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El profesional de la información, vol. 12, nº 1, enero–febrero 2003 54 La connaissance dans les organisations Por Philippe Baumard LES SCIENCES DE GES- TION ont relativement tardé à faire de la “connaissance" un ob- jet d’étude et une variable expli- cative du comportement des or- ganisations. Parce qu’elle s’ins- crit dans l’action, elle a ainsi longtemps échappé à l’attention des chercheurs, qui la considé- raient soit comme une variable entrante, soit comme une résul- tante, de l’effort d’organisation ou d’amélioration des routines au sein des ensembles organisés. Il faut attendre 1958, avec les travaux de Forrester, ou de March et Simon (Les organisa- tions) pour avoir une première description des organisations com- me des "processeurs d’information" où la fonction d’apprentissa- ge est située au cœur des routines de déve- loppement et d’amélio- ration de l’organisa- tion. Cependant, cogni- tion et comportement reste des objets très fortement distincts dans les sciences de gestion naissantes. L’objectif des pionniers, dans le souci moderne d’améliorer les organisations, est avant tout de décrire et comprendre "l’ingénierie" des choix, plus que de dévoiler les mouvements et transformations que connaît simul- tanément la connaissance sous-ja- cente au comportement organisa- tionnel. Le premier chercheur a avoir proposé la connaissance comme une variable explicative de la croissance et du développement des organisations est Edith Penro- se (1959). Pour cet auteur, la diffé- rence de croissance entre les firmes peut s’expliquer par les ressources uniques qu’elles développent, et surtout par l’expérience unique que possèdent ses managers et qui se concrétisent en une connaissan- ce inscrite dans les ser- vices accompagnant l’offre. Elle note: "les véritables processus d’expansion et d’opé- ration sont intimement liés avec le processus par lequel la connais- sance est augmentée dans l’organisation" (1959, p. 48). [...] "L’expérience dévelop- pe une connaissance accrue des possibilités d’action et des façons dont ces actions peuvent être entre- prises par la firme. Cette augmen- tation dans la connaissance est la source des opportunités productri- ces de changement" (p. 53). De fait, Penrose a posé dès 1959 les fondations de l’école qui a dominé depuis la recherche sur la connais- sance dans les organisations: l’ap- proche fondée sur les ressources 1 . 1. La connaissance est- elle inaccessible ou simplement indécidable? Penrose ne définit pas cette "connaissance" qui explique la croissance des firmes. Elle s’appli- que à la caractériser. Rien n’est plus ardu que de définir un objet dont le statut ontologique est déjà une source inépuisable de conflits. La discorde concerne la "réalité" de notre connaissance: ce que nous percevons existe-il objectivement en dehors de notre statut d’obser- vateur, ou tout n’a d’existence que sous la forme d’un phénomène cognitif interne? Si tout existe en dehors de nous, alors chaque con- naissance a une existence objecti- ve, indépendante de ceux qui la dé- tiennent ou la produisent. Cela voudrait dire aussi qu’il existe une connaissance abstraite ou pratique unique pour chaque phénomène de l’existence, et de fait, que les individus peuvent ac- céder à des "stocks" plus ou moins importants de ces connaissances. D’un autre côté, force est d’admet- tre qu’au delà de la perception sen- Philippe Baumard, profesor, IAE Aix en Provence, Francia. Artículo para la conferencia de Valencia, 27 noviembre de 2001.

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El profesional de la información, vol. 12, nº 1, enero–febrero 200354

La connaissance dans les organisationsPor Philippe Baumard

LES SCIENCES DE GES-TION ont relativement tardé àfaire de la “connaissance" un ob-jet d’étude et une variable expli-cative du comportement des or-ganisations. Parce qu’elle s’ins-crit dans l’action, elle a ainsilongtemps échappé à l’attentiondes chercheurs, qui la considé-raient soit comme une variableentrante, soit comme une résul-tante, de l’effort d’organisationou d’amélioration des routinesau sein des ensembles organisés.

Il faut attendre 1958, avec lestravaux de Forrester, ou deMarch et Simon (Les organisa-tions) pour avoir unepremière descriptiondes organisations com-me des "processeursd’information" où lafonction d’apprentissa-ge est située au cœurdes routines de déve-loppement et d’amélio-ration de l’organisa-tion. Cependant, cogni-tion et comportementreste des objets trèsfortement distinctsdans les sciences degestion naissantes. L’objectif despionniers, dans le souci moderned’améliorer les organisations, estavant tout de décrire et comprendre"l’ingénierie" des choix, plus que

de dévoiler les mouvements ettransformations que connaît simul-tanément la connaissance sous-ja-cente au comportement organisa-tionnel.

Le premier chercheur a avoirproposé la connaissance commeune variable explicative de lacroissance et du développementdes organisations est Edith Penro-se (1959). Pour cet auteur, la diffé-rence de croissance entre les firmespeut s’expliquer par les ressourcesuniques qu’elles développent, etsurtout par l’expérience uniqueque possèdent ses managers et quise concrétisent en une connaissan-

ce inscrite dans les ser-vices accompagnantl’offre. Elle note: "lesvéritables processusd’expansion et d’opé-ration sont intimementliés avec le processuspar lequel la connais-sance est augmentéedans l’organisation"(1959, p. 48). [...]"L’expérience dévelop-pe une connaissanceaccrue des possibilitésd’action et des façons

dont ces actions peuvent être entre-prises par la firme. Cette augmen-tation dans la connaissance est lasource des opportunités productri-ces de changement" (p. 53). De

fait, Penrose a posé dès 1959 lesfondations de l’école qui a dominédepuis la recherche sur la connais-sance dans les organisations: l’ap-proche fondée sur les ressources1.

1. La connaissance est-elle inaccessible ou

simplement indécidable?

Penrose ne définit pas cette"connaissance" qui explique lacroissance des firmes. Elle s’appli-que à la caractériser. Rien n’estplus ardu que de définir un objetdont le statut ontologique est déjàune source inépuisable de conflits.La discorde concerne la "réalité"de notre connaissance: ce que nouspercevons existe-il objectivementen dehors de notre statut d’obser-vateur, ou tout n’a d’existence quesous la forme d’un phénomènecognitif interne? Si tout existe endehors de nous, alors chaque con-naissance a une existence objecti-ve, indépendante de ceux qui la dé-tiennent ou la produisent.

