la famille dans tous ses états

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LES COLLECTIONS HORS-SÉRIE LA FAMILLE DANS TOUS SES ETATS De la Bible au mariage pour tous

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Qu’est-ce qu’une famille ? Parce qu’elle s’inscrit dans notre pratique quotidienne, elle apparaît à chacun comme un fait naturel et universel. Les transformations qui l’ont touchée en Occident depuis la fin du xxe siècle – essor des divorces, des familles monoparentales, recomposées, ou homoparentales – prouvent qu’il n’en est rien.

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LA FAMILLEDANS TOUS SES ETATS

De la Bible au mariage pour tous

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La familleDe la Bible au mariage pour tous

6 « En Occident la famille nucléaire a globalement dominé » entretien avec GÉRARD DELILLE

1. DES DIEUX ET DES LOIS 14 Mésopotamie.

Ce que révèlent les codes de lois par BRIGITTE LION ❙ L’amour libre par JEAN BOTTÉRO

18 Pourquoi les Grecs abandonnaient leurs enfants par PIERRE CHUVIN

❙ Maudits Atrides

22 A Rome, le droit plus que le sang par PHILIPPE MOREAU

❙ Noces à la romaine par PAUL VEYNE

❙ « Une mère porteuse, le temps qu’il faut » par YANN RIVIÈRE

2. SAINTE FAMILLE 30 Ce que change le mariage chrétien

par MARTIN AURELL ❙ Dieu le père, mère l’Église par ANITA GUERREAU-JALABERT

❙ Des aïeux et des arbres par OLIVIER FARON

38 Une affaire de sentiments par DIDIER LETT

❙ L’invention des noms de famille par DOMINIQUE BARTHÉLEMY

44 Profession : mère de famille par JEAN-PIERRE BARDET

❙ Les funestes secrets par FRANÇOIS LEBRUN

49 L’enfant choyé des Lumières par FRANÇOIS LEBRUN

SommaireLES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72 - JUILLET-SEPTEMBRE 2016

4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72

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3. LA FORTERESSE BOURGEOISE

52 1789-1804. La Révolution des pères et des maris par ANNE VERJUS

62 Le siècle d’or de l’héritage par ALAIN PLESSIS

❙ L’art de faire de beaux enfants par ALAIN CORBIN

❙ Gare aux belles-mères ! par YANNICK RIPA

70 Fourier fait scandale par MICHEL WINOCK

72 Petits meurtres en famille par ANNICK TILLIER

❙ Le cas Pierre Rivière par SYLVIE LAPALUS

76 La révolution du mariage d’amour par ANNE-MARIE SOHN

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72 5

ABONNEZ-VOUS PAGE 91 Toute l’actualité de l’histoire sur www.histoire.presse.frCe numéro comporte deux encarts jetés : L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

4. VIVE LA FAMILLE QUAND MÊME !

80 L’album de famille des Trente Glorieuses par MARTINE SEGALEN

86 La filiation, plus forte que le mariage par IRÈNE THÉRY

92 Lexique

94 Chronologie

96 A lire, voir et écouter

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SommaireLES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72 - JUILLET-SEPTEMBRE 2016

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6 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72

L’Histoire : La famille a-t-elle toujours existé ? Gérard Delille : Tout dépend de la définition qu’on lui donne. Si on entend par famille une association d’indi-vidus qui tendent à assurer une descendance biologique et un apprentissage de vie à une progéniture, on peut dire que la famille existe déjà dans le monde animal.

S’il s’agit d’une institution qui ordonne les regrou-pements d’individus suivant des règles de parenté et d’alliance, de relations d’un sexe à l’autre, celle-ci s’est dégagée progressivement et parallèlement à l’appari-tion d’une culture et d’un ordre social humains. Pour Claude Lévi-Strauss, ce passage de la nature à la culture s’est accompli avec la prohibition de l’inceste – une notion universelle.

Je dirais, plus généralement, qu’il y a famille lorsqu’il y a « calcul », c’est-à-dire élaboration de règles, et que toutes les sociétés humaines se livrent, chacune à leur manière et parfois fort différemment, à ce « calcul ».

