurmontaitdelathéièreenvolutes,setordaitetredevenaitelle-mêmesousuneformenouvelle;ellesedéroulaitcommeunserpentdanslamer,ouundragonenvol.J'essayaisdelasuivrealorsqu'ellesedissipait.«Quellescharmantesinventionsellea!»fitCribletrèsloindelà.Ilmeversaduthé;jeregardai

le miel se disperser en spirale de la cuiller dans ma tasse, puis je remuai le liquide, et, dans untourbillon, les deux ne firent plus qu'un. Je laissai mon esprit tournoyer avec eux. Les hommesparlaient,etjefussimplementlàpendantquelquetemps.«Habille-toi chaudement,Abeille », ditmon père. Je cillai ; leurs assiettes étaient vides. Jeme

rappelaiquenousdevionsnousrendreàChênes-lès-Eausouslaneige.Lemarché.Lafêtedel'Hiver.

Aujourd'hui, mon père et Crible me verraient monter Mignarde ; je regrettai soudain quePersévérancenenousaccompagnâtpas.Oserais-jedemanderunefaveuraussibizarre?Jem'apprêtaisàmeleverquandÉviteetFitzVigilantentrèrentd'unpasléger.Lescribeparutétonné

devoirnosassiettesvides.«Sommes-nousenretard?»demanda-t-ilavecsurprise,etjemerendiscompte quemon père m'avait fait venir au petit déjeuner plus tôt que d'habitude. Il leur sourit etréponditd'un toncordial :«Non,c'estnousquisommesenavance.Profitezdevotre repasetd'unjourderepos;nouspartonsaumarché,etnousvousreverronscesoir.— Le marché ! Quelle chance ! Je redoutais de m'ennuyer aujourd'hui. Je vais me restaurer

rapidementetmejoindreàvous.»Éviteétaitradieuse.Commeparcontamination,lescribeluifitécho:«Moiaussi,sivousmelepermettez!J'avoue,

dansma précipitation à fairemes bagages, j'ai négligé d'emporter tous les vêtements chauds dontj'aurais besoin ici. Et trouverait-on des tablettes de cire au marché ? À mesure que mes élèvesprogressent,j'aimeraisquechacunenaitunepourtravailler.»Mon cœur se serra.C'était notre journée à nous, celle quim'avait été promise ;monpère allait

assurément ladéfendre ! Il se tournaversmoi,mais jebaissai lesyeux,et il réponditauboutd'unmoment : « Naturellement ; si vous le souhaitez, nous pouvons sans doute retarder un peu notredépart.»Nous le retardâmes toute la matinée. Évite faisait comme si elle avait appris notre projet

d'excursionparhasard,maisj'étaissûrequ'ellel'avaitdécouvertenécoutantlesdomestiquesbavarderet avait choisi de s'inviter de cette façon inopportune : tout d'abord, elle s'était présentée au petitdéjeunervêtuecommeunmetspourunfestinroyal–cequin'entraînepasqu'ellefûtrapidementprêteàsemettreenroute.Non,illuifallutsefairegonflerlescheveuxpuislestordre,essayerunedizainede paires de boucles d'oreilles, et réprimander sa bonne parce qu'une certaine veste n'était pasraccommodéeetprêteàenfiler.Jesustoutcelaparcequ'elleavaitlaissélaportedesonappartementouverteetquelesstridencesdesonmécontentementportaientjusqu'àmachambre.Jem'allongeaisurmon lit en attendant la fin de ses dispositions etm'endormis. Je retombai aussitôt dansmon rêveeffrayant,et,quandmonpèrevintmechercher,c'estaveclabizarreimpressiond'êtredétachéedelaréalité que je pris mon manteau et le suivis jusqu'au lourd chariot qui devait désormais noustransporterenville,cardemoiselleÉviteavaitchoisidesjupesquelamonteàchevaleûtcertainementabîmées.Delamain,monpèrerenvoyaleconducteuretgrimpapourprendrelui-mêmelesrênesavantde

m'inviter du geste à le rejoindre. La monture de Crible et sa bête de somme étaient attachées àl'arrière du chariot par des longes et nous suivraient ; il s'installa à nos côtés.Ainsi, je vivais aumoinsunenouvelleexpérience:regardermonpère,assiseprèsdelui,conduirel'attelage,sansavoiràsupporterlesbavardagesinsipidesd'Évite.JemeretournaiverslesécuriesetaperçusPersévérancequi emmenait Mignarde à l'exercice ; il me salua de la tête, et je hochai la tête en retour. Nousn'avions réussi à trouver le temps que pour une leçon de monte depuis le début de monapprentissage;j'espéraiséblouirmonpèreaujourd'huiparmestalentsdecavalière,maisÉviteavaiteuledondegâcherceplaisir.Malgré tout, j'appréciai le trajet. FitzVigilant et Évite occupaient le fond du chariot sous un

amoncellement de coussins, de plaids et de couvertures ; j'entendis la jeune fille décrire à soncompagnonunesuperbevoiturequepossédaitsagrand-mère,toutencuiretengarnituredevelours.Moi, j'avais bien chaud entremon père etCrible, qui parlaient de sujetsmasculins sans intérêt. Jeregardaislaneigequitombait,lacrinièredeschevauxquis'agitait,etj'écoutaislamusiqueduchariotquicraquaitetdessabotsquifrappaientlaterre.Jesombraidansuneespècederêveéveillébaignédudouxéclatdelalumièrequiémanaitducieldeneigeetnousentraînaitenavant,etjen'enémergeaiqu'à l'approchede laville.D'abord, lesboiscédèrent laplaceàdeschamps,avecdepetitesfermes

regroupées en hameaux, puis les maisons se multiplièrent sur des propriétés moins étendues, etfinalementnousentrâmesdanslebourgproprementdit,avecsesmarchands,sesbellesdemeuresetsesaubergesagglutinésautourd'uneplace.Au-dessusflottaitunebrumenacréeetscintillantequimedonnait envie de me frotter les yeux. La neige en tombant diffusait la lumière de l'hiver, qui mesemblaitprovenirautantdusolqueduciel;jemesentaisflotter,etc'étaitunesensationmerveilleuse.J'avaislenezetlesjouesglacés,toutcommelesmains,mais,pourlereste,j'avaisbienchaudentrelesdeuxhommesetleurvoixgraveetenjouée.Onavaitaccrochédesguirlandesetdeslanternesauboutdehautesperchespourlafêteprochaine,etlesteintesvivesdesvêtementsdesmarchandsetdeschalantsajoutaientàl'atmosphèrefestive.Destressesdesapindrapaientportesetfenêtres,rehausséesdebranchesnuescouvertesdebaies rougesoublanches,oudecônesbruns.Lesétablissements lesplusrichesavaientfaitfixerdanslesrameauxdecèdredesclochettesquitintaientdoucementdanslabise.Monpèrearrêtalechariotprèsd'uneécurieet jetaunepièceàungarçonpourqu'ils'occupâtde

notre attelage, puis il me souleva par les aisselles pour me mettre à terre tandis qu'Évite etFitzVigilantdescendaienttantbienquemalparl'arrière.Ilmepritlamainetpoussauneexclamationenlasentantglacée;lasienneétaitchaude,etsesmuraillestrèssolides,sibienquececontactdirectnemedérangeaitpas.Jeluisouris.Laneigetombaitetlalumièrenousenveloppait.Nousarrivâmesaux terrainscommunaux.Aumilieu, troisgrandschênes sedressaientparmide

jeuneshoux récemment taillésetdébarrassésde leurs feuillespiquantesetde leurs fruits.Dans lesespaces libres, une ville nouvelle semblait avoir jailli du sol. Colporteurs et rémouleurs avaientinstallé leurs carrioles et proposaient des casseroles pendues à des râteliers, des sifflets et desbraceletsdisposéssurdesplateaux,despommestardivesetdesnoixdansdespaniers.Ilyavaittantdechoix qu'il était impossible de tout voir. Nous croisâmes des gens en fourrures et manteaux auxcouleurs vives. Toutes ces personnes dont je ne connaissais aucune ! Quelle différence avecFlétribois!Desjeunesfillesportaientdescouronnesdehoux.Lafêtedel'Hivern'auraitlieuquedeuxjoursplustard,maisilyavaitdesguirlandes,delamusique,etunhommequivendaitdesmarronschauds.«Lesmarrons, lesmarrons, toutchaudsde lapoêle!Lesmarrons, lesmarrons,àmangersouslesétoiles!»Monpère s'en remplitungantetme ledonna ; je lecoinçai sousmonbraset écalai lescoques

brunesetluisantespourdécouvrirlecœurcouleurdecrème.«Mespréférés!»meditCribleenm'enchipantun.Ilmarchaitàcôtédemoietparlaitdesfêtesdel'Hiverqu'ilavaitconnues,enfant,danssonvillage.Ildutmangerautantdemarronsquemoi.Deuxjeunesfemmespassèrentenriant,coifféesdecouronnes de houx ; elles lui adressèrent un sourire, et il le leur renditmais secoua la tête. Elless'esclaffèrent,seprirentparlamainets'enallèrentencourantdanslafoule.Nous fîmes d'abord halte dans une sellerie, où mon père parut déconfit d'apprendre que sa

commanden'étaitpas toutà faitprête ;c'estseulementquandle tenanciervintmesurermes jambespuishochalatêted'unairdésoléendisantqu'ildevaitajustersontravailquejecompris:laselleétaitpourMignardeetmoi.Ilmemontralesquartiers,chacunimpriméd'uneabeille.Monairahurifit,jecrois, autant plaisir àmonpèreque si l'objet avait été terminé. Il promit quenous reviendrions lasemainesuivante,aveclajument,maisc'estàpeinesijesaisiscequ'ildisait,etjenepusprononcerunmot avant de ressortir dans la rue.Là,Cribleme demanda ce que je pensais des abeilles, et jerépondis avec sincérité qu'elles étaient très jolies,maisque j'eussepréféréun cerf chargeant.Monpère prit une expression abasourdie tandis queCrible partait d'un tel éclat de rire que les gens seretournèrent.Nous nous arrêtâmes dans plusieurs échoppes.Mon pèrem'acheta une ceinture de cuir rouge à

impressiondefleurs,unbraceletavecdesamulettesfleuriessculptéesdansduboisdecerf,etunpetitgâteaufourréauxraisinssecsetàlanoix.Chezunmarchand,nousfîmesl'emplettedetroisboulesde

savonblancparfuméà laglycineetd'uneà lamenthepoivrée ; toutbas, jedis àmonpèreque jesouhaitaisrapporteruncadeaupourSoigneuseetunautrepourAllègre,etilparutravi.Iltrouvadesboutons en forme de gland et s'enquit de savoir s'ils plairaient à ma domestique ; je l'ignorais,pourtantillesachetaquandmême.Lecasd'Allègreétaitplusdifficile,mais,quandjevisunefemmequi vendait desmouchoirs brodés teints en safran, en vert clair et en bleu azur, je demandai si jepouvais en prendre un de chaque sorte. Il parut étonné que je fusse si certaine de faire plaisir àl'intendant avec ce présent, cependant je n'avais aucun doute ; j'eusse voulu avoir le courage desolliciteraussiuncadeaupourPersévérance,mais jen'osaismêmepasprononcer sonnomdevantmonpère.Un adolescent présentait unplateau rempli de petits coquillages, dont certains avaient été percés

pour servirdeperles. Jem'attardai longuementdevant l'étal ; ily avaitdescônesen spiraleetdescoquescreusesaveclesbordsdentelés.«Abeille,ditmonpèreauboutd'unmoment,cenesontquedescoquillagescommeonentrouvesurtouteslesplages.—Jen'aijamaisvul'océannimarchésuruneplage»,répondis-je.Pendantqu'ilsongeaitàcela,

Cribleramassaunepleinepoignéedecoquillagesetlaversadansmesmainsencoupe.«Prendsçaenattendantdepouvoirtepromenersuruneplageavectasœuretenramasserautant

quetuvoudras»,medit-il ; ilséclatèrent touslesdeuxderiredevantmamineradieuse,puisnousreprîmesnotredéambulation.Dansuneéchoppebâtieàlahâte,monpèrem'achetaunsacdemarchésemblableàceuxqu'utilisaitmamère,enpailletressée,jauned'or,avecunelanièresolidequipassaitsurmonépaule.Jeleposaiparterre,etnousyrangeâmessoigneusementnosemplettes.Monpèremeproposadeleporter,maisj'étaisheureusedesentirlepoidsdemestrésors.Quand nous arrivâmes sur une petite place pleine d'étals de rétameurs et demarchands en tous

genres,ilmedonnasixpiècesdecuivreenmedisantquejepouvaislesdépenseràmaguise.J'achetaipourSoigneuseuncollierdeperlesnoiresetunlongcoupondedentellebleue;j'étaissûrequecelalaravirait.Pourmoi,jeprisdeladentellevertepourfabriqueruncoletdesmanchettesparceque,jelesavais,celaferaitplaisiràSoigneusequejesuivissesesconseils;et,pourfinir,jemechoisisunepetitebourseà fixeràmaceinture. J'yglissai lesdeuxpiècesetdemiedecuivreque lecolporteurm'avait rendues avec le sentiment d'être très adulte. Dans la rue, des hommes chantaient enentremêlantleursvoix,deboutsouslaneige;ungrosbonhommeassisdansl'espaceétroitentredeuxbâtimentsétaitenvironnéd'unelumièresivivequelaplupartdespassantsdétournaientlevisage.Jevisunjongleurquifaisaittournoyerdespommesdeterre,etunejeunefilleavectroiscorbeauxquiexécutaientdestoursavecdesanneaux.Les rues étaient animéesmalgré le froid ; dans une venelle, unmarionnettiste ambitieux et ses

apprentis dressaient une tente de représentation. Nous passâmes devant trois musiciens aux jouesrougesetaunezplusrougeencorequijouaientdubiniouàl'abrid'undesconifèresdelaplace.Laneigecommençaità tomberàverse,engrosfloconsduveteuxquiconstellaient lesépaulesdemonpère ; nous croisâmes troismendiants claudicants, l'airmisérable ;Crible leur remit une pièce decuivreàchacun,etilsleremercièrentd'unevoixfêléeparlefroidenluisouhaitantdevivreheureux.Je les suivis des yeux, puis je sentismon regard attiré par unmendiant pitoyable pelotonné sur leseuil d'une boutique de thé et d'épices. Je serrai les bras surma poitrine et frissonnai d'inquiétudedevantsonregardaveugle.«Tuas froid?»demandamonpère. Jemerendisalorscomptequenousnousétionsarrêtéset

qu'ilavaitdéjàrépétésaquestionàdeuxreprises.Avais-jefroid?Jecherchaimesmots.« Le froid vient du cœur sur des vagues de sang rouge », m'entendis-je répondre. Oui, j'avais

froid ; j'examinai mes doigts : ils étaient blancs – blancs comme les yeux du mendiant. Avait-ilblanchimesphalangesenlesregardant?Non,ilnepouvaitpasmevoirsijenemetournaispasverslui.Jelevailevisageversmonpère:ilsemblaits'éloignerdemoisansbouger.Touts'étaitécartéde

moi.Pourquoi?Étais-jedangereuse?Jetendislamainversluietilfitdemême,maisjenecroispasquenousnoustouchâmes.JesentaisleregarddeCriblesurmoimaisj'étaisincapabledelecroiser.Ilmeregardaitmaisjen'étaispaslàoùilmevoyait.Dutempspassa,peuoubeaucoup,etsoudainlemondeseremitbrutalementenmarcheautourdemoi;j'entendislesbruitsdumarché,perçusl'odeurduchevalatteléquipassaitprèsdenousdanslarue.J'agrippailesdoigtsdemonpère.Ilditrapidement,commepourdétournernotreattentionlesunsdesautres:«Elleafroid,c'esttout.

Allonschezlecordonnierluiprendredesbottes;ensuite,Abeille,noust'achèteronsuneécharpebienchaude.Crible,faut-ilquevouspartiezbientôt?—Jecroisque jevais resterunpeu, fit-ilàmi-voix.Jedormiraipeut-êtreà l'auberge.Laneige

tombeàgrosflocons;cen'estpasl'idéalpourentamerunvoyage.— Jeme demande où sont Évite et FitzVigilant. »Mon père parcourut les alentours du regard,

commeinquiet;ilespérait,jem'enrendiscompte,quesoncompagnonproposeraitdeleschercher;il se faisait du souci pour moi et souhaitait rester seul avec moi. Mais Crible ne mordit pas àl'hameçon.«Ilsontl'airravisd'êtreensemble.Ilfaudraitpeut-êtreemmenerAbeilleboirequelquechosede

chaud.—Aprèslecordonnier»,réponditmonpère,têtu.Ilsebaissabrusquementetmesoulevadansses

bras.«Papa!protestai-jeenmedébattant.—J'aidepluslonguesjambesquetoi,ettesbottesprennentl'eau.Laisse-moiteporterjusqu'àla

boutique. » Il me tenait contre sa poitrine, ses pensées parfaitement verrouillées. Nous passâmesdevant un homme adossé à l'angle d'un bâtiment ; il me suivit avec des yeux anormaux. Le grosgaillard dans la ruelle près de lui me montra du doigt en souriant ; un brouillard lumineuxl'environnait.Lesgensralentissaientdevantlavenelle,l'airperplexe,puisilspressaientlepas.Jemeserraicontremonpère, lesyeuxferméspourneplusvoir l'éclatni labrume,etpèreLoupgrondacontreeux.Quelquespasplusloin,jerouvrislesyeuxetnelesdistinguaiplus.Aucoinde la rue suivante se trouvait l'échoppeducordonnier.Monpèremeposaà terre, nous

tapâmesdupied sur le seuil pourdébarrassernos souliersde laneige etnous époussetâmesavantd'entrer.Laboutiqueembaumaitlecuiretl'huile,etunfeuronflaitdansl'âtre.L'artisanétaitunpetitbonhomme vif du nom de Marcheur ; il me connaissait depuis que j'étais bébé et avait toujoursfabriqué mes chaussures à la pointure de mes pieds particulièrement menus, sans jamais faireattentionàmesdifférences.Mespiedsdanssesmainstièdes,illesmesuraàl'aided'unboutdeficelle,puis ilmepromitdenouvellesbottesetdes souliersdans lesdeux jours, livréspar sonapprenti àFlétribois.Il refusa deme laisser remettremes anciennes bottes etm'en donna une paire qu'il prit sur ses

étagères.Ellesétaienttropgrandespourmoi,maisilbourral'extrémitéavecdelalaineenmedisantqu'elles me rendraient plus de services que les anciennes avec leurs coutures rompues. « J'auraishontedevouslaissersortirsouslaneigeaveccesvieillesgaloches.Vousvoussentezsûrementplusàl'aisedanscelles-ci.»Jeleregardaietcherchaiquoirépondre.«J'ail'impressiond'êtreplusgrande,avecdesbottesplus

longues.»MonpèreetCribleéclatèrentderirecommesij'avaisditlachoselaplusintelligentedumonde.Puisnousressortîmessouslaneigeetnousabritâmesàcôté,chezunmarchanddelaine,oùjevis

des écheveaux de fils de toutes les couleurs imaginables. Tandis que je déambulais devant lesprésentoirseneffleurantchaqueteinteavecunsourire,Cribletrouvaunepairedegantsvertsetunecapucheassortie;pendantqu'il lespayaitet lesfaisaitemballer,monpèrechoisitunchâleenlaineépaisse,rougevifetgrissouris,et,àmagrandesurprise,ilmeleplaçasurlesépaules.L'étoleétait

grandeetmecouvrait lesépaules,même rabattue surma tête ; jem'y sentisbien,nonseulementàcausedelachaleurdelalaine,maisparcequ'ilavaitpenséàmoisansquejeluieusseriendemandé.Jesongeaialorsàsortirlalisted'affairesdontAllègreestimaitquej'avaisbesoin,maisilparaissait

tellement heureux de fouiller dans les étagères et d'acheter divers articles que je ne voulais pasl'interrompre.Nousparcourûmeslesruesaniméesetentrâmesdanstoutessortesdepetiteséchoppesetboutiques;etpuisjevisl'hommeàlacarriolepleinedechiots.Unânefatiguétiraitlevéhiculeàdeuxrouesparlesruesbondées,etunevieillechiennebringéetrottaitderrière,l'airinquiet,carsespetits,debout,lespattessurlaridelle,l'appelaientenglapissant.Unindividumaigreàlamoustacheroussemenaitl'attelage,etilleconduisitaupiedd'undeschênes,surlaplacecentraledumarché.Ilsedressa sur le siège et, àmagrande surprise, jetaune cordepar-dessusunedesbassesbranchesdel'arbre.«Quefait-il,papa?demandai-je,etmonpèreetCribles'arrêtèrentpourcontemplerlascène.—Ces chiots, cria l'homme en rattrapant la corde, sont lesmeilleurs bouledogues qui existent.

Tout lemondesaitqu'unchiot tientsoncouragedesamère,etcettevieillechienne, ici,est laplusvaillantedetoutes.Elleestuséeetn'aplusbeaucoupd'allure,maiselleaducœur.C'estsûrementladernièreportéequ'ellemedonnera!Alors,sivousvoulezunchiencapabled'affronteruntaureau,unchien capable de planter les crocs dans la jambed'un voleur ou lemufle d'un taureau sans jamaislâchersansvotreordre,c'estlemomentdevousenprocurerun!»Lesyeuxécarquillés,jeregardaileschiotsblancsetbrunsdanslacarriole;ilsavaientlesoreilles

bordées de rouge, et je compris soudain qu'on les leur avait coupées. On leur avait rabattu lesoreilles.L'und'euxseretournabrusquement,commepiquéparunepuce,maisjeviscequ'ilfaisait:illéchaitlemoignonquirestaitdesaqueue.Lavieillechiennen'avaitplusquedesrognuresd'oreilleset qu'un petit bout de queue.Tout en parlant, l'homme avait tiré sur sa corde, et, devantmes yeuxahuris, une couverture au fond de la voiture bougea, et d'en dessous sortit la tête sanglante d'untaureau.Lelienavaitéténouéautourdescornes,etellependait,lemufleverslebas,tandisquedesoncou battaient mollement les tubes pâles des veines et de l'œsophage. L'homme la hissa jusqu'à lahauteur de son visage, puis il fixa la corde et poussa la tête pour lui imprimer unmouvement debalancier.Cen'était sans doute pas la première fois qu'ilmontait ce spectacle, car la chienne âgéedirigeaaussitôtsonregardsurletrophéesanglant.C'était une vieille bête abîmée, avec du blanc autour du museau, les mamelles pendantes et les

oreillesdéchirées;ellebraquasesyeuxbordésderougesurlatêtedetaureauquisebalançait,etunfrissonlaparcourut.Surlaplace,lesbadaudss'attroupaient;unappelretentitprèsdelaportedelataverne, et peu après une vingtaine d'hommes sortirent de l'établissement. « Attaque, chienne ! »s'exclamal'homme,etlevieilanimals'élança.D'unbondformidable,ilsaisitlemufleentresescrocsetyrestasuspendu.Lesspectateurslesplusprochesdelacarrioleémirentunrugissementravi;l'und'euxseprécipitaetpoussaviolemment la tête,et l'hommes'écria :«Rienne lafera lâcherprise!Elle s'est fait encorner, piétiner, et jamais elle n'a lâché ! Achetez vite un chiot de sa dernièreportée!»Lafoulegrossissait,et,àmaprofondehorreur,monpèredit:«Jenevoisrien.Pouvons-nousnousapprocher?— Non », répondit Crible sèchement. Je lus la fureur sur ses traits ; je regardai mon père et

découvrispèreLoupdeboutprèsdemoi;jeneveuxpasdirequ'ilavaitunmuseauetdelafourruresur le visage, mais qu'une férocité irrépressible brillait dans ses yeux. Crible me souleva par lesaisselles pour m'éloigner, mais il me donna par là même un meilleur point de vue sur la scène.L'hommeà lacarrioleavait sortiun longpoignarddesoussonmanteau ; il s'avançaetagrippa lavieille chienne par la peau du cou. Elle gronda mais garda les mâchoires serrées. Il adressa unsourireradieuxà lacantonadepuis,uncoupsec, il tranchauneoreillede l'animal ; legrondement

pritunesonoritéfurieuse,maislachiennenelâchapasprise.Lesangcoulaitsursesflancsetfaisaitfondrelaneigesousuneaversedegouttesrouges.Criblesedétournaets'enallaàgrandspas.«Venez,Fitz!»lança-t-ild'untonbrusque,commes'il

donnaitunordreàunchien.MaisnulleautoriténepouvaitmaîtriserpèreLoup.Ildemeuraimmobile,et je vis ses épaules rouler sous sa cape alors que le couteau de l'homme se levait, s'abattait et serelevait ensanglanté. Je n'en voyais pas plus,mais, aux cris de la foule, je compris que la chiennetenaittoujourslemufledutaureauentresescrocs.«Iln'yaquecestroischiotsàvendre!s'exclamal'homme.Rienquecestrois-là,d'unechienneprêteàmelaisserl'éventrersanslâcherprise!C'estladernièrechancedeplacervosenchèressurceschiots!»Mais il n'attendit pas lesmises : il n'aurait que l'embarras du choix quand il aurait procuré aux

spectateurslebaindesangdontilsrêvaient.Criblemetenaitdanssesbras,etjesavaisqu'ilvoulaitm'éloignerdel'attroupementtoutenredoutantdelaissermonpèreseul.«Bonsang,oùsontÉviteetFitzVigilant,pourunefoisqu'ilspourraientserendreutiles?»fit-il.Ilmeregardad'unairéperdu.«Si je te pose à terre,Abeille, resteras-tu…Non ; il y a de bonnes chances pour que tu te fassespiétiner.Oh,maisquevadiretasœur?»Soudainmonpères'élança,commesiunechaîneleretenaitetqu'ellesefûtbrisée,etCribleseprécipitapouressayerd'agrippersacape.Lepoignardsanglantdel'hommes'éleva;jelevisau-dessusdelafoulealorsqueCriblesefrayaitunchemindanslafouleenbousculantlesgensetensacrant.Un spectateur jura furieusement quand mon père le jeta à terre sur son passage. Le poignard

s'abattit,etl'assistancepoussaungrandcri.«Est-celesangdontj'airêvé?»demandai-jeàCrible,mais ilnem'entenditpas.Untourbillonvivantm'enveloppa ; lesémotionsde lafoule ivredesangétaientcommeunepestilencequienvahissaitmesnarinesetquiallaitm'arracheràmoncorps.Criblemetenaitcontreluidubrasgauchetandisqu'ilsedégageaitunchemin,lamaindroitetenduedevantlui,àlasuitedemonpère.Jesusàquelmomentcedernierarrivaprèsduboucher:jeperçusuncraquementsonore,comme

celui de l'os frappant l'os, et les cris de la foule changèrent de tonalité.Cribleparvint à un espacedégagéoùmonpèreserraitd'unemainunhommeparlagorge;l'autreétaitramenéeenarrière,etjelavisjaillircommeuneflèched'unarc.Lepoings'écrasaviolemmentsurlafiguredel'autre,puismonpèrejetal'hommedanslapresseavecunclaquementsemblableàceluid'unloupbrisantlanuqued'unlapin.J'ignoraisqu'ilpossédaitunetelleforce.Crible me plaqua le visage contre son épaule pour m'empêcher de voir la scène, mais je me

dégageai.Lachiennerestaitaccrochéeaumufledutaureau,maissesentraillespendaientenmassesgrises,blancheset rougesqui fumaientdans l'airglacé.Monpère tenait sonpoignard ; il passa lebrasautourdelabêteet,d'ungestetendre,luitranchalagorge.Quandsavieeutcessédes'écouleretque sesmâchoires se détendirent, il déposa doucement son cadavre au sol. Il ne parla pasmais jel'entendisquandilluipromitqueseschiotsconnaîtraientunevieplusclémentequelasienne.Cenesontpasmeschiots,répondit-elle.Elleajouta:Jenesavaispasqu'ilyavaitdesmaîtrescommetoi,sidéréequ'unhommecommeluipûtexister.Puisellemourut.Seuledemeuraientlatêtedutaureaupendueauchêne,monstreusedécorationde

lafêtedel'Hiver,etletourmenteurquiseroulaitsurlaterreensanglantéeenjurant,lesmainssurlafigure, le sang ruisselant de ses narines. La créature couverte de sanie dans les bras demon pèren'étaitplusunchien;illalâchaetseredressalentement.Àcemouvement,lecercledesspectateurss'écarta,etcertainsreculèrentdevantsonregardnoir.Ils'approchadel'hommeàterre,levalepiedetleposasursapoitrinepourl'immobiliser.Lebouchercessasesplaintesaiguësetnebougeapas;ilregardamonpèrecommes'ilsetrouvaitdevantlamortenpersonne.Celui-cineditrien.Lesilences'éternisa,etl'hommefinitparécartersesmainsdesonnezcassé.

«Vousn'aviezpasledroitde…»

Monpèrefouilladanssabourseetlaissatomberunepiècesursapoitrine;c'étaitunegrossepièced'argent non rognée. « Pour les chiots », dit-il d'une voix qui évoquait le bruit d'une épée qu'ondégaine. Il regarda les petits chiens puis la pauvre créature décharnée attelée à la carriole. «Et lavoitureet l'âne.»Lecercledesbadaudss'étaitencoreagrandi.Monpère leparcourut lentementduregardpuisildésignaunadolescentpresqueadulte.«Toi,Jerubis,conduislacarrioleavecleschiotsàFlétribois;mène-lesauxécuriesetremets-lesàunhommedunomdeVeneur.Puisvatrouvermonintendant,Allègre,etdis-luiqu'ildoittedonnerdeuxpiècesd'argent.»Ilyeutunmurmuregénéraldesurprise:deuxpiècesd'argentpourunaprès-mididetravail?Ilsetournaversunhommeplusâgé.«Rube?Unepièced'argentsivousfaitesdisparaîtrecettetête

de taureau et jetezdespelletéesdeneige sur tout ce sang ; çane convient pas à la fête de l'Hiver.Sommes-nousdesChalcédiens?Avons-nousenviedevoiruncercleduroiseréinstalleràChênes-lès-Eau?»Cette perspective n'eût peut-être pas déplu à certains, mais ils n'osèrent pas l'avouer devant

l'expression de mon père. Ceux qui acclamaient le spectacle de boucherie venaient de s'entendrerappelerqu'ilsétaientdeshommesquivalaientmieuxquecela.Lafoulecommençaitàsedisperserquandl'hommeàterrelançad'unevoixrauque:«Vousm'escroquez!Ceschiotsvalentbienplusquecequevousm'avezdonné!»Ilbrandissaitàdeuxmainslapiècequemonpèreavaitlaisséetombersurlui.Celui-ciseretournad'unbloc.«Ilsnesontpasdecettechienne!Elleétaitbientropâgée.Etellene

pouvaitpluslivreruncombat;ilneluirestaitquelaforcedesesmâchoires,etsoncourage.Toutcequevousvouliez,c'étaittirerdel'argentdesamort.»L'autre demeura bouche bée, puis s'exclama : «Vous ne pouvez pas le prouver ! » d'un ton qui

trahissaitlementeur.Mon père ne songeait déjà plus à lui. Il venait de prendre conscience que Crible se tenait à

proximitéetque je leregardais, lesyeuxronds.Lesangde lavieillechienneavait trempésacape.Devantmon expression, il défit sans unmot le fermoir et la laissa glisser au sol ; il abandonnaitl'épaisvêtementdelainegrisesansunehésitationparcequ'ilnevoulaitpasmetacherdesangenmeportantdanssesbras.MaisCriblenemelâchapas.Jelevailesyeuxversmonpère,etillevalessiensversCrible.«Jepensaisquevousl'éloigneriez.—Etmoi,jepensaisquevousrisquiezd'êtreprisàpartieparunefouleenfurieetd'avoirbesoin

dequelqu'unàvoscôtés.—Enamenantmafilleaumilieu?—Aumomentoùvousavezdécidéd'intervenir, iln'yavaitplusquedemauvaischoix.Navrési

celuiquej'aifaitnevousplaîtpas.»Jamaisjeneluiavaisentenduuntonaussiglacé,etjamaisjen'avaisvumonpèreetluiseregarder

commedesennemis.Ilfallaitquejedisequelquechose.«J'aifroid,fis-je;etj'aifaim.»Cribleposalesyeuxsurmoi.Unlongsilencetendus'installa,puislemonderepritsonsouffle.«Je

meursdefaim»,murmura-t-il.Monpèrebaissaleregard.«Moiaussi»,fit-ilsurlemêmeton; ils'accroupitsoudain,ramassa

unepoignéedeneigeets'enservitpournettoyerlesangquimaculaitsesmains.Criblel'observait.«Vousenavezaussi sur la jouegauche», fit-il, et il n'y avaitplusdecolèredans savoix, rien

qu'uneétrangelassitude.Monpèrehochalatête,toujourssansregarderpersonne;ils'approchad'unbuissoncouvertdeneigefraîche,enprélevadeuxpoignéesets'enfrottalafigure.Quandileutfini,jemedégageaidesbrasdeCrible,saisislamainfroideethumidedemonpèreetledévisageai;j'eussevoululuidirequecequej'avaisvunem'avaitpasfaitdemal.Enfin,j'étaischoquée,maisnonparsesactes.

