l3 2013-2014 second semestre boèce...philosophieetbonheur danslapensée)médiévale!...
TRANSCRIPT
Philosophie et bonheur dans la pensée médiévale
Histoire de la philosophie médiévale (L3) 2013-‐2014 • semestre 2 Université Paris-‐Sorbonne
UFR de Philosophie Pasquale Porro
pasquale.porro@paris-‐sorbonne.fr [email protected]
h#p://abelard.hypotheses.org/
hIp://abelard.hypotheses.org
AugusNn d’Hippone, De civitate Dei, XXI, 1 « nulla est homini causa philosophandi, nisi ut beatus sit ; quod autem beatum facit, ipse est finis boni ; nulla est igitur causa philosophandi, nisi finis boni ; quam ob rem quae nullum boni finem sectatur, nulla philosophiae secta dicenda est ».
« L’homme, en effet, n’a d’autre raison de philosopher que son désir d’être heureux ; or, ce qui rend heureux, c’est la fin même du bien ; il n’y a donc d’autre raison de philosopher que la fin du bien et c’est pourquoi on ne saurait dénommer école philosophique celle qui ne recherche aucune fin du bien » [trad. Combés].
Philosophie et bonheur [plan du cours, I-‐II]:
• Aristote (Éthique à Nicomaque, I et X, 6-‐9) • AugusNn d’Hippone (De beata vita + autres textes)
* * * • Boèce (La consola6on de la philosophie, II-‐III) • Avicenne (Science divine du Livre de la Guérison, IX) • Averroès (Grand Commentaire du De anima, III, t.c. 36) • Pierre Abélard (Dialogue d’un philosophe avec un juif et un
chré6en) • Thomas d’Aquin (Somme contre les Gen6ls III, 24-‐48 ;
Somme de théologie Ia-‐IIae, qq. 1-‐5) • Boèce de Dacie (Du souverain bien) • Dante Alighieri (Banquet, II)
Quelques caractérisNques fondamentales de la concepNon aristotélicienne du bien et du bonheur :
i. Ce vers quoi tend la ‘poli:que’, comme science architectonique,
est le bien suprême et la fin ul:me de l’homme ; ii. Un tel bien ne peut consister dans quelque chose d’universel et
d’éternel (dans une forme idéale), comme le sou:ennent, au contraire, les platoniciens ;
iii. En réalité, le bien se dit de nombreuses façons, et précisément de façon différente selon les différentes catégories (‘homonymie du bien’) ;
iv. Tous ces différents modes peuvent, toutefois, être rapportés, du moins analogiquement (propor:onnellement), à une certaine unité ; selon ce qui ressort de l’examen des opinions communes (endoxa), le bien doit, en effet, avoir certaines caractéris:ques communes de fond : a) c’est ce qui est recherché pour soi, et non pour autre chose ; b) c’est ce qui est autosuffisant (se suffit à lui-‐même) ;
Quelques caractérisNques fondamentales de la concepNon aristotélicienne du bien et du bonheur :
v. Ces caractéris:ques (comme le montrent aussi les
opinions communes) sont propres au bonheur ; vi. Le bonheur est une acNvité de l’âme selon la vertu ou en
conformité à la vertu (donc : c’est toujours quelque chose en acte, et jamais une possession) ;
vii. Dans ce sens, le bonheur ne coïncide avec aucune vertu déterminée, mais avec l’exercice, en acte, de celle-‐ci – en faisant quelque chose de façon ‘vertueuse’, c’est-‐à-‐dire, de façon excellente ;
viii. Le bonheur ne coïncide pas non plus avec le plaisir, mais implique le plaisir (il est naturel d’éprouver du plaisir quand on réalise quelque chose de façon ‘vertueuse’ ou excellente) ;
Quelques caractérisNques fondamentales de la concepNon aristotélicienne du bien et du bonheur :
ix. Celui qui jouit du bonheur seulement à certains moments déterminés ne peut
être vraiment heureux ; le bonheur doit être évalué par rapport à la vie dans son intégralité, de façon à représenter une condi:on stable et (rela:vement) défini:ve ;
x. Le bonheur est un bien qui concerne seulement nos ac:vités en tant que vivants : les morts sont heureux (ou malheureux) seulement dans un sens dérivé et passif, en rela:on, c’est-‐à-‐dire, au bonheur (ou malheur) de leurs parents et amis encore en vie. Mais de même que celui qui n’est pas ac:f n’est pas vraiment heureux, les morts aussi ne sont touchés que faiblement ou indirectement par le bonheur ;
xi. Le bonheur peut se réaliser avec des moyens humains : ce n’est pas un don divin (sinon dans un sens large ou métaphorique), pas plus qu’il ne dépend du hasard ou de la chance ;
xii. Le bonheur, comme on l’a dit, est à lui-‐même sa propre fin et autosuffisant ; toutefois, il réclame la présence de certaines condi:ons extérieures : la possession des biens matériels, une bonne famille, des enfants, la santé et un bel aspect, de nombreux amis (dans ce sens, l’éthique aristotélicienne ne donne pas plus de prescrip:ons qu’elle ne se présente comme ‘pure’ , c’est-‐à-‐dire exempte de tout condi:onnement empirique) ;
Quelques caractérisNques fondamentales de la concepNon aristotélicienne du bien et du bonheur :
xiii. Toutes les ac:vités conduites selon la vertu assurent le bonheur ;
toutefois, pour établir quelle est la félicité propre à l’espèce humaine en tant que telle, il faut considérer la différence qui cons:tue l’espèce humaine, c’est-‐à-‐dire la ra:onalité : le bonheur suprême consiste donc dans l’exercice de l’ac:vité spécula:ve ;
xiv. Ce bonheur n’annule pas les autres, ni en par:culier le ‘bonheur poli:que’ : le bonheur spécula:f est le plus propre à l’homme en tant qu’homme et il est le bonheur suprême, mais pas le seul ;
xv. l’exercice de l’ac:vité spécula:ve présuppose comme condi:ons les mêmes condi:ons extérieures rappelées précédemment ;
xvi. l’ac:vité spécula:ve (et le bonheur qui s’y a#ache) est divine, parce qu’elle coïncide, en substance, avec l’ac:vité même du divin : la pensée.
Quelques caractérisNques fondamentales de la concepNon aristotélicienne du bien et du
bonheur :
bonheur spécula:f ò
‘divinisa:on’ à travers l’ac:vité de la pensée
Quelques références bibliographiques
• Aristote, Éthique à Nicomaque, introd., trad. et comm. par R.-‐A. Gauthier et J.-‐Y. Jolif, 2 tomes, 4 vol., Louvain-‐Paris, Nauwelaerts, 2e éd. 1970.
• Aristote, Éthique à Nicomaque, traduc:on, présenta:on, notes et bibliographie par R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004.
Quelques références bibliographiques • R.A. Gauthier, La morale d’Aristote, 3e éd. rev. et corr., Paris,
Puf, 1973. • Y. Gobry, La philosophie pra9que d’Aristote, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1995. • P. Rodrigo, Aristote et les choses humaines, Bruxelles, Ousia,
1998. • M. Canto-‐Sperber, Éthiques grecques, Paris, Puf, 2001. • P. Mé:vier, L’Éthique dans le projet moral d’Aristote. Une
philosophie du bien sur les modèle des arts et des techniques, Paris, Les Édi:ons du Cerf, 2001.
• G. Romeyer-‐Dherbey (dir.) / G. Aubry (éd.), L’excellence de la vie. Sur l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème d’Aristote, Paris, Vrin, 2002.
• P. Aubenque, Problèmes aristotéliciens. II Philosophie pra9que, Paris, Vrin, 2011.
Quelques références bibliographiques Sur le bonheur et le bien suprême : • M. Nussbaum, The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
• A. Kenny, Aristotle on the Perfect Life, Oxford, Clarendon Press, 1992.
• S.M. White, Sovereign Virtue. Aristotle on the Rela9onship between Happiness and Prosperity, Stanford, Stanford University Press, 1992.
• J. Annas, The Morality of Happiness, Oxford, Oxford University Press, 1993.
AugusNn d’Hippone, De beata vita Quelques traduc:ons françaises du De beata vita : • De beata vita /Du bonheur, texte de l’édi:on bénédic:ne, introduc:on, traduc:on et notes par R. Jolivet, Paris, Desclée de Brouwer, 1939 (« Bibliothèque augus:nienne »)
• De beata vita / La vie heureuse, introduc:on, texte cri:que, traduc:on, notes et tables par J. Doignon, Paris, Desclée de Brouwer, 1986.
• La vie heureuse. Préface de F. Dupuigrenet Desroussilles. Traduit du la:n par D. Férault, Paris, Payot et Rivages, 2000.
AugusNn d’Hippone, De beata vita Coïncidence, dans le De beata vita, entre l’idéal
‘philosophique’ du bonheur et l’idéal chré:en : • le bonheur consiste dans la sagesse ; • la sagesse est ‘mesure’, donc refus des excès, contrôle des
passions, capacité de ‘mesurer’ ses désirs à la réalité (cita:on de Térence : « Puisque ne peut se réaliser ce que tu veux, il faut vouloir ce que tu peux [Quoniam non potest id fieri, quod vis, / Id velis quod possis] ») ;
• mais la Sagesse est aussi une Personne trinitaire (superposi:on entre hypostases plo:niennes et Trinité) ;
• vivre la vie du ‘sage’, c’est vivre dans la vérité divine et reconnaître ce#e vérité ;
• ce bonheur peut déjà s’obtenir concrètement en ce#e vie.