« En Occident la famille nucléaire a globalement dominé »

Directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, Gérard Delille a récemment publié L’Économie de Dieu. Famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam (Les Belles Lettres, 2015).

Qu’est-ce qu’une famille ? La simple cellule conjugale ou un système plus large de parenté ? Pourquoi n’épouse-t-on pas son cousin ? Pour répondre, il faut croiser l’histoire et l’anthropologie. Et renoncer à bien des idées reçues. Entretien avec GÉRARD DELILLE

En ce sens, la famille est présente dans la plupart des sociétés du monde.

L’H. : Quand la famille, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, centrée autour du couple et des enfants, est-elle apparue ?G. D. : Aussi loin que nos sources remontent, on en retrouve la trace ! Contrairement à ce que l’on ima-gine souvent, depuis l’Antiquité, la famille nucléaire, réduite au noyau conjugal, a globalement dominé en Occident. Même s’il existe, dans toutes les sociétés, des catégories qui y échappent, ou des exceptions régio-nales par exemple.

La noblesse féodale a connu un système dit à « mai-sons », fondé sur la possession de biens matériels (terres, bâtiments d’exploitation, demeure) et immatériels (nom, titres, armoiries), théoriquement indivisible et immuable, suivant lequel les descendants se succé-daient au long des générations. Sous l’Ancien Régime, dans les régions à métayage en Italie, ou en France dans les Pyrénées ou le Massif central, la « famille souche » rassemblait les parents, un ou plusieurs enfants mariés, mais aussi les cadets qui étaient voués au célibat mais continuaient à habiter avec eux.

Souvent, la famille observe des cycles et voit alterner différents systèmes ; elle peut être un temps nucléaire, puis devenir « complexe » lorsque des enfants mariés continuent de vivre avec leurs parents, voire « étendue » lorsqu’elle accueille d’autres parents collatéraux ou alliés, avant de redevenir nucléaire, ou

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solitaire (une seule personne, souvent un veuf) dans le grand âge. Reste que le plus souvent, en Occident, la famille dominante est une cellule plutôt restreinte, centrée autour du ménage.

L’H. : Mais la polygamie n’était-elle pas une pratique courante durant l’Antiquité ?G. D. : Il faut distinguer la polygynie, lorsqu’un homme épouse plusieurs femmes, de la polyandrie, plus rare, quand une femme épouse plusieurs hommes. En réa-lité, seuls les rois et les élites avaient plusieurs épouses, comme en Mésopotamie par exemple. Mais avoir plu-sieurs épouses est un luxe. Ne serait-ce que pour des raisons économiques, la majorité de la population était monogame. Et puis, d’un point de vue structu-rel, la polygamie ne peut pas être généralisée ; le rap-port des sexes étant naturellement quasiment équilibré, une polygamie généralisée condamnerait beaucoup d’hommes à rester sans épouse.

Inversement, la société romaine, d’origine indo-européenne, se distinguait par le refus de la polyga-mie et le monde romain opérera une rupture brutale en généralisant l’interdiction de la polygamie à tous les citoyens romains. On en retrouve cependant la trace au début du Moyen Age, avec les peuples ger-maniques, comme les Lombards ou les Carolingiens. Les hommes pouvaient conclure plusieurs mariages : un mariage principal, celui qui donnait au couple des héritiers légitimes, et des mariages secondaires, avec des personnes de rang différent ou des esclaves.

Charlemagne lui-même a pratiqué successivement ces différents types de mariage – et cela n’occasionnait aucun scandale.

L’H. : Revenons aux Romains. Leur conception juri-dique de la famille a eu une grande influence sur la notion de famille en Occident.G. D. : Oui. Pour les Romains, ce qui fait la famille n’est pas le sang mais le droit. Le mot même de « famille » vient du latin familia qui désignait à Rome les parents et les enfants qui vivaient sous le même toit, mais pouvait inclure les domestiques, les esclaves, voire les clients. Il a la même racine que famulus (« serviteur ») et désigne en réalité l’ensemble des personnes placées sous l’auto-rité du maître, le pater familias.