Cela voudrait dire aussi qu’ilexiste une connaissance abstraiteou pratique unique pour chaquephénomène de l’existence, et defait, que les individus peuvent ac-céder à des "stocks" plus ou moinsimportants de ces connaissances.D’un autre côté, force est d’admet-tre qu’au delà de la perception sen-

Philippe Baumard, profesor,IAE Aix en Provence,

Francia.Artículo para la conferenciade Valencia, 27 noviembre

de 2001.

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Philippe Baumard

sible et immédiate, la connaissancerevêt souvent les habits d’une opi-nion que l’on croît vraie, et dont ons’accorde sur la validité par agré-ment mutuel avec nos pairs: "Jesuis résolu à croire que cela estvrai, car je crois connaître ce phé-nomène. Si vous mêmes êtes réso-lus à le croire, cela est probable-ment vrai".

Dès lors, dans cette conceptionPlatonicienne, si un phénomènepasse le test de la perception sensi-ble, est accepté comme une opi-nion vraie, et résiste à l’épreuve del’explication rationnelle, il accèdegénéralement au statut de "con-naissance" pour la plupart des indi-vidus. Ce que sais un manager,c’est dans cette perspective l’en-semble des opinions qu’il a acqui-ses par l’expérience et qu’il croîtvraies, qu’il a pu éprouver de nou-veau et dont la perception sensiblene l’a pas démenti, si bien qu’il ena renforcé le système explicatif luipermettant d’en rationaliser la cro-yance.

Simplement, une telle équationdevient vite indécidable parcequ’elle contient en elle sa proprecontradiction. Toute connaissancedans cette perspective repose surune résolution à croire que les pré-misses de notre connaissance sontvalides. Or nous admettons par ai-lleurs que croire n’est pas savoir.Cependant, nous sommes égale-ment prêts à admettre qu’il existeune "connaissance scientifique"dont la mutualité d’agrément at-teint le seuil d’une civilisation en-tière, sinon nous n’aurions ni mi-croscopes, ni voitures, ni vaccins.Pour ce type de connaissances,nous acceptons l’idée que les prin-cipes platoniciens s’appliquent:elles sont vraies, nous sommestous d’accords pour croire qu’ellessont vraies, et nous sommes tousprêts à réitérer chaque jour l’expé-rimentation pour en prouver la vé-racité. Toutefois, nous savons aus-si que de nombreuses croyances

considérées comme des "connais-sances" pendant des siècles ont aucours des nombreuses révolutionsscientifiques perdu abruptementleur statut: non, la terre n’est pasplate; non, le soleil ne tourne pasautour de la terre. Ainsi, la con-naissance est incertaine, et son sta-tut ontologique indécidable. Etc’est justement parce qu’elle onto-logiquement indécidable et incer-taine qu’elle permet à des phé-nomènes de se réaliser bien qu’ilsdépassent de loin les limites hu-maines de notre connaissance.

Les hommes savaient utiliserl’eau des cascades pour se procurerde l’énergie avec des moulins rudi-mentaires, bien avant de pouvoirexpliquer la mécanique des fluidesou les principes gravitationnelscommandant à l’eau de tomber.Nous ne pouvons décider si la lu-mière est une onde ou une particu-le, mais cette indécision et cettedualité "onde-particule" constituentnéanmoins un des plus grandsprogrès du vingtième siècle; et ac-cessoirement, nous éclaire tangi-blement tous les jours. On retrouvecette conception platonicienne dela connaissance dans une des théo-ries naïves les plus répandues sur lagestion de la connaissance dans lesorganisations qui se conjugueraitainsi: les données sont des élémentsvrais et factuels; elles sont transfor-mées (perçues, recueillies, jaugées,évaluées) en "information" par letravail de perception sensible; onen retire un message ou un "sens"qui vient transformer ou invaliderce que nous étions résolus à croirepour vrai, c’est-à-dire nos "con-naissances".

Mais on voit immédiatementque l’indécidabilité ontologiquedéfait immédiatement cette théorienaïve: ce que nous appelons "don-née" dénote déjà un jugement apriori sur leur statut ontologique.Leur forme ne diffère pas des au-tres stimuli que l’organisationreçoit: dépêches de presse, rap-

ports des vendeurs, entretiens avecdes collègues et pourtant, nous leuraccordons le statut d’élémentsvrais, indépendants et objectifs,c’est-à-dire le statut d’une véritéélémentaire. Nous avons décidéqu’il existe trois statuts ontologi-ques différents: celui de la donnée,celui de l’information et celui de laconnaissance; alors que nous pou-rrions très bien les considérer com-me trois degrés de résolutions àcroire.

Les organisations sont néan-moins fort réticentes à un tel relati-visme; car si l’organisation accep-tait que la connaissance ne soitqu’un continuum dans la résolutionà croire ou ne pas croire, elle dev-rait également admettre que sa cul-ture (l’ensemble de ses croyances)est tout aussi indécidable que l’en-semble des connaissances qui lasoutiennent. Croire qu’il existe uneconnaissance positive et vraie estun mensonge organisationnel vital:l’unité de commandement et l’uni-té de direction que réclament lesorganisations ne peuvent s’appu-yer sur une connaissance dont onaccepterait l’indécidabilité. Affir-mer que la connaissance existe endehors de l’organisation, que sonexistence est autonome et acciden-telle et qu’il existe au sein de cetteturbulence cognitive une vérité,c’est également affirmer l’existen-ce et la raison d’être de l’organisa-tion. Que deviendrait un grandgroupe de télécommunications s’ilcommençait à douter de l’existen-ce d’une révolution dans les rap-ports humains par l’intermédiationnumérique?

2. La connaissanceorganisationnelle comme

bien rival

Popper (1994) a bien traduitcette résignation humaine vis-à-visdu caractère paradoxal et indécida-ble de la connaissance. Il écrit:"pour moi, la connaissance consis-te essentiellement en des artefacts

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La connaissance dans les organisations

exosomatiques2, ou des produits,ou des institutions (c’est leur ca-ractère exosomatique qui en per-met la critique). Il y a de la con-naissance sans sujet connaissant,par exemple, qui est stocké dansles bibliothèques. Ainsi, il peut yavoir une croissance de la connais-sance sans que le sujet n’en aiconscience. Cette croissance de laconnaissance est peut être même leplus grand complot de notre histoi-re. Et pourtant, il n’y a peut êtreaucune correspondance dans lacroissance de notre propre con-naissance subjective ou de nos ca-pacités. Il n’y a peut-être mêmepas de changements dans nos cen-tres d’intérêts. La connaissance hu-maine grandit sans doute en dehorsdes êtres humains".

