la doctrine des bonnes intentions 45

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NOAM CHOMSKY

LA DOCTRINEDES BONNES INTENTIONS

Entretiens avec David BarsamianTraduit de l’américain

par Paul Chemla

« Fait et cause »FAYARD

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Sur l’auteur

Noam Chomsky est un linguiste éminent,auteur et philosophe politique radical deréputation internationale. Il est aujourd’huiprofesseur de linguistique au MIT (Mas-sachusetts Institute of Technology). Il estl’auteur de nombreux ouvrages parmilesquels De la propagande, Le Profit avantl’homme, Dominer le monde ou sauver laplanète ?, La Doctrine des bonnes inten-tions, Les États manqués (Fayard, 2007).

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Introduction

« Comment ça se passe, une interviewavec Noam Chomsky ? » La question m’estsouvent posée et, depuis plus de vingt ansque je travaille avec lui, j’ai appris certaineschoses. D’abord, il faut se préparer, classerses questions par ordre de priorité. Ensuite,bien écouter, parce qu’on ne sait jamais queltour va prendre la conversation.

Sous la voix douce de Chomsky coule untorrent de connaissances et d’analyses. Pourdistiller et synthétiser cette masse énormed’informations, sa puissance est extraordin-aire. Rien ne lui échappe. Dans un de nos en-tretiens, il a parlé d’un avion de ligne iranienabattu en 1988 par l’USS Vincennes. J’ai été

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sidéré d’apprendre que sa source était Pro-ceedings, la revue de l’US Naval Institute.

J’ai inauguré l’émission Alternative Ra-dio par une série d’interviews de Chomsky en1986. Depuis, nous n’avons jamais cessé ledialogue. J’ai réalisé la plupart des entretiensde ce recueil dans son bureau au MIT, sanslui communiquer les questions à l’avance.Pour cet ouvrage, nous avons relu et corrigéles transcriptions, développé nos discussionset ajouté des notes.

Donc, comment ça se passe, une inter-view avec Chomsky ? On est en présence dequelqu’un qui soutient énergiquement que cen’est pas si compliqué de comprendre lavérité ou de savoir ce qu’il faut faire ; il défin-it et incarne ce que doit être un intellectuel ;il fustige ceux qui, s’inclinant devant lepouvoir, dénoncent les autres tout en es-quivant leurs responsabilités.

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Chomsky fixe le cap et décrit la topo-graphie. À nous de naviguer, d’explorer. J’es-père que ces conversations seront une étin-celle qui fera réfléchir, discuter, et surtoutmiliter.

Je remercie particulièrement AnthonyArnove, camarade, ami et éditeur par excel-lence ; Sara Bershtel, directrice de maisond’édition et éditrice parfaite ; Elaine Bern-ard, pour sa générosité ; Greg Gigg, pour sessuggestions ; la radio locale KGNU ; DavidPeterson, Chris Peterson et Dale Wertz, pourleur travail d’assistants de recherche ; BevStohl, pour avoir satisfait mes nombreusesrequêtes ; Martin Voelker, pour son soutientechnique et son amitié ; et Noam Chomsky,pour sa solidarité, sa patience et son trèsgrand sens de l’humour.

Des passages de certaines de ces inter-views ont paru sous diverses formes dans lesrevues International Socialist Review,

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Monthly Review, The Progressive, The Sunet Z.

David Barsamian, Boulder, Colorado,juillet 2005.

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1.Ambitions impériales

Cambridge, Massachusetts(22 mars 2003)

Quelles sont les conséquences ré-gionales de l’invasion et de l’occupa-tion de l’Irak par les États-Unis ?

Ce n’est pas seulement la région, c’est lemonde entier, je crois, qui perçoit à justetitre l’invasion américaine comme une tent-ative de faire un exemple, d’instaurer unenouvelle norme du recours à la force. Cettenouvelle norme, la Maison-Blanche en a for-mulé les grandes lignes en septembre 2002,quand elle a rendu publique la Stratégie desécurité nationale des États-Unis

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d’Amérique[1]. Ce texte avançait une doc-trine assez neuve, et d’un extrémisme in-habituel, sur l’usage de la puissance militairedans le monde, et si la campagne pour laguerre en Irak a coïncidé avec sa publication,ce n’est pas par hasard.

Ce n’était pas une doctrine de la premièrefrappe avant l’agression, de la guerre« préemptive » – que l’on peut juger compat-ible avec une interprétation large de laCharte des Nations unies –, mais d’unepratique qui n’a pas le moindre début defondement en droit international : la guerre« préventive ». En clair, les États-Unis dom-ineront le monde par la force et, si lemoindre défi à leur mainmise apparait –aperçu très loin, inventé, imaginé ou autre –,ils auront le droit de le détruire avant qu’il nese transforme en menace. Cela, c’est laguerre « préventive », pas « préemptive ».

Pour instaurer une nouvelle norme, il fautdes actes. En établir une n’est pas à la portée

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de n’importe quel État, c’est évident. Sil’Inde envahit le Pakistan pour mettre un ter-me à des atrocités monstrueuses, elle ne créepas de norme. Mais si les États-Unis bom-bardent la Serbie pour des motifs douteux,ils créent une norme. C’est cela, lapuissance !

Le moyen le plus simple d’instaurer unenouvelle norme, comme le droit à la guerrepréventive, c’est de choisir une cible absolu-ment sans défense, facile à anéantir pour lapuissance militaire la plus massive de l’his-toire de l’humanité. Mais pour que tout celasoit crédible, du moins aux yeux de votrepropre population, il faut lui faire peur. Lacible sans défense doit lui être présentéecomme une effroyable menace pour sa sur-vie, responsable du 11 septembre et sur lepoint d’attaquer à nouveau, etc. C’est bien cequi s’est passé dans le cas de l’Irak. Ce fut unexploit vraiment spectaculaire, qui sans nuldoute restera dans l’histoire, cet effort massif

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de Washington pour convaincre les Améri-cains, seuls de toute la planète, que SaddamHussein n’était pas seulement un monstremais aussi une menace pour leur existencemême. Et il a extraordinairement réussi. Lamoitié de la population américaine croitfermement que Saddam Hussein était « im-pliqué personnellement » dans les attentatsdu 11 septembre 2001[2].

Donc, tout concorde. La doctrine esténoncée, la norme est instaurée dans un castrès simple, la population est précipitée dansla panique et, seule au monde, croit à desmenaces fantasmatiques contre son exist-ence, donc est prête à soutenir une interven-tion militaire parce qu’elle se pense en situ-ation de légitime défense. Si vous croyez àtout cela, c’est vraiment de la légitimedéfense d’envahir l’Irak – bien qu’en réalitécette guerre soit une agression typique, dontl’objectif est d’étendre le champ de possibil-ité des futures agressions. Une fois réglé le

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cas facile, on pourra passer à d’autres, pluscompliqués.

L’opposition à la guerre est massive dansune grande partie du monde parce quechacun comprend qu’il ne s’agit pas seule-ment, en l’affaire, d’attaquer l’Irak. Beauc-oup, et ils ont raison, perçoivent cette guerreexactement comme elle a été voulue, unefaçon de leur signifier fermement : « Vousferiez mieux de marcher droit ou vous pour-riez être la prochaine cible. » Voilà pourquoiles États-Unis sont à présent considéréscomme la plus grande menace à la paix dumonde par un grand nombre de gens, prob-ablement l’immense majorité de la popula-tion de la planète. En un an, George Bush aréussi à faire des États-Unis un pays qui faittrès peur, que l’on n’aime pas, que l’on hait,même[3].

Au Forum social mondial de PortoAlegre (Brésil), en février 2003, vousavez qualifié Bush et son entourage de

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« nationalistes radicaux » pratiquant« la violence impérialiste »[4]. Le ré-gime au pouvoir à Washington est-ilsi différent des précédents ?

Il est utile de le mettre en perspective his-torique. Allons à l’autre bout de l’éventailpolitique, aussi loin que l’on pourra ou pr-esque : chez les libéraux de Kennedy. En1963, ils ont annoncé une doctrine qui n’estpas si différente de la Stratégie de sécuriténationale de Bush. S’exprimant devant la So-ciété américaine de droit international, DeanAcheson, vieil homme d’État très respecté etconseiller écouté de l’administrationKennedy, a déclaré qu’aucun « problème jur-idique » ne se pose quand les États-Unis ré-pondent à un défi lancé à leur « pouvoir », àleur « position » et à leur « prestige »[5]. Lemoment où il a tenu ces propos est tout à faitsignificatif. C’était peu après la crise des mis-siles de Cuba de 1962, qui a pratiquementconduit le monde au bord de la guerre

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nucléaire. Cette crise était essentiellement laconséquence d’une vaste campagne de ter-rorisme international visant à renverserCastro – ce que nous appelons aujourd’huichangement de régime : elle avait incitéCuba à installer sur son territoire des mis-siles russes pour se défendre.

Acheson a soutenu que, pour répondre àun simple défi relatif à notre position et ànotre prestige, les États-Unis avaient le droitde guerre préventive même hors de toutemenace contre notre existence. Sa formula-tion est encore plus extrémiste que la doc-trine Bush. En revanche, pour rétablir la per-spective, c’était une phrase prononcée parDean Acheson devant la Société américainede droit international, ce n’était pas une pos-ition politique officielle. Le document deStratégie de sécurité nationale est la déclara-tion solennelle d’une politique, pas seule-ment un propos tenu par un haut

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responsable – et il est d’une impudence sansprécédent.

« Pas de sang pour le pétrole ! »Nous avons tous entendu ce mot d’or-dre dans les manifestations pour lapaix. Beaucoup pensent que le pétroleest la grande raison de l’invasion etde l’occupation de l’Irak. Est-ilvraiment crucial dans la stratégie desÉtats-Unis ?

Il l’est, incontestablement. Je ne crois pasqu’il y ait un esprit sensé pour en douter. LeGolfe est la principale région productriced’énergie du monde depuis la SecondeGuerre mondiale, et devrait le rester aumoins pour une génération. Le golfe Per-sique est une énorme source de puissancestratégique et de richesse matérielle. Et l’Irakest au cœur même de tout cela. Il a lessecondes réserves pétrolières du monde, et lepétrole irakien est très facile d’accès, et bonmarché. Tenir l’Irak, c’est être en excellente

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posture pour déterminer le niveau des prix etde la production (pas trop haut, pas tropbas), afin de miner l’OPEP (l’Organisationdes pays exportateurs de pétrole) et de peserlourd dans le monde entier. Il ne s’agit pasparticulièrement ici d’avoir accès au pétrolepour l’importer aux États-Unis. Il s’agitd’avoir le contrôle du pétrole.

Si l’Irak se trouvait en Afrique centrale, iln’aurait pas été choisi pour tester la nouvelledoctrine du recours à la force. Mais cela n’ex-plique pas le choix du moment de l’opérationactuelle en Irak, car contrôler le pétrole duMoyen-Orient est un objectif permanent.

Vous citez souvent un document dudépartement d’État de 1945 qui définitle pétrole d’Arabie Saoudite comme« une source prodigieuse de puissancestratégique et l’un des plus grosbutins matériels de l’histoire dumonde »[6]. Les États-Unis importentune partie importante de leur pétrole,

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environ 15 %, du Venezuela[7]. Ils im-portent aussi du pétrole de Colombieet du Nigeria. Or, du point de vue deWashington, ces trois États sont au-jourd’hui un peu problématiques :Hugo Chávez au pouvoir auVenezuela, une vraie guerre civile enColombie, des soulèvements et desgrèves au Nigeria. Que pensez-vous deces facteurs-là ?

Qu’ils sont tous au cœur du sujet. Les ré-gions que vous citez sont celles où les États-Unis veulent vraiment avoir accès au pétrole.Au Moyen-Orient, ils veulent le contrôler.Mais, à en croire du moins les prévisions desservices de renseignement, Washington al’intention de fonder son approvisionnementsur une base jugée plus stable : les res-sources du bassin de l’Atlantique, c’est-à-direl’Afrique occidentale et le continent améri-cain. La mainmise des États-Unis y est pluscomplète qu’au Moyen-Orient, qui est une

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région difficile. Les perturbations de tout or-dre dans ces zones privilégiées constituentdonc de graves menaces. Par conséquent, unnouvel épisode du type Irak est fort prob-able, notamment si l’occupation se passecomme l’espèrent les experts civils duPentagone. Si c’est une victoire facile, sanstrop de combats, et si les États-Unis parvi-ennent à instaurer un nouveau régime qu’ilsbaptiseront « démocratie », cela les encour-agera à entreprendre l’intervention suivante.

Plusieurs possibilités sont envisageables.L’une d’entre elles est la région andine.L’armée américaine a aujourd’hui des baseset des soldats dans toute la cordillère desAndes. La Colombie et le Venezuela, par-ticulièrement le Venezuela, sont deux im-portants producteurs de pétrole, et il y en aaussi en Équateur et au Brésil. Une autrecible possible est l’Iran.

L’Iran ? Nul autre qu’Ariel Shar-on – l’« homme de paix », comme dit

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Bush – n’a conseillé à l’administra-tion américaine, quand elle en auraitfini avec l’Irak, de s’occuper de l’Iran« dès le lendemain »[8]. Commentvoyez-vous l’Iran, cet État officielle-ment classé dans l’ » axe du mal », etaussi doté d’importantes réserves depétrole ?

L’Irak n’a jamais posé un gros problèmeaux Israéliens. Ils voient en lui un adversairefacile à vaincre. L’Iran, c’est autre chose.C’est une force militaire et économique beau-coup plus sérieuse. Cela fait des annéesqu’Israël incite les États-Unis à s’en occuper.L’Iran est trop gros pour les Israéliens, et ilsveulent que les « grands » règlent leproblème.

Il est tout à fait possible que cette guerresoit déjà en route. Il y a un an, on a apprisque plus de 10 % de l’aviation israélienneétait stationnée en permanence en Turquieorientale – dans les immenses bases

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militaires américaines de la région – etmenait des vols de reconnaissance de l’autrecôté de la frontière iranienne. De plus, desrapports crédibles indiquent que les États-Unis, la Turquie et Israël tentent de pousserà l’action des forces nationalistes azériesdans le nord de l’Iran[9]. Autant dire que lapression d’un axe américano-turco-israéliencontre l’Iran dans la région pourrait finir parconduire à l’éclatement du pays, et peut-êtremême à une attaque militaire. Mais cette at-taque n’aura lieu que si les agresseurspensent l’Iran sans défense. Ils n’envahirontaucun pays qu’ils estiment capable de rendreles coups.

Avec les forces américaines enAfghanistan et en Irak, et les bases enTurquie, l’Iran est encerclé. Les États-Unis ont aussi des troupes et desbases au Nord, dans toute l’Asie cent-rale. Cela ne va-t-il pas inciter l’Iran àmettre au point des armes nucléaires,

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s’il n’en a pas déjà, en légitimedéfense ?

Très probablement. Et les quelques don-nées sérieuses dont nous disposons in-diquent que le bombardement par Israël duréacteur irakien Osirak en 1981 a stimulé, etpeut-être suscité, le programme irakien dedéveloppement d’armes nucléaires.

N’avait-il pas déjà commencé ?

Ils étaient en train de construire unecentrale nucléaire, mais personne ne con-naissait sa capacité. Il y a eu, après le bom-bardement, une enquête sur place, effectuéepar un éminent physicien nucléaire de Har-vard, Richard Wilson. Je crois qu’il dirigeaità l’époque le département de physique del’université Harvard. Wilson a publié sonanalyse dans une des plus grandes revuesscientifiques, Nature[10]. C’est un spécial-iste du sujet et, selon lui, Osirak était unecentrale électrique. D’autres sources – des

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exilés irakiens – ont confirmé qu’il ne s’ypassait pas grand-chose. Si les Irakiens en-visageaient l’idée de l’arme nucléaire avantl’attaque, c’est le bombardement d’Osirakqui a stimulé le programme d’armementnucléaire[11]. On ne peut pas le prouver,mais c’est ce que suggèrent les éléments quenous avons.

Que signifient pour les Palestiniensla guerre et l’occupation de l’Irak ?

Il est intéressant d’y réfléchir. L’une desrègles du journalisme veut que, lorsqu’oncite le nom de George Bush dans un article,le titre évoque sa « vision » et le texte parlede ses « rêves ». Peut-être y aura-t-il, immé-diatement à droite, une photographiemontrant son regard perdu à l’horizon. C’estdevenu une convention journalistique. Dansun article de fond du Wall Street Journald’hier, les mots « vision » et « rêve » revi-ennent une dizaine de fois[12].

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L’un des rêves de George Bush est decréer un État palestinien, on ne sait où, on nesait quand, dans un cadre non précisé – ledésert saoudien, peut-être. Et nous sommescensés nous extasier, parler de vision magni-fique. Mais tout ce discours sur la vision deBush et son rêve d’État palestinien ignore su-perbement un simple fait : les États-Unisdoivent cesser de saboter les efforts con-stants du reste du monde, pratiquement sansexception, pour parvenir à une forme derèglement politique viable. Cela fait vingt-cinq ou trente ans que les États-Unis blo-quent toute solution de ce genre. L’adminis-tration Bush est allée encore plus loin que lesautres dans cette obstruction, parfois par desdécisions si extrémistes qu’elles n’ont pas étérendues publiques. Par exemple, endécembre 2002, l’administration Bush a in-versé la position des États-Unis sur Jérus-alem. En théorie au moins, les États-Unisavaient jusque-là respecté la résolution du

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Conseil de sécurité de 1968, qui enjoignait àIsraël de renoncer à son entreprise d’annex-ion, d’occupation et de colonisation àJérusalem-Est. Mais l’administration Bush achangé radicalement d’orientation[13]. Cen’est que l’une des nombreuses mesures con-çues pour saper la possibilité même de toutrèglement politique sérieux.

À la mi-mars 2002, Bush a fait, parait-il,sa « première déclaration majeure » sur leMoyen-Orient. Les gros titres l’ont présentéecomme la première prise de position import-ante depuis des années, etc. Quand on lit lediscours, on n’y trouve que les formuleshabituelles, sauf dans une phrase. Cettephrase unique, si on la regarde de près, ditceci : « Lorsqu’on aura progressé vers lapaix, l’activité de colonisation dans les Ter-ritoires occupés devra cesser. »[14] Queveut-elle dire ? Que, tant que le processus depaix n’aura pas atteint le point où Bushl’avalise – lequel se situe peut-être

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infiniment loin dans l’avenir –, Israël peutcontinuer à construire des colonies. Cela aus-si, c’est un changement de politique. Jusqu’àmaintenant, officiellement du moins, lesÉtats-Unis étaient opposés à l’expansion desprogrammes de colonisation illégaux quirendent impossible un règlement politique.Aujourd’hui, Bush dit le contraire : allez-y,colonisez, nous continuerons à tout financerjusqu’au moment où nous déciderons que leprocessus de paix a atteint le stade adéquat.C’est un important changement, dans le sensde l’aggravation de l’agression, de la viola-tion du droit international et du sabotage desperspectives de paix.

Le mouvement public de protesta-tion et de résistance contre la guerred’Irak a pris une ampleur que vousavez qualifiée de « sansprécédent »[15]. Jamais on n’avait vuune telle opposition à une guerre av-ant qu’elle ne commence. Dans quel

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sens va se diriger cette résistance, auxÉtats-Unis et dans le monde ?

Je ne connais aucun moyen de prédire leschoses humaines. Elle ira dans le sens quedécideront les gens. De nombreux scénariossont possibles. Peut-être va-t-elle s’intensifi-er. Les tâches sont à présent bien plus im-portantes et sérieuses qu’avant. D’un autrecôté, c’est plus dur. Il est psychologiquementplus facile de s’organiser pour protestercontre une agression militaire que pour s’op-poser à un programme à long terme d’ambi-tion impériale, dont cette agression ne con-stitue qu’une phase, que d’autres vont suivre.Cela exige plus de réflexion, de dévouement,d’engagement à long terme. C’est ladifférence entre se dire : « Demain je mani-feste et je rentre chez moi » et : « Je suisdans cette affaire-là pour longtemps. » Cesont des choix personnels à faire. C’était vraiaussi de ceux qui ont participé aumouvement des droits civiques, au

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mouvement féministe et à toutes les autresluttes.

Que dites-vous des menaces et in-timidations contre les dissidents iciaux États-Unis, qui incluent des raflesau hasard d’immigrants et de résid-ents à carte verte – et aussi de citoy-ens américains, d’ailleurs ?

Nous devons absolument nous en occu-per. Le gouvernement actuel a revendiquédes droits qui n’ont aucun précédent, dontcelui d’arrêter des citoyens et de les déteniren leur interdisant tout contact avec leur fa-mille ou avec des avocats – et cela indéfini-ment, sans les accuser de rien[16]. Il est cer-tain que les immigrants et autres personnesvulnérables doivent être prudents. En re-vanche, pour les gens comme nous, citoyensqui avons quelques privilèges, les menaces,même si elles existent, sont si légères com-parées à ce que l’on risque dans la plupartdes pays de la planète qu’il est difficile de

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s’en alarmer beaucoup. Je rentre de deuxvoyages en Turquie et en Colombie et, au re-gard des menaces auxquelles leurs popula-tions sont confrontées, nous sommes auparadis. En Colombie, en Turquie, on ap-préhende la répression, bien sûr, mais on nebaisse pas les bras pour autant.

Pensez-vous que l’Europe ou l’Asieorientale feront un jour contrepoids àla puissance américaine ?

Il est certain que l’Europe et l’Asie sontdes forces économiques de même calibre, engros, que l’Amérique du Nord, et qu’elles ontleurs intérêts propres, qui ne consistent pasà suivre à la lettre les ordres des États-Unis.Bien sûr, les trois régions sont étroitementliées. Les milieux d’affaires en Europe, auxÉtats-Unis et dans la plupart des pays d’Asieentretiennent des relations de toutes sorteset ont des intérêts communs ; mais ils ontaussi des intérêts divergents, d’où des

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problèmes qui ne datent pas d’hier, en par-ticulier avec l’Europe.

Les États-Unis ont toujours eu une atti-tude ambigüe envers l’Europe. Ils voulaientqu’elle s’unifie pour offrir un marché plus ef-ficace aux entreprises américaines, en per-mettant de grandes économies d’échelle ;mais ils ont toujours eu peur qu’elle ne leuréchappe en prenant un autre chemin. À biendes égards, l’entrée des pays de l’Est dansl’Union européenne est liée à cette situation.Les États-Unis y sont très favorables, car ilsespèrent que ces pays seront plus permé-ables à leur influence et parviendront àminer le noyau dur de l’Europe, c’est-à-direla France et l’Allemagne, grands pays indus-triels qui pourraient évoluer vers un peu plusd’indépendance.

Il y a également, en arrière-plan, une vie-ille haine américaine du système socialeuropéen, qui assure des rémunérations,conditions de travail et prestations sociales

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décentes. Les États-Unis sont opposés à l’ex-istence de ce modèle, parce qu’il estdangereux. Il risque de donner aux gens dedrôles d’idées. Or on voit bien que l’adhésionà l’Union européenne des pays de l’Est, avecleurs économies fondées sur les bas salaireset la répression antisyndicale, peut aider àfragiliser les normes sociales d’Europe occi-dentale. Ce serait un gros succès pour lesÉtats-Unis.

L’économie américaine faiblit, denouvelles vagues de licenciements seprofilent à l’horizon. Dans ces condi-tions, comment Bush et son équipepourront-ils maintenir ce que cer-tains appellent un « État de gar-nisons », faisant la guerre en perman-ence et occupant de nombreux pays ?Comment vont-ils y arriver ?

Ils n’ont besoin d’y arriver que pour sixans. À ce moment-là, ils espèrent avoir insti-tutionnalisé aux États-Unis toute une série

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de programmes très réactionnaires. Ilsauront mis l’économie dans une situationtrès grave, avec d’énormes déficits, etc.,comme ils l’ont fait dans les années 1980.Après quoi ils laisseront le problème àd’autres. Dans l’intervalle, ils auront com-promis les programmes sociaux et rétréci ladémocratie – qu’ils détestent, bien sûr – entransférant les décisions de l’espace public àdes groupes privés. À l’intérieur, l’héritagequ’ils laisseront sera pénible, douloureux,mais seulement pour la majorité de la popu-lation. Les gens dont ils se soucient vont s’enmettre plein les poches, exactement commependant les années Reagan. Après tout, lesdétenteurs du pouvoir aujourd’hui sontsouvent les mêmes.

Sur le plan international, ils comptent bi-en avoir institutionnalisé leur doctrine dedomination impériale par la force et lesguerres préventives ciblées. En matière deforces armées et de dépenses militaires, les

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États-Unis dépassent probablement le restedu monde réuni, et ils s’orientent actuelle-ment dans des directions extrêmementdangereuses, dont la militarisation de l’es-pace. Ils postulent, je suppose, que, quoiqu’il arrive à l’économie, la puissance milit-aire des États-Unis sera si écrasante qu’ilfaudra bien qu’on leur obéisse.

Qu’avez-vous à dire aux militantspacifistes des États-Unis, qui se sontbeaucoup dépensés pour empêcherl’invasion de l’Irak et qui sont main-tenant furieux contre leur gouverne-ment, et désespérés, parce qu’elle a eulieu ?

Qu’il faut être réaliste. Prenez l’abolition-nisme. Combien de temps le mouvementcontre l’esclavage a-t-il dû lutter avantd’avoir le moindre impact ? Abandonner lapartie chaque fois que l’on n’atteint pas sonobjectif immédiat, c’est garantir que le pirese réalisera. Ce sont des luttes prolongées,

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acharnées. En réalité, ce qui s’est passédepuis deux mois doit être vu très positive-ment. On a jeté les bases de l’expansion et dudéveloppement d’un mouvement pour lapaix et la justice qui va pouvoir entreprendredes tâches autrement ardues. C’est ainsi queles choses se passent. On ne peut s’attendre àune victoire facile après une seule grandemanifestation.

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2.Langage collatéral

Boulder, Colorado (5 avril 2003)

Ces dernières années, le Pentagonepuis les médias ont adopté l’expres-sion « dégâts collatéraux » pour par-ler des victimes civiles. Quel rôle jouele langage pour orienter la com-préhension des évènements ? n’a pasgrand-chose à voir avec elle. Le langage estnotre moyen d’entrer en interaction et decommuniquer ; il est donc naturel qu’onl’utilise pour tenter de modeler les états d’es-prit et les opinions et d’induire le conform-isme et la subordination. Il en a toujours étéainsi. Mais la propagande n’est devenue une

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industrie organisée et parfaitement con-sciente d’elle-même qu’au siècle dernier.

Cette industrie, notons-le, a été crééedans les sociétés les plus démocratiques. Lepremier ministère coordonnant la propa-gande, nommé « ministère del’information », a été inauguré en Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mon-diale. Sa « tâche » consistait – ce sont sespropres termes – à « diriger la pensée de laplus grande partie du monde »[17]. Ce quiintéressait surtout le ministère était l’espritde l’Amérique, et en particulier celui des in-tellectuels américains. La Grande-Bretagneavait besoin du soutien des États-Unis pourfaire la guerre, et les stratèges du ministèrepensaient pouvoir convaincre l’intelligentsiaaméricaine de la noblesse de l’effort deguerre britannique. Alors, ces intellectuelsréussiraient à susciter dans la population desÉtats-Unis, fondamentalement paci-fiste –elle ne voulait absolument pas être

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mêlée aux conflits européens, et avec rais-on –, une poussée de fièvre hystérique quiinciterait le pays à entrer en guerre. La pro-pagande du ministère visait donc essentielle-ment à influencer l’opinion américaine. L’ad-ministration Wilson a réagi en créant lapremière agence de propagande d’État dansce pays, le Committee on Public Information.Tout cela est déjà très orwellien, bien sûr.

Le plan britannique a brillamment réussi,en particulier auprès des intellectuels améri-cains libéraux. Des membres du cercle deJohn Dewey, par exemple, ont déclaré avecfierté que pour la première fois dans l’his-toire, selon eux, la ferveur guerrière avait étécréée non par des généraux et des politiciens,mais par les éléments les plus sérieux et re-sponsables de la communauté – les intellec-tuels pondérés. De fait, la campagne de pro-pagande a réussi en quelques mois à trans-former une population plutôt pacifiste enramassis de germanophobes fous furieux,

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fanatisés. Le pays a été précipité dans l’hys-térie. On en est arrivé au point où le BostonSymphony Orchestra ne pouvait plus jouerdu Bach.

Wilson avait gagné l’élection de 1916grâce au slogan : « Paix sans victoire ». Mais,en un mois ou deux, il a fait des États-Unisun pays de va-t-en-guerre avides de détruiretout ce qui était allemand. Parmi lesmembres de l’agence de propagande deWilson, il y avait des gens comme EdwardBernays, qui est devenu le gourou de l’indus-trie des relations publiques, et WalterLippmann, grande figure d’intellectuel en-

gagé dans la vie publique du XXe siècle. Leurtravail ultérieur s’est inspiré explicitementde leur expérience pendant la PremièreGuerre mondiale. Dans leurs écrits publiés àpartir des années 1920, ils ont dit ce qu’ilsavaient appris : qu’il était possible de con-trôler l’ » esprit public », de contrôler lesmentalités et les opinions, et, pour citer la

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formule de Lippmann, de « fabriquer le con-sentement ». Selon Bernays, les membres lesplus intelligents de la communauté pouv-aient diriger la population par cette « in-génierie du consentement » qui lui paraissait« l’essence même du processus démo-cratique »[18].

Il est intéressant de réexaminer les an-nées 1920, qui ont vu les vrais débuts de l’in-dustrie des relations publiques. Dans l’indus-trie, c’était l’époque du taylorisme : les ouvri-ers étaient formés à devenir des robots, etchaque mouvement était contrôlé et régulé.Le taylorisme a créé une industrie extrêm-ement efficace en transformant les êtres hu-mains en automates. Il a beaucoup impres-sionné les bolcheviks, qui ont essayé de le re-produire – comme tant d’autres dans lemonde entier. Mais les experts du contrôlede la pensée ont vite compris qu’ils pouv-aient avoir non seulement le « contrôle autravail », comme ils disaient, mais aussi le

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« contrôle hors travail »[19]. C’est une mag-nifique formulation. Le « contrôle hors trav-ail » revient à transformer les gens en robotsdans tous les domaines de leur existence, enleur inspirant une « philosophie de la futil-ité », en concentrant leur attention « sur leschoses les plus superficielles, comme uneconsommation dictée par la mode »[20].Laissons ceux qui mènent le bal le menersans interférence de la masse de la popula-tion, qui n’a pas à se mêler de la vie pub-lique. Cette idée-force a engendré des indus-tries gigantesques, de la publicité aux uni-versités, toutes fermement convaincues qu’ilfaut contrôler les mentalités et les opinions,car, si on ne le fait pas, les gens sontvraiment trop dangereux.

Cette vision de la population a d’ailleursde bonnes sources constitutionnelles. Lafondation même du pays a eu lieu sur la basedu principe madisonien selon lequel les genssont vraiment trop dangereux : le pouvoir

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doit être exercé par « la richesse de la na-tion », comme disait Madison –ceux qui re-spectent la propriété et ses droits, et qui sontprêts à « protéger la minorité des opulentscontre la majorité », qu’il faut d’une manièreou d’une autre diviser[21].

Il est parfaitement logique que l’industriedes relations publiques se soit développéedans les sociétés démocratiques. Si l’on peutdominer les gens par la force, ce n’est pas siimportant de contrôler ce qu’ils pensent et cequ’ils ressentent. Mais si l’on n’a plus lesmoyens de les dominer par la force, il devi-ent nécessaire de contrôler leur mentalité etleurs opinions.

Aujourd’hui, ce contrôle est exercé moinspar l’État que par les grandes compagnies.L’administration Reagan avait créé un Bur-eau de la diplomatie publique. Mais à cettedate l’opinion n’était plus disposée à accepterdes institutions de propagande d’État, et ceBureau de la diplomatie publique a été

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déclaré illégal. L’État a donc été contraint derecourir à des moyens plus détournés pourfabriquer le consentement. À présent, ce sontdes dictatures privées – de grandes entre-prises – qui jouent le rôle de contrôleurs desopinions et des esprits. Ces sociétés nereçoivent pas d’ordres de l’État, mais elles luisont étroitement liées, bien sûr. Et nul be-soin de multiplier les hypothèses sur cequ’elles font : elles ont l’amabilité de nous ledire, dans leurs publications professionnellesou dans des revues scientifiques.

En 1933, par exemple, l’universitairewilsonien libéral et progressiste Harold Lass-well, fondateur d’une bonne partie de la sci-ence politique moderne, a rédigé l’article del’Encyclopedia of the Social Sciences intitulé« Propagande »[22]. On employait ouverte-ment le mot à l’époque, il n’était pas encoreassocié aux nazis. Aujourd’hui, on recourt àdivers euphémismes. Le message de Lasswellétait clair : nous ne devons pas succomber au

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« dogmatisme démocratique qui prétend queles hommes sont les meilleurs juges de leursintérêts ». Ils ne le sont pas, ce sont les élites.Puisque les gens sont trop stupides et ignor-ants pour comprendre leurs intérêts vérit-ables, nous avons le devoir – parce que noussommes animés d’un profond souci hu-manitaire –de les marginaliser et de les con-trôler, pour leur bien. Et le meilleur moyende le faire, c’est par la propagande. Il n’y a ri-en de négatif dans la propagande, expliquaitLasswell. Elle est aussi neutre qu’unepoignée de pompe. Elle peut servir au biencomme au mal. Et puisque nous sommes desesprits nobles, des gens merveilleux, nous al-lons l’utiliser pour le bien, pour garantir queles masses ignorantes et stupides resterontmarginalisées, n’auront aucune capacité dedécision. Je ne parle pas ici de la droite. Ils’agit des intellectuels libéraux progressistes.

On trouve à peu près la même pensée,d’ailleurs, dans les théories léninistes. Les

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nazis aussi ont repris ces idées. Si on lit MeinKampf, on voit à quel point Hitler était im-pressionné par la propagande anglo-améri-caine. Il soutenait, non sans raison, quec’était elle qui avait gagné la PremièreGuerre mondiale, et jurait que la prochainefois les Allemands seraient prêts aussi –qu’ils auraient leur propre système de propa-gande, modelé sur celui des démocraties. De-puis, bien d’autres s’y sont essayés. Mais lesÉtats-Unis restent à la pointe, parce qu’ilsont la société la plus libre et la plus démo-cratique, où il est donc beaucoup plus im-portant de contrôler les mentalités et lesopinions.

De la propagande d’alors, et de sesorigines, peut-on sauter d’un bond àl’actualité, à l’opération dite « Libertépour l’Irak » ?

C’est dans le New York Times de ce mat-in. Il y a un intéressant article sur Karl Rove,le manager du président, qui lui explique ce

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qu’il doit dire et faire – son minder[23],comme on dirait en Irak[24]. Rove ne parti-cipe pas directement à la planification de laguerre, et Bush non plus. La tâche incombe àd’autres. Sa mission, dit-il, est « de modelerl’image de M. Bush en chef de guerre, et depréparer sa campagne de réélection, quicommencera dès que la guerre aura prisfin », afin que les Républicains puissentmettre en œuvre leur programme intérieur.C’est-à-dire les réductions d’impôts –« bonnes pour l’économie », disent-ils, maiscomprenons « bonnes pour les riches » – etd’autres mesures prises dans l’intérêt d’unetoute petite couche d’ultra riches et privilé-giés, et qui auront un impact nocif sur lamasse de la population.

Il y a encore plus important que ces ob-jectifs à court terme, bien que l’article duNew York Times n’en dise rien : le long ef-fort pour détruire la base institutionnelle dessystèmes de soutien social, pour éliminer des

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programmes comme la Social Security – lacaisse de retraites publique –, qui reposentsur le principe : nous devons nous soucier untant soit peu les uns des autres. Cette idée-là – nous devons compatir, nous montrersolidaires, nous demander si la veuve handi-capée qui vit à l’autre bout de la ville a biende quoi manger –, il faut la chasser des es-prits. C’est une composante essentielle duprogramme intérieur, à bien distinguer d’unsimple transfert de richesse et de pouvoirvers des couches sociales toujours plusréduites.

Et le moyen de réaliser tout cela – carsinon la population ne l’acceptera pas –, c’estde faire peur. Si les gens ont peur, s’ils croi-ent leur sécurité menacée, ils se tournerontvers des hommes forts. Ils feront confianceaux Républicains pour les protéger de l’en-nemi, donc refouleront leurs propres préoc-cupations, leurs propres intérêts. Alors lesRépublicains pourront faire voter leur

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programme intérieur, et peut-être même l’in-stitutionnaliser, ce qui rendra très difficile del’abroger plus tard. Donc, d’abord ils ef-fraient les gens, puis ils présentent le présid-ent en puissant chef de guerre qui réussit àvaincre cet atroce ennemi – choisi précisé-ment parce qu’on peut l’écraser en un rien detemps.

L’Irak ?

Oui, l’Irak ! Cela a été dit tout à fait claire-ment – et l’objectif est la prochaine présid-entielle. C’est un facteur important danscette guerre.

Manifestement, il y a un gouffreentre la position de l’opinion publiquesur la guerre aux États-Unis et, lit-téralement, dans le reste du monde.L’attribuez-vous à la propagande ?

C’est incontestable. On peut tout retraceravec précision. La campagne sur l’Irak acommencé en septembre 2002. C’est si

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évident que l’analyse a été faite même dansla grande presse. L’expert politique principalde United Press International, Martin Sieff, aécrit un long article où il explique commenton a procédé[25]. Les tambours de guerreont commencé à battre en septembre, juste àl’ouverture de la campagne électorale des lé-gislatives de mi-mandat. Cette propagandebelliciste a eu deux thèmes permanents. Lepremier : l’Irak constitue une menace im-minente pour la sécurité des États-Unis ;nous devons l’arrêter aujourd’hui ou il nousdétruira demain. Le second : l’Irak était der-rière le 11 septembre. Personne ne l’a dit ex-plicitement, tout le monde a procédé par in-sinuations, en laissant entendre que l’Irakétait responsable des attentats. Puis on a ditque l’Irak préparait de nouvelles atrocités.Nous sommes vraiment en danger, doncnous devons les arrêter immédiatement.

Regardez les sondages. Ils ont été le refletdirect de la propagande. Juste après le

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11 septembre, le pourcentage de la popula-tion américaine qui pensait que l’Irak y avaitpris part représentait, je crois, 3 %. Au-jourd’hui, environ la moitié des Américains,peut-être plus, sont persuadés que l’Irak aété à l’origine des attentats du 11 septembre.Depuis septembre 2002, environ 60 % de lapopulation croit que l’Irak menace notre sé-curité. Ces opinions sont étroitement cor-rélées avec le soutien à la guerre[26]. Si l’onest convaincu que l’Irak est une menace im-médiate pour notre sécurité, qu’il a été re-sponsable des atrocités du 11 septembre etqu’il en prépare de nouvelles, il est logiquede conclure que nous devons entrer enguerre pour l’arrêter.

Dans le monde, personne d’autre ne croitun mot de tout cela. Aucun autre pays neconsidère l’Irak comme une menace pour sasécurité. Le Koweït et l’Iran, qui ont été tousdeux envahis par l’Irak, ne le considèrent pascomme une menace. C’est ridicule. En raison

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des sanctions, qui ont tué des centaines demilliers de personnes, l’Irak est le payséconomiquement et militairement le plusfaible de la région[27]. Ses dépenses milit-aires représentent moins de la moitié decelles du Koweït (qui a 10 % de la populationde l’Irak) et sont très inférieures à celles desautres pays du Moyen-Orient[28]. Et tout lemonde sait dans la région, bien sûr, qu’ilexiste là-bas une superpuissance – en fait,une base militaire offshore des États-Unis –qui a des centaines d’armes nucléaires et desforces armées considérables : Israël. En fait,quand les États-Unis auront pris l’Irak, il esttrès probable qu’ils augmenteront ses forcesmilitaires, et peut-être même développerontses armes de destruction massive, simple-ment pour rétablir l’équilibre avec sesvoisins.

Il n’y a qu’aux États-Unis que les gens ontpeur de l’Irak. C’est un véritable exploit de lapropagande. C’est intéressant que les États-

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Unis y soient si sensibles. Mais comparés auxautres, quelles qu’en soient les raisons, lesÉtats-Unis sont un pays très timoré. Ici, surpresque tous les problèmes –la criminalité,l’immigration… –, la peur atteint un niveautotalement hors normes.

Et les dirigeants de Washington le saventtrès bien. Nombre d’entre eux ont déjàgouverné le pays pendant les années Reaganet la première administration Bush, et ils re-jouent aujourd’hui le même scénario. Ils ontmis en œuvre en politique intérieure desmesures très régressives, dures pour la popu-lation et très impopulaires, et ils ont réussi àgarder le pouvoir en appuyant tous les anssur le bouton de la panique. Maintenant, ilsrefont le coup. Aux États-Unis, ce n’est pascompliqué.

En général, vous définissez tout defaçon claire et distincte, et là vouspostulez qu’il y a « quelque chose »

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dans la personnalité américaine quise prête…

Dans la culture.

Qu’est-ce qui rend cette cultureplus sensible à la propagande ?

Je n’ai pas dit qu’elle est plus sensible à lapropagande. Elle est plus sensible à la peur.Nous vivons dans un pays qui a peur, et lesraisons de cette situation – franchement, jene les comprends pas –remontent probable-ment loin dans l’histoire des États-Unis.

Mais s’il y a la peur, la propagandedevient assez facile à mettre enœuvre.