Le mot se réfère donc à une relation de pouvoir plus que de parenté biologique. Dans la Rome antique, le lien juridique primait sur le biologique et un enfant adopté n’était pas distingué d’un enfant naturel (cf. Philippe Moreau, p. 22). L’esclave, en revanche, qui n’a pas de famille, ne connaît d’autre origine que sa mère.

En matière d’alliance, le droit romain interdisait d’épouser sa sœur ou son frère, sa tante ou son oncle maternel (depuis Claude, 41-54 ap. J.-C., l’alliance avec l’oncle paternel était permise). Mais l’union entre cou-sins germains était légale et le divorce admis. Autant de points sur lesquels allait revenir le christianisme.

Outre le refus de la polygamie, la société romaine avait, depuis la fin de la période républicaine, concédé un rôle et des droits toujours plus grands aux femmes. T

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Dans la BiBle L’Ancien Testament autorise la polygamie et l’alliance entre oncle et nièce. La généalogie des Hérode, « rois » d’Israël, révèle que les mariages entre consanguins étaient fréquents dans le monde juif. Ici Hérode Antipas et son épouse et nièce (miniature du xiiie siècle).

Petite cellule A Rome comme en Grèce, la majorité des familles sont nucléaires, réduites aux deux parents et à leurs enfants (amphore grecque du ve siècle av. J.-C., Paris, musée du Louvre).

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30 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72

L e mariage chrétien est une invention du Moyen Age. L’Église a dû combattre pour imposer ses rituels et ses lois contre des pratiques plus anciennes qui contre-venaient à la morale et aux comporte-ments qu’elle cherchait à instaurer. Et

cette conception religieuse du mariage n’a été défini-tivement établie qu’à la fin du xiie siècle, au détriment des habitudes aristocratiques et après une longue lutte d’influence. Le mariage aristocratique fonctionnait, en effet, selon des règles et coutumes bien ancrées dans les mentalités du temps.

Ce que change le mariage chrétien

Professeur à l’université de Poitiers, Martin Aurell a notamment publié Les Noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (Publications de la Sorbonne, 1995). Cet article est la version mise à jour de « Le triomphe du mariage chrétien », L’Histoire n° 144, mai 1991.

Répudiations, adultères et incestes étaient courants au sein de l’aristocratie du Moyen Age. Mais avec l’emprise croissante de l’Église sur la société s’impose un nouveau modèle : le mariage chrétien. Par MARTIN AURELL

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InfamIe En faisant du mariage un sacrement, l’Église criminalise l’adultère et la polygamie. Ici la fée Morgane, sœur ou demi-sœur du roi Arthur, surprend la femme de celui-ci, Guenièvre, avec son amant Lancelot (enluminure de Remiet, xive siècle).

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Ce que change le mariage chrétien Pour les jeunes gens de l’aristocratie, le mariage

est une décision prise, après maints calculs et tracta-tions, par les chefs du lignage, c’est-à-dire de la famille prise au sens large placée sous l’autorité d’un aîné. Le plus souvent, les futurs mariés se connaissent à peine et leur volonté ne compte pour rien dans leur union ; ce sont les considérations d’ordre politique qui pri-ment. Conséquence de cette fonction stratégique, le mariage aristocratique est aussi instable que les pactes entre adversaires qu’il sert souvent à entériner. Dans une société où les traités de paix ne mettent que pro-visoirement fin à la guerre, les unions entre deux conjoints appartenant à des familles hostiles sont généralement éphémères.

Il s’ensuit de nombreuses ruptures d’engage-ments matrimoniaux pour des raisons politiques. En septembre 1054, par exemple, Guillem II de Besalu doit rendre hommage à son puissant voisin, Ramon Berenguer Ier, comte de Barcelone. Il s’engage à lui céder plusieurs châteaux sur la mouvante frontière qui sépare leurs terres. Trois mois plus tard, le comte de Barcelone accorde la main de Lucia, sa belle-sœur, à son nouveau vassal. Les noces ne seront pourtant jamais célébrées :

peu de temps après le traité de paix, Guillem II refuse de livrer ses forteresses et déclare la guerre à son seigneur.