La connaissance des organisa-tions n’est pas tout à fait exosoma-tique. Quand elles affrontent leursconcurrentes, les organisations ontaccès à la même information: mê-mes cabinets de conseil, mêmessupports de presse, mêmes thinktanks, mêmes laboratoires de re-cherche publics ou privés. Ce quifait la différence de performanceentre les organisations réside dansla capacité à interpréter cette infor-mation et à en faire une connais-sance différenciatrice et propriétai-re. Si l’information est globale-ment un bien non rival, c’est-à-di-re que chacun peut la posséder sansen déposséder autrui, la connais-sance dont en produise les organi-sations est a contrario un bienextrêmement rival, non seulementà l’intérieur de l’organisation, maiségalement entre les organisationselle-même.

D’une part, la connaissanceque détiennent les individus ren-forcent leur légitimité, leur ranghiérarchique, et la capture (ou lacaptivité) des ressources organisa-tionnelles. L’expert en produits dé-rivés dans une société de courtagea plus de chances d’obtenir une po-sition élevée et des ressources pour

son unité que le manager ne possé-dant qu’une expertise banalisée etdisponible. D’autre part, si l’infor-mation n’est pas rivale, son exploi-tation et sa transformation en ex-pertise, produits, machines, logi-ciels fait l’objet d’une grande riva-lité entre firmes, ou entre managersau sein des firmes.

Cette rivalité agit comme lemoteur de transformation de laconnaissance organisationnelle. Laconnaissance de l’organisation sefluidifie ou se solidifie selon l’in-térêt des coalitions de pouvoir enprésence. Une partie de la connais-sance est "manufacturée" en inter-ne, par la recherche, l’invention, ledéveloppement d’une culture orga-nisationnelle. Elle est préservéedans des routines, des experts, ousolidifiée dans des brevets, des ma-chines ou des biens. Les expertsgagnent en légitimité et indépen-dance, résistent à la remise en cau-se, et solidifient leur position insti-tutionnelle. Dès lors, ils consacrentmoins d’énergie et moins de bud-get à l’exploration de nouvellesconnaissances, pour préserver leurposition en maximisant l’exploita-tion de leur expertise captive.

L’expertise de moins en moinsconfrontée à des contre-expertisesinternes ou exosomatiques changede statut ontologique: de connais-sance, elle redevient croyance. Decroyance, elle se transforme enmythe rationnel. Du mythe ration-nel, naît la certitude de pouvoir réi-térer, —avec les mêmes schémas etla même expertise devenue obsolè-te—, le succès passés (Starbuck,1983, 1992). L’organisation dansla proximité de ces experts cessed’apprendre; les nouveaux projetssont sélectionnés pour leur capaci-té à conforter l’idéologie dominan-te à propos de la supériorité del’expertise détenue. On invente denouvelles idéologies pour boucherles fissures de l’idéologie actuelleet en justifier le maintien. Peu àpeu, les membres de l’organisation

défendant cette expertise déclinan-te "s’acclimatent" au confort d’uneconnaissance impérieuse, négli-gent les signaux venant contrarierle corps central de leurs croyances,et détruisent une fonction vitale del’organisation: son apprentissage.

3. La connaissance aucœur de la nouvelle

compétitioncapitalistique

C’est en 1963 que Cyert etMarch définissent cette fonctioncentrale de l’organisation qu’ilsnomment "l’apprentissage organi-sationnel". Les organisations sontdépeintes comme inégales dans letraitement de leur décision, d’unepart, parce que les acteurs ont unerationalité limitée par ce qu’ilséchouent à percevoir, et d’autrepart, parce que les individus ausein des organisations sont caracté-risés par des expériences, des nive-aux d’aspirations et des buts diver-gents. Dès lors, ils organisent desroutines leur permettant de mettreen cause et réévaluer en permanen-ce les fondements de leur choix etles résultats qu’ils en attendent.

Dans ces travaux fondateurs,l’information est définie commeune donnée qui a un sens. Ce sensémerge tandis que les données sontinterprétées par les schémas enconcurrence dans l’organisation(Bruner; Goodnow; Austin,1962). Parce que l’expérience per-met d’accroître la transformationdes données en information, les or-ganisations ont très naturellementspécialisé leurs managers dans destâches spécifiques d’acquisition etde conversion de données. L’infor-mation est générée en discutant laportée et le sens des données, enéprouvant par l’expérimentationleur validité supposée. Eventuelle-ment, l’information devient le gui-de des programmes d’action quin’ont plus aucune autre raison d’ê-tre que de continuer à justifier l’in-formation elle-même (Starbuck,

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Philippe Baumard

1983). Les organisations se dotentainsi de "technostructures" dont lafonction primaire est de gérer desprocessus informationnels de coor-dination, de dissémination, de vali-dation et d’infirmation.

La prolifération de ces proces-sus formels ne tarde pas à être pro-blématique: les organisations biai-sent leurs rapports formels pourobtenir le soutien de leurs emplo-yés, de leurs clients, des investis-seurs ou de l’opinion. L’informa-tion est déformée par les jeux d’ac-teurs, les coalitions, et les organi-sations deviennent porteuses et gé-nératrices de représentations biai-sées (Altheide; Johnson, 1980).Les organisations sont ainsi des te-rrains propices à l’aphorisme de T.S. Eliot: "où est la sagesse quenous avons perdue dans la connais-sance, où est la connaissance quenous avons perdue dans l'informa-tion?"