Certains types de propagande deviennentbeaucoup plus faciles à mettre en œuvre.Quand mes enfants allaient à l’école, il y aquarante ans, pendant la guerre froide, onleur apprenait à se cacher sous leur bureaupour se protéger des bombes atomiques. Uneremarque faite à l’époque par l’ambassadeur

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du Mexique mériterait d’être mieux connue.Le président Kennedy s’efforçait d’organiserle soutien du continent américain à sesagressions terroristes contre Cuba, quiétaient très dures. En général, les pays ducontinent américain doivent faire ce que dis-ent les États-Unis s’ils ne veulent pas s’at-tirer de gros problèmes. Néanmoins, leMexique a refusé de participer à la campagnecontre Cuba. « Si nous déclarons publique-ment que Cuba est une menace pour notresécurité », a dit son ambassadeur, « 40 mil-lions de Mexicains vont mourir de ri-re »[29].

Aux États-Unis, on ne meurt pas de rire.On a peur de tout. Prenez la criminalité. Letaux des crimes et délits aux États-Unis estcomparable à celui des autres sociétés indus-trielles – s’il se situe vers le haut de lafourchette, il ne jaillit pas hors du graph-ique –, mais la peur de la criminalité y estbeaucoup plus forte que dans les autres pays.

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La toxicomanie est à peu près la même iciqu’ailleurs, mais pour la peur de la droguec’est sans comparaison.

Ne pensez-vous pas que la culturemédiatique y contribue : toutes cesémissions, tous ces films ?

Peut-être, mais il y a aussi un fond depeur qui est exploité. Il a probablementquelque chose à voir avec la conquête ducontinent, quand on devait exterminer lapopulation indigène, et avec l’esclavage,quand il fallait contrôler une populationjugée dangereuse, parce qu’on ne sait jamaissi des esclaves ne vont pas se soulever. Etc’est peut-être aussi un effet secondaire del’extraordinaire sécurité dont nous jouissons.La sécurité des États-Unis est sans équival-ent. Ils contrôlent tout le continent ; ils con-trôlent les deux océans et l’autre rive desocéans. La dernière fois qu’ils ont été men-acés militairement, c’était pendant la guerrede 1812. Depuis, ils n’ont fait que conquérir

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les autres. Apparemment, cela crée la vagueimpression que quelqu’un va nous attaquerun jour, et le pays finit par avoir très peur.

Bush a donné une conférence depresse à une heure de grande écoute,sa première en un an et demi, le jeudi6 mars 2003. C’était une conférencede presse rédigée à l’avance. Il savaità quel journaliste il allait donner laparole. Une étude de la transcriptionrévèle la répétition constante de cer-taines expressions – Irak, SaddamHussein, menace, menace croissante,grave menace, 11 septembre, terror-isme. Le lundi suivant, un chiffre estmonté en flèche dans les sondagesd’opinion aux États-Unis : la croyanceà une implication de l’Irak dans lesattentats du 11 septembre était deven-ue majoritaire.

Vous avez raison sur la montée en flèche,mais le vrai changement s’est produit en

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septembre 2002. C’est à ce moment-là queles résultats des sondages indiquent que l’oncroit à la participation de l’Irak au11 septembre. Mais il faut continuer à nour-rir l’idée, sinon elle disparaitra. Les affirma-tions de l’administration sont si extravag-antes qu’on ne peut guère s’attendre à ce queles gens continuent à y croire si on ne lesrépète pas sans arrêt. C’est comme quand onvend des voitures. C’est ainsi qu’il fautprocéder. Si l’on veut transformer les gens enconsommateurs décervelés pour qu’ils negênent pas le travail quand on réorganise lemonde, on doit les harceler depuis leur plustendre enfance.

À quoi reconnait-on la propa-gande ? Y a-t-il des techniques pour yrésister ?

Il n’y a pas de technique, il n’y a que lebon sens. Toute personne saine d’esprit s’en-tendant dire que l’Irak menace notre exist-ence même mais constatant que le Koweït ne

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semble pas s’en inquiéter, ni aucun autrepays du monde, dira d’emblée : qu’est-ce quile prouve ? Dès que cette question est posée,tout s’écroule. Mais il faut être prêt à sou-mettre à examen critique ce qu’on vous dit.Bien entendu, tout le système scolaire et toutle système des médias ont l’objectif opposé :apprendre à suivre passivement et docile-ment. Si l’on ne rompt pas avec ceshabitudes, on sera probablement victime dela propagande. Mais rompre n’est pas sidifficile.

Le 1er mai 1985, Reagan a déclaré un étatd’urgence national aux États-Unis, au motifque la sécurité du pays était menacée par legouvernement du Nicaragua, qui se trouvaità deux jours de voiture de Harlingen, Texas,et préparait la conquête du continent. Lisezdonc ce « décret de l’exécutif », qui a été ren-ouvelé tous les ans pour stimuler le soutien àla guerre menée par les États-Unis au Ni-caragua : il est formulé presque dans les

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mêmes termes que la déclaration du Congrèsd’octobre 2002 sur l’Irak[30]. Il suffit de re-mplacer « Nicaragua » par « Irak ». Combienfaut-il d’esprit critique pour évaluerl’ampleur de la menace que le Nicaraguapeut faire peser sur l’existence même desÉtats-Unis ? Là encore, les étrangers sontébahis, ils ne comprennent pas. Dans les an-nées 1980, le secteur touristique européens’est effondré plusieurs fois parce que, à lasuite de certaines poussées de fièvre dans lacouverture du terrorisme par les médias, lesAméricains ont eu trop peur : ils se sont ditque, s’ils allaient en Europe, il y aurait là-basdes Arabes qui essaieraient de les tuer. LesEuropéens n’y comprennent rien. Commentun peuple peut-il être épouvanté par un périltotalement inexistant au point d’avoir peurde se rendre en Europe ?

Et ça recommence en ce momentmême.

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Oui, ça recommence. Mais pour répondreà la question « comment rompre avec toutça ? », il suffit d’utiliser son intelligence or-dinaire. Il n’y a pas de technique spéciale. Ilsuffit d’être prêt à examiner ce qu’on vous ditavec bon sens, intelligence sceptique. De lirece qu’on vous présente comme vous liriez dela propagande irakienne. Avez-vous unetechnique spéciale pour décider que le min-istre irakien de l’information n’est pascrédible ? Regardez-vous du même œil.Appliquez-vous les mêmes normes qu’auxautres et c’est gagné. À partir de là, c’estfacile.

J’aimerais que vous commentiez unnéologisme : « journalistes incor-porés »[31].

De lui-même, aucun journaliste honnêtene se qualifierait ainsi. Dire : « Je suis unjournaliste incorporé », ce serait dire : « Jesuis un propagandiste du pouvoir. » Mais lesjournalistes ont accepté le terme. Et puisque

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tout ce que nous faisons est bon et juste, sil’on est un journaliste incorporé dans uneunité américaine, on est forcément objectif.

L’affaire Peter Arnett a posé avec force leproblème des reporters incorporés. Peter Ar-nett est un journaliste expérimenté, respecté,qui a quantité de réussites à son actif. Maisaujourd’hui on le déteste parce qu’il a donnéune interview à la télévision irakienne[32].A-t-on condamné qui que ce soit pour avoirdonné une interview à la télévision améri-caine ? Non, ça c’est merveilleux. Du pointde vue d’un journaliste indépendant, donnerune interview à la télévision américaine, cedevrait être exactement la même chose qu’endonner une à la télévision irakienne. Oumême pire : la situation n’est passymétrique. Ce sont les États-Unis qui en-vahissent l’Irak. C’est un acte d’agressionaussi net que tous ceux qui ont marqué l’his-toire moderne, un crime de guerre majeur.Celui pour lequel les nazis ont été pendus à

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Nuremberg : l’acte d’agression. Tout le resteétait secondaire. Or le cas présent est limp-ide. Les prétextes de l’invasion ne sont pasplus convaincants que ceux d’Hitler. Direqu’il y a symétrie est donc déjà faux, maispassons. Un journaliste indépendant quidonne une interview à la télévision de l’en-vahisseur ou de l’envahi, cela ne devrait faireaucune différence. Mais ici on a fait de cetteaffaire une trahison. Arnett a abandonné sonintégrité professionnelle, etc. Ce que celarévèle du journalisme américain estahurissant.

L’un des meilleurs reporters américains,donc l’un des moins utilisés, Charles Glass,correspondant au Moyen-Orient qui a uneexpérience considérable, le souligne dans unarticle de la London Review of Books : lesÉtats-Unis doivent être le seul pays dumonde où l’on peut qualifier quelqu’un deterroriste parce qu’il défend son propre payscontre une agression[33]. Il est en Irak, et

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tout cela le laisse pantois. D’ailleurs,quiconque se tient à distance, même minime,des États-Unis et de leur système d’endoc-trinement reste nécessairement pantois.

L’attaque contre l’Afghanistan enoctobre 2001 a produit deux autresexpressions intéressantes. Lapremière est le nom de la guerre elle-même, « Liberté immuable », etl’autre « combattant illégal ».

Après la Seconde Guerre mondiale, on adonné au droit international un cadre relat-ivement neuf, qui comprenait les conven-tions de Genève. On n’y trouvait aucunconcept du style « combattant illégal », ausens où on l’utilise aujourd’hui. Cettecatégorie, en fait, est antérieure à la SecondeGuerre mondiale : elle date du temps où l’onavait le droit de faire à peu près n’importequoi pendant une guerre. Mais avec les con-ventions de Genève, qui ont été établies pourcriminaliser officiellement les atrocités

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nazies, la situation a changé. Les prisonniersde guerre sont censés jouir d’un statut spé-cial. Donc l’administration Bush, avec lacoopération des médias et des tribunaux, re-vient à la période antérieure, avant l’instaur-ation d’un cadre juridique internationalsérieux sur les crimes contre l’humanité etles crimes de guerre. Nos gouvernants ontrevendiqué le droit non seulement de com-mettre des actes d’agression caractérisés,mais aussi de classer ceux qu’ils bombardentet font prisonniers dans la catégorie des« combattants illégaux », qui n’ont aucuneprotection juridique.

En fait, ils sont allés beaucoup plus loin.Aujourd’hui, l’administration s’est arrogé ledroit d’arrêter des individus, y compris descitoyens américains, aux États-Unis mêmes,de les maintenir en détention indéfinimentsans leur permettre de contacter leur familleni un avocat, et de les garder prisonnierssans dire de quoi elle les accuse, jusqu’au

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jour où le président décidera que la « guerrecontre le terrorisme », qu’il l’appelle ainsi oucomme il voudra, est terminée[34]. C’estahurissant. Le gouvernement se prétendautorisé à priver quelqu’un de ses droits fon-damentaux de citoyen si le ministre de laJustice l’estime – il n’a pas à présenter lamoindre preuve – mêlé en quelque façon àdes actions qui pourraient être nuisibles auxÉtats-Unis[35]. Il faut revenir aux États to-talitaires pour trouver une mesure de cegenre-là.

Ce qui se passe à Guantánamo, par ex-emple, est l’une des pires violations des prin-cipes élémentaires du droit humanitaire in-ternational depuis la Seconde Guerre mon-diale, c’est-à-dire depuis que ces crimes ontété officiellement classés comme tels en réac-tion aux atrocités nazies. Même WinstonChurchill, en pleine Seconde Guerre mon-diale, condamnait l’usage du pouvoir exécutifpour incarcérer des gens sans inculpation

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comme le plus odieux des crimes, qui n’exis-tait que dans des sociétés nazies ou com-munistes. La Grande-Bretagne se trouvaitdans une situation assez désespérée àl’époque, ce qui n’est pas le cas des États-Unis aujourd’hui. Un buste de Churchill re-garde George Bush tous les jours. Le présid-ent pourrait peut-être prêter quelque atten-tion à ses propos[36].

Le 31 mars, une phrase du PremierMinistre britannique Tony Blair a étécitée dans Nightline[37] au sujet del’agression contre l’Irak : « Ce n’estpas une invasion. »[38] Qu’en pensez-vous ?

Tony Blair est un bon propagandiste desÉtats-Unis. Il s’exprime bien, ses phrasess’enchainent, apparemment les gens aimentson physique. Il suit une ligne adoptéedélibérément par la Grande-Bretagne depuisla fin de la Seconde Guerre mondiale. Pend-ant ce conflit – nous disposons de nombreux

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documents internes à ce sujet –, les Britan-niques ont compris l’évidence : ils avaientdominé le monde, mais après la guerre lesÉtats-Unis seraient la puissance hégémo-nique. La Grande-Bretagne devait choisir.Deviendrait-elle un pays comme les autres,ou ce qu’ils appelaient un junior partner desÉtats-Unis ? Elle a accepté ce rôle de second,et depuis elle le joue. La Grande-Bretagne aété giflée de multiples fois de la façon la plusodieuse, et Blair vient s’assoir ici tranquille-ment pour dire : « Nous serons le juniorpartner. » Nous apporterons à la« coalition » notre expérience séculaire desviolences et massacres contre les peuplesétrangers. Nous sommes bons pour ça. Noussavons depuis des siècles « bombarder lesnègres »[39], comme disait Lloyd George.Nous serons le junior partner, et peut-êtreaurons-nous en retour quelques privilèges.Voilà le rôle des Britanniques. Il est honteux.

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Lorsque vous faites une conférencedevant un public américain, on vouspose souvent la question : « Que puis-je faire ? »

Seulement si le public est américain. Onne me la pose jamais dans le Tiers Monde.Quand vous allez en Turquie, en Colombieou au Brésil, les gens ne vous demandentpas : « Que puis-je faire ? » Ils vous disent cequ’ils font. Quand j’étais à Porto Alegre, auBrésil, pour le Forum social mondial, j’airencontré des sans-terre : ils ne m’ont pasdemandé ce qu’ils pouvaient faire, ils m’ontexpliqué ce qu’ils faisaient. Ils sont pauvres,opprimés, vivent dans des conditions atro-ces, et il ne leur viendrait jamais à l’idée devous demander ce qu’ils peuvent faire. Cen’est que dans des cultures très privilégiéescomme les nôtres que les gens posent cettequestion. Toutes les options nous sont of-fertes, nous n’avons aucun des problèmesauxquels se heurtent les intellectuels en

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Turquie ou les paysans au Brésil. Nouspouvons tout faire. Mais ici, on a formé lesgens à croire qu’il existe des réponses faciles,et ce n’est pas ainsi que ça fonctionne. Si l’onveut faire quelque chose, il faut se donner àfond, et s’y tenir, jour après jour. Expliquer,organiser, militer. Voilà comment on faitchanger les choses. Vous voulez une baguettemagique, pour pouvoir retourner dès demaindevant la télé ? Ça n’existe pas.

Vous avez été dans les années 1960un opposant résolu, de la premièreheure, à l’intervention américaine enIndochine. Comment la contestationa-t-elle évolué aux États-Unis depuiscette époque ?

C’est assez intéressant. Dans le New YorkTimes de ce matin, il y a un article qui ex-plique qu’aujourd’hui les militants anti-guerre sont les professeurs, pas les étudi-ants[40]. Et que ce n’est pas comme avant,parce qu’à l’époque c’étaient les étudiants. Or

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c’est vrai qu’en 1970 les étudiants protest-aient activement contre la guerre, mais celane s’est produit qu’après huit ans de guerreaméricaine contre le Sud-Vietnam, qui àcette date s’était étendue à toute l’Indochineet avait pratiquement rasé toute la région.

En 1962, on a annoncé que les avionsaméricains bombardaient le Sud-Vietnam.Aucune protestation. Les États-Unis ont re-couru à la guerre chimique pour détruire lescultures vivrières et regrouper des millionsde personnes dans des « hameaux straté-giques » qui étaient, fondamentalement, descamps de concentration. Tout cela était pub-lic, mais aucune protestation. Impossibled’amener qui que ce soit à en parler. Mêmedans une ville libérale comme Boston, on nepouvait pas tenir une réunion publiquecontre la guerre : elle aurait été attaquée parles étudiants, avec le soutien des médias. Ilaurait fallu des centaines de policiers del’État tout autour pour que des orateurs

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comme moi s’en sortent indemnes. Lesmanifestations n’ont eu lieu qu’après des an-nées et des années de guerre. Et à cemoment-là, il y avait déjà eu des centaines demilliers de morts, et une bonne partie du Vi-etnam avait été détruite.

Mais tout cela est évacué de l’histoire, carle dire révèlerait trop la vérité : il a fallu delongues années d’efforts acharnés, accomplispar quantité de gens, surtout des jeunes,pour construire un mouvement de protesta-tion. C’est quelque chose que la journalistedu New York Times ne peut comprendre.Elle répète exactement, j’en suis sûr, cequ’on lui a enseigné : qu’autrefois il y avaitun énorme mouvement antiguerre et qu’au-jourd’hui il a disparu. L’histoire réelle nepeut être admise en classe. Les élèves nedoivent pas apprendre que l’effort sérieux,dévoué, peut provoquer de gros change-ments dans les consciences et les esprits.

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C’est une idée très dangereuse, donc on l’aeffacée de l’histoire.

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3.Changement de régime

Cambridge, Massachusetts(11 septembre 2003)

« Changement de régime » est uneexpression nouvelle dans le vocabu-laire politique américain, mais lesÉtats-Unis sont bien rodés à changerles régimes. Cette année, il y aplusieurs anniversaires. Aujourd’hui,c’est le trentième du coup d’État auChili, réalisé avec le soutien des États-Unis. Le 25 octobre 2003 marquera levingtième de l’invasion américaine deGrenade. Mais je pense surtout auchangement de régime en Iran il y acinquante ans, en aout 1953, le

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renversement de la démocratie parle-mentaire et du gouvernement conser-vateur de Muhammad Mossadeghpour rétablir le pouvoir du shah, quia ensuite gouverné pendant vingt-cinq ans.

Le problème en Iran était le suivant :dans le cadre d’un régime parlementaire, ungouvernement nationaliste conservateur ten-tait de récupérer ses ressources pétrolières.Elles étaient sous le contrôle d’une compag-nie britannique – l’ancienne Anglo-Persian,rebaptisée Anglo-Iranian – dont les contratsavec l’Iran relevaient de l’extorsion, du volpur et simple : ils ne donnaient rien auxIraniens, et les Britanniques s’enrichissaientallègrement.

Mossadegh critiquait depuis longtempscette soumission à la politique impérialiste.Des émeutes populaires ont contraint le shahà le nommer Premier ministre et il a nation-alisé l’industrie pétrolière, ce qui était tout à

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fait raisonnable. Les Britanniques ont étéfous de rage. Ils ont refusé tout compromissemblable à ceux que les compagniespétrolières américaines venaient alors d’ac-cepter en Arabie Saoudite. Ils voulaient con-tinuer à voler les Iraniens totalement. Etcette attitude a suscité un formidablemouvement populaire en faveur de lanationalisation.

L’Iran avait une longue tradition démo-cratique, et notamment un majlis, un parle-ment. Le shah ne pouvait pas l’abolir. Uncoup d’État réalisé conjointement par lesAméricains et les Britanniques a finalementréussi à renverser Mossadegh et à restaurerle shah, inaugurant les vingt-cinq années deterreur, d’atrocités et de violences qui ontabouti à la révolution de 1979 et à l’expulsiondu shah.

Signalons en passant l’un des résultats duputsch de 1953 : les États-Unis ont pris en-viron 40 % de la part britannique dans le

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pétrole iranien. Ce n’était pas le but de l’en-treprise – c’était seulement dans la logiquedes évènements –, mais cela s’inscrivait dansun processus général : la relève de la puis-sance britannique par la puissance améri-caine dans la région, et en fait dans le mondeentier. Dans un éditorial approuvant le coupd’État, le New York Times écrivit : « Les payssous-développés riches en ressourcesnaturelles ont reçu une leçon de choses : leprix très lourd que doit payer l’un d’eux pouravoir sombré dans la folie du nationalismefanatique »[41] Les Mossadegh du reste dumonde devaient bien réfléchir avant detenter de reprendre le contrôle de leurs res-sources – qui évidemment sont à nous, pas àeux.

Mais ce que vous dites est très juste. Lechangement de régime est une politique or-dinaire. Sous les administrations Kennedy etJohnson, il y a eu une période d’effortsréellement frénétiques pour un changement

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de régime à Cuba. Dans les documents in-ternes, les services secrets américains justifi-aient ce changement de régime par le motifsuivant : l’existence même du régime deCastro « représente un défi réussi aux États-Unis, une négation de toute notre politiquedans l’hémisphère depuis près d’un siècle etdemi », c’est-à-dire de la doctrine de Mon-roe[42]. Nous devions donc renverserCastro par une campagne de guerreéconomique et de terrorisme à grandeéchelle. Et cette campagne terroriste a failliprécipiter le monde dans une guerre nuc-léaire destructrice. On est passé très près.

Après la Première Guerre mon-diale, les Britanniques ont remplacéles Turcs en Irak. Ils ont occupé lepays, et se sont trouvés confrontés,dit un ouvrage sur la question, à« une agitation antiimpérialiste […]dès le début ». La révolte « s’est con-sidérablement étendue ». Les

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Britanniques ont jugé prudent demettre en place une « façade arabe »,comme disait Lord Curzon, lesecrétaire du Foreign Office,« gouvernée et gérée sous directionbritannique, mais contrôlée par unmahométan indigène et, dans lamesure du possible, par un personnelde gouvernement arabe »[43]. Grandbond jusqu’à l’Irak actuel, avec sonconseil de gouvernement de vingt-cinq personnes, nommé par le vice-roiaméricain, L. Paul Bremer III.

Lord Curzon disait les choses très hon-nêtement à l’époque. L’Irak serait une façadearabe. Le pouvoir de la Grande-Bretagneserait « voilé » par des « fictions constitu-tionnelles comme “protectorat”, “sphèred’influence”, “État tampon”, etc. »[44]. Etc’est ainsi que les Britanniques gouvernaienttoute la région – tout l’empire, en fait. L’idée,c’est d’avoir des États indépendants mais

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avec des régimes faibles, contraints decompter sur la puissance impériale pour leursurvie. Ils peuvent dépouiller la population siça leur chante. Aucun problème. Mais ilsdoivent assurer une façade derrière laquellele vrai pouvoir peut gouverner. C’est lanorme de l’impérialisme.

Les exemples sont légion. L’occupationactuelle de l’Irak en est un. Le New YorkTimes a publié un merveilleux organi-gramme en mai dernier, juste après la nom-ination de Bremer[45]. Malheureusement, ilne figure pas dans l’édition électroniquearchivée. Il faut aller le voir sur papier, ousur microfilm. Mais c’était un organigrammeclassique, qui devait avoir dix-sept cases.Tout en haut, Paul Bremer, qui relève dir-ectement du Pentagone. Sous Bremer, deslignes aboutissant à divers généraux et diplo-mates, tous américains ou britanniques, avecles responsabilités de leur fonction,énumérées en caractères gras. Enfin, tout en

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bas, une dix-septième case, plus petite queles autres de moitié, sans caractères gras niindication de responsabilités. Et dans cettecase : « Conseillers irakiens ». Ce qui révèlebien la pensée profonde : c’est la façade.Lord Curzon aurait trouvé cet organigrammetout à fait normal.

Mais je dois dire que quelque chose mesurprend : l’occupation ne marche pas. Ilfaut un réel talent pour échouer dans cegenre de chose. Généralement, les occupa-tions militaires, ça marche. À l’extrémité duspectre de la brutalité, les nazis dansl’Europe occupée n’ont guère eu deproblèmes pour gérer les pays tombés sousleur coupe. Dans chacun d’eux, il y avait unefaçade de collaborateurs qui maintenait l’or-dre et réprimait la population. Si les nazisn’avaient pas été écrasés par une force ex-térieure irrésistible, ils auraient pu continuersans grande difficulté à régir l’Europe oc-cupée. Les Russes, qui ont été très brutaux

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aussi, ont eu fort peu de mal à gouvernerl’Europe de l’Est à travers des façades.

De plus, l’Irak est un cas d’une rare facil-ité. Ce pays a été décimé par une décennie desanctions meurtrières qui ont tué descentaines de milliers de personnes et toutravagé ; il a été dévasté par des guerres,gouverné par un tyran brutal. Ne pas arriverà faire tourner une occupation militaireaprès tout cela, et face à une résistance quine reçoit aucun soutien de l’extérieur, c’estinimaginable. À mon avis, en réunissantdeux personnes de cet étage du Massachu-setts Institute of Technology, nous pourrionsprobablement trouver moyen de faire fonc-tionner le réseau électrique, mais l’occupa-tion américaine n’y est pas parvenue. L’occu-pation de l’Irak a été un échec ahurissant. Leplan initial de l’administration, tel que l’il-lustre l’organigramme dont j’ai parlé,ressemble étonnamment à quelque chose quine va pas marcher. C’est pour cela qu’on fait

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à présent machine arrière, qu’on essaie d’in-citer les Nations unies à venir en Irak as-sumer une partie des couts. C’est une grossesurprise pour moi. Je croyais que ce seraitune promenade militaire.

Jawaharlal Nehru, l’un des diri-geants de la lutte contre la domina-tion britannique en Inde, a écrit quel’idéologie de ce régime colonial« était la même que celle du Herren-volk et de la race supérieure », idéequi est « inhérente à l’impérialisme ».« Ceux qui nous gouvernaient procla-maient leur supériorité », leurs idéesracistes, « en termes limpides », et« chaque Indien individuellement futsoumis aux insultes, aux humiliationset au mépris »[46]. Le racisme est-il« inhérent » à l’impérialisme ?

Nehru, ne l’oublions pas, était un anglo-phile. Mais même pour lui – issu des classessupérieures de l’élite indienne et très

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britannique dans ses manières et son style –,l’humiliation et l’avilissement étaient insup-portables. Nehru a raison, le racisme est in-hérent à la domination impériale –c’est pr-esque un invariant. Et on peut en compren-dre, je crois, le mécanisme psychologique.Quand on foule aux pieds des gens, on nepeut pas dire : « Je fais ça parce que je suisune brute. » On va forcément dire : « Je faisça parce qu’ils le méritent. C’est pour leur bi-en. Voilà pourquoi je dois le faire. » Ce sontde « sales gosses » qu’il faut discipliner[47].Les Philippins ont été présentés de la mêmefaçon, et c’est exactement ce qui se passepour les Palestiniens des Territoires occupésdepuis des années. L’un des pires aspects del’occupation israélienne a été l’humiliation etl’avilissement constants des Palestiniens.C’est inhérent au rapport de domination.

Et l’attrait des ressourcesnaturelles ?

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C’est un facteur très fréquent dans ladomination, mais ce n’est pas toujours leseul. Si les Britanniques voulaient contrôlerla Palestine, par exemple, ce n’était pas pourses ressources mais pour sa positiongéostratégique. De nombreux facteurs jouentun rôle dans l’ambition de dominer, de con-trôler, mais l’attrait des ressources est trèscourant. Prenons la conquête du Texas et dela moitié du Mexique par les États-Unis, il ya environ cent cinquante ans. En général, onn’y voit pas une guerre pour les ressourcesnaturelles, mais c’en était une. Souvenons-nous des Démocrates jacksoniens, commeJames K. Polk[48] et d’autres personnagesde l’époque. Ils essayaient de faire exacte-ment ce dont on a accusé Saddam Husseinen 1990, quand il a envahi le Koweït : s’as-surer le monopole de la ressource naturellela plus importante du monde, qui à cettedate était le coton. Mais eux, ils le disaientouvertement. Le coton alimentait la

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révolution industrielle comme le pétrole ali-mente aujourd’hui le monde industriel. C’estl’une des raisons qui les ont poussés à s’em-parer de ces territoires, à l’époque, en par-ticulier du Texas : les États-Unis auraient lemonopole du coton et mettraient les Britan-niques à genoux –en contrôlant la ressourcedont dépendait leur survie. La Grande-Bretagne était alors la plus grande puissanceindustrielle du monde ; les États-Unis, unepuissance industrielle mineure. Et,souvenez-vous, la Grande-Bretagne était lagrande ennemie à cette date, une force puis-sante qui empêchait les États-Unis des’étendre vers le nord au Canada et vers lesud à Cuba. C’était donc bien, au fond, uneguerre pour des ressources, même s’il y avaitd’autres facteurs en jeu. Le cas n’est pas in-habituel : l’occupation israélienne de la Cis-jordanie, par exemple, est en partie liée à sesressources en eau, dont Israël a besoin, maiselle a aussi d’autres raisons bien plus larges.

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Pourquoi les États-Unis ont-ils at-taqué l’Irak, qui ne faisait peseraucune menace, plutôt que la Coréedu Nord, qui a un programme nuc-léaire et militaire infiniment plusdéveloppé ?

L’Irak était complètement sans défense,tandis que la Corée du Nord avait une forcede dissuasion. Ce n’est pas l’arme nucléaire.Sa force de dissuasion, c’est son artilleriemassée à proximité de la zone démilitarisée.Elle est pointée sur Séoul, la capitale de laCorée du Sud, et sur les dizaines de milliersde soldats américains, peut-être, qui sont à lafrontière. Tant que le Pentagone n’aura pastrouvé le moyen d’anéantir cette artilleriepar des armes guidées de précision, la Coréedu Nord aura une force de dissuasion. L’Irakn’avait rien. L’administration Bush savaitparfaitement que l’Irak était sans défense.Au moment de l’invasion, elle savait

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probablement où se trouvait chaque canifdans chaque mètre carré du territoireirakien.

Mais la Corée préoccupe tout de mêmebeaucoup les États-Unis, essentiellementparce qu’elle se trouve en Asie du Nord-Est.L’Asie du Nord-Est est la région du monde laplus dynamique économiquement. Elle com-prend deux grandes sociétés industrielles, leJapon et la Corée du Sud, et la Chine aussiest en train de se transformer en société in-dustrielle. Cette région a des ressourcesnaturelles énormes. La Sibérie en a de trèsnombreuses, dont le pétrole. Ensemble, lespays d’Asie du Nord-Est pèsent près d’untiers du PIB mondial, nettement plus que lesÉtats-Unis, et possèdent près de la moitiédes réserves de change mondiales. La régiondispose de moyens financiers gigantesques.Et elle croît très vite, bien plus vite quetoutes les autres, les États-Unis inclus[49].Son commerce interne augmente, et, sur ce

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plan-là, la région se connecte avec les paysd’Asie du Sud-Est pour constituer ce qu’onappelle parfois « l’ASEAN + 3 », les pays del’Association des nations d’Asie du Sud-Estplus la Chine, le Japon et la Corée du Sud.Certains pipelines en construction entre leszones d’extraction et les centres industrielsiront naturellement en Corée du Sud, donctraverseront la Corée du Nord. Si le Transs-ibérien est prolongé, comme on le prévoitsurement, il suivra probablement la mêmeroute : il passera par la Corée du Nord pourgagner la Corée du Sud. La Corée du Nordoccupe donc une position tout à fait straté-gique dans cette région.

Les États-Unis ne se réjouissent pas par-ticulièrement de l’intégration économique enAsie du Nord-Est, de même qu’ils ont tou-jours été ambigus sur l’intégrationeuropéenne. Il y a toujours eu une in-quiétude. Tout un pan de la stratégie poli-tique, de la Seconde Guerre mondiale à nos

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jours, reflète la crainte de voir l’Europe pren-dre une orientation indépendante, devenir cequ’on appelait autrefois une « troisièmeforce ». C’est l’objectif primordial de l’Organ-isation du traité de l’Atlantique Nord, en fait.Les mêmes problèmes apparaissent au-jourd’hui pour l’Asie du Nord-Est. Donc, lemonde a désormais trois centreséconomiques majeurs : l’Amérique du Nord,l’Asie du Nord-Est et l’Europe. Sur un plan,le militaire, les États-Unis sont seuls de leurcatégorie –mais sur les autres, non.

Zbigniew Brzezinski, le conseiller àla Sécurité nationale de JimmyCarter, définit ainsi « les trois grandsimpératifs géostratégiques » desÉtats-Unis : « éviter les collusionsentre vassaux et les maintenir dansl’état de dépendance que justifie leursécurité ; cultiver la docilité des sujetsprotégés ; empêcher les barbares deformer des alliances offensives »[50].

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C’est très franc – et fondamentalementexact. Lord Curzon aurait aimé. En théoriedes relations internationales, cela s’appelle le« réalisme ». On empêche les autres puis-sances de se rassembler pour s’opposer à lapuissance hégémonique. L’une des raisonspour lesquelles des experts conservateursdes relations internationales comme SamuelHuntington et Robert Jervis ont tant critiquéla politique des États-Unis, c’est qu’ils ont vuqu’elle créait une situation où de nombreuxpays du monde les considéraient comme un« État voyou », une menace contre leur exist-ence – ils allaient donc constituer des coali-tions contre l’hégémonie américaine. Etc’était dans les années Clinton, avant laStratégie de sécurité nationale de l’adminis-tration Bush.

Dans un essai de 1919 intitulé « Lasociologie des impérialismes »,l’économiste autrichien JosephSchumpeter écrivait :

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Il n’y avait pas un canton du monde connu,

si éloigné fût-il, où les Romains ne voyaient

leurs intérêts menacés ou effectivement at-

taqués. Lorsqu’il ne s’agissait pas de leurs pro-

pres intérêts, c’étaient ceux de leurs alliés, et si

Rome n’avait pas d’alliés, elle trouvait toujours

quelqu’un à qui s’allier. Lorsque l’absence d’in-

térêts était trop flagrante, on invoquait l’at-

teinte à l’honneur national. Bref, on guerroyait

toujours pour quelque cause légitime ; on ne

faisait que répondre à des attaques injustifiées

de voisins perfides. Le monde entier était in-

festé d’ennemis, qui n’attendaient que l’occa-

sion favorable pour se ruer à l’assaut de la

Ville, et c’était le droit le plus strict de Rome de

se défendre contre leurs desseins indubitable-

ment agressifs.[51]

La Monthly Review a fait usage de cettecitation tout récemment, dans un éditorialsur la Stratégie de sécurité nationale deBush, justement parce qu’elle est si pertin-ente pour le sujet[52]. Il suffit de remplacer

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« Rome » par « Washington ». L’un des ar-guments courants pour partir en guerre cestemps-ci, c’est qu’il faut « maintenir sa créd-ibilité ». Dans certains cas, l’enjeu est là : lacrédibilité, pas les ressources. Prenons lebombardement de la Serbie en 1999, sousClinton là encore. Quel était l’objectif ? L’ex-plication officielle veut que les États-Unissoient intervenus pour empêcher une puri-fication ethnique, mais pour soutenir cettethèse on doit inverser la chronologie. Incon-testablement, le pire « nettoyage ethnique »a eu lieu après les bombardements, dont ilétait, de plus, la conséquence prévue. Bref, lemotif ne peut être celui-là. Donc, quel est-il ?Si l’on regarde ces évènements de près, Clin-ton et Blair ont dit à l’époque – et au-jourd’hui, avec le recul, c’est admis – qu’ilsavaient procédé à ces bombardements pourmaintenir leur crédibilité. Pour montrerclairement qui était le patron. La Serbie défi-ait les ordres du patron, et on ne peut laisser

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personne agir ainsi. Comme l’Irak, la Serbieétait sans défense, donc il n’y avait aucunrisque. On pouvait même prétendre qu’onintervenait uniquement pour des raisonshumanitaires.

Cette logique devrait être familière à tousles téléspectateurs qui ont vu des feuilletonssur la mafia. Le parrain doit bien faire com-prendre à tous qu’il est le chef. On ne le con-trarie pas. S’il envoie des hommes de mainrosser quelqu’un, c’est parce que l’intéressélui résiste, pas pour lui prendre ses res-sources. C’est parce que Castro a défié avecsuccès les États-Unis qu’on a recouru au ter-rorisme pour faire tomber son régime. On nedéfie pas le maitre. Tout le monde doit lecomprendre. Si le bruit court qu’on peutdéfier le maitre impunément, il est dans lepétrin.

Dans son livre Empire as a Way ofLife, l’historien William ApplemanWilliams écrit : « C’est tout simple :

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les Américains du XXe siècle ont aimél’empire exactement pour les mêmes

raisons que leurs ancêtres au XVIIIe

et au XIXe siècle. Il leur a sans cesseouvert de nouvelles possibilités, ap-porté des richesses et d’autres avant-ages et satisfactions, dont un senti-ment psychologique de bienêtre et depuissance. »[53] Que pensez-vous decette analyse ?

Elle est en partie juste, mais n’oublionspas que les États-Unis n’étaient pas un em-pire de style européen. Les colons anglais quisont venus en Amérique n’ont pas créé unefaçade indigène derrière laquelle gouverner,comme les Britanniques en Inde. Ils ontbalayé l’essentiel de la population indigène –les Pères fondateurs disaient : exterminé. Etl’on considérait que c’était très bien. LesÉtats-Unis ont d’abord été une sorte d’Étatcolon, pas un État impérial.

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Les expansions territoriales qui ont eulieu par la suite, du moins jusqu’à la SecondeGuerre mondiale, se sont conformées, engros, au même modèle. Pensez au Mexique,dont nous avons pris un très gros morceaudans les années 1840, ou à Hawaï, volée parla force et la ruse en 1898[54]. Dans lesdeux cas, la population indigène a été engrande partie remplacée, non colonisée. Pasremplacée en totalité, là encore. Il y a tou-jours des indigènes, mais fondamentalementla relève a eu lieu.

De plus, si l’on prend les empires tradi-tionnels, disons l’Empire britannique, il n’estpas si clair que la population de la Grande-Bretagne y ait gagné. C’est un sujet très diffi-cile à cerner, mais il y a eu une ou deux tent-atives, et la conclusion générale, que jedonne pour ce qu’elle vaut, c’est que les coutset les bénéfices s’équilibraient. Les empirescoutent cher. Gérer l’Irak, ce n’est pas donné.Quelqu’un paie les entreprises qui ont

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détruit l’Irak et celles qui le reconstruisent.Dans les deux cas, c’est le contribuableaméricain. Ce sont des cadeaux des contribu-ables américains aux firmes américaines.

Je ne comprends pas. En quoi desentreprises comme Halliburton etBechtel ont-elles contribué à la de-struction de l’Irak ?

Qui paie Halliburton et Bechtel ? Le con-tribuable américain. Et c’est lui aussi qui fin-ance le système militaro-industriel des fab-ricants d’armes et des compagnies de hautetechnologie qui ont bombardé l’Irak. Doncd’abord on détruit l’Irak, ensuite on le recon-struit. C’est un transfert de richesse de l’en-semble de la population à d’étroits secteursde cette population. Même le fameux planMarshall, c’était tout à fait ça. On en parleaujourd’hui comme d’un geste d’unegénérosité inimaginable. Mais générosité dequi ? Générosité du contribuable américain.Sur les 13 milliards de dollars d’aide du plan

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Marshall, environ 2 milliards sont allés dir-ectement aux compagnies pétrolières améri-caines[55]. Cela s’inscrivait dans l’effortpour faire basculer l’Europe d’une économiefondée sur le charbon à une économie fondéesur le pétrole, et rendre les pays européensplus dépendants des États-Unis. L’Europeavait beaucoup de charbon. Elle n’avait pasde pétrole. Donc, voilà deux des treize mil-liards. Quant aux autres, sachons bien quetrès peu d’argent a quitté les États-Unis. Cessommes sont simplement passées d’unepoche à une autre. L’aide du plan Marshall àla France a juste couvert les couts de son ef-fort pour reconquérir l’Indochine. Donc, lecontribuable américain n’a pas reconstruit laFrance. Il a payé les Français afin qu’ilsachètent des armes américaines pour écraserles Indochinois. Et il a payé les Pays-Baspour qu’ils écrasent le mouvement in-dépendantiste en Indonésie.

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Si nous revenons à l’Empire britannique,ses couts et ses bénéfices pour le peuple deGrande-Bretagne ont dû à peu près s’équilib-rer, mais pour les gars qui dirigeaient laCompagnie des Indes orientales, l’empire aété synonyme d’un enrichissement fant-astique. Et pour les soldats britanniques quiont disparu dans la brousse, le cout a étélourd. Globalement, c’est ainsi que fonc-tionnent les empires : la lutte des classes in-térieure est un élément important.

Il est relativement simple d’évaluerle cout de l’empire en vies humaines,le nombre de soldats tués, le montantdes dépenses. Comment évaluer, oumême évoquer, l’avilissement moral ?

On ne peut pas l’évaluer, mais il est trèsréel, très important. C’est l’une des raisonspour lesquelles un système impérial – toutsystème de domination, d’ailleurs, même unefamille patriarcale – possède toujours unvernis superficiel de bienveillance. Ce qui

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nous ramène au racisme. Pourquoi faut-ilprétendre, quand on écrase les gens, quec’est, en un sens, pour leur bien ? Parce quesi on ne le fait pas, il faut regarder en faceson propre avilissement moral. Soyons hon-nêtes : les rapports humains fonctionnentsouvent ainsi. Et dans les systèmes impérial-istes, presque toujours. On aurait du mal àen trouver un où la classe intellectuelle nes’est pas extasiée sur sa propre générosité.Quand Hitler a démembré la Tchécoslova-quie, c’était sur fond de rhétorique merveil-leuse : on apportait la paix à des groupes eth-niques en conflit, qui allaient tous pouvoirmener une vie heureuse sous la protectionbienveillante de l’Allemagne. Il faut vraimentbeaucoup chercher pour trouver une excep-tion. Et la règle est vérifiée, bien sûr, pour lesÉtats-Unis.