«Allonsmangerquelquechosedechaud»,medit-il.En nous dirigeant vers la taverne, nous repassâmes devant l'homme dans la ruelle qui brillait

toujoursd'unéclatquilerendaitdifficileàdistinguer.Plusloin,assisaucoind'unerue,ilyavaitunmendiantgris;jemetournaiverslui,maisilnemevitpasetsonregarddemeurafixecarilavaitlesyeuxvidesetaussigrisquesonmanteaudépenaillé.Dépourvudesébille,ilavaitsimplementposésamainencoupesursongenou,etelleétaitvide.Ilnedemandaitpasd'argent,jelesavais.Jelevoyais,maisluinemevoyaitpas;cen'étaitpasnormal.Jemetournaibrusquementetmeplaquailevisagecontrelebrasdemonpèrealorsqu'ilpoussaitlaportedelataverne.À l'intérieur, tout n'était que bruit, chaleur et odeurs. Quand il entra, les conversations

s'interrompirentsoudain.Ils'arrêtaetparcourutlasalleduregardcommes'ilétaitpèreLoupàl'affûtd'unpiège.Peuàpeu,lesclientsreprirentleursbavardages,etnoussuivîmesCriblejusqu'àunetable.Àpeinenous fûmes-nousassisqu'unadolescentapparutavecunplateauet troisgrosseschopesdecidre chaud et épicé ; il les posa, boum, boum, boum, puis sourit à mon père. « Offert par lamaison»,dit-ilens'inclinantlégèrement.Monpèreseredressasur lebanc,et lepatron,deboutprèsdufeuavecd'autreshommes, levasa

chopeàsonintention.L'intéresséhochagravementlatêtepuissetournaversleserveur.«D'oùvientcefumetsavoureux?—D'uneépauledebœufqu'ona laisséemijoter jusqu'àceque laviande sedétachedesosavec

troisoignonsjaunes,undemi-boisseaudecarottesetdeuxpleinesmesuresd'orgedel'année.Sivouscommandeznotresoupe,messire,onnevousservirapasunbold'eaumarronnasseavecunboutdepommedeterreaufond!Lepainsorttoutjustedufour,etnousavonsdubeurred'étéconservédanslacavefroideetjaunecommelecœurd'unepâquerette.Mais,sivouspréférez,ilyadesfriandsaumoutonfourrésàl'orge,àlacarotteetàl'oignon,dansunepâtedoréesimoelleusequ'ilfautmettreuneassietteendessous,sansquoiçavousdégoulinesurlesgenoux!Onadelacitrouilleentranchescuiteavecdespommes,dubeurreetdelacrème,et…—Assez,assez, fitmonpère,oumonestomacvaéclater rienqu'àvousécouter !Queprenons-

nous?»demanda-t-ilensetournantversCribleetmoi.Ilsouriait,etjeremerciaiintérieurementdetoutmoncœurleserveuretsontempéramentenjoué.Jechoisislebouillondebœufavecdupainetdubeurre,commemesdeuxcompagnons.Nousnous

tûmesenattendantnotrecommande,maiscen'étaitpasunsilencegêné;plutôtprudent:mieuxvalaitlaisserl'espacevidedemotsqued'yplacerceuxqu'ilnefallaitpas.Quandlerepasarriva,ilserévélaaussibonqueleserveurl'avaitpromis.Nousmangeâmes,et,parjenesaisquelmiracle,nepasparlerarrangealeschosesentrelesdeuxhommes.Lefeudanslacheminéecrépitaitquandonyjetaitunegrossebûche;laportes'ouvraitetserefermaitalorsquelesclientsentraientetsortaient,etlebruitdes conversations m'évoquait celui des abeilles dans une ruche. Apparemment, supporter le froidtouteunejournée,fairedesemplettesetvoirmonpèreadoucirlamortd'unechiennem'avaitouvertl'appétit.Quandjecommençaiàdistinguerlefonddemonbol,jetrouvailesmotsquejecherchais.«Merci,papa,d'avoirfaitcequetuasfait.C'étaitcequ'ilfallait.»Ilmeregardaetréponditd'untoncirconspect:«C'estletravaild'unpère;donnercedontilsont

besoinàsesenfants.Desbottesetdesécharpes,maisaussidesbraceletsetdesmarronschaudsquandc'estpossible.»Ilnevoulaitpassongeràsoninterventionsurlaplacedumarché,maisjetenaisàcequ'ilsûtqueje

comprenais. «Oui, c'est le travail d'unpère.Et certains se risquent dansune foule déchaînéepoursauverunmalheureuxchiend'unelenteagonieetmettredeschiotsetunâneàl'abri.»JemetournaiversCrible.Jenel'avaisjamaisregardéenfaceetcelamefutpénible,maisjeplantaimesyeuxdansles siens. « Rappelez àma sœur quemon père est un homme d'un grand courage, quand vous laverrez;dites-luiquej'apprendsmoiaussiàêtrecourageuse.»

Jenepussoutenirsonregardtrèslongtempsmalgrétousmesefforts,etjebaissailenez,cuillerenmain,commesij'avaisencoretrèsfaim.Jesavaisquelesdeuxhommeséchangeaientunregard,maisjenedétournaipasmonattentiondemonbol.

15

Emplettes

Si certains élèves abordent leurs études à contrecœur, qu'on les laisse partir. Si tous les élèvesabordentleursétudesàcontrecœur,qu'onrenvoielescribeetqu'onentrouveunautre;carunefoisqu'ilsontapprisqu'étudierestennuyeux,difficileetinutile,ilsn'apprendrontplusriend'autre.

Delanécessitédel'instruction,ScribeGeairepu

Arrive-t-ilsouventqu'onsacheavecunecertitudeabsoluequ'onabienagi?Jenelepensepas,etcela devient encoremoins fréquent quand on a un enfant. Depuis que j'étais père, je remettais enquestiontouteslesdécisionsquejeprenaispourlesenfantsdontj'avaislaresponsabilité,quecefûtOrtie,HeuroumêmeDevoir.AvecAbeille, j'avais l'impressiond'enchaîner lesactesdésastreux.Jen'avaisjamaisvouluqu'elledécouvrîtl'aspectdemapersonnalitéqu'elleavaitvuquandj'avaistuélachienne;j'avaisnettoyélesangquimaculaitmonvisageetmesmainsavecdelaneige,maisj'étaisincapabledemedébarrasserdelahonteprofondequej'éprouvaisalorsquenousnousrendionsàlataverne.C'estalorsquemafillem'avaitregardéetm'avaitremercié;elleavaitnonseulementaffirmécomprendremonattitudemaisaussitentédecomblerlegouffrequis'étaitouvertentreCribleetmoi.Sesparolesnem'avaientpaslibérédemonsentimentdeculpabilité;Cribleavaitraison:jen'avaispas pris en considération le danger auquel je l'exposais lorsque les vagues de souffrance de lachienne m'avaient frappé. Je n'avais pas supporté la conviction aveugle de la vieille bête qu'enexécutant lesordresdesonmaîtreelle luiplairaitenfin ;c'étaitune tropgrandecruauté.Devais-jel'acceptersansréagirpourprotégermafille?Àl'évidence,cen'étaitpasl'avisd'Abeille.Jemepromisqu'àl'avenirjeréfléchiraisdavantage.Je

tâchaid'imaginercommentj'eussepum'yprendredifféremment,envain;mais,aumoinscettefois-ci,mafillen'avaitpasl'aird'avoirsouffertdemontempéramentemporté.Lacuisineétaitbonne,monbrefconflitavecCribleparaissaitapaisé,etmafilleavait l'airravie.

Derrièrenous,laportedel'auberges'ouvraitetserefermaitaussirégulièrementquesic'étaientdessoufflets qui injectaient des clients affamés dans l'établissement. Soudain, parmi eux se trouvèrentÉvite et FitzVigilant ; le précepteur avait les bras chargés de paquets ; il se baissa et les posadélicatement par terre près de nous avant de s'installer sans plus de cérémonie à un bout de notrebanc,tandisquelajeunefilleoccupaitl'autre.Sansreprendresonsouffle,elleannonça:«J'aidénichédesbasvertsqu'ilmefautabsolumentpourlafêtedel'Hiver.NouslacélébreronsàFlétribois,n'est-cepas?Maisbiensûr,etondansera!Ilyadenombreuxménestrelsenville,etvousdevezpouvoirenengagerquelques-uns.Mais,avantcela,jedoisachetercesbas!Sivousm'avancezl'argent,sireUmbrevouslerembourserasûrement!»Sansquej'eusseletempsdemetournerverselle,FitzVigilantajoutadel'autrecôté:«Etmoi,j'ai

découvertdestablettesdecirechezunmarchandspécialisédanslesdernièresnouveautés!Illesvendparpairesreliéespardescharnières,cequipermetàl'élèvedelesfermeretdeprotégersontravail.Quelleidéeingénieuse!Iln'enapasbeaucoup,maiscellesquenouspourronsacheterservirontbienàmesélèves.»Je regardai l'ardent scribe d'un œil atterré. Il avait promptement recouvré son entrain et son

assurance. Je me réjouissais qu'il ne se montrât plus aussi intimidé en ma présence, mais jem'effrayais un peu de le voir aussi attiré qu'Évite par les babioles inutiles. Jeme remémoraimonapprentissagedel'écriture;àl'époque,lepapierétaittropprécieuxpourendonnerauxélèves,etjeformais mes lettres sur les dalles de la grand-salle avecmon indexmouillé. Nous nous servionsparfoisdeboutsdeboisbrûlés,etjemerappelaisqu'onfaisaitdel'encreavecdelasuie.Jemetus;je

savais que beaucoup s'étonnaient du retard deCastelcerf, et, à vrai dire, des Six-Duchés dans leurensemble,encetemps-là.L'isolementdûàlaguerreetl'actiondeplusieursroisdécidésànousteniràl'écart des coutumes étrangères nous avaient maintenus dans des traditions ancestrales. C'étaitKettricken qui nous avait fait connaître les Montagnes et nous avait encouragés à importer nonseulement lesmarchandises des terres lointainesmais aussi leurs idées et leurs techniques. Jemedemandaisencoresic'étaitunbien.LesélèvesdeLantavaient-ilsvraimentbesoindetablettespliantespourapprendreleurslettres?Jesentislarésistancemonterenmoi;etpuisjemerappelaiAllègredisantentrehautetbasd'untonaccabléquej'habillaisAbeillecommeonhabillaitlesenfantsquaranteans plus tôt. Peut-être était-cemoi qui demeurais cramponné aux traditions ; le temps était-il venud'accepterlechangement?Devêtirmapetitefilled'unejupelongueavantqu'ellefûtunefemme?Jelaregardai;j'aimaislavoirdanssapetitetuniqueetseschausses,libredecouriretdeserouler

parterre.Ellecommençaitàs'ennuyerets'agitaitsurlebanc;j'étouffaiunsoupiretrevinsauprésent.« D'abord les tablettes pour les élèves, et ensuite j'irai voir ces bas qui vous ont fait tant d'effet,Évite.»Jeprisunmorceaudepainpendantqu'Évitem'accablaitsousuneavalanched'argumentspourque

jevissecequ'elleconvoitaitenpremier,depuislacraintequelemarchandnerefusâtdelesvendreàunclientqu'ilneconnaissaitpasjusqu'àl'angoissequejenedépensassetoutmonargententablettesetn'en eusse plus pour ses bas verts et les autres articles qui avaient attiré son attention. J'avaisl'impressiondesubirunegrêledepetitscailloux,carFitzVigilantparlaitenmêmetemps,disantqueles tablettesn'étaientpasessentiellesàcepointetque jedevaisnaturellementsubvenird'abordauxbesoinsdedemoiselleÉvite.Jerépondisd'untonferme:«Ehbien,c'estentendu;dèsquej'auraiputerminermonrepas.— Je n'aurais rien contre un repas,moi aussi, fit Évite, satisfaite à présent que sa volonté était

contentée.Maisont-ilsquelquechosedemeilleurquedelasoupeetdupain?Unfourréauxpommes,peut-être,oudupoulet?»Jelevailamainpourappelerleserveur;quandilfutlà,ellelesoumitàuninterrogatoireenrègle

surlesplatsdisponiblesetfinitparl'obligeràdemanderaucuisinierderéchaufferdupouletfroidetàapporterdelatarteauxpommesséchées.FitzVigilant,lui,commandaseulementdelasoupeetdupain.Legarçonmentionnadepetitsgâteauxaugingembrequiallaientbientôtsortirdufour,etj'enachetaisix.«Six?s'exclamaÉvite,stupéfaite?Six?—Quelques-unsàmangersurplaceet lesautresàemporter.C'étaientmespréférésquandj'étais

enfant,etjepensequ'Abeillelesapprécieraautantquemoi.»Jeme tournaiversma fillepour luidemander si elle aimerait engoûter, et jem'aperçusqu'elle

n'étaitpluslà.JelevailesyeuxversCrible,etilindiqualefonddelatavernedelatête:lestoilettesétaientparlà.Évitemetiraparlamanche.«J'aioubliéderéclamerdesépicesdansmoncidre!»J'agitailamainpourrappelerlegarçon,maisilavaitlatêtecourbée,etj'euslaquasi-certitudequ'il

feignaitdenepasmevoir.Jecontinuaideluifairesignesansycroire;ilfilaversuneautretableoùsix hommes l'accueillirent avec des acclamations bruyantes. Il prit la pose et se lança dans sonmonologuedevantlessouriresravisdesclients.«Ilestoccupépourl'instant,dis-jeàÉvite.—Ilfaitsemblantdenepasmevoir!—Jevaisallerauxcuisinesdirequ'onajoutedesépicesàvotrecidre,proposaFitzVigilant.—Certainementpas!s'exclama-t-elle.Ceserveurdoitveniricietfairesontravail.TomBlaireau!

Nepouvez-vous le forcer à se conduire comme il le doit ?Comment ose-t-il tourner le dos à sessupérieurspourservirunetabléedefermiers?Rappelez-le!»

Jebloquaimarespiration;Criblesedressasibrusquementqu'ilfaillitrenverserlebanc.«Jevaisauxcuisines.Ilyadumondedanslataverne;laissonslegaminfairesonboulottranquillement.»Ilpassalesjambespar-dessuslebancettraversalasallebondéecommeluiseulsavaitlefaire,en

passantentrelesclientssansjamaismarchersurlespiedsdepersonne.Àpartsurceuxd'Évite.Ellelesuivitduregard,lesnarinesdilatéesetlabouchepincée:letonqu'il

avait employé ne laissait aucun doute sur ce qu'il pensait d'elle. FitzVigilant aussi l'observait, laboucheentrouverte ; il se tournavers la jeune filleetdéclarad'unevoixmalassurée :«Çane luiressemblepas.—Ilaeuunejournéepénible»,dis-jepourl'excuser.Cetteréponse,faitesuruntonglacial,était

destinéeàfairehonteàÉvite,maiselleyparutinsensible,et,lessourcilsfroncés,jeregardaiCribles'éloigner, avec le sentiment d'être autant que la jeune fille la cible de ses reproches. Lant avaitraison:celaneluiressemblaitpas,etjemedoutaisquesonagacementavaitplussasourcedansmaconduitequedanslesplaintesd'Évite.Jefermailesyeuxunmoment,ungoûtamerdanslabouche.Cette pauvre vieille chienne ! Depuis des années, je maîtrisais rigoureusement mon Vif, jem'interdisaisdem'enserviretjerefusaisquequiconquemecontactâtparcebiais,maisaujourd'huicesbarrièresétaienttombées,etjen'eussepasplusétécapabledemedétournerdelamiseàmortdela bête que d'Abeille se faisant rouer de coups.Ce boucher sadique n'avait pas leVif,mais j'avaisperçu ce qu'irradiait la vieille chienne vers lui ; ce n'était pas les maux de ses membres âgés etmeurtrisalorsqu'elletrottaitderrièresacarriole,nimêmelasouffranceaiguëqu'elleavaitéprouvéequandill'avaitéventrée.Aveclesans,j'avaisapprisàrésisteràlapitiéfaceàladouleurdesanimaux.Non, ce qui avait fait céder les digues etm'avait inondé de rage, c'était un autre sentiment qu'elleéprouvaitpourlui:lafidélité;lacertitudequ'ilsavaitcequiétaitlemieux.Toutesavie,elleavaitétéson instrumentetsonarmequ'ilemployaitcommebonluisemblait.Elleavaitconnuuneexistencerude,maiselleavaitétédresséedanscetteoptique;pourcethomme,elleavaitharcelédestaureaux,combattud'autreschiens,attaquédessangliers;elleavaitobéiàtoussesordres,etelleavaitjouiduplaisirde l'armequi faitcepourquoielleaétécréée.Quandelle s'étaitbienbattueetqu'elleavaitgagné,elleavaitparfoisdroitàuneexclamationdefiertédelapartdesonmaître,ouàunepartdelaviande.Cesraresoccasionsétaientlesmeilleursmomentsdesavie,etelleavaittoujoursétéprêteàn'importequelsacrificepourlesmériter.Quandilluiavaitprésentélatêtedetaureau,elleavaitbondi,et,quandilluiavaittranchél'oreille,

elleavaitgardé lesmâchoiresserrées,obtusémentcertainequ'ilyavaituneraisonpour ladouleurqueluiinfligeaitsonmaître.Je n'étais guère différent quand je travaillais jadis pour Umbre ; j'étais devenu ce qu'il m'avait

formé,dresséàêtre,etc'étaitaussisoncas.Jeneluireprochaispascequ'ilavaitfaitdemoi;s'ilnem'avaitpaspriscommeapprenti,jen'eussesansdoutepasvécujusqu'àdixans.D'unbâtardgênantetpeut-êtredangereuxpourletrôneLoinvoyant,ilavaitfaituninstrumentutile,voireessentiel.J'avaisdoncsurvécu,et,commelachienne, j'avaisobéiàsesordressansjamaismettreendoute

leur finalité. Je n'oublierai jamais la première fois où je pris vraiment conscience qu'il n'était pasinfaillible.Pendantdesannées,lorsquejesouffraisdemigrainesaprèsavoirartiséoutentéd'artiser,ilmedonnaitde l'écorceelfique,dont j'avais supporté les effetsdedépressionaccompagnéed'uneénergie nerveuse incontrôlable en échange d'un apaisement de la douleur ; il me plaignait etm'exhortait à m'efforcer encore davantage à développer mon Art. Ni lui ni moi ne savions quel'écorce elfique détériorait en fait mes capacités dans cette magie, et, quand je l'avais découvert,j'avais été, non pas catastrophé que mon talent fût atrophié, mais abasourdi qu'Umbre eût pu setromper.Jecommençaisàsoupçonnerquej'étaisretombédanslemêmepiège.Leshabitudesdepenséeont

laviedure.

Unsilencecurieuxs'étaitétablidepartetd'autredemoi.Évitebouillaitencore,FitzVigilantétaittiraillé ;Cribleet luidevaientbienseconnaîtreàCastelcerf,et,malgré leurdifférencedestatut, lejeune regardait peut-être même son aîné comme un ami ; à présent, il devait faire un choix : sedéclarer pour la demoiselle ou défendre son ami. Son besoin d'avoir mon estime jouerait-il enl'occurrence?Jemetus:desadécisiondépendraitmonopiniondelui.Ilsepenchasur la tablepourregarderdemoiselleÉviteà l'autreboutdubanc.«Nejugezpasle

garçontropdurement»,dit-il,etjemesentisuninstantdelasympathiepourlui.Ill'anéantitaussitôten ajoutant : « Nous sommes assis parmi des gens du commun, et ce n'est qu'un serveur d'unebourgadereculée.Ilseraitétonnantqu'ilaitapprisàreconnaîtreunedamebiennéepourluiaccorderlaprioritéqu'ellemérite.»Comment Umbre l'avait-il laissé se faire une si haute opinion de lui-même ? Mon mentor ne

m'avait jamais méprisé à cause d'une illégitimité, que nous partagions d'ailleurs, mais il m'avaitexpliquéqu'étantnéd'unemèreroturièrejenepouvaisespérerquelesprivilègesdelanoblessemefussent octroyés. Jeme demandai si le scribe savait que samère était une veneuse, estimée par lareine, certes, mais sans grand statut à la cour. Se croyait-il issu de la très haute aristocratie ?Supérieuràl'humbleTomBlaireau,filsd'uneroturière?SupérieuràAbeille?J'eusàcetinstantlacertitudeabsoluequeFitzVigilantn'étaitpasapteàinstruiremafille.Comment

avais-jepucroirequ'ilenétaitautrement?Unefoisdeplus,jemeprisàcourberlatête,accabléparmaproprebêtise.FitzVigilantavaitéchouécommeassassin,aussiUmbreavait-ilsupposéqu'ils'ensortiraitmieuxen tantquescribeetprécepteur,et j'avaisadhéréàcette logique tordue.Pourquoi?Étions-nouspersuadésqu'enseigneràdesenfantsétaitplusfacilequelesassassiner?Qu'est-cequin'allaitpaschezmoipourque,aprèstantd'années,jefusseencoreprêtàacceptersans

discuterlesdécretsd'Umbre?Àl'âgequej'avais,jedevaisêtreadulte,non?Maismonvieuxmentordétenait encore un immense pouvoir sur moi. J'avais appris depuis belle lurette qu'il n'était pasinfaillible,mais, dansmesmoments de distraction, je retombais toujours dans le présupposé qu'ilsavaitmieuxquemoicequ'ilfallaitfaire.Jemettaisrarementenquestionsesordres,et,pireencore,je cherchais rarement à lui soutirer des renseignements qu'il nem'avait pas fournis. Eh bien, celaallaitchanger;jedécouvriraisl'ascendanceexactedeLantetj'exigeraisdesavoirquellevaleuravaitÉvitepourqu'onvoulûtl'éliminer;jeluidemanderaisaussicommentilavaitpus'imaginerquel'unoul'autrepouvaitservirdegardeducorpsoudeprécepteurpourmafille.Jejoueraisdonclesdeuxrôlesauprèsd'elle,professeuretgardien.Ellesavaitdéjàlire,etj'avais

acquis la plus grande partie demon instruction parmes lectures ou en aidant Umbre lors de sesexpériences bizarres. J'avais aussi reçu une formation physique, naturellement, mais je ne voyaisguère l'intérêt d'enseigner àAbeille àmanier la hache ou l'épée ; je souris en songeant avec quelsérieuxelles'adonnaitànosexercicesdusoiravecsoncouteau:unepetite leçondemaniementdeson arme avait remplacé l'histoire ou la chansondu soir.Elle était vive, je devais le reconnaître ;aprèsqu'ellem'avait entaillé lesdoigtsàdeux reprises, j'avais substituéunpoignardenboisà soncouteau,et,quelquesjoursplustôt,ellem'avaitétonnéenévitantmonattaqueparunecabrioledigneduFou.Sij'étaiscapabledeluiapprendreàdanseraurythmed'unpoignard,jepouvaiscertainementluiapprendretoutcedontelleavaitbesoin.Jepouvaisluifourniruneinstructionsuffisante,et,cequej'ignorais,jeleluiferaisenseignerparlesmeilleursdansleursdomainesrespectifs.Nousavionsunexcellent guérisseur à Flétry, auprès duquel elle pourrait bâtir sur la connaissance des plantes queMollyluiavaitdonnée.Et,oui,mafilleapprendraitlamusique,ladanse,etlesmilleautreschosesquicomposentl'arsenald'unefemmedanscemonde;etaussileslangues,entoutcas,celleduroyaumedesMontagnes.Ilm'apparutsoudainquerienoupresquenenousretenaitàFlétribois,elleetmoi;nous pourrions passer un an parmi les Montagnards afin qu'elle acquît leur générosité en même

tempsque leurparler,puis fairedemêmedans les îlesd'Outre-meretdanschacundessixduchés.Jedécidaialorsqu'avantsesseizeansmafilleauraitséjournédanschacunedeces régions.J'avaisl'impressiond'avoir jusque-là suiviun sentier étroit etdem'êtrebrusquement renducompteque jepouvais le quitter et couper par la campagne ; j'avais la possibilité de choisir ce qu'on luienseignerait,etcomment,et,aupassage,formersapersonnalité.CarAbeilleyavaitdroit.Lesfillesn'ontpasbesoindefrapperphysiquementpourfairemal,mais

tenais-jeàcequ'elleapprîtcettefaçondesebattreparl'exempled'Évite,avecl'approbationdeLant?«…àvousdeleremettreàsaplace,nonàmoiniàLant.Celanevousdérangepasqu'ilm'insulte?

EtLant?M'écoutez-vous?DotaireBlaireau!»Àl'énoncédemonnom,jerevinsbrutalementàlaconversationencours.Cependant,cen'estpas

vers la jeune fille que jeme tournai,mais vers FitzVigilant ;mon esprit avait saisi un détail dontj'avaisbesoin.«Combiendetablettesdecireespériez-vousacheter?»Dans mon dos, Évite poussa un soupir exaspéré de se voir ainsi négligée ; cela m'était égal.

FitzVigilantparutsurprisduchangementdesujet.Ilmefituneréponsecirconspecte,craignantsansdouteunerestrictiondebudget.«Lemarchandn'enavaitpasbeaucoup,naturellement; lesdoublespourraientsûrementêtrepartagésentrefrèresetsœurs,et…— Nous prendrons ce qu'il a. » Je me redressai légèrement pour surveiller la porte, à l'affût

d'Abeille.Jesongeaisoudainavecinquiétudeàtouslesmarronsetàtouteslesfriandisesqu'elleavaitmangés ; allait-elle bien ? « J'en garderai une pour Abeille ; c'est moi qui me chargerai de soninstruction.Jenevousjugepasapteàcettetâche.»Il eut une expression sidérée d'enfant. Humiliation, terreur, consternation et ahurissement se

disputaientsursestraits,mais,commeaucunnel'emportait,ilrestaleregardfixeetvide.Sil'avenird'Abeillen'avaitpasétéenjeu,j'eussepeut-êtreéténavrédeluiinfligerunteldésarroi.Illuifallutunmomentpourretrouverl'usagedelaparole,etc'estavecuneélocutionsoigneuseetprécisequ'ildit:«Sijevousaioffenséousijen'aipasétéàlahauteurdevosattentes,messire,je…—C'estlecas.»Jel'interrompissansm'autoriseràéprouvernipitiéniremords.Avait-ilmontré

delacompassionquandilavaitréprimandéethumiliéAbeilledevantlesautresenfants?Salèvreinférieuresemitàtrembler,puissonvisagesefigea,etilseredressaavecraideur.«Dès

notreretourcesoir,jeferaimesbagagesetquitteraiFlétribois.»Cetteattitudem'agaça.«Non.Vousm'énervez,touslesdeux,maisjenepuisvouslaisserpartir ;

malgré le regret que çam'inspire, vous devez rester à Flétribois. J'ai pu constater que vous n'êtesprêtsnil'unnil'autreàenseigneràmafilleniàlaprotéger;commentpouvez-vousimaginerquejevousestimecapablesdevousprotégervous-mêmes?FitzVigilant,vouspourrezcontinueràessayerd'instruirelesautresenfants;quantàmoi,jevousapprendrailemaniementdelahacheetdel'épée,etlerespectdetouthommequivousregardedanslesyeux.»Voilàquimordraitencoresurmonemploidutemps,maisaumoinsj'arriveraispeut-êtreàluienseigneràsedéfendreseul.EtÉvite?J'affrontaison air de majesté outragée. « Je demanderai à Allègre qu'on vous fournisse l'éducation la pluspropre à vous procurer unmari ; il ne s'agit ni de la danse ni du chant,mais de la gestion d'unemaisonnéedansleslimitesdesrentréesd'argent.»Ellemeretournaunregardglacial.«SireUmbreenentendraparler!—Eneffet,etparmoi,avantquevotremessageluiparvienne.»Elle étrécit les yeux comme un chat. « Je ne retournerai pas à Flétribois. Je vais prendre une

chambredèscesoiràChênes-lès-Eauetyrester;vousrépondrezàsireUmbredemondépart.»Jesoupirai.«Noussommesà laveillede la fêtede l'Hiver,Évite ; lesaubergessontpleines.Et

vousreviendrezcesoirchezmoi,oùnousnousprépareronsàlacélébrerpourmafille.Jeneveuxplusentendredevotrepart,àl'unetàl'autre,aucunemenacedepartir.Vousnepartirezpas,parcequej'aipromisàquelqu'unquejerespectedeveillersurvous.»Jelesregardaitouràtour.

La jeune fille était bouchebée.Elle la refermabrusquement et demanda sèchement : «Blaireau,comment osez-vous vous attribuer quelque autorité sur moi ? Sire Umbre vous a placé à madisposition pour assurer mon confort et ma protection. Envoyez votre message comme vous levoudrez et quand bon vous semblera ; je tâcherai demon côté que sire Umbre corrige les idéeserronéesquevousvousfaitessurnospositionsrespectives.»Et voilà, tout était dévoilé dans cette seule phrase. Malgré la négligence d'Umbre qui avait

prononcémonnomdevantelle,ellen'avaitpasrelié lesélémentsentreeux.Ellefixaitsurmoidesyeuxfurieux,commesielles'attendaitàmevoir reculer,penaud,avec forcecourbettesetexcuses.Elleétaitillégitime,maiselleavaitlacertitudedem'êtresupérieure;quantàLant,bienquebâtard,ilavaitétéreconnuparunpèrearistocrate,etilétaitdoncsonégal.Maispasleserveur–nimoi,niCrible,parcequ'àsesyeuxj'étaisd'aussibasseextractionquema

fille.«Ça suffit, Évite. » Je n'en dis pas davantage. Ses yeux se plissèrent et s'emplirent d'une fureur

glaciale,etjefailliséclaterderirequandelles'avisad'exercersonautorité.«Vousn'avezpasledroitdemeparlerainsi»,fit-elled'unevoixgrondante.J'avais trouvéquoi lui répondrequandCrible revintà la tableavecdeuxassiettespleinesposées

avecunbeléquilibresurunbrasetdeuxchopesdecidredanssamainlibre.Ildisposaletoutavecungrandgeste,avecunéclatdansl'œilquidisaitsarésolutionàoublierlesincidentsdelajournéeetàs'amuser. Soudain, son sourire céda la place à une expression inquiète, et il demanda : « Où estAbeille?»L'effroimetransperça.Jemedressaidansl'espaceexiguentrelebancetlatable.«Ellen'estpas

revenue.C'esttroplong;jevaislachercher.—Moncidreestàpeinetiède!»s'exclamaÉvitealorsquej'enjambaislebancetm'éloignais.

16

Brumeetlumière

Puis,dubrouillardlumineuxquinousenveloppait,jaillitunloup,noiretargent;ilétaitcouvertdebalafres, et lamort s'accrochait à lui comme l'eau s'accroche au pelage d'un chien au sortir d'unerivière.Monpèreétaitaveclui,enlui,autourdelui,etjamaisjenel'avaisvutelqu'ilétait.Ilsaignaitdedizainesdeblessuresinguérissables,etpourtant,aufonddelui,laviebrûlaitcommedel'orfondudansunfour.

Journaldemesrêves,AbeilleLoinvoyant

Toutavait étégâchéquand laportede la tavernes'étaitouverteetqu'ÉviteetFitzVigilantétaientapparus. Au regard que ce dernier jeta à mon père, je compris qu'il avait déjà entendu parler del'incidentdelaplacedumarché.Jen'avaispasenviequ'ilabordâtlesujet;c'étaitderrièrenous,et,s'illementionnait,Cribledevraitysongerànouveau ; luietmonpèresecomportaientcommesi toutallait bien,mais je savais que les actions demon père lui rongeraient le cœur comme un ver. Ilsétaient amis,mais c'était àOrtie qu'il était loyal, aubout du compte, et il redoutait de lui raconterl'anecdoteetlapartqu'ilyavaitprise.MaisÉvite,sielleétaitaucourant,n'yfitnulleallusionetsemitàblagasser:illuifallaitceci,illui

fallait cela, et, simon père avait de l'argent, peut-être pourraient-ils aller acheter tout de suite lesarticles,àmoinsqu'elleneserestaurâtd'abord?Elles'assitàcôtédemonpère,FitzVigilantprèsdeCrible;décrivanttoutcedontilsavaientenvie,ilsm'évoquaientdesoisillonsaffamésquiréclamentàmanger, le bec grand ouvert.Mon père se détourna demoi pour s'adresser à Évite ; je ne pus lesupporter. J'eus soudain trop chaud, et la presse des dizaines de conversations me donnaitl'impressiondemainsplaquéessurmesoreilles.JetirailamanchedeCrible.«Ilfautquejesorte.—Comment?Ah,c'estderrièrel'auberge.Etrevienstoutdesuite,tum'entends?»Etilmetourna

ledospourrépondreàuneréflexiondeFitzVigilant.C'étaitcurieux,quandmême:jen'avaispasledroit d'interrompre les gens, mais mon précepteur ne voyait aucune raison de marquer la mêmecourtoisieenversmoi.«C'estde lacuisinede lacampagne,Lant ; çane ressemblepasàcequ'ontrouvedansunetavernedeBourg-de-Castelcerf,maiscen'estpasmauvais.Essayezlasoupe.»Je dus me tortiller pour quitter le banc. Je pense que mon père ne remarqua même pas mon

départ.Alorsquejemedirigeaisverslasortie,unefemmecorpulentefaillitmemarcherdessus,maisjelacontournaivivement.Laporteétaitsilourdequejedusattendrequequelqu'unentrâtavantdemeglisser à l'extérieur. L'air était plus frais dehors, et, le soir tombant, l'animation et l'atmosphèrejoyeuse des rues paraissaient s'accroître ; jem'écartai légèrement afin de ne pas recevoir la portedansledossiquelqu'unl'ouvrait,puisjemedéplaçaiencoreparcequ'unecarrioledeboisdevaitêtredéchargée pour la taverne voisine. Je traversai la rue pour regarder un homme jongler avec troispommesde terreetunepommetoutenchantantunairenjoué.Quand ileut fini, jeme tordispourpasserlamainderrièremonnouveaupanieretfouillerdansmanouvellebougette;toutaufond,jetrouvai ma demi-pièce de cuivre. Je l'offris à l'artiste, qui me sourit et me remit la pomme enéchange.Ilétaittempspourmoideretourneràlataverne,bienquelaperspectived'entendreÉviteparlerà

l'infinidesesemplettesnemeravîtpas;maispeut-êtrequemonpèreenverraitCriblel'accompagner,oubienqu'illuidonneraitsimplementdel'argentàgaspiller.Unchariotpleindetonneletsdecidreettiréparquatrechevauxs'étaitarrêtédevantmoi,sibienquejedevaisfaireundétouretpasserdevantlemendiantgris.