La connaissance peut ainsi êtredifficilement résumée à une simpleaccumulation d’information. Lamultiplication et l’empilement desprocessus formels de traitement del’information n’est pas garanted’une connaissance augmentée ouaméliorée. Il n’existe pas de rela-tion linéaire, ni de corrélation entrela quantité d’information qu’uneorganisation génère, et la quantitéde connaissance qu’elle est par ai-lleurs capable de créer. Une con-naissance riche peut être créée àpartir d’une information très parce-llaire, car un simple élément éparsd’information peut remettre encause un ensemble très large deconnaissances acquises: découvrirque la terre n’est ni plate, ni aucentre du système solaire a ainsibouleversé toute la logique de ladécouverte scientifique! A contra-rio, une très large quantité d’infor-mation que l’on ne peut réconcilieren une signification cohérente peutproduire une quantité marginale deconnaissance! Voulant mettre à dé-fi l’idée que les firmes gérant de

façon la plus rigoureuse et formelleleur information étaient celles quiavaient le plus de succès, Grinyeret Norburn (1975) ont analysé unepopulation de firmes britanniquesen essayant d’établir une corréla-tion entre l’existence de plans stra-tégiques formels et la performancede ces firmes sur une longue pério-de. La corrélation n’était que de0,22! Ils ont découvert, au contrai-re, que les organisations qui atta-chaient moins d’importance à l’in-formation transmise par des rap-ports formels, en accordant leur fa-veur à une communication plus in-formelle était de loin les plus pro-fitables.

La séparation entre connais-sance et pratique représente ainsiune fausse dichotomie (Baumard,1999, p. 93; Blackler, 1995). Leprocessus qui produit des connais-sances dans l’organisation n’estpas dissociable de la pratique etdes contextes dans lesquels cesconnaissances sont formées, acqui-ses et appropriées. Connaître ou nepas connaître ne consiste pas à fai-re simplement appel à un "stock"de connaissances qui serait emma-gasiné par les individus ou lesgroupes de l’organisation. Mêmeune connaissance abstraite ne peutêtre simplement "appliquée" à uncontexte donné. Sa mobilisation etson usage nécessite de recourir àun effort d’interprétation et de tra-duction, si bien que "l’application"d’une connaissance réitère, à cha-que nouveau contexte, sa nouvellecréation (Tsoukas, 1996). Certainsauteurs vont plus loin encore etmettent tout simplement en doutele fait qu’une connaissance puisseexister sous une forme explicite di-rectement exploitable.

La connaissance serait ainsigénérée et utilisée au sein de "com-munautés de pratique" (Lave;Wenger, 1991) grâce à un appren-tissage qui ne peut être que propreà la situation et à la communautéd’acteurs partageant sa gestion.

Cette école défend que la connais-sance est un flux permanent, et quesa composante principale est "taci-te", c’est-à-dire que les individusen savent en pratique beaucoupplus qu’ils ne peuvent exprimer.Ecole dite du "workplace knowled-ge", elle s’appuie sur les travauxfondateurs du sociologue Polanyi(1966) qui a su montré que nousétions le plus souvent incapablesde décrire ou de distinguer dansdes ensembles distincts et explici-tes les connaissances que nous mo-bilisions pour effectuer des tâchescourantes, comme nager, parexemple. Ainsi, les organisationscréent de la connaissance en essa-yant de la préserver, la préserve ententant de la ré-appliquer, la défor-me en pensant la dupliquer.

Cette dernière peut être auto-matique et collective, sans jamaisque son individualisation ou sa for-malisation ne soient possible. Satransformation est continue, et cha-que routine, chaque logiciel, cha-que nouvel enregistrement ferainéluctablement l’objet d’une lec-ture et d’une traduction qui reflète-ront les différences d’expérience,d’appréhension de la situation parles managers.

4. La connaissance sedéveloppe à l’insu des

individusAinsi, la connaissance se déve-

loppe non seulement à l’insu del’individu en s’enfouissant dans lapratique (la connaissance procédu-rale tacite ou implicite), mais l’en-semble des individus, réunis engroupes, participe à la créationd’une connaissance collective dontles contours leur sont totalementinconnus. La connaissance dans lesorganisations possède intrinsèque-ment une propension à son déve-loppement autonome (Baumard,1999).

Il n’est pas plus certain que lescomportements influencent ou mo-difient directement cette connais-

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Philippe Baumard

sance, mal maîtrisée, et pourtantsous-jacente à l’action dans l’orga-nisation. Les individus dans l’orga-nisation ont tendance à répéter lesprogrammes qui ont donné dessuccès dans le passé, sans systéma-tiquement se rappeler ou sans for-cément connaître les perceptionsou éléments de connaissance quiles avaient initialement poussés àadopter ces comportements (Star-buck, 1983). Les théories béhavio-ristes montrent d’ailleurs claire-ment que les individus peuventréussir même s’ils méconnaissentle milieu dans lequel ils agissent.D’une part, les théories que les in-dividus dérivent de leur expériencesont souvent fausses; si les gensdevaient se fier à ces théories, ilsferaient de grossières erreurs. Leurcomportement repose en fait surune connaissance dont la précisiondes contours ou la déterminationn’a que peu d’effet sur l’efficiencede leurs comportements.

Il est en somme presque évi-dent que les processus cognitifsqui sont en œuvre dans le façonna-ge des comportements organisa-tionnels différent totalement de laperception que les individus peu-vent en avoir! Ryle, en 1949, avaitdéjà suggéré cette méconnaissancede leur propre connaissance chezles individus en distinguant le "sa-voir à propos" et le "savoir com-ment". Il a ainsi introduit une dif-férence fondamentale entre la con-naissance qui peut être "déclarée"de la connaissance dite "procédu-rale".

Les individus dans l’organisa-tion utilisent la plupart du tempsdes "théories naïves", c’est-à-diredes connaissances sous une formepropositionnelle ou déclarative quisont très souvent éloignées descauses réelles du phénomène qu’ilsobservent ou essayent de gérer.Cooke et Breedin (1994) ont sug-géré que les individus accumulentdes outils cognitifs non verbauxqui sont spécifiques à certaines si-

tuations, et qui évoluent indépen-damment pour pouvoir gérer uneforte variété de phénomènes au caspar cas. Il n’y a aucune cohérenceinterne dans la cohabitation de cespetits modèles cognitifs (évaluerune trajectoire, une distance, unschéma causal entre un projectileet sa source, etc.), si bien que lesindividus construisent des théories"à la volée" qui sont des adapta-tions grossières et naïves des petitsmodèles cognitifs inconsciemmentaccumulés.