Traditionnellement, si l’on utilisaitle mot « impérialisme » en conjonc-tion avec « américain », on était

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catalogué comme « pas sérieux » – unmarginal d’extrême gauche. Cesdernières années, les choses ont unpeu évolué. Par exemple, Michael Ig-natieff, directeur du centre Carr de laKennedy School of Government del’université Harvard, a écrit dans ungrand article du New York TimesMagazine : « L’empire de l’Amériquen’est pas comme ceux du passé, fondéssur les colonies, la conquête et lefardeau de l’homme blanc […]. L’em-

pire du XXIe siècle est une inventionnouvelle dans les annales des sciencespolitiques, c’est un empire light, unehégémonie mondiale dont les orne-ments sont les libres marchés, lesdroits de l’homme et la démocratie,imposés par la puissance militaire laplus impressionnante que le mondeait jamais connue. »[56]

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C’est ce qu’ont dit les apologistes detoutes les puissances impériales. On peutaussi bien remonter à John Stuart Mill, l’undes plus éminents intellectuels occidentaux.Il a défendu l’Empire britannique dans destermes tout à fait identiques. Il a écrit l’essaiclassique sur l’ingérence humanitaire[57].Tout le monde l’étudie dans les facultés dedroit. La Grande-Bretagne, expliquait-il, estunique au monde. Elle ne ressemble à aucunpays dans l’histoire. Les autres ont de bassesmotivations, sont mus par l’appât du gain,etc., mais les Britanniques agissent unique-ment pour le bien des autres. En fait, disait-il, nos motivations sont si pures que lesEuropéens ne peuvent nous comprendre. Ilsnous accablent de « récriminations » et cher-chent à découvrir de vils motifs à nos bonnesactions. Mais tout ce que nous faisons, c’estpour le bien des indigènes, des barbares.Nous voulons leur apporter les marchéslibres, l’administration honnête, la liberté,

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toutes sortes de merveilleux bienfaits. Je suissurpris qu’Ignatieff ne se rende pas comptequ’il ne fait que répéter une rhétorique trèsfamilière.

Le moment où John Stuart Mill fait cesremarques est intéressant. Il a écrit cet essaivers 1859, juste après la Révolte indi-enne[58] – que la terminologie britanniqueappelle Indian Mutiny, « Mutinerie indi-enne ». Les barbares ont osé relever la tête.Les Indiens se sont révoltés contre la domin-ation de la Grande-Bretagne, et les Britan-niques ont écrasé leur soulèvement avec laplus extrême violence, la dernière brutalité.John Stuart Mill en était évidemment in-formé : la presse ne parlait que de ça. Desconservateurs à l’ancienne, comme RichardCobden[59], ont condamné catégorique-ment la répression britannique de la révolte,un peu comme le sénateur Robert Byrd[60]condamne aujourd’hui l’invasion de l’Irak.Les vrais conservateurs ne sont pas comme

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ceux qui se donnent ce nom. Mais John Stu-art Mill, au plus fort de la répression dusoulèvement, a décrit la Grande-Bretagnecomme une puissance angélique.

Et les gens croient à leur propre discours.La lecture des archives internes le prouve :souvent, les dirigeants politiques parlententre eux dans les mêmes termes qu’en pub-lic. De nombreux documents d’archives so-viétiques commencent à sortir : on les vendau plus offrant, comme tout le reste enRussie. Quand on lit les débats internes àpartir des années 1940, après la SecondeGuerre mondiale, on voit bien de quoi discu-taient Andreï Gromyko et les autres diri-geants soviétiques : de la façon dont ilsdevaient intervenir pour protéger la démo-cratie contre les forces du fascisme, quiétaient partout. Je suis sûr que Gromykocroyait ce qu’il disait aussi sincèrementqu’Ignatieff.

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Dans un autre article du New YorkTimes Magazine, Ignatieff écrit : « Denouvelles règles sur l’interventionmilitaire, que les États-Unis pro-poseraient et respecteraient eux-mêmes, mettraient fin au mensongeselon lequel l’État voyou, c’estl’Amérique, pas ses ennemis. » Vousavez écrit un livre intitulé Les Étatsvoyous[61]. Les États-Unis sont-ils unÉtat voyou ?

En fait, j’ai emprunté l’expression àSamuel Huntington. C’est lui qui a écrit dansla plus importante revue de l’establishment,Foreign Affairs, qu’une grande partie dumonde considère les États-Unis comme une« superpuissance voyou » et voient en eux« la plus grande et l’unique menace ex-térieure contre leur société »[62]. Hunting-ton critiquait certaines politiques de l’admin-istration Clinton qui conduisaient d’autrespays à former des coalitions contre les États-

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Unis. Si nous définissons « État voyou » enfonction d’un principe moral – État qui violele droit international, commet des agres-sions, des atrocités, viole les droits del’homme… –, il est certain que les États-Unisse qualifient pour le titre, comme on pouvaitl’attendre de l’État le plus puissant dumonde, comme la Grande-Bretagne s’estqualifiée, comme la France s’est qualifiée, etdans chacun de ces empires les intellectuelsont écrit le même type d’âneries qu’Ignatieffdans la phrase que vous citez. La Francemenait une « mission civilisatrice » quandson ministre de la Guerre disait qu’il allaitfalloir exterminer les indigènes en Algérie.Même les nazis ont utilisé cette rhétorique.On peut descendre jusqu’au record absolu del’ignominie, on trouvera exprimés les mêmessentiments. Quand les fascistes japonaisfaisaient la conquête de la Chine et se liv-raient à des atrocités inouïes comme le mas-sacre de Nankin, ils recouvraient tout cela

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d’un discours qui émeut aux larmes. Ilsétaient en train de créer un « paradis surterre » où les peuples d’Asie allaientcoopérer, le Japon allait les protéger des« bandits » communistes et se sacrifier pourleur bien, pour qu’ils aient tous la paix et laprospérité[63]. Je suis assez surpris, là en-core, qu’il n’y ait pas un éditorialiste du NewYork Times ou un éminent professeur deHarvard pour voir que c’est un peu bizarre,de répéter purement et simplement ce qu’ontdit et redit les monstres les plus abomin-ables. Pourquoi serait-ce différent au-jourd’hui ?

Soit dit en passant, l’un des grands avant-ages du statut d’intellectuel respectable, c’estque l’on n’a jamais besoin d’avancer lamoindre preuve de ce qu’on affirme. Par-courez ces articles, et essayez donc d’entrouver une seule à l’appui de leurs conclu-sions. Pour atteindre les sommets de la re-spectabilité, on doit comprendre que le fait

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même de demander des preuves est vague-ment absurde, quand il s’agit de faire l’élogedes détenteurs du pouvoir. C’est auto-matique, tout simplement. Bien sûr qu’ilssont magnifiques. Peut-être ont-ils faitquelques erreurs dans le passé, mais au-jourd’hui ils sont magnifiques. Et chercherdes preuves qu’ils le sont, c’est commechercher à prouver les vérités arithmétiques.C’est comme si vous écriviez : « Deux plusdeux font quatre », et que quelqu’un dise :« Où sont vos preuves ? » Donc il n’y en ajamais.

Le communiste italien AntonioGramsci a écrit : « Un grand obstacleau changement est la reproductionpar les forces dominées d’éléments del’idéologie hégémonique. Il est im-portant et urgent de développer desinterprétations alternatives de laréalité. »[64] Comment développe-t-

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on « des interprétations alternativesde la réalité » ?

Je respecte profondément Gramsci, maisje pense qu’il est possible de paraphraserainsi sa remarque : dites la vérité ! Au lieu dereproduire le fanatisme idéologique,démantelez-le, essayez de découvrir la véritéet dites-la. C’est quelque chose qui est ànotre portée à tous. Les intellectuels, nel’oublions pas, ont bien intégré l’idée qu’ilfaut que les choses paraissent compliquées.Sinon, à quoi servent-ils ? Il est donc utile dese demander : qu’y a-t-il, au fond, de si com-plexe ? Gramsci est une personne tout à faitadmirable, mais prenez cette phrase et es-sayez de la traduire en langage clair. Est-ce sicompliqué de comprendre la vérité, ou de sa-voir ce qu’il faut faire ?

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4.Guerres d’agression

Cambridge, Massachusetts(12 février 2004)

Dans un nouveau documentaire,The Fog of War, Robert McNamarafait un aveu assez intéressant. Il citeune remarque du général CurtisLeMay, avec lequel il a servi àl’époque des bombardements incendi-aires contre les villes japonaisespendant la Seconde Guerre mondiale :« Si nous avions perdu, nous aurionstous été jugés comme criminels deguerre. » McNamara ajoute alors : « Ila sans doute raison. […] Mais qu’est-ce qui rend la chose immorale quand

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on perd mais pas quand ongagne ? »[65].

Je n’ai pas vu le film, mais on m’a dit queMcNamara y précise pour la première foisson rôle personnel pendant la SecondeGuerre mondiale. En général, ses biograph-ies le présentaient comme une sorte de stat-isticien qui travaillait quelque part àl’arrière ; il s’avère qu’il avait en fait un rôlede planificateur, qu’il cherchait commentmaximiser au moindre cout le nombre decivils japonais tués. Il est clair que Tokyo aété retenue comme cible parce que c’étaitune ville à très forte densité démographiqueet essentiellement construite en bois ; onpouvait y déclencher un incendie ravageurqui tuerait sans aucune difficulté cent millepersonnes. N’oublions pas qu’à cette date leJapon n’avait aucune DCA. Je vois queMcNamara assume la responsabilité – je nepeux pas vraiment dire : « revendique lemérite » – d’avoir pris cette décision.

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Son commentaire sur les criminels deguerre n’est pas seulement vrai dans ce casprécis, mais toujours. Telford Taylor, qui aété procureur général au tribunal de Nurem-berg sur les crimes de guerre, a fait re-marquer que celui-ci poursuivait des crimesrétroactifs, c’est-à-dire qui ne figuraient pasdans les textes au moment où ils se sontproduits[66]. Le tribunal devait lui-mêmedécider ce qu’on allait considérer commecrime de guerre, et sa définition opératoire aété claire : tout ce que l’ennemi avait fait etque les Alliés n’avaient pas fait. C’était tout àfait explicite – et c’est pour cela que les bom-bardements alliés dévastateurs contre lapopulation civile de Tokyo, Dresde et autrescentres urbains, par exemple, n’ont pas étéclassés parmi les crimes de guerre. Les forcesaériennes américaines et britanniquesavaient beaucoup plus bombardé les civils enzone urbaine que les Allemands. Ils visaientsurtout les quartiers ouvriers, les quartiers

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pauvres. Puisque les Alliés l’avaient pratiquébien plus intensivement que les puissancesde l’Axe, le bombardement des aggloméra-tions n’a pas été inclus dans les crimes deguerre. Le même principe a d’ailleurs joué auniveau individuel. Un amiral allemand –Karl Dönitz, qui commandait les sous-mar-ins – a fait appel, comme témoin de ladéfense, au commandant en chef des forcesnavales américaines dans le Pacifique,Chester W. Nimitz, lequel a attesté que cedont on accusait Dönitz en matière de guerresous-marine, les Américains l’avaient faitaussi. Sur ce chef d’accusation précis, il a étéacquitté.

Le tribunal de Nuremberg était au moinsà demi respectable. Le tribunal de Tokyoétait une farce, et certains autres procès in-tentés à des Japonais étaient à peine croy-ables, comme celui du général TomoyukiYamashita, traduit en justice et pendu pourles crimes des soldats japonais aux

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Philippines. En principe, ces soldats étaientsous son commandement, mais à la fin de laguerre toutes les communications étaientcoupées et il n’avait aucun contact avec eux.Ils ont effectivement commis d’horribles at-rocités, pour lesquelles on a pendu legénéral[67]. Imaginons un instant que l’onétende ce principe à tous les commandantsdont les soldats, de leur propre chef, sanscommunication directe, ont commis descrimes : l’ensemble des chefs militaires detoutes les armées opérationnelles du mondeseraient pendus. Et les dirigeants civils aussi.Dans la plupart des cas, ce ne sont pas lesgénéraux, ce sont les civils qui autorisent etorganisent les pires crimes de guerre. Donc,l’observation de McNamara est juste, bienconnue – et bien timide.

Remarquons en passant qu’elle s’appliqueaussi aux procès pour crimes de guerre d’au-jourd’hui. Souvenez-vous de la réactionquand, pendant trente secondes environ, on

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a eu l’impression que le Tribunal spécial surla Yougoslavie allait peut-être enquêter surles crimes de l’OTAN. Des avocats canadienset britanniques l’incitaient à s’intéresser auxcrimes de guerre de l’OTAN – qui existaient,bien sûr. Et, un bref instant, on a eu l’im-pression qu’il allait peut-être le faire. Maisles États-Unis l’ont aussitôt mis en garde :qu’il ne poursuive aucun crime américain ouallié, ça vaudrait mieux pour lui ! Les crimes,ce sont des choses que font les autres, pasnous.

On retrouve la même logique dans la doc-trine Bush. L’une de ses composantes, c’estque les États-Unis ont le droit de mener desopérations militaires offensives contre despays que nous considérons comme une men-ace parce qu’ils ont des armes de destructionmassive. C’est le premier volet de la doctrine.De nombreuses grandes figures del’establishment l’ont condamné. Ils n’étaientpas vraiment en désaccord sur le fond, mais

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ils pensaient que l’impudence avec laquelleon déclarait et on appliquait ce principe con-stituait, en dernière analyse, une menacecontre les États-Unis. La revue Foreign Af-fairs a immédiatement publié un article cri-tique sur « la grande stratégie néo-im-périale », comme elle disait[68]. MadeleineAlbright, la secrétaire d’État de Clinton, a faitremarquer – et elle a raison – que cette doc-trine avait été partagée par tous les présid-ents, mais ne devait pas être proclamée àtue-tête. « La légitime défense préventive »,a-t-elle écrit dans Foreign Affairs, est « unoutil que chaque président a tenu discrète-ment en réserve »[69]. On l’a dans sa pochede derrière et on l’utilise quand on veut. Lecommentaire le plus intéressant a peut-êtreété celui d’Henry Kissinger, en réponse à ungrand discours du président Bush à WestPoint où celui-ci avait exposé les grandeslignes de la Stratégie de sécurité nationale.Cette conception « révolutionnaire » des

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affaires étrangères, a dit Kissinger, allaitmettre en pièces non seulement la Chartedes Nations unies et le droit international,mais tout le système d’ordre international in-stauré par les traités de Westphalie au

XVIIe siècle. Kissinger approuvait la doc-trine, mais ajoutait une précision : nousdevons comprendre qu’elle ne peut pas être« un principe universel accessible à tous lespays »[70]. Elle est pour nous et pour per-sonne d’autre. Nous utiliserons la force ànotre guise contre tous ceux que nous per-cevrons comme une menace potentielle, etpeut-être délèguerons-nous ce droit à desÉtats clients, mais il n’est pas fait pour lesautres.

Passons au second volet de la doctrineBush : « Ceux qui abritent des terroristessont aussi coupables que les terroristes eux-mêmes. »[71] Tout comme nous avons ledroit d’attaquer et de détruire les terroristes,nous avons le droit d’attaquer et de détruire

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les États qui donnent refuge aux terroristes.OK, quels sont les États qui donnent refuge àdes terroristes ? Laissons de côté ceux quiaccueillent des chefs d’État : si nous les pren-ons en compte, la discussion chavire instant-anément dans l’absurde. Limitons-nous auxorganisations et aux individus qui sont offici-ellement considérés comme terroristes, outerroristes « infranationaux », comme Al-Qaïda ou le Hamas. Quels sont les États quiles abritent ? Actuellement, un procès ex-trêmement important passe en appel àMiami, et il est très directement lié à cettequestion : c’est l’affaire des Cinq de Cuba. Jen’ai pas vu beaucoup d’articles à ce sujet.Rappelons brièvement le contexte. Les États-Unis ont déclenché une guerre terroristecontre Cuba en 1959, elle a vite pris del’ampleur sous Kennedy avec l’opérationMangouste[72] et a bien failli déclencher unconflit nucléaire mondial. Les atrocités ontprobablement connu leur apogée à la fin des

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années 1970. Mais, à cette date, les États-Unis s’étaient dissociés de la campagne deterreur et, pour autant que nous le sachions,ne réalisaient pas d’attentats directement. Ilsabritaient des terroristes qui menaientcontre Cuba des attaques – très graves – enviolation de la loi américaine et du droit in-ternational. Ces actes de terrorisme, soit diten passant, ont continué au moins jusqu’à lafin des années 1990. Nous n’avons pas ànous demander si leurs auteurs sont ou nesont pas des terroristes : le FBI et le départe-ment de la Justice les qualifient de terror-istes dangereux, donc prenons-les au mot.Orlando Bosch, par exemple : le FBI l’accusede nombreux attentats terroristes graves,dont certains commis sur le sol des États-Unis ; le département de la Justice l’aprésenté comme une menace contre la sécur-ité des États-Unis et a préconisé son expul-sion. Bosch a notamment participé à la de-struction d’un avion de ligne de la

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compagnie Cubana : cet attentat a fait73 morts en 1976. George Bush I, à la de-mande de son fils Jeb, le gouverneur de Flor-ide, a octroyé à Bosch la grâce présidenti-elle[73]. Il vit donc tranquillement à Miami,et nous donnons refuge à une personne quele département de la Justice considèrecomme un dangereux terroriste, une menacecontre la sécurité des États-Unis.

Quand il s’est avéré que les États-Unis nefaisaient rien pour empêcher les terroristesrésidant sur leur territoire d’organiser des at-tentats, Cuba a décidé d’envoyer des agentsinfiltrer les organisations terroristes en Flor-ide pour recueillir des informations. Aprèsquoi il a invité des agents du FBI à venir à LaHavane, ce qu’ils ont fait. En 1998, Cuba aremis à de hauts responsables du FBI desmilliers de pages de documents et des vidéo-cassettes sur la préparation d’actions terror-istes en Floride. Et le FBI a réagi – en ar-rêtant les infiltrés. C’est cela, l’affaire des

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Cinq de Cuba : les agents infiltrés qui ontdonné au FBI des informations sur des ter-roristes aux États-Unis ont été arrêtés. Ilsont été traduits en justice à Miami, et le jugea refusé de transférer le procès ailleurs, cequi est ridicule. Le procureur a concédé qu’iln’y avait, au fond, aucune charge contre cesCubains. Ils n’en ont pas moins été condam-nés. L’affaire passe actuellement en ap-pel[74], mais trois d’entre eux ont été con-damnés à la perpétuité, les autres à delongues peines de prison, et on a refusé ledroit de visite à leurs familles[75]. C’est l’il-lustration parfaite de l’État offrant refugeaux terroristes – et ce devrait être un im-mense scandale.

Ce n’est pas le seul exemple. Le gouverne-ment vénézuélien s’efforce actuellement defaire extrader deux officiers accusés d’avoirpris part à des attentats à la bombe àCaracas : ils ont quitté le pays et sollicitent àprésent l’asile politique aux États-Unis[76].

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Ces officiers ont participé au putsch militairede 2002, qui a réussi à renverser legouvernement Chávez un jour ou deux. Lesautorités américaines ont ouvertementsoutenu ce coup d’État, qui, selon d’excel-lents journalistes de la presse britannique, aeu lieu en partie à leur instigation[77]. Si,aux États-Unis, des officiers s’étaient empa-rés de la Maison-Blanche pour prendre lepouvoir, on les aurait exécutés. Mais lestribunaux vénézuéliens, très réactionnaireset encore liés à l’ancien régime, ont déboutéle gouvernement quand il a cherché à fairetraduire en justice ces officiers. Le régime« totalitaire » de Hugo Chávez s’est inclinédevant le verdict de la justice et ne les a paspoursuivis. Ils ont donc été libérés. Et main-tenant ils sollicitent des États-Unis l’asilepolitique, qu’on va leur accorder, je suppose.

Ou prenons Emmanuel Constant. Il estresponsable du meurtre de quatre à cinqmille Haïtiens. Il vit heureux dans le Queens,

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à New York, car les États-Unis refusentmême de répondre aux demandes d’extradi-tion le concernant[78].

Donc, qui abrite des terroristes ? Si, à encroire la doctrine Bush, les États qui abritentdes terroristes sont des États terroristes,quelle sera notre conclusion ? Exactementcelle que Kissinger a aimablement formulée :ces doctrines sont unilatérales. Elles n’ontpas vocation à devenir des normes du droitinternational. Ce sont des doctrines où ledroit d’utiliser la force, de recourir à la viol-ence, d’abriter des terroristes est reconnuaux États-Unis mais pas aux autres. Pour lespuissants, les seuls crimes sont ceux que lesautres commettent.

Robert Jackson, le principal pro-cureur général des États-Unis àNuremberg, a dit dans sa déclarationd’ouverture : « Le déclenchement oula conduite d’une guerre d’agressionest, moralement, de la même nature

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que le pire des crimes. »[79] Le pro-cureur britannique à Nuremberg,Hartley Shawcross, a déclaré que lesAllemands avaient commis « un crimecontre la paix : […] mener des guerresd’agression en violation destraités »[80]. Selon la Charte des Na-tions unies, préparer et mener uneguerre d’agression est un crime deguerre majeur[81]. Puisque l’Irak aété attaqué alors qu’il ne menaçaitpas les États-Unis, pourquoi n’y a-t-ileu aucune discussion sur le thème :« Le gouvernement des États-Unismène une guerre d’agression illé-gale » ? Pourquoi n’y a-t-il aucun ef-fort pour obtenir l’impeachment duprésident Bush ?

Il y en a. Plusieurs groupes d’avocats auxÉtats-Unis – mais surtout en Angleterre, auCanada et ailleurs – essaient de faire

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traduire en justice des dirigeants américainspour crime d’agression. Il faut cependantsouligner que, si l’invasion de l’Irak étaitévidemment un acte d’agression, elle nemanquait pas de précédents. Qu’est-ce quec’était, l’invasion du Sud-Vietnam en 1962,quand Kennedy a envoyé l’aviation améri-caine l’attaquer et a lancé une campagne deguerre chimique aux conséquences dévast-atrices, en regroupant sa population dansdes camps de concentration ? C’était uneagression. On peut dire que c’était une agres-sion contre un État non membre des Nationsunies, si cela parait important, mais c’étaitsurement une agression. Et l’invasion in-donésienne du Timor-Oriental, qu’est-ce quec’était ? À l’évidence une agression. Et l’inva-sion israélienne au Liban, qui a fait en défin-itive 20 000 morts[82] ? Ces deuxagressions-là ont été effectuées avec le sou-tien diplomatique, militaire et économiquedécisif des États-Unis. Dans le cas du Timor-

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Oriental, la Grande-Bretagne était impliquéeaussi. Et nous pouvons continuer.

L’invasion du Panama en 1989, qu’est-ceque c’était ? Une agression pour kidnapperun gangster – pas un gangster style SaddamHussein, un vrai : Manuel Noriega. Au coursde l’invasion, l’armée américaine a tué,suivant des sources panaméennes,3 000 civils[83]. Nous ne pouvons pas con-firmer le chiffre car nous n’enquêtons passur nos propres crimes. Personne n’a de stat-istiques sures, mais l’invasion des États-Unisà Panama a certainement tué beaucoup degens – sur la même échelle que l’invasionirakienne au Koweït, avec à peu près lemême nombre de victimes. Les États-Unisont opposé leur véto aux résolutions du Con-seil de sécurité et de l’Assemblée généralequi ont condamné l’invasion[84]. Noriega aété enlevé de force dans les locaux de l’am-bassade du Vatican et emmené en Floride –tout cela était parfaitement illégal –, puis,

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dans un procès ridicule, a été convaincu decrimes qu’il avait effectivement commis,quasiment tous à l’époque où il était payé parla CIA[85]. Si Saddam Hussein passe unjour en procès, ce sera pareil : il sera accuséde crimes que les États-Unis ont soutenus,mais ce détail essentiel ne sera pasmentionné.

Que fait la communauté des experts endroit international face à cette situation ? Latâche de ces juristes n’est pas simple. Cer-tains, une minorité, disent la vérité etsoulignent les violations de la légalité inter-nationale. Mais la plupart doivent construiredes raisonnements compliqués pour justifierles crimes d’agression. Leur travail, au fond,est de servir d’avocat de la défense aupouvoir d’État. Leurs justifications sont in-téressantes. Les plus honnêtes, comme Mi-chael Glennon de la Fletcher School of Lawand Diplomacy, disent simplement que ledroit international et la Charte des Nations

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unies ne sont que du « vent », et qu’ilfaudrait les éliminer, parce qu’ils re-streignent la capacité des États-Unis à userde la force[86].

Selon Glennon – et sa position estpartagée par bien d’autres défenseurs del’agression américaine, comme Ruth Wedg-wood, qui enseigne le droit à l’universitéYale –, certaines actions des États-Uniscomme le bombardement illégal de la Serbieont changé la nature du droit, parce que ledroit est une doctrine vivante, un système deprincipes vivant, modifié en permanence parla pratique internationale. A-t-il été modifiéquand Saddam Hussein a envahi le Koweït ?Non. A-t-il été modifié quand le Vietnam aenvahi le Cambodge – l’une des rares actionsmilitaires de l’histoire moderne que l’onpourrait à juste titre qualifier d’ » interven-tion humanitaire » ? Ou quand l’Inde, en en-vahissant le Pakistan-Oriental, a mis fin à degigantesques atrocités ? Non. Ces

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interventions ont toutes été durement con-damnées. Aucune n’a créé de nouvellesnormes du droit international. Parce quec’est nous qui changeons la loi, nous et per-sonne d’autre.

Un numéro récent de l’American Journalof International Law contient un article defond bien compliqué de Carsten Stahn, intit-ulé « Enforcement of the Collective Will afterIraq » [La mise en œuvre de la volonté col-lective après l’Irak]. Stahn cite JürgenHabermas et toutes sortes d’autres grandspenseurs. Voici l’essentiel de son raison-nement. Quand les États-Unis ont envahil’Irak, ils ont en réalité respecté la Charte desNations unies si on interprète celle-ci cor-rectement. Il faut comprendre que deux lec-tures de la Charte sont possibles. Il y a l’in-terprétation littérale, selon laquelle l’usagede la force dans les affaires internationalesest un crime sauf dans des conditions qui nes’appliquent pas au cas de l’Irak : cette

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lecture-là est triviale et sans intérêt. Et il y al’interprétation « communautaire » de laCharte, selon laquelle un acte est légitime s’ilmet en œuvre la volonté de la communautédes nations. Puisque le Conseil de sécuritén’a pas la force militaire nécessaire pour ac-complir la volonté de la communauté des na-tions, il délègue implicitement ce rôle auxÉtats qui en ont la force, c’est-à-dire auxÉtats-Unis. Donc, dans le cadre de l’inter-prétation communautaire de la Charte, lesÉtats-Unis ont mis en œuvre la volonté de lacommunauté internationale en envahissantl’Irak. 90 % de la population mondiale et laquasi-totalité des États ont énergiquementcondamné l’invasion ? L’objection n’est paspertinente. Ces pays ne comprenaient pasleur propre volonté, tout simplement. Leurvolonté réelle s’était exprimée dans lesrésolutions du Conseil de sécurité auxquellesl’Irak ne s’était pas pleinement conformé,etc. Donc, dans le cadre subtil et complexe

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de l’interprétation communautaire, les États-Unis ont utilisé la force avec l’autorisation duConseil de sécurité même si le Conseil de sé-curité la leur avait refusée[87]. Une grandepartie du travail de la communautéacadémique est de ce type. Les universitairesélaborent des raisonnements subtils et com-plexes, certes d’un infantilisme ridicule maisenrobés dans suffisamment de docte obscur-ité, notes en bas de page et références à despenseurs prétendument profonds pour per-mettre de construire un cadre qui, dans ununivers étrange, a une certaine plausibilité.

La rhétorique actuelle sur l’Irak,c’est que le pays a été « libéré ».

Quand vous voulez savoir si un pays a étélibéré, demandez à sa population. C’est à elled’en juger, pas aux intellectuels et politiciensdu pays envahisseur. Et, dans les sondageseffectués par des instituts occidentaux, cinqIrakiens sur six disent que l’Irak est occupé.

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Voici l’une des réponses les plus re-marquables que j’ai vues. On a demandé auxIrakiens de nommer le chef d’État étrangerqu’ils respectaient le plus. Le premier a étéJacques Chirac, le président français, sym-bole de l’opposition à l’invasion de l’Irak.Son résultat a été très supérieur à celui deBush. Le pathétique Tony Blair était encoreplus loin derrière. Dans certains sondages, àmon vif étonnement, une forte majorité desIrakiens disent que les forces américainesdoivent s’en aller, ce qui est vraiment re-marquable dans la situation sécuritaire ex-trêmement grave où se trouve leur pays[88].

Si l’on regarde bien les résultats de cessondages, d’ailleurs, les Irakiens y fontpreuve d’une compréhension de l’Occidentbien plus raffinée que la nôtre. Il est tout àfait courant que les victimes d’un système lecomprennent mieux que ceux qui tiennent lebâton. Quand on veut savoir ce que c’est quela famille patriarcale, on ne va pas interroger

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le père, on demande à la mère ; ainsi, onapprendra peut-être quelque chose. Dans unsondage occidental, par exemple, on a de-mandé aux Irakiens : « Pourquoi, selon vous,les États-Unis sont-ils entrés en Irak ? » Onn’a pas employé le mot envahir. CertainsIrakiens ont été d’accord avec le présidentBush et 100 % des commentateurs occiden-taux ; 1 % des Irakiens ont répondu que l’ob-jectif de l’invasion était d’instaurer la démo-cratie. Et 70 % ont dit que c’était de fairemain basse sur les ressources de l’Irak et deréorganiser le Moyen-Orient – ceux-làétaient d’accord avec Richard Perle et PaulWolfowitz. C’était la position dominante, àune majorité écrasante. De l’avis d’à peu près50 % des Irakiens interrogés, les États-Unisveulent établir une démocratie en Irak maisne permettront pas au gouvernement irakiende mener une politique autonome, sans in-fluence américaine[89]. Autrement dit, on acompris en Irak que les États-Unis veulent la

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démocratie s’ils peuvent la contrôler. Et c’estbien ça. La démocratie, c’est un système oùvous êtes libre de faire tout ce que vousvoulez tant que vous faites ce que nous vousdisons. On devrait apprendre ça par cœur àl’école primaire. Les preuves sont siécrasantes qu’il est assommant de lesrépéter, mais les commentateurs américainsn’arrivent pas à comprendre. Les Irakiens,en revanche, semblent y parvenir sansproblème, en partie parce qu’ils connaissentleur propre histoire. Les Britanniques ontdessiné artificiellement l’Irak en 1920, et ilsont tracé ses frontières pour que le pétroledu Nord se retrouve sous le contrôle de laGrande-Bretagne et pas de la Turquie. Puisils se sont assurés que l’Irak serait un paysdépendant en coupant son accès à la mer.C’est la raison d’être de la colonie britan-nique du Koweït. Après quoi les Britanniquesont déclaré que l’Irak était un pays libre, in-dépendant, qui gérait lui-même ses affaires.

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Si l’on consulte les archives du Colonial Of-fice britannique, autrefois secrètes mais au-jourd’hui publiques, ils disaient en fait :l’Irak sera un pays libre, mais gouverné parune « façade arabe » derrière laquelle laGrande-Bretagne continuera à le domin-er[90]. Les Irakiens n’ont pas besoin de lireles archives secrètes. Ils connaissent leur his-toire. Ils savent dans quelle mesure ilsétaient libres.

De plus, les Irakiens n’ont qu’à regarderce qui se passe aujourd’hui. Il est assez frap-pant de voir les médias américains essayerde contourner ce paradoxe : nous quisommes si passionnément attachés à ladémocratie, nous tentons désespérémentd’esquiver les appels des Irakiens qui récla-ment des élections. Difficile de ne pas levoir ! Et les Irakiens n’ont pas besoin de lirele Washington Post pour constater que lesÉtats-Unis construisent aujourd’hui à Bag-dad leur plus grande ambassade, ou qu’ils

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veulent absolument un accord sur le statutde leurs forces armées dans lequel legouvernement souverain de l’Irak leur recon-naitra le droit de garder en Irak autant desoldats et de bases qu’ils voudront aussilongtemps qu’ils le voudront[91]. Les Iraki-ens n’ont pas besoin de lire la presse d’af-faires américaine pour constater que lesautorités d’occupation ont imposé à l’Irak unrégime économique qu’aucun État souverainn’accepterait une seconde, car il ouvre totale-ment le pays à la mainmise des sociétésétrangères. Ils voient bien que le systèmeéconomique qu’on leur impose est un rêve del’administration Bush. Il fait hurler leshommes d’affaires irakiens, car ils saventqu’ils ne pourront jamais concurrencer lesautres pays dans ces conditions[92]. Le tauxd’imposition le plus élevé en Irak aujourd’huin’est que de 15 % – ce qui veut dire ni impôtsni contraintes sur l’investissement étranger.Le seul secteur exclu de la propriété

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étrangère totale est le pétrole : c’eût été tropflagrant. Mais si on lit entre les lignes, lescadres supérieurs de Halliburton expliquentque le travail qu’ils font aujourd’hui, avecl’aimable soutien financier des contribu-ables, les mettra en bonne position plus tardpour gérer et contrôler les ressourcespétrolières de l’Irak[93].

Nous lisons maintenant dans lagrande presse quelques critiques surl’invasion de l’Irak.

Mais les critiques que nous lisons ne re-mettent pas en cause les postulats fonda-mentaux de l’invasion. La critique, c’est : ceque les États-Unis essaient de faire est bien,mais Bush le fait mal. Revenons à RobertMcNamara. Quand McNamara a écrit sonlivre Avec le recul, il a été chaudement féli-cité par les colombes humanistes[94], quiont dit : justice nous est rendue ; McNamaraa fini par reconnaitre que nous avions raisondepuis le début. Mais qu’a-t-il dit ? Il s’est

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excusé auprès du peuple américain, car il nelui avait pas fait savoir assez vite que laguerre allait être couteuse pour les Améri-cains, et il en est vraiment désolé. S’est-il ex-cusé auprès des Vietnamiens ? Non. Pas unseul mot d’excuse pour eux. Nous avons tuédeux millions de Vietnamiens et détruit lepays. Des Vietnamiens meurent encore de laguerre chimique qu’a lancée McNamara.Mais aucun de ces actes ne lui inspire d’ex-cuses. Les prémisses qui ont justifié la guerredu Vietnam sont acceptées en bloc. Nous es-sayions de défendre le Sud-Vietnam, maiscela nous coutait cher, donc nous avons dûarrêter. C’est seulement dans ce cadre-làqu’on peut trouver des critiques.

Il en va de même aujourd’hui pourl’agression contre l’Irak. Les adversaires dela guerre font valoir que Bush ne nous a pasdit la vérité sur les armes de destructionmassive. Supposons qu’il nous ait dit lavérité. Qu’est-ce que cela changerait ? Ou

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supposons qu’il les ait trouvées. Qu’est-ceque cela changerait ? Si l’on veut des armesde destruction, on peut en trouver partout.Prenons Israël. On s’inquiète beaucoup en cemoment de la prolifération des armes nuc-léaires, et c’est normal. Le New York Timesde ce matin publie une tribune libre deMohamed El-Baradei, le directeur général del’Agence internationale de l’énergie atomique(AIEA), qui déclare d’emblée que la proli-fération des armements augmente, ce qui estextrêmement dangereux pour le monde[95].Oui, elle augmente. Pourquoi ? Pour de nom-breuses raisons, mais l’une d’elles est qu’Is-raël possède des centaines d’armes nuc-léaires, ainsi que des armes chimiques et bio-logiques, qui ne sont pas seulement unemenace en elles-mêmes mais incitent aussiles autres, en réaction, par légitime défense,à la prolifération. Y a-t-il quelqu’un qui disequelque chose là-dessus ? Le général LeeButler, l’ancien commandant en chef du

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Strategic Air Command, avait reconnu l’ex-istence du problème dans un discours il y aquelques années. « Il est extrêmementdangereux, avait-il dit, que, dans le chaudronde colères que nous appelons Moyen-Orient,un pays se soit doté, semble-t-il, de stocksd’armes nucléaires, peut-être plusieurscentaines ; et cela inspire à d’autres paysl’idée d’en faire autant. »[96] Il n’a pasnommé le pays en question, mais il est clairqu’il voulait parler d’Israël.

Il y a quelques jours seulement, le prin-cipal journal israélien, Haaretz, dans sonédition en hébreu –ce n’était pas dans l’édi-tion en anglais –, a publié une fuite très in-téressante d’une source militaire non identi-fiée : elle est obscure, mais devrait éveiller lacuriosité de tous ceux qui s’intéressent à laprolifération. Selon cette fuite, les États-Unisfournissent à l’aviation israélienne unhimush « myuhad » – un « armement “spé-cial” » –, ce qui pourrait bien être un mot

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codé pour dire : ogives nucléaires adaptéesaux avions américains technologiquementavancés que possède Israël[97]. Peut-êtreles journalistes et commentateurs aux États-Unis ne veulent-ils pas aborder le sujet, maisvous pouvez mettre votre main à couper queles services secrets iraniens lisent ces fuites.Et comment vont-ils réagir ? Par laprolifération.

Si l’on veut s’inquiéter des pays qui ontdes armes de destruction massive, inutiled’aller chercher très loin. Les États-Unis eux-mêmes sont en train d’accroitre la proliféra-tion en dénonçant des traités, en bloquanttous les efforts pour arrêter la militarisationde l’espace, en développant ce qu’ils appel-lent des mini-nukes, qui sont en fait desarmes nucléaires de destruction massive.Dans son article, El-Baradei dit poliment quenous devrions essayer de mettre en œuvre letraité qui interdit le transfert des matériauxnécessaires pour produire de l’uranium

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enrichi. Ce qu’il ne dit pas, c’est que lemonde s’efforce de le faire depuis un certaintemps, mais que l’administration Bush neparticipe pas.

À elle seule, la militarisation de l’espaceest un problème extrêmement grave. Lescommissions de désarmement des Nationsunies sont paralysées depuis des années :depuis que l’administration Clinton a refusédes mesures qui auraient interdit de militar-iser l’espace. Juste après l’annonce en fan-fare de la Stratégie de sécurité nationale, enseptembre 2002, a été faite une autre an-nonce encore plus importante, peut-être,mais que la presse n’a pas reprise. L’AirForce Space Command, qui est chargé desarmes avancées – nucléaires et autres –del’ère spatiale, a publié ses projections surplusieurs années, et il y disait que les États-Unis allaient passer du « contrôle » de l’es-pace à sa « propriété »[98]. La propriété del’espace, cela signifie qu’aucun défi potentiel

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à la mainmise américaine sur l’espace nesera toléré. Si quelqu’un nous défie, nous ledétruirons.

Que veut dire « propriété de l’espace » ?C’est expliqué en détail dans des documentsde haut niveau, certains connus par desfuites, d’autres publics. Cela veut dire desplates-formes dans l’espace portant desarmes extrêmement destructrices, dont desarmes nucléaires et laser, qui pourront êtrelancées instantanément, sans avertissement,partout dans le monde. Cela veut dire desdrones hypersoniques qui maintiendront lemonde entier sous photo-surveillance, avecdes appareils à haute résolution capables devous dire si une voiture circule dans une rued’Ankara ou tout ce qui pourra vous intéress-er – autrement dit, le monde entier sera soussurveillance[99]. Nous n’aurons probable-ment même pas besoin de bases avancées, endéfinitive : les États-Unis auront les moyensde lancer des attaques à partir d’un poste de

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commandement situé dans les montagnes duColorado ou du Montana.

Comment croyez-vous que le monde varéagir ? La Russie et la Chine ont déjà réagien augmentant leurs dépenses militaires enarmes offensives. La Russie a fait passer sonsystème de missiles au lancement suralerte – la riposte automatisée. Le pro-gramme d’armement nucléaire russe a tou-jours été extrêmement dangereux, mais au-jourd’hui, avec la détérioration des systèmesde commandement et de contrôle, il est en-core plus dangereux[100]. Si vous voulezmesurer à quel point, sachez qu’en 1995 nousne sommes passés qu’à quelques minutesd’une guerre nucléaire. Les systèmes inform-atisés russes ont interprété le lancementd’une fusée scientifique en Norvège commeune première frappe et sont entrés en action.Heureusement, Boris Eltsine a annulé l’at-taque[101]. Et aujourd’hui, les systèmesrusses sont bien pires. Les Chinois aussi ont

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réagi. Je ne serais pas du tout surpris si lamise en orbite d’un astronaute par lesChinois était une réponse aux desseinsaméricains sur l’espace, pour leur envoyer lemessage : « Nous n’allons pas vous laisserposséder l’espace. » Et ce pourrait être trèsdangereux.

Pendant ce temps, les États-Unis ont ad-opté une posture stratégique bien plusagressive. On dépense davantage aujourd’huipour la « défense missiles », comme on l’ap-pelle. Mais tout le monde interprète le bouc-lier antimissile comme une arme offensive,conçue pour protéger des représailles à unepremière frappe américaine. Et tout lemonde sait comment vont réagir les autrespays : en augmentant leurs moyens milit-aires offensifs. L’autre réponse possible est leterrorisme. Telles sont les armes dont dis-posent les cibles potentielles d’une attaqueaméricaine. Donc, nous poussons à une ag-gravation du terrorisme, à une aggravation

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de la prolifération, à une aggravation desmenaces contre le peuple des États-Unis.C’est la conséquence de ces programmes, etce n’est pas un grand secret. Pourquoi lefaire ? Parce que c’est payant à court terme.Si c’est désastreux à long terme, ce sera leproblème de quelqu’un d’autre.