Autre motif de répudiation : la stérilité. En 855, le roi carolingien Lothaire II abandonne Theutberge, sa femme inféconde, pour épouser sa concubine Waldrade dont il avait déjà eu trois fils. En 1092, Philippe Ier, roi de France, répudie Berthe de Frise, qui ne lui avait donné qu’un fils à la santé fragile ; il épouse alors Bertrade de Montfort, quatrième épouse de Foulques le Réchin, comte d’Anjou, qui passait lui-même pour un spécia-liste de l’annulation des mariages stériles devant les tribunaux ecclésiastiques.

ARISTOCRATES POLYGAMESInutile de préciser que les moyens de pression

dont disposent les seigneurs du xie siècle pour pousser l’épouse encombrante à la séparation sont nombreux. Quand, en 1058, Ramon Berenguer Ier marie Lucia une seconde fois, il prend ses précautions à l’égard d’Artau Ier de Pallars, à qui elle était promise. Le contrat matrimo-nial spécifie en effet « qu’Artau, comte, ait Lucia tant qu’il vivra, comme l’homme doit avoir la femme qu’il a prise légalement. Qu’il ne l’abandonne pas, tant qu’elle vivra, P

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à l’église A partir du xiie siècle, c’est le prêtre, remplaçant le père, qui, à l’église, remet l’épouse à l’époux. Le mariage est devenu un contrat entre deux personnes et non plus entre deux familles (miniature du xiiie siècle, Espagne, Archives de Tarazona de Aragon).

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62 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72

E n proclamant les Français égaux devant la loi tout en reconnaissant le caractère « inviolable et sacré » du droit de pro-priété, la Révolution française a favo-risé l’épanouissement d’une société où l’argent joue un rôle éminent, et qui

demeure de ce point de vue fort inégalitaire.Au xixe siècle, un bon tiers des adultes décédés et

même les trois quarts dans les grandes villes ne laissent quasiment rien à leur mort. Au surplus, les successions déclarées varient considérablement : pour l’ensemble de la France en 1911, 95 500 héritiers déclarent moins de 500 francs et, à l’opposé, 666 plus de 1 million. Ce chiffre du million est significatif, car être millionnaire, c’est disposer au minimum de 50 000 francs de rentes annuelles et appartenir à un monde à part : celui de l’opulence qui rend pleinement indépendant.

Ces contrastes marquent la hiérarchie sociale. La fortune, en effet, plus que le revenu – qui d’ailleurs en provient en partie ou même en totalité dans le cas des rentiers –, est l’un des attributs de la condi-tion des bourgeois. D’où une grande sensibilité aux questions d’argent. Les auteurs du xixe siècle, qui en ont parlé d’abondance, l’ont personnellement éprou-vée, tel Scribe, qui fit progresser ses gains à mesure de sa renommée, ou Zola, qui discutait âprement ses

Le siècle d’or de l’héritage

Spécialiste du système bancaire français, Alain Plessis a notamment écrit Histoires de la Banque de France (Albin Michel, 1998). Il est mort en 2010. Cet article est la version abrégée de « Le siècle d’or de l’héritage », L’Histoire n° 204, novembre 1996.

L’héritage est le leitmotiv des romans du xixe siècle : transmettre la fortune ancestrale, si possible augmentée par le travail, les bons placements et les mariages d’intérêt, voilà la grande affaire de la famille bourgeoise.Par ALAIN PLESSIS

La dot Les parents des jeunes mariés ont négocié les dots, indispensables aux filles qui risquent sans cela de rester célibataires (carte postale, vers 1900).

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droits d’auteur. Au milieu du siècle, le jeune négociant Gustave Emmanuel Roy rêvait de « posséder 1 million ». Ce désir se manifeste avec éclat dans une société où se répand, surtout dans les villes, le modèle normatif de la famille construite autour du couple : la réussite est moins celle d’individus que celle des couples.