L’écart entre ces théories naï-ves et la connaissance enfouie dontles individus n’ont pas conscienceprovoquent des "accidents nor-maux", c’est-à-dire des incongrui-tés entre les comportements et lescognitions que les individus accep-tent pour préserver la continuité deleur action. Au même titre que l’in-dividu dans l’organisation est un"générateur d’action" (Starbuck,1983), —c’est-à-dire qu’il cèdevolontiers à une rationalité com-portementale programmée parl’action et son escalade dans sonpropre engagement—, sa connais-sance suit son propre développe-ment sans se soumettre aux 7 aléasdes programmes comportemen-taux. Nous avons besoin, en tantqu’individus aussi bien qu’en tantque groupes, de ces contrastescomme nous avons besoin de co-hérence. La rationalité que nous at-tribuons à la codification de la con-naissance est bien souvent sa pro-pre source d’invalidation (Star-buck, 1988).

Nous produisons nos connais-sances aussi bien en combinant dessystèmes explicatifs formels, qu’enprocédant à des expérimentationsdu type "essai/erreur" à partir dethéories naïves dont nous essayonsd’étendre, à la volée, le domained’application par association (Co-oke; Breedin, 1994). Et nous som-mes le plus souvent incapables dedéterminer qui, de la théorie naïveou de la combinaison de schémas

causaux robustes, a produit lesconnaissances en œuvre dans l’or-ganisation! Le résultat est que l’ef-fort de rationalisation et de forma-lisation entrepris par les organisa-tions contribuent précisément à ag-graver ces écarts, et à renforcer ledéveloppement autonome d’uneconnaissance tacite, plus ou moinscollective.

Ce que nous pouvons énonceret communiquer (la connaissanceexplicite), ne représente ainsi quel’infime partie émergée la connais-sance organisationnelle (Nonaka;Takeuchi, 1995).

La connaissance explicite peutêtre dissociée de notre unité phy-siologique par son énonciationsous la forme d’un écrit ou d’unexposé que nous pouvons commu-niquer sans avoir à nous transpor-ter comme "porteurs" de cette con-naissance. La connaissance taciteest ce que nous connaissons sansavoir conscience de le connaître.Pour Polanyi, "nous savons plusque nous pouvons exprimer" (Po-lanyi, 1966, p. 4). On peut distin-guer deux formes de connaissancestacites: les connaissances tacitescinétiques, celles qui sont liées aufait que nous n’ayons pas besoin de"penser", c'est-à-dire d’énoncer lacoordination de nos mouvementspour nager, marcher, etc.

L’autre forme de connaissancetacite concerne le "sentiment deconnaître" quelque chose, de pou-voir le réaliser, le comprendre,sans pouvoir énoncer les fonde-ments de cette compréhension. Laconnaissance tacite est incommu-nicable par le langage. Nonaka etTakeuchi (1995) identifient la so-cialisation (l’imitation, l’internali-sation des comportements d’au-trui) comme un moyen de "com-muniquer" une connaissance taci-te, mais il s’agit ici de la premièreforme de cette connaissance. Com-me le souligne Polanyi, "la trans-mission de la connaissance d’unegénération à une autre est de façon

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La connaissance dans les organisations

prédominante tacite" (Polanyi,1966, p. 61), et il en va de même ausein des organisations.

5. L’intensité eninformation n’est pas unsigne de connaissance

L’automatisation des tâchesélémentaires transformant les don-nées de l’organisation en informa-tion, contrairement aux attentes deleurs concepteurs, tend à accentuerle développement autonome d’uneconnaissance tacite. Avec la volon-té sincère de gérer "l’indigestionde signes" dont font l’objet lesgrandes organisations, l’explora-tion et l’exploitation de la connais-sance organisationnelle (ou "mana-gement des connaissances") s’esttrès naturellement inscrite dans l’a-genda des grandes organisations.Ainsi, les processus d’automatisa-tion des données3 ont envahi les or-ganisations, comme par exemple,pour le traitement des feuilles desalaires, la mesure des performan-ces financières, le contrôle de ges-tion et des forces de vente; mais lesprocessus d’automatisation du trai-tement de données sont sans douteplus intenses en capital qu’en con-naissances.

Une organisation qui traite oucommercialise de larges volumesd’information n’est pas nécessaire-ment une firme à haute intensité deconnaissances. Sveiby (1994) aobservé que les sociétés d’éditiontravaillent en fait dans deux sec-teurs bien distincts: un marché del’information et un marché de laconnaissance. Tandis que la pro-duction et la commercialisationd’information ne requiert que trèspeu d’interactions entre offreurs etacheteurs, la production et la com-mercialisation de connaissance re-quiert une étroite coopération entreacheteurs et vendeurs.

Une société qui publie des let-tres confidentielles travaille sur unmode intégralement collaboratifavec ses lecteurs (et clients) au sein

des sphères décisionnelles de leurindustrie. La connaissance ainsiproduite dépend entièrement d’unesocialisation constante, s’appuiesur la connaissance tacite et collec-tive de l’industrie, et requiert trèspeu de formalisation. La connais-sance délivrée aux lecteurs est pro-duite au sein d’un processus fluide,ancré dans une contextualisationdense, dont l’articulation ou lacombinaison n’est pas entièrementmaîtrisée par l’investigateur, mais"gérée" avec le lecteur (Baumard,1999).

Les firmes à haute intensité deconnaissances4 génèrent la majeurepartie de leurs revenus de ce travaild’attribution de sens, d’articulationet de façonnage continuel des con-naissances qu’elles commerciali-sent ou qu’elles utilisent pour dé-livrer leur expertise. Ekstedt(1988) les a clairement distinguéesdes firmes industrielles en obser-vant qu’elles partagent avec les fir-mes de haute technologie un re-cours intensif à l’expertise, maisque leur intensité en capital est be-aucoup plus faible. Puisque la con-naissance peut avoir des valeurstrès disparates dans les différentessituations où elle est exploitée, ilest difficile de lui attribuer une va-leur monétaire.

Sa valeur marchande est trèsfortement dépendante de la capaci-té, individuelle ou collective, desexperts à la traduire et à "l’enraci-ner" dans son contexte d’exploita-tion, c’est-à-dire chez les clients(Starbuck, 1992). Cette probléma-tique est bien connue des sociétésde conseil, qui sont par définitiondes firmes à haute intensité de con-naissance. Pour préserver et retenirce très volatile et ambigu capital deconnaissances, elles sont contrain-tes d’associer directement leursmeilleurs experts au capital de leurfirme. Dès lors, la traduction du ca-pital de connaissance en un capitalà valeur monétaire est immédiate:plus l’expert a du succès dans l’ex-

ploration et l’exploitation de nou-velles connaissances, plus sa con-trepartie capitalistique s’accroît.