La même logique est à l’œuvre dansd’autres domaines. L’inquiétude pour leréchauffement de la planète est à présent siforte que même le Pentagone publie desétudes sur la gravité de cette menace dans lesvingt ou trente prochaines années[102].Selon l’une des prédictions sérieuses, il pour-rait y avoir un arrêt soudain du GulfStream[103], qui transformerait l’Europe duNord en Labrador ou en Groenland et peut-être une grande partie des États-Unis endésert[104]. La hausse du niveau de la merpourrait faire disparaitre le Bangladesh ettuer on ne sait combien de gens. Les terresles plus fertiles du Pakistan pourraient

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devenir un Sahara[105]. Tout cela aurait deseffets indescriptibles. Faisons-nous quelquechose à ce sujet ? Non. Nous nous en fichons.Je veux dire que les décideurs s’en fichent.Cela ne fait pas partie de leur cadre de réflex-ion. Quand on est directeur d’entreprise, onne se soucie pas de ce qui va se passer dansdix ans. On doit tout faire pour avoir sesgrosses primes et ses stock-options l’anprochain, pas dans dix ans. L’avenir, ce serala tâche de quelqu’un d’autre. Cette idéologiefanatique est inhérente à la structure institu-tionnelle. On ne peut même pas la reprocheraux individus, pas plus qu’on ne peut blâmerMcNamara d’avoir effectué une analyse derentabilité pour maximiser le nombre decivils japonais à assassiner. C’est comme cequ’a dit Hannah Arendt sur Adolf Eich-mann[106]. Chacun fait son travail. Le resten’est pas de son ressort.

Mais ces gens à la vue courte ontdes enfants, des petits-enfants. Ne

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compromettent-ils pas totalementleur avenir ?

Regardez notre histoire récente. Vers1950, les États-Unis étaient en parfaite sé-curité. Il n’y avait aucune menace en vue –sauf une menace potentielle : les missilesbalistiques intercontinentaux porteursd’ogives thermonucléaires. Ils n’existaientpas encore, mais on commençait à les mettreau point. Et ils allaient constituer une men-ace contre le territoire des États-Unis – ilspourraient l’anéantir, en fait. Si vous voussouciez de vos enfants et de vos petits-en-fants, ne faites-vous pas quelque chose pourempêcher ce danger de se concrétiser ?Aurait-on pu faire quelque chose ? On n’apas essayé, donc nous n’en savons rien. Maisil est certain qu’au strict minimum on auraitpu explorer l’idée d’interdire par traité ledéveloppement de ces armes. En fait, lesRusses auraient peut-être signé un tel traité.Ils étaient si loin derrière

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technologiquement, si légitimement effrayéset menacés qu’ils auraient très bien pu ac-cepter de ne pas développer ces armements.Et ils comprenaient aussi (nous le savonsdepuis que les archives russes sont access-ibles) que les États-Unis, par leurs énormesdépenses militaires, essayaient de les détru-ire économiquement en les obligeant à entrerdans une course aux armements à laquelle ilsne pourraient pas survivre – n’oublions pasque leur économie était bien plus réduite quela nôtre. Il est donc possible, voire probable,qu’ils auraient accepté ce traité. Que dit larecherche historique sur ce point ? Dansl’histoire qui fait généralement autorité,McGeorge Bundy, conseiller à la Sécurité na-tionale qui a eu accès aux archives déclassi-fiées, note, juste en passant, qu’il n’a pasréussi à trouver la moindre mention neserait-ce que de la possibilité d’envisagercette option[107]. Ce n’est pas qu’elle ait étésuggérée et rejetée. Il dit qu’elle n’a pas été

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évoquée. Fallait-il être un génie pour com-prendre, au début des années 1950, que laseule menace potentielle contre les États-Unis était celle-là, et qu’elle pouvait anni-hiler nos petits-enfants ? Non, il suffisaitd’avoir l’intelligence et la connaissance dumonde d’un lycéen ordinaire. Ce n’étaientpas des imbéciles, Dean Acheson, Paul Nitze,George Kennan et les autres. Mais cela neleur est pas venu à l’idée, parce qu’ils avaientdes objectifs plus importants, par exemplemaximiser la puissance et la supériorité àcourt terme des États-Unis.

Que dites-vous au lecteur quipense : « Ce sont des problèmes gi-gantesques. Que puis-je faire,individuellement ? »

Nous pouvons faire énormément. On neva pas nous jeter en prison et nous torturer.On ne va pas nous assassiner. Nous avonsd’immenses privilèges et une liberté fant-astique. Donc des possibilités illimitées.

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Après chaque conférence que je donne auxÉtats-Unis, des gens viennent me dire : « Jeveux que ça change. Que puis-je faire ? » Jen’ai jamais entendu cette question chez lespaysans du sud de la Colombie, chez lesKurdes en butte à une terrible répressiondans le sud-est de la Turquie, chez tous ceuxqui souffrent. Ils ne demandent pas ce qu’ilspeuvent faire, ils disent ce qu’ils sont en trainde faire. En un sens, par leur ampleur même,notre liberté, notre situation privilégiée sontporteuses d’un sentiment d’impuissance :c’est un phénomène étrange mais frappant.Le fait est que nous pouvons faire à peu prèsn’importe quoi. Trouver des organisationsqui travaillent d’arrachepied sur lesproblèmes qui nous préoccupent et y adhérerne présente aucune difficulté. Mais ce n’estpas la réponse que veulent entendre les gens.

C’est que la vraie question qu’ils posent,je crois, est différente : « Pour en finir avecces problèmes, que puis-je faire qui soit

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rapide et facile ? » Je suis allé à une mani-festation et rien n’a changé. Quinze millionsde personnes sont descendues dans la rue le15 février 2003 et Bush a tout de même faitla guerre ; c’est désespérant. Mais ce n’estpas ainsi que ça marche. Si l’on veut que çachange dans le monde, il faut être là, jouraprès jour, à faire ce travail assommant, dir-ect : intéresser une ou deux personnes à unproblème, agrandir un peu une organisation,mettre en œuvre la prochaine initiative, con-naitre la frustration et finalement aboutir àquelque chose. C’est ainsi que le mondechange. C’est ainsi que l’on se débarrasse del’esclavage, c’est ainsi que l’on obtient lesdroits des femmes, c’est ainsi que l’on ob-tient le droit de vote, c’est ainsi que l’on ob-tient la protection sociale des travailleurs.Tous les acquis tangibles sont venus de cetype d’effort, pas de gens qui sont allés à unemanifestation puis se sont découragés parcequ’il ne s’est rien passé après, ou qui sont

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allés voter tous les quatre ans et sont rentréschez eux. C’est bien de mettre au pouvoir unmeilleur candidat – ou peut-être un moinsmauvais –, mais c’est le début, pas la fin. Sil’on s’en tient là, on aurait aussi bien pu nepas voter. Si l’on ne contribue pas à une cul-ture démocratique vivante, permanente, cap-able de faire pression sur les candidats, ils neferont pas ce pour quoi on les a élus. Mettreun bout de papier et rentrer chez soi ne va ri-en changer.

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5.Histoire et mémoire

Cambridge, Massachusetts (11 juin 2004)

Pouvez-vous me parler du tableauaccroché dans votre bureau ? Il estplutôt sinistre.

Il représente l’ange de la mort debout surl’archevêque du Salvador, Oscar Romero, quia été assassiné en 1980[108]. Romero a ététué quelques jours seulement après avoirécrit une lettre au président Jimmy Carterpour le supplier de ne pas envoyer à la juntemilitaire du Salvador une aide qui servirait àécraser un peuple luttant pour ses droits hu-mains élémentaires[109]. L’aide a été

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envoyée, et Romero assassiné. Puis RonaldReagan est arrivé au pouvoir. Ce qu’on peutdire de plus aimable sur Reagan, c’est qu’ilne savait peut-être pas quelles étaient lespolitiques de son administration, mais je vaisfaire comme s’il le savait. Les années Reaganont été une période de dévastation et dedésastre au Salvador. 70 000 personnesmassacrées, peut-être[110]. La décennies’est ouverte sur l’assassinat de l’archevêque,elle s’est fermée, assez symboliquement, surle terrible meurtre de six grands intellectuelslatino-américains, des prêtres jésuites : ilsont été victimes d’un bataillon d’élite en-trainé, armé et dirigé par les États-Unis, quilaissait derrière lui une longue trainéesanglante de meurtres et de massacres[111].Sur le tableau, on voit ces prêtres, ainsi queleur cuisinière et sa fille, qui ont été assas-sinées aussi. Parmi mes visiteurs, tous ceuxqui viennent du sud du Rio Grande

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reconnaissent l’image, mais presque aucunde ceux qui vivent au nord.

Quand des ennemis commettent descrimes, ce sont des crimes. Nous pouvonsd’ailleurs les exagérer et mentir à leur sujetavec une impunité totale. Quand nous com-mettons des crimes, ils n’ont pas eu lieu. Etnous en avons une illustration très frap-pante : le culte de Reagan, cette adorationcréée par une campagne de propagandemassive. L’administration Reagan a été unrégime de meurtres, de brutalité et de viol-ence, qui a ravagé plusieurs pays et fait prob-ablement 200 000 morts en Amérique lat-ine, en laissant des centaines de milliersd’orphelins et de veuves. Mais ici, on ne peutpas le dire. Tout cela n’a pas eu lieu.

L’homme chargé de l’une des com-posantes de ce terrorisme, la guerre des con-tras au Nicaragua, était John Negroponte,qu’on appelait le « proconsul » du Honduras.Negroponte était l’ambassadeur des États-

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Unis au Honduras, pays qui servait de base àl’armée terroriste d’agression contre le Ni-caragua. En tant que proconsul, il avait deuxtâches. Premièrement, mentir au Congrèssur les atrocités commises par les services desécurité du Honduras, afin que l’aide milit-aire continue à affluer dans ce pays. Deux-ièmement, superviser les camps où l’arméemercenaire était armée, organisée et en-trainée à commettre des atrocités – pourlesquelles elle a été condamnée par la Courinternationale de justice. Aujourd’hui Negro-ponte est le proconsul d’Irak. Le Wall StreetJournal a eu le mérite de souligner dans unarticle qu’il allait en Irak en « proconsul mo-derne » et avait appris son métier au Hon-duras au début des années 1980[112]. AuHonduras, ajouterai-je, il était chargé degérer la plus grande station de la CIA dumonde. Il gère maintenant la plus grandeambassade du monde. Mais tout cela n’a paseu lieu et ne compte pas, parce que c’est nous

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qui l’avons fait. Et c’est une raison suffisantepour l’effacer de l’histoire.

Le New York Times d’aujourd’huiest entièrement sous le signe de lasolennité et du cérémonial des funé-railles nationales dont on honore leprésident Reagan, cet homme qui aqualifié les contras du Nicaraguad’ » équivalent moral des Pères fond-ateurs »[113]. Dans l’article à la une,« L’héritage de Reagan entamel’épreuve du temps », R. W. Apple, Jr.parle de ses « dons politiques ex-traordinaires », dont « ses talents decommunicateur, sa compréhensionintuitive de l’Américain moyen, sacordialité permanente »[114].

Dans l’article de R. W. Apple, qui est ty-pique, toute l’histoire des atrocités reagani-ennes est entièrement effacée. Prenonsl’Afrique, par exemple. Pendant les annéesReagan, l’administration suivait envers

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l’Afrique du Sud une politique d’ » engage-ment constructif ». Il y avait une forte oppos-ition à l’apartheid à l’époque, et le Congrèsavait adopté une loi interdisant l’aide àl’Afrique du Sud. Les reaganiens devaienttrouver moyen de contourner cette loi duCongrès, car ils voulaient, en fait, accroitreleur commerce avec l’Afrique du Sud. Alors,ils ont dit que celle-ci se défendait contre l’undes « groupes terroristes les plus notoires »de la planète – l’ANC de Nelson Man-dela[115]. Ce fut une période de massacres,de dévastation, de destruction. Tout esteffacé.

L’un des évènements qui se sontproduits sous l’administrationReagan a été l’invasion de Grenade.Ce jour-là, 25 octobre 1983, vous étiezà Boulder, Colorado, et vous avezcommencé votre causerie par laphrase : « La dernière en date des in-terventions américaines, ce matin, est

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l’ile de Grenade. » La constructiond’un aéroport à Grenade, avait ditReagan, « ne peut être perçue quecomme une projection de puissancesoviétique et cubaine dans la ré-gion »[116].

Ce que l’on peut dire de plus aimable surReagan, je le répète, c’est qu’il ne savaitprobablement pas ce qu’il disait. Ses textesvenaient de ses rédacteurs de discours – etses plaisanteries aussi, soit dit en passant.Mais supposons qu’il le savait : il soutenaitque Grenade était une tête de pont soviéto-cubaine parce que quelques maçons cubains,dans le cadre d’un projet d’aménagementélaboré par les Britanniques et avec leur aval,construisaient un aéroport. Les Russes, s’ilsréussissaient à trouver Grenade sur unecarte, allaient surement l’utiliser commebase aérienne pour attaquer les États-Unis.

Reagan était un pleutre incroyable !Quelqu’un qui peut croire qu’une base

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aérienne à Grenade pourrait être utiliséepour attaquer les États-Unis n’atteint mêmepas le niveau du plus ridicule des crétins. Etil en a fait autant pour le Nicaragua. Il adéclaré un état d’urgence national parce quele gouvernement du Nicaragua représentait« une menace inhabituelle et extraordinairepour la sécurité nationale et la politiqueétrangère des États-Unis »[117]. Après quoiil a expliqué que le Nicaragua était « unsanctuaire privilégié pour les terroristes etles éléments subversifs à deux jours de voit-ure seulement de Harlingen, Texas »[118].Quand on entend ça, on ne sait trop s’il fautrire ou pleurer. Mais il faut pleurer, car toutcela s’inscrivait dans un processus qui adétruit le Nicaragua et fait beaucoup de malaux États-Unis.

Reagan a dit qu’il intervenait àGrenade pour sauver la vie aux étudi-ants de l’école de médecine de l’uni-versité de Saint George.

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C’était la version officielle : les États-Unisprotégeaient les étudiants américains del’école de médecine[119]. Cuba a immédiate-ment proposé de négocier l’ensemble de laquestion, mais son offre a été tue par les mé-dias. On a laissé filtrer l’information après,discrètement, quand c’était trop tard. Et, bi-en sûr, la vraie raison de l’invasion n’avait ri-en d’obscur. Deux ou trois jours avant, un at-tentat au Liban avait tué 240 Marines. Il fal-lait dissimuler la chose par un geste grandi-ose : celui qui nous protégeait de la destruc-tion par Grenade. Après l’invasion, Reagans’est levé et a dit : « Nos jours de faiblessesont finis. Nos forces militaires sont à nou-veau debout, et elles en imposent. »[120]

Par parenthèse, l’idée selon laquelleReagan touchait une corde sensible dans lepeuple américain est fausse. Il n’a pas été unprésident populaire. Même la presse doitparfois l’avouer, à présent. Regardez lessondages Gallup. Les taux de popularité de

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Reagan pendant ses mandats ont été en grosmoyens, et inférieurs à ceux de tous ses suc-cesseurs, sauf Bush II. En 1992, Reagan étaitdevenu l’ancien président vivant le plus im-populaire après Richard Nixon[121]. Puis ily a eu, pendant une dizaine d’années, uneimmense campagne de propagande pour lemuer en demi-dieu, et elle a eu quelque suc-cès. Si l’on suit les progrès de cette campagnetout en vérifiant les résultats des sondages,on constate que le respect pour le dirigeantimpérialiste s’est accru avec l’essor de lacampagne. Il est vrai que les gens sont sens-ibles à la propagande impériale.

Ces funérailles nationales, aujourd’hui àWashington, sont bien curieuses. Comme l’asouligné le New York Times, elles suivent lescript d’un programme funéraire de troiscents pages qui précise dans tous les détailsce qui doit se passer à chaque minute de lacérémonie impériale[122]. Il n’y a jamais ri-en eu de tel dans l’histoire américaine. Les

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funérailles de John F. Kennedy ont ététotalement différentes ; elles suivaient l’as-sassinat d’un président vivant. Pour trouverquelque chose de comparable, il faudrait re-monter au culte extravagant de GeorgeWashington qui s’était développé au début

du XIXe siècle. On a fait de Washington l’êtrehumain parfait, la créature la plus éblouis-sante qui eût jamais marché sur la face de laterre, tout à fait dans le style de ce qui se diten Corée du Nord sur Kim Il Sung. C’étaitpendant la période où l’on s’efforçait de créerun pays unifié à partir des colonies séparées.Jusqu’à la guerre de Sécession, en gros, Un-ited States était un pluriel, pas un singulier –les États qui sont unis. Forger une nation ex-igeait un très gros effort de propagande, enparticulier à l’aune des critères du

XIXe siècle. Mais, entre cette époque et au-jourd’hui, il n’y a rien eu de comparable auculte de Reagan.

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Votre bureau, dans ce bâtimentneuf du MIT, se trouve en face d’unautre bâtiment neuf qu’on appelle leCenter for Learning and Memory. Onne peut que conjecturer ce qui s’ypasse. Mais j’aimerais que vous par-liez de la mémoire et de la connais-sance de l’histoire comme outils derésistance à la propagande.

On avait parfaitement compris,longtemps avant George Orwell, qu’il fallaitréprimer la mémoire. Et pas seulement lamémoire, mais aussi la conscience de ce quise passe sous nos yeux, car, si la populationcomprend ce qu’on est en train de faire enson nom, il est probable qu’elle ne le per-mettra pas. C’est la raison principale de lapropagande. Sinon, elle ne s’expliquerait pas.Pourquoi ne pas dire la vérité, tout simple-ment ? Il est plus facile de dire la vérité quede mentir. On ne se fait pas prendre. Cela nedemande aucun effort. Mais les systèmes de

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pouvoir ne disent jamais la vérité, s’ilspeuvent l’éviter, pour la bonne raison qu’ilsne font pas confiance à l’opinion publique.

Le 27 mai, le New York Times a publié unarticle sur les conversations entre Henry Kis-singer et Richard Nixon, qui comprennentl’une des phrases les plus incroyables quej’aie jamais lues. Kissinger s’est battu avecbeaucoup d’énergie devant les tribunauxpour tenter de faire interdire la publicationdes transcriptions, mais la justice l’a autor-isée. On les parcourt, et on découvre qu’à unmoment Nixon a fait savoir à Kissinger qu’ilvoulait lancer une grande attaque contre leCambodge, déguisée en convoi aérien d’ap-provisionnement. Il a dit : « Je veux qu’ilsfrappent tout. » Et Kissinger a transmis l’or-dre au Pentagone : il fallait « effectuer unecampagne de bombardements massifs auCambodge. Tout ce qui vole contre tout cequi bouge »[123]. C’est l’appel le plus expli-cite à ce que nous appelons « génocide »,

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quand d’autres le font, que j’aie jamais vudans des archives historiques.

À l’heure où je parle, le procès deSlobodan Milosevic, l’ancien président de laYougoslavie, est en cours, et les procureurssont un peu en difficulté parce qu’ils n’arriv-ent pas à trouver d’ordre direct reliant Milo-sevic à une atrocité majeure sur le terrain enBosnie. Supposons qu’ils découvrent unedéclaration de Milosevic où il dirait : « Frap-pez tout ! Tout ce qui vole sur tout ce quibouge ! » Le procès serait fini. Milosevic éc-operait de plusieurs condamnations à la pris-on à vie. Mais ils ne peuvent trouver aucundocument de ce type.

Les transcriptions Nixon-Kissinger ont-elles suscité des réactions quelconques ?Quelqu’un les a-t-il remarquées ? J’ai fait cecommentaire dans plusieurs conférences, etj’ai constaté que mes auditeurs nesemblaient pas le comprendre. Ils lecomprenaient peut-être à l’instant où je le

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disais, mais pas cinq minutes après, carc’était trop inacceptable. Nous ne pouvonspas être des gens qui appellent ouvertement,publiquement au génocide, puis le réalisent.Ça ne se peut pas. Donc ce n’est pas arrivé.Par conséquent, on n’a même pas besoin del’effacer de l’histoire : cela n’entrera jamaisdans l’histoire.

Dans le chapitre de votre livreGuerre en Asie intitulé « Des crimesde guerre », vous citez l’introductionde Bertrand Russell au rapport duTribunal international pour lescrimes de guerre au Vietnam : « Il estdans la nature de l’impérialisme, ditRussell, que les citoyens de la puis-sance impérialiste soient toujours lesderniers à être informés – ou à sesoucier – de ce qui se passe dans lescolonies. »[124]

Je ne suis pas d’accord avec Russellquand il dit que les citoyens de la puissance

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impériale sont les derniers à s’en soucier. Àmon avis, ils s’en soucient, et c’est pour celaqu’ils sont les derniers informés. Ils sont lesderniers à savoir parce que des campagnesde propagande massives les en empêchent.La propagande peut être explicite ou muette.Quand on se tait sur ses propres crimes, c’estaussi de la propagande. Et s’il y a propa-gande, des deux types, c’est justement parceque les gens se soucient de ce qui se passe, etque, s’ils découvraient la vérité, ils ne lais-seraient pas faire. D’ailleurs, nous le voyonsde nos yeux aujourd’hui. On ne le lit pasdans les grands titres, mais prenons lesderniers évènements à Falloujah, en Irak.Les Marines ont envahi Falloujah et tué onne sait combien de gens, mais probablementdes centaines[125]. Nous ne faisons jamaisd’enquêtes sur nos propres victimes, doncnous ne connaissons pas les chiffres. LesÉtats-Unis ont dû reculer et, même si per-sonne ne le dira, ils ont de facto reconnu leur

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défaite. Les Marines ont remis la ville à uneforce qui est, au fond, l’ancienne armée deSaddam Hussein. Pourquoi cela s’est-ilproduit ? Supposons qu’il y ait eu un assautcomme celui-ci dans les années 1960. Leproblème aurait été réglé très simplement,par les B 52 et des opérations terrestresmassives pour raser totalement l’endroit.Pourquoi l’armée américaine ne l’a-t-elle pasfait cette fois-ci ? Parce que l’opinion ne letolèrerait pas.

Dans les années 1960, le pouvoir exécutifétait si fort que le gouvernement pouvaitfaire n’importe quoi sans avoir à en souffrir.Comme si notre droit de massacrer et dedétruire à volonté allait de soi. Il n’y a donceu pratiquement aucune protestation contrela guerre du Vietnam pendant des années, etdes opérations comme celle de Falloujahavaient lieu en permanence. Mais c’est fini.L’opinion publique ne le tolèrera plus. C’estl’une des grandes raisons pour lesquelles les

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États-Unis ne peuvent plus mener le genred’opérations meurtrières dont ils étaientnaguère tout à fait capables.

J’ai passé beaucoup de temps à lire lesarchives gouvernementales déclassifiées. Ona sous les yeux les documents secrets desÉtats-Unis ou, dans la mesure où je les con-nais, des autres pays. S’ils protègent dessecrets, à qui les cachent-ils ? Essentielle-ment à leur propre population. Un très faiblepourcentage de ces documents internes a unrapport quelconque avec la sécurité, si largeque soit la définition qu’on lui donne. Les di-rigeants qui les écrivent ont une tout autrepriorité : veiller à ce que l’ennemi princip-al –c’est-à-dire leur propre population –reste dans le noir sur ce que font les puis-sants. Et pourquoi ? Parce que le pouvoir –pouvoir d’entreprise comme pouvoir d’Étatou pouvoir doctrinal – a peur que les gens sesoucient vraiment de ce qui se passe, et con-clut qu’il faut, comme l’a dit Edward

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Bernays, manipuler délibérément leur visiondes choses et leurs croyances.

Juin 2004 marque le cinquantièmeanniversaire du coup d’État améri-cain qui a renversé le gouvernementdémocratiquement élu de JacoboArbenz au Guatemala[126]. Après sonsuccès, Dwight D. Eisenhower a dit àAllen Dulles et à d’autres hauts re-sponsables : « Merci à vous tous. Vousavez évité l’installation d’une tête depont soviétique sur notre contin-ent. »[127] Stephen Schlesinger etStephen Kinzer ont écrit un livre intit-ulé Bitter Fruit [Fruit amer][128] surce coup d’État. « L’un des épisodes lesplus noirs de l’histoire de laCIA »[129], a dit Schlesinger dans unarticle de la revue The Nation. Quepensez-vous de ce qui s’est passé auGuatemala ?

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Bitter Fruit est un bon livre. Mais le coupd’État n’a pas été une page noire de l’histoirede la CIA. La CIA a agi, comme toujours, eninstitution au service de la Maison-Blanche,chargée de mener à bien des actions qu’onpuisse « démentir de façon plausible ». C’està la CIA qu’incombe la responsabilité decommettre les crimes et les atrocités – et, siune opération tourne mal, on peut toujoursla mettre au compte d’éléments« incontrôlés » en son sein. Mais c’est pourrire. On aurait du mal à trouver un seul casoù la CIA a agi hors d’un mandat présiden-tiel. Et, pour le renversement d’Arbenz, c’estEisenhower qui a donné les ordres. Quant aurisque de transformation du Guatemala entête de pont soviétique, Eisenhower savaitparfaitement que son administration s’étaitdépensée avec la dernière énergie pour for-cer le Guatemala à accepter des armesd’Europe de l’Est. Le Guatemala avait ungouvernement démocratique, auquel les

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États-Unis étaient farouchement opposés.Un poète guatémaltèque a appelé ce bref in-terlude « Années de printemps dans un paysd’éternelle tyrannie »[130].

Après le renversement de la dictature deJorge Ubico Castañeda en 1944, le Guatem-ala a enfin eu un authentique gouvernementdémocratique, auquel sa politique socialeprogressiste valut un immense soutien popu-laire. Pour la première fois, le gouvernementmobilisait les paysans pour qu’ils participentau système politique. Une démocratie réellese développait, qui aurait pu influencerd’autres pays d’Amérique latine. Les États-Unis voyaient là un crime incroyable. Dulleset Eisenhower, dans des discussions secrètes,étaient profondément inquiets. Ilscraignaient que le Guatemala ne soutiennedes grèves dans le Honduras voisin, ou n’ap-porte son aide à José Figueres, la figure deproue de la démocratie en Amérique cent-rale, qui œuvrait à renverser une dictature au

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Costa Rica. Quand les États-Unis ont menacéde l’attaquer, le Guatemala a sollicité une as-sistance militaire de l’Europe, mais les États-Unis l’ont bloquée. Finalement, pour sedéfendre d’une attaque de la superpuissancecontinentale, le Guatemala a commis l’erreurtactique d’accepter l’aide militaire du seulpays qui voulait bien lui en donner : la Tché-coslovaquie. Alors, le gouvernement desÉtats-Unis a découvert triomphalement quedes armes tchèques entraient au Guatemala,ce qui a été présenté à grand bruit commeune menace contre les États-Unis. Commentceux-ci pouvaient-ils survivre si le Guatem-ala avait quelques fusils tchécoslovaques ?Cela a servi de prétexte à l’invasion.

Bien que nous ayons quantité d’informa-tions sur le Guatemala, ce que nous savonsest encore tout à fait limité. L’une des raisonsen est que les reaganiens, qui n’étaient pasdes conservateurs mais des étatistes ul-traréactionnaires, ont empêché la

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déclassification normale des archives, quiaurait éclairé davantage cette période. Engénéral, la loi américaine exige que le dé-partement d’État déclassifie les archives etles communique au public au bout de trenteans. L’administration Reagan l’a empêché,parce qu’elle ne voulait pas que l’opinionsache ce qui s’était passé au Guatemala en1954 et en Iran en 1953[131]. Les gensallaient peut-être apprendre la vérité sur ceque préparait l’État, et la trouverinadmissible.

Le journal de référence, le NewYork Times, a joué un rôle dans lecoup d’État de 1954 au Guatemala. Ledirecteur de la CIA lui a demandé dene pas confier le sujet à son corres-pondant Sydney Gruson, et l’éditeurdu journal, Arthur Hays Sulzberger, aobtempéré[132].

Le New York Times a été le chef de chœurdes acclamations qui ont accueilli le coup

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d’État au Guatemala, et il a aussi applaudicelui de l’Iran en 1953. Thomas McCann, leresponsable aux relations publiques de lacompagnie United Fruit, a d’ailleurs écrit unintéressant ouvrage à ce propos, An Americ-an Company. Il y décrit les efforts de propa-gande orchestrés par Edward Bernays pourpersuader le public et la presse de soutenir lecoup d’État. Sur quoi il observe : « Il est dif-ficile de faire une démonstration convain-cante de la manipulation de la presse quandles victimes se révèlent si avides d’en fairel’expérience. »[133]

Le livre de l’auteur et militantpakistanais Eqbal Ahmad, Terror-ism : Theirs and Ours [Leur terror-isme et le nôtre], porte en couvertureune photo de Ronald Reagan assis àla Maison-Blanche avec un groupe demoudjahidin afghans. Cette photo n’aété largement diffusée dans aucungrand média. L’administration

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Reagan a joué un rôle crucial dans lesoutien aux moudjahidin, dont cer-tains se sont ensuite transformés entalibans et en membres d’Al-Qaïda[134].

Elle a fait plus que les soutenir. Elle les aorganisés. Elle a rassemblé des islamistesradicaux du monde entier – les éléments lesplus virulents et furieux qu’elle a putrouver – et elle a essayé d’en faire une forcemilitaire en Afghanistan. Les moudjahidinétaient armés, entrainés et dirigés par lesservices secrets pakistanais surtout, maissous la supervision et le contrôle de la CIA, etavec le soutien de la Grande-Bretagne etd’autres puissances. Peut-être aurait-on pujuger l’entreprise légitime si son but avaitvraiment été la défense de l’Afghanistan,mais ce n’était pas le cas. En fait elle a prob-ablement prolongé la guerre. Les archivessoviétiques suggèrent que Moscou était prêtà quitter l’Afghanistan au début des

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années 1980. Mais ce n’était pas le but. L’ob-jectif n’était pas d’aider les Afghans, c’étaitde nuire aux Russes. Les moudjahidin effec-tuaient des attentats terroristes sur le ter-ritoire même de la Russie. Et ces mêmesforces se sont plus tard transformées pourdevenir Al-Qaïda. Précisons qu’elles ontcessé leurs actions terroristes contre lesRusses quand ceux-ci ont quitté l’Afgh-anistan, car le but visé par les moudjahidinétait bien leur objectif proclamé : protégerdes « Infidèles » les terres musulmanes.

Al-Qaïda n’était pratiquement pas men-tionnée dans les rapports des services secretsaméricains jusqu’en 1998. Ce sont les bom-bardements ordonnés par Clinton cetteannée-là sur le Soudan et l’Afghanistan quil’ont vraiment créée comme entité connuedans le monde du renseignement et aussidans le monde musulman. Ces bombarde-ments ont fait d’Oussama Ben Laden unsymbole majeur, provoqué un très vif

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accroissement du recrutement et du finance-ment des réseaux de style Al-Qaïda, etresserré les liens entre Ben Laden et lestalibans, qui jusque-là lui étaient plutôt hos-tiles. Le bombardement du Soudan, en par-ticulier, a indigné la population dans tout lemonde arabe. Encore un moment de l’his-toire qui n’a jamais existé parce que c’estnous qui l’avons fait ! Les États-Unissavaient parfaitement qu’ils prenaient pourcible un très grand fabricant de produitspharmaceutiques et vétérinaires dans unpays africain pauvre. Sa destruction allait bi-en sûr faire des ravages. Combien elle en afait, nous l’ignorons, puisque, répétons-le,nous n’enquêtons pas sur les résultats de noscrimes, ils nous sont indifférents. Mais, selonles rares estimations crédibles dont nous dis-posons – l’une vient de l’ambassadeur d’Alle-magne, qui l’a publiée dans la dangereuse re-vue d’extrême gauche Harvard Internation-al Review, une autre a paru dans le Boston

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Globe –, il parait plausible que les con-séquences du bombardement aient faitplusieurs dizaines de milliers de morts, peut-être plus, peut-être moins[135]. Ici, il n’enest pas du tout question. Si Al-Qaïda faisaitsauter la moitié des stocks de produits phar-maceutiques dans un pays qui compte – lesÉtats-Unis, l’Angleterre, Israël… –, nous nedirions pas : « Écoutez, ce n’est vraiment pasgrand-chose. » Mais quand c’est nous quil’avons fait, c’est un évènement mineur etsurtout sans conséquences. Si quelqu’un osene serait-ce que mentionner l’évènement, saremarque fera hurler et rien de plus, car onn’a même pas le droit de dire que les États-Unis peuvent commettre avec une telledésinvolture des crimes majeurs.

Oussama Ben Laden lui-même n’estdevenu antiaméricain que vers 1991, pourplusieurs raisons : le refus des États-Unis etde l’Arabie Saoudite de le laisser mener undjihad contre Saddam Hussein pendant la

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première guerre du Golfe ; mais surtout –c’était sa motivation principale – la présencedes États-Unis en Arabie Saoudite, où ils dis-posaient de bases à proximité de deux desvilles les plus saintes de l’Islam.

J’ai interviewé Eqbal Ahmad enaout 1998, une semaine ou deux aprèsque Clinton eut lancé ses attaques aumissile de croisière contre l’Afgh-anistan et le Soudan. « Oussama BenLaden, a-t-il dit, est un signe avant-coureur […]. Les États-Unis ont seméau Moyen-Orient et en Asie du Suddes graines empoisonnées. Elles sontà présent en pleine croissance. Cer-taines sont arrivées à maturité,d’autres sont en train de murir. Il fautse demander pourquoi on les asemées, ce qui a poussé et commenton doit récolter. Les missiles ne ré-soudront pas le problème. »[136]

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C’est un jugement très perspicace. Etd’ailleurs il existe aujourd’hui une très bonnelittérature théorique sur la façon dont ces se-mences se sont développées. Le meilleurlivre sur le sujet est Al-Qaïda, du journalisted’investigation britannique Jason Burke, quiconfirme ce qu’avait prédit EqbalAhmad[137]. Burke soutient qu’Al-Qaïdan’est pas une organisation, mais un réseaud’organisations aux liens très lâches,pratiquement indépendantes, qui ont uneidéologie voisine : un « réseau de réseaux ».À en croire le livre de Richard Clarke Contretous les ennemis, les services secrets améri-cains n’ont prêté aucune attention spéciale àAl-Qaïda et à Oussama Ben Laden jusqu’en1998. En fait, ils n’utilisaient même pas lemot Al-Qaïda[138]. Mais, comme l’avaitprédit Eqbal, les bombardements contre leSoudan et l’Afghanistan ont fait d’Al-Qaïdaet de Ben Laden des symboles majeurs. Cesattaques, ainsi que l’invasion de

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l’Afghanistan, ont eu pour effet une forteaugmentation du recrutement et du finance-ment des groupes du type Al-Qaïda.« Chacun de nos recours à la force », ditBurke – et il a raison –, « est une petite vic-toire pour Ben Laden » : cela l’aide à mobil-iser la base dont il espère qu’elle assimileral’Occident à des croisés bien décidés à détru-ire le monde musulman[139]. La guerred’Irak a eu exactement le même effet.

Pas plus tard que ce matin, le départe-ment d’État a reconnu, pour citer son ex-pression courtoise, « s’être trompé » – c’est-à-dire avoir menti effrontément – quand il asoutenu dans son rapport sur « les structuresdu terrorisme mondial » que celui-ci avaitreculé grâce à Bush[140]. En fait, le terror-isme avait augmenté, admet-il discrètementaujourd’hui, bien qu’on le sache depuis uncertain temps[141]. Une partie de ses pro-grès sont dus à la guerre d’Irak, ce qui étaitentièrement prévisible. D’ailleurs, services

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secrets et analystes du renseignementavaient prédit que, si les États-Unis envahis-saient l’Irak, cela stimulerait le terrorisme,pour des raisons évidentes[142].

Une étrange pantalonnade agite au-jourd’hui Washington et le monde intellec-tuel : ce qu’on appelle les « révélations » deRichard Clarke, de Paul O’Neill, l’ex-secrétaire au Trésor, et de quelques autres,selon lesquelles les néoconservateurs de l’ad-ministration Bush II accordaient plus d’im-portance à l’invasion de l’Irak qu’à la guerrecontre le terrorisme. La seule surprise, ici,c’est qu’on en soit surpris. Comment peut-onêtre surpris ? N’ont-ils pas envahi l’Irak ensachant que, selon toute vraisemblance, laguerre aggraverait la menace terroriste ?Cela prouve leurs priorités. Point final. Deplus, ce sont des priorités parfaitement rais-onnables, de leur point de vue. Ils ne sesoucient pas tant que cela du terrorisme. Cequi les intéresse, comme le souligne très

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justement Chalmers Johnson, c’est d’avoirdes bases militaires dans un État clientdépendant en plein cœur de la plus granderégion productrice de pétrole du monde.C’est cela l’important. Pas parce que lesÉtats-Unis veulent ce pétrole physique-ment – ils en auront de toute façon, dupétrole, sur le marché –, mais parce qu’ilsveulent avoir le contrôle du pétrole, ce quiest tout à fait différent. On l’a compris depuisles années 1940 : qui contrôle le pétrole dis-pose d’un moyen de pression majeur sur sesennemis. Et les ennemis des États-Unis sontl’Europe et l’Asie. Ce sont les régions dumonde qui peuvent s’orienter vers l’in-dépendance. L’un des moyens de l’empêcher,c’est de garder la main sur le robinet.

Entre deux maux, dit-on, il fautchoisir le moindre. Tous les quatreans, les électeurs américains setrouvent confrontés à un choix de cegenre. Vous avez dit que, pour la

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prochaine présidentielle, il y a « unefraction » de différence entre GeorgeBush et John Kerry. Certains ontsourcillé. Pouvez-vous en dire plussur votre position ?

Il y a des différences. Kerry et Bush ontdes bases de soutien différentes et des en-tourages différents. Sur les affaires interna-tionales, je ne m’attends à aucun change-ment d’orientation majeur si Kerry est élu.Ce serait probablement plus proche des an-nées Clinton, où l’on avait à peu près lesmêmes politiques, mais plus modulées, passi impudentes et agressives, moins violentes.Mais sur les questions intérieures, les ré-sultats concrets pourraient être très sensible-ment différents. Les gens qui entourent Bushsont de vrais fanatiques. Ils le montrent toutà fait ouvertement. Ils ne cachent pas leurjeu ; on ne peut pas leur faire ce reproche-là.Ils veulent liquider toute la gamme des ac-quis progressistes du siècle dernier. Ils se

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sont déjà plus ou moins débarrassés de l’im-pôt progressif sur le revenu. Ils s’efforcent dedétruire le système existant, fort limité, desanté publique. Ils ont la caisse de retraitespublique, la Social Security, dans le collim-ateur. Ils vont probablement s’en prendreaux écoles. Pas plus que Reagan en sontemps ils ne veulent un État réduit. Ils veu-lent un État énorme, aux ingérencesmassives, mais qui travaille pour eux. Ils dé-testent les libres marchés. Ce que feral’équipe Kerry ne sera pas prodigieusementdifférent, mais c’est une autre base qu’elledoit mobiliser, et il est bien plusvraisemblable qu’elle conserve une formelimitée de prestations pour la population.

Il y a d’autres différences. Le secteur ex-trémiste, fondamentaliste religieux, qui estgigantesque, constitue un gros pourcentagede la base populaire de Bush. Il n’y a rien decomparable dans aucun autre pays industri-el, et Bush doit continuer à donner des gages

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à ces gens-là pour conserver leur soutien.Même s’ils se font posséder par ses mesureséconomiques et sociales, il doit les amener àcroire qu’il fait quelque chose pour eux. Maisdonner des gages à cette base est trèsdangereux pour le monde, parce que celaveut dire violence et agression, et aussi pourle pays, parce que cela signifie atteintesgraves aux libertés civiles. Kerry et ses amis,bien sûr, n’ont pas vraiment cette base-là. Ilsaimeraient bien, mais ils ne pourront jamaisla séduire beaucoup. Ils doivent faire appel,d’une manière ou d’une autre, aux travail-leurs, aux femmes, aux minorités, etc.

On peut juger que ces différences ne sontpas énormes, mais elles ont des effets trèsimportants sur la vie des gens. Au fond, celuiqui dit : « Ça m’est égal si Bush est élu » esten train de dire aux pauvres et aux travail-leurs de ce pays : « Ça m’est égal si votre vieest détruite. Ça m’est égal que vous ayez ounon un peu d’argent pour aider votre mère

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handicapée. Ça m’est égal parce que, de monpoint de vue plus élevé, je ne vois pas grandedifférence entre les deux candidats. » Autantdire : « Ne faites pas attention à moi, carvous ne m’intéressez pas. » Non seulementc’est indéfendable, mais, pour qui espèreparvenir un jour à développer unmouvement populaire et une alternativepolitique, c’est une recette pour le désastre.

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6.La doctrine des bonnes

intentions

Cambridge, Massachusetts(30 novembre 2004)

Vous avez évoqué dans vos écrits la« doctrine des bonnes intentions ». Detemps à autre, la politique américaineest entachée par les légendaires« mauvais sujets » et « erreurs tra-giques », mais fondamentalementl’histoire de notre bonté continue sansinterruption.

L’analyse courante, dans les travaux sci-entifiques comme dans les médias, veut qu’il

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y ait deux tendances en conflit dans la poli-tique étrangère des États-Unis. La premièreest ce qu’on appelle l’ » idéalisme wilsoni-en », qui est fondé sur des intentions nobles.L’autre est un sobre réalisme qui nous inviteà prendre conscience des limites de nosbonnes intentions : parfois, ces nobles idéesne peuvent se concrétiser convenablementdans le monde réel. Il n’y a que ces deuxoptions-là.