AugusNn d’Hippone, De beata vita [Coïncidence entre idéal ‘philosophique’ du bonheur et idéal chré:en]
• Le bonheur ‘intramondain’ est perspec:f par rapport au bonheur de la vie éternelle, mais il est concrètement réalisable à travers une possible œuvre de contrôle et de domina:on du corps, de libéra:on des limites imposées par la corporéité.
AugusNn d’Hippone, Retracta6ones C’est Augus:n lui-‐même qui nous confirme que telle était sa
concep:on au moment du De beata vita, dont il prend ses distances dans les Révisions :
« Dans ce livre, l’accord s’est fait entre nous qui poursuivions ensemble ce#e recherche, pour conclure qu’il n’y a pas de vie heureuse en dehors de la parfaite connaissance de Dieu.
Il m’y déplaît d’avoir donné plus de louanges que je ne le devais à Manlius Théodore à qui j’ai dédié ce livre, bien qu’il fût savant et chré:en ; d’avoir encore ici nommé souvent la fortune ; d’avoir dit que, dans le temps de ceIe vie, la vie heureuse habite la seule âme du sage, dans quelque état que se trouve son corps. En réalité, la parfaite connaissance de Dieu, c’est-‐à-‐dire la plus grande à laquelle l’homme puisse arriver, est espérée par l’Apôtre dans la vie à venir : car c’est là qu’il faut placer la seule vie heureuse, où le corps incorrupNble et immortel sera soumis à son esprit sans aucun ennui ni combat » (I, 2 ; trad. G. Bardy).
AugusNn d’Hippone, De ordine Le jeune Augus:n avait, en effet, admis une substan:elle coïncidence
doctrinale entre foi chré:enne et philosophie, parlant de deux voies parallèles, comme dans le De ordine :
« Nous avons en effet une double voie à notre usage, lorsque l’obscurité des choses nous trouble : la raison ou, en tout cas, l’autorité. La philosophie promet la raison, mais ne délivre qu’à peine un peNt nombre d’hommes : elle les amène cependant, par elle seule, non seulement à ne pas dédaigner les mystères chré:ens, mais à les comprendre comme ils doivent l’être. Aucun autre office n’incombe à la vraie philosophie, à la philosophie authen:que, si l’on peut dire, sinon d’enseigner le principe suprême des choses, sans principe lui-‐même, l’immensité de l’intelligence qui demeure en lui, tout ce qui en a découlé, sans aucun préjudice pour lui, en vue de notre salut : ce principe, c’est le Dieu unique, tout-‐puissant et tri-‐puissant, Père, Fils et Saint-‐Esprit, qu’enseignent les vénérables mystères, dont la profession sincère et inébranlable libère les peuples, sans confusion, comme certaines le disent, ni humilia:on, comme beaucoup l’affirment» (II, 5, 16 ; trad. R. Jolivet).
AugusNn d’Hippone, De vera religione L’écart entre philosophie et religion semble, pour le jeune AugusNn, consister dans
une différence d’efficacité et d’incidence quan:ta:ve : la philosophie libère seulement ‘peu d’hommes’, la religion ‘des peuples en:ers’. C’est également ce qu’on lit dans le De vera religione (390) :
« Ceux donc qui regardent comme inu:le ou mauvais le mépris de ce monde sensible, la purifica:on morale de l’âme et sa soumission complète au Dieu souverain, sont à réfuter autrement, si toutefois cela vaut la peine de discuter avec eux. Quant à ceux qui accordent que c’est un idéal désirable, qu’ils reconnaissent le Dieu dont l’ac:on a répandu universellement ces croyances et qu’ils ne lui résistent pas ! Ils le feraient sans doute, s’ils en étaient capables ; faute de quoi ils ne pourraient échapper à l’accusa:on de mauvaise foi. Qu’ils se rendent à l’auteur de ce fait ; que la curiosité et la préten:on vaine ne les empêchent pas de reconnaître la différence qu’il y a entre les faibles hypothèses de quelques penseurs et la manifestaNon du salut et de la réparaNon universelle. Car, si les grands hommes dont ils se réclament revenaient à la vie pour trouver les églises pleines, les temples vides, le genre humain convié, non plus à convoiter d’éphémères biens temporels, mais, dans l’espérance d’une vie éternelle, à rechercher les biens intellectuels de l’esprit et répondant avec empressement, ils diraient peut-‐être, s’ils étaient tels que le rapporte leur histoire : “ Voilà l’idéal que nous n’avons pas osé prêcher aux foules. Nous avons cédé au courant qui les entraînait au lieu de les amener à notre foi et à notre résolu:on ” » (IV, 6 ; trad. J. Pegon, mise à jour par G. Madec).
AugusNn d’Hippone ChrisNanisme et philosophie
• G. Madec, “ Le chris:anisme comme accomplissement du platonisme ”, in Id., Chez Augus9n, préface de J.-‐C. Fredouille, Paris, Ins:tut d’Études Augus:niennes, 1996 (« Collec:on des Études Augus:niennes. Série An:quité », 160), p. 41-‐69 ;
• G. Madec, “ Le chris:anisme comme accomplissement du platonisme selon saint Augus:n ”, Documen9 e studi sulla tradizione filosofica medievale, 10 (1999), p. 109-‐129.
AugusNn d’Hippone, De Trinitate Mais, déjà à par:r de 396/397 (c’est-‐à-‐dire de la période où, dans les
Quaes9ones ad Simplicianum, Augus:n mûrit sa doctrine du péché originel et de la grâce ‘irrésis:ble’ et indépendante de tout mérite humain), ce parallélisme entre philosophie et religion se rompt défini:vement. Dans la condi:on terrestre, où l’on est soumis aux faiblesses du corps corrup:ble et même à la crainte de la mort, personne ne peut vraiment obtenir ce qu’il veut et donc personne ne peut être heureux. Dans la vie terrestre, le bonheur n’est pas une chose (une res), mais, tout au plus, seulement une espérance (spes). Ainsi, par exemple, dans le De Trinitate :
« Mais, en fait, les philosophes, chacun à sa guise, se sont construit leur vie heureuse à eux, se figurant qu’ils pourraient, par leur vertu personnelle, vivre comme ils voulaient, chose impossible dans la condi:on commune des mortels. […] Ils sont donc heureux en espérance […]. Mais celui qui est heureux en espérance n’est pas encore heureux : car il a#end avec pa:ence un bonheur qu’il ne possède pas encore. Celui qui, par contre, sans ce#e espérance, sans cet espoir de récompense, est en proie aux tourments, quelle que puisse être son endurance, n’est pas véritablement heureux, mais courageusement malheureux » (XIII, 7, 10 ; trad. P. Agaësse).
AugusNn d’Hippone, De Trinitate Ce changement radical de perspec:ve est a#esté par le fait
qu’Augus:n interprète maintenant de façon différente, et beaucoup plus amère, ces mêmes vers de Térence qu’il avait cités avec approba:on dans le De beata vita. Ainsi, toujours dans le De Trinitate :
« Voilà tout le bonheur – dérisoire, s’il n’était pitoyable – de mortels orgueilleux, qui se glorifient de vivre comme ils veulent, parce que c’est volontairement qu’ils supportent avec pa:ence des maux qu’ils voudraient éviter. C’est, dit-‐on, le sage conseil que donnait Térence : “ Puisque ne peut se réaliser ce que tu veux, il faut vouloir ce que tu peux [Quoniam non potest id fieri, quod vis, / Id velis quod possis] ”. Parole pleine de sens, personne ne le nie ; mais conseil donné à un malheureux, pour l’empêcher d’être plus malheureux. Au contraire à celui qui est heureux comme tous veulent l’être, il n’est ni juste, ni vrai de dire : “ Ce que tu veux ne peut se réaliser ” » (XIII, 7, 10 ; trad. P. Agaësse).
AugusNn d’Hippone, De civitate Dei • Dans le De civitate Dei, le retournement est à nouveau radicalisé : seul celui qui est
heureux vit comme il le désire, mais personne, pas même le juste, ne peut vivre comme il le désire s’il n’a pas a#eint ce#e condi:on (la vie éternelle) qui ne connaît plus ni la mort, ni l’erreur, ni la souffrance. Le sage dont parle Térence n’est pas quelqu’un qui vit vraiment comme il le désire, mais quelqu’un qui s’est imposé, avec une grande discipline, de ne pas vouloir ce qu’il ne peut pas, mais seulement ce qu’il peut. Peut-‐on alors le considérer comme vraiment heureux, uniquement parce qu’il accepte avec pa:ence son malheur ?
• « A mieux y réfléchir, seul l’homme heureux vit comme il veut, et nul n’est heureux s’il n’est juste. Mais le juste lui-‐même ne vivra comme il veut qu’une fois parvenu à cet état d’où seront défini:vement bannies mort, erreur, souffrance, avec la cer:tude qu’il en sera toujours ainsi. C’est ce que la nature désire et elle ne sera pleinement et parfaitement heureuse qu’elle n’ait obtenu ce qu’elle désire. Mais à présent, quel homme peut vivre comme il veut, quand la vie elle-‐même n’est pas en son pouvoir ? Et s’il veut mourir, comment peut-‐il vivre comme il veut, puisqu’il ne veut pas vivre ? Et s’il veut mourir non parce qu’il refuse de vivre mais pour mieux vivre après la mort, il ne vit donc pas encore comme il veut. Il vivra comme il veut quand, par la mort, il sera parvenu à ce qu’il veut. Mais soit ! le voici vivant comme il veut parce qu’il fait violence pour s’imposer de ne pas vouloir ce qu’il ne peut pas et de vouloir ce qu’il peut, comme dit le vers de Térence : “ Puisque ce que tu veux est impossible, tâche de vouloir ce que tu peux ”. Sera-‐t-‐il donc heureux parce qu’il supporte d’être malheureux ? » (XIV, 25 ; trad. G. Combés).