De même, plus l’expert pro-gresse au sein d’une société deconseil, moins il est contraint aulabeur informationnel. Tandis queles nouveaux arrivés passent leplus clair de leur temps à transfor-mer des données en information,les experts un peu plus expérimen-tés (les "seniors") comparent, éva-luent, combinent et recoupent cetteinformation pour essayer d’en ex-traire des éléments de connaissan-ce. "L’associé", quant à lui, se dé-die complètement à la tâche d’arti-culation des connaissances, taciteset explicites, ainsi produites et estresponsable de leur enracinementet appropriation chez le client.

Tandis que des économies d’é-chelle et des économies d’éventailpeuvent être réalisées sur un capi-tal informationnel, elles sont beau-coup plus difficiles à réaliser surun capital de connaissances. Dansune société de conseil, un effortimportant de standardisation et departage de l’information est réaliséafin que les "juniors" puissent ré-exploiter un capital informationneldéjà développé sur d’anciens con-trats. Cependant, c’est la natureidiosyncrasique de l’expertise des"seniors" et des associés qui déno-te la forte intensité de connaissan-ce, plus que le partage de l’infor-mation. Une expertise forte étantdifficile à codifier et à formaliser,et la contextualisation grandissantavec l’enracinement de l’expertisechez le client, il n’y a plus aucunepossibilité d’économies d’échelleou d’éventail au sommet des fir-mes professionnelles.

De plus, plus l’expert de hautniveau accroît son expertise, plussa connaissance devient spécifiqueà un domaine, c’est-à-dire quel’enracinement tacite de sa con-naissance dans son milieu d’ex-ploitation n’autorise plus de retouren arrière. Dès lors, l’associé de-

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Philippe Baumard

vient une variable à proprementparler dépendante de l’industriedans laquelle il opère. Si cette in-dustrie décline, son actif de con-naissance "sur-spécialisé" devientobsolète au même titre que l’indus-trie qui la porte. Spender (1989)observe ainsi que l’expertise s’en-toure peu à peu de jargons propresà l’industrie qui l’explore et l’ex-ploite pour finalement devenir une"recette" de l’industrie, et finit parse détacher de l’accumulation decapital informationnel. Ainsi, laplus grande menace pour une firmeà haute intensité de connaissanceest ce qui fait d’abord sa richesse:une connaissance tacite, difficile àimiter et singulière.

Les firmes à haute intensité deconnaissances ne sont pas unique-ment représentées par les sociétésde conseil, les cabinets d’avocat,les auditeurs, les instituts de re-cherche et laboratoires privés. D’u-ne part, la connaissance ne résidepas seulement dans les individus,et d’autre part, une forte intensitéd’expertise peut aussi être le mo-teur du revenu dans une société quin’en fait pas une activité de con-seil. La haute intensité de connais-sance peut ainsi avoir été traduiteen actifs intangibles (logiciels,systèmes experts, instruments demesure) ou en routines.

Les organisations essayent detransformer leur expertise sous desformes physiques afin d’en assurerla pérennité, le transfert vers desnouveaux venus et la défense sur leplan de la propriété intellectuelle(brevets, secrets industriels). Unluthier traduit ainsi son expertisedans les instruments de son atelier,appose sa griffe ou sa marque surdes procédés de fabrication et desroutines qu’il peut transmettre auxapprentis appelés à prendre sa relè-ve (Ekstedt, 1988). Les routinessont des codifications de la con-naissance sous la forme de pres-criptions et de règles guidant lapratique.

Ces règles comportementalespeuvent être soit très informellesen mobilisant, par exemple, le sa-voir tacite de l’artisan luthier, oubien formalisées afin d’en assurerla diffusion la plus large. Ainsi,considérer qu’une firme commeMcDonald’s n’est pas une firme àhaute intensité de connaissancepourrait être une erreur: la connais-sance de la relation client fait l’ob-jet d’une recherche d’améliorationconstante, et son intensité est déve-loppée à travers l’université de cet-te firme. L’ensemble des routinesconcernant la gestion des restau-rants sont codifiées dans un épaismanuel et un langage McDonald’sa été spécialement développé afind’en assurer l’appropriation par leplus grand nombre, quels quesoient les niveaux d’éducation, lescultures et les particularités régio-nales (Starbuck, 1992).

D’autres organisations affi-chent une très haute intensité deconnaissances qui n’est pas préser-vée au sein de l’expertise humaine,mais principalement par des actifsintangibles. C’est le cas des socié-tés appartenant au secteur du déve-loppement de systèmes experts: laconnaissance qu’elles produisentdoit permettre l’interaction et ledialogue entre humains et machi-nes, ou de machine à machine. Lessystèmes expert reproduisent lesschémas d’interprétation (les rè-gles de raisonnement) et une partiedu stock d’expertise de leurs pro-grammeurs (les bases de connais-sance). Dans ces organisations,l’intensité de connaissance est plusgrande au sein des logiciels déve-loppés que la somme des experti-ses humaines considérées une àune. La concentration en connais-sances réside dans la capacité desexperts à traduire en règles forme-lles et en raisonnements mathéma-tiques les expertises intuitives etintersubjectives à propos desproblèmes traités.

Eventuellement, ces règlescognitives peuvent inclure unsystème interne de régulation,c’est-à-dire de remise en cause parle système expert lui-même des rè-gles ou des bases de connaissan-ces, soit incompatibles entre elles,soit dont les conditions d’applica-tion ne peuvent pas être réunies.Dans ce cas, les machines entreelles, ou en communicant avecelles-mêmes, sont capables de gé-nérer des éléments de connaissan-ce de façon autonome, même sielles ne font qu’appliquer une mul-titude de règles et d’éléments deconnaissance qui lui ont été en-seignés par des humains. Lessystèmes experts de dernière géné-ration gèrent, par exemple, les dys-fonctionnements et la maintenancede moteurs d’avions de la compag-nie Scandinavian Airline Systemsavec des réseaux de systèmes ex-perts probabilistes communiquantentre eux, et capables de gérer si-multanément plus de cent milleraisonnements logiques. Ce systè-me de diagnostic n’est plus à laportée d’une équipe humaine, pourdes motifs aussi bien économiquesque par l’ampleur de la complexitécognitive à traiter.