Jefishaltepourl'observer.Ilétaitsivide!Nonseulementlamainsaleetsuppliantequ'iltendait,posée sur son genou,mais lui tout entier, comme une prune pendue à un arbre, vidée de sa chairsucréeparlesguêpesetdontilnerestequelapeauflétrie.Jeregardaisamain,maisjetenaisàgardermes deux pièces de cuivre, aussi proposai-je : « J'ai une pomme. Voulez-vous une pomme,mendiant?»Il tourna les yeux versmoi comme s'ilme voyait ; ils étaient terrifiants,morts et nébuleux. Je

reculai,horrifiée.«Tuesbonne»,soupira-t-il,et,courageusement, jemecourbaipourdéposer lefruitdanssapaume.Àcet instant, la porte de l'échopped'épices s'ouvrit, et la petite femmemaigre à qui appartenait

l'établissementsortit:«Toi!s'exclama-t-elle.Tuesencoreassisici?Duvent!J'aidit,duvent!Larueestpleinedeclients,etmaboutiqueestvideparcequepersonnen'aenvied'enjambertacarcasseetteshaillonspuants.Duvent!Oumonmarivaveniravecunbâtonpourt'apprendreàdanser!—Jem'envais,jem'envais»,fitlemendiantd'unevoixdouce.Samaingrises'étaitreferméesur

lapomme.Illafourradanssatuniquedépenailléepuisentrepritdeseredresser,nonsansdifficulté.Lafemmesuivaitseseffortsd'unœilnoir.Jemebaissai,prislebâtonqu'ilcherchaitàtâtonsetleluidonnai.«Tuesbonne»,répéta-t-il.Ilagrippalacanneàdeuxmainsets'enservitpourserelever;debout, il vacilla en tournant lentement la tête d'un côté et de l'autre. « La rue est-elle dégagée ?demanda-t-il,pitoyable.Sijem'avance,larueest-elledégagée?—Bienassez.Allons,dubalai!»fitl'épicièrealorsqu'unchariotattelépassaitlecoindelarueet

sedirigeaitversnous.Jedécidaidenejamaisrienacheterchezelle.«Nebougezpas,intervins-jeenm'adressantaumendiant,vousallezvousfaireécraser.Attendez

unpeu,etjevousaideraiàtraverser.—MaistuesunevraiepetitemademoiselleDe-quoi-je-me-mêle!»L'épicièresepenchapourse

moquerdemoi,etsesseinslourdsseprojetèrentversmoicommedeschiensenchaînés.«Tamèresaitquetutraînesdanslesruesetquetuparlesàdesmendiantsdégoûtants?»Jevoulus lui lancerune répliquepiquante,maiselle rentradanssaboutiqueencriant :«Heni?

Heni,lemendiantestencoredevantlaporte!Chasse-le!Jetel'aidéjàdemandéilyadesheures!»Le chariot était passé. «Venez », dis-je. Il sentait trèsmauvais, et je n'avais aucune envie de le

toucher,mais jesavaisquemonpèrene l'eût jamaisabandonnélà,à lamercide lamégère. Ilétaittemps de commencer àme conduire comme sa fille. Je saisis sa houppe. « Je vais vous guider ;allons-y.Venez.»Celapritdutemps.Mêmeagrippéàdeuxmainsàsonbâton,iltenaitàpeinedebout.Ilfaisaitdeux

petits pas, lançait son bâton en avant et faisait encore deux petits pas. Alors que je l'éloignais del'épicerie,jemerendiscomptetoutàcoupquejenesavaispasoùlemener.Dansl'encadrementdelaporte, il était à l'abriduvent.Partout,desgensentraientdans leséchoppeset en sortaient, et iln'yavaitqueleterraincommunaldevantnous;nousnousyrendîmesaveclenteur.Nulnes'étaitinstalléoù lachienneavaitpéri ;onavait faitdisparaîtresoncadavreet la têtede taureau,et,commemonpèrel'avaitdemandé,onavaitrépandudelaneigefraîchesurleslieux,maislesangl'avaitimbibéeparendessous;rosée,elleétaitpresquejoliesionignoraitdequoiils'agissait.Jenesaispourquoijeconduisislemendiantlà,sinonquec'étaitunespacedégagé.Letissuquiavaitserviàcouvrirlatêtedetaureaugisaitsousl'arbre;peut-êtrepouvait-ils'yasseoir.Jejetaiunregardàlaportedelataverne,sachantque,sijen'yretournaispasbientôt,monpèreou

Criblesemettraitàmarecherche;peut-êtrelesdeux.Oupeut-êtreaucun.Éviteétaitparfaitementcapablede lesoccuperaupointde leur faireoublier

monexistence.Unsentimentdéplaisantmerongeaitlecœur:lajalousie.J'avaisenfintrouvéunnompourcedontjesouffrais;lajalousie.

Elle alimenta mon désir d'aider le mendiant aveugle. Je ne retournerais pas à la taverne ; ilsdevraient venir me chercher, et ils constateraient alors que je pouvais être aussi courageuse etbienveillantequemonpère:j'aidaisunmendiantquepersonnenevoulaittoucher.Unhommeprès d'une carriole de rémouleur nous observait avec dégoût ;manifestement, il eût

préférénousvoirplusloindelui.Jeprismoncourageàdeuxmainsetremontailabandoulièredemonpanier surmon épaule. «Donnez-moi votre bras, dis-je aumendiant sans trembler ; ça vouspermettrademarcherplusfacilement.»Ilhésita,sesachantrépugnant,puissafatiguel'emporta.«Tuestropbonne»,murmura-t-ilavec

unesortedetristesse,etilmetenditsonbrasdécharné.Jelesaisis,etiltitubalégèrement;j'étaispluspetitequ'ilnes'yattendait.Samaincrasseuseagrippamonavant-bras.Lemonde semit à tournoyer, et le ciel devint un arc-en-ciel. Il y avait euunebrume,mais une

brumedanslaquellej'avaistoujoursvécu;ellesedissipasoudain,commesiunventdejoiel'avaitemportée,et,abasourdie,jevisunebeautéquimedéchiralecœur.Tous,lerémouleurmécontent,lajeune fille à la couronnedehouxqui embrassait ungarçonderrièreunarbre, le chatde l'aubergesousleporche,levieillardquimarchandaitleprixd'unchapeauenfeutre,touséclataientdecouleursmagnifiques dont j'ignorais l'existence. Leurs défauts disparaissaient sous la beauté potentielle quechacunabritait.J'eusunpetitcriétranglé,etlemendiantéclataensanglots.« Je vois ! s'écria-t-il. La vuem'est revenue. Je vois !Oh,ma lumière,mon soleil, d'où venez-

vous?Oùétiez-vous?»Ilmepritdans sesbrasetmeserra sur soncœur,et j'en fusheureuse.Labeautéet la splendeur

potentiellequis'épanouissaientautourdemois'écoulaientdeluiàtraversmoi.Oui,c'étaitainsiquecela devait se passer : nonpar debrefs aperçus, non sous la formede rêvesdisjoints.Partout, lespossibilitéssemultipliaient;celamerappelaitlapremièrefoisoùmonpèrem'avaitinstalléesursesépaulesetoùjem'étaisrenducomptequ'ilvoyaitbeaucoupplusloinquemoi.Mais,àprésentquejedisposaisd'unmeilleurpointd'observation, jevoyais certesplus loin,mais aussi tous les tempsettouteslesépoques.Ilétaitrassurantdesesentirtenue,ensécurité,aumilieudecetourbillon,etc'estsanscraintequejelaissaimesyeuxsuivrelesinnombrablesfils.L'und'euxretintmonattention:lajeunefilleépouseraitlegarçonqu'elleembrassait,coifféed'unecouronnedefleursd'oranger,etluidonnerait neuf enfants dans une ferme au creux d'une vallée ; ou bien non : elle resterait avec luiquelquetempsetenépouseraitunautre,maislesouvenirdecemomentajouteraitdeladouceurdanschaquegâteauqu'ellepréparerait,etellepartageraitl'amourqu'elleavaitconnualorsavecdespouleset des chats jusqu'au jour où elle mourrait, sans enfant, à soixante-douze ans. Mais non ; ilss'enfuiraientensemblecesoirmême,ilscoucheraientensembledanslaforêt,etlelendemain,surlaroutedeCastelcerf,ilsmourraienttouslesdeux,luid'uneflèche,elleviolée,déchiréeetjetéedansunfossé ; et, à cause de cela, ses frères aînés se regrouperaient pour former la garde deChênes, et,pendantleurspatrouilles,ilsélimineraientcinquante-deuxbanditsdegrandcheminetsauveraientplusdesixcentsvoyageursdelasouffranceetdelamort.Leschiffresétaientindiscutables.Toutétaitsisimple,toutàcoup!Ilmesuffisaitdeleurdonnerunpetitcoupdepouce;sijeleursouriaisalorsqu'ils sepromenaient et leurdisais : «Vous irradiez l'amour.L'amournedoit pas attendre ; allez-vous-encettenuit!»,ilsmeregarderaientcommeunmessagerdudestinetsuivraientmonconseil.Luinesouffriraitquequelquesinstantsetellequelquesheures,moinsqueletempsqu'ellepasseraitàmettreaumondesonpremierenfant.J'avaislepouvoir,lepouvoiretlechoix.Jepouvaisfairetantdebiendans lemonde!Tantdebien!Tous leschoixquis'ouvraientàmoi!Jecommenceraispar lajeunefillecouronnéedehoux.Lemendiantmeserradavantagecontreluietditàmonoreille:«Arrête.Arrête.Ilnefautpas!Il

fautbeaucoupréfléchir,etalors…mêmealors…Ilyatantderisques!Tantderisques!»

Ilmodifiamon regard, et les fils se divisèrent enmilliers de nouveaux fils.Ce n'était pas aussisimplequejelecroyais,carchaquefilquej'essayaisdesuivredevenaitunemultitude,et,quandj'enchoisissaisun,ilexplosaitàsontourenpossibilitésencoreplusnombreuses.Lajeunefillepouvaitavoiruneparolemalheureuse,etlegarçonl'assassineraitl'après-midimême;ellepouvaitdireàsonpèrequ'ellel'avaitembrassé,etsonpèreleurdonnaitsabénédiction,oubienillesmaudissait,oubienillachassaitetellemouraitdefroiddanslanuit,souslatempêtedeneige.«Certainespossibilitéssontbeaucoupplusprobablesqued'autres,maischacuneaunechancedese

réaliser;aussichaquevoiedoit-elleêtreétudiéetrèssoigneusementavantd'enchoisirune.Songeàcellequetuasobservée,oùilsmeurent tous lesdeux;sinous tenionsà lacréationdelagardedeChênes, nous devrions chercherminutieusement : il existe toujours d'autres chemins du temps quimènentaumêmebut.Certainssontdestructeursetaffreux,d'autresmoins.»J'avaiscruqu'ilmeparlait,maisjem'aperçusquec'étaientsespenséesquej'entendaisparlelien

quenouspartagions.Ilversaitlesavoirdesonespritdanslemiencommes'ilétaitlacarafeetmoilacoupe,oulejardinassoifféquin'attendaitdepuistoujoursquecetengrais.« Et les voies changent, elles changent constamment ; certaines disparaissent, désormais

impossibles, et d'autres deviennent plus vraisemblables. C'est pourquoi la formation prend tantd'années.Tantd'années…Onétudieetons'arrêtesurlesrêves,parcequ'ilssontcommedespanneauxquiindiquentlesmomentslesplusimportants.Lesmomentslesplusimportants…»Ildétournasonattentiondemoi,etcefutcommesionm'avaitdépouilléed'unmanteauaumilieu

d'unetempêtedeglace.Ilfixasurmoisonregardaveugle,laterreuretleravissementmarquéssursafigurecouturéedecicatrices.«Leloupvient,fit-ilcommes'ilrécitait.Sescrocssontunpoignard,etlesgouttesdesangquivolentsontseslarmes.»Alorsmavuediminuaet lemonde futplongédans l'obscuritéducrépuscule, aumomentoù les

dernières lueursdu jours'effacent ; toutes lescouleurss'éteignirentet lesombress'étirèrentenmedissimulanttoutdétail.Jecrusmourir;toutepossibilitém'étaitcachée,masquéeetréduiteàunseulinstantdutemps.Jenepouvaisplusbouger;lavieétaitraide,courteetlente.Letempsétaitunocéansanslimitesquis'étendaitdanstouteslesdirections,etj'avaisétéunemouettelibredetournoyeretdepasser d'un moment à mille autres possibilités ; à présent, j'étais engluée dans une flaque etm'évertuaisàvivreintégralementnefût-cequ'uneseconde,sanssavoirlesconséquenceséventuellesdumoindredemesactes.Jemefigeaietlaissailaviesedéroulerautourdemoi.

17

Collision

Mon loupm'a instruit autant que je l'ai instruit moi-même, mais, malgré tous ses efforts, il n'ajamaiscomplètementréussiàm'apprendreàexisterdansl'instantcommelui.Quandnouspassionsdessoirées calmes allongés devant la cheminée où ronflait un bon feu tandis qu'au-dehors la neigetombait, il n'éprouvait pas le besoin de parler ni de lire ; il savourait simplement le confort de lachaleuretdurepos.Sijemelevaispourarpenterlapetitepièce,pourprendreunbrandonetgratternégligemment lespierresde l'âtreoupourmemunirdepapier et d'uneplume, il redressait la tête,soupiraitpuislareposaitetcontinuaitàjouirdelasoirée.Quandnouschassionsensemble,jemedéplaçaispresqueaussisilencieusementquelui,toujoursà

l'affût d'unmouvement d'oreille ou de sabot, de cet infime détail qui trahirait le cerf qui se tenaitimmobiledanslestaillisenattendantquenousnouséloignions.Jemeflattaisd'êtreentièrementdansleprésent,uniquementconcentrésurlachasse;etcettevigilancem'absorbaittantquejesursautaislorsque,d'unbondsuivid'unebrusquetorsionducou,Œil-de-Nuittuaitunlièvreouuntétrastapiquejen'avaispasvu.Je luiavais toujoursenviécette faculté ; il étaitouvertà toutes les informationsdisponiblesautourdelui,uneodeur,unbruit,unpetitmouvement,ousimplementlaviequieffleuraitsonVif.Jen'aijamaisacquiscettecapacitéàs'ouvriràtout,àêtreconscientdetoutcequisepasseenmêmetemps.

Extraitd'unjournal,nonsigné

Jen'eusque le tempsde faireunpasavantqueCribleneme rejoignîtetmeprîtpar lebras.Labouchepincée,ilparlatrèsbas,d'untonmonocorde,commes'ilignoraitcequesespropresparoleslui commandaient d'éprouver. « Il faut que je vous le dise avant que nous allions à la recherched'Abeille,Fitz.Çanemarchepas;c'estmêmeexactementcequecraignaitOrtie.Vousêtesquelqu'undebien,etvousêtesmonami; j'espèrequevousvousensouviendrezaprèsm'avoirentendu.Vousn'êtespasunbon…vousn'êtespascapabled'êtreunbonpère.Jedois la rameneràCastelcerf.J'aipromisàOrtied'observervosrelations,votrevie,àAbeilleetvous.Ellepréféraitnepasdéciderelle-même;ellecraignaitd'êtretropcritique.»Je réprimai la brusque colère qui montait en moi. « Pas maintenant, Crible, et pas ici. » Je

réfléchiraisplus tardàsadéclarationetàcequ'elleentraînait.Jerepoussaisamainposéesurmonbras.«IlfautquejetrouveAbeille;elleestabsentedepuistroplongtemps.»Ilmesaisitparlamanche,etjedusmetournerversluiànouveau.«Précisément,etilafalluqueje

vouslefasseremarquer.C'estladeuxièmefoisaujourd'huiqu'elleestexposéeaudanger.»Éviteavaitdesoreillesderenardetnousécoutaitdiscrètement.Elleeutunpetitbruitdegorgeentre

l'amusementetledégoût,etdéclaraassezhautpourquejel'entendisse:«Etilprétendquevousn'êtespasapteàenseignersafille!»ens'adressantàFitzVigilant.Jefaillisluirépondre,maisleloupenmoibondit.Trouvelapetite.Riend'autrenecompte.CribleaussiavaitentenduÉvite;illâchamamancheetsedirigeaverslaporte,etjelesuivisdeux

pas en arrière, la tête pleine de pensées qui se bousculaient.Chênes-lès-Eau n'était pas une grandeville,maiselleaccueillaittoutessortesdegenspourlafêtedel'Hiver;toutessortesdegensdécidésàbiens'amuser,et,pourcertains,biens'amuserpouvaitconsisteràfairedumalàmapetitefille.Jemecognai lahanchecontreune table,etdeuxhommess'exclamèrentdevant leurbièrequi sautaitpar-dessusleborddeleurschopes;alorsÉvitecommitlabêtisedem'attraperparlamanche.Ellem'avaitemboîtélepas,etLantvenaitderrièreelle.«CriblesaurabienretrouverAbeille;ilfautréglercettesituationunefoispourtoutes,dotaireBlaireau!»

J'arrachai si brutalementmamanche à ses doigts qu'elle poussa un cri et plaqua samain sur sapoitrine.«Vousa-t-ilfaitmal?»s'écriaFitzVigilant,horrifié.Àlaporte,Cribleattendaitquedeuxclientstrèscorpulentsfussententréspourpouvoirsortir.Ilse

penchapour regarder au-dehorspuis hurla : «NON !Arrêtez !Lâchez-la ! » Il bouscula les deuxhommes et sortit en trombe ; jem'élançai, traversai la salle au grand galop et jaillis par la porterestéeouverte.Oùétait-ilpassé?Qu'avait-ilvu?Lespassantsdéambulaientcalmementdanslaneige,unchiensegrattait,etleconducteurd'unchariotvidedevantl'aubergeencourageaitsonattelageàsemettreenroute.Derrièrelevéhicule,j'aperçusCriblequipassaitencourantentredesbadaudssurprisen direction d'un mendiant dépenaillé qui avait pris ma petite fille entre ses mains crasseuses ettorduesetlatenaitcontrelui,labouchecontresonoreille.Plaquéecontrelui,ellenesedébattaitpas;au contraire, elle demeurait complètement immobile, les jambes pendantes, le visage levé versl'homme,lesmainsécartéescommesiellesuppliaitleciel.JedoublaiCrible,etmonpoignardfutdansmonpoing,jenesaiscomment.J'entendisunbruit,un

rugissementcommeceluid'unebêtequiretentitdansmesoreilles,etmonbrass'enroulaautourdelagorgedumendiant,écartantsafiguredemafille;alorsquejetiraissatêteenarrière,jeplantaimonarme dans son flanc, une, deux, trois fois au moins. Il cria en lâchant Abeille, et je reculai enl'entraînantloindemafille;avecsonchâlegrisetrouge,oneûtditunerosetombéedanslaneige.Cribleeutlaprésenced'espritdelaramasseretdes'éloigneravecelle;illatenaitaucreuxdeson

brasdroittandisqu'ilbrandissaitunpoignarddelamaingauche;ilparcourutlesalentoursduregardenquête d'un autre ennemioud'une autre cible, puis il examinaAbeille, fit deuxpas en arrière etcria:«Ellen'arien,Tom;elleestunpeuétourdie,maisellevabien.Ellen'estpasblessée!»Alors seulement, je pris conscience que des gens hurlaient. Certains s'enfuyaient, d'autres

convergeaientsurnous,avidescommedescorbeauxlorsd'unecurée.Jetenaistoujourslemendiantpar lecou; jeregardai l'hommequejevenaisdetuer.Ilavait lesyeuxouverts,couvertsd'unetaiegrisâtreetaveugles ; lescicatricessoigneusementparallèlessillonnaientsafigure ;saboucheétaittordue,etlamainencoreagrippéeàmonbrasévoquaituneserreavecsesdoigtsbrisésetressoudésdetravers.«Fitz,fit-ilàmi-voix,tum'astué.Maisjecomprends;jelemérite;jeméritebienpire.»Ilavaitunehaleine fétideet sesyeux ressemblaientàdes fenêtressales,mais savoixn'avaitpas

changé.Lemondebascula;jereculai,trébuchaiettombairudementdanslaneige,leFoudansmesbras.Jeprisconsciencedecequim'entourait,lechêne,laneigeensanglantéeparlachienne;c'étaitleFouqui sevidaitde sonsangàprésent. Je sentais le liquide tièdequi s'écoulaitde sesblessuresettrempaitmescuisses.Jelâchaimonpoignardetplaquailamainsurlesplaiesdontj'étaismoi-mêmeresponsable.«Fou…»fis-jed'unevoixrauque,maislesoufflememanqua.Iltenditunemainàl'aveugletteetdemandaavecunespoirinfini:«Oùest-il?—Jesuislà,prèsdetoi.Etjeregrette.Oh,Fou,nemeurspas!Nemeurspasdansmesbras,jene

lesupporteraispas.Nemeurspasparmamain,Fou!—Ilétaitici.Monfils.—Non,iln'yaquemoi,rienquemoi.Bien-Aimé,nemeurspas;parpitié,nemeurspas.—Ai-jerêvé?»Deslarmescoulaientlentementdesesyeuxquinevoyaientpas,épaissesetjaunes.

Sonsouffleétaitpestilentiel.«Puis-jemourirdanscerêve?S'ilteplaît?—Non. Nemeurs pas ; pas parmamain, pas dansmes bras. » Je l'implorais, courbé sur lui,

presque aussi aveugle que lui à cause des ténèbres qui menaçaient ma vue. C'était trop affreux.Commentétait-cepossible?Comment?Moncorpsaspiraitàl'inconscience,etmonespritsavaitquejen'avaisqu'unechanceinfimedelesauver.Jenesurvivraispasàsamort.Ilrepritlaparole,etilyavaitdusangsursalangueetsurseslèvres:«Mourirdanstesbras…c'est

toujoursmourir.»Ilrespiraàdeuxreprises.«Etjenepeuxpas.Jenedoispas.»Lesangdébordases

lèvresetsemitàcoulersursonmenton.«Malgrél'enviequej'enai.Situleveux…situlepeux…garde-moienvie,Fitz.Quelqu'ensoitleprixpournous…Pourtoi.Jet'enprie,ilfautquejevive.»Même dans le meilleur des cas, une guérison d'Art est une entreprise difficile, ordinairement

accomplieparuncercled'artiseurs,unclandontlesmembresseconnaissentbienetsontcapablesdeseprêterdel'énergiel'unàl'autre.Avoirétudiélefonctionnementdel'organismeestessentiel,car,dans les casgraves, il faut juger quelles blessures sont les plusmortelles et les traiter enpriorité.Dans l'idéal, avant toute tentative de travail par l'Art, tout aura été fait pour obtenir une guérisonclassique: lesplaiesaurontéténettoyéesetpansées, lepatientseserareposéetbienrestauré.Dansl'idéal.J'étaisagenouillédanslaneige,leFoucontremescuisses,entourédebadaudsquibavardaiententreeux,tandisqueCribleserraitmafilleterrifiéedanssesbras.Jemetournaiversluietdisd'unevoixclaire:«J'aicommisuneaffreuseerreur.J'aiblesséunvieilamiquinevoulaitaucunmalàmonenfant.Occupez-vousd'Abeilleettenezlafouleàdistance;jesouhaitedireuneprièreàEda.»L'excuseétaitcrédible,et ilyavaitassezdefidèlesd'Edaprésentspourqu'ilspussentconvaincre

les autres deme laisser en paix.Nul n'avait appelé la gardemunicipale ; il était possible que peuparmilesspectateurssefussentrenducomptequej'avaispoignardélemendiant.LeregardabasourdideCrible exprimait le reproche,mais, fait étonnant, il obéit, et jemesurai alors la profondeur denotreamitié.Ilélevalavoixpourdemanderauxgensdemelaisserdel'espace,puisilsetournaetinvitadugesteFitzVigilantà le rejoindre.Évite suivit le scribeavec ladémarched'unchatdans laneigemouillée;jeleviss'adresseràeuxd'untongrave,avecautorité,etjesusqu'ilsauraittenirenmainlasituation.Jefermailesyeuxetcourbailatêtecommepourprier.Jeplongeaidansl'organismeduFou.Nousn'avionsplusdeliend'Art,et,l'espaced'uninstant,ses

frontièresmebarrèrentlepassage.Jerassemblaiuneénergied'Artquej'ignoraisposséderetfranchisses défenses ; il émit un grognement d'objection ou de douleur, mais je n'en tins pas compte. Jeconnaissais ce corps intimement, pour l'avoir porté autrefois ; semblable à celui d'un homme etpourtantdissemblable,avecdesdifférencesàlafoissubtilesetcruciales.Refermerlesblessuresquej'avais faites et arrêter le sang n'était pas compliqué, et j'en fismon objectif premier : réparer lesdégâts que j'avais causés. Il fallut toute ma concentration et toute ma volonté pour obliger sesfonctions vitales à en faire une priorité qui valait de brûler sesmaigres provisions. J'arrêtai doncl'épanchement de sang, et je sentis le Fou s'affaiblir alors que son organisme accélérait cetteguérison;car,sil'Artestunemagiepuissante,cen'estpasluiquiopèrelaréparation,maislecorpslui-même,soussadirection,etilencoûtetoujoursauxréservesphysiques.Jeprisaussitôtconsciencedemonerreur.Jeparcouraissesveines,etjedécouvraischeminfaisant

d'anciensdégâts,demauvaisrafistolages,etdespochesoùsonsystèmesanguinavaitemprisonnédespoisonsdansunvaineffortpourmaîtriser leurpropagation ;undemescoupsdecouteauenavaitpercé une, qui répandait à présent sa noirceur dans son sang, et son cœur transportait le produittoxiquedanstoutsonorganisme.Lemals'étendait ; jepercevaisdefaiblessignauxd'alerte,etpuisunerésignationétrangecommençades'installerenlui.Cen'étaitpassonespritmaissoncorpsquisavaitquesavies'achevait ;unplaisir insolitesemità l'envahir,ultimeréconfortque l'organismeoffrait au cerveau. Tout serait bientôt fini ; pourquoi passer ses derniers instants plongé dansl'inquiétude?Jefaillistomberdanslepiègedecettepaixfeinte.« Fou, je t'en supplie ! » À mi-voix, je l'implorai de se reprendre. J'ouvris les yeux pour le

regarder,et,pendantunlongmoment,touttournaautourdemoi.Jen'arrivaispasàaccommoder:leprocessusdeguérisonm'avaitplusépuiséquejen'enavaiseuconsciencesurl'instant.Jeprisuneinspirationtremblanteetl'examinaimieux.J'avaistoujourseudumalàleregarderdans

lesyeuxquandilsn'avaientquasimentpasdecouleur,et,mêmequandilsétaientpassésdujauneclairàl'or,j'avaiseupeineàdéchiffrercequ'ilscachaient.Àprésent,unetaiegriselescouvrait,résultat,je

lesavais,d'unaveuglementvolontaire.Jenepouvaispasplusvoirdanssoncœurqueluiparsesyeuxabîmés;jedevaismecontenterdesavoixsifflanteetempreintedefatalisme.« Eh bien, nous aurons un peu plus de temps ensemble ; mais, à la fin, nous échouons, mon

Catalyseur. Nul n'aura fait plus d'efforts que nous. » Il passa sa langue sanglante sur ses lèvresparcheminées,repritsonsouffleeteutunsourireauxdentsrouges.«Nipayéunprixplusélevépourcetéchec.Jouisdubienquiexisteencoredanstavie,monvieilami;letempsdumalserabientôtsurtoi.Çaaétébond'êtreprèsdetoiunedernièrefois.—Tunepeuxpasmourir;pascommeça!»Unmincesourireétiraseslèvres.«Jenepeuxpasmourir?Non,Fitzounet,jenepeuxpasvivre.Je

levoudrais,maisjenepeuxpas.»Sespaupières,noirescommesionlesavaitfrappées,sefermèrentsursesyeuxaveugles.Je levai la tête.Dutempsavaitpassé ;combien, je l'ignorais,mais l'éclatdujouravaitchangé.Certainsvillageoisavaientforméuncercleautourdenousets'interrogeaient,maisd'autres,constatantqu'iln'yavaitguèreàvoir,s'enétaientallés,plusattirésparlespréparatifsdelafête de l'Hiver. Crible n'avait pas bougé, une Abeille hébétée dans les bras, flanqué d'Évite et deFitzVigilant;lajeunefillefrissonnaitdefroidmalgrésesvêtementschauds,etsonvisageexprimaitunecolèrevertueuse;soncompagnonavaitl'aircomplètementperdu.Jem'adressaiàCriblesansmesoucierdecequepensaientlesautresauditeurs.«Jedoisl'emmenerauchâteaudeCastelcerf,aucland'Art,pourleguérir.Parlespiliers.Voulez-

vousm'aider?»IlbaissalesyeuxsurAbeillepuismeregardadenouveau.«Ellevabien»,dit-il,etj'entendisqu'il

me reprochait de ne lui avoirmême pas posé la question.Mais, dans le cas contraire, ilm'en eûtinformé,non?Uneboufféedecolèrenaquitenmoi,etmourutaussitôt.Jen'avaispasledroitdeluienvouloir,etjen'avaisletempsquedepareraupluspressé.Jeleregardaisansriendire,etilsecoualatête;maisilrépondit:«Jevousaideraipartouslesmoyens,commetoujours.»Je pliai les genoux et me redressai sans guère d'effort : le Fou ne pesait rien du tout. Il avait

toujoursétéminceetsouple,maisàprésentilétaitsquelettique,couturédecicatricesetcouvertsdehaillons.Lesbadaudsm'observaientavecattention,maisjen'avaispasleloisirdem'eninquiéter.JemedirigeaiversCrible ; il nebougeapas,maisÉvite etFitzVigilantbattirent en retraitedevant lecadavrepuantd'unvieuxmendiant.Jelançaiunregardaujeunehomme.«Allezchercherlechariotetconduisez-leici.»Éviteintervint:«Mais,etmesbas…»Jemetournaiversellesansriendire,etellesetut.«Allez!»dis-jeàFitzVigilant,et ilobéit.Il

n'avaitpasfaitdeuxpasqu'Évitedécidadel'accompagner.Tantmieux.«Abeille?Abeille,regarde-moi,jet'enprie.»ElleavaitfourrésonvisagecontrelecoudeCrible.Ellerelevalentementlatêteetposalesyeux

sur moi, des yeux bleus de glace dans la pâleur de sa figure ; le rouge de son châle offrait uncontraste saisissant. « Abeille, cet homme ne voulait pas te faire peur. Je t'ai parlé de lui, tu tesouviens?C'estunvieilamiquejen'aipasvudepuisdesannées.Criblel'aconnusouslenomdesireDoré;pourmoi,c'étaitleFou,àl'époquedenotreenfance.Jesuissûrd'unechose:jamais,augrandjamais,ilneferaitdumalàunenfant.Jesaisquetuaseupeur,maisilnetevoulaitpasdemal.—Jen'avaispaspeur,murmura-t-elle,avantquetuletues.—Iln'estpasmort,Abeille.»Jem'espéraisrassurant.«Maisilestblessé,trèsgravement;jedois

l'emmenertoutdesuiteauchâteaudeCastelcerf.Jepensequ'onpourralesoignerlà-bas.»J'entendislegrondementduchariot,etlesspectateursrestantss'écartèrentpourlelaisserpasser.On

raconterait d'étranges histoires ce soir à la taverne ; je n'y pouvais rien. Je portai le Fou jusqu'àl'arrièreduvéhicule.Éviteétaitdéjàinstalléedansl'angledelaplate-formelaplusprochedubacduconducteur.«Prenezcestissusetfaites-luiunmatelas.»

Ellemeregardasansriendireetnebougeapas.FitzVigilantserralefrein,enroulalesrênes,setournaetenjambasondossier.Surleplancherdu

chariot, ilattrapaunebrasséedevêtementsinutilisésetmelajeta.Criblem'avaitrejoint; ildéposaAbeilleà l'arrièrede lavoiture, l'emmitouflachaudementpuisarrangea le restedeshabitspourenfaireunlitsur lequel j'allongeai leFouavectouteladouceurpossible.Ileutunhoquetdedouleur.«Nous allons te chercherde l'aide ; continue à respirer. » Jeplaquai lamain sur lui enparlant ettendis mon esprit vers lui en m'efforçant de retenir la vie en lui. Comme avant, il n'était pasperceptible parmonVif, et il avait détruit des dizaines d'années plus tôt le lien d'Art qu'ilm'avaitimposé;maisilrestaitquelquechosequinousreliait,etjem'acharnaisàluidonnerdel'énergie.Jegrimpaimaladroitementà l'arrièreduchariotsans jamais rompre lecontactavec lui ;demamainlibre,j'attiraiAbeillecontremoi.«Crible,àvouslesrênes.LespierresdelacollineauxPendus.— Je connais », répondit-il, laconique, et il s'éloigna, mille conversations dans son silence. Il

montaàl'avant,etFitzVigilantluicédalebancpourallers'asseoiràl'arrièreavecÉvite;tousdeuxmeregardaientcommesij'avaisembarquéunchienenragé,maisjem'enmoquais.Lechariotsemiten route avec une embardée, et je ne prêtai nulle attention aux gens qui suivaient notre départ desyeux.JefermailespaupièresetcontactaiOrtie;l'heuren'étaitpasàlasubtilité.J'aisireDoré;ilestgrièvementblessé,etj'auraibesoindel'appuiduclanpourlemaintenirenvie.