UN CAPITAL DE DÉPARTCe qui fonde la famille bourgeoise, c’est, on le sait,

un mariage de convenance, une union d’intérêts, qui n’exclut pas pour autant de tendres sentiments. Le contrat de mariage, de plus en plus négligé dans les milieux populaires, s’impose dans la bonne société. Précédant le mariage civil et la cérémonie religieuse, signé devant notaire et souvent cosigné par les invi-tés de marque, il donne à la société conjugale l’al-lure d’une société commerciale. Il précise l’apport de chaque conjoint, formé de ses économies personnelles, de son trousseau et de la dot constituée par ses parents, l’ensemble représentant la mise de fonds initiale ou le capital de départ du couple.

Le contrat indique aussi, à la manière des statuts d’une société de commerce, le régime adopté – sauf exceptions locales, la communauté de biens couram-ment réduite aux acquêts – et les règles de gestion des biens communs. Enfin, il prescrit les modalités de liqui-dation, en précisant ce qui constitue les biens propres du mari et ceux de la femme (en cas de décès de l’un d’eux, l’autre reprend les siens de plein droit) et en pré-voyant une donation éventuelle, en usufruit ou en toute propriété, en faveur de l’époux survivant.

Les familles bourgeoises ont l’habitude de faire leurs comptes. Généralement l’épouse tient un livre de raison, où elle inscrit, jour après jour, les dépenses du ménage ;

elle les récapitule par postes à la fin du mois et à la fin de l’année. Ces livres comportent aussi des pages destinées à recevoir, à la fin de chaque année, l’inventaire de la fortune. Le tout, sous le contrôle du chef de famille. Le but est d’inciter à borner ses dépenses au raisonnable, afin de dégager quelque épargne. Et c’est au mari que revient la gestion et le choix des placements opportuns.

Les objectifs et la composition des fortunes varient en fonction du degré de richesse, de la profession, du caractère de chacun, etc. L’immobilier continue à attirer la bourgeoisie, même si cet intérêt n’a jamais été exclusif : beaucoup de familles riches possèdent

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DANS LE TEXTE

Le beau mariage, clé de l’ascension sociale

«Le baron de Rastignac veut-il être avocat ? Oh ! joli. Il faut pâtir pendant dix ans, dépenser mille francs par mois, avoir

une bibliothèque, un cabinet, aller dans le monde, baiser la robe d’un avoué pour avoir des causes, balayer le palais avec sa langue. Si ce métier vous menait à bien, je ne dirais pas non ; mais trouvez-moi dans Paris cinq avocats qui, à cinquante ans, gagnent plus de cinquante mille francs par an ? […] Tout ça n’est pas gai. Nous avons une ressource dans la dot d’une femme. »Balzac, Le Père Goriot, 1835, Gallimard, 1999.

Le contrat de mariage Personnage incontournable, le notaire, fin connaisseur du Code civil, enregistre très précisément les clauses du contrat. Signé peu avant la cérémonie, celui-ci précise l’apport de chaque conjoint (E. Lavrate, 1882).

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86 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°72

A partir des années 1970 et 1980, le souci majeur des sociologues de la famille a été d’expliquer les changements démo-graphiques en Occident : baisse de la nuptialité et de la fécondité, montée de l’union libre, explosion du divorce, des

familles monoparentales et des familles recomposées, apparition des familles homoparentales. La thèse domi-nante était celle de l’« individualisation » de la famille.

On pouvait s’en alarmer en y voyant la crise de la famille, le triomphe du chacun pour soi, l’avènement du sujet-roi. On pouvait au contraire s’en réjouir en l’interprétant comme la fin du modèle autoritaire, le triomphe de l’authenticité, l’avènement du sujet auto-nome. Mais une tout autre hypothèse est possible. Ce qui bouleverse la famille en profondeur n’est pas l’avènement du « moi » émancipé, mais l’affirmation d’une valeur commune dont on ne mesure pas encore la puissance inouïe de transformation du lien social : l’égalité des sexes.

En effet, l’égalité ne se résume pas à plus de droits ou plus d’opportunités professionnelles et sociales pour les femmes. Elle implique un bouleversement de la règle du jeu, qui met en cause l’ensemble de notre système social de relations. Cette mutation va bien au-delà de la sphère privée, mais son cœur est bel et bien dans la famille, plus précisément dans le système symbolique de parenté qui la régit.