6. Vies et morts de laconnaissance

organisationnelleLa connaissance croît et iné-

luctablement devient obsolète aufur et à mesure que la réalité chan-ge. Les monopoles de connaissan-ce sont ainsi des phénomènes pré-caires: quand Martin Lipton in-venta la "pilule empoisonnée", uneclause restrictive protégeant les fir-mes d’un OPA agressive en retirantle contrôle au prédateur, il donna àson cabinet d’avocat un monopolesur l’expertise de renforcement depactes d’actionnaires. Mais les fir-mes concurrentes de Wachtell &Lipton ne tardèrent pas à "décons-truire" l’écheveau complexe inven-té par Lipton, et bientôt tous lescabinets d’avocats proposèrent des

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dispositions similaires. La firmedût se résoudre à inventer un anti-dote puissant à son propre mono-pole, et ainsi à recréer un aléa etune dualité là où elle avait réussir àimposer une rente monopolistiquesur un savoir-faire. Toutes les orga-nisations essayent d’obtenir de te-lles situations de rente qu’ellespeuvent exploiter stratégiquement,mais ce faisant elles doivent luttercontre la puissante propension dela connaissance à se développer defaçon autonome et exosomatiqueaux individus et aux organisations.

Le maintien d’un monopole deconnaissance peut soit se réaliserpar une course à l’innovation, soitpar le maintien politique et institu-tionnel de la rente. Plus une orga-nisation renouvelle et améliore sonexpertise, plus il est difficile pourses concurrentes de combler le fos-sé d’expertise qui les sépare. Cefaisant, elle prend également le ris-que de développer une connaissan-ce "ésotérique", idiosyncrasique ettrop singulière pour être demandéepar une large part du marché. Deplus, les actifs intangibles sont pluscoûteux à amortir que leurs équiva-lents tangibles.

Leur exploration est longue etaléatoire, leur maintien nécessiteune maintenance intellectuelle etcognitive consommatrice d’ex-perts chèrement payés, et l’enca-drement juridique et comptabledes firmes a tendance à sous-éva-luer la valeur de tels actifs par rap-port à des actifs industriels et desimmobilisations corporelles. Lesorganisations tendent ainsi à fossi-liser l’usage de leur expertise dansleur industrie et dans la sociétéafin d’en allonger le cycle d’ex-ploitation. Elles adoptent de véri-tables stratégies d’institutionnali-sation visant à en forcer l’usage, àétablir leur propre connaissancecomme standard de l’industrie, àen sanctionner le non usage pardes normes et des règlements desécurité et d’assurance.

Le problème pour les organisa-tions est qu’elles ne produisent paselles-mêmes cette connaissancedont elles extraient des rentes: cesont les individus, dedans et en de-hors de l'organisation, qui agissentet apprennent par leurs actes.March et Olsen (1976) ont propo-sé un cycle d’apprentissage fondésur le principe "stimulus–réponse".Les individus agissent pour attein-dre les buts de leur organisation etforment ainsi l’action organisa-tionnelle. Leur environnement —c’est-à-dire les autres organisa-tions— leur renvoie une réponsequant à l’acceptation ou la possibi-lité d’exploitation de la connais-sance ainsi générée. Cette réponseaffecte, en les validant ou les infir-mant, les préférences et les modè-les cognitifs individuels. Dès lors,il tout aussi important pour un in-dividu d’adjoindre une nouvelleconnaissance à celles qui l’a déjàacquises, que de détruire ou mettrede côté les connaissances qui nesont pas exploitables, ou pas ac-ceptées, par l’environnement(Hedberg, 1981).

La limite du modèle "stimu-lus–réponse" réside dans le faitqu’il est difficile, hors d’un labora-toire aux conditions expérimenta-les triviales, de distinguer la causedes effets, de savoir lequel desschémas causaux explique lesuccès ou l’échec de l’expérimen-tation. Ce sont principalement lesmêmes forces qui conduisent lesorganisations à l’échec ou ausuccès. La limitation cognitive desindividus ne leur permet pas d’at-tribuer avec certitude une action etune réaction. Elle distord leurs per-ceptions, et l’ambiguïté généréepar la multitude d’essais et d’expé-rimentations que peut conduire uneorganisation rend très improbablela mise en place d’un cycle d’ap-prentissage aussi simple (March;Olsen, 1976).

Les organisations sont ainsiplus dissolues et aléatoires dans

leur apprentissage que le laisseprésager leur "façade" institution-nelle. Elles essayent d’intégrer denouveaux schémas dans leursstructures cognitives, en envoyantpar exemple leur cadres discuter deleurs croyances sur le futur de l’in-dustrie au sein de think tanks. Maisces expériences collectives tendentplutôt à réconcilier les opinions di-vergentes, et à réintégrer les expé-riences incongrues des uns et desautres dans les schémas dominants.La plupart des organisations fontpreuve de sérendipité dans leurprogramme d’innovation. Elles dé-couvrent par accident des nouve-lles connaissances alors qu’elles encherchaient d’autres. L’objectif deleur apprentissage n’est pas de pro-duire des révolutions scientifiquesou de bouleverser les paradigmesexistants, mais bien de maîtriser etd’améliorer l’exploitation écono-mique de leur environnement.

L’apprentissage est le résultatd’un comportement qui est tout au-tant manipulateur (pour préserverles rentes, les idéologies, et les pro-grammes en place) qu’adaptatif(pour faire face à leur obsolescen-ce, leur refus par la société et lesconsommateurs). Ainsi, "les orga-nisations n’accumulent pas passi-vement l’apprentissage de leursmembres: l’organisation influencel’apprentissage de ses membres, etelle retient des sédiments des ap-prentissages une fois que son per-sonnel l’a quitté" (Hedberg, 1981,p. 6). Ces sédiments sont préservéspar des routines d’accueil des nou-veaux venus parrainés par lesmembres les plus anciens, par des"héritages" de données laissés surles disques durs, par des rapports etdes archives laissés en libre con-sultation pour les nouveaux arri-vants.

Mais quand l’expertise est es-sentiellement tacite, le retrait d’unmembre de l’organisation peut serévéler une véritable amputationdu savoir-faire organisationnel.