Jel'emmèneauchâteauenpassantparlespierresduJugement.Cribleditqu'ilessaieradem'aider.Unlongsilence.Nem'avait-ellepasentendu?Enfin,ellerépondit:Es-tuliéparl'ArtàsireDoré?Nousl'étionsjadis;etjedoistenterlecoup,mêmesic'eststupide.Cen'estpasstupide :c'estdangereux.Commentpeux-tu faire transiterquelqu'unparunpiliersi

cette personne ne possède pas l'Art ni de lien avec toi ? Tu risques la vie deCrible autant que latienne!J'aiunlienaveclui,Ortie,mêmesijenelecomprendspascomplètement.J'aipupénétrerenluiet

lesoigner;jepensequenotreconnexionestassezsolidepourquejepuissel'amenerparlebiaisd'unpilier.Criblen'apasl'Art,maisilestcapabledevoyageravectoiouUmbre.Jenedemanderaispasçasiunevien'étaitpasenjeu.Alors,jet'enprie,convoquelesautresettenez-vousprêts.Cesoir?Maintenant?Maisnousavonsundînertrèsimportantaujourd'hui,avecdesémissairesde

Terrilville,deJamailliaetdeKelsingra ; il s'agitdecélébrer l'approchede la fêtede l'Hiver,maisaussidenégocierdenouveauxcontratscommerciauxet…Ortie,cen'estpasuncapricedemapart,maisunenécessité!Jet'enprie!Elle se tut pendant ce qui me parut une éternité, puis elle dit :Très bien. Je vais réunir autant

d'artiseursquepossiblecapablesdeparticiperàuneguérison.Merci.Merci.Jetelerevaudrai.Nousallonsarriver;retrouve-nousauxPierresTémoins,etenvoie

unchariotouuntraîneau.EtAbeille?Quis'occuperad'elle?Quis'occuperaitd'elle?Moncœurseserra.J'allaisdevoirm'enremettreàdeuxpersonnesqueje

venaisdedéclarerinaptesàl'approcher,deuxpersonnesvexées,offensées,et,danslecasd'Évite,sanslarigueurmoraleluipermettantdecomprendrequ'Abeillen'yétaitpourrien.JeconnaissaismoinsFitzVigilant;Umbreparaissaitfairegrandcasdelui,toutcommeCrible,etOrtie.J'allaisdevoirlecéderàleurjugementetespérerqu'ilétaitassezmûrpournepastransférersurmafillesarancœurcontremoi.FitzVigilant la ramènera à Flétribois. Ne t'en fais pas, tout ira bien. Je t'en prie. Ah, comme

j'espérais que tout irait bien, en effet !Mais je devais garder cette pensée pourmoi, derrière unesolide muraille d'Art. Envoie un chariot nous attendre aux Pierres Témoins, répétai-je. Dis auconducteurquemavieendépend.C'étaituneexagération,maisàpeine;Umbrecomprendrait,luiaumoins, et Devoir aussi. Je rompis la connexion avec l'esprit d'Ortie et remontai mes remparts

mentaux.Jenevoulaispasartiserpourlemoment;seulm'importaitdemeconcentrerpourgarderleFouenvie.JeregardaiAbeilleavecl'impressiondelatromper;cettejournéeétaitpournous,etnousdevions la passer ensemble.Mais ce projet était condamné dès le départ. Elle était appuyée contremoi,etjel'emmitouflaidavantagedanssonchâle.Nousn'avionspasachetélamoitiédecequej'avaisprévupourelle;ehbien,pourmonretour,jemerattraperais:jeferaisunedescentedanslesmarchésdeBourg-de-Castelcerfetjeluirapporteraisunebrasséedejolieschoses.LeFouetmoireviendrionsensemble,etcettefêtedel'Hiverresteraitmémorablepourtoutlemonde.LeFougémit,etjemetournaiverslui;jemepenchaietluimurmuraiàl'oreille:«Nousallons

passerparunpilierd'Art,Fou;jeteconduisàCastelcerfpourtefairesoignerparleclan,maisceseraplusfacilepourmoidetefairetraversersinoussommesliésparl'Art.Aussi…»Je pris sa main. Des années plus tôt, alors que nous soignions le roi Vérité, le Fou avait

accidentellement effleuré du bout des doigts les bras couverts d'Art de notre patient ; la magieargentée s'y était gravée comme au fer rouge. D'un contact sur mon poignet, il avait laissé sesempreintes d'argent et créé un lien entre nous, un lien qu'il avait rompu juste avant que je fisse letrajet fatidique,par lespierresd'Art, quime ramenait àCastelcerf. J'avais l'intentionde rétablir celienàprésent,depresserànouveausesdoigtssurmonpoignetetretrouver,dumoinsl'espérais-je,uneconnexionsuffisantepourpouvoirl'entraînerdanslespierresdresséesavecCrible.Mais, quand je retournai samain pour examiner ses doigts, l'horreurme saisit tandis quemon

estomacsesoulevait:àlaplacedesvolutesdélicatessoulignéesd'argentdesesempreintesdigitales,il n'y avait désormais qu'un tissu cicatriciel tourmenté ; ses ongles étaient demeurés, nodositésépaissesetjaunâtres,maisl'arrondimoelleuxduboutdesdoigtsavaitdisparu,remplacéparunepeaugrossièreetmorte.«Qui t'a faitça?Etpourquoi?Oùas-tuété,Fou,etcommentas-tupu tefaireinfligerça?»Etenfinlaquestionsuprêmequimehantaitdepuistantd'annéesetrésonnaitplusfortque jamaisdansmoncœur : «Pourquoinem'as-tupas appelé, envoyéunmessage, contactéd'unemanièreoud'uneautre?Jeseraisvenutoutesaffairescessantes.»Jen'attendaispasderéponse.Ilneperdaitplussonsang,maislespoisonsquej'avaisrelâchésdans

sonorganismesepropageaient,etj'avaispuisédanssonénergiepourrefermerlesblessuresquejeluiavaisinfligées.Mieuxvalaitqu'ilseservîtdesmaigresréservesquiluirestaientpourcombattrel'empoisonnement.Maisilbougealégèrementpuisparla.«Ceuxquim'aimaient…ontessayédemedétruire.»Sesyeuxaveuglessedéplacèrentcommes'ils

mecherchaient.«Et tuasréussi làoù ilsontéchoué.Mais jecomprends,Fitz.Jecomprends.Je leméritais.»Il se tut.Sesparolesme laissaientperplexe.« Jenevoulaispas te fairedemal ; jamais jene te

feraisdemal !Jemesuis trompé…J'aicruque tu t'enprenaisàelle !Je regrette,Fou, je regrettetellement!Maisquit'atourmenté?Quit'abrisé?»Jeréfléchisaupeuquejesavais.«L'écolequit'aformé…c'estlàqu'ont'afaitça?»Jevissapoitrinesesouleverpuisretomber,etjemereprochaimaquestion.«Rienne t'obligeà répondre ; en tout caspas toutde suite.Attendsquenous t'ayonssoigné.»Sinousyparvenions.Lamainsursachemiseenlambeaux,jesentaissescôtescouturéesderessautsdusàd'anciennes fracturesmal ressoudées.Comment se faisait-ilqu'il fût encoreenvie?Commentavait-ilpuvenirde si loin,aveugle, seulet infirme?Enquêtede son fils? Jeme fussedonné beaucoupplus demal pour le trouver si j'avais su que leFou avait tant besoin de lui, si jem'étaisdoutéqu'il étaitàcepointauxabois. Je l'avais laissé tomber ;mais jeme rattraperaiset jel'aiderais,jem'enfislapromesse.«Honte.»Lemotfutprononcédansunsoupir.Je courbai la tête, croyant qu'il avait lu mes pensées et me réprimandait. Il reprit très bas :

«Pourquoijen'aipasdemandétonaide…toutd'abord…Lahonte.J'avaistrophonteaprèscequejet'avaisfaitsubir…Combiendefoist'ai-jeplongédanslasouffrance?»Iltentad'humecterseslèvres

écaillées de sa langue grisâtre. Je m'apprêtai à répondre, mais il serra la main sur mon bras. Ilrassemblaitsesforces,etjemetus.«Combiendefoisai-jevuunpiègeserefermersurtoi?Fallait-ilvraimentquecefûtsihorriblepourtoi?Avais-jevraimentfaitassezd'effortspourtrouveruneautrevoiedansletemps,oum'étais-jeseulementservidetoi?»Lesouffleluimanqua.Jenedisrien;ils'étaitservidemoi,ilmel'avaitavouéàplusieursreprises.

Eût-ilpuchangerlecoursdemavie?Jesavaisque,souvent,unmotdesapartm'avaitincitéàrévisermes actes ; je me rappelais qu'il m'avait mis en garde contre Galen et même conseillé de medétournerdemaformationàl'Art.Quefût-ilarrivési je l'avaisécouté?Jen'eussepasétérouédecoupsaupointdefrôlerlacécitéetdepasserdesannéesàsouffrirdemigrainesintolérables.Maisquand eussé-je appris l'Art ? Le savait-il ? Savait-il où menait chaque chemin que je n'avais pasemprunté?Il eut un hoquet de douleur. « Quand mon tour d'être torturé, de souffrir, est venu, comment

pouvais-jet'appelerpourmesauveralorsquejenet'avaispassecourunidétournédetessupplices?»Cettelonguephrases'achevasurunequintedetouxaussifaiblequelasuffocationd'unoiseau.J'ôtaimamaindesapoitrine;jenesupportaispasdelesentirs'évertueràrespirer.«Tu…tun'aspasàtefairedereproches,Fou.Jamais.Jen'aijamaisvuçaainsi.»Unebrusqueinspiration.«Moi,si.Àlafin.»Uneautre.«Quandj'aidécouvertparmoi-mêmece

que je t'avais demandé, la façon dont une minute de torture devient une éternité. » Il toussa denouveau.Jemepenchaitoutcontreluietdistrèsbas:«C'étaitilyalongtemps;etilestbeaucouptroptard

pour t'excuser, car, si un pardon était nécessaire, je l'ai donné il y a des années. Mais, de toutemanière,jenepensaispasavoirquoiquecesoitàpardonner.Maintenant,cessedeparler;ménagetesforces.Tuenaurasbesoinpournotrevoyage.»Avait-il assezd'énergiepour survivre àunpassageparunpilier d'Art ?Pouvais-je l'y entraîner

sans liend'Artentrenous?J'avaispum'introduiredanssonorganisme ;celadevait signifierqu'ilrestaituneformedeconnexionentrenous.Maislaquestionétaitoiseuse:ilnesurvivraitpassijenel'emmenais pas à Castelcerf ce soir même, et je devais donc courir le risque. Nous entrerionsensembledanslepilier,etsi…Prèsdemoi,Abeilleditd'unevoixquin'étaitqu'unmurmure:«Tut'envas?—Unpetitmoment,pourconduiremonamiàunguérisseur.»Etsijenerevenaispas?Sinousne

survivionspasauvoyage,quedeviendrait-elle?Jen'avaispasletempsd'ypenser,maisjenepouvaispasnepasypenser.Néanmoins,jedevaisessayerdesauverleFou,etjen'avaispasdescrupulesàrisquermaviepourlui.Maissonaveniràelle?Jeparlaiunpeuplusfort.«ÉviteetFitzVigilantvontterameneràFlétriboisets'occuperdetoijusqu'àmonretour.»Sonsilenceétaitéloquent.Jeprissapetitemaindanslamienneetreprisàmi-voix:«Jetedonne

maparolequejereviendraileplusvitepossible.»Menteur.Menteur.Menteur.Jen'avaispasledroitdefairecettepromessealorsquej'ignoraissijesortiraisvivantdecetrajet.FitzVigilant intervint :« Ilnousserait trèsutile,àdemoiselleÉviteetàmoi,desavoircequise

passe exactement. Qui est ce mendiant, pourquoi l'avez-vous attaqué, où allons-nous à présent, etpourquoilaissez-vousAbeilleànotregardesansaucunavertissementniaucunepréparation?»Ilnecherchaitpasàcachersacolère.Colèresansdoutefondée;jem'efforçaideluirépondreavecpatienceafindenepasleprovoquer

davantage.Jedevaislaissermafilleàsacharge,àsamerci.Ilmefallutunpetitmomentpourdéciderdesinformationsàluidévoiler.«C'estunvieilami;jemesuismépris,jenel'aipasreconnu,etjem'ensuisprisàlui.IlabesoindesoinsbeaucoupplusintensifsquenousnepouvonsluiendonneràFlétribois. Vous avez sûrement entendu parler de la magie de l'Art ; nous avons l'intention del'employerpournousrendreauchâteaudeCastelcerfparunpilierdepierre.Là,monamirecevrales

traitementsnécessaires.Jedoisl'accompagner,etj'espèrenepasêtreabsentplusd'unjouroudeux.»Ils se turent. Je ravalai mon amour-propre ; il me fallait demander ce service à FitzVigilant. JeregardaiAbeille ;pourelle, j'étaisprêtà tout. Je reprisplusbas :«Dans la taverne, jevousaiditdouterdevoscompétences,nonseulementcommeprofesseur,maisaussicommeprotecteurpourmafille. Le destin vous offre l'occasion deme démontrermon erreur ; occupez-vous d'elle, faites-lebien, et je réviserai mon opinion sur vous. J'attends de vous que vous endossiez pleinement laresponsabilité que je vous confie.Veillez surmon enfant. » J'espérai qu'il percevrait ce que je nedisaispas:Gardez-lasurvotrevie.Éviteintervintbrusquementavecl'assurancequeconfèrel'ignoranceabsolue.«Lamagiedel'Art

n'appartientqu'àlalignéeroyaledesLoinvoyant.Commentpourriez-vousvousservirde…—Taisez-vous.»Cribleavaitemployéuntonquejeneluiconnaissaispas.Éviten'avaitsûrement

jamaisentendupersonnes'adresseràelleainsi,mais,miracle,elleobéit.Avecunmouvementdeva-et-vientsemblableàceluid'unepoulequis'installedanssonnid,elleserencognadanslesvêtementsprèsdeFitzVigilant,avecquielleéchangeaunregardoutré.L'attelageavançait lourdement;sur laroute,laneigedevenaitplusépaisseetcollaitauxroues.Uninstant,jeperçusleseffortsquedevaientfournirleschevauxetsentisl'odeurdeleursueur.JerefrénaimonVif,m'éclaircislagorgeetserraidoucementlamaindemafille.« Abeille est une enfant débrouillarde ; vous vous rendrez sûrement compte qu'elle n'a guère

besoinde surveillancepour ses tâchesquotidiennes.Ses leçonscontinueront, commepour tous lesenfantsdudomaine.Enmonabsence,laissez-laétablirsapropreroutine,et,sielleabesoindel'aidedel'undevousdeux,ellesauravoustrouver.Enplusdevous,elledisposedesabonne,Soigneuse,etd'Allègre.Çateconviendra-t-il,Abeille?»Mapetitefillem'adressaundesesraresregardsdirects.«Oui.Merci,papa,demefaireconfiance

pourmeprendreenchargetouteseule.Jeferaidemonmieuxpouragirdefaçonresponsable.»Lamine solennelle, elle serramamain à son tour.Nous tâchions tous deux d'affronter bravement lasituation.«Jen'endoutepas.—Onyestpresque,annonçaCrible.Onnousattendradel'autrecôté?—Oui.»J'espéraisqu'Ortieavaitprismonmessageausérieux.Non,j'enétaissûr.Jen'avaispas

cherché à cacher mon émotion, et elle avait dû sentir que j'étais aux abois. Il y aurait un comitéd'accueil.Jevis ànouveaudemoiselleÉvite etFitzVigilant échangerun regard,offusquésd'être exclusde

nosproposmystérieux;jem'enmoquais.LapistequimenaitàlacollineauxPendusn'étaitpasbienentretenue ; le chariot cahotait et glissait dans les ornières, et je serrais les dents en songeant à ladouleurquedevaitendurer leFou.Dèsqueleschevauxs'arrêtèrent, jedescendis,mais je trébuchaisoudain,prisd'unétourdissement,puis je retrouvaimonéquilibre.Appuyéauvéhicule, je tendis ledoigtversFitzVigilant.«EmmenezAbeilleàlamaison;jecomptesurvouspourveilleràsasécuritéetàsonbien-êtreenmonabsence.Est-ceclair?»Alorsqu'ilacquiesçaitdelatête,jesavaisquecen'étaitpaslameilleurefaçondem'yprendreaveclui,etencoremoinsavecÉvite;ilsenconcevraientàlafoisdelaperplexitéetdelarancœur,maisjen'ypouvaisrien;jen'avaispasletempsdefairemieux.Jepris lesmainsd'Abeilledanslesmiennes.Assiseàl'arrièreduchariot,elleétaitpresqueàma

hauteur.Elle se tournaversmoi, paraissantplusblancheencorepar contraste avec le châlegris etrouge qui lui couvrait les cheveux. Jemurmurai : « Écoute-moi. Obéis à FitzVigilant, et, si tu asbesoin de quelque chose, adresse-toi à lui, ou à Évite ou àAllègre. Je regrette profondément quenotrejournées'achèvesibrutalement.Àmonretour, jeteprometsquenousprendronsunejournéerienqu'ànousetquetoutsepasserabien.Tumecrois?»

Ellemeregarda, l'airpaisible,voirerésignéetpresque léthargique.«Jepenseque j'iraid'abordvoirAllègre ; c'est lui quime connaît lemieux. Et je sais que tu feras ton possible pour tenir tapromesse,fit-elletoutbas.Jelevois.—Tantmieux.»Jedéposaiunbaisersursatête.«Soiscourageuse»,soufflai-je.Cribledescendaitdubancduconducteur.«Oùallez-vous?luilançaÉvite.— Je pars avec Fitz, répondit-il. Je retourne àCastelcerf par les piliers.Nous laissons la petite

sœur de demoiselle Ortie à votre charge. » Je le sentis plus que je ne le vis se tourner versFitzVigilant;jeregardaismonenfantenmedemandantcommentjepouvaiscourirdetelsrisquesetcommentnepas lescourir.«Lant, repritCrible,nousnousconnaissonsdepuis longtemps ; jesaisl'hommequevouspouvezêtre,etjamaisjenem'ensuisremisàvousplusqu'aujourd'hui.VeillezsurAbeilleavecbonté;Ortieetmoivoustiendronspourresponsabledesonbien-être.»Ils'exprimaitd'unevoixdoucemaisilyavaitdescrocsdanssesparoles.Sil'autrerépondit,jenel'entendispas.Je lâchai les mains d'Abeille et me penchai sur le Fou. J'avais l'impression de le voir pour la

première fois.Sansnotremomentdeviolente intimité, s'il n'avait pasparlé alors que je plongeaismonpoignarden lui, jene l'eusse jamais reconnu.Seulesavoixm'avaitpermisde l'identifier.Lesloquesqu'ilportaitétaientplusquesales:ellespuaientetpendaientenlambeaux,letissupourri;àpartirdesgenoux,cen'étaientplusquedeseffilochuresbrunâtresetmouillées.Seslongspiedsfinsétaient emmaillotés dans des haillons. Toute sa grâce, toute son élégance avaient disparu. La peausillonnéedebalafresdesonvisageétait tenduesursesos.Il regardaitsanslevoir lecielnuageux,immobileetrésignéàcequeledestinluiréservait.Jeleprévins:«Jevaistefairedescendreduchariot.»Ilacquiesçad'unimperceptiblehochement

detête.Jelebordaidansunedescouverturescommesic'étaitunenfant,puisjepassaimesbrassousluietlesoulevai;uneboufféed'effluvepestilentielparvintàmesnarines.LeFoudansmesbras,jemetournaiversCrible.«Commentnousyprenons-nous?»Ilsedirigeaitdéjàverslapierre.Ilmejetaunregardpar-dessussonépaule.«Sivousnesavezpas,

commentlesaurais-je?»Sonsourireexprimaitàlafoislarésignationetl'angoisse.Ilnereculeraitpas ; il était prêt à risquer savieparceque je le lui demandais, àmeprêter sonénergiepourunetentativequipouvaitsesolderparnotremortàtous.Jeneméritaispasuntelami.LeFoudansmesbras,jeluiemboîtailepassurlapisteenneigéequimenaitàlapierredressée.Jejetaiunregardenarrière.Nuln'avaitbougédanslechariot;lesiègeduconducteurétaitvide.

ToustroissuivaientnotreascensiondesquelquestoisesrocailleusesquinousséparaientdelapierreduJugement.Àmi-voix,jem'adressaiàCrible:«Commentavez-vousfait,Umbreetvous,quandilvousaemmenéavecluiparlespiliers?—Ilm'aprisparlebras,etj'aipenséàOrtie;quandilestentrédanslapierre,jel'aisuivi.C'était

unpeucomme…mafoi, commequandquelqu'undeglacésecollecontrevousdans le lit etvousprend votre chaleur.Et puis nous sommes ressortis. Le plus difficile, dans l'affaire, ç'a été d'aiderUmbreàdescendrelacollineenpleinetempêtedeneigeetd'arriverjusqu'àl'auberge.C'estlàquej'aieubesoinde toutesmes forces,nonen traversant lespierres.» Il indiqua leFoude la tête.«C'estvraimentsireDoré?—Oui.»Ill'examina,l'airdubitatif.«Commentlesavez-vous?—Jelesais.»Iln'insistapas,maisdemandaalors:«Commentallez-vousl'entraînerdanslapierre?Êtes-vous

liéàlui?—C'étaitlecasilyalongtemps;j'espèrequeçasuffira.»Jesecouailatête.«Ilfautquej'essaie.»Ilavaitralentilepas.«Jemerendscomptequ'ilyabiendeschosesquej'ignoresurvousmalgré

lesannées,malgrétoutcequ'Ortiem'araconté.»Laneigeavaitcessé,etl'éclatdujoursedissipait.

«Nous risquonsdenousperdre,n'est-cepas?Nousn'avons jamais tenté cette expérience,vousetmoi,etvousvoulezemmenersireDoréavecnous.Nouspourrionstouslestrois…—Nousperdre.»J'avaisachevé laphraseàsaplace,disant touthautcequenouspensions tous

deux.L'énormitédecequejeluidemandaism'apparutsoudain;c'étaittrop;jen'avaispasledroit.C'étaitmonami,maisjesavaisdésormaissansl'ombred'undoutequ'ilétaitbienplusqu'unamipourOrtie.Avais-je ledroitde risquersavie?Non.«Crible, riennevousobligeàm'accompagner. Jepeuxtenter l'aventureseul,etvous,ramenerAbeilleàFlétriboispourveillersurelle.J'enverraiunpigeondèsquenousseronsarrivésauchâteau.»Il croisa les bras sur sapoitrine et les serra comme s'il avait froid–ou comme s'il cherchait à

contenirsespeurs.Sesyeuxnoirsseplantèrentdanslesmiens,sanscomédie,sansindécision.«Non;jeviensavecvous.J'aivuvotreexpressiondanslechariot,etjevousaivuchancelerendescendant;vousavezdûdépenserlaplusgrandepartiedevotreénergiepourlesoigner.Vousenavezbesoin,j'enai.Ortieditquej'auraistrèsbienpuêtrehommeligeduroi,sij'avaisvoulu.—Maisvousavezpréféréunereine»,fis-jeàmi-voix,etilsouritsansrépondre.Nous nous trouvions devant la colonne. J'examinai le glyphe qui nous conduirait aux Pierres

Témoins,nonloinduchâteaudeCastelcerf,etlaterreurm'envahit.LeFouentremesbras,jesentislapeur quimontait enmoi et la lassitudequim'accablait.Avais-je déjà épuisé les forces dont j'avaisbesoin?Jebaissailesyeuxsursonvisageravagé;ilnebougeaitpas,et,peuàpeu,cetteimmobilitém'emplitàmon tour.Je jetaiunregardàAbeillepar-dessusmonépaule.Ellem'observait,et je luiadressaiunpetithochementdetête;ellemeréponditd'unvaguesignedelamain.Commes'il lisaitdansmespensées,Criblemesaisitpar lebras,et jeprisunlongmomentpour

m'imprégner de sa présence.Mon vieil ami, d'une fidélité que je neméritais pas. Je déplaçaimespenséescommelanavetted'untisserand,duFouàCrible,deCribleàmoi,etainsidesuite ; jemerappelai nos amitiés, les épouvantes que nous avions connues, et les façons dont nous y avionssurvécu.«Es-tuprêt?demandai-jeauFou.—Jesuisavec toi»,assura-t-il,et jesentisquec'étaitvrai.Ainsiqu'Umbre l'avaitdécrit, j'avais

l'impressiond'uneespècedeharnaisàquoim'accrocher,commesijemetenaisàunchevalpuissantpourtraverserunfleuveprofondetglacé.JeserraileFoucontremapoitrineetnouspénétrâmesdansl'obscuritédelapierre.

18

Letempsdelaguérison

Lesdevoirsd'unhommeligesontsimples:ildoitd'abordsemaintenirenexcellentesantéphysiqueafind'êtresûrdedisposerdetoutesonénergiequandleroilaluidemandera.Ildoitaussiavoirunegrandeaffinitépourceluiqu'ilsert;lemieuxestqu'ilaitpourceluiquipuiseralaforced'Artenluiuneprofondeestimeplusqu'unsimplerespectétayéparlesensdudevoir.Dansl'idéal,cetteestimeseramutuelle.L'artiseurquiempruntel'énergied'unhommeligesedoitde

garder le bien-être de son équipier au premier plan de ses pensées, car, une fois que l'homme ligeremet la maîtrise de ses réserves d'énergie à l'artiseur, il ne peut plus faire demi-tour. Avecl'expérience, il apprendra à signaler à son partenaire qu'il approche des limites de ce qu'il peutdonner,et ilestessentielque l'artiseuren tiennecompteafindenepasrompre le liendeconfianceindispensabledanscetterelation.

Delaformationd'unhommelige,parlamaîtressed'ArtEncrier

Nous tombâmes du pilier dans la neige qui couvrait le sommet où se dressaient les PierresTémoins.Elleétaitfraîche,immaculée,etnousmontaitjusqu'audessusdesgenoux.Jetrébuchaienyenfonçant,mais je réussisàmerattraperetànepas laisser tomber leFou.Cribleémergeadans lecrépuscule obscur, toujours agrippé àmon bras. J'inspirai profondément l'air froid. « C'était loind'êtreaussidurquejelecraignais»,fis-je,haletant.J'étaisàboutdesoufflecommesij'avaisgrimpéune côte raide en courant, et une migraine d'Art me martelait le crâne, mais nous étions arrivésindemnes.J'avaisl'impressionqueseulsquelquesinstantss'étaientécoulésetquejem'éveillaisd'unlong sommeil ;malgrémonmal de tête, jeme sentais reposé. Je gardais le souvenir de ténèbresconstellées où les étoiles brillaient en dessous de nous aussi bien qu'au-dessus, derrière et devantnous.Nous étions sortis de cet infini pour prendre pied sur le versant enneigé près du château deCastelcerf.Soudain, Crible s'effondra dans la neige avec une inertie effrayante, comme si ses os étaient

devenusmous.Serrant leFou contremoi, jem'agenouillai prèsde lui. «Crible ?Crible ! » fis-jebêtement,commes'ilavaitseulementoubliémaprésenceetdécidédeselaissertomberfacecontreterre.JelâchailesjambesduFoupourlesaisirparl'épauleettâcherdeleretourner.Ilneréagitniàmavoixniàmoncontact.«Crible!»criai-jeànouveau,et,àmongrandsoulagement,j'entendisenréponseuncriquivenaitdubasdelacolline.Jeme tournai et j'aperçusun adolescent qui venait vers nous, freinépar la neige, une torche au

poing ; derrière lui, deux chevaux s'échinaient à tirer un traîneau le long de la pente raide. À lalumière dansante, je vis leur robe fumer. Une jeune fille en montait un troisième, et je reconnussoudainOrtie;jel'appelai,etellepiquasamonturepourl'obligeràavancerplusvitedanslaneigeépaisseetàdoublerlelentattelage.Elleparvintànouslapremièreetsautaàterrepours'agenouillerprèsdeCrible;ellelepritdanssesbrasetlesoulevapourplacersatêtesursonsein,etelleréponditainsiàtouteslesquestionsquejemeposaissurleurrelation.Malgrélafaiblelumière,jediscernainettementl'éclatdecolèrequibrillaitdanssesyeuxquandellemejeta:«Queluias-tufait?»Jenementispas.«Jemesuisservidelui,et,parinexpérience,plusquejenelevoulais,hélas.Je…

jepensaisqu'ilm'arrêteraitsijepuisaisenluiexcessivement.»Jebredouillaiscommeungaminprisenfautedevantsafureurprofondeetfroide.Jeravalaimesexcusesinutiles.«Installons-lestouslesdeuxsurletraîneauetconvoquonsdesguérisseursetleclanduroi.Tumedirasplustardcequetuassurlecœur.

—Compte surmoi », répliqua-t-elle durement, puis elle se tourna pour donner ses ordres.Desgardes se précipitèrent, et plusieurs d'entre eux poussèrent des exclamations atterrées enreconnaissantCrible.JenevoulusconfierleFouàaucund'entreeuxetleportaimoi-mêmejusqu'autraîneau,oùjel'allongeaietm'assisàcôtédelui.Dans la neige désormais légèrement tassée, les grands chevauxdescendirent le versant plus vite

qu'ilsnel'avaientmonté.Pourtant,ilmesemblapasseruneéternitédanslenoiretlefroidavantdevoirapprocherlestoursilluminéesduchâteaudeCastelcerf.Ortieavaitremissamontureàungardepour rester auprès de Crible ; s'ils avaient préservé le mystère sur leur relation, le secret étaitdésormais éventé : elle lui parla tout bas d'un ton pressant, et, quand il bougea enfin et réussit àrépondred'unevoixfaible,ellesepenchapourluidonnerunbaiserému.Le traîneau ne s'arrêta pas aux portes et nousmena droit à l'infirmerie où nous attendaient les

guérisseurs.Sansprotester, je les laissaiemporterCribleenpremieretmechargeaimoi-mêmeduFou.Ortiecongédia lesgardesen leurpromettantdesnouvellesdèsqu'ilyenaurait.Lasalleétaitlongue,bassedeplafond,etheureusementvided'autrespatients.Était-celamêmeoùjem'étaisrétablijadis de ma mésaventure dans les piliers d'Art ? Des lits s'y alignaient, un peu comme dans unecaserne;onavaitdéjàétenduCriblesurl'und'eux,etj'éprouvaiunsoulagementeffrayantàl'entendreprotesterfaiblement.J'allongeaidélicatementleFouàdeuxlitsdelà,sachantqu'Ortieauraitbesoinderesterquelquetempsàl'écartdemapersonne.JesongeaisàCribleavecabattement;jenepensaispas luiavoir infligédesdégâtsdéfinitifs,mais,dansmon ignoranceetdansmonangoissepour leFou,j'avaiscomplètementnégligédesurveillerl'énergiequejeluiempruntais.Jem'étaisservideluisansménagement,et,s'ilm'envoulait,jel'auraisbienmérité.Maisjem'étonnais:avais-jeeubesoindetantpuiserenluipourfairetraverserlepilierauFou?Surlesinstructionsd'Ortie,lesguérisseurss'étaientassemblésautourdesonlit.SeulavecleFou,

j'ôtaisesvêtementsetleslaissaitomberparterreenuntaspuant;cequ'ilsdévoilèrentm'horrifia.Onl'avait torturéavecsoin,etonavaitdûyconsacrerbeaucoupdetempsàenjugerpar lesanciennesfracturesmalressoudéesetlesentailleshâtivementpansées,oupeut-êtrevolontairementmalpansées,sibienquedescrêtesdetissucicatriciels'étaientforméeslàoùlachairavaitétéreferméeaveclesbordsdécalés.Unesuitedebrûluressursonbrasgauchecomposaitpeut-êtreunmot,maisdansaucunalphabetniaucunelangueconnuedemoi.Sonpiedgauchen'avaitplusdepiedquelenom,torduversl'intérieur, paquet de chair piqueté d'excroissances là où les os pointaient sous la peau, les orteilsnoirâtres.La crasse qui le couvrait m'affligeait autant que son état physique. Le Fou avait toujours été

impeccable, méticuleux quant à sa vêture, sa coiffure et son hygiène personnelle. Aujourd'hui, lasaletéétaitincrustéedanssapeau,etlapluieyavaitdessinédescoulures.Certainsdeseseffetsétaientsi raides que je crus les briser en les retirant. Une pomme était cachée sous son pourpoint ; ellerejoignitlerestedesesaffaires.Préférantnepastropledéplacer,jeprismoncouteau,découpailetissufatiguéetletiraidélicatementd'endessousdelui.L'odeurétaitatroce.Lesyeuxentrouverts,ildevaitêtreconscient,maisilnebougeaqu'aumoment

oùjem'enprisàsessous-vêtements;ilportaalorssesmainscouturéesdecicatricesaucoldesonmaillotdecorps.«Non,dit-ild'unevoixfaible.— Fou ! répliquai-je sur le ton de la réprimande, et je m'efforçai d'écarter ses mains, mais il

resserra sa prise et résista avec une force inattendue. Je t'en prie », dis-je tout bas,mais il secoualentement la tête ;desmèchesencolléesdecrasserestèrentsur l'oreiller,et jen'euspas lecœurdem'opposerdavantageàsavolonté.Qu'ilemportesessecretsdanslatombe,sic'étaitsonsouhait;jene ledénuderaispasdevant lesguérisseurs. Je tiraiunecouverturede lainesur lui,et ilpoussaunsoupirdesoulagement.