Ce n’est pas seulement aux États-Unisque l’on voit cela. Prenez l’Angleterre. LeFinancial Times de Londres est probable-ment le meilleur journal du monde. Il y aquelques jours, il a publié un article très cri-tique sur la politique américaine, signé parl’un de ses principaux éditorialistes, PhilipStephens. Le problème, selon lui, c’est que lastratégie des États-Unis est exagérémentdominée par l’idéalisme wilsonien. Ilfaudrait quelques gouttes de « réalisme à latête froide » pour tempérer cet ardent

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dévouement à la démocratie et à la liber-té[143].

On ne peut plus douter, poursuit Steph-ens, que George Bush et Tony Blair sontmotivés par leur vision et par leur foi dans ladémocratie et les droits humains. Nous lesavons parce qu’ils l’ont dit, ce qui le prouve.Mais nous devons être plus réalistes qu’eux :si Bush et Blair se sont voués à ce que lapresse appelle « la vision messianique deBush qui veut greffer la démocratie sur lereste du monde », les Irakiens et les autrespeuples du Moyen-Orient, comprenons-le,ne sont peut-être pas capables de s’éleverjusqu’aux sommets que nous avons prévuspour eux[144].

Quand les prétextes de l’invasion de l’Irakse sont effondrés – aucune arme de destruc-tion massive, aucun lien entre Al-Qaïda etl’Irak, aucun rapport entre l’Irak et le11 septembre –, les rédacteurs des discoursde Bush ont dû trouver du nouveau. C’est

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alors qu’ils ont inventé sa vision messia-nique –apporter la démocratie au Moyen-Orient. Quand Bush a prononcé le discoursoù il annonçait sa nouvelle vision, le princip-al commentateur du Washington Post, DavidIgnatius, rédacteur et correspondant re-specté, a bien failli tomber à la renverse d’ad-miration sacrée. Il a défini la guerre d’Irakcomme « la plus idéaliste des temps mod-ernes – une guerre dont la seule justificationcohérente, malgré tout le battage fallacieuxsur les armes de destruction massive et lesterroristes d’Al-Qaïda, est d’avoir abattu untyran et créé la possibilité d’un avenir démo-cratique ». Cette vision d’un « avenir démo-cratique » est impulsée, selon Ignatius, parl’ » idéaliste en chef », Paul Wolfowitz, qui,de tous les membres de l’administration, aprobablement le passé le plus extrémiste dehaine passionnée de la démocratie. Mais çane compte pas. La preuve : Ignatius accom-pagnait Wolfowitz quand il est allé dans la

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ville de Hilla parler aux Irakiens d’Alexis deTocqueville[145]. Il se trouve que c’est aussià Hilla qu’a eu lieu le premier grand mas-sacre d’irakiens par les Américains pendantl’invasion, mais laissons cela aussi[146].

Ignatius, c’est un côté de l’opinion poli-tique. Et vous avez l’autre, les critiques quidisent que cette vision est noble, exaltante,mais que nous devons être plus réalistes, re-garder les choses en face : c’est hors deportée, la culture irakienne a trop d’insuffis-ances, etc. Y a-t-il quelque chose de neufdans ce débat ? Rien du tout. Il faudraitmême se donner bien du mal pour trouverun exemple contraire dans l’histoire. LesFrançais menaient une « mission civil-isatrice » ; Mussolini, avec noblesse, élevaitles Éthiopiens. Si nous avions des documentsd’archives sur les pensées de Gengis Khanpendant qu’il massacrait des dizaines de mil-lions de gens, nous verrions probablement

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que lui aussi avait une « noble vision ». Es-sayez donc de trouver une exception.

Dans Deterring Democracy [Dis-suader la démocratie], vous citez despropos tenus par Winston Churchill àJoseph Staline en 1943 à Téhéran.Churchill a dit que « le gouvernementdu monde devait être confié aux na-tions satisfaites, qui ne souhaitaientrien de plus pour elles que ce qu’ellesavaient déjà. Si le gouvernementmondial était aux mains de nationsaffamées, il y aurait toujours undanger. Mais aucun de nous n’avaitaucune raison de vouloir davantage.La paix serait conservée par despeuples qui vivaient à leur manière etn’étaient pas ambitieux. Notre puis-sance nous plaçait au-dessus desautres. Nous étions comme deshommes riches vivant en paix dansleurs demeures »[147].

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Churchill fait exception : c’est l’un desrares dirigeants qui ne passe pas la totalitéde son temps à se gargariser de sa noble vis-ion, mais à l’occasion dit la vérité. Juste av-ant la Première Guerre mondiale, il asoutenu en ces termes, avec l’éloquence quile caractérise, que la Grande-Bretagne devaitaugmenter considérablement ses dépensesmilitaires pour conserver son empire :« Nous ne sommes pas un peuple jeune aupassé innocent et au maigre héritage. Nousavons accaparé une part tout à fait dispro-portionnée de la richesse et des échanges dumonde. Territorialement, nous avons tout ceque nous voulons, et notre prétention à jouirsans encombre de nos immenses et splen-dides possessions, acquises essentiellementpar la violence, largement conservées par laforce, parait souvent moins raisonnable auxautres qu’à nous-mêmes. »[148] Voilà cequ’a dit Churchill au Parlement en 1914,dans un discours découvert longtemps après

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par l’un de ses biographes, Clive Ponting.Churchill l’avait publié une vingtaine d’an-nées plus tard, mais en coupant toutes lesphrases choquantes.

Sur la couverture de l’édition ori-ginale de votre livre Guerre en Asie,publiée chez Panthéon, on voit une re-marquable photo en noir et blanc d’unsoldat américain[149].

Un soldat qui tire derrière lui avec unecorde un prisonnier vietnamien squelettiqueet à demi nu.

Passage instantané à Lynndie Eng-land en Irak ?

La seule différence, c’est que LynndieEngland n’est pas un grand soldat costaud,mais pour le reste c’est la même chose. Enfait, on peut remonter aux tableaux sur laconquête du Massachusetts, où nous dis-cutons aujourd’hui, et c’est aussi la mêmechose. Remonter aux périodes les plus

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atroces de l’histoire, et c’est pareil. C’est uneimage universelle du pouvoir sans limites ex-ercé sur d’impuissantes victimes. Parmi lesuniversitaires bien intégrés, nul ne pouvaitêtre plus critique que John King Fairbank,adversaire de la guerre et doyen des étudesasiatiques. Il a dit que les États-Unis étaiententrés au Vietnam « par excès de vertu et debienveillance désintéressée »[150]. Si nousavions eu plus de responsables ayant étudiéle chinois à Harvard, ils nous auraient expli-qué que notre marée de bienveillance mag-nanime n’allait pas réussir au Vietnam. Voilàpour l’extrême gauche. Ou prenez AnthonyLewis, du New York Times, qualifiant laguerre du Vietnam d’« erreur tragique » quia compromis notre « effort maladroit pourbien faire »[151]. L’expression sonne commeun cliché.

Dans un article paru à la une duNew York Times, « L’ombre du Viet-nam sur les raids fluviaux en Irak »,

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John F. Burns écrit que le Vietnam« est rarement évoqué par les soldatsaméricains en Irak, dont beaucoupn’étaient pas nés quand les dernièresunités combattantes américaines ontquitté l’Indochine il y a plus de trenteans. Une guerre que l’Amérique n’apas gagnée est perçue comme unmauvais talisman par ces hommes etfemmes qui craignent – ils l’avouenten privé – que la guerre en courspuisse être perdue »[152].

D’abord, je suis l’un des rares à ne pascroire que les États-Unis aient perdu laguerre du Vietnam. Ils n’ont pas atteint leursobjectifs maximaux, mais ils ont atteint leursobjectifs majeurs – ce qui est déjà un succèsimportant. Il n’y a aucun moyen qu’un im-mense et puissant État perde une guerrecontre un ennemi sans défense. C’estimpossible.

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De la fin des années 1940 au moment oùKennedy a lancé la guerre totale, on a beauc-oup redouté que le succès d’un Vietnam in-dépendant puisse être un exemple attrayantpour ses voisins, comme la Thaïlande et l’In-donésie, qui, contrairement au Vietnam,avaient d’importantes ressources naturelles.Mais, au milieu des années 1960, le Sud-Vi-etnam, qui était la cible principale de l’inter-vention américaine, avait été pratiquementdétruit, et le risque de voir le Vietnam de-venir un jour un modèle avait fondamentale-ment disparu. Comme Bernard Fall, expertrespecté de l’histoire militaire et du Vietnam,l’a dit en 1967, l’ » extinction » de ce pays entant qu’entité culturelle et historique étaitune forte possibilité[153].

Je ne regarde pas souvent la télévision,mais, me trouvant il y a quelques mois dansun hôtel, j’ai vu une émission de CNN surnotre « obsession pour le Vietnam »[154].Les profonds penseurs présents sur le

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plateau disaient que toute la campagneprésidentielle avait été submergée par undébat sur le Vietnam. La vérité, c’est que leVietnam n’est même pas entré dans la cam-pagne. Jamais. Quelqu’un a-t-il fait référenceà ce qui s’y est vraiment passé ? Quelqu’un a-t-il demandé ce que John Kerry faisait au Vi-etnam, sept ans après que Kennedy avaitcommencé à le bombarder en menant laguerre chimique et en chassant la popula-tion, deux ans après que Bernard Fall avaitenvisagé la possible « extinction » de cepays ? Personne n’a parlé de tout ça, parceque la ligne devait être : nous avons debonnes intentions, nous avons fait une er-reur, et nous avons perdu parce que nousn’avons pas atteint nos objectifs maximaux.Tout ce qui sort de ce cadre-là est presqueinintelligible à un esprit cultivé. Donc, le Vi-etnam est notre obsession, mais seulement sinous ignorons totalement la guerre duVietnam.

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Aujourd’hui, nous en sommes arrivés aupoint où le New York Times publie à la unedes photos et récits de crimes de guerreaméricains majeurs.

Vous pensez au numéro du8 novembre 2004 du New York Times,où l’on voyait des soldats américainsoccuper un hôpital à Falloujah[155] ?

Oui. L’un des premiers actes de la con-quête de Falloujah a été de prendre l’hôpitalgénéral, ce qui était un crime de guerre ma-jeur. Et ils ont donné une raison. La raison,c’est que cet hôpital était « un centre de pro-pagande hostile aux forces alliées » parcequ’il diffusait « des chiffres grossis sur lenombre de victimes civiles »[156]. D’abord,comment savons-nous qu’ils étaient grossis ?Parce que notre « cher leader » l’a dit. Deux-ièmement, l’idée même de prendre d’assautun hôpital parce qu’il publie des chiffres surles pertes civiles est une infamie. Les conven-tions de Genève ne pouvaient pas être plus

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claires. Le texte dit explicitement, sansaucune ambigüité : « Le personnel sanitaireet religieux sera respecté et protégé. Il recev-ra toute l’aide disponible dans l’exercice deses fonctions […]. Les unités et moyens detransport sanitaires seront en tout temps re-spectés et protégés et ne seront pas l’objetd’attaques. »[157] Pendant l’assaut contrel’hôpital général de Falloujah, des patientsont été jetés à bas des lits, des médecins etdes malades contraints de se coucher parterre et menottés. Il s’agit d’une grave viola-tion des conventions de Genève. En fait, l’en-semble des dirigeants politiques des États-Unis devraient encourir aujourd’hui la peinede mort pour ces actions, aux termes de la loiaméricaine. Ils sont tous passibles de lapeine de mort en vertu du War Crimes Act,la loi sur les crimes de guerre votée par leCongrès républicain en 1996[158].

Vous vous souvenez des attaques russescontre Grozny en Tchétchénie en 1999 ?

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Grozny est une ville du même ordre degrandeur que Falloujah : 300 000 à400 000 habitants. Les Russes l’ont réduiteen cendres par les bombardements, ils l’ontdétruite. L’attaque russe contre Grozny a étéconsidérée comme un crime de guerre ma-jeur, et à juste titre. Mais quand nous faisonsla même chose à Falloujah, c’est une libéra-tion. Les journalistes incorporés parlent dessouffrances des Marines : ils ont très chaud,et on leur tire sans cesse dessus. Je ne puisimaginer que la presse russe ou d’ailleurs lapresse nazie aient pu faire pire.

The Lancet, revue médicale britan-nique respectée, a fait des recherchessur le nombre de morts en Irak depuisl’invasion américaine, et elle a publiédes chiffres assez stupéfiants, qui nesemblent pas avoir retenu l’attentionde la grande presse.

The Lancet a effectué une étude sérieusesur la « surmortalité » due à la guerre : le

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chiffre le plus probable, évalué de façon trèsprudente, est selon elle d’environ100 000 décès[159]. Son échantillon necomprenait pas Falloujah, où le nombre demorts violentes a été bien plus élevé et auraitconsidérablement accru le total. Il compren-ait en revanche les régions kurdes, où il n’y aeu pratiquement aucun combat et qui ont ré-duit la moyenne nationale. Il s’agit doncprobablement d’une évaluation basse. Cerapport a été signalé dans les médias améri-cains mais en général récusé, bien qu’il aitété réalisé par les techniques habituelles desétudes épidémiologiques. En Grande-Bretagne, il a suscité un peu plus de protest-ations, et le gouvernement a été contraint defaire quelques commentaires publics par-ticulièrement stupides. Cette étude n’aaucune valeur, a dit le porte-parole de TonyBlair, parce que « ses résultats reposent surune extrapolation » – comme dans toutes lesétudes épidémiologiques[160]. Il a ajouté

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que le ministère irakien de la Santé – c’est-à-dire le ministère du gouvernement client im-posé par les États-Unis et la Grande-Bretagne –donne un chiffre très in-férieur[161]. En Angleterre, ils ont dû aumoins en discuter. Aux États-Unis, l’étuden’a eu aucun impact.

Est-ce nouveau ? Dans le cas du Vietnam,nous ne connaissons pas le nombre réel desvictimes civiles à plusieurs millions près – ausens strictement littéral. Les estimations offi-cielles sont d’environ 2 millions, mais le vraichiffre se situe probablement autour de4 millions. À ma connaissance, il n’y a eu auxÉtats-Unis qu’un seul sondage d’opinion oùl’on a demandé aux gens d’évaluer le nombredes victimes vietnamiennes de la guerre. Laréponse moyenne a été 100 000, environ 5 %du chiffre officiel[162]. C’est comme si vousdemandiez aux Allemands combien de juifsont été tués pendant la Seconde Guerre mon-diale et qu’ils répondent 300 000. Nous

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nous dirions qu’il y a vraiment un grosproblème en Allemagne, si sa populationpensait cela.

Combien la guerre chimique a-t-elle faitde victimes après 1962, quand Kennedy,pour supprimer toute possibilité de soutienindigène à la guérilla, a commencé à détruireles cultures et la couverture végétale en util-isant la dioxine, l’un des produits les pluscancérigènes de la planète ? Les effets del’agent orange sur les soldats américains ontfait l’objet d’études approfondies. Si, audébut, le Pentagone a nié que ce produitchimique ait pu avoir un impact nocif sur lesmilitaires américains, il accepte aujourd’huiles résultats de ces travaux. Mais que dit-onsur le peuple vietnamien, qui en a été ar-rosé ? Il y a eu une vaste étude au Canada,réalisée par Hatfield Consultants, et cer-taines grandes figures de la santé publiquedans diverses universités américaines ontfait des recherches sur le sujet[163].

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L’exposition à la dioxine est étroitement cor-rélée à l’apparition de cancers et d’autreshorreurs, dont la naissance d’enfants sansbras et sans cerveau. Personne ne connaitvraiment les chiffres, mais les estimationsgrossières se situent peut-être à un demi-million ou un million de morts vietnamienspour la seule guerre chimique.

Au Vietnam, on a un test impressionnantdes effets de la dioxine, parce que l’agent or-ange n’a été utilisé que dans le Sud. Les gensont les mêmes gènes dans le Nord. Leshôpitaux de Hanoi ne sont pas pleins de bo-caux contenant des fœtus difformes ; leshôpitaux de Saigon, si. D’ailleurs, BarbaraCrossette a écrit il y a une dizaine d’annéesdans un article du New York Times : « Le Vi-etnam est un bon endroit pour étudier leproblème. […] Il offre un groupe témoin trèslarge » – les habitants du Nord, qui n’ont pasété aspergés de dioxine[164]. Nous pourri-ons apprendre quantité d’informations qui

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nous serviraient beaucoup si nous faisionsune étude sérieuse de la différence entre lestaux de cancers et de malformations à lanaissance dans le sud et dans le nord du Vi-etnam. C’est la seule question qui émerge :pouvons-nous apprendre de nos crimesquelque chose qui nous serait utile ? Aucuneautre.

Si l’on regarde ce qui se publie au-jourd’hui au Japon, on constate la sortie deplusieurs nouveaux livres, des études uni-versitaires approfondies, avec des tonnes denotes de bas de page, qui nient qu’il y ait euun massacre à Nankin[165]. Il est vrai queseules deux ou trois centaines de milliers depersonnes ont été assassinées. Mais les Ja-ponais ont été vaincus, donc cette interpréta-tion n’est pas la norme. C’est une thèse mar-ginale, que beaucoup de gens refusent et quel’on reproche aux Japonais.

Selon certaines informations, descivils qui tentaient de fuir Falloujah

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ont été renvoyés dans la ville par lesforces américaines, et les véhicules duCroissant-Rouge irakien venus ap-porter des fournitures médicales à seshabitants assiégés et blessés ontégalement été refoulés[166].

Si des civils parvenaient à fuir Falloujah,on les laissait passer – sauf les hommes. Leshommes en âge de combattre, en gros, ontété renvoyés dans la ville. C’est ce qui s’estpassé à Srebrenica en 1995. La seuledifférence, c’est que les États-Unis ont faitsortir de la ville les Irakiens avec desbombes, pas avec des camions. Les femmeset les enfants ont été autorisés à partir ; leshommes, s’ils étaient repérés, étaient arrêtéset renvoyés d’où ils venaient. Pour qu’ils sefassent tuer. C’est ce qu’on appelle uni-versellement un génocide, quand ce sont lesSerbes qui le font. Quand c’est nous, c’estune libération.

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Le New York Times a publié récem-ment un petit article de Michael Jan-ofsky intitulé « Des spécialistes desdroits de l’homme voient une possibil-ité de crime de guerre ». On y lit :« Des spécialistes des droits del’homme ont déclaré vendredi que lessoldats américains ont peut-être com-mis un crime de guerre jeudi quandils ont renvoyé dans Falloujah descivils irakiens qui fuyaient la ville.Citant plusieurs articles des conven-tions de Genève, ces experts ont ditque les lois de la guerre en vigueurimposent aux forces militaires deprotéger les civils en qualité de réfu-giés et leur interdisent de les renvoyerdans une zone de combat. » Et Janof-sky cite cette réaction d’un porte-pa-role du département de la Défense :« Nos forces n’opèrent pas là-bas defaçon désordonnée, sans

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discrimination, en prenant pourcibles des individus ou des civils. Lesrègles d’engagement font l’objet d’en-quêtes et de vérifications minutieuses,et nos forces s’y conforment étroite-ment »[167].

Il est intéressant de relever que l’un desseuls crimes de guerre dont parlent les médi-as est celui du Marine qui, perdant son sang-froid en plein combat, a tué un Irakienblessé[168]. Comment des Américainspeuvent-ils tomber aussi bas ? Oui, ce qu’il afait est un crime, absolument, mais c’est unenote de bas de page minuscule. Dans l’his-toire de la Seconde Guerre mondiale, on n’enparlerait même pas, c’est tellement mineur.Mais ici, nous grossissons l’incident pourévacuer les vrais crimes, exactement commeon l’a fait avec My Lai. My Lai était unepetite note en bas de page dans la guerre duVietnam. Elle faisait partie d’une opérationmilitaire majeure, l’opération

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Wheeler[169] – dirigée par des gars exacte-ment comme nous, en cravate et complets-vestons dans des bureaux climatisés, qui ori-entaient les raids des B 52 sur des villagescibles. Et Wheeler n’était qu’une opérationparmi bien d’autres, qui ont tué on ne saitcombien de gens. Mais sur le terrain, dansun lieu précis, quelques pauvres GI’s in-cultes, fous de peur, ont craqué et tué deuxcents personnes. Voilà le crime ! Le critère,c’est qu’ils ne sont pas comme nous. Onprend des gens pauvres, incultes, qui setrouvent en plein conflit et ont toutes lesraisons de paniquer. S’ils commettent uncrime, c’est une abomination. Mais si desgens comme nous, gentils, cultivés, conforta-blement assis dans un environnement par-faitement sûr, commettent des crimes co-lossaux – en particulier les ordonnent –, çane compte pas. Nuremberg, c’était dansl’autre sens. On n’a pas poursuivi les soldats

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présents sur le terrain, mais les civils quidonnaient les ordres.

Le Toledo Blade a publié une étuderemarquable, qui a remporté le prixPulitzer, sur la Tiger Force, un pelo-

ton créé dans le cadre de la 101e divi-sion aéroportée. En 1967, il a été en-voyé sur les hauts plateaux du Centre,où il a commis atrocité sur atrocité.C’est un texte effroyable à lire[170].

Mais qui manque l’essentiel. Oui, cessoldats ont commis des atrocités. Cela dit,c’est en 1967 que Bernard Fall a publié sesconclusions : « Le Vietnam en tant qu’entitéculturelle et historique […] est menacé d’ex-tinction […] [car] la campagne meurt lit-téralement sous les coups de la plus grandemachine militaire jamais déchainée sur unerégion de cette taille. »[171] Comparons lescrimes. Oui, ce qu’a fait la Tiger Force est at-roce, mais que dire des gars de Harvard et duMIT qui ont planifié ces attaques et les

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autres actions qui ont menacé le pays d’ex-tinction ? Il n’y a aucune comparaison.

J’ai d’ailleurs écrit un chapitre là-dessusdans Guerre en Asie, « Après Pinkville » –c’est le nom qui fut d’abord utilisé pourMy Lai[172]. Cet essai m’avait été demandéà l’origine par la New York Review ofBooks – j’écrivais encore pour eux àl’époque – et j’ai accepté à une condition :My Lai serait à peine mentionné[173]. Cetexte porte sur les autres crimes, bien pires,qui avaient lieu au Vietnam, dirigés directe-ment de Washington. Les vrais criminels deguerre sont les décideurs de Washington, pasles soldats sur le terrain. La chaine de com-mandement commence par les civils assis àWashington. Ce sont ces gens-là qui ont étéaccusés à Nuremberg et à Tokyo. Et, si nousvoulons avoir ne serait-ce qu’un minimumd’honnêteté, c’est eux qu’il faut accuser ici,plus tous ceux qui ont écrit sur notre bonne

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volonté et nos intentions bienveillantes, pourtenter de couvrir ces crimes.

J’ai écouté récemment un enregis-trement de votre intervention àl’émission Firing Line[174] de WilliamF. Buckley en avril 1969. Parlant duVietnam, vous avez dit ceci : « L’undes aspects terrifiants de notre so-ciété, et d’autres sociétés, est le calmeet le détachement avec lesquels des es-prits sensés, raisonnables, rationnels,peuvent observer des évènementscomme ceux du Vietnam. Cela meparait plus terrifiant que l’occasion-nel Hitler, LeMay[175] ou autre quisurgit. Ces gens-là ne pourraient pasopérer sans cette apathie, cette im-passibilité sereine. »[176]

Que vous trouvez essentiellement chez lesgens cultivés. La masse de la population esttout à fait différente.

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Pourquoi accablez-vous tant laclasse instruite ?

Parce que la responsabilité est corrélée auprivilège. Plus vous jouissez de privilèges,plus vous êtes responsable. Prenez l’Alle-magne, encore une fois, les nazis, peut-êtrela pire période de l’histoire. Le pauvre typequi a été envoyé sur le front de l’Est et acommis des atrocités, il n’avait pas le choix.S’il avait protesté, il aurait été abattu par ungradé. Martin Heidegger avait le choix. Iln’était pas obligé d’écrire des livres et desarticles mettant en avant des argumentscomplexes et raffinés pour soutenir les nazis.

Ceux qui se trouvent dans des endroitscomme le MIT ont le choix. Ils sont privilé-giés, ils sont cultivés, ils sont formés. Celaimpose des responsabilités. Celui qui trav-aille cinquante heures par semaine pourmettre sur la table de quoi manger, rentrechez lui épuisé et regarde la télé a beaucoupmoins le choix. Techniquement, il peut faire

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certains choix, mais beaucoup plus difficile-ment, donc il est moins responsable. C’estélémentaire. Ceux qui ont des privilèges, dela culture et une bonne formation sont aussiceux qui prennent les décisions, tant augouvernement que dans les entreprises oudans les institutions d’enseignement. Donc,oui, ce sont eux les responsables, infinimentplus que ceux qui n’ont pas le choix.

Vous n’êtes pas favorable à unearmée de métier. Pourquoi ?

J’ai participé très activement à l’organisa-tion de la résistance à la guerre du Vietnamdans les années 1960. Si j’ai échappé à unelongue peine de prison, c’est seulement parcequ’au moment de l’offensive du Têt legouvernement a annulé les procès où j’étaisen cause. Mais je n’ai jamais été contre laconscription, et je ne le suis toujours pas. S’ildoit y avoir une armée, je pense que ce doitêtre une armée citoyenne, pas une arméemercenaire. Il y a plusieurs types d’armée

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mercenaire. Le premier est celui de la Légionétrangère française ou des Gurkhas : la puis-sance impériale constitue simplement uneforce de mercenaires. Un autre modèle estl’armée d’engagés volontaires, qui est en faitune armée mercenaire des défavorisés. Lesgens comme nous, sauf quelques éner-gumènes, ne s’engagent pas. Les genscomme Lynndie England s’engagent, parcequ’ils viennent d’un milieu où c’est la seuleoccasion qui s’offre à eux. On a donc, en finde compte, une armée mercenaire des défa-vorisés, et c’est beaucoup plus dangereuxqu’une armée citoyenne.

Mais c’était l’armée citoyenne, auVietnam.

Voyons ce qui s’est passé au Vietnam. Lehaut commandement américain a commisune erreur énorme. Il s’est servi d’une arméecitoyenne pour faire une guerre coloniale,odieuse et brutale. Cela peut marcher un mo-ment, mais pas très longtemps. Après quoi

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les soldats ont commencé à désobéir aux or-dres, à lancer des grenades sur leurs offici-ers, à se droguer. L’armée s’écroulait. C’estl’une des raisons pour lesquelles les officierssupérieurs voulaient le retrait. À l’époque, lesplus éminents experts militaires duPentagone disaient : il faut sortir l’armée delà ou bien nous n’aurons plus d’armée. Elles’effondre de l’intérieur[177].

Une armée citoyenne a des liens avec laculture citoyenne. À la fin des années 1960,par exemple, pendant la guerre du Vietnam,une culture à bien des égards rebelle et à bi-en des égards civilisatrice a gagné l’armée, etelle a aidé à miner l’armée, ce qui est unetrès bonne chose. C’est pourquoi aucunepuissance impériale n’a jamais utilisél’armée citoyenne pour mener une guerreimpérialiste. Prenez les Britanniques enInde, les Français en Afrique occidentale, lesSud-Africains en Angola : ils ont essentielle-ment compté sur des mercenaires, et c’est

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logique. Les mercenaires sont des tueursprofessionnels, tandis que ceux qui sont tropproches de la société civile ne vont pas êtrevraiment bons pour tuer des gens.

Pour en revenir à la classe instru-ite, comment ses opinions sur laguerre se sont-elles distinguées decelles de l’ensemble de la population ?

Vers 1969, environ 70 % de la populationdes États-Unis jugeait que la guerre était« fondamentalement mauvaise et immor-ale », et non « une erreur »[178]. À peu prèsau même moment, sur la frange extrême laplus critique de l’élite, des gens commeAnthony Lewis commençaient à murmurertimidement que la guerre était une erreur.

Cet écart entre les positions du peuple etcelles de l’élite se perpétue jusque dans lessondages les plus récents sur toute une sériede questions. Les instituts d’enquête les plusprestigieux du pays, le Chicago Council on

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Foreign Relations et le Program on Interna-tional Policy Attitudes de l’université duMaryland, ont effectué de grands sondagesjuste avant l’élection de novembre 2004, etles résultats ont été si ahurissants que lapresse n’a même pas pu les annoncer. Cessondages montraient qu’une large majoritéde la population est favorable à la signaturedu protocole de Kyoto, à l’acceptation duTribunal pénal international et au rôle diri-geant de l’ONU dans les crises interna-tionales. Une majorité préconise même desupprimer le droit de véto au Conseil de sé-curité quand il s’agit d’une guerre préventive,aujourd’hui comprise comme un droitd’agression[179]. Autrement dit, la popula-tion est très hostile au consensus bipartisansur la guerre préventive. Les deux partis sontpour. L’opinion cultivée y est presque en-tièrement favorable, avec quelques réserves :il faut s’assurer qu’elle ne coute pas tropcher, etc. Mais une large majorité de la

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population est contre, elle estime qu’on n’estautorisé à user de la force que dans le cadrede la Charte des Nations unies. La plupartdes gens n’ont probablement jamais entenduparler de la Charte des Nations unies, maisles réponses qu’ils donnent aux questions dusondage sont tout à fait conformes aux inter-prétations habituelles de la Charte au sensstrict : on ne peut utiliser la force que lor-squ’on est attaqué ou qu’il existe une menaced’attaque imminente, par exemple des avi-ons traversant l’Atlantique dans l’intentionde bombarder les États-Unis.

Quand on en arrive à la guerre en Irak, lesrésultats des sondages sont tout à fait in-téressants. Environ 75 % disent que lesÉtats-Unis n’auraient pas dû attaquer l’Iraksi ce pays n’avait pas d’armes de destructionmassive ni de liens avec Al-Qaïda. Néan-moins, à peu près 50 % estiment qu’il fallaitattaquer l’Irak. Et cela après que le rapportde l’Iraq Survey Group a montré que ce pays

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n’avait aucune arme de destruction massiveni programme pour en développer, et qu’iln’avait aucun lien avec Al-Qaïda[180]. Com-ment expliquer cette contradiction ? La rais-on fondamentale, c’est que les gens continu-ent à croire la propagande même après qu’ona prouvé qu’elle était fausse. Il y a eu assezde tirs de barrage médiatico-politiques pourqu’environ la moitié de la population croietoujours que l’Irak avait des armes de de-struction massive ou était en train de lesmettre au point. Un gros pourcentage penseencore que l’Irak était lié à Al-Qaïda et au11 septembre[181]. Donc, oui, ils sou-tiennent cette guerre, même si, en règlegénérale, ils sont opposés au recours à laforce sauf quand nous sommes menacés d’at-taque imminente.

Si vous regardez des interviews deLynndie England, des tortionnaires d’AbouGhraïb, etc., la plupart disent qu’ils se sontvengés du 11 septembre. Ils nous ont fait ça.

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Pourquoi ne pas leur rendre la pareille ? Sivous êtes un tant soit peu privilégié et cul-tivé, vous voyez bien que cela n’a aucun sens.Mais les gens qui sont attirés dans l’arméemercenaire par leur condition sociale etéconomique ne le savent pas. Pour eux, unetête d’Arabe à chiffon c’est pareil qu’uneautre tête d’Arabe à chiffon. Nous pouvonsentre nous traiter ces soldats d’affreuxpersonnages – « Regardez-moi ces abrutis,ces ignares ! » –, mais nous n’en avons pas ledroit. C’est de nous-mêmes que nous devri-ons parler. C’est nous qui poussons les gens àavoir ces idées-là, soit par notre silence,notre apathie, nos dérobades, soit, souvent,parce que nous les leur inculquonsdirectement.

Soit dit en passant, sur le front intérieur,une majorité écrasante de la population, en-viron 80 %, est en faveur d’un développe-ment des systèmes d’assurance maladie ;70 % environ veut une augmentation de

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l’aide à l’éducation et du financement des re-traites publiques[182]. Les deux partis sontcontre. Les chiffres sur la santé sont par-ticulièrement intéressants. Les sondeurs de-mandent rarement aux personnes interrog-ées quel type de système d’assurance malad-ie elles souhaitent, mais, quand ils le font,cela donne en général soit une majorité relat-ive, soit une très large majorité en faveurd’une forme de couverture universelle. Le31 octobre, deux jours avant l’électionprésidentielle, le New York Times a publiéun article sur la santé. Kerry, expliquaitl’auteur, ne pouvait pas proposer un pro-gramme susceptible d’améliorer la couver-ture maladie, parce qu’il y avait trop peu desoutien politique pour cela[183]. Seulementles trois quarts de la population. Mais c’est laréaction normale. Dans les rares cas où l’idéede système national de santé est mentionnée,on la déclare « politiquement impossible ».Elle n’a pas de soutien politique, seulement

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celui de la grande majorité de la population.Cela donne la clé de ce qui se passe. « Sou-tien politique » signifie soutien des compag-nies d’assurances, de Wall Street, desHMO[184], de l’industrie pharmaceutique.C’est cela, le soutien politique. Et si 98 % dela population voulait une couverture santéuniverselle, ce ne serait pas encore un sou-tien politique.

Ce que montrent fondamentalement tousces sondages, c’est que la population est tell-ement à la gauche des deux partis que l’oncomprend pourquoi les sondages ne sont paspubliés. Les articles honnêtes sur celui duChicago Council on Foreign Relations ont étéfort rares – j’en ai vu un dans New-sweek[185]. Si l’on demandait aux interrog-és : « Quelle est, selon vous, l’opiniongénérale du pays sur ce point ? », je suis sûrque la plupart répondraient : « Je suis le seulà penser cela, je suis dingue. » Ils n’ont ja-mais entendu un mot à l’appui de leurs idées,

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ni dans le débat public, ni dans les pro-grammes des deux partis, ni dans les médias.

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7.Autodéfenseintellectuelle

Cambridge, Massachusetts(3 décembre 2004)

Une bonne partie de votre effort d’ana-lyse des médias, avez-vous dit, n’est que dutravail de secrétariat.

La vérité cachée, c’est qu’une grandepartie du travail scientifique est de l’ordre dusecrétariat. La science est souvent faite detravaux de routine, de détail. Je ne dis pasque c’est facile – il faut savoir ce que l’oncherche, etc. –, mais ce n’est pas un défi in-tellectuel énorme. Il y a dans la recherche

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des points qui posent des difficultés intellec-tuelles sérieuses, mais c’est rarement le cass’il s’agit des affaires humaines. Dans ce do-maine, il faut être sensé et prêt à se remettreen cause, mais le travail est à la portée de quiveut le faire.

Ce matin, dans ma voiture, j’écoutais laBBC. C’est à peu près le seul programme queje puisse supporter à la radio. Laprésentatrice du bulletin d’actualités a parléd’un attentat à la bombe contre un poste depolice en Irak. Elle a introduit cette informa-tion en disant : le problème en Irak, c’est quel’occupation ne pourra prendre fin quequand la police irakienne sera capable d’as-surer la sécurité. Réfléchissons un instant àcette phrase[186]. Supposons qu’en France,les nazis aient dit : « L’occupation ne pourraprendre fin que lorsque les forces de Vichyseront capables de contrôler le pays. » Ceraisonnement ne nous paraitrait-il pas bienbizarre ? L’occupation peut prendre fin à

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l’instant même. Il suffit de savoir ce que veutle peuple irakien. La volonté de la Grande-Bretagne et des États-Unis ne devrait pas en-trer en ligne de compte ; elle est hors sujet,comme la volonté des Allemands pour l’oc-cupation de la France. Si la police françaiseentrainée par les Allemands à maintenir l’or-dre en France sous leur égide n’arrivait pas àcontrôler les partisans, faut-il en conclureque l’armée allemande ne pouvait paspartir ? Il y a une autre façon de voir leschoses, qui à mon avis est légitime. Mais, in-dépendamment de tout jugement sur sa lé-gitimité ou non, c’est un point de vue qu’onne peut même pas prendre en considération.Nous sommes tenus d’adopter celui desarmées occupantes, de nous faire les porte-parole de leurs gouvernements, sans nousposer aucune question. Il n’y a pas beaucoupd’enquêtes d’opinion en Irak, mais, à encroire les rares sondages qui ont été effec-tués, la majorité des Irakiens veut que les

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forces d’occupation s’en aillent[187]. Suppo-sons que ce soit vrai. Pensons-nous encoreimpossible de mettre fin à l’occupation tantque la police irakienne ne pourra pas con-trôler le pays, ce que la BBC pose d’embléecomme incontestable ? C’est seulement sivous avez assimilé en profondeur les doc-trines de ceux qui sont du côté du mancheque cette idée peut vous paraitre tropévidente pour en douter un seul instant.Voilà le genre de questions qui m’intéresse,personnellement.

Vous voulez dire trouver et décoderces postulats intériorisés, du type : lesÉtats-Unis ont le droit d’envahir et deconquérir n’importe quel pays, et d’yétablir un système économique etpolitique de leur choix ?

Oui. Dans la population cultivée, on con-sidère que cela va de soi. Soit dit en passant,à en croire les études d’opinion sérieuses,soignées, que l’on réalise aux États-Unis, ce

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n’est pas vrai pour la masse de la populationaméricaine. Elle pense, à une très nette ma-jorité, que les États-Unis doivent quitterl’Irak si les Irakiens veulent qu’ils s’en ail-lent. La grande majorité de la population es-time que ce sont les Nations unies et non lesÉtats-Unis qui devraient prendre la directiondans les crises internationales en général, etdans la reconstruction de l’Irak en particuli-er[188].

Mon centre d’intérêt personnel, je le pré-cise, est la culture intellectuelle, pas les mé-dias en tant que tels. Il se trouve que les mé-dias sont la composante de la culture intel-lectuelle la plus facile à étudier. Les médiasde l’élite – la BBC, le New York Times, leWashington Post, etc. – sont l’expression aujour le jour de la culture intellectuelle desclasses supérieures, et sont beaucoup plussimples à analyser que les travaux savants.On peut étudier aussi ces ouvrages, mais celaexige des recherches plus compliquées. Dans

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les médias, on parvient assez facilement àrepérer des partis pris systématiques sur cequi est permis, ce qui n’est pas permis, ce quiest mis en avant, ce qui ne l’est pas.

Prenons le New York Times de ce matin.On y trouve un article rapportant les idées deGregory Mankiw, qui dirige le Council ofEconomic Advisers du président. C’est unéconomiste technique très distingué, trèscompétent, un professeur de Harvard très re-specté dans le département d’économie, etl’auteur d’un des principaux manuels de ladiscipline. Il parle donc du sommet de laprofession d’économiste, et il nous avertit,sur le ton universitaire qui convient, qu’il vafalloir réduire les pensions de retraite parceque l’État américain n’aura pas de quoi lespayer. Ces propos sont rapportés religieuse-ment, avec ce commentaire : le système de laSocial Security – la caisse de retraites pub-lique –va tout droit à l’effondrementbudgétaire vers 2042 « si aucun changement

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ne vient modifier la loi actuelle »[189].Nous devons opérer des bouleversementsradicaux, si possible la privatiser.

Mais il y a une autre façon de décrire lasituation : le système de la Social Securityn’est pas en crise et il fonctionnera tel qu’ilest pendant au moins trente ans – et, suivantd’autres estimations, environ vingt ans deplus. La caisse de retraites publique est con-frontée à un problème technique qui ne sepose qu’à long terme, et qui peut être aisé-ment surmonté.

Supposons que la Social Security ait unproblème budgétaire dans quarante ou cin-quante ans. Que pouvons-nous faire à cesujet ? Il y a des solutions faciles dont on neparle jamais. Par exemple, la taxe sur lessalaires qui finance la caisse est extrêm-ement régressive. Les revenus ne sont plustaxés au-dessus d’un plafond de 90 000 dol-lars environ ; les riches et les privilégiésjouent aux « passagers clandestins ». Est-ce

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une loi de la nature qu’un petit pourcentagede riches doive profiter du système sans pay-er ? Supprimons le plafond, et il n’y aura pasde problèmes de financement de la Social Se-curity pendant des millénaires.

Ceux qui hurlent à la « crise » de la caissede retraites font aussi remarquer que le rap-port nombre d’actifs sur nombre de retraitésdiminue : ceux qui travaillent aujourd’huidevront donc faire vivre de plus en plus deretraités. C’est vrai, mais ce n’est pas le chif-fre pertinent. Celui que nous devons prendreen compte est le rapport total de dépend-ance, la proportion d’actifs par rapport aunombre total d’habitants, pas seulement deretraités.

Donc, prenons les fameux baby-boomeurs. Comment allons-nous payer leursretraites ? Mais qui a payé pour eux de leurnaissance jusqu’à l’âge de vingt ans ? Il a bi-en fallu les prendre en charge pendant cettepériode, de la même façon que vous devez

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prendre en charge votre vieille mère. Si l’onregarde les années 1960, où cette générationarrivait à l’âge adulte, on constate de fait uneaugmentation considérable du financementdes écoles et d’autres programmes pour lesenfants, à une époque où l’État avait moinsde revenus qu’aujourd’hui. Si on a pu pren-dre en charge les baby-boomeurs quand ilsétaient enfants, pourquoi ne peut-on pas lefaire quand ils ont plus de soixante ans ? Ladifficulté n’est pas plus grande. Ce problèmeest monté de toutes pièces. C’est une simplequestion de priorités financières. En réalité,puisque les États-Unis sont aujourd’hui unpays bien plus riche que dans les an-nées 1960, il devrait être plus facile de pren-dre en charge ces classes d’âge.