La parenté en Occident connaît une métamorphose, qui reste encore largement méconnue. Le comprendre est fondamental pour identifier les nouvelles valeurs, les nouveaux espoirs mais aussi le trouble et parfois les tentations de repli qui accompagnent les redéfinitions (encore inachevées) du mariage et de la filiation dans les sociétés démocratiques.

La filiation , plus forte que le mariage

Sociologue et directrice d’études à l’EHESS, Irène Théry vient de publier Mariage et filiation pour tous (Seuil, 2016).

La famille a connu plus de bouleversements depuis le dernier demi-siècle que depuis la Révolution : elle ne naît désormais plus du mariage mais de la filiation.

Par IRÈNE THÉRY

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Donneur anonyme Le film québécois Starbuck (2011), dans lequel le héros apprend qu’il est le géniteur de 533 enfants, dont 142 souhaitent le retrouver, illustre les difficultés engendrées par l’anonymat des donneurs.

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Au xixe siècle, la famille conjugale fondée sur le libre choix du conjoint est devenue dominante. Mais elle reste organisée selon un principe hérité du passé : la hiérarchie des rôles. On peut la définir comme « l’englo-bement de la valeur contraire » : à partir de la place qui lui a été attribuée dans l’ordre naturel de la Création, chacun est une partie du « tout » de la société. Comme dans un corps, il n’y a qu’une tête mais toutes les par-ties sont indispensables : le ventre, les mains, les pieds… Bref, chacun doit savoir rester à sa place assignée car lui seul peut la remplir et ce qui compte est l’ordre supé-rieur auquel il contribue.

LA PRÉSOMPTION DE PATERNITÉ La France est ici l’exemple particulier d’un cas plus

général, qui concerne tout l’Occident. La Révolution de 1789 a aboli la hiérarchie pour instituer une société démocratique fondée sur les valeurs de liberté et d’éga-lité. Mais cette hiérarchie a été conservée au sein de la famille conjugale, au nom des « natures » respectives de l’homme et de la femme. L’homme est fait pour être le chef de la famille ; la femme pour lui obéir, l’épauler, ordonner la maison et soigner les enfants... On pensait la hiérarchie sexuée des statuts et des rôles conforme à la nature humaine, et valorisant à la fois l’excellence de chaque sexe et leur complémentarité. Cela justifiait la subordination de l’épouse et – sauf dans les cas où

elle entrait au couvent – seul le mariage donnait à la femme honneur et dignité.

Le pivot du système était le mariage civil moderne, dont le Code Napoléon de 1804 a fait le socle, idéale-ment indissoluble, de la famille. L’époux représentait à la fois lui-même, sa femme et ses enfants. Le cœur du mariage était la présomption de paternité : « Le père est celui que les noces désignent. » Être marié permet-tait d’accéder à la seule sexualité valorisée dans la tra-dition chrétienne : la sexualité reproductive légitime.

Hors mariage, les hommes n’avaient aucune obliga-tion à l’égard des enfants nés de leurs œuvres. Seules les femmes portaient la honte d’avoir été séduites, et la responsabilité des enfants. Ainsi, les femmes étaient divisées en deux : d’un côté les dignes épouses et hono-rables mères de famille ; de l’autre, les filles perdues, prostituées et filles mères. Quant aux bâtards, c’étaient de vrais parias sociaux.

Le rôle social du mariage était alors double. Donner un père aux enfants que les femmes mettaient au monde. Mais aussi assurer le lien entre les deux mondes qui constituaient la société organisée sur le principe de com-plémentarité hiérarchique des rôles sexués : le monde masculin (supérieur et englobant) de l’entreprise, l’art, la science, la politique, la guerre, et le monde féminin (subordonné et englobé) de la maison, du domestique, du privé, des enfants et des relations familiales.E

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Dans tous ses états L’Insee distingue aujourd’hui quatre modèles familiaux : la famille traditionnelle, qui reste prédominante, la famille monoparentale, la famille recomposée et la famille homoparentale. Montage d’une « famille recomposée », 2015.