Uneguérisseuses'approcha.«Commenta-t-ilétéblessé?Perd-ildusang?»Elle s'efforçaitdemaîtrisersondégoût,maisj'avaismoi-mêmedumalàsupporterl'odeurduFou.«Onl'atorturéetilavoyagélongtempsensouffrantdegrandesprivations.Apportez-moidel'eau

chaude et des linges, s'il vous plaît, que je lui fasse un peu de toilette pendant que vous allez luichercherunbonbouillondebœuf.»Jelavisavalersasalive.«Entantqu'apprentie,j'aipourattributiondenettoyerlesblessés.—Entantquesonami,j'enfaismontravail.Jevousenprie.»Elles'efforçadedissimulersonsoulagement.«Puis-jeemporterceshaillons?»demanda-t-elle,et

j'acquiesçaidelatête.Ellepinçaleslèvres,ramassaletasdevêtementsets'enallaenhâte.Alorsqu'ellesortaitparlaporteaufonddelasalle,Umbreentra.Ilétaitvêtuavecraffinement,de

plusieursnuancesdevert,etjecomprisqu'ilavaitdûtrouverunprétextepours'absenterdelasoirée.Lourdl'accompagnait,enlivréedeCastelcerf,ainsiqu'unefemmequejenereconnuspas,peut-êtreuneapprentieartiseuse.Peuaprès,ungardeouvrit laporte,etleroiDevoirapparut,Kettrickensurlestalons.Touteactivitécessadansl'infirmerie.L'anciennereineeutunmouvementimpatientdelamainetpassadevantUmbrepours'arrêterauchevetdeCrible.«Luiaussiaétéblessé?Onnem'enavaitriendit!»Ortie se redressa, le menton volontaire, et elle déclara d'un ton respectueux : « Ma dame, je

préconiseuneguérisond'Artprivéepourcesdeuxhommes.Puis-jerenvoyerlesguérisseurs?»L'apprentierevenaitavecunseaud'eaufumanteetplusieurslingespropressurl'épaule;ellejetaun

coupd'œil hésitant auxnouveauxvenus,mais je pris la liberté de l'appeler dugeste.Elle réussit àfaireunerévérencemaladroitedevantleroisansrenverserd'eaupuissehâtademerejoindre.Elleposasonseauetarrangeasoigneusement les lingessur lepieddu lit,puiselle regarda l'assembléeroyale;manifestement,c'étaitunepremièrepourelle,etellenesavaitsielledevaits'inclinerdevantlespersonnesprésentesoupoursuivresontravail.«Monroi,s'ilvousagrée,c'est iciquej'emploiemonexpérienceetmonsavoir.»L'hommequi

parlaitainsidevaitêtrelemaîtreguérisseur;protestait-ilcontresonévictionalorsqu'ils'estimaitlepluscompétentpour la tâcherequiseoubiens'offusquait-ilseulementqu'onprîtsaplace?Jem'enmoquais,etlesmondanitésnem'intéressaientpas;queleguérisseurdiscutâtavecOrtieautantqu'illevoulait:jesavaisd'avancecommentlaquestionseraitrésolue.Jecongédiail'apprentied'ungeste,etelles'éloigna,visiblementsoulagée.Sourdàlacourtoisedisputeencours,jememisautravail.J'humectaiunlingedansl'eautièdeetlepassaidoucementsurlevisageduFou;ilprituneteinte

gris-marron. Je le rinçai et répétai l'opération. Des larmes jaunes et visqueuses se formèrent ànouveauaucoindesyeuxdemonpatient,et jem'interrompis.«Je tefaismal?demandai-jeàmi-voix.—Ilyasilongtempsqu'onnem'apastouchéavecbienveillance…—Fermelesyeux»,dis-jed'unevoixrauque,carjenesupportaispassonregardaveugle.Jelui

nettoyailevisageunetroisièmefois;lacrasseétaitincrustéedanschacunedesesridesetunmucussec était collé sur sespaupières ; j'en eussepleuré,mais jemecontentai d'essorer ànouveaumonlinge.Dansmondos,laquerellesepoursuivaitavecunepolitesseextrêmequimemettaitenfureuretmedonnaitenviedeleurcrierdesortiroudesetaire.Matâchem'apparaissaitsansespoir; ilétaitplusrésistantquejenel'avaisjugé,maissonorganismeétaittropabîmé;iln'avaitplusderéserves.Jel'avaisconduiticipouruneguérisond'Art,mais,alorsquejelavaislentementunemainracorniepuis l'autre, l'étendue de ses maux m'accablait. Si nous ne reconstituions pas ses forces avant decommencer, ilnesurvivraitpasàl'opération,mais,sinousn'opérionspasrapidement, ilnevivraitpasassezlongtempspourreconstituersesforces.Mespenséestournaientenrond;jenousavaistousmisendangerpouruneguérisondontilnesortiraitpasvivant.

JemerendissoudaincomptequeKettrickensetenaitprèsdemoi.Gracieusecommetoujours,elleremercia l'apprentie béante avant de la congédier. Le silence était tombé dans la salle, et je sentisqu'Ortieavaitemportélapartie;lesguérisseursétaientsortisetlecland'Arts'assemblaitauchevetdeCrible.UmbredisaitavoirdéjàvucegenredephénomèneetassuraitàmafillequetoutiraitbienetqueCribleavaitseulementbesoind'unsoliderepasetdequelquesjoursdesommeilpourserétablir;il s'opposait à une intervention d'Art et préconisait la chère et le repos.Criblem'avait donné plusd'énergie qu'il ne pouvait se le permettre, mais il était solide et vaillant, et Ortie n'avait pas às'inquiéterpourlui.Dansuncoindematête,jemedemandaiscommentillesavait.Seservait-ildeLourdsansplusde

ménagement ? Ou bien avait-il épuisé les forces de Calme, et dans quel but ? Plus tard ;j'approfondiraislaquestionplustard;d'ailleurs,ilavaitsansdouteraison,àenjugerparmapropreexpérienceavecleroi-servantVérité.Dansmonaffolement,jen'avaispassongéunesecondequejerisquaisdepuiserdanslesréservesdeCribleaupointdenelaisserdeluiqu'unidiotbavant.Monamietlecompagnondemafille!Jeleurdevaisdesexcusesàtouslesdeux;maisplustard.Parce qu'Ortie s'approchait du lit duFou.Elle le parcourut du regard comme s'il s'agissait d'un

cheval dont elle envisageait l'acquisition, puis elle leva les yeux versmoi et les détourna aussitôt,d'unemanièrecurieusementsimilaireàcelled'Abeille.Elles'adressaàunejeunefemmeprèsd'elle.«Qu'enpensez-vous?»luidemanda-t-elledutond'unprofesseuràsonélève.L'autre inspira profondément, tendit lesmains et les déplaça lentement au-dessusduFou sans le

toucher. Ilsepétrifiacommes'ilsentaitsesgesteset luienvoulaitdecetteabsencedecontact.Elleopéraundeuxièmepassage,puisellesecoualatête.«Jevoisd'anciensdégâtsquenouspourronsounonréparermieux;apparemment,ilnesouffrepasdeblessuresrécentesquilemettentendangerdemort immédiat. Il y a quantité d'éléments étranges, voire anormaux, dans son organisme,mais jen'estimepasnécessaireuneinterventiond'Art;d'ailleurs,vusamaigreur,jepensequenousferionsplusdemalquedebien.»Ellefronçalenezetrenifla,seulsignequ'elleéprouvâtdudégoûtpoursonpatient.Elleattenditlejugementd'Ortiesursondiagnostic.«Jesuisd'accord,ditcelle-ciàmi-voix.Vouspouvezaller,vousetlesautres;jevousremerciede

vousêtrerassemblésaussivite.—Maîtresse d'Art… » La femme s'inclina. Ortie s'éloigna avec elle et s'arrêta près de Crible

pendantqueleresteduclandeguérisonsortaitsansbruitdel'infirmerie.Kettricken regardait avec une attention extrême l'être délabré allongé sur le lit. Lamain sur la

bouche, elle se pencha sur lui, puis elle se redressa et fixa sur moi des yeux bleus empreintsd'angoisse.«Cen'estpaslui,n'est-cepas?fit-elle,suppliante.Cen'estpasleFou?»Ilbougealégèrement,et,quandsespaupièresdécouvrirentsonregardaveugle,ellerecula.Àmots

entrecoupés,ildit:«J'aimeraisqu'Œil-de-Nuit…soitlàpour…attesterdemonidentité…mareine.—Jenesuisplusreine.Oh,Fou!»D'unevoixoùperçaitunetracedesonespritmoqueurd'antan,ilrépondit:«Vousêtestoujoursma

reine…Etjesuistoujoursunfou.»Elle s'assit gracieusement sur un tabouret bas à son chevet, et, sans me regarder, retroussa

délicatementlespliscomplexesdesesmanches.«Ques'est-ilpassé?»medemanda-t-elled'unevoixtendue.Ellepritunlingepropreaupieddulit, leplongeadansl'eauet,sansmanifesterlemoindredégoût,levalamainduFouetentrepritdelalaver.Unsouvenirlongtempsenfouiremontasoudainàmonesprit:lareineKettrickenfaisantlatoilettedesforgisésmortspourlesramenerdanslegirondenotrepeupleetleurrendreleurhumanitéavantleurinhumation.Ellen'avaitjamaishésité.«Jenesaispasgrand-chosedecequiestarrivéauFou,murmurai-je.Àl'évidence,onl'atorturé,

etilaparcouruunlongtrajetpournousretrouver.PourCrible,c'estmafaute;j'étaispressé,affolé,

etjemesuisservidesonénergiepouremmenerleFouparlespiliersd'Art.Jen'avaisjamaispuisédanslesforcesdequelqu'undansunetellesituation,etj'aidûprendreplusqu'ilnepouvaitdonner;j'espèreseulementnepasluiavoiroccasionnédedégâtsdéfinitifs.—C'estmafaute,chuchotaleFou.— Non, c'est la mienne. Comment pourrais-tu être responsable ? demandai-je presque avec

rudesse.—L'énergie…Ellevenaitde lui…à travers toi…pouraller àmoi.» Il reprit son souffle.« Je

devrais êtremort,mais jeme sens plus robuste que depuis desmois,malgré… ce qui s'est passéaujourd'hui.Tum'asinfuséunpeudesavie.»Cela se tenait. Crible nem'avait pas seulement fourni de quoi voyager avec le Fou à travers le

pilier,ilm'avaitlaisséluiprendredelaforcepourladonnerauFou.Tirailléentrelareconnaissanceet lahonte, jeme tournaiversCrible. Ilneme regardaitpas ;Ortie,assiseà sonchevet, tenait sesmainsentrelessiennes.Pourrais-jeunjourremboursercettedette?Jenelepensaispas.Je revins au Fou. Aveugle, il ne voyait pas que Kettricken, tout en œuvrant soigneusement à

nettoyersesdoigtstordus,avaitlesjouessillonnéesdelarmes.Cesmainshabilesauxlongsdoigts,qui jonglaient avec des balles en bois ou des rubans de soie, qui faisaient apparaître une pièced'argent, qui effectuaient des gestes insultants ou expressifs pour illustrer l'histoire qu'il racontait,réduitesaujourd'huiàdesphalangesenfléesetàdesdoigtssemblablesàdesbrindillesbrisées.«Cen'est pas votre faute, fitKettricken àmi-voix. Je pense queCrible savait ce qu'il donnait ; c'est unhomme généreux. » Elle se tut longuement. « Il mérite ce qu'il a gagné », reprit-elle, mais sansexpliquercequ'elleentendaitparlà.Ellesoupira.«Cen'estpassuffisant;ilvousfautunbainchaud,Fou.Lapudeurest-elletoujoursvotreobsession?»Ileutunpetitbruitdegorgequieûtpuêtreunrire.«Latorturedépouilledetoutedignité.Sousla

souffrance,onhurle,onsupplie,onsesouille;iln'yaplusdepudeurquandonestauxmainsd'unennemi dépourvu de conscience et de scrupule. Aussi, parmi mes amis, oui, la pudeur reste uneobsession, et un cadeau qu'ilsme font ; la restauration d'une parcelle dema dignité d'autrefois. »C'étaitunlongdiscours,quis'achevaparunsoupirsifflant.Kettrickennediscutapasetneluidemandapasnonpluss'ilétaitenétatdesebaignerseul;elledit

seulement : «Où préférez-vous vous installer ?Dans l'ancien appartement de sireDoré ?Dans lachambred'enfancedeFitz?Danslavieilletanièred'Umbre?—Toussontinoccupés?»intervins-je,surpris.Elle me regarda en face. « Pour lui, on peut déménager certaines personnes. » Elle lui toucha

doucementl'épaule.«Ilm'aamenéevivantejusqu'auxMontagnes.Jenel'oublieraijamais.»Ilposaunemaindéforméesurlasienne.«Jechoisisladiscrétion,commejel'airarementfaitpar

le passé. J'aimerais du calmepourme reposer, si c'est possible.Dans la tanière d'Umbre.Et n'êtreconnunicommesireDorénicommeleFou.»Il levasesyeuxbrumeuxetdemanda:«Est-ceuneodeurdecuisinequejesens?»Ilnesetrompaitpas:l'apprentieétaitrevenue,lamainprotégéeparunchiffon,tenantl'ansed'une

marmite couverte ; le couvercle sautillait au rythme de ses pas et laissait échapper des arômes deviande.Un jeune domestique la suivait avec des bols, des cuillers et une panière pleine de petitesmiches.La jeunefilles'arrêtaprèsdeCriblepour leservir,et,àmongrandsoulagement, je levisassezremispourqu'onleredressâtsurdesoreillersetluiproposâtàmanger.SonregardallacroiserlemienderrièreOrtie,etilmefitunsourirecrispé.Unpardonnonmérité;l'amitiédéfinie.Jehochailentementlatête,comptantqu'ilcomprendrait.Ilseraitplusdifficiled'obtenirlepardond'Ortie,jelesavais.L'apprentievintemplirunbolpourleFou.«Peux-tut'asseoirpourmanger?luidemandai-je.

—C'est sans doute la seule activité quim'inciterait à essayer », répondit-il d'une voix sifflante.CommeKettrickenetmoi leredressionsetplacionsdescoussinsdanssondos, ilajouta :«Jesuispluscoriacequetunelecrois,Fitz;jemeurs,certes,maisjerepousserail'échéanceaussilongtempsquejelepourrai.»J'attendis pour répondre que l'apprentie et son assistant eussent fini de servir. Quand ils

s'éloignèrent,jemepenchaietdis:«Restaure-toiautantquetupeux;plustureprendrasdesforces,plusvitetuenregagneras,etplusvitenouspourronstenteruneguérisond'Art.Situlesouhaites.»Kettrickenportalacuilleràseslèvres; ilgoûtalebouillon, l'aspirabruyamment,eutcommeun

gémissementdeplaisiretpuis fitd'un tonsuppliant :«C'est trop lent.Faites-moiboireaubol ; jemeursdefaim!— Attention, c'est brûlant », fit-elle tout en amenant le bol à sa bouche. Il posa ses mains

semblablesàdesserressurcellesdel'anciennereineetbutgoulûmentàmêmelebol,tremblantdubesoindesenourrir.«C'estlui»,fitUmbre.Jelevailesyeuxetledécouvrisdeboutaupieddulit.«Eneffet»,répondis-je.Ilhochalatête,lessourcilsfroncés.«Cribleapumefaireuncompterendupartielavantqu'Ortie

nemechasse.Ilvas'ensortir,Fitz,etcen'estpasgrâceàtoi;c'estl'exemplemêmed'unesituationoùtonignorancepeutnousmettreendanger.SituétaisrevenuàCastelcerfétudieravecleresteduclanroyal,tuauraismieuxmaîtrisétafaçondeteservirdelui.»Jen'avaisnulleenviedediscuterdecesujetavecluiencetinstant.«Vousavezraison,dis-je,et,

comme il restait bouchebée devantma capitulation, j'ajoutai :LeFou aimerait qu'on le loge dansvotreancienneétude.Peut-onarrangerça?Dufeudanslacheminée,desdrapspropres,unerobedechambre,unbainchaudetunbonrepassimple?»Ilnecillapas.«Etdesbaumes,ainsiquedesherbespourfairedestisanesrestauratives.Donne-moi

un peu de temps ; je dois encore affronter une soirée de diplomatie et de négociations, et je doisdemander à Kettricken de m'y accompagner. J'enverrai un page, et tu transporteras le Fou dansl'ancienappartementdedameThymparl'escalierdeservice.Danslapenderie,tutrouverasunfauxfond;passeparlà.Jeregrette,maisjedoisretournerauxfestivitésd'accueil;jeteverraitrèstardcesoiroutrèstôtdemain.—Merci»,dis-je,etilhochagravementlatête.Malgré ma reconnaissance, je savais qu'il y aurait un prix à payer pour les services d'Umbre.

Commetoujours.Kettricken se redressa dans un bruissement de tissu. « Je dois moi aussi regagner la salle des

banquets.»Jetournailatêteet,pourlapremièrefoisdelasoirée,jelaregardaivraiment.Elleétaitvêtue d'un camaïeu de soie bleue avec de la dentelle blanche par-dessus son haut et sa jupe ; elleportaitdesbouclesd'oreillesbleuetargent,etsondiadèmelaissaitpendresursonfrontunréseaudetopazesclaires.Monétonnementdutsevoir,carelleeutunsouriremodeste.«Cesontnospartenairescommerciaux;ilssontsatisfaitsdemevoirarborerleursproduits,etcecomplimentquejeleurfaisfacilite les négociations demon roi avec eux. »Elle sourit à nouveau. «Et, croyez-moi, Fitz, cesornementsnesontrienàcôtédeceuxdenotrejeunereinecesoir!»Jeluisouris.«Jesaisquevouspréférezlestenuesplussimples,mais,envérité,labeautédecelle-

civousrendgrandejustice.»LeFouintervintàmi-voix:«J'aimeraispouvoirvousvoir.»Sesdoigtssecrispèrentsurlebolde

soupevide.Sansunmot,Kettrickenluiessuyalescoinsdelabouche.J'eussevoululuidirequenousleguéririonsetqu'ilretrouveraitlavue;jeregrettaisden'avoirpas

accepté l'offre répétée d'Umbre d'approfondir mes connaissances sur l'Art. Je le regardai en me

demandant sinouspourrions redresser sesosmal ressoudés, restaurer la lumièredanssesyeuxetdissiperlateintegrisedesapeau.Dansquellemesureparviendrions-nousàleremettresurpied?«Jelasouhaite,déclara-t-ilsoudain;laguérisond'Art.Jeneladésirepas;jelaredoute.Maisje

souhaitequ'onlapratique,etleplusvitepossible.»Àcontrecœur, je répondis :«Actuellement,nousaurionsautantdechancede t'acheverquede te

guérir.Ilyatropde…dedégâts,ettuesaffaiblipartoutcequetuassubi,malgrél'énergiequej'aivoléepour te lafournir.»Kettrickense tournaversmoi, interrogative.Ilétait tempsdeleurdireàtouslesdeuxquej'ignoraislaréponse.«Jenesaispasjusqu'àquelpointl'Artpeutterétablir.C'esttonorganismequialederniermot.Lamagiepeutl'inciteràréparercequiestabîmébeaucoupplusvitequ'ilneleferaitnormalement,maiscequ'iladéjàréparé,unefracture,parexemple,mafoi,jenesaispass'ilserapossiblederedresserunossoudédetravers.»Kettrickenfitàmi-voix:«Quandlecland'Artvousaguéri,Fitz,j'aicrucomprendrequ'ilavait

remisenétatdenombreusesblessuresplusanciennes,etquedescicatricesavaientdisparu.»Jenevouluspasluirappelerquecetteguérisonnoncontrôléeavaitfaillimetuer.«Jepensequ'il

faudraprocéderparétapes;etjenetienspasàdonnerdefauxespoirsauFou.—Ilfautquej'yvoie,intervint-ilbrusquement.Plusquetout,j'aibesoind'yvoir,Fitz.—Jenepeuxpastelepromettre.»Kettrickens'écartadulit,etc'estlesyeuxpleinsdelarmesmaislavoixfermequ'elledit:«Jedois

retourneraux tractationscommerciales,hélas.»Elle jetaun regardvers l'entréede l'infirmerieoùUmbrel'attendait.«Jecroyaisqu'ils'agissaitd'unefête,avecdesménestrelsetdeladanse?—Enapparence,oui,maiscesontenréalitédesnégociations;etcesoirjesuisencorelareinedu

royaumedesMontagneset,parconséquent,partieprenantedetoutcequelesSix-Duchéssouhaitentobtenir.Fou,jenepuisvousdécriremessentiments;jesuisempliedejoiedevousrevoir,etempliedepeinedeconstatercequevousavezsubi.»Il sourit, étirant ses lèvres craquelées. «Ceque j'éprouve est similaire,ma reine. »Son sourire

s'imprégnaderegret,etilajouta:«Hormispourcequiestdevoir.»Kettrickeneutunpetitrireoùsedissimulaitunsanglot.«Jereviendraidèsquejepourrai.—Maispascesoir, répondit-ilavecdouceur.Jesuisdéjàsi lasquej'arriveàpeineàgarder les

yeuxouverts.Maistrèsbientôt,mareine;trèsbientôt,s'ilvousplaît.»Elleluifitunerévérencepuiss'enfuitdanslebruissementdesalonguejupeetleclaquementdeses

talons.«Elleabeaucoupchangéetpourtantpasdutout,dit-il.—Tuasl'aird'allermieux.— Un repas, un lit chaud, le visage et les mains propres, la présence d'amis, tout cela guérit

beaucoupdechoses.» Ilbâillasoudainet repritd'un ton inquiet :«Et l'énergiedeCrible.C'estunphénomèneétrange,cetempruntde la forcedequelqu'un,Fitz,etquimerappelleassezceque j'airessentiquandtuasredéversémaproprevieenmoi.C'estuneénergiebourdonnante,quinetientpasen place, une vie volée plus que gagnée. Mon cœur s'en détourne, mais mon corps en demandedavantage. Si c'était une coupe placée devantmoi, je crois que je ne résisterais pas au désir de lavider.»Il repritsonsouffleetse tut,mais j'avais l'impressiondelesentirsavourercetteviequi leparcourait.Jemerappelaislafoliequis'emparaitdemoiaucombatetquimepoussaitàcontinueràmebattreavecviolenceet entrain longtempsaprèsavoir épuisémesmuscles.C'étaitune sensationexaltante,etl'effondrementquis'ensuivaitétaitabsolu:cetteénergieartificielle,unefoisconsumée,exigeaitd'êtreremboursée.Lacraintem'envahit.LeFoureprit:«Néanmoins,jenementaispas.Malgrémonenvied'unbonbain,jenemecroispas

capablederesteréveillépluslongtemps.Jenemerappellepasavoirjamaiseusichaudnil'estomac

siplein.—Jedevraispeut-êtrealorst'emmeneràl'appartementdedameThym.—Tumeporteras?—Jel'aidéjàfait;tunepèsesrien,etçameparaîtlaprocédurelaplussimple.»Ilgardalesilencequelquesinstantspuisdit:«Jepensepouvoirmarcher,aumoinsunepartiedu

trajet.»Saréactionmelaissaperplexemaisjenediscutaipas.Commeenréponseànospropos,unpage

entra ; des flocons de neige parsemaient ses cheveux et ses épaules, et il portait une lanterne. Ilparcourutlasalledesyeuxetlança:«TomBlaireau?JevienschercherTomBlaireau.— Ici ! » répondis-je. Comme jeme retournais, Ortie quitta soudain le chevet de Crible ; elle

m'attrapaparlamanche,m'attiraàl'écartetmeregardaavecuneexpressiondereprochesisemblableàcellequ'avaitMollyquejecrusuninstantsamèresortiedelatombepourmeréprimander.«Ilditquejenedoispastetenirpourresponsable,qu'ils'estportévolontaire.—Non, c'estmoi qui lui ai demandé. Il savait que, s'il nem'aidait pas, j'essaierais seul. Je suis

responsable;etjeregrette.—Jen'endoutepas.»J'inclinailatête.Auboutd'unmoment,ellereprit:«Lesgenst'aimentbeaucoupplusquetunele

mérites,Tom;maistun'arrivesmêmepasàcroirequ'ilst'aimentuntantsoitpeu.»Jem'efforçaisdedigérercettedéclarationquandelleajouta:«Etjefaispartiedecesgens.—Ortie,jereg…—Redis-leencoreunefoisetjetefrappe;jememoquequ'ilyaitdestémoins.Sijedevaisnete

demanderqu'uneseulechose,ceseraitdeneplus jamais répétercesmots ineptes.»Elle se tournaversleFou.«C'esttonamid'enfance.»Autonqu'elleavaitemployé,ellecomprenaitqu'ils'agissaitd'unêtrerare.«C'estvrai.—Ehbien,occupe-toidelui,alors.Cribleseraremisunefoisreposé.»Ellesemassalestempes.

«EtAbeille?Masœur?—Je l'ai laisséeàFitzVigilant ; jepensequeça ira.Jen'aipas l'intentionderester longtemps.»

Mais, alors que je prononçais cesmots, jeme demandai combien de temps dureraitmon absence.Attendrais-jequeleFoueûtreprisassezdeforcespourquenouspussionstenteruneguérisond'Art?Devais-je rentrer àFlétribois demainmatinpar les pierres puis revenir àCastelcerf d'ici quelquesjours?L'indécisionmetaraudait;j'avaisenvied'êtrepartoutàlafois.«SielleestencompagniedeLant,ellen'a rienàcraindre.» Jen'étaispas sûrdepartagercette

opinion,maislemomentmeparaissaitmalchoisipourendébattre,etlesoulagementquiperçaitdanslavoixd'Ortiemepoussait àmedemander si jen'avaispasmal jugé le jeune scribe. Jeme sentiscoupablequandellereprit:«Nousdevrionsenvoyerunpigeonpourlesprévenirquevousêtesbienarrivés.»JejetaiunregardauFou.Ilavaitréussiàs'asseoirdanslelitetàsepasserunecouverturesurles

épaules;ilavaitl'airpitoyablementfaibleetunsiècleplusvieuxquemoi.«Jem'encharge,ditOrtiesansmelaisserletempsdeluidemander.Veux-tuquej'appelleungarde

pourt'aideràdéplacertonami?—Jepensequenousyarriveronsseuls»,répondis-je.Ellehochalatête.«Jem'endoutais;tutiensàcequelemoinsdegenspossiblesoientaucourant

desaprésenceici.Jenecomprendsvraimentpaspourquoi,maisjerespectetonamourdusecret.Laplupart des domestiques sont occupés au banquet, alors, si tu fais attention, tu devrais pouvoirl'emmenersanstefaireremarquer.»

JeconduisisdoncleFouchezdameThym;cefutuntrajetinterminable,froidethumidepourtousles deux, car il insista pour traverser la cour par lui-même, en claudiquant, sa couverture sur lesépaules,lespiedstoujoursemmaillotésdehaillons,battuparleventetlaneige.Emprunterlesportesetlesescaliersdeservicenousobligeaitàcontournertouteslespartiescommunes.LeFous'agrippaàmonbraspourmonterlesdegrésétroits,etjelesentiss'appuyerdeplusenpluslourdementsurmoiàmesurequenousmontions.Lejeunegarçonquinousguidaitnecessaitdenousjeterdesregardsàlafois perplexes et soupçonneux, et je finis parm'apercevoir quemes vêtements étaient couverts dusangduFou;jen'essayaipasdem'expliquer.Àlaportedel'appartementdedameThym,lepagefithalteetmeremitunegrossecléauboutd'un

épaiscordonbleu;jeprisaussisapetitelanterneetlecongédiai.Ilnesefitpasprier.«DameThym»n'existaitplusdepuisdesdizainesd'années,maisunerumeurpersistantedisaitqu'ellehantaittoujourslespiècesqu'elleavaithabitées;cettecroyancearrangeaitUmbrequicontinuaitàl'entretenir.Lachambreoùnousentrâmesétaitplongéedanslapénombreetsentaitlerenfermé;surunetable

poussiéreuse,uncandélabredispensaitunemaigre lumière.Uneodeurdevétustémêléeàunvieuxparfumtropfort;unefemmeâgée.«Jevaism'asseoirunmoment»,ditleFou,etilfaillitmanquerlefauteuilquejeluiprésentai;ils'yassitmoinsqu'ilnes'yeffondra,puisilrestaimmobileàreprendresonsouffle.J'ouvrislapenderieetmetrouvaidevantdespilesserréesdevieillesrobesetchemisesdenuit;à

l'odeur,oneûtditqu'ellesn'avaient jamaisété lavées.Pestantcontre l'incuried'Umbre, jememisàgenouxetmeglissaisouslesétagèrespourtoucherlepanneaudufond.Jelefrappaidesdoigts,lepoussaietletiraijusqu'aumomentoùilpivotasoudain.«Ilvafalloiryalleràquatrepattes»,dis-jeauFoud'untonaigre.Ilneréponditpas.Il s'était endormi. J'eus du mal à le réveiller, et je dus quasiment le traîner derrière moi par

l'ouverturebasseaufonddelapenderie;jel'aidaisàs'installerdanslevieuxfauteuild'Umbreprèsdufeu,puisretournaidansl'appartementverrouillerlaported'accèsetéteindrelesbougies.Letempsquejerevinsseprèsdelui,ilrecommençaitàsomnoler;jeleréveillaiànouveauetluidemandai:«Lebainoulelit?»Lebaquetquifumaitencoreembaumaitlachambred'unparfumdelavandeetd'hysope;unechaise

àdosdroitétaitposéeàcôtéd'unetablebassesurlaquellesetrouvaientuneserviette,unpotdesavonmou,untissudetoilette,unetuniqueencoton,unerobeenlainebleued'unecoupesurannée,etdesbasépais.Toutcelaservirait.LeFousedépliaitcommeunpantinabîmé.«Lebain,murmura-t-il,etiltournasonregardaveugleversmoi.—Parici.»Jeprissonpoignetdécharnéd'unemain,passaimonautrebrasautourdesesépauleset

leconduisisàlachaise.Ils'ylaissatombersilourdementqu'ellefaillitserenverser,puisilrestasansbouger, le souffle court.Sans riendire, jem'agenouillai et entreprisd'enlever les longs rubansdetissuuséquiemmaillotaientsespieds;ilspuaientetétaientsicolléslesunsauxautresquejeduslesdéchirer.J'évitaisderespirerparlenez.«À côté de toi, il y a une table avec tout ce dont tu as besoin pour te laver, et de quoi te vêtir

ensuite.—Deshabitspropres?»fit-ilcommesijeluiavaisdonnéuntasd'or.Iltâtonna,etsamainvoleta

comme un papillon sur le trésor que je lui offrais. Il prit le pot de savon, le huma et eut ungémissement qui me fendit le cœur. Il le reposa délicatement. « Ah, Fitz ! Tu n'imagines pas ! »s'exclama-t-il d'une voix brisée. Puis il leva son bras maigre et me chassa d'un geste de sa maindéformée.Jen'insistaipas.«Appelle-moisi tuasbesoindemoi»,dis-je ; jeprisunebougieetmerendis

auprèsdesétagèresàmanuscrits. Ilécoutamespaseteut l'airmécontentdelesentendres'arrêteràl'autreboutde lapièce,mais jenepouvais lui accorderdavantaged'intimité ; jene tenaispasà le

retrouverlapudeursauvemaisnoyédanslebaquet.JefouillaiparmilesparcheminsetensortisunsurledésertdesPluies,mais,quandjel'apportaisurlatable,jem'aperçusqu'Umbrem'yavaitdéjàdisposédelalecture:troistextessurlamanièrecorrectedeprépareretd'utiliserun«hommelige».Mafoi,iln'avaitpastort;mieuxvalaitquej'apprissecestechniques.Jeportailesparcheminsjusqu'àl'ancienlitdemonmentor,allumaiunchandelier,ôtaimesbottes,arrangeailesoreillersetm'installaipourlire.J'avaisparcouruun tiersdupremierdocument,quidécrivaitde façonennuyeuseetexagérément

détaillée la sélection d'un candidat capable de prêter son énergie, quand j'entendis un léger bruitd'eau: leFouvenaitdeseglisserdanslebaquet.Cefutensuite lesilence.Je lusmonmanuscritenlevantrégulièrementlesyeuxpourm'assurerqu'ilnes'étaitpasendormietnesenoyaitpas;aprèsavoirlongtempstrempé,ilentrepritlentementdeselaverenpoussantdepetitsgémissementsàlafoisdedouleuretdedétente.Ilpritsontemps.J'avaisattaquéletroisièmetexte,plusutile,quidécrivaitlessymptômesspécifiquesindiquantqu'unhommeligedépasseseslimites,avecdesinformationssurlafaçonde lui rendredesforces lecaséchéant,quandj'entendis leFoupousserungrandsoupirpuissortirdubaquet.Jeneleregardaipas.«Tuarriverasàtrouverlesserviettesetlarobe?—Jemedébrouillerai»,répondit-il,laconique.J'avaisfinimonparcheminetm'efforçaisdegarderlesyeuxouvertslorsqu'ildit:«J'aiperdumes

repères.Oùes-tu?—Ici;surlelitd'Umbre.»Même sortant du bain et habillé proprement, il faisait encore peur à voir. La vieille robe bleue

tombaitsurluicommelavoilureflasqued'uneépave;lepeudecheveuxquiluirestaitétaitplaquésursoncrâneparl'eauetluidescendaitàpeineendessousdesoreilles.Sesyeuxaveuglesfaisaientdeux terriblespointsmorts aumilieude sonvisage émaciémaisvivant.Sa respiration évoquait lebruitd'unsouffletcrevé.Jemelevaietleprisparlebraspourleguiderjusqu'aulit.«J'aileventreplein,jesuispropreetj'aichaud;j'aidenouveauxvêtements,unlitmoelleux.Sije

n'étaispasaussiépuisé,j'enpleureraisdesoulagement.—Dors,plutôt.»J'ouvrislelit,etils'assitaubord.Desmains,iltapotalesdrapspuislesoreillers

arrondis.Ildutfaireuneffortpourleverlesjambesetlesglissersouslescouvertures.Quandilsefutallongé,jelebordaicommejelefaisaispourAbeille.Ilagrippal'ourletducouvre-lit.«Resteras-tuicicettenuit?»C'étaitunequestion,nonunerequête.«Situlesouhaites.—Oui,siçanetedérangepas.»Je l'examinai sanshonte.Débarrasséesde leurcrasse, les scarificationssedécoupaientnettement

sursonvisage.«Çanemedérangepas»,murmurai-je.Ilfermasesyeuxbrumeux.«Terappelles-tu…uneoccasionoùjet'aipriéderesterprèsdemoi

pourlanuit?—DanslatentedesAnciens,surAslevjal.»Jemesouvenais.Nousnoustûmesunmoment,puisle

silencesepoursuivit,etjelecrusendormi;jemesentissoudainépuisé.Jecontournailelit,m'yassispuism'allongeaiprèsduFouavecautantdedélicatesseques'ils'agissaitd'Abeillebébé.Jesongeaialorsàelle ;quelle journée je luiavais faitvivre !Dormirait-ellebiencettenuitousebattrait-ellecontre des cauchemars ?Resterait-elle dans son lit ou irait-elle se cacher derrière lemur demonbureau?Quelleétrangepetitegamine!Jedevaism'occupermieuxd'elle;jelevoulaisdetoutmoncœur, je le voulais, mais des obstacles venaient toujours se placer entre nous. Et je me trouvaisaujourd'huiàdes journéesdevoyaged'elle,après l'avoirconfiéeàunhommequejeconnaissaisàpeine–etquej'avaisinsulté.«Pasdequestion?»demandaleFoudansl'obscurité.