AugusNn d’Hippone, De civitate Dei • L’idéal de bonheur proposé par la philosophie s’est désormais transformé, aux yeux d’Augus:n, en l’accepta:on pa:ente de son propre et inéluctable malheur. Toutes les sectes philosophiques ont commis la même erreur ; tous les philosophes ont pensé pouvoir être heureux en ce#e vie et se procurer par eux-‐mêmes le bonheur avec une vanité incroyable :
• « Ceux-‐là, au contraire, qui ont pensé que dans ce#e vie se trouvent les fins des biens et des maux, plaçant soit dans le corps, soit dans l’âme, soit dans l’une et l’autre ensemble, le souverain bien […], ceux-‐là ont voulu dans leur étrange vanité être heureux ici-‐bas et se rendre heureux par eux-‐mêmes. La Vérité les a tournés en dérision […] » (XIX, 4 ; trad. G. Combés).
AugusNn d’Hippone, De civitate Dei • Après avoir fourni un catalogue impressionnant des maux de ce
monde, dans ce même XIXe livre du De civitate Dei, Augus:n répète que notre bonheur, comme notre salut, sont seulement in spe (dans l’espérance), et non in re (dans la réalité). Et, d’autre part, comment une vie qui n’est pas encore sauvée pourrait-‐elle être heureuse ? Pourtant les philosophes ne veulent pas croire à ce bonheur, parce qu’ils ne le voient pas, et ils s’efforcent d’en fabriquer un totalement faux, sur la base d’une vertu qui apparaît d’autant plus orgueilleuse qu’elle est illusoire et mensongère :
• « Ce salut, qui existera au siècle futur, sera en même temps la béa:tude finale. Parce qu’ils ne la voient pas, ces philosophes refusent de croire à ce#e béa:tude et dès lors s’efforcent ici-‐bas de s’en fabriquer une, absolument chimérique, au moyen d’une vertu d’autant plus mensongère qu’elle est plus orgueilleuse » (XIX, 4 ; trad. G. Combés).
AugusNn d’Hippone, Enchiridion • Le salut n’est pas universel : • « Par suite, il faut voir comment ce#e parole s’applique à Dieu, quand l’Apôtre a dit avec une vérité non moins absolue (I Tim., II, 4) : “ Il veut que tous les hommes soient sauvés ”. Du moment que tous ne sont pas sauvés, mais que beaucoup plus grand est le nombre de ceux qui ne le sont pas, il semble bien que ne se fasse pas tout ce que Dieu veut qui soit fait, et cela parce que la volonté de l’homme s’oppose à la volonté de Dieu. » (XXIV, 97 ; trad. J. Rivière).
AugusNn d’Hippone, Enchiridion • Le salut n’est pas universel : • « Par suite, lorsque nous entendons dire ou que nous lisons dans les saintes Le#res que Dieu veut sauver tous les hommes, quoiqu’il soit bien certain pour nous que tous ne le sont pas, nous ne devons néanmoins adme#re de ce chef aucune a#einte à sa toute-‐puissante volonté. Au contraire, il faut comprendre le texte où il est écrit qu’ “ il veut sauver tous les hommes ” (I Tim., II, 4) dans ce sens que nul n’est sauvé en dehors de ceux qu’il a voulu » (XXIV, 103 ; trad. J. Rivière).
AugusNn d’Hippone, Enchiridion • Le salut n’est pas universel : • « Ou bien, en tout cas, voici une autre manière d’entendre qu’ “ il veut
sauver tous les hommes ”. Ce n’est pas qu’il n’y ait aucun homme dont il ne veuille le salut, lui qui a refusé de faire des miracles devant ceux dont il dit (MaXh., XI, 21) qu’ils auraient fait pénitence s’il les eût faits. Par “ tous les hommes ”comprenons l’ensemble du genre humain avec toutes les diversités qu’il présente : rois, simple par:culiers, nobles, prolétaires, haut placés, bas peuple, savants, ignorants, valides, infirmes, intelligents, arriérés, insensés, riches, pauvres, classes moyennes, hommes, femmes, nourrissons, enfants, adolescents, jeunes gens, personnes d’âge mûr, vieillards, de toutes les langues, de toutes les civilisa:ons, de tous les mé:ers, de toutes les professions, quelles que soient les innombrables variétés qui les dis:nguent dans l’ordre de la volonté aussi bien que de la conscience et d’autres encore s’il en est. De tous ce milieux, quel est, en effet, celui dans lequel Dieu ne veuille, par son Fils unique notre Seigneur, sauver des hommes parmi toutes les na:ons et ne le fasse en réalité, puisque le Tout-‐Puissant ne peut vouloir en vain rien de ce qu’il lui a plu de vouloir ? » (XXIV, 103 ; trad. J. Rivière).
AugusNn d’Hippone, De correp6one et gra6a • Le salut n’est pas universel : • « Quant à ce qui est écrit : Dieu veut que tous les hommes
soient sauvés (I Tim., II, 4), alors que tous ne le sont pas, on peut le comprendre de bien des façons, et nous en avons cité quelques-‐unes dans nos autres opuscules : ici je n’en proposerai qu’une. Il a été dit : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, pour qu’on entende par là tous les prédes:nés, car tout le genre humain est en eux. Il a été dit de même aux Pharisiens : Vous payez la dîme de toute plante potagère (Luc., XI, 42), ce qui ne doit se comprendre que de toute plante potagère qu’ils avaient : ils ne payaient pas en effet la dîme de toutes les plantes potagères de l’univers en:er. » (XIV, 44 ; trad. J. Chéné / J. Pintard).
AugusNn d’Hippone, De praedes6na6one sanctorum • Le salut n’est pas universel : • « Pourquoi donc le Père n’instruit-‐il pas tous les hommes
pour qu’ils viennent au Christ, sinon parce que tous ceux qu’il instruit, c’est par miséricorde qu’il les instruit ? Quant à ceux qu’il n’instruit pas, c’est en vertu de son jugement qu’il ne les instruit pas. Car il fait miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut, avec ce#e différence que lorsqu’il fait miséricorde, c’est de sa part un pur bienfait, et lorsqu’il endurcit, un châ:ment mérité. […] Car qui peut résister à sa volonté ? […] la réponse de l’Apôtre […] a été : O homme, qui es-‐tu pour discuter avec Dieu ? L’objet façonné dit-‐il à celui qui le façonna : Pourquoi m’as-‐tu fait ainsi ? Le po9er n’a-‐t-‐il pas le droit, de la même masse d’argile… et la suite, que vous connaissez fort bien » (VIII, 14 ; trad. J. Chéné / J. Pintard).
AugusNn d’Hippone, De praedes6na6one sanctorum • Le salut n’est pas universel : • « Il est vrai pourtant qu’en un sens, tous sont instruits par le Père pour venir à son Fils. […] Si un maître est seul à enseigner les le#res dans une cité, nous parlons avec justesse en disant : Cet homme enseigne ici les le#res à tous ; non que tous les apprennent, mais parce que personne parmi ceux qui les apprennent là, ne les apprend d’un autre que de lui. De même, il est exact de dire : Tous sont instruits par Dieu pour venir au Christ ; non que tous viennent, mais parce que personne ne vient autrement que par lui. […]» (VIII, 14 ; trad. J. Chéné / J. Pintard).
AugusNn d’Hippone, De praedes6na6one sanctorum
• Le salut n’est pas universel : • « Si Dieu avait voulu instruire également, pour qu’ils viennent au Christ, ceux qui regardent le langage de la croix comme une folie, sans aucune doute ils seraient venus eux aussi. Car il ne saurait ni tromper ni se tromper, celui qui a dit : Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi. Loin donc de nous la pensée que quelqu’un puisse entendre le Père et recevoir son enseignement, sans venir» (VIII, 14 ; trad. J. Chéné / J. Pintard).
AugusNn d’Hippone, De correp6one et gra6a • Le salut n’est pas universel : • « On ne peut donc en douter : les volontés humaines ne peuvent résister à la volonté de Dieu, qui a fait au ciel et sur la terre tout ce qu’il a voulu, et qui a fait même ce qui est à venir : elles ne peuvent l’empêcher de faire ce qu’il veut, puisque de ces volontés elles-‐mêmes il fait ce qu’il veut, quand il veut. » (XIV, 45 ; trad. J. Chéné / J. Pintard).
Sur le ‘tournant’ augusNnien • K. Flasch, Logik des Schreckens. Augus9ns von Hippo De diversis quaes:onibus ad Simplicianum I, 2, Mainz, Diederichs, 1990 (19952) (« Excerpta classica », 8).
• G. Le�eri, L’altro Agos9no. Ermeneu9ca e retorica della grazia dalla crisi alla metamorfosi del De doctrina chris:ana, Brescia, Morcelliana, 2001.
• D. Ogliari, Gra:a et certamen. The Rela9onship between Grace and Free Will in the Discussion of Augus9ne with the So-‐Called Semipelagians, Leuven-‐Paris-‐Dudley, Peeters, 2003.