Bref, quel devrait être le contenu correctde cet article ? Il devrait dire qu’un économ-iste distingué de Harvard donne une inter-prétation radicalement idéologique, quireflète peut-être ses partis pris personnels ou

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d’autres pressions, mais qui n’a pas grandrapport avec le sujet. Le système n’est pas entrain de courir au désastre. Dans la mesureoù la Social Security aurait un problème, il ya tout un éventail de solutions pour le régler.Un journaliste sérieux se demanderait alors :« Qu’est-ce qui peut expliquer cette cam-pagne pour détruire la caisse de retraitespublique ? » C’est tout à fait transparent. Laprincipale « solution » que l’on propose à la« crise » de la Social Security, ce sont descomptes d’investissement privés. Au lieud’un système public très efficace, dont lescouts de gestion sont très bas, nous auronsun système aux couts administratifs trèsélevés, mais qui iront dans les bonnespoches : celles des firmes de Wall Street etdes gros gestionnaires de fonds.

Cela dit, une raison profonde joue aussi.La Social Security est fondée sur un principequi est considéré comme subversif, que l’onveut chasser des esprits : le souci de ce qui

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arrive aux autres. La caisse de retraites pub-lique repose sur ce postulat : nous noussoucions les uns des autres, nous avons ledevoir collectif de prendre en charge ceuxqui ne peuvent s’assumer, qu’il s’agisse desenfants ou des personnes âgées. Nous avonsla responsabilité sociale de financer lesécoles, de faire en sorte qu’il y ait des crècheset des garderies, de garantir que tous ceuxqui prennent soin des enfants – dont lesmères – seront soutenus financièrementpour pouvoir le faire. C’est une responsabil-ité de la société, et la société en retire unbénéfice collectif. Même si chaque individune peut pas dire : « Je profite personnelle-ment du fait que cet enfant-là va à l’école »,nous en profitons en tant que société. Et il enva de même pour la prise en charge des per-sonnes âgées. Mais on veut chasser cette idéedes esprits. On exerce d’énormes pressionspour transformer les gens en monstrespathologiques qui ne s’intéressent qu’à eux-

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mêmes, qui n’ont strictement aucun rapportles uns avec les autres, et que, par con-séquent, l’on peut gouverner et contrôler trèsfacilement. Voilà ce qu’il y a derrière l’offens-ive contre la Social Security. Et cela reflèteun impératif profond, qui est un fil conduc-teur de tout le système doctrinal.

La Social Security a été créée sous la pres-sion de mouvements sociaux populaires or-ganisés – entre autres le mouvement syndic-al – qui étaient fondés sur l’idée de solidaritéet d’aide mutuelle. Adam Smith, que noussommes censés vénérer mais pas lire, postu-lait déjà que la sympathie était la valeur hu-maine centrale, et qu’il fallait donc organiserla société de façon à satisfaire cet élannaturel des êtres humains pour la sympathie,le soutien mutuel. En fait, son argument cru-cial en faveur des marchés était là : dans desconditions de liberté parfaite, ils con-duiraient à l’égalité parfaite. La célèbre ex-pression de Smith « la main invisible », que

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tout le monde utilise totalement de travers,n’apparait qu’une seule fois dans La Richessedes nations, et c’est dans le contexte d’unraisonnement contre ce que nous appelonsaujourd’hui le néolibéralisme[190]. Smithdit que, si les industriels et les investisseursanglais importaient de l’étranger etinvestissaient outre-mer plutôt que chez eux,ce serait nuisible à l’Angleterre. Autrementdit, s’ils suivaient ce que nous appelons au-jourd’hui les principes d’Adam Smith, ceserait nuisible à l’Angleterre. Mais, poursuit-il, il n’y a aucune raison de redouter ce scén-ario, car « à égalité de profits ou à peu près,tout marchand en gros préfèrera naturelle-ment le commerce intérieur au commerceétranger de consommation ». C’est-à-direque chaque capitaliste britannique préfèrera,individuellement, utiliser des biens produitssur le territoire national et investir dans sonpays. Ainsi, comme s’il était « conduit parune main invisible à remplir une fin qui

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n’entre nullement dans ses intentions », ilconjurera la menace de ce qu’on appelle au-jourd’hui le néolibéralisme. L’économisteDavid Ricardo a avancé un argument tout àfait semblable. Smith et Ricardo avaient tousdeux compris qu’aucune de leurs théories nefonctionnerait s’il y avait libre circulation etlibre investissement des capitaux[191].

À une époque, le principe de solidarité al-lait de soi. C’était un trait fondamental desmouvements populaires. On travaillait lesuns pour les autres. C’est pourquoi « Solidar-ité mes frères », Solidarity Forever, est unslogan de la classe ouvrière. Et, depuis lesannées trente, les privilégiés et les riches ontœuvré en permanence pour tenter d’éliminerce principe. Il faut détruire les syndicats, ilfaut détruire les interactions entre les gens, ilfaut les atomiser, pour qu’ils ne se soucientplus les uns des autres. Voilà ce qu’il y avraiment derrière l’assaut contre la caisse deretraites.

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Comment déconstruisez-vous l’idéeselon laquelle les États-Unis « ap-portent la démocratie » à l’Irak ?

Il suffit d’une minute de réflexion pourvoir qu’il est parfaitement impossible que lesÉtats-Unis et la Grande-Bretagne autorisentun Irak démocratique souverain. Il suffit depenser aux politiques que suivrait cet Irakdémocratique. D’abord, ce serait un État àmajorité chiite, donc il chercherait probable-ment à renforcer ses liens avec l’Iran, qui aaussi une majorité chiite. Il y a aussi une trèsimportante population chiite en ArabieSaoudite, dans les régions où se trouvent leschamps pétrolifères. Un régime indépendantdominé par les chiites en Irak, juste à côté,suscitera très probablement des réactionsdans les régions chiites d’Arabie Saoudite. Cequi pourrait créer une situation où le cœurmême des ressources énergétiques du mondese retrouverait sous le contrôle ou l’influenced’un gouvernement chiite indépendant. Les

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États-Unis le permettront-ils ? C’estinimaginable.

Deuxièmement, un Irak indépendant s’ef-forcerait de reprendre sa place historique –d’être une force dirigeante, peut-être la forcedirigeante, dans le monde arabe. Qu’est-ceque cela signifie ? Que l’Irak réarmera, etprobablement qu’il se dotera d’armes de de-struction massive, comme force de dissua-sion, d’abord, et aussi pour contrer l’ennemiprincipal dans la région, Israël. Les États-Unis vont-ils laisser faire, passivement ? Leschances que les États-Unis et leur chien d’at-taque britannique restent tranquillementspectateurs et permettent à l’un ou l’autre deces scénarios de se concrétiser sont si mincesqu’il n’y a même pas lieu d’en discuter. Lesstratèges américains et britanniques ne sontsurement pas en train de prévoir un Irakdémocratique. C’est inconcevable.

Dans vos écrits et vos propos, vouscitez le New York Times, la BBC, etc.

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Vos adversaires pourraient dire : « Ilne cesse d’accuser les médias de dé-former lourdement la réalité dans lesens des élites et institutions établies,mais c’est dans ces mêmes médiasqu’il va chercher ses informations. »

Je les utilise tout le temps. Si je ne devaislire qu’un seul journal, ce serait le New YorkTimes. Il a des ressources documentairesplus fournies que les autres, une couvertureplus étendue et quelques excellents corres-pondants. Mais cela ne change rien. Lesgrands médias donnent l’information, effect-ivement : ils sont tenus de le faire, pourplusieurs raisons. La première est que leurpublic principal l’exige. Quel est ce public ?Les dirigeants économiques, les dirigeantspolitiques et les dirigeants théoriques – lesintellectuels, la classe politique, les cadresqui gèrent le système économique. Ces gens-là ont besoin d’une image réaliste du monde.Ils le possèdent, ils le contrôlent, ils le

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dominent, ils doivent y prendre des dé-cisions, donc mieux vaut pour eux compren-dre un peu ce qui s’y passe. C’est pourquoi, àmon avis, les journaux et revues d’affairespublient souvent de meilleurs reportages queles autres titres de la presse nationale. Trèssouvent, on trouve dans le Wall StreetJournal ou le Financial Times des articlesqui exposent de manière très approfondie lacorruption – pas seulement le vol, mais aussila façon dont le système compromet les be-soins humains fondamentaux. Il est bienplus probable de trouver ce genre d’articlesdans le Wall Street Journal que dans lapresse dite libérale, parce que ce public a be-soin d’avoir une conception relativementréaliste du monde. Il y a un biais doctrinalsur ce qui est rapporté, pour que les lecteursinterprètent les faits de la bonne façon, maisles faits de base sont bien là.

De plus, les journalistes sont en généralintègres, ils ont beaucoup de conscience

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professionnelle. Ce sont le plus souvent desgens honnêtes, sérieux, qui veulent faire leurmétier correctement. Ce qui n’empêche pasque la plupart d’entre eux, instinctivement,perçoivent le monde à travers un prisme par-ticulier, qui se trouve aller dans le sens dusoutien au pouvoir dominant.

L’une de nos convictions les pluschères est que nous avons ici unepresse libre. Jusqu’où l’est-ellevraiment ?

À ma connaissance, pour ce qui est desgaranties de la liberté de la presse, les États-Unis sont un cas unique. L’État américain amoins d’options et de moyens pour contrôlerla presse que dans tout autre pays que jeconnais. En Angleterre, par exemple, il peutperquisitionner les bureaux de la BBC et em-porter les dossiers. Aux États-Unis, il ne peutpas. L’État ne peut pas envoyer la police dansles bureaux du New York Times. En Angle-terre, l’an dernier, le gouvernement a fait

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faire une enquête sur la BBC, parce que,selon lui, un journaliste avait poussé troploin la critique d’un dossier gouvernementalcomplètement fallacieux sur l’Irak[192]. Lejournaliste avait dit que les preuves de l’ex-istence d’armes de destruction massive iraki-ennes avaient été rendues « plus sexy ». Il y aeu un immense tumulte. Puis a été publiéeune enquête dirigée par le gouvernement, lerapport Hutton : elle condamnait la BBC etexonérait le pouvoir, et il y a eu une immenseprotestation publique à ce sujet-là aussi.Mais mal orientée. On aurait dû protestercontre le fait même qu’il y avait eu enquête.De quel droit l’État enquête-t-il pour savoirsi les médias rapportent ou non les faitscomme il veut qu’ils soient rapportés ? L’ex-istence même de cette enquête reflète le peude respect pour la liberté d’expression enAngleterre.

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Mais la BBC est régie par l’État,elle émet en vertu d’une licence del’État.

Les ondes radio sont sous licence auxÉtats-Unis aussi, mais cela ne donne pas àl’État le moindre droit d’enquêter officielle-ment pour savoir si les stations font leurmétier d’une façon qui plaît au gouverne-ment. Le spectre électromagnétique relèvede la propriété publique. Cela dit, si legouvernement n’a guère le pouvoir de con-trôler la presse, il ne s’ensuit pas que celle-cisoit libre en pratique. Il s’ensuit qu’elle peutl’être si elle choisit de l’être – mais elle peutaussi choisir de ne pas l’être. La presse estsoumise à de fortes pressions qui l’incitent –et presque l’obligent, souvent – à être toutsauf libre. N’oublions pas que les grands mé-dias établis font partie intégrante du mondedes affaires qui domine l’économie et la viesociale. Et qu’ils tirent leurs revenus de lapublicité des entreprises. Ce n’est pas le

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même contrôle que celui de l’État, mais c’estnéanmoins un système de contrôle, exercépar des entreprises étroitement liées à l’État.

Dans Necessary Illusions, vousdites que les citoyens des sociétésdémocratiques doivent « adopter uneattitude d’autodéfense intellectuellepour se protéger de la manipulationet du contrôle des cerveaux »[193].Voulez-vous donner quelques ex-emples de ce qu’ils pourraient faire ?

Pratiquer l’autodéfense intellectuelle,c’est simplement s’entrainer à poser lesquestions évidentes. Parfois les réponsesseront immédiatement visibles, parfois ilfaudra un peu de travail pour les trouver.Quand on lit que 100 % des commentairessont d’accord sur quelque chose – peu im-porte quoi –, soyons immédiatementsceptiques. Rien n’a un tel degré de certi-tude, même en physique nucléaire. Donc, sitous les commentateurs expliquent que le

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but du président en Irak est d’apporter ladémocratie aux citoyens peu éclairés d’unIrak souverain, et ne divergent que sur lapossibilité ou non d’atteindre cet objectifnoble et exaltant, il faut prendre les cinqminutes de réflexion requises pour voir qu’ilest impossible que cela soit vrai. Et si 100 %de l’opinion cultivée tient pour une évidencece qui ne peut surement pas être vrai, qu’est-ce que cela dit sur les institutions doctrinaleset culturelles centrales ? Cela en dit long,vraiment.

Inutile de remonter à David Hume pourle comprendre, mais il a bien analysé lacause de « la facilité avec laquelle le grandnombre est gouverné par le petit » : « Cen’est pas la force ; les sujets sont toujours lesplus forts. Ce ne peut donc être quel’opinion. C’est sur l’opinion que toutgouvernement est fondé, le plus despotiqueet le plus militaire aussi bien que le plus pop-ulaire et le plus libre. »[194] Autrement dit,

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dans tout État, qu’il soit démocratique ou to-talitaire, les gouvernants comptent sur leconsentement. Ils doivent faire en sorte quela population dirigée ne comprenne pasqu’en réalité le pouvoir est à elle. Tel est leprincipe fondamental du gouvernement. Lesgouvernants peuvent contrôler les gouvernéspar toutes sortes de méthodes. Aux États-Unis nous n’utilisons pas le poteau d’exécu-tion, le gourdin ou la chambre de torture ;nous avons d’autres moyens. Nul besoin, làencore, de compétences spéciales pour com-prendre lesquels. Et tout cela fait partie del’autodéfense intellectuelle.

Autre exemple. Le Washington Post a unesection intitulée KidsPost. Ce sont des actu-alités pour les enfants. Quelqu’un m’a envoyéune coupure de presse de KidsPost, un art-icle publié juste après la mort de Yasser Ara-fat. En gros, il disait en plus simple ce que lesarticles centraux disaient en plus compliqué.Mais il ajoutait quelque chose que les articles

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compliqués savaient ne pas pouvoir dire im-punément. « [Arafat] a été un hommecontroversé, expliquait-il. Son peuple l’ai-mait, car il était le symbole du combat pourl’indépendance. Mais, pour créer une patriepalestinienne, il avait besoin de terres quifont aujourd’hui partie d’Israël. Il a mené desattaques contre le peuple israélien, et pourcela beaucoup de gens l’ont détesté. »[195]Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le Wash-ington Post dit aux enfants que les Ter-ritoires occupés font partie d’Israël. Même legouvernement américain ne le dit pas. MêmeIsraël ne le dit pas. Mais on endoctrine lesenfants pour leur faire croire que l’occupa-tion militaire israélienne illégale ne peut êtreremise en question, parce que le territoireconquis fait partie d’Israël. L’autodéfense in-tellectuelle aurait dû immédiatement sus-citer une énorme protestation contre leWashington Post pour ce scandaleux endoc-trinement des enfants. Je ne lis pas KidsPost,

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donc je ne sais pas si c’est une habitude,mais je n’en serais pas surpris.

Qu’est-ce qui pousse un citoyen àne plus regarder passivement, enspectateur – à s’engager ?

Prenons un phénomène récent dans notrehistoire, le mouvement des femmes. Si vousaviez demandé à ma grand-mère si elle étaitopprimée, elle n’aurait pas compris le sensde la question. Si vous aviez demandé à mamère, elle savait qu’elle était opprimée, etelle en concevait du ressentiment, mais ellene pouvait pas contester la situation ouverte-ment. Elle ne nous aurait pas laissés aller à lacuisine, mon père et moi : ce n’était pasnotre rôle. Nous étions censés faire deschoses importantes, comme étudier, et toutle travail était pour elle. Maintenant, allezdemander à mes filles si elles sontopprimées. Il n’y a aucune discussion là-des-sus. Elles vont vous flanquer à la porte, c’esttout. C’est un changement important qui a eu

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lieu tout récemment, un changement spec-taculaire dans la conscience et dans lapratique sociales.

Marchons dans les couloirs du MIT. Il y aquarante ans, on n’y aurait vu que des étudi-ants de sexe masculin, blancs, bien vêtus,pleins de respect pour leurs ainés, etc. Au-jourd’hui, la moitié des personnes que l’onvoit sont des femmes, un tiers appartiennentaux minorités, les tenues sont décontractées.Ce ne sont pas des changements mineurs. Etils se sont produits dans toute la société.

Les hiérarchies s’effondrent ?

Bien sûr. Si les femmes ne sont plus ob-ligées de vivre comme ma grand-mère ou mamère, les hiérarchies se sont effondrées. Parexemple, j’ai appris récemment que, dans laville du Massachusetts où j’habite – unepetite ville dont les habitants sont de classemoyenne, ont des professions intellectuelleset techniques, avocats, médecins, etc. –, le

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commissariat de police a une section spécialedont l’unique activité est de répondre auxappels du numéro 911[196] liés aux cas deviolences domestiques. Voyait-on une chosepareille il y a trente ans ou même vingt ans ?C’était inconcevable. Si quelqu’un voulaitbattre sa femme, cela ne regardait que lui.Est-ce un changement dans la structurehiérarchique ? Absolument. De plus, ce n’estqu’un élément dans une très large gamme dechangements sociaux.

Comment le changement a-t-il lieu ?Posez-vous la question : comment a-t-il eulieu de ma grand-mère à ma mère puis à mesfilles ? Pas par l’action bienveillante d’ungouvernant qui a fait voter des lois accordantdes droits aux femmes. Ce changement a étéen grande partie déclenché par les jeunesmouvements militants de gauche. Prenez lemouvement de résistance à la conscriptiondans les années 1960. Ceux qui ne voulaientpas partir faisaient un choix très courageux.

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Ce n’est pas facile, pour un gamin de dix-huitans, de prendre le risque de perdre sa car-rière prometteuse et peut-être de passer delongues années en prison, ou de fuir le payset peut-être de ne pouvoir jamais y revenir. Ilfaut vraiment avoir quelque chose dans leventre.

Eh bien, il apparait que les mouvementsdes jeunes des années 1960, comme la cul-ture en général, étaient extrêmementsexistes. Peut-être vous souvenez-vous duslogan « Girls don’t say no to boys whowon’t go », « Les filles ne disent pas non auxgarçons qui n’y vont pas ». On lisait ça surdes affiches à l’époque. Les jeunes femmesengagées dans le mouvement ont vu quequelque chose clochait : les femmes faisaienttout le travail de bureau, etc., pendant queles hommes paradaient en parlant de leurbravoure. Elles ont commencé à regarder cesjeunes hommes comme des oppresseurs. Etce fut l’une des grandes sources du

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mouvement féministe moderne, qui s’estvraiment épanoui à cette époque-là.

Il arrive un moment où les gens com-prennent la structure de pouvoir et de dom-ination et décident de faire quelque chose.C’est ainsi que se sont produits tous leschangements dans l’histoire. Comment celaarrive, je ne sais pas. Mais nous avons tous lepouvoir de le faire.

Comment savez-vous que votremère se sentait opprimée ? Est-cequ’elle vous l’a jamais dit ?

Assez clairement. Elle venait d’une fa-mille pauvre, avec sept enfants survivants –beaucoup ne survivaient pas à l’époque. Lessix premiers étaient des filles, le septième ungarçon. Le garçon est allé à l’université, pasles six filles. Ma mère était une femme intel-ligente, mais on ne l’a laissée accéder qu’àl’école normale, pas à l’université. Elle étaitentourée par tous ces hommes à doctorat, les

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amis de mon père, et elle en était blessée.D’abord, elle se savait beaucoup plus intelli-gente qu’eux. Quand j’étais enfant, chaquefois qu’il y avait un diner, les hommes pas-saient au salon, les femmes s’asseyaient au-tour de la table de la salle à manger et con-versaient entre elles. Je finissais toujours paraller du côté des femmes, parce qu’elles par-laient de choses captivantes. Elles étaientvives, intéressantes, intelligentes, avaient desopinions politiques. Les hommes, tous desdiplômés, d’éminents professeurs, des rab-bins, disaient surtout des absurdités. Mamère le savait, elle trouvait ça injuste, maispensait qu’on n’y pouvait rien.

À propos des mouvements de con-testation, quand je voyage aux quatrecoins du pays, j’entends souvent dire :« Aux États-Unis, on vit trop bien. Ona la vie trop facile. Il faudra que ça sedégrade bien plus que ça pour qu’il yait des protestations. »

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Je ne crois pas. Les mouvements sérieuxviennent parfois de gens qui sont vraimentopprimés, parfois de milieux privilégiés.Nous venons de parler du mouvement derésistance à la conscription. Les jeunes qui yparticipaient étaient des privilégiés, des étu-diants du supérieur, presque tous des meil-leures universités. Mais, au sein même de cesmilieux privilégiés, une étincelle s’était al-lumée, et ces jeunes ont beaucoup contribuéà changer le pays. Ils ont mis en rage lesriches et les puissants. Regardez les journauxde l’époque. Ils regorgent de toutes sortes dehurlements hystériques sur les soutiens-

gorge brulés[197] et toutes les horreurs encours, qui sapaient les fondements mêmes dela civilisation. En réalité, le pays se civilisait.

Regardez le SNCC[198], le Comité de co-ordination des étudiants non violents, qui aété à l’avant-garde du mouvement des droitsciviques – ceux qui ont vraiment pris desrisques, pas ceux qui sont venus manifester

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de temps en temps : ceux qui ont été là tousles jours, sont allés s’assoir dans les cafétéri-as réservées aux Blancs, ont voyagé dans lesbus de la liberté[199], ont pris des coups et,pour certains, ont été tués. Pour la plupart,les étudiants du SNCC venaient des étab-lissements d’enseignement supérieur de l’él-ite, comme Spelman, le college où enseignaitHoward Zinn[200], et dont il a été renvoyéparce qu’il soutenait les étudiants dans leursefforts[201]. Spelman était un college noir,mais un college noir de l’élite. Tous les étudi-ants du mouvement ne venaient pas de mi-lieux privilégiés, c’est évident, mais il estclair que ceux qui en étaient issus ont jouéun rôle dirigeant dans cette lutte.

Et il en va de même pour d’autres mouve-ments. S’y côtoient des privilégiés et desopprimés qui ont pris conscience de leurcondition. Revenons au mouvement desfemmes. Il est né en grande partie degroupes de réflexion, de prise de conscience,

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où des femmes ont parlé entre elles et se sontdit : « Écoutez, pourquoi faudrait-il vivrecomme ça ? » C’était le tout début, et c’estune phase nécessaire de tout mouvement so-cial. Chez les opprimés, on doit comprendreque l’oppression n’est pas seulementdésagréable mais aussi moralementmauvaise. Et ce n’est pas si simple. Lespratiques et les conventions établies parais-sent en général tout à fait normales,incontestables.

Reconnaitre qu’il n’y a rien de nécessaire-ment légitime dans le pouvoir est un grandpas, quel que soit le côté de l’équation où l’onse trouve. Comprendre qu’on est en train debattre quelqu’un peut être très éclairant.Pour ceux qui tiennent le gourdin, c’est ungrand pas de dire : « Écoutez, c’est peut-êtremal que nous ayons le gourdin. » Compren-dre cela, c’est le début de la civilisation. Si leNew York Times et ses lecteurs cultivés ar-rivent un jour à se dire que c’est peut-être

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mal de commettre les odieux crimes deguerre que le New York Times rapporte à laune, cela voudra dire que les milieux cultivéscommencent à se civiliser.

Dans votre discussion avec Willi-am F. Buckley lors de l’émission Fir-ing Line en 1969, vous avez parlé de laculpabilité. Vous avez dit : « Ça nem’intéresse pas de distribuer desblâmes, de donner des notes. Je penseque le début de la sagesse dans cecas » – vous parliez du Vietnam –,« c’est de comprendre ce que nous re-présentons dans le monde, ce quenous faisons dans le monde. Et jecrois que, quand nous l’aurons com-pris, nous éprouverons un énormesentiment de culpabilité. Il faudra bi-en veiller à ne pas laisser les mea-culpa l’emporter sur l’actionpossible ».

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C’est une expérience que nous avons tousvécue, je crois : « Oui, c’est terrible ce que j’aifait, je le regrette. Non, je ne ferai rien à cesujet. Maintenant j’ai reconnu mes torts.Point final. » Cela arrive constamment. Maisexprimer sa culpabilité ne supprime pas lecrime. Vous avez fait quelque chose de mal,cela a eu des conséquences. Qu’allez-vousfaire à leur propos ? Le mea-culpa peut êtreun moyen de ne pas agir. On se réconforte endisant : « Admirez ma grandeur d’âme ! J’aiavoué que j’avais mal agi, et maintenant jesuis libéré. »

On rencontre sans cesse ce type depensée. Voyez l’Irak. Actuellement, les États-Unis ont entrepris d’obliger les autres pays àannuler les dettes de l’Irak[202]. Et il estbon en effet de les annuler. Tout le mondedevrait annuler les dettes de l’Irak, car cesont des « dettes odieuses ». On appelle ainsitoute dette qui est imposée à un peuple parun système coercitif. Si un pays, par

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exemple, est gouverné par des généraux cor-rompus qui contractent une dette colossale,le peuple de ce pays a-t-il le devoir de la rem-bourser ? Non, c’est une dette odieuse, elledoit être effacée.

Le concept de dette odieuse a été inventéquand les États-Unis ont conquis Cuba – ceque les historiens, ici, appellent la libérationde Cuba, c’est-à-dire la conquête de Cubapour empêcher les Cubains de se libérer eux-mêmes. Après avoir pris Cuba, les États-Unisn’ont pas voulu rembourser les dettescubaines envers l’Espagne. Ils ont fait valoir,à juste titre, que c’étaient des dettesodieuses : Cuba ne les avait pas contractéeslibrement mais dans un cadre coercitif. Ils enont fait autant aux Philippines. La motiva-tion réelle de ce raisonnement, bien sûr, étaitde permettre aux États-Unis de ne pas rem-bourser les dettes des pays qu’ils venaient deconquérir. Le même scénario est à l’œuvreaujourd’hui en Irak : les États-Unis ont

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conquis l’Irak et ne veulent pas payer sesdettes.

En réalité, les États-Unis devraient payerd’énormes réparations à l’Irak. La Grande-Bretagne aussi, l’Allemagne aussi, la Franceaussi, la Russie aussi, avec tous les autresÉtats qui ont soutenu Saddam Hussein. Celafait longtemps que ces pays torturent l’Irak –depuis la création du pays par les Britan-niques au début des années 1920, en fait. En1963, John F. Kennedy a parrainé un coupd’État militaire[203] qui a porté au pouvoirle parti Baas, celui de Saddam Hus-sein[204]. Depuis, la politique irakienne desÉtats-Unis a été atroce. Le départementd’État tient une liste des États qui parrainentle terrorisme. Un seul pays en a été retiré unjour : l’Irak en 1982, parce que l’administra-tion Reagan – c’est-à-dire, fondamentale-ment, l’équipe aujourd’hui revenue aupouvoir sous Bush II – voulait pouvoir en-voyer des armes et de l’aide à Saddam

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Hussein « sans examen du Congrès »[205].Par conséquent, l’Irak devint soudain un Étatqui ne parrainait pas le terrorisme, et lesÉtats-Unis purent lui fournir de l’aide pourdes exportations agroalimentaires, ledéveloppement d’armes de destructionmassive et toutes sortes de chosesmerveilleuses.

Après les atrocités de Saddam Husseincontre les Kurdes, contre l’Iran, contre lesIrakiens – celles que nous dénonçons main-tenant –, les États-Unis ont continué à lesoutenir. Quand, au lendemain de la guerredu Golfe de 1991, une révolte chiite a éclaté,Bush I a laissé Saddam Hussein l’écraser.Donc, lorsque Thomas Friedman du NewYork Times écrit aujourd’hui des éditoriauxoù il raconte sa découverte horrifiée desfosses communes en Irak et le choc que celalui a fait, il devrait reconnaitre qu’il savaittout de ces fosses à l’époque et que legouvernement américain était

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complice[206]. Puis sont venues plus de dixannées de sanctions, qui ont tué plus de gensque Saddam Hussein ne l’a jamais fait, etravagé la société[207]. Puis il y a eu l’inva-sion, qui a fait peut-être100 000 morts[208].

Faites l’addition : nous devons à l’Irak desréparations gigantesques. Le débarrasser dela dette odieuse, d’accord, mais sa suppres-sion est dans notre propre intérêt. Lepaiement de réparations ne l’est pas.

Il en va de même pour Haïti, le pays leplus pauvre du continent américain, qui estpresque au bord de l’anéantissement. Qui enest responsable ? Les deux grands coupablessont la France et les États-Unis[209]. Cesdeux pays doivent à Haïti des réparationsénormes pour des actes qui remontent à descentaines d’années. Si nous pouvons un jouren arriver à une situation où quelqu’undirait : « Nous sommes désolés de ce quenous avons fait », ce serait bien. Mais si cela

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ne fait qu’atténuer la culpabilité, ce n’estqu’un crime de plus. Pour être un tant soitpeu civilisés, il nous faudrait dire : « Nousavons commis des crimes odieux et nous enavons profité. Une grande partie de larichesse de la France vient des crimes dontelle s’est rendue coupable envers Haïti et lesÉtats-Unis se sont enrichis aussi. Nous al-lons donc verser des réparations au peuplehaïtien. » Nous verrons alors les débuts de lacivilisation.

Revenons un instant àl’oppression. Si vous me frappez, j’enai une expérience directe. N’est-il pasbien plus difficile de comprendre l’im-périalisme parce que cela se passe ail-leurs, très loin, et que je n’en sais pasgrand-chose ?

Non seulement ça, mais la logique est in-versée : les gens ici ont l’impression que cesont eux les opprimés. C’est ce que pensentles soldats qui ont accompli des atrocités en

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Irak : les Irakiens nous l’ont fait, nous allonsle leur faire aussi. Que nous ont fait les Iraki-ens ? Le 11 septembre. Les Irakiens n’avaientrien à voir, bien sûr, avec le 11 septembre,mais il reste le sentiment que les agressés,c’est nous, et que les agresseurs, c’est eux. Etcette inversion est permanente.

Prenons Ronald Reagan et sa rhétoriquesur les « reines des prestations sociales », leswelfare queens[210]. Nous les pauvres,comme Reagan, nous sommes opprimés parces femmes noires riches qui vont toucher enCadillac leur chèque de l’assistance sociale.Nous sommes opprimés. C’est un thème quitraverse toute l’histoire des États-Unis. Il y aun livre de Bruce Franklin, un théoricien dela littérature, qui suit sa trace dans la littérat-ure populaire américaine, et il remontejusqu’aux premiers colons. Nous sommestoujours au bord de l’anéantissement. Noussommes attaqués par des ennemis démoni-aques qui sont sur le point de nous

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submerger, et à la dernière minute un super-héros ou une arme stupéfiante apparait etnous sommes sauvés[211]. Mais, comme lesouligne Franklin, les gens qui sont sur lepoint de nous exterminer sont invariable-ment ceux que nous sommes en train depiétiner. Nous les écrasons sous notre botte,et cela veut dire qu’ils sont sur le point denous exterminer.

Par exemple « les Indiens, cessauvages sans pitié », comme dit letexte de la Déclarationd’indépendance[212] ?

Exactement. « Les Indiens, ces sauvagessans pitié », sont sur le point de nous ex-terminer. Après, il y a eu les Noirs. Après, il ya eu les immigrés chinois. Jack London, quiétait un auteur progressiste, une grande fig-ure du socialisme, a écrit des récits où il ap-pelait littéralement à exterminer par laguerre bactériologique tous les habitants dela Chine, car c’était le seul moyen de nous

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sauver. Ils envoient ces gens que nous pren-ons pour des coolies qui construisent lesvoies ferrées et des blanchisseurs qui laventnos vêtements, mais tout ça fait partie d’unplan pour infiltrer notre société. Ils sont descentaines de millions, et ils vont nous détru-ire. Nous devons donc nous défendre, et leseul moyen que nous ayons, c’est d’exterm-iner totalement la race chinoise par la guerrebactériologique.

Prenons Lyndon Johnson. En un sens, etquoi qu’on puisse penser de lui, c’était unpopuliste[213]. Ce n’était pas un faux Texancomme George Bush, c’était un vrai. Et il adit : « Sans supériorité aérienne, l’Amériqueest un géant ligoté, bâillonné, une proie fa-cile et impuissante pour n’importe quel nainjaune muni d’un canif. »[214] Dans l’un deses plus grands discours aux soldats améri-cains au Vietnam, Johnson a déclaré d’unton plaintif : « Il y a dans le monde trois mil-liards d’individus, et nous ne sommes que

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deux cents millions. Nous sommes inférieursen nombre, à quinze contre un. Si la forcefaisait le droit, ils envahiraient en masse lesÉtats-Unis et prendraient ce que nous avons.Nous avons ce qu’ils veulent. »[215] C’est unrefrain constant de l’impérialisme. Vous avezla botte sur le cou de quelqu’un et il est sur lepoint de vous détruire.

C’est vrai de toute forme d’oppression. Et,psychologiquement, c’est compréhensible. Sije suis en train d’écraser quelqu’un, de ledétruire, il faut bien que je me donne à moi-même une explication, et ça ne peut pasêtre : « C’est parce que je suis un monstresanguinaire. » C’est forcément de la légitimedéfense. Je me protège contre eux. Regardezce qu’ils me font. Sur le plan psychologique,l’oppression est inversée : l’oppresseur est lavictime qui se défend.

Cela fait maintenant vingt ans quenous faisons des interviews. Ne vousêtes-vous jamais senti comme le

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Sisyphe du mythe grec, qui s’épuise àfaire rouler son rocher jusqu’en hautde la montagne puis le voit dévaler ànouveau jusqu’en bas ?

Pas vraiment. D’abord, nous sommes pr-esque tous si privilégiés et si libres qu’avoirle sentiment que quelque chose est difficiledans notre vie serait vraiment scandaleux.Quelles que soient la répression et les vi-tupérations qui nous visent, ce n’est riencomparé à ce que les gens affrontent partoutailleurs. Nous plaindre est une sorte de luxeque nous ne devrions jamais nous accorder.Mais ce n’est pas tout : il y a eu des change-ments. Donc, on fait rouler le rocherjusqu’en haut de la montagne, mais onavance, aussi.

Vous faites parfois penser à Cas-sandre, toujours en train de mettre engarde. Votre dernier livre, Dominer lemonde ou sauver la planète ?, s’ouvre

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et s’achève sur un ton plutôt sin-istre[216].

Je pense que ces avertissements sontréalistes. Je commence Dominer le mondeou sauver la planète ? en citant Ernst Mayr,probablement le plus éminent biologiste dumonde, je le termine en citant Bertrand Rus-sell, le plus éminent philosophe du

XXe siècle, et ce qu’ils disent est juste. Onpourrait aisément ajouter d’autres auteurs.Daedalus, la revue de l’American Academyof Arts and Sciences, pinacle de la respectab-ilité des élites, vient de publier un articlesigné par deux sommités du courant domin-ant des études stratégiques, John Steinbru-ner et Nancy Gallagher, sur ce qu’on appellela « transformation du militaire », qui com-prend la militarisation de l’espace[217]. Mil-itariser l’espace, cela signifie, concrètement,mettre le monde entier en danger d’anéan-tissement instantané et sans avertissement.Que suggèrent Steinbruner et Gallagher pour

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y remédier ? Ils espèrent qu’une coalitiond’États pacifiques menée par la Chine se con-stituera pour contrer le militarisme etl’agressivité des États-Unis. C’est le seul es-poir qu’ils voient pour l’avenir. L’un des as-pects intéressants de leur raisonnement,c’est qu’ils désespèrent de la démocratieaméricaine, ou la méprisent – je ne sais pasquel est le mot juste. Les États-Unis nepeuvent être changés de l’intérieur, donc es-pérons que la Chine viendra nous sauver.Entendre ce type de réflexion au cœur mêmede l’establishment est sans précédent. Ce quej’ai écrit dans Dominer le monde ou sauverla planète ? est modéré en comparaison.

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8.Démocratie et

éducation

Lexington, Massachusetts(7 février 2005)

John Dewey, l’un des plus grands

penseurs du XXe siècle, a beaucoupinfluencé vos années de formation.Vos parents vous avaient inscrit dansune école « deweyenne » dePhiladelphie.

Mon père dirigeait le système scolairehébraïque à Philadelphie, où nous habitions,et il le faisait dans l’esprit de Dewey, c’est-à-dire en cherchant à mettre l’accent sur la

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créativité intellectuelle, les activités collect-ives, les projets stimulants. J’ai enseignédans ce cadre, moi aussi. Dans l’école oùj’étais élève, toutes les matières habituellesétaient traitées, mais en privilégiant lespréoccupations, les engagements et lacréativité de l’enfant. Il n’y avait aucunecompétition entre les élèves. Quand j’ai quit-té cette école pour entrer au lycée, je nesavais même pas que j’étais ce qu’on appelleun « bon élève ». Au lycée, nous étions tousclassés, donc chacun voyait bien où il sesituait. Avant, le problème n’existait mêmepas.

Pourquoi vos parents vous ont-ilsmis dans cette école ?

En partie parce qu’ils travaillaient : jedevais donc rester à l’école toute la journée.Mais je n’aurais pas voulu être ailleurs. J’ysuis entré vers dix-huit mois et j’y suis restéjusqu’à la classe de quatrième.

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Parlez-moi de votre père. Quelleétait votre relation avec lui ? Il a étévotre premier professeur, bien sûr,mais aussi, je crois, votre premieremployeur.

C’était un hébraïsant. Nous avions une re-lation très chaleureuse. Nous ne passions pasénormément de temps ensemble – pendantla journée, j’étais à l’école, ou dans la rueavec mes amis –, mais celui que nous avonspartagé a été important, riche de sens. Levendredi soir, nous lisions ensemble de la lit-térature hébraïque traditionnelle et mod-erne. Puisque mes parents étaient ensei-gnants, nous avions de longues vacancesd’été. Mon père travaillait pendant lajournée, mais il revenait en fin d’après-midiet nous allions tous nager ensemble. Versonze ou douze ans, je crois, j’ai commencé àm’intéresser à son travail intellectuel. Il ter-minait une thèse de doctorat sur David Kim-hi, le grammairien médiéval de l’hébreu, et je

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me rappelle l’avoir lue. Je lisais aussi ses art-icles, et nous en discutions.

Pensez-vous que le fait de maitriserune langue complexe, à la grammairetrès dense, a contribué à vous formerl’esprit ?

Difficile à dire. Cela a éveillé chez moi,c’est sûr, un intérêt pour la linguistiquesémitique, que j’ai étudiée à l’université, etexercé probablement une influence indirectesur mon choix de faire de la linguistique –mais je ne peux pas vraiment la cerner.

Dans De la propagande, vous avezdit : « Mon développement intellectuela été retardé quand je suis entré aulycée. J’ai sombré dans une sorte detrou noir. »[218]

C’est tout à fait ça. Entrer au lycée a étéun peu un choc. C’était un lycée très scol-aire : rigueur et discipline. Pratiquementtout me déplaisait, sauf mes amis. Mais je

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m’en souviens très peu, alors que l’écoleprimaire et la suite jusqu’en quatrième m’ontlaissé des souvenirs très vifs. Le lycée, j’avaisvraiment hâte d’en sortir.

Après, je suis allé à l’université locale dePhiladelphie – l’université de Pennsylvanie.Je n’avais d’autre intention que d’habiter à lamaison, travailler au college et prendre lebus entre les deux, et cela me convenait par-faitement. Le programme paraissait intéress-ant, stimulant. Mais au bout d’environ un an,j’ai perdu mes illusions. J’ai compris quetout cela n’était qu’une assommante continu-ation du lycée, et j’ai bien failli toutabandonner.

Mais vous avez rencontré ZelligHarris[219], qui enseignait la lin-guistique à l’université dePennsylvanie.

Je l’ai rencontré par le biais de la poli-tique, quand j’avais dans les dix-sept ans.

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J’étais un étudiant de deuxième année trèstenté de laisser tomber les études et, de fait,consacrant fort peu de temps aux travauxuniversitaires – je pense que ma matièreprincipale, à l’époque, devait être le hand-ball. J’étais aussi très engagé dans lemouvement sioniste, plus précisément danssa tendance binationale, anti-État, et il setrouvait que Harris était une grande figurede cette mouvance. C’était un personnagetrès charismatique, intellectuellement stimu-lant, dont les autres centres d’intérêt – lapensée anarchiste, la gauche antibolchev-ique, etc. – étaient aussi ceux que j’essayaisd’explorer de mon côté.

Je me doute, avec le recul, que Harris es-sayait de me ramener à l’université. Il ne ledisait pas, mais il m’a suggéré de venir suivrecertains de ses cours de second cycle, et jel’ai fait. Il y avait quelques enseignantsvraiment excellents, éparpillés dansdifférentes disciplines, un en

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mathématiques, un en philosophie, un ail-leurs. En choisissant bien, on pouvait rece-voir une formation excitante, sans trop destructures formelles. Et Penn[220] était as-sez décontractée pour que cela ne pose pasproblème.

Avez-vous jamais vraiment eu unparchemin, un diplôme ?