Je songeaiquec'étaitplutôt à luideposerdesquestions, àcommencerpar :«Pourquoim'as-tupoignardé?»«Jetecroyaisendormi.—Çanevapastarder.»Ilsoupiracommes'ilsedéfaisaitdupoidsdumonde.«Tum'accordestant

deconfiance,Fitz!Lesannéespassent,jereviensdanstavie,ettumetues.Puistumesauves.»Jen'avaispasenviedeparlerdemonagressionsurlui.«Tamessagèreestarrivéejusqu'àmoi.—Laquelle?—Unejeunefilleauteintpâle.»Il se tutpuis réponditd'un tonempreintdepeine :«Je t'aienvoyéseptcouplesdemessagersen

l'espacedehuitans;etunseularéussiàpasser?Sept couples ; sur quatorze messagers, un seul était parvenu jusqu'à moi, peut-être deux. Une

grandeangoissemontaenmoi:devantquoileFouavait-ilfui,etétait-ilencorepoursuivi?«Elleestmortepeuaprèssonarrivée;ceuxquilapourchassaientluiavaientinjectéuneespècedeparasitequiladévoraitdel'intérieur.»Ilgardalongtempslesilence.«Ilsadorentcegenredeprocédé:unelentesouffrancequis'aggrave

inévitablement.Ilssedélectentquandceuxqu'ilstourmententespèrentetimplorentlamort.—Quiça,ils?demandai-jeàmi-voix.—LesServiteurs.»Savoixétaitdevenueatone.«LesServiteurs?—C'étaitleurrôleautrefois.LeursancêtresservaientlesBlancsàl'époqueoùlesprophètes,mes

aïeux,existaientencore.—TuesdoncunBlanc?»Onpossédaitpeudedocuments sur eux, et, ceque j'en savais, je le

tenais principalement du Fou lui-même. Vivant jadis aux côtés et au milieu des humains, ilsjouissaient d'une grande longévité, du don de prophétie et de la faculté de voir tous les avenirspossibles ; leur race s'éteignait, et, à force demétissage avec les hommes, ils avaient perdu leurscaractéristiquesuniques,mais,àquelquesgénérationsd'intervalle,unêtresemblableauFounaissait,unvraiBlanc,créaturerare.Ileutungrognementsceptique.«C'estcequ'ilsvoulaienttefairecroire,etàmoiaussi.Lavérité,

Fitz,c'estqu'enmoicouleassezdesangdeBlancpourqu'ilsemanifestepresquecomplètement.»Ilprituneinspirationcommepourcontinuer,maissecontentadepousserungrandsoupir.J'étaisperdu.«Cen'estpascequetum'asditilyadesannées.»Il tournalatêtesurl'oreillecommepourmeregarder.«Cen'estpascequejecroyaisilyades

années. Jene t'aipasmenti,Fitz : je t'ai répété lemensongequ'onm'avaitappris, lemensongequej'avaiscrutoutemavie.»Jen'yavaisjamaiscrumoi-même,maisjenepusm'empêcherdedemander:«Tun'esdoncpasun

Prophèteblanc?EtjenesuispastonCatalyseur?—Comment?Biensûrquesi!MaisjenesuispasunBlancpur;ilyadessièclesqu'aucunBlanc

purn'estapparudanscemonde.—Alors…l'Hommenoir?—Prilkop?Ilétaitbeaucoupplusâgéquemoi,etsansdouted'unelignéepluspure;et,àlafaçon

desBlancsd'antan,ilavaitfoncéenvieillissant.— Je pensais qu'il s'assombrissait àmesure qu'il accomplissait sesmissions de Prophète blanc,

qu'ilfonçaitenproportiondesaréussiteàmettrelemondesurunmeilleurchemin.—Ah,Fitz!»Ilavaitl'airlasettriste.Aprèsunlongsilence,ildit:«Jenesaispas.C'estcedont

lesServiteursm'ontdépouillé:toutcequejecroyaissavoir,toutesmesconvictions.T'es-tudéjàtenusuruneplagealorsque lamaréemonte?As-tusenti lesvaguesentourer teschevillesetaspirer le

sable sous tes pieds ? C'est ma vie désormais ; chaque jour, je m'enfonce un peu plus dansl'incertitude.»Millequestionssebousculaientdansmatête,et,toutàcoup,jecomprisquejem'étaisbeletbien

convaincu qu'il était un prophète et que j'étais son Catalyseur ; je l'avais cru, j'avais supporté lesépreuvesqu'ilavaitprédites,etj'avaiseulafoi.Etsitoutavaitétéunmensonge,unetromperiedontilavaitétélavictime,etmoiaussiparcontrecoup?Non.Jenepouvaispaslecroire;jenedevaispaslecroire.«Ya-t-ilencoredequoimanger?J'aidenouveaufaimtoutàcoup.—Jevaisvoir.»Jedescendisdulitetm'approchaidel'âtre.Leserviteurqu'avaitenvoyéUmbre

avaitbienfaitleschoses;unemarmitecouverteétaitsuspendueaucrochetdelacheminée,unpeuàl'écartdesbraisesafindegarderlecontenuauchaudsanslefairebrûler.Jel'attiraiàmoipourjeteruncoupd'œilàl'intérieur:unpouletyavaitcuitjusqu'àneplusformerqu'unemassedechairdansunépaisbouillonbrun;oignons,célerietnavetsecôtoyaientamicalementdanslasauce.«Dupouletàl'étouffée,dis-je.Veux-tuquejet'enapporte?—Jevaismelever.»Saréponsem'étonna.«Toutà l'heure,quandje t'ai fait traverser lespierresenurgence, tuavais

l'airauborddelamort,etmaintenanttuparaispresquegaillard.—J'aitoujoursétéplusrésistantquejen'endonnaisl'impression.»Ilseredressalentement,sortit

lesjambesdulitetcherchalesolduboutdespieds.«Maisnet'ytrompepas: jenepensepasquej'auraissurvécuàdeuxnuitsdeplusdanslefroid.Jemerappelleàpeinecesderniersjours–froid,faimetsouffrance,etaucunedifférenceentrelejouretlanuit,sinonqu'ilfaisaitplusfroidaprèslecoucherdusoleil.»Ilsemitdeboutetvacilla.«Jenesaispasoùtues,fit-ild'unevoixplaintive.—Ne bouge pas », dis-je comme s'il pouvait faire autrement. Je plaçai une petite table près du

vieuxfauteuild'UmbrepuisyguidaileFou;jetrouvaidesassiettesetdescouvertssuruneétagère;dameRomarin tenaitsa tanièrebeaucoupplusenordrequ'Umbre.J'apportaiàmoncompagnonunboldepouletavecunecuiller,puisjedénichaiunebouteilled'eau-de-vieetdesgobelets.«Tuastrèsfaim?»demandai-jeen jaugeantcequi restaitdans lamarmite ; l'odeurduplat avait éveillémonpropreappétit.J'avais transférésurCrible leplusgrosdelafatigueduvoyaged'Art,mais ils'étaitécoulédesheureslonguesetépuisantesdepuismondernierrepas.«Sers-toi»,réponditleFouquiavaitperçumonembarras.Je neme fis pas prier, et jem'installai dans le fauteuil de dameRomarin avecmon bol sur les

genoux.LeFoulevalatête.«Est-ceunparfumd'eau-de-viequejesens?—Elleestàgauchedetonbol.»Ilposasacuiller,etunsouriretremblantapparutsurseslèvres.«Del'eau-de-vieencompagniede

Fitz,prèsd'unfeu,dansdesvêtementspropresetdevantunrepas.Unedernièrefois,et jepourraispresquemourirheureux.—Évitonslamortetjouissonsdureste.»Sonsourires'affermit.«Pourquelquetemps,monvieilami,pourquelquetemps.Cequetum'as

fait avantdem'entraînerdans lespierres, le sacrificedeCrible,puis lanourriture, la chaleur et lerepos,toutcelam'aécartéduprécipice.Maisnenousracontonspasd'histoires:jesaislagangrènequejeporteenmoi,etjesaisquetul'asvue.»Illevaunemainsemblableàuneserrepourgrattersajouebalafrée.«Cen'estpasunhasard,Fitz ; ils l'ontvolontairementcrééeenmoi, toutcommeilsm'ontcouturélafiguredecicatricesetarrachél'Artduboutdesdoigts.Jenemefaispasd'illusions:jenemesuispaséchappé;ilsontinstalléenmoiunemortlente,puisilsm'ontsuivialorsquejem'enallais à pas chancelants, en veillant à ce que je termine chaque jour au bord de l'épuisement et enmenaçanttousceuxquiauraientpum'aider.J'aimeàcroirequejesuisalléplusviteetplusloinqu'ilsne le croyaient,mais ce n'est peut-être qu'un fantasme ; leursmachinations sont d'une complexité

inimaginable car ils disposent d'une carte du dédale du temps tirée de centaines de milliers deprophéties.Sijenetedemandepaspourquoitum'aspoignardé,c'estparcequejelesaisdéjà;ilsontmislamachineenbranlepuisontattenduquetuaccomplissesleurvolontémaléfique;ilscherchaientautantàtefairemalqu'àmetuer.Ilssontlesseulsresponsables.Cependant,turestesmonCatalyseur,ettutransformesmonagonieenuneinfusiond'énergie.»Ilsoupira.«Maisc'étaitpeut-êtreencoreleur volonté que tume trouves etme ramènes ici. Est-ce le caillou qui va déclencher l'avalanche,Fitz ? Je l'ignore. J'aimerais voir comme autrefois, être capable de choisirmon chemin dans unebrumetourbillonnantedepossibilités,maisc'estfini;j'aiperducettecapacitéquandtum'asramenéd'entrelesmorts.»Je ne sus que répondre. J'avais appris de longue date qu'avec le Fou comme avec Umbre le

meilleurmoyendelespousseràsetaireétaitdeposertropdequestions;laissésàeux-mêmes,ilsselivraient toujours davantagequ'ils ne le voulaient peut-être. Jemangeai doncmapart de poulet enbuvant l'eau-de-vie d'Umbre et en réfléchissant aux Serviteurs, au fils inattendu, et même auxmessagersquin'étaientpasparvenusjusqu'àmoi.Il termina le plat et passa sa cuiller dans toute son assiette pour s'assurer qu'il n'oubliait pas un

morceaudeviande.Jeremplissongobelet.«Tuasunetachedebouillonàgauchedetabouche»,fis-je àmi-voix. Ilm'avait étépéniblede le regardermanger à la fois si avidement et si salement.Enprenantsonbol,jepassaiuncoupdechiffonsurleséclaboussuresdelatable.J'avaisespérééviterdel'humilier,mais il déclara en s'essuyant levisage : « Jedévore commeunchienaffamé, affaméetaveugle. J'ai dû hélas apprendre àmanger autant que je le pouvais aussi vite que possible, et c'estdifficile de désapprendre un réflexe qui m'a été imposé aussi délibérément. » Il but une gorgéed'alcooletposasatêtecontreledossierdufauteuil;ilavaitlesyeuxclos,maisc'estseulementquandunticagitasesmainsetqu'il faillit lâchersonverrequejemerendiscomptequ'ilétaitentraindes'endormir.« Allons, au lit, dis-je. Si tu te restaures et te reposes quelques jours, nous pourrons peut-être

commencerdepetitesopérationsd'Artpourteremettresurlechemindelasanté.»Ilsursauta,et,quandjeleprisparlebras,ilselevaenchancelant.«Commencezdèsquepossible,

jet'enprie.Ilfautquejereprennedesforces,Fitz;ilfautquejeviveetquejelesterrasse.—Ehbien,commençonsparprendreunenuitdesommeil»,répondis-je.Je le reconduisis au lit où je le bordai, puis, enm'efforçant de ne pas faire de bruit, jemis de

l'ordredans lapièceetchargeai le feu. Je remplisànouveaumonverre ; c'étaitde l'eau-de-viedemûre,debienmeilleurequalitéquecequejepouvaismepayerquandj'étaisjeune,maislegoûtdefruit et de fleur me rappela cette époque. Avec un soupir, je me laissai tomber dans le fauteuild'Umbreettendismesjambesversl'âtre.«Fitz?—Jesuislà.— Tu ne m'as pas demandé pourquoi j'étais revenu, pourquoi je te cherchais. » Une immense

fatigueimprégnaitsavoix.«Lamessagèreaditquetuétaisenquêtedetonfils.Detonfilsinattendu.—Sansgrandespoir,hélas.J'airêvéquejeletrouvais,là,danscebourg.»Ilsecoualatête,etil

baissalavoix;jedustendrel'oreille.«C'estluiqu'ilsveulent,lesServiteurs.Ilscroyaientquej'étaisaucourantdesonexistence,etilsm'ontlongtempsinterrogéenessayantdem'arracherunsecretdontj'ignoraistout;et,quandilsm'ontenfinrévélécequ'ilscherchaient,jen'enaipasétéplusavancé.Ilsn'enontriencru,naturellement,etilsontcontinuéàexigerquejeleuravoueoùilétaitetquiluiavaitdonnélejour.Pendantdesannées,jeleurairépétéquec'étaitimpossible;jeleuraimêmedemandé:“Sicetenfantexistait, l'aurais-jeabandonné?”Mais ilsaffichaientune telleconvictionque j'ai finiparmepersuaderqu'ilsavaientraison.»

Ilsetut.S'était-ilendormi?Commentpouvait-ilsombrerdanslesommeilaumilieud'unehistoireaussipoignante?Quandilrepritsonrécit,cefutd'unevoixétouffée.«Ilscroyaientquejementais;c'estalorsqu'ils…qu'ilsm'ontpris.»Ils'interrompit,etjeperçusl'effortqu'ilfaisaitpourmaîtrisersavoixquand ildit :«Anotre retour, ilsnousonthonorés,Prilkopetmoi ; ce furentde longuessoirées de banquets où on nous encourageait à répéter dans lesmoindres détails tout ce que nousavionsvuettoutcequenousavionsfait,etdesscribesnotaienttout.Ce…Çam'estmontéàlatête,Fitz,tousceshommagesettoutesceslouanges;Prilkop,lui,estrestéplusréservé,etpuisunjouriladisparu.Onm'aditqu'ilavaitdécidédefaireunevisiteaulieudesanaissance,mais,lesmoispassant,j'ai commencé à soupçonner qu'il y avait anguille sous roche. » Il toussa puis s'éclaircit la gorge.« J'espère qu'il a réussi à leur échapper ou qu'il est mort ; ce serait horrible de songer qu'ilspourraientencoreledétenir.Maisc'estalorsqu'ilssesontmisàm'interrogersansfin;puis,quandilsm'ont révélécequ'ilscherchaient sansque jepuisse leurdonnersatisfaction, ilsm'ontarrachéunenuitàmesappartements,etlestorturesontcommencé.Audébut,c'étaitsupportable;ilsprétendaientque je savais et que, si je demeurais assez longtemps sans manger ou exposé au froid, je merappelleraisquelquechose,unrêveouunincident.Ducoup,jemesuismisàlescroire,etjemesuisefforcédemesouvenir.Maisj'aiaussienvoyélespremiersmessagers,pourprévenirceuxquiétaientpeut-êtreaucourantdedissimulerl'enfantenattendantquejeviennelechercher.»Unmystèrederésolu.LalettreadresséeàJofronetlaméfiancequecettedernièreavaitmanifestée

enversmois'expliquaient.«Jecroyaisavoiragidiscrètement,maisilsontdécouvertlepotauxroses.»Ilrenifla.«Ilsm'ont

ramenélàoùilsmedétenaient,ilsm'ontapportéàboireetàmangeretnem'ontriendemandé,maisj'ai entendu ce qu'ils ont fait à ceux qui m'avaient aidé. Ah, Fitz, c'étaient à peine plus que desenfants!»Sagorgesenouabrusquementet iléclataensanglots.J'eusseaiméleconsoler,mais jen'avaisnulréconfortàluiapporter,etjesavaisqu'encetinstantilnedésiraitniparolesdesympathieni contact compatissant ; il ne voulait pas bénéficier de ce qu'il n'avait pu donner aux victimes.J'essuyaidoncleslarmesdemesjouessansriendire.Enfin,iltoussaetrepritd'unevoixcontrainte:«Néanmoins,certainsm'étaientrestésfidèles,et,de

temps en temps, ils me faisaient parvenir un message pour m'avertir que deux autres d'entre euxs'étaientéchappésets'étaientmisenroutepourprévenirmesamis.J'auraisvoululeurdired'arrêter,maisjen'avaisaucunmoyendeleurrépondre.Cesannées-là,lesServiteursnemelaissaientpasderépit;lestorturesalternaientaveclespériodesdeprivation.Lafaim,lefroid,lalumièreimplacable,lachaleurtorridedusoleil,etdessupplicesincroyablementraffinés.»Il se tut. Je savais qu'il n'avait pas fini son histoire, mais il avait dû m'en raconter autant qu'il

pouvaitlesupporter.Jedemeuraiassisdansmonfauteuilàécouterlecrépitementdesflammesetlegrondementd'unebûchequis'affaissaitdanslefeu.Lapiècen'avaitpasdefenêtresmaisj'entendaislehurlementlointainduventdansleconduitdelacheminée;latempêtefaisaitrageànouveau.LeFourepritsonmurmure;ilmefallutquelquesinstantspourdistinguersesmotsdusifflement

duvent.«…lescroyais.Ilexistaitquelquepart.Ilsontarrêtédemeposerdesquestionssurluimaisils ont continué à me faire mal ; quand les tortures ont cessé à leur tour… j'ai supposé que lesServiteursavaientmislamainsurlui;j'ignoraiss'ilslegarderaientenviepourseservirdeluious'ilsl'élimineraientpourl'empêcherdechangerlemonde;detoutemanière,ilsnem'endiraientrien.C'estdrôle:ilyadesannées,j'aienvoyédesmessagerstedemanderderetrouvermonfils,etunseulestparvenujusqu'àtoi,maistroptardpoursauvermonfils.Desannéestroptard.»Savoixbaissait,s'enallaitdanslesommeil.Àmi-voixafindenepasleréveillers'ildormait,maistropcurieuxpournepasposerlaquestion,

jedemandai:«Tuasrenoncéilyadesannées?Ilafallutoutcetempsàlamessagèrepourarriveràmoi?

—Desannées,fit-ild'untonlas.Ilyadesannées,àl'époqueoùj'avaisencoredel'espoir,oùjecroyais encore pouvoir convaincre les Serviteurs qu'il existait une voiemeilleure si je retrouvaisl'enfant le premier. » Il se tut. Je contemplais le feu, et je songeai soudain à Abeille ; elle devaitdormiràprésent.Lelendemaindansl'après-midi,silespigeonsfaisaientvite,Allègreluiannonceraitqu'unmessageétaitarrivéetquej'étaisparvenusainetsaufàCastelcerf.Dèscesoir, jedevrais luiécrireunelettre;ilmefallaitluiexpliquerpourquoijel'avaisabandonnéesibrusquementetquejerisquaisd'êtreabsentpluslongtempsqueprévu.J'envisageaiunmomentdelafairevenirauprèsdemoi ; tout enfantdoit vivreune fêtede l'Hiver au châteaudeCastelcerf !Mais je compris aussitôtqu'ellen'arriveraitpasàtemps;enoutre,jenevoyaispersonneàquilaconfierpourlelongtrajet,enpleinhiver,deFlétriboisàCastelcerf.L'annéeprochaine;jemepromisquel'annéeprochainenousquitterions lapropriété longtempsà l'avanceetquenousnous rendrionsauchâteau, rienqu'elleetmoi.Cetteperspectivem'emplitd'une joie telleque jevis soudain leFouet son fils inattendudansce

contexte. Il n'avait jamais connu son enfant ; pour autant, n'avait-il jamais rêvé de partager desmoments avec lui ? Sansme détourner du feu, je dis : « Lamessagère n'a pas pum'indiquer oùchercherlegarçon,etj'ignoraisquelâgeilpouvaitavoir.—Moiaussi.Jesavaisseulementqu'ilyavaitunequantitéénormedeprophétiesquiparaissaient

parler de lui et que lesServiteurs avaient l'air certains de son existence ; ilsm'ont posé toutes lesquestionsqu'onpeutimaginer,tantilsétaientsûrsquejenepouvaisl'ignorer.Ilsrefusaientdecroirequej'étaisincapabledevoirquiilétaitetoù.»Ilgémitsoudainets'agitaentrelesdraps.«Ilyasilongtemps…Monventre.Oh!»Ilsepliabrusquementpuisroulaversleborddulit.«Ya-t-ildestoilettesdanscettechambre?»demanda-t-il,éperdu.Aumilieudesbruitseffrayantsdesonestomac, je leconduisisvers laporteétroite,et il restasi

longtempsenferméquejefinisparm'inquiéter.Enfin,l'huiss'ouvrit,etilsortit,lamaintenduedevantlui;jeluiprislebrasetleramenaiaulit.Ils'yglissa,sansforces,etjetirailescouverturessurlui.Ildemeuraunmomentàreprendresonsouffle,puisildit:«Peut-êtrecefilsn'a-t-iljamaisexisté.C'estl'espoir sans fondement que je nourris : qu'il n'a jamais existé, qu'ils ne l'ont donc jamais trouvé,jamaistué,jamaisutilisécommepion.»Ilgémitànouveauets'agita.«Fitz?—Jesuisàcôtédetoi.Tuveuxquelquechose?Del'eau-de-vie?Del'eau?—Non,merci.—Dors.Tuasbesoinderepos.Demain,nousmontreronsplusdediscernementquantàcequetu

manges.Jedoisteremplumeravantqueleclanpuissetenteruneguérison.—Jesuisplussolidequejen'enail'air,etplusquequandtum'asretrouvé.—Peut-être,maisjeneveuxplusprendrederisquessijepeuxl'éviter.»Un long silence.L'alcool et le repas faisaient leur effet, et la fatigue de la journéem'enveloppa

soudain;jefisletourdugrandlitetôtaimesbottes,medéshabillaiengardantmessous-vêtementsetm'installaiàcôtéduFou.Lematelasdeplumeétaitépaisetmoelleux.Jem'yenfonçaietfermailesyeux.«Fitz?—Quoi?—Serais-tuprêtàtuerpourmoi?»Jen'euspasàréfléchir.«Oui,si jen'avaispas lechoix.Mais tun'asrienàcraindre,Fou; tues

entrelessolidesmuraillesduchâteaudeCastelcerf,etjesuisavectoi.Nulnesaitquetueslà;dorstranquille.—Serais-tuprêtàtuersijeteledemandais?»Il se répétait ; avait-il l'esprit confus?«Tun'auraispasàme ledemander, répondis-jed'un ton

apaisant.Siquelqu'un temenaçait, je le tuerais ; cen'estpaspluscompliqué.» Jene luidispasde

dormir;cen'estpasfacileaprèsavoirétévictimedetortures.Certainesnuits,jemeréveillaisencoreensursaut,persuadédegésirdans lescachotsdeRoyal ; lemoindreévénementpouvaitdéclencherunevaguedeterreur:l'odeurd'uncertaincharbon,uncraquementsemblableàceluid'unecordequise tend, un bruitmétallique évoquant la porte d'une cellule brutalement refermée.Même la simpleobscurité,même lasimplesolitude.Dans lapénombre, jeposai lamainsursonépaule.«Tuesensécurité;jemonterailagarde,situveux.—Non.»Ilplaquasamaindécharnéesurlamienne.Lesbûchescrépitaientdoucementdansl'âtre,

etjel'écoutairespirer.Ilreprit:«Cen'estpascequejeveuxdire.C'estlemessagequeportaientmesquatre derniers envoyés, le service que je te demandais malgré l'aversion qu'il m'inspire. J'avaishonte, honte de te solliciter après m'être servi de toi aussi cruellement, mais je n'avais personned'autreversquime tourner. J'aiessayéde remplircettemissionmoi-même ; lesServiteursavaientcessédem'interroger,ilsmelaissaientseul,etunjourilsontéténégligents–enfinpeut-être–etjemesuiséchappé.J'ai trouvédesamisquim'ont recueillietpermisdemereposer. Jesavaiscequej'avaisàfaire,cequidevaitêtrefait,etjem'ysuispréparédumieuxpossible,puisjemesuislancé.Maisilsm'attendaient;ilsm'ontattrapé,ainsiqueceuxquim'avaientdonnérefuge.Ilsm'ontramené,etcettefoisiln'aplusétéquestiondeprendredesgantsnidesecontenterdem'interroger;c'étaitdelaviolencepure.Ilsm'ontbrisélesosetdépouillédelavue.—Qu'avais-tufait?»Jehaletais.« J'ai essayé, et j'ai échoué lamentablement. Ils se sont moqués de moi, ils m'ont dit que

j'échoueraistoujours.Maistoi,jesavaisqueturéussirais,quetusauraiscommentt'yprendre;tuaslaformationnécessaire,ettuesdoué.»Lachaleurdu litnedissipaitpas le froidquimontaitenmoi. Jem'écartaiduFou,mais samain

agrippasoudainlamienne,durecommelamort.«Tut'yentendaisautrefois,àtuer.Umbret'yavaitforméettuavaisdutalent.—Du talentpour tuer», fis-jed'unevoixatone.Cesmotsnevoulaient riendireprononcés tout

haut.Dutalentpourcréerlamort.Unsilenceplusdensequel'obscuriténousséparait.Ilrepritd'untonéperdu:«Jemedégoûtedet'imposercettetâche;jesaisquetuasreléguécette

vie au passé. Mais je n'ai pas le choix. Quand je serai reposé, quand je t'aurai tout expliqué, tucomprendras. Il faut les arrêter, et seule lamort en est capable. Il n'y a que toi entre eux et leursprojets.Rienquetoi.»Jenerépondispas.Iln'étaitpaslui-même.LeFounem'eûtjamaisdemandéuntelservice;ilétait

aveugle,malade,souffrant,et ilavaitvécudansunepeur terriblequine le lâchaitpas.Mais ilétaitdésormaisensécurité;àmesurequ'ilseremettrait,sesidéess'éclairciraientetilretrouveraitsonétatnormal.Ilmeprésenteraitdesexcuses,pourpeuqu'ilsesouvîntdenotreconversation.«Jet'enprie,Fitz,parpitié!Ilfautleséliminer.C'estleseulmoyendelesarrêter.»Avecpeine,il

reprit son souffle. « Fitz, acceptes-tu de les assassiner ? Tous ? De les tuer et de mettre fin auxhorreursauxquellesilsselivrent?»Ils'interrompitpuisajoutalesmotsquejeredoutais:«Jet'enprie,fais-lepourmoi.»

19

L'attaque

D'aprèslesgensducru,ilnenaîtqu'unProphèteblancpargénération.Souvent,ilvientaumondedansunefamillequi ignoraitquecesangcoulaitdanssesveines;siellehabiteunerégionoùl'onvénère lesProphètesblancs, onorganiseune fête et des réjouissances, et l'enfantprodige est élevéchez lui jusqu'à ses dix ans. Alors la famille accomplit un pèlerinage à l'île Claire, terre natalesupposée des Blancs et désormais domicile des Serviteurs des Archives qui se consacrent à lapréservationdestextesetdesprédictionsdesProphètesblancs.Là,ilsaccueillentl'enfantavecjoieetleprennentsousleurgarde.Onditquechacundesesrêvesyestnoté.Jusqu'àsonvingtièmeanniversaire,illuiestinterditde

lirelesoraclesdesautresProphètesblancs,decraintedesouillerlapuretédesavision.Àpartirdesesvingtanscommencesaformationauxarchives.L'auteuraentendulatristehistoired'unenfantBlancnédansunvillagelointainoùl'onignorait

toutdesProphètes.LorsqueletempsoùunnouveauProphèteauraitdûnaîtrefutpassésansqu'aucuneût été signalé, les Serviteurs entreprirent de lire tous les textes qui pouvaient se rapporter à unepareilleabsence,etleursrechercheslesmenèrentàenvoyerdesmessagersdanscetterégionlointaineenquêtedel'enfant.Àleurretour,ilsracontèrentl'histoirepitoyabled'unenfantauteintpâlequ'onavaitprispourunmonstreetpourunidiotetqu'onavaitlaissémourirdefaimdanssonberceau.

VoyagesdeBranletexier,ReppleBranletexier

Nous regagnâmes Flétribois dans le froid et l'obscurité. FitzVigilant n'était pas aussi bonconducteurquemonpèreniqueCrible;leschevauxconnaissaientlechemin,maislui-mêmen'évitaitpaslesornières,sibienquelesrouesfrottaientetquelechariotcahotaitouavançaitdebiais.Danslanuit, la routedissimuléepar la neigedeplus enplus épaisse, il nedevait pas être facile demenerl'attelage.Pelotonnéesousdescouverturesàl'arrière,jem'inquiétaispourmonpèreetm'interrogeaissur lemendiantenaspirantàêtredéjàarrivéeà lamaison; j'étais trèsfatiguée,et l'abandonbrutalauquelj'avaisétésoumisem'emplissaitdepeine.Pournerienarranger,ÉviteetFitzVigilant,serrésl'uncontrel'autresurlebanc,emmitouflésdansdesplaids,évoquaientàmi-voixetd'untonoutrélesévénementsrécents.ÀlesentendreparlerdemonpèreetdeCrible,ilsdevaientmecroiresourde,oubienilsn'attachaientaucuneimportanceàmessentiments.Ils avaient assisté à l'incident avec la chienne, mais s'étaient tenus à l'écart de peur d'avoir des

ennuis;ÉviteespéraitavecferveurquelespotinsquinemanqueraientpasdecouriràChênes-lès-Eaun'établiraientpasderelationentreelleetledémentqu'étaitdevenuTomBlaireauàcaused'unsimplecabot ; avec ce qu'il lui avait dit à la taverne, devant tout le monde, elle avait eu son contentd'humiliation !FitzVigilant, lui,necomprenaitpas lecomportementdesdeuxhommesvis-à-visdumendiant,nilepourquoinilecomment,etc'étaitcequiparaissaitlesoffusquerleplus.Ilsjugeaientincroyablementgrossierd'avoirétéplantéslàsansexplication,maiseux-mêmesnem'adressèrentpaslaparoledetoutlelongtrajet.Alorsquenousrentrionslentement,lefroidmesaisitensonpoingetresserra sa prise ; je ne cessais de sombrer dans un sommeil inquiet dont les cahots me tiraientaussitôt.Quandnousarrivâmesaudomaine,lestressautementsetlesembardéesm'avaientmislecœurau

borddeslèvres.Jem'éveillaiunedernièrefoisquandFitzVigilantarrêtaleschevauxdevantleshautesportesdelademeureetsautaà terreenappelantungarçond'écurie.Il tendit lamainàÉvite, l'aidadélicatementàdescendreetluiditd'allervitesemettreauchaudàl'intérieur.Elles'étonnaqu'aucundomestiqueneseportâtsurlesmarchesavecunelanternepourlaguider,etFitzVigilantreconnutque

lepersonnelétait trèsnégligent,eneffet,etavaitbesoindediscipline: lesserviteurssavaientqu'ilsrevenaientcesoireteussentdûlesattendre.Laneigeavaitalourdiettrempélescouverturesquim'enveloppaient,etmesmusclesrechignaientà

s'activeraprèsêtrerestésplusoumoinsaureposdanslechariotbrinquebalant.Jem'efforçaisdemedépêtrerquandFitzVigilantvintàl'arrière.«Venez,Abeille,dit-il.—J'essaie»,répondis-je.Avecunsoupirimpatient,ilpritlecoind'unedescouverturesetlestira

toutesd'uncoupen faisantpleuvoirsurmoi laneigeamoncelée. Je tâchai,maisenvain,denepaslaissermonhoquetdesaisissementsemuerensanglot.Ileutl'airhorrifiédecequ'ilavaitfaitmaisdéclarad'untonsévère:«Allons,nefaitespasl'enfant;cen'estquedelaneige.Noussommestouslasetglacés,maisnoussommesarrivés.Venez,nousallonsvousmettreauchauddanslamaison.»Jenedisrien.Labrusquetractionsurlescouverturesavaitrenversémonpanier;jetâtonnaidans

lenoirpourrassemblermesprécieusesemplettesrépartiesdanstoutlefondduchariot,danslaneigeetsousleméli-mélodetissuqu'ilavaitlaissétomberlà.Ilnevoyaitsansdoutepascequejefaisais,etilreprit:«Allons,venez,Abeille,oujevouslaisseici.»Jeretrouvaimonsouffleetréussisàrépondre.«Çam'estégal;allez-y.—Jeneplaisantepas!»Jeme tus, et, au bout d'unmoment, il se détourna et s'en alla à grands pas vers lamaison.Un

palefreniers'étaitapprochéavecunelanterneetattendaitd'emmenerlechariotàl'écuriepourdételerleschevaux.Ils'éclaircitlagorge.«J'essaiedefairevite,dis-jed'unevoixétranglée.—Prenezvotre temps»,répondit-il,et jereconnusPersévérance.Il leva la lanterne,etombreet

lumièreenvahirentl'arrièreduvéhicule.«Ilfautseulementquejeretrouvecequepapam'aacheté»,fis-je.Leslarmesmemontaientaux

yeuxmaisjelesrefoulais.Sansriendire,Persévérancegrimpasurlarouepouraccéderaufondoùilentrepritdesouleversoigneusementcouverturesetbâches;illessecouapourlesdébarrasserdelaneigeetlespliaavantdelesposersurlebanc,et,l'unaprèsl'autre,mesachatsserévélèrent.Jelesreplaçaidélicatementdansmonpanier.La porte d'entrée de la maison s'ouvrit puis se referma, et de nouvelles ombres bondirent et

m'égarèrentquandAllègrearriva,porteurd'uneplusgrosselanterne.«DemoiselleAbeille?»lança-t-ilsansmevoir,etjerépondisd'unevoixrauque:«Encoreuninstant,s'ilvousplaît.»Jefaisaisdesefforts;pourquoitoutlemondetenait-ilàmepresseralorsquej'avaissifroid?Il s'approcha du chariot et me regarda finir de rassembler mes petits paquets, l'air choqué et

réprobateur;néanmoins,ileutàl'adressedePersévéranceunhochementdetêtequipromettaitqu'iln'oublieraitpas son service, et legarçond'écuriebaissa lesyeux.Quand j'eus récupéré toutesmesaffaires,jemeredressailentementetmedirigeaid'unedémarcheraideversl'arrièreduchariot.«LesgrospaquetsappartiennentàdemoiselleÉviteetauscribeFitzVigilant,dis-jeenlevoyantexaminer,lessourcilslevés,lespaniersetlessacsrestants.—Très bien, fit-il gravement. Petit, je vais envoyer quelqu'un prendre ces affaires ; ensuite, tu

pourrasconduirel'attelageàl'écurie.—Bien,monsieur », répondit Persévérance.Alors, àmon grand étonnement,Allègre pritmon

cabaspuismesoulevadel'arrièreduchariotetm'emportaverslamaison.Ilétaitgrand,plusgrandquemonpère, et j'avais l'impressionquemespaquets etmoinepesions rien. J'étais fatiguée, et iln'étaitpascommodedemetenirdroitedanssesbras;monfronteffleurasajoue,etj'euslasurprisede la sentir aussi lisse que la mienne, et il émanait de lui un parfummerveilleux de rose mêléed'épices.Sansréfléchir,jedis:«Voussenteztrèsbon!»Un sourire effaça l'expression soucieuse de son visage anguleux. «C'est très gentil, demoiselle

Abeille.Jemélangemoi-mêmemeshuilesparfumées;peut-êtrecelavousplairait-ildem'yaiderun

jour?—Certainement!m'exclamai-jeavecunenthousiasmenonfeint.—Alorsc'estentendu.Votremèrem'aapprisbeaucoupdechosessurlesparfumsàmonarrivée

dansledomaine,etilestnormalquejevoustransmettecequ'ellem'aenseigné.»Jetremblaisdefroid,installéeaucreuxdesonbras.Ilouvritlaported'entréedesamainlibreet,

sanss'arrêter, traversa levestibuleetenfila lecouloirpourmeconduireàmachambre.Soigneusevenaitd'allumerlefeu,etilmedéposadevantlacheminée.«Maiselleestcouvertedeneige!DemoiselleAbeille?Vousn'étiezpassouslescouvertures,dans

lechariot?»J'étais trop lasse pour m'expliquer, et Allègre déclara, pendant qu'elle commençait à me

débarrasserdemesvêtements trempés :«Elleest transiede froid. JevaisdemanderàMuscadedefairemonterunrepaschaudetduthé.Pouvez-vousvousoccuperdureste?»Elle levavers luiunregardanxieux.«DemoiselleÉvitem'ademandéd'allercherchersesachats

toutdesuite.Elleveutquejel'aideà…—Jetrouveraiquelqu'und'autrepourl'aider»,coupaAllègreavecfermeté.Ilretournaàlaporte,

s'arrêtaetreprit:«DemoiselleAbeille,nousignoronscequiestarrivéàvotrepèreetàCrible,etjesuistrèsinquietqu'ilsnesoientpasrevenusavecvous.»Ilsavaitqu'iln'avaitpasàposercegenredequestion,maisc'étaitmonallié,etjepartageaidonc

mes renseignements avec lui. « Sur la place dumarché, unmendiantm'a parlé, puis ilm'a serréecontre lui ; alorsmon père a eu peur pourmoi, l'a attaqué et l'a blessé gravement. Il s'est ensuiterenducomptequec'étaitunvieilamiàlui,aussiCribleetluisesont-ilsservisdelamagiedel'Artpourl'emmener,parlapierredresséedelacollineauxPendus,auchâteaudeCastelcerf,oùonpourrapeut-êtrelesauver.»L'intendantetlabonneéchangèrentunregard,etjeprisconsciencequemoncompterendufactuel

devaitleurparaîtrecomplètementabracadabrant.«Voyez-vousça!fitSoigneuseàmi-voix.—Ma foi, votre père sait sûrement ce qu'il fait, et Crible aussi ; voilà quelqu'un qui a l'esprit

pratique,ceCrible.»Letonlaissaitentendrequecen'étaitpastoujourslecasdemonpère,etileûtétéstupidedemapartdem'enoffusquer.Allègres'éclipsa.Le tempsqueSoigneusem'enfilâtmachemisedenuit, je tremblaiscommeunefeuille ;c'était la

chemise rouge, celle que mamère avait cousue. Elle avait été lavée, repassée et rangée dans machambre.Labonneprituncouvre-piedssurlelit,lechauffadevantlefeupuism'enenveloppa.Sansprotester,jem'assisdanslefauteuilqu'elletiraprèsdelacheminée.Onfrappaàlaporte,etungarçondecuisineentraavecun repas fumantsurunplateau ;elle le remerciaet lecongédia.Commeelleposait lesplats surune tablebassedevantmoi, je luidis :« Jenevousaipasoubliée ; jevousairapportédescadeauxdelaville.»L'intérêtbrilladanssesyeuxmaisellerépondit:«Demain,ceserabienasseztôt,mademoiselle.