Philosophie et bonheur [plan du cours, I-‐II]:
• Aristote (Éthique à Nicomaque, I et X, 6-‐9) • AugusNn d’Hippone (De beata vita + autres textes)
* * * • Boèce (La consola6on de la philosophie, II-‐III) • Avicenne (Science divine du Livre de la Guérison, IX) • Averroès (Grand Commentaire du De anima, III, t.c. 36) • Pierre Abélard (Dialogue d’un philosophe avec un juif et un
chré6en) • Thomas d’Aquin (Somme contre les Gen6ls III, 24-‐48 ;
Somme de théologie Ia-‐IIae, qq. 1-‐5) • Boèce de Dacie (Du souverain bien) • Dante Alighieri (Banquet, II)
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius) Quelques éléments biographiques :
• n. vers 480 / m. 524-‐526 ? • Forma:on philosophique et connaissance du grec : séjour à Alexandrie ? Liens avec l’école d’Ammonius ?
• vers 500-‐506 : De ins9tu9one arithme9ca, De ins9tu9one musica
• vers 504-‐523 : traduc:on de la presque totalité de l’Organon d’Aristote ; commentaires ; traités originaux de logique
• vers 513-‐521 : opuscules théologiques
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius) Quelques éléments biographiques :
• 518 : Jus:n 1er est le nouveau empereur de Byzance • 523 : Jean (un ami de Boèce) est élu pape. Réconcilia:on entre l’empire byzan:n et l’Église de Rome. La poli:que an:-‐arienne de Jus:n 1er est perçue comme une menace par Théodoric.
• 524 : le sénateur Albinus est accusé de trahison pour avoir entretenu une correspondance avec l’empereur Jus:n 1er. Boèce prend la défense d’Albinus en public. Il est alors arrêté et emprisonné à Pavie, où il est exécuté probablement en 526.
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La produc:on philosophique et théologique : A. Écrits sur le quadrivium : -‐ De ins9tu9one arithme9ca (fondée sur Nicomaque de Gérase)
-‐ De ins9tu9one musica (fondée sur Nicomaque de Gérase et Ptolémée)
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La produc:on philosophique et théologique : B. Écrits sur le trivium B1. TraducNons : – Isagoge de Porphyre – Catégories – De l’interpréta9on – Premiers analy9ques – Topiques – Réfuta9ons sophis9ques
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La produc:on philosophique et théologique : B. Écrits sur le trivium B2. Commentaires : – Deux Commentaires à l’Isagoge de Porphyre (le premier sur la traduc:on de Marius Victorinus, le deuxième sur sa propre traduc:on) – un Commentaire aux Catégories – Deux Commentaires au De interpreta9one (le premier est élémentaire, le second est beaucoup plus long et sophis:qué) – un Commentaire au Topiques de Cicéron
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La produc:on philosophique et théologique : B. Écrits sur le trivium B3. Traités originaux : – De divisione – De syllogismo categorico – Introduc9o ad syllogismos categoricos – De hypothe9cis syllogismis – De topicis differen9is
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La produc:on philosophique et théologique : C. Opuscules théologiques : – De Trinitate (Comment la Trinité est un Dieu et non trois Dieux) – Utrum Pater et Filius et Spiritus Sanctus de divinitate substan9aliter praedicentur (Si le Père, le Fils et le Saint-‐Esprit sont prédiqués substan9ellement de la Divinité) – Quomodo substan9ae in eo quod sint bonae sint cum non sint substan9alia bona (Comment les substances en ce qu’elles sont, sont bonnes, bien qu’elles ne soient pas des biens substan9els) – De fide catholica (De la foi catholique) – Contra Eutychen et Nestorium (Contre Eutychès et Nestorius)
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La produc:on philosophique et théologique : D. – La consola9on de la philosophie Texte extraordinaire, tout d’abord pour les circonstances de sa composi:on : « La Consola9on de Philosophie, composée dans des condi:ons que l’on peine à imaginer, est une œuvre testamentaire. Il ne reste au condamné, des:tué désormais de tout secours humain, mais aussi sans doute de celui de ses livres, qu’à faire appel à une mémoire culturelle pluriséculaire pour affronter une situa:on existen:elle insupportable, essayer de lui donner forme et d’en rendre raison. Les références poé:ques et philosophiques qui affleurent au fil de chacune des pages ne sentent plus la culture livresque, mais un savoir vécu, et intériorisé […] » (J.-‐Y. Tillie#e, “ Introduc:on ”, in Boèce, La Consola9on de Philosophie. Édi:on de C. Moreschini. Traduc:on et notes de É. Vanpeteghem. Introduc:on de J.-‐Y. Tillie#e, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 16).
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
Mais aussi la postérité de la Consola9o est elle-‐même extraordinaire,
du Moyen Âge jusqu’à Pascal : • P. Courcelle, La Consola:on de la Philosophie dans la tradi9on
liXéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études Augus:niennes, 1967.
• F. Troncarelli, Tradizioni perdute. La Consola:o Philosophiae nell’Alto Medioevo, Padova, Antenore, 1981.
• F. Troncarelli, Boethiana aetas. Modelli grafici e fortuna manoscriXa della Consola:o Philosophiae, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1987.
• M. J. F. M. Hoenen / L. W. Nauta (eds.), Boethius in the Middle Ages. La9n and Vernacular Tradi9ons of the Consola:o Philosophiae, Leiden-‐New York-‐Köln, E.J. Brill, 1997 (« Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mi#elalters », 58).
Boèce (Anicius Manlius Severinus Boethius)
La nouvelle édi:on cri:que de la Consola9o : • Boethius, De consola9one philosophiae. Opuscula theologica, ed. C. Moreschini, München und Leipzig, K. G. Saur Verlag, 20052 (« Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana »).
Boèce La consola6on de la philosophie
• La Consola9o comme œuvre-‐charnière entre éthique païenne et chris:anisme (et entre deux manières différentes de concevoir la philosophie) : Boèce, qui est chré:en, choisit de se laisser consoler non par la foi, mais par la philosophie.
• Deux différents ‘Boèces’ ? On s’est, en effet, longtemps demandé si les œuvres théologiques que la tradi:on manuscrite a#ribue à Boèce étaient bien authen:ques. Mais la découverte de l'Anecdoton Holderi, une no:ce de Cassiodore où il est ques:on de Boèce et qui lui a#ribue explicitement ces écrits, a obligé à en adme#re défini:vement l’authen:cité.
• Cf. A. Galonnier, Anecdoton Holderi ou Ordo Generis
Cassiodororum. Éléments pour une étude de l’authen9cité boécienne des Opuscula Sacra, Leuven, Peeters, 1997
(« Philosophes médiévaux », 35).
Boèce La consola6on de la philosophie
La structure de l’œuvre : • un prosimètre (une forme li#éraire spécifique fondée sur l’alternance de la prose et du vers, typique de la sa:re ménippée, et u:lisée dans l’An:quité tardive par exemple par Mar:anus Capella, Ausone, Sidoine Apollinaire, Ennode de Pavie) ;
• la Consola9o comprend, au total, 39 poèmes et autant de proses.
• rôle des poèmes : illustrer, commenter, me#re en perspec:ve (lier le microcosme au macrocosme) [Jean-‐Yves Tillie#e]
Boèce La consola6on de la philosophie
La structure de l’œuvre : Usage de différentes formes li#éraires : • récit d’appari:on ; • dialogue de type platonicien ; • diatribe cynico-‐stoïcienne ; • prière ; • poème didac:que ; • discours judiciaire.
Boèce La consola6on de la philosophie
La structure de l’œuvre : Livre 1 : Boèce, prisonnier à Pavie, est en proie au désespoir et à une sorte de léthargie. Il ne connaît d’autre soulagement que celui de confier son chagrin aux vers élégiaques lorsque, telle une appari:on, se dresse soudain devant lui, furibonde, une femme d’aspect changeant (la Philosophie) qui congédie sans ménagements les muses et rappelle Boèce à ses devoirs envers lui-‐même. Boèce présente à la Philosophie sa situa:on, en montrant que la droiture de ses mœurs ne l’a pas mis à l’abri des violences du sort.
Boèce La consola6on de la philosophie
La structure de l’œuvre : Livre 2 : La Philosophie explique alors à Boèce la vraie nature de la fortune et, par contraste, celle du bonheur (qui semble dans ce deuxième livre coïncider, selon l’éthique grecque, avec la sagesse).
Livre 3 : la Philosophie montre que le vraie bonheur ne réside pas dans les biens transitoires et labiles. De l’existence de bonheurs imparfaits et par:els Elle déduit l’existence du bonheur parfait et indivisible, Dieu, l’Un et le Bien suprême.
Boèce La consola6on de la philosophie
La structure de l’œuvre : Livre 4 : Boèce pose alors la ques:on de la théodicée : comment Dieu, qui est
la bonté même, peut perme#re le bonheur des méchants ? Selon la Philosophie, le mal équivaut au non-‐être, et les mauvais sont condamnés à l’impuissance. Aussi bien, tandis que les bonnes ac:ons trouvent en elles-‐mêmes leur récompense, les mauvaises, par le seul fait qu’elles sont mauvaises, cons:tuent en elles-‐mêmes leur propre châ:ment. Mais finalement, pourquoi la providence permet les souffrances des justes ? Différence entre des:n et providence.