J’ai fini par obtenir tous les diplômes enbonne et due forme, mais sans avoir satisfaitaux formalités habituelles. Le départementde linguistique était assez peu structuré.Fondamentalement, c’est Harris qui le diri-geait. En un sens, cela m’a avantagé de metrouver dans une université qui n’était pastrès prestigieuse : il n’y avait pas de formal-ités pesantes, de surveillance tatillonne, etc.On pouvait faire plus ou moins ce qu’onvoulait – du moins, moi, je l’ai pu.

Donc, si l’on inclut vos premièresannées, vous êtes enseignant depuis

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plus de six décennies. Vous avez eudes milliers d’élèves. Quelles qualitésprivilégiez-vous chez un étudiant ?

L’indépendance d’esprit, l’enthousiasme,l’attachement au champ d’étude, et lavolonté de mettre en question, d’explorer desdirections nouvelles. Quantité de gens ontces qualités, mais l’école tend à lesdécourager.

Vous arrive-t-il de tant impression-ner des étudiants – par votrecélébrité, veux-je dire – qu’ils n’osentpas contester certaines de vosassertions ?

À l’occasion. C’est parfois arrivé avec desétudiants issus des systèmes d’éducation tra-ditionnels des pays d’Asie, par exemple. Maisdans un endroit comme le MIT, c’est plutôtrare. C’est une université à base scientifique :les étudiants y sont incités à la recherche, àla remise en cause, au questionnement.

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Tout en avançant dans votre car-rière de linguiste, vous vous êtes en-gagé davantage en politique. Qu’enont pensé vos parents ? N’ont-ils pascraint que cela ne vous attire desennuis ?

J’ai toujours été engagé politiquement.Mais dans les années 1960 ils ont eu de quois’inquiéter, car j’ai été arrêté, j’ai risqué laprison, etc. Quand le problème d’Israël et desPalestiniens est devenu central, notammentaprès 1967, et qu’il y a eu cet énorme torrentde diffamations, de haine, d’injures, dedénonciations, ils ont soutenu mes idées,mais c’était difficile pour eux. Ils vivaient pr-esque dans un ghetto juif, et ils étaient ul-cérés par ces insultes hystériques, ces at-taques personnelles. Mon père a même écritdes réponses dans la presse hébraïque contrecertaines accusations. Ce n’était pas facilepour eux. En fait, plus ou moins

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inconsciemment, j’ai probablement arrondiles angles tant qu’ils ont été en vie, pour lesépargner.

Vous avez reçu une formation ensciences exactes, où le critère suprêmeest la preuve expérimentale, tandisque l’idéologie, souvent, n’a besoind’aucune preuve.

En fait, quand on est vraiment attaché àune idéologie, on nie les preuves et on s’ef-force de les éviter. Cela dit, je n’ai pas reçu deformation en sciences exactes. J’ai une cer-taine culture scientifique –j’ai même trav-aillé dans les mathématiques, un moment –,mais n’exagérons pas. Comme je l’ai dit, jen’ai pratiquement aucune formationrégulière dans aucun domaine, même en lin-guistique. Je suis avant tout un autodidacte.Mais je ne vois pas pourquoi on n’étudieraitpas l’histoire, la société, l’économie par desméthodes fondamentalement semblables àcelles qu’on utilise en science. Les preuves

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empiriques sont d’une importance cruciale.Mais elles nous submergent : il faut essayerde choisir ce qui est le plus significatif.Inévitablement, on aborde le concret aveccertaines convictions, certains principes,qu’il faut garder ouverts au questionnement.Les problèmes sont différents en histoire eten physique, mais les méthodes d’approchedevraient être à peu près les mêmes.

On vous dit parfois anarchosyndic-aliste, et je vous ai entendu vousdéfinir comme un conservateur à l’an-cienne. Comment ressentez-vous cesétiquettes ?

Je ne les utilise pas, mais je suis tout àfait conscient que mes idées sont issues de latradition anarchosyndicaliste. Je pense quel’anarchosyndicalisme est une approche rais-onnable aux problèmes généraux de la so-ciété humaine. Bien sûr, on ne peut pasprendre les théories anarchistes et les appli-quer mécaniquement. Mais le contrôle

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ouvrier sur l’industrie et le contrôle popu-laire sur les localités me paraissent unfondement sensé pour une société complexecomme la nôtre. Quant à « conservateur àl’ancienne », je voulais par cette expressionévoquer mes gouts personnels en musique,en littérature, etc., et dire aussi que je croisen la valeur des doctrines libéralesclassiques. Elles non plus ne sont pas méca-niquement applicables au monde modernedans le langage où elles ont été formulées,mais je pense qu’il faut avoir beaucoup de re-spect pour les idéaux des Lumières – la ra-tionalité, l’analyse critique, la liberté d’ex-pression, la liberté d’investigation – et qu’ondevrait essayer de les élargir, de les modifieret de les adapter à une société moderne.

On entend souvent parler, depuisquelque temps, d’ » offensive contreles idées des Lumières », en particuli-er dans l’éducation : on enseigne l’ab-stinence et non les autres moyens de

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se protéger dans sa vie sexuelle, ondéfend le créationnisme, des manuelsscolaires sont censurés. Êtes-vous in-quiet de cette évolution ?

C’est un trait très inquiétant de la cultureaméricaine. Aucun autre pays industriel neprésente un phénomène comparable auniveau d’extrémisme religieux et d’attache-ment à des idées irrationnelles que l’on voitcouramment aux États-Unis. Devoir éviterd’enseigner l’évolution, ou faire semblantqu’on ne l’enseigne pas, c’est une situationunique dans le monde industriel. Et les stat-istiques sont ahurissantes. La moitié de lapopulation, en gros, pense que le monde aété créé il y a environ deux mille ans. Unpourcentage très important, un quart peut-être, dit avoir personnellement vécu une ex-périence de born-again – un retour à la reli-gion. Un nombre très important de genscroient en ce qu’on appelle the Rapture,l’Enlèvement[221]. De grosses majorités

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croient fermement aux miracles, à l’existencedu diable, etc.

Ces modes de pensée remontent très loindans l’histoire américaine, mais, cesdernières années, ils ont eu sur la vie socialeet politique un impact sans précédent. AvantJimmy Carter, par exemple, aucun présidentdes États-Unis n’a eu besoin de jouer au fan-atique religieux, mais après lui tous ont dû lefaire. Ce qui a contribué à un réel affaiblisse-ment de la démocratie depuis les an-nées 1970. Carter, probablement sans levouloir, a enseigné cette leçon : en seprésentant, sincèrement ou non, comme unchrétien évangélique qui craint la Bible, onpeut mobiliser un vaste électorat. Jusque-là,les croyances religieuses relevaient du do-maine privé. Il y a eu une mainmisedélibérée de l’industrie des relations pub-liques sur le système électoral : aujourd’hui,elle vend les candidats comme des produits.Et l’image d’un croyant à la foi profonde,

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craignant Dieu, capable de nous protéger desmenaces du monde moderne, ça se vendbien.

Je travaille à la radio, et nous nepouvons pas passer à l’antenne Howld’Allen Ginsberg[222], peut-être l’un

des plus grands poèmes du XXe siècle,parce qu’il contient un mot interdit.Nous ne pouvons pas diffuser la chan-son de Bruce Cockburn[223] Call ItDemocracy parce qu’elle contient despropos très désobligeants sur le FMI.Ni Hurricane, la chanson de BobDylan sur l’injuste incarcération ducélèbre boxeur Rubin « Hurricane »Carter[224] : il y a aussi un mottabou.

Il y a une grande offensive contre la liber-té d’expression partout, à la radio, dans lesuniversités. Plus d’une douzaine de parle-ments d’États fédérés discutent à présent deprojets de loi – que certains d’entre eux, je

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suppose, vont voter – visant à contrôler ceque disent les professeurs en salle de classepour s’assurer qu’ils « n’endoctrinent pas lesélèves »[225]. Comme l’a expliqué l’un deceux qui parrainent ces projets de loi, « 80 %des [enseignants] […] sont des démocrates,des libéraux, des socialistes, ou des com-munistes encartés »[226]. Cela relève d’unevieille fibre « nativiste »[227] dont on faitaujourd’hui une arme contre toute institu-tion qui n’est pas entièrement achetée oucontrôlée. Il est clair que les universités sontde droite, mais elles ne sont pas des filiales à100 % du monde des affaires, et ça c’estinacceptable.

Il y a aux États-Unis une tradition vivantede liberté académique. Elle est très import-ante, il ne faut pas la dénigrer. Cette liberté aété attaquée, mais on l’a protégée et défen-due. Si elle a subi de graves revers au débutdes années 1950, l’épreuve a été finalementsurmontée et nous avons même vu quelques

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excuses et rétractations des institutions pourleur comportement passé. Mais la libertéacadémique est attaquée constamment. Etaujourd’hui la pression monte, dans le cadrede l’effort pour assoir la domination de l’ex-trême droite. Tout ce qui échappe à son con-trôle doit être réprimé et discipliné.

J’aimerais maintenant vous poserune question sur les armes nucléaires.On vient d’annoncer que les États-Unis en développent une nouvellegénération.

Les puissances nucléaires signataires dutraité de non-prolifération des armes nuc-léaires (TNP) ont obligation de mener desnégociations de bonne foi pour éliminerleurs arsenaux atomiques. C’est un élémentdu compromis dans le cadre duquel lesautres pays ont accepté de ne pas se doter del’arme nucléaire. Toutes les puissances nuc-léaires du TNP ont violé l’accord, mais les ré-centes initiatives de l’administration Bush

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dépassent de très loin le « non-respect desengagements pris ». Ces mesures sontprésentées comme anodines : nous allonssimplement améliorer les armes et les rendreplus sures. En réalité, nous nous dirigeonsprobablement vers une reprise des essaisnucléaires et le développement d’armementsplus destructeurs. C’est d’autant plusdangereux que les États-Unis se réservent of-ficiellement le droit d’utiliser les armes nuc-léaires dans une première frappe, mêmecontre des puissances non nucléaires. Nousentendons dire tous les jours que des paysnon nucléaires sont peut-être en train de de-venir nucléaires, et nous ne le souhaitonssurement pas. Mais quand ce sont les puis-sances nucléaires qui violent le traité, c’estbeaucoup plus grave et dangereux. Elles ontdéjà conduit plusieurs fois le monde tout aubord de la destruction, et elles vont trèsprobablement recommencer.

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L’année 2005 marque le soix-antième anniversaire des bombarde-ments atomiques d’Hiroshima et deNagasaki. Vous aviez seize ans àl’époque. Qu’est-ce que cela vous afait ?

J’étais à ce moment-là moniteur stagiairedans une colonie de vacances de languehébraïque, quelque part dans les montagnesPoconos, près de Philadelphie où nous vivi-ons. Nous venions d’entendre les informa-tions. Et je me rappelle très bien en avoir été,si je puis dire, doublement secoué : d’abordpar la nouvelle, puis par l’indifférencegénérale, qui m’a paru si stupéfiante, si in-croyable, que je suis parti dans les bois oùj’ai passé deux heures tout seul, à y penser.

Peut-être était-ce parce que per-sonne ne pouvait comprendre ce quecela voulait dire ? Ce n’était qu’unegrosse bombe de plus ?

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Je ne crois pas. C’est un phénomène quin’est pas si rare. Est-ce surprenant que lesgamins d’une colonie de vacances n’aient pasprêté grande attention à cette nouvelle, qu’ily avait eu un bombardement atomique ? Re-montons un ou deux mois plus tôt. Enmars 1945, il y a eu un raid aérien surTokyo : cette ville avait été prise pour cibleparce que les Alliés savaient qu’ils pouvaientfacilement la détruire, puisqu’elle était es-sentiellement en bois. Nul ne sait combien ily a eu de morts. 100 000 personnes, peut-être, ont été brulées vives. Vous souvenez-vous de la moindre discussion là-dessus ? Enfait, le cinquantième anniversaire du bom-bardement incendiaire est passé pratique-ment inaperçu.

Quand vous pensez à toutes ces an-nées d’enseignement et de militant-isme – qu’avez-vous cherché à faire ?

Mon enseignement et mon militantismeont des objectifs différents. Dans

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l’enseignement et la recherche, qui sont insé-parables, mon but est de comprendrequelque chose de la nature de l’esprit hu-main. Je m’intéresse particulièrement aulangage, mais en tant que fenêtre ouverte, enquelque sorte, sur la nature des systèmescognitifs – des systèmes de pensée, d’inter-prétation et de préparation à l’action. J’aimes propres centres d’intérêt. L’un d’eux estun sujet qui a été très difficile à étudierjusqu’à tout récemment : dans quelle mesureles caractéristiques des systèmes biolo-giques – et je considère que les systèmes depensée, de préparation à l’action et de lan-gage sont des systèmes biologiques –peuvent-elles être déterminées par des pro-priétés très générales de la loi physique, desprincipes mathématiques, etc. ? Aujourd’hui,on commence à avoir des intuitions sur cesquestions. Ce travail est très excitant, dumoins pour moi, depuis quelques années.

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Quant au militantisme, c’est simple. Il y aune immense souffrance, une énorme misèrehumaine qu’on peut alléger et éliminer. Il y aune oppression qui ne devrait pas exister. Il ya une lutte permanente pour la liberté. Il y ade très graves dangers : l’espèce humaine sedirige peut-être vers son extinction. Je n’ar-rive pas à comprendre comment quelqu’unpeut juger inintéressant d’essayer d’aider lesgens à s’engager davantage dans une réflex-ion sur ces problèmes et une action à leursujet.

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9.Un autre monde est

possible

Lexington, Massachusetts(8 février 2005)

Nous avons parlé de la montée dufondamentalisme religieux aux États-Unis. Comment s’explique-t-elle, selonvous ?

Ce n’est pas vraiment une montée. Cepays est profondément religieux depuislongtemps. En fait, je déteste utiliser le motreligieux. L’une des raisons pour lesquellesje n’aime pas ce terme, c’est que l’on pourraitsoutenir que la religion organisée est

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sacrilège. Elle est fondée sur des conceptionstrès étranges de la divinité. S’il existait undieu, ça ne lui plairait pas. Mais employonstout de même le mot. Les États-Unis sont unpays très religieux depuis l’origine. LaNouvelle-Angleterre a été colonisée par desfondamentalistes extrémistes qui se con-sidéraient comme les enfants d’Israël, fidèlesaux ordres du dieu guerrier qu’ils adoraienten purifiant le pays des Amalécites. Quandon lit les récits de certains massacres, celuides Pequot par exemple, on croirait deschapitres empruntés aux livres les plus géno-cidaires de la Bible, que les colons, d’ailleurs,citaient abondamment. L’expansion versl’ouest a été stimulée par un fondamental-isme religieux d’origine pseudo-biblique. Lesterritoires espagnols ont été conquis au nomde la nécessité d’extirper l’hérésie papiste.

En général, les croyances religieuses ex-trémistes sont inversement corrélées à l’in-dustrialisation : plus la modernisation est

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poussée, moins il y a d’attachement à l’ex-trémisme religieux. Mais aux États-Unis,cette règle s’effondre complètement. Noussommes comme une société sous-développéeà cet égard. Je me souviens d’avoir traverséle pays en voiture il y a cinquante ans enécoutant la radio. Je n’en croyais pas mes or-eilles. Des prédicateurs délirant, hurlant…c’est vraiment inimaginable partout ailleurs.

Quant aux changements de ces dernièresannées, je pense qu’ils concernent moins leniveau de religiosité que l’irruption de la reli-gion au sein du système politique et de la viepublique. Nous avons dit que tous les présid-ents depuis Carter ont été tenus d’être « reli-gieux », mais on peut observer ce processusdans tous les domaines.

L’enseignement de l’évolution, jugé nor-mal dans tout autre pays, est extrêmementdifficile aux États-Unis. Et depuis longtemps.Je me souviens de l’époque où ma femmeétudiait la sociologie à l’université, à la fin

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des années 1940. Elle m’avait rapporté cettephrase de son professeur : « Le prochaincours portera sur l’évolution. Vous n’avez pasà y croire. Mais il est bon que vous sachiez ceque pensent certaines personnes. » Je necrois pas que cela pourrait se produire dansun autre pays industriel. Et ce n’était pas leSud profond. C’était l’université dePennsylvanie. Donc, nous pouvons discuterdes causes de l’extrémisme religieux auxÉtats-Unis, mais c’est un aspect indéniablede l’exception américaine, un parmi tantd’autres.

L’une des causes possibles est unphénomène dont nous avons déjà parlé : lesÉtats-Unis ont toujours été un pays vivantdans la peur. Ici, le sentiment d’insécurité estparticulièrement fort, ce qui pourrait avoirun lien avec l’ampleur du fondamentalismereligieux. Les États-Unis sont le pays le pluspuissant et le plus sûr du monde, et de trèsloin, mais aussi celui qui se sent le plus en

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danger. John Lewis Gaddis[228], le célèbrehistorien, a récemment publié une analysefavorable de la Stratégie de sécurité na-tionale de Bush. Il en repère l’origine dansl’histoire des débuts des États-Unis, et re-monte notamment à John QuincyAdams[229], qui a mis au point la grandestratégie de conquête du continent. La clé devoute de son raisonnement est un célèbrearticle qu’Adams a rédigé en 1818 pour justi-fier la conquête de la Floride par AndrewJackson pendant la première guerre sémin-ole[230].

Gaddis cite cet argument d’Adams : ilétait nécessaire d’attaquer la Floride pourprotéger la sécurité américaine, car cettezone était un « État raté » – il a vraimentutilisé l’expression –, une sorte de « vide dupouvoir » qui menaçait les États-Unis.

Mais, si l’on examine la recherche scienti-fique réelle, cela devient tout à fait intéress-ant. Gaddis sait surement que les livres

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savants qu’il cite soulignent que l’invasion dela Floride par Andrew Jackson n’avaitstrictement rien à voir avec la sécurité.C’était une entreprise d’expansion, une tent-ative pour s’emparer des colonies es-pagnoles. Et les seules menaces étaient desIndiens « sans foi ni loi » et des esclaves enfuite. Les Indiens étaient « sans foi ni loi »parce qu’ils se faisaient chasser de leurs foy-ers et assassiner, et les esclaves étaient enfuite parce qu’ils ne voulaient pas être es-claves. Il y avait des attaques indiennescontre des colonies américaines, maisc’étaient des représailles contre des agres-sions américaines. On appelait cela du ter-rorisme, bien sûr, et pour nous en protégernous avons dû conquérir la Floride.

Que veut prouver Gaddis ? Qu’il y a unprincipe directeur dans l’histoire des États-Unis : la seule façon d’obtenir la sécurité,c’est l’expansion. Comme nous n’avions pasenvahi la Floride, nous étions en état

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d’insécurité, et pour avoir la sécurité il a fallul’expansion. Les combats pour s’emparer dela Floride ont tourné à une véritable guerred’extermination – sanguinaire, brutale,haineuse. Mais aucun problème, puisquenous l’avons fait pour la sécurité. On peutsuivre ce thème à travers l’histoire, jusqu’ànos jours. C’est par les mêmes argumentsqu’est justifiée, à l’heure où nous parlons, lamilitarisation de l’espace : le seul moyend’être en sécurité, c’est l’expansion dans l’es-pace, et finalement sa possession.

Il y a une autre face de la religionaux États-Unis : la dissidence, l’op-position. On l’a vu dans le mouvementde solidarité avec l’Amérique centraleau cours des années 1980, et plusrécemment pendant l’invasion del’Irak : certains ecclésiastiques, cer-taines Églises ont protestéouvertement.

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L’Amérique centrale a été un cas tout àfait frappant, parce que les États-Unis, aufond, faisaient la guerre à l’Église catholique.Dans les années 1960 et 1970, l’Église cath-olique en Amérique latine s’était vraimentéloignée de sa vocation traditionnelle. Elleavait adopté certaines thèses de la théologiede la libération, et elle avait admis ce qu’onappelait « l’option préférentielle pour lespauvres ». Des prêtres, des religieuses, desauxiliaires laïques rassemblaient les paysansen communautés : ils lisaient les Évangiles eten tiraient des leçons d’organisation, dont ilspouvaient se servir pour essayer de repren-dre le contrôle de leur vie. Ce qui a immédi-atement fait de ces religieux, bien sûr, de ter-ribles ennemis des États-Unis, et Washing-ton a déclenché une guerre pour les détruire.Par exemple, l’un des arguments publi-citaires de la School of the Americas, qui en2000 a pris le nom de Western HemisphereInstitute for Security Cooperation, c’est que

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l’armée américaine a contribué à « vaincre lathéologie de la libération », ce qui est ex-act[231].

Le mouvement de solidarité avecl’Amérique centrale des années 1980 quis’est développé aux États-Unis a été unphénomène entièrement neuf. Je ne croispas qu’il y ait eu quelque chose de ce genredans l’histoire de l’Europe. Je ne connaispersonne en France qui soit allé vivre dansun village algérien pour aider les gens et lesprotéger contre les paras français en ma-raude. Mais, au cours des années 1980, desdizaines de milliers d’Américains sont allésprotéger des populations agressées par lesÉtats-Unis. Le foyer de ces mouvements desolidarité américains des années 1980 ne setrouvait pas dans les universités huppéesmais dans des églises, dont certaines églisesdu Midwest et des zones rurales. Ce n’étaitpas comme dans les années 1960. Il s’agissaitd’« Américains moyens ».

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Il est intéressant de réfléchir à ce qui s’estpassé à l’époque. Voici un pays jugé très reli-gieux, les États-Unis, qui part en guerrecontre une religion organisée. Et la raison,c’était que l’Église œuvrait pour les pauvres.Tant que la religion travaille pour les riches,c’est très bien ; mais pour les pauvres, non.

Changeons de sujet : passons àl’économie de l’empire. Aujourd’hui ledollar est faible, les déficits publicsmontent, l’endettement des consom-mateurs aussi, les taux d’intérêt descartes de crédit augmentent, les tauxd’épargne personnelle n’ont jamaisété aussi bas, et les investisseursétrangers financent la dette améri-caine en achetant des bons du Trésor.Combien de temps cela peut-il durer ?

On ne sait pas vraiment. Pour la dette, lasituation est compliquée. L’endettement desménages est gigantesque mais celui desfirmes est très faible. Les entreprises font

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d’immenses profits. C’est l’une des com-posantes de la réorganisation en cours del’économie, dans l’intérêt des super-riches etdes firmes et au détriment de la masse de lapopulation. Le rapport revenu imposé surPIB n’a peut-être jamais été aussi faible, et lapart des ménages est bien plus lourde qu’av-ant. Les entreprises ne paient quasiment pasd’impôts. Le taux de la taxe sur les sociétésest déjà très bas, mais celles-ci ont mis aupoint toute une gamme de techniques com-pliquées, si bien que, souvent, elles ne paientrien du tout.

Je vais vous donner un exemple. Au mi-lieu des années 1990, les « marchésémergents » latino-américains, comme ondisait, ont suscité beaucoup d’excitation. Parcuriosité, je me suis mis à lire les rapports dudépartement du Commerce sur l’investisse-ment direct étranger (IDE) en Amérique lat-ine. Il avait effectivement augmenté au mi-lieu des années 1990, mais sa composition

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était des plus intéressantes. Invariablement,à peu près 25 % de l’IDE allait aux Ber-mudes, 15 % aux iles Caïmans britanniqueset 10 % à Panama. Cela fait, en gros, 50 % dece qu’ils appellent « investissement directétranger », et cet argent ne servait surementpas à construire des aciéries. Il s’agissait toutbonnement de flux financiers vers diversparadis fiscaux. Quant au reste, l’essentiel al-lait aux fusions et acquisitions, etc. Ce sontdes sommes gigantesques. L’échelle du volpur et simple dont se rend coupable lepouvoir des grandes firmes est énorme.

En tout cas, les entreprises et les riches nepaient pratiquement pas d’impôts, donc celava très bien pour eux. Mais la masse de lapopulation a subi trente ans de stagnation oude baisse des salaires réels, d’allongement dela durée du travail et de réduction des avant-ages sociaux. Je ne crois pas qu’il y ait eu unepériode comme celle-là dans l’histoireaméricaine.

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Les États-Unis restent un pays très riche.Ils ont des atouts énormes, la taille, les res-sources, tout ce qu’on peut imaginer. Mais ilssont soumis à une politique intérieure effray-ante. Les économistes prudents s’arrachentles cheveux en voyant l’administration Bushenfermer délibérément le pays dans une situ-ation d’endettement incroyable. L’idée deBush et de ses collaborateurs, c’est de trans-férer les couts aux générations futures. Telest leur plan fondamental. Leurs valeurs,c’est de servir les riches et les puissants entransférant les couts à la masse de la popula-tion des générations futures. Les voilà, leurs« valeurs morales » dont on parle tant.

Prenons le cout de la santé, qui augmenteimmensément. Les États-Unis ont un sys-tème de santé extrêmement inefficace, le piredu monde industriel, avec d’énormesdépenses, bien plus élevées que dans toutautre pays, et des résultats relativementmauvais. Et les dépenses continuent à

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monter, à cause de la puissance fantastiquedes firmes pharmaceutiques et de tous lescouts de gestion qu’implique un système desanté privé. C’est une crise réelle, pas commecelle de la Social Security, qui n’existe pas.

Pourquoi veulent-ils réformer la caisse deretraites publique et pas le système desanté ? Cela me parait évident. Prenezquelqu’un comme moi, professeur d’uni-versité excessivement bien payé, et au-jourd’hui à la retraite. Je reçois la pension dela Social Security, mais cela ne représentepas une si grande partie de mes revenus. Jebénéficie de soins médicaux fantastiques,parce que je suis riche et que les soins sontrationnés en fonction de la richesse. Quandon est riche, le système fonctionne très bien.Les compagnies d’assurances, les HMO, lesfirmes pharmaceutiques font vraiment mer-veille. Pour les riches, tout va très bien. Lagrande majorité de la population n’a pas ac-cès à des soins médicaux décents ? Ce n’est

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pas notre problème. Le cout de la santé estastronomique ? Tant pis.

L’administration a récemment annoncéune réduction du financement fédéral deMedicaid[232]. Seuls les pauvres en souffri-ront, donc pas de problème. Mais la SocialSecurity, ça, c’est un problème : elle ne faitabsolument rien pour les riches. C’est un sys-tème inutile.

Combien de temps tout cela peut durer, jecrois que personne ne le sait vraiment. Ilpeut y avoir une révolte, il peut y avoir unénorme krach économique, il peut y avoirune politique aventuriste conduisant à unegrande guerre.

À propos de la santé, vous m’avezdit dernièrement que vous aviez faitune visite à la clinique du MIT.

Je suis au MIT depuis longtemps, doncnous connaissons, ma femme et moi, denombreux membres de l’équipe médicale. Ils

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disent qu’ils passent maintenant 40 % deleur temps, peut-être, à remplir des formu-laires. Ils sont soumis à une surveillance et àun contrôle constants. Ils perdent énormé-ment de temps à produire des tonnes de pa-perasses qui ne sont pas nécessaires. Et toutcela, ce sont des couts.

Les économistes ont une façon très idéo-logique de mesurer les couts. Je suis sûr quevous avez déjà fait l’expérience, mais suppo-sons que vous vouliez commander un billetd’avion, faire corriger une erreur sur votrerelevé bancaire, suspendre la livraison àdomicile de votre journal, etc. Avant, vouspouviez passer un seul coup de fil, parler àquelqu’un et régler le problème en deuxminutes. Maintenant, que se passe-t-il sivous appelez un numéro ? Vous avez un mes-sage préenregistré qui dit : « Merci de votreappel. Nous vous remercions de nous avoirchoisis. Tous nos conseillers sont en ligne. »Puis, vous avez un menu auquel vous ne

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comprenez rien, et qui de toute manière necomporte pas ce que vous voulez. On finitdonc par vous dire : « Veuillez patienter. Unconseiller va prendre votre appel. » Alorsvous attendez, et on vous passe une petitechanson, interrompue de temps à autre parla même voix préenregistrée qui vous prie decontinuer à patienter. Et vous pouvez at-tendre pendant une heure. Enfin, quelqu’unvient en ligne : il se trouve probablement enInde, il ne sait pas très bien de quoi vousparlez… Résultat : peut-être aurez-vous ceque vous voulez, mais peut-être pas.

Mesuré à la mode des économistes, toutcela est extrêmement efficace. Cette méthodeaccroit la productivité, et la productivité,c’est l’essentiel, parce que c’est elle quiaméliore la vie de chacun. Pourquoi est-ceefficace ? Parce que c’est moins cher pour lesentreprises. Les couts sont transférés auxconsommateurs, bien sûr, mais là, on ne lesmesure plus. Personne ne mesure le temps

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qu’il vous faut pour faire réaliser une tâchesimple, corriger une erreur, etc. On ne lecompte pas, tout simplement. Si l’on prenaiten compte ce genre de couts réels,l’économie serait parfaitement inefficace.Mais le principe idéologique est clair :compter uniquement les couts qui pèsent surles riches et sur les entreprises.

Une étude récente de la Harvard MedicalSchool et de Public Citizen a comparé les sys-tèmes de santé des États-Unis et duCanada[233]. Elle a conclu que les États-Unis dépensent chaque année en couts ad-ministratifs plusieurs centaines de milliardsde dollars de plus que le Canada. Ces cherch-eurs ont entrepris, entre autres, de comparerl’un des principaux hôpitaux de Boston avecun grand hôpital de Toronto. Quand leuréquipe a visité l’établissement de Toronto,elle a demandé à voir le service des factura-tions. Personne ne savait où il était. Finale-ment, on a découvert un petit bureau

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quelque part au sous-sol qui avait une sec-tion facturation pour les citoyens américainsqui se rendent au Canada. À Boston, le ser-vice des facturations occupe tout un étageplein de comptables, d’ordinateurs et de pa-perasse. Ça fait des frais !

Au cours d’un de vos exposés dansle cadre du programme de Harvardpour la formation des syndicalistes,vous avez dit que les États-Unis ontbel et bien une forme de « couverturemaladie universelle ». Cela s’appelleles urgences. Explication ?

La plupart des États ont des lois stipulantque, si vous vous présentez aux urgences, ondoit vous soigner même si vous n’êtes pas as-suré. C’est donc une couverture universelle.Parfois, il y a une telle affluence aux ur-gences que tout le monde ne peut pas entrer.Et si l’on y parvient, il faudra peut-être at-tendre longtemps pour bénéficier dessecours d’un médecin. L’un de mes amis a dû

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emmener à l’hôpital son père gravementmalade. Celui-ci n’ayant pas d’assurancemaladie, mon ami a dû s’installer aux ur-gences pendant trois jours en lui apportantde quoi manger et en s’occupant de lui avantque les médecins l’aient vu. Son père n’étaitpas à l’agonie, il avait seulement besoind’être soigné.

Il y a deux ou trois mois, j’ai eu dessaignements de nez incontrôlables. Ils nemenaçaient pas ma vie, mais étaient sacré-ment gênants. J’ai appelé le MIT et ils m’ontdit d’aller à la Lahey Clinic, un complexehospitalier très chic pour personnes trèsélégantes, proche de mon domicile. Je mesuis donc rendu aux urgences de la Lahey, oùj’ai attendu deux ou trois heures. Après quoij’ai été enfin traité par un spécialiste infini-ment plus compétent que ce qui était néces-saire dans mon cas. Le système des urgencesne donne pas aux patients le type de soinsdont ils ont besoin. Il fait perdre un temps

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considérable. Il ne fait pas de médecinepréventive, celle qui cherche à éviter auxgens de tomber malades. C’est le type decouverture universelle le plus couteux et leplus inefficace qu’on puisse imaginer.

Le centre-ville de Boston a deux grandshôpitaux, situés juste à côté l’un de l’autre :l’hôpital de la ville de Boston, géré par la mu-nicipalité, et un hôpital privé qui fait partiedu système de soins Tufts. Je suis allé il y aquelque temps faire une conférence au per-sonnel de l’hôpital de la ville de Boston, et onm’a dit : si une ambulance se présente auTufts Medical Center, elle sera souvent réori-entée sur l’hôpital municipal. C’est que, siune ambulance amène un malade dans unhôpital, celui-ci doit s’occuper du patient et,s’il est indigent, payer pour lui. Ils préfèrentque ce soit la ville qui paie, donc ils l’envoi-ent à la porte à côté.

Ce problème devrait être unénorme levier pour mobiliser la

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population. Quarante-cinq millionsd’Américains n’ont pas la moindre as-surance maladie, et pourtant les genssemblent plus préoccupés par JanetJackson qui a montré ses seins au Su-per Bowl[234].

Je ne crois pas que cela les préoccupedavantage. Je pense qu’ils sont très sensiblesau problème de la santé. Chaque fois que laquestion est posée dans les sondages, elle estclassée comme une des préoccupations ma-jeures. La dernière fois que j’ai vu l’une deces enquêtes, je crois qu’environ les troisquarts de la population voulaient une haussedes dépenses publiques de santé[235].

Je connais bien ces sondages, maisce qui me frappe, c’est que descentaines de milliers de personnessont descendues dans la rue pour pro-tester contre la guerre en Irak, et quela santé, qui touche tout le monde, neparait pas un problème aussi urgent.

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Les centaines de milliers de personnesdans la rue, c’est ponctuel. On organise unemanifestation et les gens viennent. Puis laplupart rentrent chez eux et reprennent lecours de leur vie. La santé, c’est une toutautre question. On n’y arrivera pas avec uneseule manifestation. Il faut une sociétédémocratique qui fonctionne, avec des asso-ciations populaires, des syndicats, desgroupes politiques travaillant en permanencesur le sujet. C’est de cette façon-là qu’on peutorganiser les gens pour obtenir un systèmede santé publique. Mais c’est ce qui nousmanque.

Les États-Unis sont fondamentalementun « État raté », comme on dit. Ils ont desinstitutions démocratiques formelles, maiselles fonctionnent à peine. Donc, si près destrois quarts de la population pensent quenous devrions avoir, sous une forme ou sousune autre, un système de santé financé parl’État, ça ne compte pas. Plus : si une large

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majorité considère l’accès aux soins commeune valeur morale, ça ne compte pas. Quandles commentateurs s’emportent sur lesvaleurs morales, ils parlent d’interdire lemariage gay, pas de poser en principe quetout le monde doit pouvoir se faire soignerdécemment. Et la raison est simple : ce n’estpas dans leur intérêt. Ils sont comme moi, ilsreçoivent des soins excellents. Pourquoiverraient-ils un problème ? Mais, pour lagrande majorité de la population, le manquede soins médicaux est un problème majeur,et qui ne cesse de s’aggraver. Quand Medi-caid sera supprimé, ce qui va probablementarriver, sa disparition portera un coup trèsdur à beaucoup de gens. Mais ces gens nesont pas organisés. Ils ne sont pas dans lessyndicats, ils ne sont pas dans les associ-ations, ils n’adhèrent à aucun parti politique.Le génie de la politique américaine a été demarginaliser et d’isoler les individus. Si l’oncherche avec un tel acharnement à détruire

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les syndicats, l’une des grandes raisons estqu’ils constituent l’un des rares mécanismespermettant aux gens ordinaires de serassembler pour faire contrepoids à la con-centration du capital et du pouvoir. C’estpour cela que l’histoire du mouvement ouvri-er aux États-Unis est aussi violente : elle estfaite d’efforts répétés pour anéantir les syn-dicats chaque fois qu’ils font des progrès.

Le Missouri et l’Indiana viennentde retirer aux fonctionnaires le droitde négocier collectivement[236].

L’État fédéral en a fait autant. C’est l’unedes escroqueries du département de la Sé-curité intérieure créé par l’administrationBush : il a privé 180 000 fonctionnaires deleurs droits syndicaux[237]. Pourquoi ?Vont-ils travailler moins efficacement s’ilssont syndiqués ? Non. C’est simplement pourque les gens ne puissent pas se rassemblerafin de tenter d’obtenir des soins médicauxdécents, des salaires décents, tout ce qui

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bénéficie à la population et pas aux riches ;pour éliminer cette menace. On peut presqueprédire la politique qui va être suivie à l’aidede ce critère simple : cela profite-t-il auxriches ou à la population ? Avec cette ques-tion, on peut pratiquement déduire ce qui vase passer.

On vous interroge souvent sur lesperspectives d’avenir. Certainspensent que le Forum social mondial,qui rassemble chaque année desdizaines de milliers de militants dumonde entier, est une source d’espoirdans le monde actuel. Son thème cent-ral est : « Un autre monde est pos-sible. » C’est une formule qui m’in-téresse : pas une question, une affirm-ation. À quoi pourrait ressembler unautre monde qui vous plairait ?

On peut commencer par de petits change-ments. Je pense que ce serait un progrès, parexemple, si les États-Unis devenaient aussi

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démocratiques que le Brésil. Cela ne sonnepas comme un objectif utopique, non ? Maiscomparons les dernières élections au Brésilet ici. Au Brésil, où les mouvements popu-laires sont dynamiques, les gens ont réussi àélire un président issu de leurs rangs : Lula.Peut-être n’aiment-ils pas tout ce que faitLula en ce moment, mais c’est un person-nage impressionnant, un ancien ouvriersidérurgiste. Je ne crois pas qu’il soit jamaisallé à l’université. Et ils ont pu l’élire présid-ent. C’est inconcevable aux États-Unis. Ici,nous devons choisir entre deux gosses deriche de Yale. C’est parce que nous n’avonspas d’organisations populaires, et que lesBrésiliens en ont.

Prenons Haïti. On dit que c’est un « Étatraté », mais une élection démocratiquecomme celle qu’a connue Haïti en 1990, nousne pouvons qu’en rêver ! Dans ce pays ex-trêmement pauvre, les gens des montagneset des bidonvilles ont vraiment fait bloc, et

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ils ont élu leur propre candidat. Cette élec-tion a été un choc terrible pour tout lemonde, c’est pourquoi en 1991 il y a eu uncoup d’État militaire soutenu par les États-Unis pour écraser le gouvernement démo-cratique. Vouloir devenir aussi démocratiquequ’Haïti, cela ne parait pas si utopique !Vouloir un système de santé publiquecomme celui du Canada, ce n’est pas de-mander la lune ! Avoir une société où larichesse du pays ne soit pas concentrée entreles mains d’une élite minuscule, ce n’est pasde l’utopie.

À partir de là, nous pourrons passer à desobjectifs bien plus ambitieux. Parmi les insti-tutions fondamentales de notre société,beaucoup sont totalement illégitimes. Faut-ilabsolument que les entreprises soient con-trôlées par les directeurs et les propriétaireset gérées pour le confort des actionnaires, aulieu d’être contrôlées par ceux qui y travail-lent et gérées dans l’intérêt de la collectivité

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et des travailleurs ? Ce n’est pas une loi de lanature.

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Notes

[1] Maison-Blanche, The National Secur-ity Strategy of the United States of America,rendue publique le 17 septembre 2002, enligne à l’adresse ht-tp://www.whitehouse.gov/nsc/nss.html.

[2] Linda Feldmann, Christian ScienceMonitor, 14 mars 2003.

[3] Peter Ford, Christian Science Monit-or, 11 septembre 2002. Voir aussi sondagescités in Noam Chomsky, Hegemony or Sur-vival, Owl Books, 2004, p. 41 ; trad. fr. dePaul Chemla, Dominer le monde ou sauverla planète ?, Paris, Fayard, 2004, rééd., 10/18, 2005, p. 61-62.

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[4] Noam Chomsky, « Confronting theEmpire », 2 février 2003, en ligne à l’adressehttp://www.chomsky.info/talks/20030201.htm.

[5] Dean Acheson, Proceedings of theAmerican Society of International Law,

no 13/14, 1963.

[6] Foreign Relations of the UnitedStates (1945), vol. 8, p. 45.

[7] Andy Webb-Vidal, Financial Times(Londres), 14 janvier 2005.

[8] Stephen Farrell, Robert Thomson etDanielle Haas, The Times (Londres),5 novembre 2002.

[9] Robert Olsen, Middle East Policy,

vol. 9, no 2, juin 2002.

[10] Richard Wilson, Nature, vol. 302,

no 31, mars 1983.

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[11] Imad Khadduri, « Uncritical Mass »,manuscrit, 2003. Michael Jansen, MiddleEast International, 10 janvier 2003. ScottSagan et Kenneth Waltz, The Spread of Nuc-lear Weapons, Norton, 1995, p. 18-19.

[12] Robert S. Greenberger, Wall StreetJournal, 21 mars 2003.

[13] Ha’aretz et Jerusalem Post,4 décembre 2002. Résolution 252 du Conseilde sécurité des Nations unies (21 mai 1968).

[14] Steven R. Weisman, New YorkTimes, 15 mars 2003. Texte du discours duprésident, New York Times, 15 mars 2003.

[15] Noam Chomsky interviewé par Cyn-thia Peters, ZNet, 9 mars 2003.

[16] Rachel Meeropol (éd.), America’sDisappeared, Seven Stories Press, 2005.

[17] Randal Marlin, Propaganda and theEthics of Persuasion, Broadview Press,2002, p. 66.

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[18] Pour des références et plus de dé-tails, voir Noam Chomsky, Necessary Illu-sions, South End Press, 1989, p. 16-17.

[19] Michael Dawson, The ConsumerTrap, University of Illinois Press, 2003.

[20] Stuart Ewen, Captains ofConsciousness, McGraw-Hill, 1976, p. 85 ;trad. fr. de Gérard Lagneau, Consciencessous influence. Publicité et genèse de la so-ciété de consommation, Paris, Aubier-Mon-taigne, 1983, p. 92.