Pourcesoir,vousallezprendreunbonrepaschaudetvousglisserdansunlittiède;vousêtesencoretouteblancheetrougedefroid.»Elles'emparademonchâletoutneuf,ensoupesalalaineépaissed'unairapprobateurpuislemitàsécher.Commeellevidaitmoncabaspourrangermesemplettes,elletrouvalespaquetsetlesbibelotsquej'avaisachetéspourelleetselesappropriaaussitôtenmeremerciant à nouveau d'avoir pensé à elle. Je songeai aux mouchoirs que j'avais achetés pourAllègre ; lui plairaient-ils ? Je me rappelai son parfum quand il m'avait pris dans ses bras : ilapprécieraitd'avoirunedesbougiesdemamère.L'idéedemeséparerdel'uned'ellesmefendaitlecœur,maismadécisionétaitprise,etilleméritait.Soigneusem'aidaàm'installerdansmonlitpuisremitsansbruitdel'ordredanslachambreenfredonnanttoutbas.Jedusm'endormiravantqu'ellesortît,etjemeréveillai,sansdouteplusieursheuresplustard,dans

unechambrequen'éclairaitque la lueurdufeu.Jem'efforçaidecomprendrecequis'étaitpassé la

veille;touscesévénementsstupéfiantsetterrifiantsenuneseulejournée,etmeretrouverabandonnéeàlafin!Pourquoimonpèrenem'avait-ilpasemmenée,etquiétaitcemendiantpourqu'ileûtunesigrandeimportance?Unvieilami;commentétait-cepossible?Jen'avaispersonneàquiposercesquestions;lesilencerégnaitdanslamaison.Jesortisdemonlit,allaiàlafenêtreetouvrislesvolets.Lecielétaitnoiretlaneigetombaitàverse.Ilétaittrèstard,outrèstôt,j'avaisfaimetjen'avaisplusdutoutsommeil.J'étaisencoreglacéedutrajetdelaveille,d'unfroidquimesemblaitirradierdemesosmêmes.Je

m'approchai de la penderie pour m'habiller plus chaudement et constatai qu'on avait ajouté unenouvellerobedechambre;jelaprisetm'aperçusqu'elleétaitenlainerougedoubléedefourruredeloup.Endessous,jedécouvrisdesbottessouplesassorties,maisaveclasemelleencuir.Dèsquejem'envêtis,jemesentisréchaufféeetplusensécurité.Jemerendisd'abordchezmonpère,aucasoùilfûtdéjàrevenu,maisn'ytrouvainulréconfort:le

lit était videet lapièce si rigoureusementordonnéequ'elle eûtpuappartenir àn'importequi, ouàpersonne. «Ce n'est pas sa vraie tanière », dis-je tout bas. Je hochai la tête, sachant désormais oùcherchermesréponses.Je parcourus sans bruit les couloirs pleins d'ombre ; mes yeux s'adaptèrent rapidement à

l'obscurité,etj'atteignissonbureauprivésansavoircroiséâmequivive.Ilrégnaitdanslademeureunsilencepresqueanormal,commesij'enétaislaseuleoccupante.Àl'approchedemadestination,jeregrettaiden'avoirpasapportédebougie,quimemanqueraitsi jevoulais fouillersabibliothèquepersonnelleenquêted'indices.Mais,quandjepassail'angleducouloir,jeconstataiquesaporteétaitentrebâilléeetqueladoucelumièredufeus'étiraitsurlesoletlemur.Jepoussai lebattantet jetaiuncoupd'œilà l'intérieur. Iln'yavaitpersonneaubureau,maisune

grosseflambéeronflaitjoyeusementdansl'âtre.J'entrai.«Papa?murmurai-je.— Je suis là, répondit-il. Je suis toujours là pour toi. » Le grand loup gris allongé devant la

cheminée se redressa lentement ; sa langue pendit sur ses dents très blanches quand il bâilla, et,lorsqu'ils'étira,sesgriffesnoiressortirentetserétractèrent.Enfiniltournaversmoisesyeuxbrunssauvagesetilsourit.«PèreLoup?—Oui.»Jerestaibouchebée.«Jenecomprendspas,dis-jed'unevoixdéfaillante.—Cen'estpasnécessaire,affirma-t-il,rassurant.Comprendrecommentoupourquoiestrarement

aussiutilequecomprendrequeleschosessont.Jesuis.»Il avait une voix grave et posée. Jem'avançai vers lui à petits pas.Assis très droit, les oreilles

dressées,ilmeregardaitapprocher.Quandjefusplusprèsdelui,ilhumamonodeuretdit:«Tuaseupeur.— Il y avait un tueurde chien aumarché.Monpèren'a rienpu faire pour la chienne àpart lui

épargnerde la souffrance, etpuis il a tuéquelqu'un, l'a ressuscité, et il estparti avec lui.Et ilm'alaisséetouteseule.—Tun'espasseulequandjesuisavectoi;jesuislepèrequiesttoujoursavectoi.—Commentunlouppeut-ilêtremonpère?—Ilyadeschosesquisont,toutsimplement.»Ils'étiradenouveaudevantlefeu.«Jesuispeut-

êtrelapartdetonpèrequinecessedesongeràtoi,oupeut-êtrecelled'unloupquin'apasdisparuquand le reste estmort. » Il leva les yeuxvers la pierrenoire sculptéeposée sur lemanteaude lacheminée. Je l'observai àmon tour ; elle représentait trois têtes,mon père, un loup et… Je restaiabasourdie.«C'étaitlui,maisbeaucoupplusâgé,etaveugle,avecdescicatricespartout.—LeSans-Odeur.Jecomprendspourquoitonpèreestparti;ilnepouvaitpasfaireautrement.

—Iln'étaitpassansodeur;c'étaitunvieuxmendiantquipuaitlacrasse.—Maisiln'apasd'odeurpropre.Tonpèreetluisontdelamêmemeute.J'aipassémoiausside

nombreuxjoursensacompagnie.»PèreLoupmeregarda.«Ilyadesappelsqu'onnepeutrefuser,mêmes'ilsdéchirentlecœur.»Jem'assislentementprèsdeluietobservaimespieds,àprésentgrisavecdepetitesgriffesnoires;

marobedechambreaussiavaitchangé:lafourruredeloupquiladoublaitsetrouvaitdésormaisàl'extérieur.Jemeroulaienbouleàcôtédeluietposailementonsurmespattes.«Ilm'aabandonnée.LeSans-Odeurestplusimportantpourluiquemoi.—Non;sonbesoindevaitêtreplusgrandqueletien,c'esttout.Unjourvientoùchaquepetitdoit

apprendreàsedébrouillerseul.Tut'entirerasbiensi tunet'engluespasdansl'apitoiementsurtoi-même;pleurersurtonsortneferaqu'aggravertasituation;neperdspastontempsàça.Tonpèrereviendra;ilrevienttoujours.—Tuenessûr?»Cen'étaitpasmoncas.«Oui,répondit-ilavecfermeté.Et,enattendant,jesuislà.»Il fermalesyeux.Je leregardai ; lefeunouschauffait ledos,etpèreLoupsentaitbonlanature

sauvageetpropre.Jefermailesyeuxàmontour.JemeréveillaitardlelendemainmatinalorsqueSoigneuses'affairaitdanslachambre.«Jevousai

laisséedormir,vuquevousêtesrentréeàlanuitetquelescribeFitzVigilantaditqu'ilcommenceraitsesleçonsplustarddanslajournée.Maismaintenantilfautselever,demoiselleAbeille!»Elleportaitdenouvellesperlesetunrameaudehouxdanslescheveux.«Est-celafêtedel'Hiver?

demandai-je,etellesourit.—Demainsoir.Mais,auxcuisines,onpréparedéjàlesplats,et,cettenuit,desménestrelssesont

présentésenproposantd'ymettredelagaieté.Allègreadécidédelesautoriseràs'installerjusqu'àcequevotrepèreaitdonnéounonsonaccord.Ensonabsence,iladiscutéaveclescribeFitzVigilantetluiaditqu'évidemmentildevaitrester;etcematindemoiselleÉviteaprévuavecluitoutlemenudubanquet!Ah, lesmetsqu'elleacommandés!Ceseraunfestincommeonn'enapasvudepuisdesannées!»J'éprouvaisdessentimentspartagés,ravied'apprendrequ'ilyauraitdelamusique,qu'ondanserait,

quelachèreseraitbonne,etoffusquéedesongerquetoutavaitétéarrangéenl'absencedemonpèreet sans son consentement. Ma réaction m'étonna : s'il avait été là, il eût certainement donné sonapprobation;pourtant,lefaitqu'ÉviteetAllègreeussenttoutarrangédanssondosm'offensaitquandmême.Jem'assisdansmonlitetdemandai:«Oùestpasséemarobedechambrefourrée?»Carjeportais

celledemamère,enlainerouge.« Une robe de chambre fourrée ? Vous l'avez achetée en ville ? En tout cas, je n'en ai jamais

entenduparler!»Soigneuseserenditàmapenderieetouvritlaporte,quinecachaitriendetel.Mes idées commençaient à s'éclaircir. «C'était un rêve, dis-je. J'ai rêvé que j'avais une robe de

chambreenfourruredeloupbordéedelainerouge.—Avecça,ondoitavoirbienchaud!Unpeutroppourmongoût»,répondit-elleenriantavant

d'allermechercherdequoim'habiller.Déçuequejen'eussepasachetédevêtementsaubourg,ellesecoua la tête en sortant une tunique trop grande pourmoi et une paire de chausses neuves. Sansprêter attention à son bavardage, je m'efforçai de reléguer ma rencontre de la nuit au rang de«simplerêve»;maisjen'avaisjamaisfaitcegenredesongejusque-là:monexpérienceressemblaitbeaucoupplus à la première fois où j'avais croisé pèreLoupdans le passage secret.Qui était-il ?Qu'était-il?C'étaitleloupdelasculpture,toutcommelemendiantétaitle«Sans-Odeur».

Une fois vêtue, je quittai la piècemais, au lieu de descendre prendremon petit déjeuner, jemerendisdanslebureaudemonpère.Lapièceétaitglaciale;onavaitbalayélefoyeraprèssadernièreutilisation,etlefroiddelapierrem'indiquaqu'aucunfeun'yronflaitlanuitprécédente.Jelevailesyeuxverslapierrenoiresculptéesurlemanteau;aumoins,cetaspectdemonrêveétaitexact:l'autrevisage appartenait bel et bien aumendiant, enplus jeune. Je l'examinai et conclus qu'à l'époque cedevait être un personnage empreint de gaieté. Je passai au loup : l'artiste avait rendu justice à sonregardnoiretprofond.J'enviaisoudainmonpèred'avoireudetelsamisdanssajeunesse.Quiavais-je,moi?Persévérance,Allègre,etunchatquinem'avaittoujourspasditsonnom.Uninstant,lecœurauborddeslèvres,j'eusl'impressionquej'allaisdéborderdesolitudeetdetristesse,puisjeredressailesépaulesetsecouailatête.Pleurersurmonsortneferaitqu'aggravermasituation.Ily avaituneautre sculpture sur lemanteaude la cheminée, enbois celle-là, et elle représentait

uniquementleloup.Jelapris;elleétaitdureetsesarêtesmefirentmal,maisjelaserraicontremoiunlong,longmoment.Jemouraisd'enviedel'emporter,maisjelareposai.Auretourdemonpère,jelaluidemanderais.Jefermailesportesdubureau,lesverrouillaipuisouvrislepanneaud'accèsàmonrepaire.Jeme

rendisdansmacachetteetvérifiaimes réservesd'eauetdepain ; ilme faudraitd'autresbougies :j'avaislepressentimentquejerisquaisdepasserbeaucoupdetempsdansmonréduitenattendantquemonpèrerevînt.Onneviendraitpasm'ydéranger,etjenemanqueraissansdoutepasàgrand-monde.Lechatn'étaitpaslà,maisilavait laissémacapeparterre; je ladécouvrisenlasentantsousmonpied, et, quand je la ramassai, jem'aperçus qu'il y avait laissé une souris à demi dévorée. Le nezfroncé,jeprislacape,l'emportaidanslebureaudemonpèreetmedébarrassaidupetitdemi-cadavredans la cheminée, après quoi je reniflai précautionneusement le tissu : il sentait le chatmâle et lasourismorte.Jelesecouaipuislepliaipourenfaireunminusculepaquet;ilmefaudraittrouveruncoindiscretpourlelaveràfond,etunenouvellecachetteaussiquejenepartageraispasavecunchat.Ilavaitdemandéunpanieretunecouverture,etjen'avaispasencoreremplicettepartdumarché.Jemepromisdelefairedanslajournée.Jefourrailacapepliée,pasplusgrossequ'unpoing,dansledevant dema tunique, fermai le panneaudérobé et quittai la tanière demonpère après undernierregardauloup.Ilnerestaitplusgrand-choseàmangeràtable,maisellen'avaitpasencoreétédébarrassée,aussi

enfermai-jeunboutdesaucissedansunmorceaudepainet lemangeai-jeen l'accompagnantd'unetasse de thé tiède. Cela me suffit, et je fus heureuse de m'éclipser de la salle à manger aussidiscrètementquej'yétaisentrée.Àcontrecœur,jemerendisàlasalledeclasse.Lesautresélèvesétaientprésents,maisFitzVigilant

n'étaitpasencorearrivé.Persévérancecontournalesautresenfantspours'arrêterprèsdemoi.«Leschiots commencent à s'installer,mais il y en a un qui a une sale infection là où on lui a coupé laqueue.Celuiquiafaitçal'atranchéesansmêmepasserentrelesos;ilasansdoutetapéaupifavecunehachette,tchac!Onadûretirerdesesquillesdelaplaie,etlepetitahurléàenfendrelespoutresdutoit.Legarsquiluiafaitçaabienméritéletraitementqueluiainfligévotrepère!C'estcequeditRoder,etilsaitpresquetoutsurleschiens.Pourquoivotrepèreveutdeschiens,d'unseulcoup?Ilyadesannéesqu'iln'enaplus.—Pourleursauverlavie,j'imagine.Commel'âne.—Ben,ons'interrogeait,pourluiaussi.Cettevieillebourrique,onvaluidonneràmangeretlui

soignerlessabots,maisonsedemandaitàquoielleservait.»Ilsetournaversmoi.«C'estvrai,cequeracontelegarsdubourg?»Jem'éloignaidanslecouloir,àl'écartdesautres.«Unhommeétaitentraindetuerunechiennesur

laplacedumarchépour inciter lesgensàacheterseschiots.»Persévéranceécarquilla lesyeuxenentendanttoutel'histoire,et,quandj'eusfini,ilétaitbouchebée.

« On m'avait dit que Blaireau n'était pas commode et qu'il ne supportait pas la cruauté, maisça…!»Ileutunsoupirsidéré.«Ilaeuraison.Maisqu'est-cequ'ilvafairedecesbouledogues?—Qu'enfait-ond'habitude?»Il haussa les sourcils, surpris demon ignorance. « Ben, il y en a qui les font combattre, chien

contre chien, ou bien qui les lâchent sur des taureaux pour qu'ils les harcèlent avant l'abattage ; ilparaîtqueçarendlaviandemeilleure.Pareilpourlesporcs.Hé,peut-êtrequ'onpourraits'enservirpouréliminer lescochonssauvagesducoin. Ilyaquelquesvieuxsolitairesquimettenten l'air leschampsderavesdepuisquelquesannées.—Peut-être.»Uneidéemevint.«Jepourraispeut-êtreendemanderunpourmoi.»FitzVigilantarrivait.Trèsélégant, ilportaitunevestebleueàcolblancetdeschaussesd'unbleu

plus sombre, et je pris alors conscience qu'il se vêtait comme un marchand fortuné tandis quel'habillementdemonpèreserapprochaitplusdeceluidesfermiersquiserendaientàChênes-lès-Eaupourvendreleursproduits.Jebaissailesyeuxpourm'examiner.Oui,matenueétaitplusprochedecelled'une fillede fermier,voired'un filsde fermier,quedecellede l'enfantd'unemaisonnoble.Monprécepteur neme laissa pas le temps dem'attarder sur la question. «Allons, venez, entrez etinstallez-vous ! Nous avons perdu une bonne partie de la matinée, aussi devons-nous faire viteaujourd'hui.»Nul ne parut tenir à lui rappeler qu'il était arrivé le dernier et nous nous mîmes en place

rapidement.Notreprofesseur avait l'air distrait, presque irritable, commesi nos leçons étaientunecorvée ennuyeuse qu'il fallait expédier et non la raison de sa présence à Flétribois. Il nous fitapprendreun longpoèmesur lesdifférents roisdesSix-Duchéset les faitspar lesquels ilsavaientmarqué leur règne, mais, au lieu de nous l'enseigner par petits bouts, comme ma mère m'avaitenseigné les Douze simples guérisseurs, il nous le récita en entier puis passa parmi nous endemandantàchacunde le répéter.Aucunneputallerau-delàdu troisièmesouverain sur lesvingt-trois,etilnousfitpartdesadéceptionavecforcedétails,puisilrécitadenouveaulepoèmetrèsvite.Pied-d'Alouette réussità répéterquatre strophesàpeuprèscorrectement ;OrmeéclataensanglotsquandFitzVigilantl'obligeaàseleveretàessayeràsontour.Ilposalesyeuxsurmoi,etc'estàlafoisdécidéeetemplied'angoissequejemedressailentement.Jefussauvéepardescrisfurieuxquiéclatèrentauloin,suivispardesbruitsretentissants,comme

sionclaquaituneporteplusieursfoisdesuite.FitzVigilantsedétournademoi,lefrontplissé,etilserendità l'entréede la salledeclasse ; les sourcils toujours froncés, il chercha l'originedu remue-ménage dans le couloir, et il s'apprêtait à refermer le battant quand nous entendîmes un longhurlementglaçant.Lescribeeutsoudainl'airinquiet.«Nebougezpas;jerevienstoutdesuite.»Etilnouslaissalà,s'éloignantd'abordàgrandesenjambées,puis,àenjugerparleclaquementde

sestalons,aupasdecourse.Nouséchangeâmesdesregards.Pied-d'Alouettes'agitasursonsiègepuisselevaetsedirigeaverslaporte.«Iladitderesterici»,luirappelaPersévérance.Lescrisétoufféscontinuaient.Pourfinir,Persévérancesetournaversmoi.«Jevaisvoircequisepasse.—Moiaussi,dis-je.—Non, répondit-il d'un ton autoritaire, et, comme je commençais àmontrer lesdents, il ajouta

d'untonplusapaisant:Lescriberisqueraitdesemettreencolèrecontrevous,demoiselleAbeille.Jereviendraivite.»Jeleregardaiencoinetrépliquaid'untonnarquois:«Moiaussi.—Ilsvontavoirdesennuis»,soufflaLéaàOrmed'untonpleind'espoir.JeleuradressaimonregardleplusméprisantetrejoignisPersévérancepourjeteruncoupd'œil

danslecouloir.Iln'yavaitpersonne,maislescrisétaientplusforts;j'entendisunbruitquim'évoqua

les cuisines, celui de chocsmétalliques. Persévérance se tourna versmoi et dit sans bruit : «Desépées?»Iln'encroyaitvisiblementpassesoreilles.L'idéemesemblaitridicule,cependantjenevoyaispasd'autrepossibilité.«Uneattractionpourla

fêtedel'Hiver,peut-être?»fis-je.Sesyeuxbrillèrentdeplaisir.«Peut-être.»Àcetinstant,unevoixmasculinepoussaunhurlement

furieux.«Passûr,reprit-il,etsonsourires'effaça.—Restez ici et ne faites pasdebruit », dis-je à ceuxqui s'étaient agglutinés à la porte derrière

nous.Noussortîmesdanslecouloir,etjem'assuraiquej'avaisàlaceinturelecouteaudemamère.Lecœur battant, je suivis Persévérance à pas de loup ; parvenue au coin où le couloir rejoignait levestibule, j'éprouvai un grand soulagement en voyant Allègre venir vers nous en hâte. Il tenaitquelquechosecontre sapoitrine,unobjet très lourdàen jugerpar sonpaschancelant.Nousnousprécipitâmesàsarencontreetjeluilançai:«Quesepasse-t-il?Nousavonsentendudescris,etlescribeFitzVigilantnousaabandonnéspourallervoir…»Allègreperditl'équilibreetheurtalemurdel'épaule.Sesgenouxfléchirent,etils'effondrasurlui-

même.Ilavaitlevéunemainpourseprotégerduchoc,etellelaissaunelonguetraînéerougesurlapierre.Jem'aperçusalorsquel'objetqu'ilportaitétaitenréalitéunehampequipointaitdesontorseetqu'ilavaittenueagrippéeàdeuxmains.Ilnousregarda,etseslèvresformèrentcesmots:«Sauvez-vous.Cachez-vous.Allez!»Etilmourut.Commecela,enunclind'œil,ilnefutpluslà.Jerestaiàlecontempler,parfaitement

conscientequ'ilétaitmort,etjemedemandaipourquoiPersévérances'accroupissait,posaitunemainsursonépauleetscrutaitsonvisageendisant :«Intendant? Intendant,qu'est-cequisepasse?»Ildéplaçasamainsurcellequitenaitencorelahampeetlaretirarougedesang.«Ilestmort.»Jeleprisparl'épaule.«Ilfautsuivresesinjonctionsetprévenirlesautres;ilfaut

noussauveretnouscacher.—Nouscacherdequoi?»répliqua-t-ilviolemment.J'étaisfurieusemoiaussi.«Allègreestvenunousdonnercemessagealorsqu'ilétaitmourant.Pas

questionserendresamortinutileenagissantbêtement;obéissons-lui.Viens!»Je l'avais saisi par lamanchede sa chemise et je l'entraînai derrièremoi.Nouspartîmes aupas

mais nous mîmes promptement à courir, et j'eus du mal à ne pas me laisser distancer. Nouspénétrâmesentrombedanslasalledeclasse.«Sauvez-vousetcachez-vous!lançai-jeauxélèves,etilsme regardèrent comme si j'avais perdu la raison.C'est grave. L'intendant est dans le vestibule,mortd'une flèchedans lapoitrine.Ne retournezpasdans le corpsprincipal ; il faut sortir et nouséloignerdelamaison.»Léam'adressaunregardimpavide.«Elleessaieseulementdenousmettredanslesennuis,dit-elle.—Non!criaPersévérance.Onn'apasletemps.Avantdemourir,ilnousarecommandédenous

enfuiretdenouscacher.»Ilmontrasamain,rougedusangd'Allègre.OrmepoussaunpiaulementetPied-d'Alouettetombaàlarenverse.Je réfléchissais furieusement. « Nous passons par l'aile sud jusqu'au jardin d'hiver, puis nous

prenonsparlepotagerpouraccéderauxcuisines.Jeconnaisunecachettelà-bas.—Maisilfautquitterlamaison!protestaPersévérance.—Non.Lacachetteestbonneetpersonnenenousytrouvera»,promis-je.Ormeachevaladiscussionens'exclamant:«Jeveuxmaman!»Là-dessus,nousnousenfuîmesdelasalledeclasse.Lesbruitsenprovenancedelamaisonétaientterrifiants,crisétouffés,chocsviolentsethurlements.

Les plus jeunes parmi nous glapissaient ou sanglotaient de terreur quand nous sortîmes dans lecouloir;nousnousprîmesparlamainetnousmîmesàcourir.Aujardind'hiver,jesongeaiquenouspourrionstousnousyterrer,maisjejugeaiquepeudesenfants,voireaucun,neseraitcapabledese

tenirtranquillesideshommesarmésentraient.Non,iln'existaitqu'unecachetteoùonn'entendraitpasleurs sanglots, et, malgré ma répugnance à la partager avec eux, je n'avais pas le choix. Je merappelaiquej'étaislafilledemonpèreetqu'ensonabsencej'étaislamaîtressedeFlétribois.Quandj'avais aidé lemendiant, aubourg, jem'étais crue courageuse,mais c'était pour épatermonpère ;aujourd'hui,jedevaisfairepreuvedevraicourage.«Traversonslepotagerjusqu'auxcuisines,dis-je.—Maisilneige!fitOrmed'unevoixpleurnicharde.—Ondevraitallersecacherdanslesécuries!insistaPersévérance.—Non,nosempreintesdanslaneigenoustrahiraient.Celledupotageradéjàétépiétinée,notre

passageseverramoins.Venez, jevousensupplie!»Je lançaicettedernièrephrasedevantsonairbuté.«Jevaisvousaideràconduirelesautreslàoùvousvoulez,maisensuitej'iraiauxécuriesprévenir

monpèreetlesautres.»Voyantqu'iln'yavaitpasàdiscuter,j'acquiesçaidelatête.«Venez!dis-jeauxenfants.—Etpasdebruit!»ajoutaPersévérance.Ilpritlatêtedugroupe.Onnetravaillaitplusaupotagerdepuisunmois,etlaneigecouvraitles

planchespailléesderhubarbe,d'anethetdefenouil;jamaiscetespacenem'avaitparuaussiimmense.Orme et Léa se tenaient par lamain et se plaignaient tout bas de la neige qui pénétrait dans leurschaussures.Commenousarrivionsàlaportedescuisines,Persévérancenousfitbrusquementsignede reculer, puis il s'approcha sans bruit du seuil, colla son oreille au bois, resta ainsi quelquessecondespuistiralebattantenrefoulantlaneigefraîchementtombée.Uninstantplustard, jecontemplais lapagaillequirégnaitdanslescuisines.Ils'étaitpassélàdes

événementseffrayants;desmichesdepainsortiesdufourjonchaientlesol,unrôtibrûlaitau-dessusdufeu,etlasalleétaitdéserte.Personne,orilyavaittoujoursdumondedanslescuisinespendantlajournée.Ormeeutunhoquetd'horreurenconstatantl'absencedesamère,et,àmagrandesurprise,Léaeutlaprésenced'espritdeplaquerlamainsurlabouchedesonamiepourl'empêcherdecrier.«Suivez-moi!»fis-jedansunmurmure.Alors que j'entraînaisma compagnie dans le garde-manger, Persévérance chuchota : « Ça n'ira

pas ! Il n'y aura pas assez de place pour tout lemonde.On aurait dû rester cachés dans le jardind'hiver.—Attendez»,répondis-je,etjememisàquatrepattespourpasserderrièrelescaissesempiléesde

poissonsalé.Jetrouvaiavecsoulagementlaportedérobéelégèremententrebâillée,tellequejel'avaislaisséepourlechat.Jeglissaileboutdesdoigtsdansl'ouverture,tirailebattantàmoipuisreculai.«Ilyadescouloirssecretsderrièrelesmurs.Entrezvite!»Pied-d'Alouettetombaàgenouxetobéit.Jel'entendiss'exclamerdansunmurmureétouffé:«Ilfait

noircommedansunfour,là-dedans!—Avancez!Faites-moiconfiance.Jevoustrouveraiunebougie.Ilfautquenousnouscachionsà

l'intérieur.—C'estquoi,cescouloirs?demandaOrmetoutàcoup.—D'anciensboyauxd'espionnage»,répondis-je.—Ah!»fit-elled'untonentendu.Mêmefaceaudanger,ellegardaitsalanguedevipère.Puis,quelquepartdansunesalleéloignéedeFlétribois,une femmepoussauncri strident.Nous

nous figeâmes en échangeant des regards. «C'étaitmamère», chuchotaOrme, alors qu'ilm'avaitplutôtsembléreconnaître lavoixd'Évite.Nousdemeurâmessansbougermaisaucunautrebruitnenous parvint. « Je vais chercher des bougies », dis-je. Les enfants s'accroupirent, et certains serisquèrentderrièrelescaisses.

Jedusm'armerdetoutmoncouragepourretournerdanslescuisines;jesavaisoùl'onygardaitlaréservedechandelles.J'enallumaiunedanslacheminée,meretournaietfaillispousserunhurlementdefrayeurenmetrouvantnezànezavecPersévérance,SapinetLierreagrippéeàlamanchedesonfrère.Jeregardailepremier,pâlemaisl'airdécidé.«Ilfautquej'ailleàlarecherchedemonpère;jedoisleprévenir,oul'aider.Jem'excuse.»Ilse

pencha pour me serrer gauchement dans ses bras. « Allez vous cacher, demoiselle Abeille ; jereviendraivousappelerquandvouspourrezressortirsansdanger.—Pastoutdesuite!»répondis-jed'untonimplorant.Unefoisqu'ilseraitparti, jen'auraisplus

personnesurquicompter;ilfallaitqu'ilm'aidâtd'abordàdissimulerlesautres.Mais il nem'écoutait pas, occupé à observer les traces de neige et d'humidité que nous avions

laisséesdanslescuisines.«Oh,douceEda,ilyadesempreintespartout!Ilsvontvoustrouver.—Non!»JefourraileschandellesentrelesmainsdeSapin,quilesreçutsansmotdire,puisje

ramassai desmiches de pain par terre et les remis àLierre. «Prenez ça et entrez dans le passagederrièrelescaissesaveclesautres.Nerefermezpaslaporte,jeserailàdansuneminute.Ditesàtoutlemonde de suivre le boyau à quatre pattes et sans faire aucun bruit ; soyez discrets comme dessouris.Etn'allumezpasplusd'unechandelle!»Danslacuisine,malgrél'épaisseurdesmurs,jelesentendischuchoteretgeindrefaiblement.Puis

desvoixd'hommesmeparvinrent,et,malgréladistance,jeperçusquelescrisn'étaientpaséchangésdansunelanguequejeconnaissais.«Qui est-ce ? demanda Sapin d'un ton empreint d'angoisse. Pourquoi est-ce qu'ils sont venus ?