Livre 5 : de quelle manière la prescience et la providence ne détruisent pas la liberté humaine ? Explica:on ‘modale’ donnée par la Philosophie : la connaissance divine an:cipée ne change pas la nature des choses et leurs propriétés, mais les contemple présentes à ses côtés telles qu’elles se produiront un jour dans le temps. La nécessité de la prescience divine est une nécessité condi:onnelle ou hypothé:que, non une nécessité absolue : les événements futurs qui proviennent du libre arbitre, rapportés au regard divin, deviennent nécessaires sous la condi:on de la connaissance divine, mais, considérés en soi, ils ne perdent pas l’absolue liberté de leur propre nature.
Boèce La consola6on de la philosophie
L’accusaNon de Boèce [I, 4] : [B] – L’âpreté de la fortune qui s’acharne contre moi a-‐t-‐elle encore
besoin que je te la rappelle, et ne se manifeste-‐t-‐elle pas assez par elle-‐même ? L’aspect même de ce lieu ne t’émeut-‐il nullement ? […] Est-‐ce là les récompenses que j’ob:ens à t’obéir ? Pourtant c’est bien toi qui as consacré par la voix de Platon ce principe que les États seraient heureux si des gens versés dans la sagesse les dirigeaient ou s’il arrivait que leurs dirigeants fussent versés dans la sagesse. Toi [scil. la Philosophie], par la voix du même homme, tu as fait observer que les sages avaient une raison impérieuse d’entrer dans la vie poli:que : c’est d’empêcher que l’abandon du gouvernail des cités aux citoyens malhonnêtes et marqués d’infamie n’apporte aux honnêtes gens leur ruine et leur perte. J’ai donc suivi ce#e injonc:on et j’ai choisi de me#re en pra:que dans l’administra:on publique ce que j’avais appris de toi dans la retraite de mes loisirs. [trad. fr. Éric Vanpeteghem]
Boèce La consola6on de la philosophie
L’accusaNon de Boèce [I, 4] : [B] – En ce#e affaire, l’aba#ement n’a pas assez émoussé mes esprits
pour que je me plaigne que des gens impies aient tramé des crimes contre la vertu, mais je suis fort surpris que leurs espoirs se soient réalisés. Car vouloir le mal est peut-‐être le propre de notre faiblesse, mais comme#re contre l’innocence ce que tous les criminels peuvent avoir conçu sous le regard de Dieu semble un prodige. Ainsi, ce n’est pas sans raison qu’un de tes familiers [scil. Épicure] a demandé : “ Si Dieu existe vraiment, d’où vient le mal ? mais d’où vient le bien, s’il n’existe pas ? ”. […] Tu sais que je ne mets là en avant que la vérité et que je ne me suis jamais fait valoir pour être es:mé : en effet, la retraite d’une conscience qui se fait approuver d’une certaine manière diminue chaque fois qu’en faisant étalage de sa conduite, elle reçoit la récompense de la renommée. Mais tu vois ce qui est arrivé et a surpris mon innocence : en récompense d’une véritable vertu, je subis la puni:on d’un faux forfait. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
L’accusaNon de Boèce [I, 4] : [B] – Mais le comble de mes malheurs est que l’opinion générale considère non pas le mérite mais le succès de la fortune et juge que seul ce que la réussite a fait valoir est le fait de la providence ; il s’ensuit que la réputa:on est le premier de tous les biens qui abandonne les malheureux. Or il m’est pénible de rappeler tant les rumeurs populaires que les opinions dissonantes et mul:ples : je voudrais seulement dire que le dernier fardeau d’une fortune contraire est que l’on croit, quand on impute à tort quelque crime aux malheureux, qu’ils ont mérité ce qu’ils endurent.
Boèce La consola6on de la philosophie
L’accusaNon de Boèce [I, 4] : [B] – Quant à moi, privé de tous mes biens, dépouillé de mes dignités, flétri dans ma réputa:on, j’ai été châ:é pour un service que j’ai rendu. Il me semble voir, d’autre part, les abominables officines des scélérats nager dans la joie et l’allégresse, tous les dépravés faire peser la menace de leurs nouvelles déla:ons, les honnêtes gens terrassés et terrifiés par ma situa:on cri:que, toutes les personnes marquées d’infamie incitées par leur impunité à oser le crime, et par des récompenses à le comme#re alors que les innocents sont dépourvus non seulement de sécurité mais même de moyens de se défendre.
Boèce La consola6on de la philosophie
L’accusaNon de Boèce [I, 4] : [B] – C’est pourquoi j’ai envie de m’écrier : Ô créateur de la sphère stellaire, […] Bien que tu gouvernes toutes choses selon une finalité précise, tu dédaignes de contenir les seules ac:ons humaines que tu devrais pourtant diriger. Pourquoi l’inconstance de la fortune provoque-‐t-‐elle de si grand retournements ? Le châ:ment du crime dû au coupable accable les innocents alors que les mœurs perver:es demeurent sur un trône élevé et que les coupables pié:nent, par un injuste retour du sort, les nuques irréprochables. L’éclat de la vertu reste voilé sous d’obscures ténèbres et le juste subit l’accusa:on de l’injuste.
Boèce La consola6on de la philosophie
La maladie de Boèce et le diagnosNc de la philosophie [I, 6] : [P] – Je connais maintenant, dit-‐elle, une autre cause de ta maladie, peut-‐être la principale : tu as cessé de savoir ce que tu es. Ainsi ai-‐je en:èrement découvert à la fois la raison de ta maladie et le moyen d’amener la guérison. En effet, puisque tu es troublé par l’oubli de toi-‐même, tu t’es affligé d’être exilé et d’avoir été dépouillé de tes propres biens ; puisque tu ignores quelle est la finalité du monde, tu considères comme puissants et heureux les vauriens et les criminels ; et puisque tu as oublié avec quel gouvernail le monde est dirigé, tu crois que les retours de fortune vont et viennent sans direcNon : ce sont là les grandes causes qui te mènent non seulement à la maladie, mais aussi à la mort. Mais grâces soient rendues au garant de la santé : ta nature ne t’a pas encore complètement abandonné. Nous tenons pour le meilleur s:mulant de ton salut la vérité de ce que tu penses sur le gouvernement du monde parce que tu crois qu’il est soumis non aux accidents du hasard, mais à la raison divine. Ne crains donc rien : désormais, de ce#e toute pe:te é:ncelle, ta chaleur vitale va se ranimer.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le point capital du bonheur suprême [II, 4] : [P] – Pourquoi donc, mortels, cherchez-‐vous au-‐dehors le bonheur qui se trouve au-‐dedans de vous ? l’égarement et l’ignorance vous confondent. Je te montrerai brièvement le point capital du bonheur suprême. Y a-‐t-‐il pour toi quelque chose de plus précieux que toi-‐même ? Non, rien, me répondras-‐tu. Donc, si tu deviens maître de toi-‐même, tu posséderas ce que jamais tu ne voudrais perdre et que la Fortune ne pourrait t’enlever.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le point capital du bonheur suprême [II, 4] : [P] – Et pour reconnaître que le bonheur ne peut consister en une situa:on soumise au hasard, raisonne comme suit. Si le bonheur est le bien suprême d’une nature qui vit selon la raison et si ce qui peut être d’une manière ou d’une autre arraché n’est pas le bien suprême, puisque ce qui ne peut être emporté prévaut, il est évident que l’instabilité de la fortune ne peut aspirer à saisir le bonheur.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le point capital du bonheur suprême [II, 4] : [P] – De plus, qui se laisse porter par ce#e réussite éphémère sait ou ne sait pas qu’elle est changeante. S’il ne le sait pas, quel peut donc être un sort heureux pour une ignorance aveugle ? s’il le sait, il craindra nécessairement de perdre ce dont il ne doute pas qu’il peut le perdre et ainsi, une crainte con:nuelle ne lui permet pas d’être heureux. À moins peut-‐être qu’il ne pense que la perte est négligeable ? Alors c’est aussi un bien insignifiant puisqu’il en supporterait la perte d’une âme égale.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le point capital du bonheur suprême [II, 4] : [P] – Et puisque tu es toujours le même homme qui est in:mement persuadé par de très nombreuses démonstra:ons, je le sais, que l’esprit de l’homme n’est en aucune manière mortel, et puisqu’il est clair qu’une réussite fortuite prend fin avec la mort du corps, on ne peut douter que, si ce#e réussite peut apporter le bonheur, tout le genre des mortels ne tombe dans le malheur au terme qu’est la mort. Mais si, comme nous le savons, beaucoup ont cherché à jouir du bonheur non seulement dans la mort, mais aussi dans la douleur et les supplices, de quelle manière le bonheur présent peut-‐il donc rendre heureux quand, une fois passé, il ne rend pas malheureux ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien suprême [III, 2] : [P] – Tout le souci des mortels, leurs mulNples aspiraNons, la peine qu’ils se donnent, empruntent des chemins certes divers, mais ne tendent toutefois qu’à un seul but : parvenir au bonheur. Or c’est un bien dont la possession ne laisse de place à aucun autre désir. De fait, c’est le bien suprême qui con:ent en lui tous les autres biens ; s’il lui en manquait un, il ne pourrait être le bien suprême puisqu’il resterait à l’extérieur quelque chose que l’on pourrait désirer.