Philippe Baumard

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La connaissance dans les organisations

C’est le cas des grandes banquesde gestion de fortune dont les con-seillers, pour des raisons de discré-tion et de sûreté, ne transcriventpas toute la connaissance qu’ilspeuvent détenir de leurs clientsdans les archives de leur banque(Baumard, 1999). Chaque nouve-au venu doit "réapprendre" les rou-tines, les rituels, les mythes ration-nels de l’organisation. Il doit navi-guer, et donner du sens, à l’articu-lation singulière des répertoires desavoir accumulés par strates ou augré des opportunités. Ainsi, chaquechangement de personnel, de diri-geant, de forces de vente produitdes tensions et des conflits entreles schémas d’interprétation del’organisation et les "cartes cogni-tives" des nouveaux venus.

Les organisations ne réagissentpas à tous les problèmes: certainsparaissent critiques à leurs mem-bres car ils viennent contrarier lesmythes organisationnels histori-quement ancrés dans leur culture;d’autres leur paraissent trop incon-grus, soit parce qu’ils échappent àla culture (à la compréhension),soit au contraire parce qu’ils re-mettent directement en cause lescroyances et les idéologies les plusrépandues. Par exemple, les grandsgroupes de télécommunication ontcréé un service de navigation inter-net sur des téléphones mobiles, leWAP5 en pensant que celui-ci seraitfortement désiré par les consom-mateurs, car il représentait la for-me la plus aboutie des croyances etdes savoirfaire organisationnels:une intermédiation numérique ri-che en contexte de mobilité per-mettant d’accéder à tous typesd’information de n’importe où.

La déconvenue fut grande: lesconsommateurs boudèrent l’offretechnologique, lui préférant massi-vement l’échange de petits messa-ges textuels de mobiles à mobiles6.Ce service avait été introduit com-me un complément rendu possiblepar la technologie, mais sans publi-

cité, car les organisations du sec-teur ne pouvaient pas concevoirque l’on veuille une interaction sipauvre et si limitée sur une techno-logie si avancée.

En fait, les consommateursplace la "richesse" de l’interactionnon pas dans sa sophisticationtechnologique, mais dans la versa-tilité et la profondeur de la con-naissance qu’ils peuvent s’échan-ger. Et les "petits messages" per-mettent d’explorer une gamme be-aucoup plus dense d’échange deconnaissances: la suggestion, lemessage implicite qui fait appel àla connaissance tacite du receveur,un nouveau langage fait d’abrévia-tions permettant d’émuler l’euphé-misme, l’humour et la timidité. Leconsommateur fut un déclencheurde "désapprentissage": les organi-sations du secteur des télécommu-nications durent désapprendre lesmythes rationnels qu’elles avaientconçus à propos du consommateurà partir d’une réflexion sur la tech-nologie.

Elles changèrent leur program-me, déplacèrent leur expertise, etpetit à petit, furent prises de ques-tionnements profonds sur lesmodèles économiques dérivés deleurs croyances. "Quand de nouve-aux mythes —avec ou sans l’aidede nouveaux leaders— sont les dé-clencheurs du désapprentissage,les organisations peuvent réap-prendre et se réorienter presqueinstantanément. Une nouvelle thé-orie de l’action remplace l’ancien-ne. Quand ce n’est pas le cas, lesorganisations doivent d’abord éta-blir une nouvelle vue sur le monde,de nouveaux programmes d’action,ou de nouveaux amendements àleur répertoire de réponses avantqu’elles ne puissent entrer en con-valescence de leur apprentissagedéfaillant. Mais peu d’organisa-tions arrivent à le faire" (Hedberg,1981, p. 19).

Conclusion

On sait peu de choses sur lastructure cognitive des organisa-tions. Est-ce qu’elles apprennentvraiment? On sait que ce ne sontpas les organisations qui ont desbuts, mais les gens qui la compo-sent et les coalitions qu’ils forment(Cyert; March, 1963), et ce sontces mêmes gens, qui font et défontles connaissances organisationne-lles. Pourtant, les organisations im-priment des styles cognitifs auxnouveaux venus, par le biais deleur culture et de leurs rituels.Pourtant, les organisations ont deshistoires, et des historiens, une mé-moire collective, une mémoirephysique. Et surtout, comme unêtre humain doté de l’autonomiede pensée, elles peuvent unilatéra-lement se tromper, croire des vieuxschémas applicables à une situa-tion nouvelle, produire en grandequantité une connaissance au seulservice de ce mythe, et sélection-ner ses membres selon leur adhé-sion à la connaissance dominante.

Nouvelle économie, puis bullefinancière, puis échec, puis désap-prentissage. Un secteur entier, àl’échelle mondiale, a partagé descroyances et des connaissances, aessuyé des pertes, a douté, a mis audéfi les connaissances fraîchementacquises. Il n’y a pas que la rigidi-té des habitudes et des vieux pro-grammes d’action qui créent la ré-sistance organisationnelle à l’ap-prentissage.

L’enthousiasme pour la nouve-auté, la foi dans un avenir meilleur,la promesse d’un monde nouveauforgent également de puissantescroyances, et fossilisent tout autantla connaissance de l’organisation.Les individus sont fragiles vis-à-vis de leur connaissance. Ils agis-sent à partir de théories naïves, quifonctionnent, mais ils le savent,qui sont très éloignées d’une con-naissance réelle des phénomènes.Leur apprentissage est souvent su-perstitieux, pour préserver les myt-

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hes rationnels et dans l’espoir deprolonger les succès passés. Pour-tant, les firmes à haute intensité deconnaissances sont une réalité. Laformidable diffusion des savoirspar l’intermédiation électroniqueest également une réalité. Et l’in-décidabilité de la connaissance res-te une réalité: sans doute faut-il ac-cepter que l’on ne sait pas toutpour commencer à apprécier et re-connaître la valeur de l’indécidabi-lité du savoir.

Notas

1. RBW: the resource based view of the firm.

2. Artefact: (du latin artis facta) un phénomèned’origine accidentelle, une fabrication artificie-lle. Exosomatique: (du grec exô, au-dehors, etsômatos, le corps) qui se manifeste en dehorsdu corps des hommes.

3. Ou ADP: automatic data processing.

4. KIF: knowledge intensive firms.

5. WAP: web authoring protocol. Le protocolepermet d’émuler une navigation sur des pagesde données à partir d’un téléphone mobile.

6. SMS: small messages system: envoi de mes-sages de 180 caractères d’un téléphone mobileà un autre.

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