Qu'est-cequ'ilsfont?Etquiest-cequicriait?—Peuimporte;cequicompte,c'estdesurvivre.Allez!»Jelespoussaisansménagementversla

porte.Alors que Sapin et Lierre disparaissaient dans le garde-manger, jem'emparai d'une pile deserviettes de table etmemis à genoux pour effacer nos traces ; Persévérance compritmon but etm'imita;enunclind'œil,lesempreintesnefurentplusqu'unelargetraînéesansdirectionprécise.«Laissons la porte ouverte, proposamoncompagnon ; ils croiront peut-être qu'on est entrés et

qu'onestressortis.»J'obéis.«Allez-y,maintenant,dis-jeentâchantd'empêchermavoixdetrembler.—Cachez-vousd'abord;jerepousserailescaissescontrelemurpourcamouflerl'entrée.—Merci»,fis-jeàmi-voix,etjecourusaugarde-manger,tombaiàgenouxetmeglissaiderrière

lesboîtes.Laporteétaitclose.Jetapotailebois,frappaiplusfort,puiscollaimonoreilleaupanneau:pasun

bruit.Ilsavaientsuivimesinstructions,s'étaientenfoncésdanslepassage,etledernieravaitrefermélebattantderrièrelui.Jenepouvaispasentrer.Persévérancepassalatêteaucoindel'empilementdecaisses.«Dépêchez-

vous!Cachez-vous!—Jenepeuxpas;ilsonttirélaportederrièreeuxetl'ontverrouillée.Jenepeuxpasl'ouvrirdece

côté-ci.»Nouséchangeâmesunlongregard,puisildittoutbas:«Onvadéplacerlescaissespourplanquer

laporte,etensuitevousviendrezauxécuriesavecmoi.»J'acquiesçaidelatêteentâchantderefoulermeslarmesetlessanglotsquimenouaientlagorge.

J'aspiraisplusquetoutàmeréfugieràl'abridecesmurs;c'étaitchezmoi,c'étaitmacachette,etonvenait dem'en barrer l'accès alors que j'en avais le plus besoin ; curieusement, j'en éprouvais unsentimentd'injusticeaussiintensequematerreur.CefutPersévérancequipoussalescaissescontrelacloison. Je les contemplai sans bouger pendant que la peur grandissait enmoi. Lorsque j'avais unplan,unhavreoùmeterrer,j'étaiscalmeetconcentrée;àprésent,jen'avaisplusentêtequelamort

d'Allègreetlabataillequisedéroulaitdanslamaison,àFlétriboisoùrégnaientlecharmeetlapaix,oùmonpèren'étaitpas.Lesangavait-iljamaiscoulédanscettedemeure?Commesij'étaissasœur,Persévérancemepritparlamain.«Venez;papasauraquoifaire.»J'obéis sans lui faire observer qu'il allait falloir traverser un grand espace découvert ni que je

portais des chaussuresmieux adaptées à parcourir les couloirs de Flétribois. Laissant la porte descuisinesouverte,nousnousaventurâmesdanslaneigeetsuivîmesnosempreintesàtraverslepotagerjusqu'au jardin d'hiver, mais sans y pénétrer ; nous longeâmes sans bruit le mur puis nousdissimulâmes derrière des buissons en tâchant de ne pas déranger la neige accumulée sur lesbranches.Delà,nousentendionsmieuxcequisepassait.Unhommeàl'accentinconnucria:«Assieds-toi!

Assieds-toi!Nebougepas!»Persévéranceleperçutcommemoi,etilpritconscience,j'ensuissûre,qu'ilmeconduisaitverscettevoix.Onnepouvaitpasfairepire,maisjeluiemboîtaiquandmêmelepas.Nous passâmes le coin de la maison et fîmes halte. Des taillis de houx poussaient là, et leurs

feuillesvertesetépineusesetleursbaiesrougeviffaisaientuncontrastesaisissantaveclablancheurdusol.Lesfeuillesmortesàleurbase,làoùnousnousaccroupîmes,mepiquèrentlespiedsàtraversmes fines semelles ; serrés l'uncontre l'autrecommedes lapins,nousobservâmes le spectaclequis'offraitànous.LesoccupantsdeFlétriboisétaientrassembléscommeuntroupeaudemoutonsahurisdansl'allée

quimenaitàl'entréeprincipaledelademeure.Deboutdanslaneige,vêtusseulementdeleurshabitsd'intérieur,ilssefrottaientlesmainspourseréchaufferous'étreignaient,effrayés.J'enconnaissaislaplupart depuis toujours ;Muscade, la cuisinière, avait passé lebras autourdes épaulesdeTavia etdéfiait les assaillants du regard. J'identifiai les ménestrels à leurs tenues colorées ; accroupisensemble,ilsparcouraientlascèned'unœilabasourdi.Soigneuseavaitlesbrasserréssurlapoitrine,et sebalançaitd'avantenarrière,misérable ; labonned'Évite,prèsd'elle, crispait lesmains sur ledevantdéchirédesarobe;elleétaitpiedsnus.Troishommesdefortecarrurecontemplaientlatroupeduhautde leursmontures ; ilmesemblaitavoirdéjàvu l'und'eux,mais jenesavaisoù.Lesdeuxautres ne disaient rien, mais tous les trois avaient une épée rouge de sang au poing. Le premiercontinuait d'intimer aux prisonniers de s'asseoir,mais rares étaient ceux qui obéissaient.Un peu àl'écart, deux personnes étaient étendues face contre terre, immobiles, et la neige rougissait autourd'eux.L'uned'ellesétaitFitzVigilant;jereconnuslavesteraffinéeetlepantaloncoupésurmesure.Jeles

avaisvuslematinmême,jesavaisdoncqu'ils'agissaitdelui,maismonespritrefusaitd'accepterlaréalité.«Jenevoispasmonpère», fitPersévérancedansunsouffleàpeineaudible.Jehochai la tête ;

j'avaisrepéréquelquesemployésdesécuries,maissonpèrenesetrouvaitpasparmieux.Était-ilmortousecachait-il?Une femmesortitde lamaisonet sedirigeavers les captifs.Elle avait l'airparfaitementbanale,

rondouillarde,d'âgemoyen,vêtuechaudementdebottesen fourrure,d'uneépaissecapeen laineetd'unbonnetàpoiltirésurlesoreilles.Sonvisagerondetsesbouclesbrunesquidansaientaurythmedesespasluidonnaientpresqueunaspectenjoué.Elles'approchadel'hommequicriaitauxotagesdes'asseoir et le regarda.Elle lui posaunequestiond'unevoixqui portait clairement,mais dansunelanguequej'ignorais;illuifituneréponsemanifestementnégative.Elles'adressaauxprisonniersavecunaccentétrangemaisquin'empêchaitpasdelacomprendre:

«Ungarçonaétéamenéici,peut-êtreaucoursdescinqdernièresannées,maisplusprobablementaucoursdesderniersmois.Ilaleteintetlescheveuxblancscommelaneige.Remettez-le-nousetnousnousenirons.C'estpeut-êtreencoreunenfantoubienc'estunhommefait;nouslereconnaîtronsen

levoyant.Iln'estpasparmivous,maisvousdevezsavoirdequinousparlons.»Ellesetut,attendantuneréponse,puisrepritd'untonrassurant:«Cen'estpasl'undesvôtres;ilatoujoursétéànous,etnous voulons seulement le ramener chez lui. Il ne lui sera fait aucunmal, et, si vous dites où letrouver,plusriennevousarriveranonplus.»Ses propos étaient mesurés et calmes, voire bienveillants. Je vis les domestiques échanger des

regards,puisTavias'écartadeMuscadeetdéclara:«Iln'yapersonneiciquiressembleàça.Leseulnouveauvenu,c'étaitl'hommequevousaveztué,lescribe;touslesautrestravaillenticidepuisdesannéesousontnosenfants.Vousavezvulesménestrels;cesontlesseulsétrangersprésents!»Sesmots s'achevèrent en sanglots. Les ménestrels, déjà terrifiés, se rapprochèrent encore les uns desautres.«Vousmentez!»répliqual'homme,et, lapeurpeintesursestraits,Taviasebouchalesoreilles

commesilesmotsducavalierétaienteneux-mêmesunemenace.Lefilsinattendu;j'enfussoudaincertaine.C'étaientlespoursuivantsdontlamessagèrepâlenous

avait parlé ; ils l'avaient suivie et croyaient trouver le garçon chez nous, pour une raison quim'échappait. Peut-être pensaient-ils que mon père l'avait découvert et lui avait donné refuge àFlétribois.«Ellenementpas!»s'exclamaMuscaded'unevoixsuraiguë,etquelques-unsautourd'elleeurent

lecouragedecrier:«C'estvrai!»«Onesttousnésici!»etautresinterjections.«Vouspouvezrestercachéeseuleici?murmuraPersévéranceàmonoreille.Ilfautquej'ailleaux

écuriestrouvermonpère.S'iln'yestpas…jeprendraiunchevaletjedescendraiàFlétrychercherdel'aide.—Emmène-moi,fis-jed'untonsuppliant.—Non.Ilfautquejetraversetoutecettecour;s'ilsnousvoient…»Ilsecoualatête.«Vousdevez

rester ici,Abeille, etvouscacher.» Il semordit la lèvrepuis ajouta :«Simonpère…Si jene letrouvepas,jereviendraietonirachercherdel'aideensemble.»Jesavaisquec'étaitillogique:s'ilparvenaitauxécuries,mieuxvalaitqu'ilprîtunchevaletpartît

directement pour Flétribois au grand galop. Mais j'étais terrifiée, et j'acquiesçai de la tête avecraideur.Ilm'obligeaàm'accroupirdavantage.«Restezici»,souffla-t-il,commesij'allaisoublier.Ilsedéplaçajusqu'àl'extrémitédutaillisdehouxpuiss'arrêta.Lafemmerondeletteavaitl'airde

discuter âprement avec l'homme à cheval ; elle désigna les corps du doigt puis gesticulafurieusement;àl'évidence,ellen'appréciaitpaslafaçondontilmenaitsesrecherches.Luiagitaitsonépéeencriant.Soudain,delamaisonsortitl'homme-brouillard,celuiquej'avaisvuaubourg.Là-bas,c'étaitunelumièreétincelantedansuneruellequelesgensévitaient ;aujourd'hui,c'étaitunebrumenacréeavecaucentreunhommerondouillard,pâlecommeunfantôme.Il tournaitlentementlatêted'uncôtéetdel'autre,et,simesyeuxnemetrompaientpas,lessiensétaientdelamêmeteintequelebrouillard. Un frisson étrange me parcourut et je me fis la plus petite possible en ramenant maconscienceenmoi–endressantmesmurailles,commeeûtditmonpère.J'eusl'impressiond'êtretoutàcoupaveugle,maisc'étaitleprixàpayerpourmoninvisibilité.«Abeille?»chuchotaPersévérance,maisjesecouai la têteet lagardaibaissée.J'ignorecequ'il

perçut,maisilsaisitsoudainmonbrasdansunepoignedefer.«Venezavecmoi.Allez,onyva,etensemble.»Mais,aulieudem'entraînerverslesécuries,ilmefitrebroussercheminendemeurantàl'abrides

buissonsquiornaientcettepartiedujardin.Sansleverlesyeux, je le laissaismeguider.«Là,fit-ilenfin, le souffle court.Ne bougez pas d'ici. Je vais aux écuries ; si je ne trouve pasmon père, jeramènerai les chevaux ici.Comme j'arriverai rapidement, il faudra vous tenir prête à courir poursautersurledosdeMignarde.Vousenêtescapable?»Jen'ensavaisrien.«Oui.

—Restezici»,dit-il,etils'enalla.Je demeurai derrière des rhododendrons dont la neige et la glace emprisonnaient les feuilles

tombantes.Auboutd'un longmoment, je levaienfin lesyeuxetparcourus lesalentoursduregard.Riennebougeait;jen'entendaispluslesprisonniers,maisdeséclatsdevoixfurieuxmeparvenaientencorevaguement.Allègre était mort ; mon père était absent ; Crible n'était pas là ; FitzVigilant était mort.

Persévérancepouvaitmouriràtoutinstant.Àcetteperspective,jenepusresterenplace.Jemouraisdepeuràl'idéeêtretuée,maisjeredoutais

encoreplusquemonseulalliéeûtpérisansmêmequejefusseaucourant.Combiendetempsallais-jemetapirsousunbuissonpendantquelavielequittait?Jememisàhaleterdansl'espoirderepousserles ténèbres. J'avais froid, j'avais soif, et j'étais seule. Je m'efforçai de réfléchir, de ne pas fairen'importequoiuniquementparcequej'avaisbesoind'agir.Jesortislacapedemonpourpoint;jenel'avaispasoubliée,maisjeconnaissaisseslimites:illui

fallaitdutempspouradopterlescouleursetlesombresenvironnantes.Pasquestiondemelapassersurlesépaulesetdecourirsansêtrevue.Oui,maislaneigeestblanche…Lecamouflageneseraitpasparfait,maisjel'étendissurlesolprèsdesbuissons.L'effetseraitsansdouteceluid'unlièvreoud'unrenardblanc:n'importequid'unpeuattentifrepéreraitmondéplacementetverraitmespiedsetmestraces,maisj'auraisdemeilleureschancesdeparvenirjusqu'auxécuries.Leséclatsdevoixenprovenancede l'autrecôtéde lamaisons'intensifiaient ; l'hommesefaisait

menaçant, et la femme était manifestement mécontente mais n'implorait pas : au contraire, elleinsistaitpoursefaireobéir.J'entendisunhurlement,celuid'unhommecettefois,etjemedemandaiqui avait été blessé ou tué ; une femme semit à pousser des cris déchirants qui ne cessèrent pas.Pendantcetemps,lacapeàplatsurlesolpassaitpeuàpeudelacouleursombredel'intérieurdemonpourpointàcellede laneige inégaleetà l'ombredes taillis.Jamais jen'avais réfléchiqu'enréalitétouteneigen'estpasblanche ; jeconstataisàprésentqu'elleétaitgriseavecune légère teintebleuesaleetmouchetéedefientesd'oiseauxetdepetitsboutsdefeuillesmortes.Jemeglissaisousletissupouréviterdeletirersurlesbuissonsaurisquequ'ilenprîtlescouleurs.

C'étaitunecaped'adulte,sibienque jepouvaism'enenvelopperentièrementet la rabattresurmonvisage.Jelaserraidel'intérieuràlatailleetaumentonenlaissantunepetiteouverturepouryvoir,puisjebalayailesenvironsduregard;iln'yavaitpersonnedececôté-cidelademeure.Jem'élançaietgagnailetaillisdehouxoùnousnousétionsabritésprécédemmentenprenantsoindenepastropm'enapprocher,puisjem'arrêtaipourexaminerladistancequimeséparaitdesécuries.Devais-jelafranchirlentementouencourant?Plustôt,laneigeformaitunecouchelissesurl'herberase,maisjedistinguaisnettementàprésentlestracesindiquantquePersévéranceavaitréussiàpasser.Jecomprissoudain:ilavaitattenduquelesagresseursfussentdistraits,peut-êtreparlecridel'homme.Jen'avaisnulle envie de regarder les prisonniers : leur situation m'effrayait et m'empêchait de penserclairement ; mais il me fallait estimer mes chances. La femme continuait à pousser des cris dedésespoir;celasuffisait-ilàdétournerl'attentiondesintrus?Jedemeuraiparfaitementimmobileetbougeaiseulementlesyeuxpourobserverlescaptifs.LafemmequicriaitétaitÉvite,têtenueetlarobedéchiréesuruneépaule.Deboutdevantl'homme

àcheval,ellehurlaitcommeunepleureuse,sansprononcerdemots,sansémettredesanglots,d'unevoix suraiguë. L'homme-brouillard se tenait non loin d'elle, et la femme rondouillarde paraissaitessayerdel'interroger.JenepouvaisrienpourÉvite;malgrémonaversionpourelle,jel'eusseaidéesij'enavaiseulesmoyensparcequ'elleétaitàmoi,aumêmetitrequelechatnoiroulesgardeursd'oies : ils appartenaient tous à Flétribois, et, en l'absence de mon père et d'Ortie, j'avais laresponsabilitédecesgens.Cesgensserréslesunscontrelesautresetquibêlaientdeterreur.

Jusque-là, j'étais un enfant qui fuyait le danger,mais un changement s'opéra soudain enmoi. Jedevaismerendreauxécurieset,avecPersévérance,allerchercherdessecours;ilmefallaitagirvite,avantqu'ilneprîtdesrisquesinutilesenramenantunchevalàmacachette.Lapeurquimeparalysaitsedissipapour laisser laplaceà l'ardeurd'unloup.Jem'accroupiset, lorsquelafemmeseremitàposerdesquestionsàÉvite,jem'élançai,courbéeendeux,etsuivislesempreintesdePersévérancedansl'espoirdelaissermoinsdetracesdemonpassage.Parvenue à l'angle du bâtiment, je le contournai et m'accroupis, haletante. Et maintenant ? Et

maintenant?Àlaportedederrière,paroùlesgarçonsd'écuriesortaientlesbrouettéesdepaillesale.C'étaitsûrementlàquePersévéranceconduiraitleschevaux,carc'étaitl'issuelapluséloignéedelamaison.Jelongeailepigeonnieroùlogeaientnosoiseauxmessagers.Logeaient;desplumespartout,etde

petitscadavresquijonchaientlesol,lecoubrisé.Pasletempsdem'arrêterpourcespetitesmorts.Jeprenaisconsciencequelesintrusn'avaientaucunepitiéetquel'attaquen'étaitpasimprovisée:aucunpigeonn'avaitpuenemporterlanouvelle;ilslesavaienttuésenpremier.Quandj'arrivaiauxportesdesécuries,jejetaiuncoupd'œilàl'intérieuretvisunescèned'horreur.

Lesassaillantsavaient-ilscommencéparcebâtimentcommeilsl'avaientfaitpourlepigeonnier?Leschevaux s'agitaient nerveusement dans leurs boxes, et moi-même, malgré mon odorat moinsdéveloppé,jepercevaisl'odeurdusang.Jemeréjouisqu'ilsn'eussentpasprisletempsd'abattrelesbêtes,peut-êtrepouréviterdefairetropdebruit.Quelqu'unétaitétendudansl'alléecentrale,vêtudescouleursdeFlétribois.C'étaitundesnôtres,facecontreterre,immobile;undesmiens.Jerefoulaiunsanglot. Ce n'était pas le moment de pleurer les morts ; si nous voulions sauver des vies,Persévérance et moi devions aller chercher de l'aide. Nous étions le seul espoir de mes gens.J'ignoraiscombiend'habitantscomptaitlepetitvillagedeFlétry,maisnousytrouverionsdespigeonsvoyageurs,etquelqu'uniraitprévenirlapatrouilleroyale.Je rassemblais mon courage pour passer près du corps quand un bruit me fit lever les yeux ;

Persévérancesedirigeaitversmoi;ilmontaitàcruunsolidechevalbaimaisavaitprisletempsdesellerMignardeetdeluimettrelesrênes.Deslarmessillonnaientsesjoues,etsamâchoirecrispéeetvolontairefaisaituncontrastesaisissantavecsestraitslissesd'adolescent.Ilsursautaenmevoyant,etjerepoussaivivementmacapuchepourdécouvrirmonvisage.«C'estmoi!»fis-jedansunsouffle.Unéclatfurieuxs'allumadanssesyeux.«Jevousavaisditderestersurplace!»Il se laissa glisser à bas de sa monture et lui boucha les naseaux pour la faire passer près du

cadavre.IlmeremitlesrênespuisretournachercherMignardeetlaramenadelamêmefaçon.Unefoisprèsdemoi,ilmepritparlatailleet,sanscérémonie,mehissasurmajument.Jem'installaitantbienquemaltoutenroulantmacapeenboulepourlafourrerànouveausousmonpourpoint;jenevoulaispasqu'ellefîtpeuràMignardeenbattantauvent.Jeredoutaisdéjàuntrajetpénible.Moncompagnongardalesrênesdemamontureàlamaintoutenmontantsurlasienne;avecun

regardpar-dessussonépaule,ilditàmi-voix:«Onpartaugrandgalop;c'estnotreseulechance.Onvaàtoutevitesseetonnes'arrêtesousaucunprétexte.C'estcompris?—Oui.—Etcettefoisvousm'obéissez!»ajouta-t-ild'untonfarouche.Jen'euspasletempsderépondre,carnousnousmîmesbrutalementenroute;nousfranchîmesles

portesarrièreaugalopettraversâmeslapelouseengardantlesécuriesentrenousetlamaisonpourgagnerlalonguealléesinueusequimenaitàl'entréedelapropriété.Laneigeintactesouslesarbresnusnousralentissaitmaisétouffaitpeut-êtreunpeulebruitdessabots.Pourtant,celanesuffitpas:alors que nous nous éloignions du bâtiment d'écurie, j'entendis une exclamation de surprise. C'estcurieuxcommeonreconnaîtdansuncriinarticuléqu'iln'estpasdanssalanguematernelle.Jenesais

cequefitPersévérance,maisnoschevauxaccélérèrentsoudain;jamaisjen'avaischevauchéparunefouléeaussilongue.Je me tenais de toutes mes forces en serrant les chevilles, les genoux et les cuisses, les mains

agrippéesaupommeaudemasellecommesijen'étaisjamaismontéesuruncheval.Jem'entendaispousser un gémissement aigu sans pouvoir m'en empêcher. Des cris jaillirent derrière nous et jeperçusunbourdonnementsubit,commesiuneguêpevenaitdepasserprèsdemoi,puisdeuxautres,et je compris qu'un archer nous visait. Je me fis toute petite sur le dos de ma jument et nouspoursuivîmesnotrechevauchée.L'alléefituntournant,etjemesentissoulagéequelesenvahisseursnepussentplusnousentendre.Nouscontinuâmesaugalop.Soudain Persévérance tomba. Il glissa de son cheval, heurta la route puis roula dans la neige

épaissealorsquesamonturepoursuivaità touteallure. Iln'avaitpas lâché les rênesdeMignarde ;elle tourna brusquement et faillit le piétiner avant de s'arrêter en biais si soudainement que je fusprojetéede côté. Je perdis undemes étriers et je restai un instant accrochéedeguingois avant delibérermonautrepiedetdesauterausolpourcourirversmoncompagnon.Nulleflèchenepointaitdelui,et jecrusqu'ilavaitfaitunesimplechuteetquenouspourrionsreprendrenotrecheminsurMignarde.Etpuisjevislatacherouge;laflècheluiavaittraversél'épauledepartenpart.Lesangruisselait,etPersévéranceétaitblanccommeun linge. Il roulasur ledosetme jeta les rênesde lajument.«Remontezenselleetrepartez!lança-t-il.Fuyez!Allezdemanderdusecours!»Ungrandfrissonl'agita,etilfermalesyeux.Jerestaifigée.J'entendaislebruitdessabotsdesonchevalquicouraittoujours,etd'autressabots

aussiquiapprochaient.Lesintrusarrivaient ; ilsallaientnousattraper.J'étais incapabledesouleverPersévéranceet encoremoinsde lehisser surMignarde. Il fallait lecacher. Il respirait encore ; lecacheretrevenirlechercherplustard.C'étaitlemieuxquejepussefaire.Je tirai la cape-papillon de mon pourpoint et l'étendis sur lui avant de le border. Les couleurs

changeaient,maispasassezvite;jejetaidelaneigesurluipuis,commelagalopadedespoursuivantsdevenaitplusaudible,jemenaiMignardedel'autrecôtédel'alléeetbondispourmontersurelleenm'accrochantàlasellependantqu'ellegigotaitetdansaitdecôté,inquiète.Unefoisassise,jeglissailespiedsdanslesétriersetlatalonnaidurement.«Allez,allez,allez!»criai-jed'unevoixstridente.Etelles'élançaàlonguesfouléesterrifiées.Jemepenchaienm'accrochantàelle,sansmeservir

des rênes, enespérantqu'elle suivrait la route.« Je t'enprie, je t'enprie, je t'enprie», répétais-je,implorant la jument, le monde, tout ce qui existait. Nous galopions si vite que nos assaillants nepouvaient pas nous rattraper, j'en étais sûre.Le ventmordant arrachait des larmes au coin demesyeux, et la crinièrede la jumentmebattait la figure. Jenevoyaisque la routedésertedevantmoi.J'arriveraisàleuréchapper;jeramèneraisdel'aideettoutfiniraitbien…Alors, de part et d'autre de moi, deux grands chevaux surgirent et se placèrent de front avec

Mignarde ; undes cavaliers sepencha, saisit sa têtière et nous fit opérer unbrusquedemi-tour. Jecommençaiàglisser,etl'autrehommemesaisitd'unemainparledosdemonpourpoint,m'arrachaàmamonture etme laissa tomber. Je heurtai le sol et boulai presque jusque sous les sabots de soncheval;quelqu'unpoussauncrifurieuxalorsquedeséclairsblancsexplosaientautourdemoi.Pendantquelquesinstants, jerestaiplongéedansunétatdestupeur,puisjemesentissoulevéedu

sol, la bouche pleine de neige, la tête ballante, par une main qui avait agrippé le devant de monpourpoint.Jecrusd'abordquel'hommemesecouait,puiscefutlemondequidansaitautourdemoi,etenfin touts'immobilisa.Jebattisplusieursfoisdespaupièreset jepusenfinvoirmonagresseur,grand,barbuetencolère;ilétaitâgé,lescheveuxpoivreetseletlesyeuxaussibleusqueceuxd'unjarsblanc.Ilm'adressaitdeshurlementsfurieuxdansune langueque jeneconnaissaispas. Ilse tutsoudainpuis,avecunfortaccent,medemanda:«Oùautre?Oùparti?»

Jeretrouvaiassezmesespritspourmentir.«Ilm'aabandonnée!»criai-je,etmonangoissen'étaitpasfeinte.JetendisundoigttremblantdansladirectionoùlechevaldePersévéranceavaitpoursuivisacourse.«Ils'estenfuietilm'aabandonnée!»J'entendisalorsunevoixdefemme.Haletante,ellecriaitd'unevoixrageuseencourantversnousle

longdel'allée.Àunecertainedistancederrièreellevenaitl'homme-brouillard;ilmarchaitvitemaissansprécipitation.Ilsétaientencoreloindenous.Sanslâchermonpourpoint,lecavalierauxcheveuxgrissedirigeaverslafemmeenmetraînantderrièreluietenmenantsamontureparlesrênes,tandisquesoncompagnonnoussuivaitàcheval.NouspassâmesdevantlacachettedePersévérance;jenereconnusl'endroitqueparmesempreintesdepasdanslaneige,etjem'interdisderegarderlepetittumulusquedevaitformermoncompagnon.Jedressaimesmuraillesetlechassaidemespenséesdecraintequemesravisseursneperçussent,j'ignorecomment,monsubterfuge.JereprésentaislaseulechancedesalutdePersévérance,etl'uniqueaidequejepouvaisluiapporter,c'étaitenluitournantledos.Jememisàruersansforceetm'efforçaidecrierpourtenirl'attentiondel'hommefixéesurmoi.Enfinnouseûmespassélesiteetnousrapprochâmesdelafemme.Ellelançaquelquesmotspar-

dessussonépauleàl'homme-brouillard,quiréponditd'untonenjouéenmedésignantdudoigt.Celuiqui me tenait lui cria quelque chose à quoi elle répliqua par un reproche ; il s'arrêta soudain etchangea saprise surmoipour agrippermonpourpoint par l'arrièredu col, puis ilme soulevadeterreetmemontraàlanouvellevenueenmesecouant.Ellepoussauneexclamationd'horreur,etilme lâchaen s'esclaffant.Comme j'essayaisdem'enfuir àquatrepattes, il posa sonpied surmoi etm'immobilisa dans la neige. Il dit quelque chose d'un ton à la fois moqueur et intimidant, et lesréprimandesdelafemmesemuèrentensuppliques.Jem'évertuaisàrespirer,lesoufflecoupéparlepiedquim'écrasaitledos.Lafemmearrivaprès

denous,etsessuppliquesredevinrentsoudaindesmenaces.L'hommeéclataderireànouveauetmelibéra.Elles'agenouillaprèsdemoidanslaneige.«Oh,monpetit chéri ! s'exclama-t-elle.Tevoici enfin.Monpauvrechou !Quellepeur tuasdû

avoir !Mais c'est finimaintenant ; nous sommes là, tu n'as plus rien à craindre ; nous venons teramener à lamaison. »Ellem'aida àm'asseoir etme regarda avecbienveillance, sonvisage rondempreintd'angoisseetd'affection.Elle sentait le lilas. Jevoulus répondre,mais j'éclataien larmes.«Monpauvrepetitgarçon!fit-elle.Calme-toi,toutvaallertrèsbien.Tuesensécuritéavecnous;tunerisquesplusrien.»L'homme-brouillardnousavait rejoints. Il tendit l'indexversmoi,une joie intense sur levisage.

«Là !Celui-là. » Il avait unevoixhaut perchéed'adolescent. «Le fils inattendu ;mon frère. »Lebonheurqu'iléprouvaitàm'avoirtrouvéem'engloutitetm'emplittoutentière,etjenepusréprimerlegrandsourirequimontaàmes lèvres,portéparunevaguedebien-être.Mafamilleétaitvenuemechercher!Elleétaitlàetjenecraignaisplusrien,nilasolitude,nilapeur.Sonlargesourireniaisetsesbrasgrandsouvertsm'accueillaient;j'imitaisongeste,soulagéedemeserrerenfincontrelui.

Épilogue

Unenfantestmorduparunrat;lesparentsseprécipitentpourleconsoler.Maislamorsureàlamains'infecte,etilfautamputer.Cejour-là,laviedel'enfantchangepourtoujours.Ouunenfantestmorduparunrat;lesparentsseprécipitentpourleconsoler.Lablessureguérit

sansmêmelaisserunecicatriceettoutvabien.Mais tout nevapasbien : l'enfant garde le souvenir de lamorsure et du rat toute savie.Même

adulte,lebruitdepetitespattescourantsurleplancherlanuitleréveille,baignédesueur;ilnepeutpastravaillerdansunegrangenidansungrenier;quandsonchienluirapporteunratmort,ilrecule,épouvanté.Telleestlapuissancedusouvenir.Ilestaussifortquelaplusfortefièvredueàuneinfection,etil

dure,nonletempsd'unemaladie,maisjusqu'àlafindel'existence.Demêmequelateintureimprègneles fibres et modifie leur couleur à jamais, un souvenir, pénible ou agréable, altère la fibre d'untempérament.Des années avant d'apprendre qu'on peut injecter ses souvenirs dans la pierre et s'éveiller sous

formededragon,jetremblaisencoredevantleurpouvoiretjemecachaisd'eux.Ah,quelssouvenirsjerefusaisetmedissimulais,tropempreintsdedouleurpourquejepusselesregarderenface,enfantouadulte!Etceuxdontjemedébarrassaienlesdéversantdansundragonencroyantmelibérerd'unpoisonquim'affaiblissait!Pendantdesannées,jevécusunevieémoussée,sansmerendrecomptedecedontjem'étaisprivé.LejouroùleFoumerenditcessouvenirs,cefutcommelorsquelesangseremetàcirculerdansunmembreengourdi:ilretrouvecertessonénergie,maiscelas'accompagnedefourmillementsdouloureuxetdecrampesdébilitantes.Lessouvenirsheureuxsegraventtoutaussiprofondémentdanslecœurqueceuxdesouffranceou

de terreur, et eux aussi imprègnent la conscience qu'on a dumonde. Ainsi, ceux dema premièrejournée avecMolly, de notre première nuit ensemble, du jour où nous nous sommes voués l'un àl'autre,tousontteintémavie,et,danslesmomentslesplussombres,m'ontdonnéunelumièreàmerappeler.Pendantmespériodesdemaladie,dechagrinoud'abattement,jemerevoyaiscourantavecleloupdanslecrépusculeenneigéavecpourseulepenséelegibierquenouspousuivions;jegardedeprécieuxsouvenirsdefeudansl'âtre,d'eau-de-vieetd'unamiquimeconnaissaitpeut-êtremieuxquepersonned'autrenelepouvait.C'estàpartirdetelles imagesqu'onsebâtituneforteressepourprotéger son cœur ; ce sont les jalons qui lui disent qu'il est dignede respect et que sa vie a plusd'importancequesaseuleexistence.Jelesgardetoutes,cellesdedouleur,cellesderéconfortetcellesd'exultation,et jepuis lescontemplermêmesiellessontpasséescommeune tapisserie laisséeà lapoussièreetàunelumièretropdure.Mais ilestun jourque jeportecommes'ilavaitété tatouéaucœurmêmedemonêtreavecdes

aiguillesdeplaisiretdesouffranceàlafois.Ilestunjourquejemerappelleencouleurssivivesetavecdesodeurssiprésentesquejen'aiqu'àfermerlesyeuxpourlerevivre.C'estunebellejournéed'hiverpleinedecielbleuetdeneigescintillante,aveclamergriseetplisséederrièrelestoitsetlesrues de Bourg-de-Castelcerf. Ce jour sera toujours celui d'avant la veille de la fête de l'Hiver, etj'entendrai toujours les échanges des souhaits enjoués, les sollicitations des colporteurs et desrémouleurs,etlescrisincessantsdesmouettesdanslevent.Surlabiseflottentdesarômesdeplatsàlafoisonctueuxetsavoureuxmêlésàl'odeurd'iodeetde

décompositiondelamaréebasse.Jemarcheseulparlesruesoùj'achètedepetitscadeauxpourmafille que j'ai laissée à Flétribois et des articles pour mon ami blessé, simples pour fabriquer les

baumesquem'aenseignésBurrich,desvêtementsneufs,unmanteauchaud,etdeschaussurespoursespiedsdéformésetvictimesd'engelures.Lesmouettespiaulententournoyantdansleciel,lesmarchandsm'invitentàfairedesemplettes,le

vent parle enmurmurant de lamarée qui change, et, en contrebas, dans la baie peu profonde, lesbateauxcraquentettirentsurleursamarres.C'estunejournéemagnifique,unejournéed'azurdansunécrind'argent.C'est le jouroùmavieabasculépour toujours.C'est le jouroùmonenfantaétéenlevé,où les

flammes,lafuméeetleshennissementsdeschevauxsesontélevésau-dessusdeFlétriboissansquejelesvoienilesentende.NimonVifnimonArtnem'ontmontrélaneigefondueparlesangécarlate,les femmesauvisagemeurtrini leshommespercésde flèches.Riennem'aprévenuencettebellejournéequelapériodelaplussombredemonexistencevenaitdes'ouvrir.

TABLE

1-Rêves2-Unemaisonpleine3-Chersinvités4-Assassins5-Invisibilité6-Rouédecoups7-Lelendemain8-Larecherchedufils9-Persévérance10-Leprécepteur11-Installation12-Desaffairesàgarder13-Leçons14-Encoreetencore15-Emplettes16-Brumeetlumière17-Collision18-Letempsdelaguérison19-L'attaqueÉpilogue

Fl ammari on