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – Il est donc clair que le bonheur est l’état de perfecNon dans la réunion de tous les biens. C’est lui, comme je l’ai dit, que tous essaient d’acquérir par des voies diverses : en effet, le désir du vrai bien fait naturellement par:e intégrante de l’esprit des hommes, mais l’égarement les détourne vers de faux biens. Certains croient que le bien suprême est de ne manquer de rien et travaillent à avoir des richesses en abondance, mais d’autres jugent que le bien est ce qui est le plus digne de respect et s’efforcent d’acquérir des honneurs pour obtenir les égards de leurs concitoyens.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – Il y en a qui placent le bien suprême dans le pouvoir suprême : soit ils veulent régner eux-‐mêmes, soit ils essaient de se lier à ceux qui règnent. Quant à ceux qui croient que la célébrité est la meilleure chose, ils se hâtent de propager un renom glorieux par leur habileté à la guerre ou dans la paix. Mais la plupart mesurent la jouissance du bien à la joie et à l’allégresse : ils pensent que le plus grand bonheur est de s’amollir dans le plaisir.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – Il y a aussi ceux qui inversent complètement les buts et les causes, comme ceux qui désirent les richesses à cause du pouvoir et des plaisirs ou ceux qui recherchent le pouvoir soit pour l’argent, soit pour faire connaître leur nom. C’est donc vers cela et vers tout ce qui est semblable que tendent sans cesse les actes et les vœux des hommes, comme la notoriété et la faveur populaire, qui semblent procurer une certaine célébrité, une épouse et des enfants que l’on recherche pour l’agrément ; quant aux amis, qui sont le genre de bien le plus sacré, ils ne sont pas comptés dans la fortune mais dans la vertu, alors que l’on prend le reste pour le pouvoir et le plaisir qu’il apporte.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – Maintenant il est facile de rapporter les biens du corps aux précédents : en effet, la force et la taille semblent assurer le courage, la beauté et la rapidité la célébrité, la santé le plaisir. Mais en tout cela, il est évident que l’on désire seulement le bonheur, car ce que chacun recherche avant tout le reste, il juge que c’est le bien suprême. Mais nous avons défini que le bien suprême est le bonheur : c’est pourquoi chacun juge heureux l’état qu’il désire avant tout le reste.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – Tu as donc sous les yeux la représenta:on approxima:ve des traits du bonheur humain : les richesses, les honneurs, le pouvoir, la gloire, les plaisirs. […] Mais je reviens aux aspira:ons humaines : l’âme, même si sa mémoire est obscurcie, recherche néanmoins son propre bien mais, comme l’homme ivre, ignore par quel chemin rentrer chez elle. En effet, semblent-‐ils vraiment s’égarer, ceux qui s’efforcent de ne manquer de rien ? non, car il n’y a rien qui puisse procurer un bonheur parfait comme une abondance stable de tous les biens quand on n’a pas besoin d’autrui et que l’on se suffit à soi-‐même.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – Se trompent-‐ils vraiment, ceux qui pensent que ce qui est le meilleur est aussi le plus digne d’honneur et de respect ? pas de tout ; en effet, il n’y a rien de vil et de méprisable dans ce que presque tous les mortels tentent d’obtenir par leurs efforts. Ou ne faut-‐il pas compter au nombre des biens le pouvoir ? Comment donc ? faut-‐il es:mer faible et sans force ce qui, d’évidence, l’emporte sur toutes choses ? Et la célébrité, faut-‐il n’en faire aucun cas ? Mais on ne peut ome#re que tout ce qui excelle le plus semble aussi être le plus illustre.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 2] : [P] – En effet, que le bonheur ne soit pas inquiet et triste et qu’il ne soit pas soumis aux douleurs et aux chagrins, qu’importe-‐t-‐il de le dire puisque même pour les plus pe:tes choses, on recherche ce dont la possession et la jouissance font plaisir ? Or, c’est ce que les hommes veulent obtenir et ils désirent les richesses, les dignités, le pouvoir, la gloire et les plaisirs pour ce#e raison qu’ils pensent que cela leur perme#ra de se suffire à eux-‐mêmes, d’être respectés, d’avoir le pouvoir, la célébrité et la joie. Le bien est donc ce que les hommes recherchent dans leurs efforts si divers et on montre facilement comme est grande la force de la nature quand les opinions, aussi variées et discordantes soient-‐elles, s’accordent pourtant à s’a#acher au bien comme fin. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] :
opes (richesses) sufficien9a (autosuffisance) regna (royauté) poten9a (pouvoir) dignitates (dignités) reveren9a (respectabilité) gloria (gloire) celebritas (célébrité / renom) voluptates (plaisirs) lae99a (joie)
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 3] : [P] – […] Examine en effet si par les moyens avec lesquels les hommes pensent qu’ils a#eindront le bonheur, ils peuvent parvenir au but qu’ils se sont fixé. Car si l’argent ou les honneurs et tout le reste apportent quelque chose à quoi il ne semble manquer aucun bien, moi aussi, je reconnaîtrai que certains deviennent heureux en les acquérant. Mais s’ils ne peuvent accomplir ce qu’ils prome#ent et sont dépourvus d’un bon nombre de biens, ne découvrira-‐t-‐on pas clairement la fausse apparence de bonheur qu’ils renferment ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 3] : [P] – C’est donc d’abord toi-‐même, qui, il y a peu, avais des richesses en abondance, que je vais interroger. Au milieu de ce#e extrême profusion de biens, l’inquiétude n’a-‐t-‐elle jamais troublé ton âme à la suite d’un quelconque préjudice subi ? [B] – Eh bien, répondis-‐je, je ne puis me rappeler avoir eu l’esprit libre sans avoir toujours éprouvé quelque mo:f d’angoisse. [P] – N’était-‐ce pas soit parce que était absent quelque chose dont tu n’aurais pas voulu l’absence, soit parce qu’était présent quelque chose dont tu aurais refusé la présence ? [B] – C’est cela, dis-‐je.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 3] : [P] – Tu désirais donc la présence de l’une et l’absence de l’autre ? [B] – Je le reconnais, dis-‐je. [P] – Or on manque, ajouta-‐t-‐elle, de ce que l’on désire. [B] – Oui, dis-‐je. [P] – Mais qui manque de quelque chose ne se suffit pas en toute occasion à soi-‐même. [B] – Non, pas du tout, dis-‐je. [P] – Et ainsi, toi, demanda-‐t-‐elle, dans l’abondance des richesses, tu supportais de ne pas te suffire à toi-‐même ? [B] – Comment le nier ? répondis-‐je
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 3] : [P] – Les richesses ne peuvent donc faire que l’on ne manque de rien et que l’on se suffise à soi-‐même, et c’était cela qu’elles semblaient prome#re. Or il faut aussi considérer, je pense, avec la plus grande a#en:on que l’argent n’a, par sa propre nature, rien qui l’empêche d’être enlevé contre leur gré à ceux qui le possèdent. […] Nous sommes donc retombés dans une contradic:on, car les richesses, dont on pensait qu’elles perme#aient de se suffire à soi-‐même, font que l’on a plutôt besoin du secours d’autrui. Or quelle est la manière dont les richesses chassent les besoins ? En effet, est-‐ce que les riches ne peuvent avoir faim ? est-‐ce qu’ils ne peuvent avoir soif ? est-‐ce que les membres des richards ne sentent pas le froid de l’hiver ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 3] : [P] – Mais le riche, diras-‐tu, a de quoi assouvir sa faim, de quoi repousser la soif et le froid. Mais les richesses peuvent bien apaiser de ce#e manière le besoin, elles ne peuvent, par contre, pas le supprimer complètement, car si le besoin, toujours béant et avide de quelque chose, est comblé par les richesses, il reste nécessairement un besoin à combler. Je passe sous silence que très peu suffit à la nature, rien à l’avidité. Aussi, si les richesses ne peuvent écarter le besoin et créent elles-‐mêmes leur propre besoin, quelle raison avez-‐vous de croire qu’elles permeIent de se suffire à soi-‐même ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 4] : [P] – Mais les dignités, diras-‐tu, rendent honorable et respectable l’homme à qui elles reviennent. Est-‐ce que les magistratures ont vraiment une propriété telle qu’elles inculquent les vertus dans l’esprit de qui les exerce et en écartent les vices ? Or, d’ordinaire, elles me#ent non en fuite, mais plutôt en lumière la corrup:on. Il s’ensuit que nous nous indignons qu’elles échoient souvent aux pires vauriens […]. En effet, il y a dans la vertu une dignité qui lui est propre et qui se transmet aussitôt à ceux auxquels elle s’a#ache. Mais puisque les honneurs accordés par le peuple ne peuvent faire cela, il est évident qu’ils ne possèdent pas la beauté qui est le propre de la dignité.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 4] : [P] – […] Ainsi donc, si les dignités ne peuvent rendre personne respectable, si, de plus, elles sont souillées au contact des malhonnêtes gens, si, quand les temps changent, elles perdent leur éclat, si elles baissent dans l’es:me des peuples, quelle raison a-‐t-‐on d’en désirer la beauté, d’autant plus qu’elles ne l’assurent pas aux autres biens ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 5] : [P] – Ou bien la royauté et la familiarité avec les rois peuvent-‐elles rendre puissant ? Comment n’en serait-‐il pas ainsi quand le bonheur se main:ent con:nuellement ? Or l’An:quité est pleine d’exemples, et l’époque présente aussi, de rois qui sont passés du bonheur au désastre. Ô illustre puissance que l’on ne trouve même pas assez capable de se préserver !