[21] Les deux citations sont extraites dela Convention fédérale de 1787. Voir RufusKing, Life and Correspondence of RufusKing, G. P. Putnam’s Sons, 1894, t. I,p. 587-619 ; et Robert Yates, « Notes of theSecret Debates of the Federal Convention of1787 », in Documents Illustrative of theFormation of the Union of the AmericanStates, Government Printing Office, 1927.

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[22] Harold Lasswell, « Propaganda »,Encyclopedia of the Social Sciences, Macmil-lan, 1935, p. 521-528.

[23] Dans l’Irak d’avant-guerre, le mind-er était le « guide » qui accompagnait lesjournalistes étrangers : un fonctionnaire duministère de l’information, chargé de faci-liter leurs prises de contact et présent lorsdes interviews [NdT].

[24] Adam Nagourney et RichardW. Stevenson, New York Times,5 avril 2003.

[25] Martin Sieff, American Conservat-ive, 4 novembre 2002.

[26] Howard LaFranchi, ChristianScience Monitor, 14 janvier 2003. LindaFeldmann, Christian Science Monitor,14 mars 2003. Jim Rutenberg et Robin Ton-er, New York Times, 22 mars 2003.

[27] Sur l’impact des sanctions, voirAnthony Amove (éd.), Iraq under Siege,

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2e éd., South End Press, 2002 ; trad. fr. dePaul Delifer, L’Irak assiégé, les con-séquences mortelles de la guerre et des sanc-tions, Paris, Parangon, 2003. Voir aussi CariKaysen et al., War with Iraq, AmericanAcademy of Arts and Sciences, Committee onInternational Security Studies, 2002.

[28] Département d’État, World MilitaryExpenditures and Arms Transfers[WMEAT], 6 février 2003.

[29] Ruth Leacock, Requiem for Revolu-tion, Kent State University Press, 1990,p. 33.

[30] Executive Order 12513, ProhibitingTrade and Certain Other Transactions In-volving Nicaragua. Voir aussi New YorkTimes, 2 mai 1985 ; et Noam Chomsky,Turning the Tide, South End Press, 1986,p. 144, pour plus de détails.

[31] On sait que lors de l’invasion del’Irak, contrairement à ce qui s’était passé

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dans les guerres précédentes, les journalistesn’ont été autorisés à suivre le conflit que s’ilsacceptaient d’être « incorporés » à des unitésde l’armée américaine (embedded journal-ists) [NdT].

[32] Jim Rutenberg, New York Times,

1er avril 2003.

[33] Charles Glass, London Review ofBooks, 17 avril 2003.

[34] Neely Tucker, Washington Post,3 décembre 2002. Neil A. Lewis, New YorkTimes, 9 janvier 2003.

[35] Jack M. Balkin, Los Angeles Times,13 février 2003. Voir aussi Rachel Meeropol(éd.), America’s Disappeared, Seven StoriesPress, 2005.

[36] Winston Churchill, cité parA. W. Brian Simpson, Human Rights and theEnd of Empire, Oxford University Press,2001, p. 55.

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[37] Émission d’information sur lesgrands sujets d’actualité diffusée en fin desoirée, cinq soirs par semaine, par la chainede télévision ABC [NdT].

[38] Nightline, édition spéciale, ABCNews, 31 mars 2003.

[39] David Lloyd George, cité parV. G. Kiernan, European Empires from Con-quest to Collapse, 1815-1960, LeicesterUniversity Press/Fontana Paperbacks, 1982,p. 200.

[40] Kate Zernike, New York Times,5 avril 2003.

[41] Éditorial, New York Times,6 aout 1954.

[42] State Department Policy PlanningCouncil [Conseil de planification politiquedu département d’État] (1964), cité in PieroGleijeses, Conflicting Missions, University ofNorth Carolina Press, 2002, p. 26.

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[43] The Research Unit for Political

Economy, Monthly Review, vol. 55, no 1,mai 2003.

[44] William Stivers, Supremacy andOil, Cornell University Press, 1982, p. 28-29,34 ; Stivers, America’s Confrontation withRevolutionary Change in the Middle East,St. Martin’s Press, 1986, p. 20 sq.

[45] Organigramme accompagnant l’art-icle de James Dao et Eric Schmitt, New YorkTimes, 7 mai 2003.

[46] Jawaharlal Nehru, The Discovery ofIndia, Asia Publishing House, 1961, p. 326 ;trad. fr. de Catherine Richard et DominiqueVitalyos, La Découverte de l’Inde, Arles,P. Picquier, 2002, p. 370. Pour une analyse,voir Noam Chomsky, Towards a New ColdWar, New Press, 2003, p. 228.

[47] Ministre de l’intérieur de WoodrowWilson, cité in Gordon Connell-Smith, The

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Inter-American System, Oxford UniversityPress, 1966, p. 16.

[48] James K. Polk, président de 1845 à1849, était un partisan acharné de l’expan-sion des États-Unis vers l’ouest. C’estpendant sa présidence qu’ont été conquis leNouveau-Mexique et la Californie, et qu’a étéfixée, par compromis avec la Grande-Bretagne, la frontière nord de l’Oregon sur le

49e parallèle [NdT].

[49] Selig Harrison et al., Turning Pointin Korea [rapport du groupe de travail sur lapolitique américaine en Corée], Center forInternational Policy/The Center for East Asi-an Studies, Université de Chicago,

1er mars 2003.

[50] Zbigniew Brzezinski, The GrandChessboard, Basic Books, 1998, p. 40 ; trad.fr. de Michel Bessières et Michelle Herpe-Voslinsky, Le Grand Échiquier. L’Amérique

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et le reste du monde, Paris, Bayard, 1997,p. 68 (rééd., Hachette littératures, 2000).

[51] Joseph A. Schumpeter, Imperialismand Social Classes, éd. Paul Sweezy,A. M. Kelly, 1951, p. 68 ; trad. fr. de Suzannede Segonzac et Daniel Bresson, Impérialismeet classes sociales, Paris, Éd. de Minuit, coll.« Le Sens commun », 1972, p. 94-95 (rééd.,Flammarion, coll. « Champs », 1984).

[52] Éditorial, Monthly Review, vol. 54,

no 7, décembre 2002.

[53] William A. Williams, Empire as aWay of Life, Oxford University Press, 1982.

[54] Un coup d’État organisé par degrands planteurs américains qui dominaientl’économie de l’ile a renversé la reined’Hawaï en 1893. Ces évènements devaientconduire, en 1898, à l’annexion de l’ile parles États-Unis [NdT].

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[55] Pour une analyse du contexte, voirNoam Chomsky, Deterring Democracy, éd.augmentée, Hill and Wang, 1992, p. 47-49.

[56] Michael Ignatieff, New York TimesMagazine, 5 janvier 2003. Voir aussi Ig-natieff, New York Times, 28 juillet 2002 ; etIgnatieff, Empire Lite, Penguin, 2003 ; cf. Ig-natieff, Kaboul-Sarajevo : les nouvellesfrontières de l’empire, trad. fr. de RichardRobert, Paris, Éd. du Seuil, 2002.

[57] John Stuart Mill, « A Few Words onNon-Intervention » [1859], in Mill, CollectedWorks, vol. 21, University of Toronto Press,1984, p. 109-124.

[58] Le 10 mai 1857, les troupes auxili-aires indiennes de l’armée britannique se ré-voltent, prennent Delhi et proclament Ba-hadur Shah II empereur de l’Inde. La révoltes’étend dans l’Inde du Nord, mais les Britan-niques déchainent une contre-offensive

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féroce. Ils reprennent Delhi en septembre1857 et Lucknow en mars 1858 [NdT].

[59] Richard Cobden (1804-1865),homme politique et économiste britannique,est surtout connu pour son combat contre lesCorn Laws, les lois qui imposaient des droitsde douane sur le blé importé. Il était totale-ment opposé à la politique étrangère agress-ive du Premier Ministre britanniqueLord Palmerston, au pouvoir dans les années1855-1858 [NdT].

[60] Le 19 mars 2003, jour du déclen-chement de la guerre en Irak, le sénateurdémocrate de Virginie-Occidentale RobertByrd a prononcé un discours retentissantcontre la guerre au Sénat des États-Unis[NdT].

[61] Michael Ignatieff, New York Times

Magazine, 1er septembre 2003. Voir aussiNoam Chomsky, Rogue States, South EndPress, 2000 ; trad. fr. de Guy Ducomet, Les

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États voyous, in Noam Chomsky, RamseyClark et Edward W. Said, La Loi du plus fort.Mise au pas des États voyous, Paris, Le Ser-pent à Plumes, 2002.

[62] Samuel Huntington, Foreign Af-

fairs, vol. 78, no 2, mars-avril 1999.

[63] « Japan Envisions a “New Order” inAsia, 1938 », réimpr. in Dennis Merrill etThomas G. Paterson (éd.), Major Problems

in American Foreign Relations, 5e éd., t. II,Houghton Mifflin, 2000. Voir aussi NoamChomsky, American Power and the NewMandarins, Panthéon, 1969 ; trad. fr. deJean-Michel Jasienko, L’Amérique et sesnouveaux mandarins, Paris, Éd. du Seuil,1969.

[64] Antonio Gramsci, cité par VincenteNavarre, The Politics of Health Policy, Black-well, 1994, p. 1.

[65] The Fog of War, réalisé par ErrolMorris, Sony Pictures Classics, 2003 ; sorti

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en France au début de 2004 sous le titre TheFog of War. Brume de guerre.

[66] Pour ce que dit Taylor des normesappliquées à Nuremberg, voir Telford Taylor,Nuremberg and Vietnam, Quandrangle,1970, p. 37-38 ; et id., The Anatomy of theNuremberg Trials, Knopf, 1992, p. 398 sq. ;trad. fr. de Marie-France de Paloméra, Pro-cureur à Nuremberg, Paris, Éd. du Seuil,1995, p. 414 sq.

[67] A. Frank Reel, The Case of GeneralYamashita, University of Chicago Press,1949, p. 174.

[68] G. John Ikenberry, Foreign Affairs,

vol. 81, no 5, septembre-octobre 2002.

[69] Madeleine K. Albright, Foreign Af-fairs, vol. 82, no 5, septembre-octobre 2003.

[70] Henry A. Kissinger, ChicagoTribune, 11 aout 2002.

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[71] George W. Bush, Remarques duprésident sur l’Irak, Cincinnati MuseumCenter, Cincinnati, Ohio, 7 octobre 2002.

[72] Sur l’opération Mangouste[Mongoose], programme d’opérations para-militaires, de guerre économique et de sabot-age lancé contre Cuba par le présidentKennedy en 1961, voir Noam Chomsky,Dominer le monde ou sauver la planète ?,Paris, Fayard, 2004, p. 116 sq. [NdT].

[73] Tim Weiner, New York Times,9 mai 2005. Voir aussi analyse et référencesin Noam Chomsky, Hegemony or Survival,Owl Books, 2004, p. 86-87 ; trad. fr. de PaulChemla, Dominer le monde ou sauver laplanète ?, Paris, Fayard, 2004, rééd., 10/18,2005, p. 120-123.

[74] Le 27 mai 2005, le Groupe de travailde l’ONU sur les détentions arbitraires adéclaré la détention des Cinq arbitraire etcontraire au droit international. Le

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9 aout 2005, la cour d’appel d’Atlanta a an-nulé toutes les condamnations prononcéescontre eux. Mais le gouvernement des États-Unis a fait appel de cette décision de justice,et, au début de 2006, les Cinq sont toujoursen prison – depuis plus de sept ans [NdT].

[75] Duncan Campbell, The Guardian(Londres), 7 avril 2003. Catherine Wilson,Associated Press, 10 mars 2004.

[76] Juan Forero, New York Times,29 janvier 2004.

[77] Julian Borger, The Guardian (Lon-dres), 17 avril 2002. Rupert Cornwell, TheIndependent (Londres), 17 avril 2002. KattyKay, The Times (Londres), 17 avril 2002.

[78] Jason B. Johnson, San FranciscoChronicle, 24 janvier 2005. Daniel Grann,

Atlantic Monthly, vol. 287, no 6, juin 2001.Leslie Casmir, Daily News, New York,14 décembre 2000.

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[79] Déclaration d’ouverture de RobertJackson, 21 novembre 1945, in Procès desgrands criminels de guerre devant leTribunal militaire international, t. II,Tribunal militaire international, 1947.

[80] Réquisitoire de Sir Hartley Shaw-cross, 4 décembre 1945, in Procès desgrands criminels de guerre devant leTribunal militaire international, t. II.

[81] Taylor, The Anatomy of the Nurem-berg Trials ; trad. fr. citée, Procureur àNuremberg.

[82] Pour une analyse plus approfondie,voir Noam Chomsky, Fateful Triangle, éd.revue, South End Press, 1999, chap. 5, 9.

[83] Jacques Lanusse-Cazale et LornaChacon, Agence France-Presse,3 novembre 2003.

[84] Paul Lewis, New York Times,24 décembre 1989 et 30 décembre 1989.

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[85] Pour une analyse plus approfondie,voir Noam Chomsky, Deterring Democracy,éd. augmentée, Hill and Wang, 1992.

[86] Michael J. Glennon, Foreign Af-

fairs, vol. 82, no 3, mai-juin 2003 ; et For-

eign Affairs, vol. 78, no 3, mai-juin 1999.

[87] Carsten Stahn, American Journal of

International Law, vol. 97, no 4, oc-tobre 2003.

[88] Voir, entre autres, Oxford ResearchInternational Poil, décembre 2003 ; GuyDinmore, Financial Times (Londres),11 septembre 2003 ; et Patrick E. Tyler, NewYork Times, 24 septembre 2003.

[89] Walter Pincus, Washington Post,12 novembre 2003.

[90] William Stivers, Supremacy andOil, Cornell University Press, 1982, p. 28-29,34.

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[91] Thom Shanker et Eric Schmitt, NewYork Times, 20 avril 2003. Stephen Barr,Washington Post, 29 février 2004. WalterPincus, Washington Post, 23 janvier 2004.John Burns et Thom Shanker, New YorkTimes, 26 mars 2004.

[92] Allan Beattie et Charles Clover, Fin-ancial Times, 22 septembre 2003. Jeff Mad-rick, New York Times, 2 octobre 2003. Tho-mas Crampton, New York Times,14 octobre 2003.

[93] Madrick, New York Times, 2 oc-tobre 2003. George Anders et Susan Warren,Wall Street Journal, 19 janvier 2004.

[94] Robert McNamara, In Retrospect,Times Books, 1995 ; trad. fr. de Paul Chemla,Avec le recul, Paris, Éd. du Seuil, 1996. Pourune analyse complète, voir Noam Chomsky,Z, juillet-aout 1995.

[95] Mohamed El-Baradei, New YorkTimes, 12 février 2004.

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[96] Général Lee Butler, National PressClub, Washington, D.C., 2 février 1998.

[97] Ha’aretz (éd. en hébreu),10 février 2004.

[98] Air Force Space Command,« Strategy Master Plan (SMP) FY04 and Bey-ond », 5 novembre 2002.

[99] Voir William Arkin, Los AngelesTimes, 14 juillet 2002 ; Julian Borger, The

Guardian (Londres), 1er juillet 2003 ; et Mi-chael Sniffen, Associated Press,

1er juillet 2003.

[100] William J. Broad, New York

Times, 1er mai 2000.

[101] Scott Peterson, Christian ScienceMonitor, 6 mai 2004. David Pugliese, Ott-awa Citizen, 11 janvier 2001.

[102] Peter Schwartz et Doug Randall,An Abrupt Climate Change Scenario and ItsImplications for United States National

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Security, octobre 2003. Rapport commandépar le département de la Défense.

[103] Le Gulf Stream fonctionne commeun tapis roulant : un courant marin chaudsuperficiel remonte du golfe du Mexique versle Groenland, jouant un rôle essentiel dans leclimat tempéré de l’Amérique du Nord et del’Europe ; lorsque ces eaux arrivent au nord,leur refroidissement et leur salinité les fontcouler au fond, où elles sont aspirées dansl’autre sens : un courant froid et profond re-part donc jusqu’au golfe du Mexique, et c’estlui qui, en remontant et en se réchauffant,impulse le courant chaud de surface vers lenord. Si le réchauffement de la planète faitfondre partiellement les glaces du Groenlandet de l’Arctique, il va envoyer quantité d’eaudouce et un peu plus chaude dans l’océan àl’extrémité nord du Gulf Stream : la tem-pérature va augmenter, la salinité va di-minuer, donc les eaux risquent de ne pluscouler au fond, ce qui arrêterait le tapis

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roulant et provoquerait un refroidissementbrutal du climat nord-américain et européen[NdT].

[104] Robert Repetto et Jonathan Lash,

Foreign Policy, no 108, automne 1997.

[105] John Vidal, The Guardian (Lon-dres), 16 février 1996. Thomas Land,Toronto Star, 30 mars 1996. Voir aussi lesrapports de l’international Panel on ClimateChange (IPCC).

[106] Hannah Arendt, Eichmann in Jer-usalem, Penguin, 1994 ; trad. fr. d’AnneGuérin et Martine Leibovici, Eichmann àJérusalem, Paris, Gallimard, 1966 ; rééd.,coll. « Folio », 2002.

[107] McGeorge Bundy, Danger andSurvival, Random House, 1988, p. 326.

[108] Frank Diaz Escalet, ObispoRomero y los Martires-Jesuitas de El Sal-vador [L’Évêque Romero et les martyrs jé-suites du Salvador] (1995). Tableau original

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au musée de l’OEA (Organisation des Étatsaméricains), Washington (D.C.).

[109] Marjorie Hyer, Washington Post,4 avril 1980.

[110] Larry Rohter, New York Times,10 septembre 1989.

[111] Lindsey Gruson, New York Times,17 novembre 1989. Les prêtres jésuites assas-sinés étaient Ignacio Ellacuria Beas Coechea,Ignacio Martin-Baro, Segundo Montes Mozo,Amando Lopez Quintana, Juan RamonMoreno et Joaquin Lopez y Lopez. La cuisin-ière des jésuites, Julia Elba Ramos, et sa fille,Celina, ont aussi été tuées. Pour en savoirplus, voir Noam Chomsky, Deterring Demo-cracy, éd. augmentée, Hill and Wang, 1992.

[112] Caria Anne Robbins, Wall StreetJournal, 27 avril 2004.

[113] William Safire, New York Times,22 avril 1985.

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[114] R. W. Apple, Jr., New York Times,11 juin 2004.

[115] Robert Pear, New York Times,14 janvier 1989.

[116] John M. Goshko, Washington Post,26 octobre 1983.

[117] Joanne Omang, Washington Post,2 mai 1985. Pour le texte complet de cedécret présidentiel, voir New York Times,2 mai 1985.

[118] Lou Cannon et Joanne Omang,Washington Post, 4 mars 1986.

[119] Transcription du discours duprésident Reagan, New York Times, 28 oc-tobre 1983. Voir Stuart Taylor, Jr., New YorkTimes, 6 novembre 1983, où sont reconnuescertaines des nombreuses distorsions dudossier qui a justifié l’attaque de Grenade.

[120] Francis X. Clines, New YorkTimes, 13 décembre 1983.

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[121] Alan Pertman, Boston Globe,15 juillet 1992.

[122] Elisabeth Bumiller et ElizabethBecker, New York Times, 8 juin 2004.

[123] Elizabeth Becker, New York Times,27 mai 2004.

[124] Noam Chomsky, At War with Asia,Panthéon, 1970, rééd., AK Press, 2004,p. 223 ; trad. fr. de Martine Laroche, Guerreen Asie, Paris, Hachette, 1971, p. 277.

[125] Christine Hauser, New YorkTimes, 14 avril 2004.

[126] Voir National Security Archive

Electronic Briefing Book no 4, en ligne àl’adresse : http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB4/.

[127] Peter Smith, Talons of the Eagle,Oxford University Press, 1996, p. 137.

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[128] Stephen Schlesinger et StephenKinzer, Bitter Fruit, éd. mise à jour, HarvardUniversity Press, 1999.

[129] Stephen Schlesinger, The Nation,

vol. 265, no 2, 14 juillet 1997.

[130] Voir Piero Gleijeses, Politics andCulture in Guatemala, University ofMichigan Press, 1988.

[131] Peter Grier, Christian ScienceMonitor, 7 mai 1984. Douglass Farah, Wash-ington Post, 11 mars 1999.

[132] Tim Weiner, New York Times,

1er juin 1997.

[133] Thomas McCann, An AmericanCompany, Crown, 1976, p. 47.

[134] Eqbal Ahmad, Terrorism : Theirsand Ours, Seven Stories Press, 2002.

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[135] Werner Daum, Harvard Interna-

tional Review, vol. 23, no 2, été 2001.Jonathan Belke, Boston Globe, 22 aout 1999.

[136] Eqbal Ahmad, Confronting Em-pire, South End Press, 2000, p. 135.

[137] Jason Burke, Al-Qaeda,I. B. Tauris, 2004 ; trad. fr. de Laurent Bury,Al-Qaida. La véritable histoire de l’islamradical, Paris, La Découverte, 2005.

[138] Richard Clarke, Against AllEnemies, The Free Press, 2004 ; trad. fr. deJean Bonnefoy, Laurent Bury et Pierre Gir-ard, Contre tous les ennemis, Paris, AlbinMichel, 2004.

[139] Burke, Al-Qaeda, op. cit., p. 239 ;trad. fr., Al-Qaida, p. 311.

[140] Barry Schweid, Associated Press,11 juin 2004.

[141] Max Boot, Financial Times (Lon-dres), 17 juin 2004.

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[142] Sébastian Rotella, Los AngelesTimes, 4 novembre 2002. Jimmy Burns etMark Huband, Financial Times (Londres),24 janvier 2003. Eric Lichtblau, New YorkTimes, 25 janvier 2003. Marlise Simons,New York Times, 29 janvier 2003. PhilipShenon, New York Times, 4 mars 2003.

[143] Philip Stephens, Financial Times(Londres), 19 novembre 2004.

[144] Sam Allis, Boston Globe,29 avril 2004.

[145] David Ignatius, Washington Post,2 novembre 2003.

[146] Patrick E. Tyler, New York Times,

1er avril 2003. Dexter Filkins, New York

Times, 1er avril 2003. Tyler Hicks et JohnF. Burns, New York Times, 3 avril 2003.Robert Collier, San Francisco Chronicle,3 avril 2003.

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[147] Noam Chomsky, Deterring Demo-cracy, éd. augmentée, Hill and Wang, 1992,p. VIII.

[148] Clive Ponting, Winston Churchill,Sinclair-Stevenson Ltd., 1994, p. 132.

[149] Noam Chomsky, At War with Asia,Panthéon, 1970, rééd., AK Press, 2004 ; trad.fr. de Martine Laroche, Guerre en Asie, Par-is, Hachette, 1971.

[150] John K. Fairbank, discours duprésident, assemblée annuelle de l’AmericanHistorical Association, New York,29 décembre 1968, publié dans l’American

Historical Review, vol. 74, no 3, février 1969.

[151] Voir Noam Chomsky et Edward

S. Herman, Manufacturing Consent, 2e éd.,Panthéon, 2002, p. 173 ; trad. fr. de GuyDucomet, La Fabrique de l’opinion publique,Paris, Le Serpent à plumes, 2003, p. 140.

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[152] John F. Burns, New York Times,29 novembre 2004.

[153] Bernard Fall, Last Reflections on aWar, Doubleday, 1967 ; trad. fr. de DanielMartin, Dernières réflexions sur une guerre,Paris, Laffont, 1968.

[154] Howard Kurtz, Reliable Sources,CNN, 22 aout 2004.

[155] Richard A. Oppel, Jr., RobertF. Worth et al., New York Times,8 novembre 2004. Photographie de ShawnBaldwin.

[156] Richard A. Oppel, Jr., New YorkTimes, 8 novembre 2004.

[157] Protocole additionnel aux conven-tions de Genève du 12 aout 1949, relatif à laprotection des victimes des conflits armésnon internationaux, 8 juin 1977, partie III,« Blessés, malades et naufragés ». Voir aussiDahr Jamail, « Iraqi Hospitals Ailing underOccupation », 21 juin 2005, en ligne à

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l’adresse http://dahrjamail.net/iraqi-hospitals-ailing-under-occupation.

[158] War Crimes Act, loi américaine de1996 (18 U.S.C. 2441).

[159] Les Roberts et al., The Lancet,

vol. 364, no 9448, 20 novembre 2004. Voiraussi le commentaire de Richard Horton sur

le rapport, The Lancet, vol. 364, no 9448.

[160] Patrick Wintour et RichardNorton-Taylor, The Guardian (Londres),30 octobre 2004.

[161] Sarah Boseley, The Guardian (Lon-dres), 11 mars 2005. Rory McCarthy, TheGuardian (Londres), 9 décembre 2004.

[162] Justin Lewis, Sut Jhally et MichaelMorgan, « The Gulf War : A Study of the Me-dia, Public Opinion and Public Knowledge »,Center for the Study of Communication, dé-partement de communication, Université duMassachusetts à Amherst, février 1991.

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[163] Hatfield Consultants (Vancouver),Development of Impact MitigationStrategies Related to the Use of AgentOrange Herbicide in the Aluoi Valley, VietNam, 2000, et Preliminary Assessment ofEnvironmental Impacts Related to Sprayingof Agent Orange Herbicide during the VietNam War, 1998. Reuters, Boston Globe,

1er mars 2002. Associated Press, TaipeiTimes, aout 2003.

[164] Barbara Crossette, New YorkTimes, 18 aout 1992.

[165] Doug Struck, Washington Post,18 avril 2001. Colin Joyce, Daily Telegraph(Londres), 21 avril 2001. David McNeill,New Statesman, 26 février 2001.

[166] Rory McCarthy, The Guardian(Londres), 15 novembre 2004. Steve Negus,Financial Times (Londres),12 novembre 2004.

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[167] Michael Janofsky, New YorkTimes, 13 novembre 2004.

[168] Eric Schmitt, New York Times,17 novembre 2004.

[169] Cette opération de plusieurs se-maines, lancée le 11 septembre 1967 dans lesprovinces de Quang Nam et de Quang Tin, aété l’une des plus sanglantes de l’année 1967[NdT].

[170] Michael D. Sallah, Mitch Weiss etJoe Mahr, Toledo Blade,22 octobre 2003-5 septembre 2004.

[171] Bernard Fall, Last Reflections on aWar ; trad. fr., Dernières réflexions sur uneguerre, op. cit.

[172] Chomsky, At War with Asia ; tradfr., Guerre en Asie, op. cit.

[173] Noam Chomsky, New York Review

of Books, vol. 13, no 12, 1er janvier 1970,

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réimpr. in Chomsky, At War with Asia ; tradfr., Guerre en Asie, op. cit.

[174] William F. Buckley, commentateurpolitique de droite, a commencé à animer letalk-show politique Firing Line sur la chainepédagogique National Educational Televi-sion en 1966 [NdT].

[175] Curtis LeMay, ancien chef du Stra-tegic Air Command, connu pour son belli-cisme agressif et partisan de l’usage desforces nucléaires, a été le colistier du candid-at raciste George Wallace aux électionsprésidentielles de 1968 [NdT].

[176] Voir Manufacturing Consent, deMark Achbar et Peter Wintonick, ZeitgeistFilms, 1993, et le livre d’accompagnement dumême titre publié par Black Rose Books àMontréal en 1994.

[177] Voir David Cortright, Soldiers inRevolt, éd. mise à jour, Haymarket Books,2005.

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[178] Pour des analyses plus approfon-dies sur ce point, voir Noam Chomsky,Understanding Power, éd. Peter R. Mitchellet John Schoeffel, New Press, 2002, chap. 7,n. 57 ; trad. fr. de Thierry Vanès, Compren-dre le pouvoir, Bruxelles, Aden, t. I, 2005,t. II, 2006, t. III, à paraitre ; l’édition enfrançais ne comprend pas les notes, plus vo-lumineuses que le texte, mais on peut les lireet les télécharger en anglais sur le sitesuivant : ht-tp://www.understandingpower.com/.

[179] Chicago Council on Foreign Rela-tions, « American Public Opinion and For-eign Policy », Global Views 2004 ; et sond-ages du Program on International Policy At-titudes (PIPA), Université du Maryland.

[180] Bryan Bender, Boston Globe, 7 oc-tobre 2004. Demetri Sevastopulo, FinancialTimes (Londres), 27 avril 2005.

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[181] PIPA, « Bush Supporters Still Be-lieve Iraq Had WMD or Major Program,Supported al Qaeda », 21 octobre 2004.Howard LaFranchi, Christian Science Monit-or, 22 octobre 2004. Bob Herbert, New YorkTimes, 10 septembre 2004. RobertP. Laurence, San Diego Union Tribune,14 octobre 2003.

[182] Chicago Council on Foreign Rela-tions, Global Views 2004, p. 14.

[183] Gardiner Harris, New York Times,31 octobre 2004.

[184] Health Management Organiza-tion : organisation qui regroupe des offreursde soins autour d’une compagnie d’assur-ances qui les paie, dans une optique de ges-tion intégrée des soins et de réduction descouts [NdT].

[185] Fareed Zakaria, Newsweek, 11 oc-tobre 2004.

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[186] BBC World News,3 décembre 2004.

[187] Thomas E. Ricks, WashingtonPost, 9 mai 2004.

[188] PIPA/Knowledge Networks Poll,communiqué de presse, 3 décembre 2003 ;et d’autres sondages PIPA.

[189] Edmund L. Andrews, New YorkTimes, 3 décembre 2004.

[190] Adam Smith, An Inquiry into theNature and Causes of the Wealth of Nations(1776), University of Chicago Press, 1996,livre IV, chap. 2 ; trad. fr. de Germain Garni-er revue par Adolphe Blanqui, Recherchessur la nature et les causes de la richesse desnations, Paris, Flammarion, coll. « Garnier-Flammarion », 1991, t. II, p. 39 sq.

[191] David Ricardo, The Principles ofPolitical Economy and Taxation, Dover,2004, p. 83-84 ; trad. fr. de Cécile Soudan,Bernard Delmas, Thierry Demals, François-

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Régis Mahieu, Henri Philipson et FranckVandevelde, Des principes de l’économiepolitique et de l’impôt, Paris, Flammarion,coll. « Garnier-Flammarion », 1993,p. 155-156.

[192] Lord Hutton, « Report of the In-quiry into the Circumstances Surroundingthe Death of Dr. David Kelly C.M.G. »,28 janvier 2004.

[193] Noam Chomsky, Necessary Illu-sions, South End Press, 1989, p. VIII.

[194] David Hume, Of the First Prin-ciples of Government, Longmanns, Green,and Company, 1882, chap. 1 ; trad. fr. an-onyme de 1752, Les Premiers Principes dugouvernement, p. 3 [téléchargeable àl’adresse http://classiques.uqac.ca/classiques/Hume_david/es-sais_moraux_pol_lit/premi-ers_principes_gouv/premi-ers_principes_gouv.html].

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[195] KidsPost, Washington Post,12 novembre 2004.

[196] Le 911 est le numéro d’appel pourtoutes les situations d’urgence sur l’ensembledu territoire des États-Unis et au Canada[NdT].

[197] C’était l’une des rumeurs myth-iques alors propagées par la presse pour faireparaitre extravagants les mouvements con-testataires : les féministes brulaient leursoutien-gorge [NdT].

[198] Student Nonviolent CoordinatingCommittee. Le SNCC a été fondé en 1960 pardes étudiants noirs pour mener par l’actiondirecte la lutte pour les droits civiques. Il aeu ensuite de nombreux membres blancs,qui ont participé aux côtés des Noirs augrand mouvement contre la ségrégation dansle Sud des États-Unis [NdT].

[199] Le SNCC organisait des sit-in dansles cafétérias (lunch counters) qui refusaient

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de servir les Noirs. Le premier avait été effec-

tué par quatre jeunes Noirs le 1er février 1960dans un lunch counter de Greensboro(Caroline du Nord). Plus tard, après la désé-grégation des bus de ville, le SNCC voulutobtenir celle des autobus inter-états, en af-frétant des « bus de la liberté ». L’un d’euxfut attaqué par le Ku Klux Klan, qui battit sesoccupants et fit exploser le véhicule. Certainsmembres du SNCC ont été assassinés aucours du mouvement pour les droits civiques[NdT].

[200] Historien progressiste, il a écritnotamment Une histoire populaire desÉtats-Unis, de 1492 à nos jours, trad. fr. deFrédéric Cotton, Marseille, Agone, 2002[NdT].

[201] Voir Howard Zinn, SNCC, éd. miseà jour, South End Press, 2002 ; et id., YouCan't Be Neutral on a Moving Train, éd.mise à jour, Beacon, 2002.

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[202] Ralph Atkins et al., FinancialTimes, 22 novembre 2004.

[203] Il s’agit du coup d’État de févri-er 1963, qui a porté pour quelques mois lesbaasistes au pouvoir et déclenché une chasseaux communistes. Les États-Unis étaient trèshostiles au général Kassem, qui a été renver-sé et assassiné dans ce coup d’État. Les baas-istes ont été évincés par un autre putsch ennovembre de la même année. Ils ont repris lepouvoir –pour longtemps cette fois – près decinq ans plus tard, par la révolution de juillet1968 [NdT].

[204] Pour les détails, voir Roger Morris,New York Times, 14 mars 2003 ; et SaïdK. Aburish, Saddam Hussein, Bloomsbury,2000 ; trad. fr. de Béatrice de Boisanger,Hélène Demazure et Muriel Gilbert, Le VraiSaddam Hussein, Paris, Éd. Saint-Simon,2003.

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[205] Reginald Dale, Financial Times,

1er mars 1982. Voir aussi Reginald Dale, Fin-ancial Times, 28 novembre 1984.

[206] Thomas L. Friedman, New YorkTimes, 14 mai 2003.

[207] Voir Anthony Arnove (éd.), Iraq

under Siege, 2e éd., South End Press, 2002 ;trad. fr. de Paul Delifer, L’Irak assiégé, lesconséquences mortelles de la guerre et dessanctions, op. cit. ; et John Mueller et Karl

Mueller, Foreign Affairs, vol. 78, no 3, mai-juin 1999.

[208] Les Roberts et al., The Lancet,

vol. 364, no 9448, 20 novembre 2004. Voiraussi le commentaire de Richard Horton sur

le rapport, The Lancet, vol. 364, no 9448.

[209] Haïti est l’ancienne coloniefrançaise de Saint-Domingue, où le royaumede France pratiquait l’esclavagisme dans lesplantations sucrières. En 1802-1803, une

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guerre coloniale très dure pour rétablir l’or-dre esclavagiste se termine par la défaite del’armée française à Vertières(18 novembre 1803). Mais, en 1825,craignant une tentative de reconquête, larépublique d’Haïti accepte de payer augouvernement français une indemnité de150 millions de francs, qu’elle emprunte surle marché financier de Paris. À partir de là etjusqu’à la Première Guerre mondiale, laFrance domine le pays et le saigne par le bi-ais du service de cette dette. En 1915, à lafaveur du conflit en Europe, les États-Unisoccupent militairement Haïti. Levant l’inter-diction faite aux étrangers d’acheter desterres, ils organisent la dépossession massivedes paysans. Devenus la puissance domin-ante dans l’ile, ils soutiennent des régimesrépressifs, dont la dictature duvaliériste de1957 à 1986 [NdT].

[210] Personnage inventé par RonaldReagan pour « prouver » que les dépenses

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sociales étaient propices à tous les abus etqu’il fallait donc les réduire [NdT].

[211] H. Bruce Franklin, War Stars, Ox-ford University Press, 1988.

[212] La Déclaration d’indépendance du4 juillet 1776 accuse « le roi actuel deGrande-Bretagne » d’avoir « cherché à at-tirer sur les habitants de nos frontières lesIndiens, ces sauvages sans pitié » [NdT].

[213] Allusion au parti populiste de la fin

du XIXe siècle. Constitué pour défendre lesintérêts des classes populaires, il était puis-sant notamment dans le Sud et l’Ouest, etparticulièrement fort au Texas. Cemouvement, favorable à une coopérationentre Blancs et Noirs, a été brisé par lamontée de la ségrégation dans le Sud [NdT].

[214] Lyndon Johnson, CongressionalRecord, 15 mars 1948, Chambre des re-

présentants, LXXXe Congrès, 2e session,

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vol. 94, partie II, Government Printing Of-fice, 1948, p. 2883.

[215] Lyndon Johnson, « Remarks toAmerican and Korean Servicemen at

Camp Stanley, Korea, 1st November 1966 »,Public Papers of the Presidents, 1966,livre II, Government Printing Office, 1967,p. 253.

[216] Noam Chomsky, Hegemony orSurvival, Owl Books, 2004, p. 1-2, 236-237 ;trad. fr. de Paul Chemla, Dominer le mondeou sauver la planète ?, Paris, Fayard, 2004,rééd., 10/18, 2005, p. 7-8, 325-326.

[217] John Steinbruner et Nancy Galla-

gher, Daedalus, vol. 133, no 3, été 2004.

[218] David Barsamian et Noam Chom-sky, Propaganda and the Public Mind,South End Press, 2001, p. 19 ; trad. fr. deGuillaume Villeneuve, De la propagande :entretiens avec David Barsamian, Paris, Fa-yard, 2002, rééd., 10/18, 2003, p. 45.

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[219] De Zellig Harris, on peut lire enfrançais Notes du cours de syntaxe, Paris,Éd. du Seuil, 1976 [NdT].

[220] Diminutif de l’université dePennsylvanie [NdT].

[221] Il s’agit d’une doctrine répanduedans certains milieux protestants américains(voir 1 Thessaloniciens 4,17) et populariséepar certains films : juste avant la fin dumonde, qui peut survenir à tout moment,l’ensemble des chrétiens vivants serontsubitement « enlevés » et transportés auciel – mais pas les autres. Pour ceux-ci, l’undes premiers effets sera un très grandnombre d’accidents de voiture, puisquebeaucoup de véhicules continueront à roulersans conducteur. D’où l’autocollant popu-laire : « En cas de Rapture, cette voituren’aura pas de chauffeur » [NdT].

[222] Voir Allen Ginsberg, Howl etautres poèmes, éd. bilingue, trad. fr. de

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Robert Cordier et Jean-Jacques Lebel, Paris,Christian Bourgois, 2005 [NdT].

[223] Bruce Cockburn est un chanteurengagé canadien. On trouvera le texte anglaisde Call It Democracy à l’adresse http://cock-burnproject.net/songs&music/atcid.html[NdT].

[224] Rubin « Hurricane » Carter,boxeur accusé à tort d’un triple meurtre dansun bar du New Jersey, fera vingt ans de pris-on avant d’être libéré et réhabilité. La chan-son de Bob Dylan a contribué à faire con-naitre son cas pendant son incarcération[NdT].

[225] Jeffrey Dubner, The AmericanProspect, avril 2005.

[226] Kathy Lynn Gray, Columbus Dis-patch, 27 janvier 2005, qui cite le sénateurrépublicain de l’Ohio Larry A. Mumper.

[227] Allusion à l’idéologie réactionnairede défense des « Américains de souche »,

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notamment contre l’immigration, bienprésente dans l’histoire des États-Unis

depuis le XIXe siècle [NdT].

[228] John Lewis Gaddis, historien del’université Yale, est un spécialiste de laguerre froide et le biographe de George Ken-nan [NdT].

[229] Secrétaire d’État du présidentJames Monroe de 1817 à 1825 (avant de luisuccéder à la présidence de 1825 à 1829),John Quincy Adams est l’auteur de la « doc-trine de Monroe ». Il a joué un rôle essentieldans la conquête de la Floride et la signaturedu « traité transcontinental » de 1819 avecl’Espagne, qui donnait aux États-Unis desfrontières précises jusqu’au Pacifique (plustard repoussées vers le sud) [NdT].

[230] John Lewis Gaddis, Surprise, Se-curity, and the American Experience, Har-vard University Press, 2004. John QuincyAdams, lettre à George Erving,

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29 novembre 1818, in Worthington Chaun-cey Ford (éd.), Writings of John QuincyAdams, Macmillan, 1916, p. 483.

[231] Joy Olson et Adam Isacson, Justthe Facts, Latin America Working Group,1998-2001.

[232] Raymond Hernandez et Al Baker,New York Times, 9 janvier 2005. Mike Allenet Peter Baker, Washington Post,

1er février 2005.

Medicaid est un programme de finance-ment des soins médicaux qui ne concerneque les plus démunis. Les États-Unis n’ontpas d’« assurance maladie » pour lesautres – sauf les retraités, qui bénéficient deMedicare sans conditions de ressources[NdT].

[233] Steffie Woolhandler, Terry Camp-bell et David U. Himmelstein, International

Journal of Health Services, vol. 34, no 1,2004 ; et David U. Himmelstein, Steffie

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Woolhandler et Sidney M. Wolfe, Interna-tional Journal of Health Services, vol. 34,

no 1, 2004.

[234] En 2004, lors d’un spectacle à lami-temps du Super Bowl – la grande finaledu football américain –, la chanteuse JanetJackson a montré un sein orné d’une étoilependant quelques secondes, en direct,devant une centaine de millions detéléspectateurs. Ce qui a créé un énormescandale, valu au réseau CBS, diffuseur duSuper Bowl, des milliers de lettres de prot-estation et une amende d’un demi-million dedollars, et suscité, parait-il, plus derecherches sur Internet que les attentats du11 septembre [NdT].

[235] Voir, entre autres, le sondage Na-tional Public Radio/Kaiser/Kennedy School,5 juin 2002.

[236] David K. Shipler, Los AngelesTimes, 6 mars 2005.

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[237] Stephen Barr, Washington Post,30 octobre 2003.

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