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 5] : [P] – […] Instruit des dangers de son sort, un tyran a représenté les peurs de la domina:on par l’effroi d’une épée suspendue au-‐dessus de sa tête. Quel est donc ce pouvoir qui ne peut chasser la morsure du tourment, qui ne peut éviter l’aiguillon de la terreur ? Pourtant, eux-‐mêmes voudraient vivre en sûreté, mais ils ne peuvent ; dès lors, ils se glorifient de leur puissance. Vraiment, juges-‐tu puissant l’homme qui semble vouloir ce qu’il ne peut pas accomplir ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 5] : [P] – Juges-‐tu puissant l’homme qui est flanqué d’un garde du corps, qui ressent plus de crainte qu’il ne provoque d’effroi, qui, pour paraître puissant, se trouve entre les mains de serviteurs soumis ? Quant aux proches des rois, pourquoi m’étendrais-‐je à leur sujet puisque je montre que les royautés elles-‐mêmes sont pleines d’une si grande faiblesse ? C’est un fait, le pouvoir royal les renverse toujours, qu’il se main:enne ou qu’il tombe. Néron contraignit Sénèque, son familier et son précepteur, à la liberté de choisir sa mort […].
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 5] : [P] – […] Quel est donc ce pouvoir que l’on redoute fort quand on le possède, qui, quand on veut le posséder, ôte toute sûreté, et, quand on désire s’en défaire, ne peut pas être évité ? Les amis que nous concilie non pas le mérite mais la fortune, sont-‐ils vraiment d’un grand secours ? Mais qui est devenu un ami dans le bonheur deviendra un ennemi dans l’infortune. Or quel fléau réussit mieux à nuire qu’un ennemi in:me ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 6] : [P] – Quant à la gloire, comme elle est souvent trompeuse, comme elle est honteuse ! […] En effet, un grand nombre de gens ont souvent remporté un grand renom des opinions mensongères de la foule. Et que peut-‐on imaginer de plus honteux ? Car qui est faussement célébré rougit nécessairement des éloges qu’on lui adresse. Et même s’ils ont été :rés de leurs mérites, qu’est-‐ce que cela ajouterait à la conscience du sage qui mesure son propre bien non d’après la rumeur populaire, mais selon la vérité de sa conscience ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 6] : [P] – Et s’il semble beau d’avoir propagé sa renommée, il est logique que l’on juge honteux de ne pas l’avoir étendue. Mais puisque, comme je viens de l’exposer, il y a nécessairement un bon nombre de peuples chez lesquels la réputa:on d’un seul homme ne peut pas parvenir, il s’ensuit que l’homme que tu es:mes glorieux ne semble pas glorieux dans une région toute proche de la terre. Or, à ce sujet, je pense qu’il n’est pas digne de men:onner la faveur populaire, qui ne provient pas d’un jugement et ne se main:ent jamais fermement.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 6] : [P] – Mais comme est vaine, comme est fu:le la renommée de la noblesse, qui ne le verrait ? Si ce#e dernière se rapporte à la célébrité, elle appar:ent à autrui ; en effet, la noblesse semble être une sorte de :tre de gloire qui vient des mérites des parents. Et si c’est l’exalta:on qui fait la célébrité, ceux que l’on exalte sont nécessairement célèbres ; ainsi, si tu ne la possèdes pas en propre, la célébrité d’autrui ne te rendra pas illustre. Et s’il y a quelque bien dans la noblesse, c’est seulement, selon moi, que la parenté semble imposer aux nobles de ne pas dégénérer de la vertu des leur ancêtres.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 7] : [P] – Mais pourquoi parlerais-‐je des plaisirs du corps dont la poursuite est pleine d’inquiétude, l’assouvissement ma:ère à regrets ? Quelles maladies, quelles douleurs intolérables, comme quelque fruit de leur débauche, ils apportent d’ordinaire au corps de ceux qui en jouissent ! […] S’ils peuvent rendre heureux, il n’y a aucune raison de ne pas dire heureuses les bêtes aussi dont tout l’effort se hâte de combler les manques du corps. Avoir une femme et des enfants peut bien être un plaisir des plus honorables, mais on a dit, en ne se fondant que trop sur l’ordre des choses, que celui qui a inventé les fils, quel qu’il fût, était un bourreau.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 8] : [P] – Il n’y a donc aucun doute que ces prétendues voies vers le bonheur s’en écartent et qu’elles ne peuvent mener personne là où elles prome#ent de mener. Mais je te montrerai très brièvement de quels maux elles s’enchevêtrent. Qu’en est-‐il, en effet ? Essaieras-‐tu d’amasser de l’argent ? mais tu en arracheras à qui en possède. Tu voudrais briller par les dignités ? tu supplieras celui qui les accorde et toi qui désires devancer dans l’honneur tous les autres, tu t’aviliras en t’humiliant à les réclamer. Tu désires le pouvoir ? exposé aux embûches de ceux qui te sont soumis, tu seras soumis aux dangers. Tu recherches la gloire ? mais, :raillé par toutes sortes de difficultés, tu cesses d’être tranquille. Tu mènes une vie de plaisirs ? mais qui ne méprise et ne reje#e l’esclave de ce#e chose la plus vile et la plus fragile qu’est le corps ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 8] : [P] – Mais qui se prévaut des biens de son corps, sur quelle faible, quelle fragile possession il s’appuie ! En effet, pourrez-‐vous surpasser les éléphants par la masse, les taureaux par la force, devancerez-‐vous les :gres par la rapidité ? Considérez l’étendue du ciel, sa permanence, sa vitesse, et cessez une bonne fois d’admirer des choses viles. Or ce qui est admirable dans le ciel n’est pas tant ses qualités que la raison qui le régit. […] Mais sures:mez autant que vous voulez les bien du corps, pourvu que vous sachiez que, quoi que vous admirez, il peut être désagrégé par le pe:t feu d’une fièvre de trois jours.
Boèce La consola6on de la philosophie
Les faux biens [III, 8] : [P] – Tout cela, il est possible de le résumer comme suit : ces avantages qui ne peuvent procurer les biens qu’ils prome#ent et qui ne sont pas formés de la réunion de tous les biens sont comme des chemins qui ne mènent pas au bonheur, et ne rendent pas parfaitement heureux.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – Jusqu’à maintenant, je t’ai exposé la forme du bonheur mensonger : cela suffit ; si tu te le représentes clairement, la suite est de montrer quel est le véritable bonheur. [B] – Je vois biens, dis-‐je, que l’on ne peut se suffire à soi même avec les richesses, ni obtenir le pouvoir avec la royauté, ni la respectabilité avec les dignités, ni la célébrité avec la gloire, ni la joie avec les plaisirs.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] :
opes (richesses) sufficien9a (autosuffisance) regna (royauté) poten9a (pouvoir) dignitates (dignités) reveren9a (respectabilité) gloria (gloire) celebritas (célébrité / renom) voluptates (plaisirs) lae99a (joie)
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – […] Pourtant, l’explica:on est des plus évidentes. En effet, ce qui est par nature simple et indivisible, l’erreur humaine le sépare et transforme le vrai et le parfait en faux et en imparfait. Ou bien penses-‐tu que ce qui ne manque de rien est dépourvu de pouvoir ? [B] – Non, pas du tout, répondis-‐je. [P] – Tu as raison : en effet, s’il y a une chose qui a en elle quelque faiblesse, elle a nécessairement besoin du secours d’autrui. [B] – Oui, dis-‐je. [P] – Par conséquent, se suffire à soi-‐même et le pouvoir sont une seule et même nature. [B] – Il me semble.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – Mais ce qui est de ce genre, penses-‐tu qu’il faut le mépriser ou, au contraire, qu’il est digne du plus grand respect ? [B] – Ce dernier cas, répondis-‐je, ne peut même pas faire le moindre doute. [P] – Ajoutons donc au fait de se suffire à soi-‐même et au pouvoir la respectabilité pour considérer ces trois choses comme une seule. [B] – Ajoutons-‐le, si du moins nous voulons reconnaître la vérité.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – Mais qu’en est-‐il ? Penses-‐tu que ce#e chose est obscure et ignorée ou très illustre et célébrée ? Considère si ce dont on a admis qu’il ne manque de rien, qu’il est très puissant et très digne d’honneur, est dépourvu de la célébrité qu’il ne peut se garan:r, et si, pour ce#e raison, il semble en par:e méprisé. [B] – Je ne puis éviter, dis-‐je, de reconnaître que telle qu’elle est, ce#e chose est aussi très célèbre. [P] – Il est donc logique de reconnaître que la célébrité ne diffère en rien des trois choses précédentes. [B] – Oui, c’est logique, dis-‐je.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – Par conséquent, ce qui n’a pas besoin de rien d’extérieur, qui peut tout par ses propres forces, qui est célèbre et respectable, n’est-‐il pas évident qu’il est aussi très joyeux ? [B] – Mais par où, dis-‐je, se glisserait la moindre afflic:on dans un tel état, je ne peux même pas ne l’imaginer ; aussi, il est nécessaire de reconnaître qu’elle est pleine de joie si du moins ce qui précède demeure. [P] – Or, par les mêmes raisonnements, il est aussi nécessaire que malgré les divers noms du fait de se suffire à soi-‐même, du pouvoir, de la célébrité, de la respectabilité et de l’agrément, leur substance ne diffère en aucune manière. [B] – Nécessairement, dis-‐je.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – Par conséquent, ce qui est par nature un et simple, la déraison humaine le partage et pendant qu’elle cherche à aIeindre une parNe d’une chose qui n’a pas de parNes, elle n’obNent ni la parNe, qui n’existe pas, ni la chose même, qu’elle ne recherche pas du tout.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [B] – Comment donc ? demandai-‐je [P] – Qui cherche les richesses, répondit-‐elle, pour fuir le besoin, ne se préoccupe nullement du pouvoir, préfère rester humble et obscur et renonce aussi à de nombreux plaisirs, même naturels, pour ne pas perdre l’argent qu’il a amassé. Mais de ce#e manière, il n’arrive même pas à se suffire à lui-‐même puisque la puissance lui manque, les désagréments le tourmentent, l’insignifiance le rabaisse et l’obscurité le dissimule.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [P] – Quant à celui qui désire seulement le pouvoir, il dilapide ses richesses, dédaigne les plaisirs et ne fait aucun cas de l’honneur dépourvu de pouvoir ni non plus de la gloire. Mais tu vois comme bien des choses lui manquent aussi : en effet, il arrive qu’il est quelquefois privé du nécessaire au point d’être rongé d’inquiétude, et que puisqu’il ne peut la chasser, il cesse aussi d’être puissant, ce qu’il recherchait plus que tout. On peut raisonner de même sur les honneurs, la gloire et les plaisirs : comme chacune de ces choses est la même que toutes les autres, quiconque en cherche une sans les autres n’a#eint même pas celle qu’il désire.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [B] – Qu’arriverait-‐il donc, demandai-‐je, si on désirait les acquérir toutes en même temps ? [P] – On voudrait bien la somme du bonheur, mais est-‐ce qu’on la trouvera dans ces choses dont j’ai démontré qu’elles ne peuvent apporter ce qu’elles prome#ent ? [B] – Non, pas du tout, répondis-‐je. [P] – Donc, dans ces choses dont on croit qu’elles procurent chacune certains biens que l’on recherche, on ne peut en aucune manière trouver le bonheur. [B] – Je le reconnais, dis-‐je, et on ne peut rien dire de plus vrai. [P] – Tu as donc, dit-‐elle, la forme et les causes du faux bonheur. Tourne maintenant le regard de ton esprit dans la direc:on opposée : là, en effet, tu verras aussitôt le vrai bonheur que je t’avais promis.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : [B] – Eh bien, dis-‐je, c’est évident même pour un aveugle et tu me l’as montré il y a un moment quand tu t’efforçais de me#re au jour les causes du faux bonheur. Car, si je ne me trompe, le bonheur véritable et parfait est celui qui permet de se suffire à soi-‐même et qui rend parfaitement puissant, respectable, célèbre et joyeux. Et pour que tu saches que j’en suis in:mement pénétré, je reconnais sans ambiguïté que le bonheur complet est celui qui peut véritablement fournir l’une de ces choses puisqu’elles sont toutes la même chose. […] [P] – Puisque tu as donc reconnu quel est le vrai bonheur et ce qui le contrefait, il te reste maintenant à reconnaître où on peut le chercher. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le véritable bonheur [III, 9] : sufficien9a (suffire à soi-‐même) poten9a (pouvoir) reveren9a (respectabilité) vera et perfecta felicitas celebritas (célébrité / renom) lae99a (joie)
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Ainsi, puisque tu as vu quelle est la forme du bien imparfait et quelle est celle du bien parfait, je pense qu’il faut maintenant te montrer de quoi est cons:tuée ce#e perfec:on du bonheur. Et en cela, il faut d’abord, selon moi, examiner si un bien d’un genre tel que tu viens de le définir peut exister dans la nature, pour que nous ne passions pas à côté de la vérité qui s’offre à nous, trompés par une vaine représenta:on de notre imagina:on. Mais que ce bien existe et qu’il est comme la source de tous les biens, on ne peut le nier : en effet, tout ce qui est dit imparfait est tenu pour imparfait par une diminu:on de la perfec:on.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Il s’ensuit que si, en n’importe quel genre, il semble exister quelque chose d’imparfait, il existe nécessairement en lui aussi quelque chose de parfait : en effet, si on supprime la perfec:on, on ne peut même pas représenter d’où ce qui est tenu pour imparfait existe. Car la nature n’a pas pris naissance à par:r d’éléments amoindris et inachevés, mais procédant d’éléments en:ers et complets, elle se disperse dans l’infini et l’épuisement. Et si, comme nous venons de le montrer, il y a un bonheur imparfait qui est un bien fragile, on ne peut douter qu’il y a un bonheur ferme et parfait. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Mais où il réside, reprit-‐elle, considère-‐le comme suit. La concep:on commune des hommes reconnaît que Dieu, principe de toutes choses, est bon : en effet, puisque l’on ne peut rien imaginer de meilleur que Dieu, qui douterait que ce qui est meilleur que tout ne soit bon ? Mais le raisonnement démontre que Dieu est bon de sorte qu’il prouve de manière irréfutable que le bien parfait est aussi en lui. Car, s’il n’est pas tel, il ne pourra pas être le principe de toutes choses : en effet, quelque chose qui possède le bien parfait sera supérieur à lui et semblera être antérieur et être plus ancien que lui, car il est clair que tout ce qui est parfait est antérieur à ce qui est moins complet.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Ainsi, pour que le raisonnement ne progresse pas à l’infini, il faut reconnaître que le Dieu suprême con:ent pleinement le bien suprême et parfait ; or, nous avons établi que le bien parfait est le vrai bonheur ; donc, le vrai bonheur se trouve nécessairement dans le Dieu suprême. […] Ne va pas supposer que ce père de toutes choses ait reçu de l’extérieur ce bien suprême qu’il passe pour contenir pleinement ni qu’il le possède naturellement comme si tu pensais que le Dieu qui possède et le bonheur qui est possédé ont une substance différente.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Car si tu pensais qu’il l’a reçu de l’extérieur, tu pourrais es:mer celui qui a donné supérieur à celui qui a reçu ; mais nous reconnaissons à très juste :tre que Dieu surpasse en tout toutes choses. Et si le bien suprême est en lui par nature, mais diffère de lui par essence, puisque nous parlons de Dieu comme du principe de toutes choses, qui a bien pu réunir ces deux différences ? l’imagine qui pourra !
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Enfin, ce qui est différent d’une chose, quelle qu’elle soit, n’est pas ce dont on reconnaît qu’il est différent ; ainsi, ce qui est différent, par sa nature propre, du bien suprême n’est pas le bien suprême et il serait sacrilège de le penser de ce qui, d’évidence, surpasse tout. En effet, il ne pourra jamais exister une chose dont la nature soit meilleure que son principe ; ainsi, je peux conclure en toute vérité que ce qui est principe de toutes choses est aussi par sa substance propre le bien suprême. [B] – C’est très juste, dis-‐je. [P] – Mais on a admis que le bien suprême est le bonheur. [B] – Oui, confirmai-‐je [P] – Donc, conclut-‐elle, on doit nécessairement reconnaître que Dieu est le bonheur même. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Dieu est le bonheur • L’argumentaNon de la Philosophie : 1. tout ce qui est dit imparfait est tenu pour imparfait par une diminu:on de la perfec:on ; 2. si, en n’importe quel genre, il semble exister quelque chose d’imparfait, il existe nécessairement en lui aussi quelque chose de parfait ; 3. tout ce qui est parfait est antérieur à ce qui est moins complet ; 4. si Dieu est bon, comme on dit d’habitude, il con:ent pleinement le bien suprême et parfait ; 5. le bien parfait est le vrai bonheur ; 6. le vrai bonheur se trouve nécessairement dans le Dieu suprême (donc : Dieu est le bonheur).
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Examine, demanda-‐t-‐elle, si on peut aussi démontrer la même chose plus rigoureusement à par:r du fait qu’il ne peut y avoir deux biens suprêmes qui diffèrent entre eux. En effet, quand les biens sont différents, il est clair que l’un n’est pas ce qu’est l’autre ; ainsi, ni l’un ni l’autre ne pourra être parfait quand l’un des deux manque à l’autre. Mais il est manifeste que ce qui n’est pas parfait n’est pas suprême ; donc, des biens qui sont suprêmes ne peuvent en aucune manière être différents. Or, nous avons conclu que le bonheur, aussi bien que Dieu, est le bien suprême : ainsi, c’est le bonheur suprême lui-‐même qui est nécessairement la divinité suprême. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – En outre, poursuivit-‐elle, de même que les géomètres infèrent d’ordinaire des proposi:ons démontrées ce qu’ils appellent des porismata, de même je te donnerai aussi comme un corollaire. En effet, puisque c’est par l’acquisiNon du bonheur que les hommes deviennent heureux et que, d’autre part, le bonheur est la divinité même, il est manifeste que c’est par l’acquisiNon de la divinité qu’ils deviennent heureux. Mais comme c’est par l’acquisi:on de la jus:ce qu’ils deviennent justes, de la sagesse qu’ils deviennent sages, de même, selon un raisonnement semblable, c’est après avoir acquis la divinité qu’ils deviennent nécessairement des dieux. Tout homme heureux est donc un dieu, mais si, par nature, il n’y a bien sûr qu’un seul Dieu, par par:cipa:on, rien n’empêche qu’il y en ait le plus possible. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Tout homme heureux est donc un dieu • L’argumentaNon de la Philosophie :
1. c’est par l’acquisi:on du bonheur que les hommes deviennent heureux ; 2. le bonheur est la divinité même ; 3. c’est donc par l’acquisi:on de la divinité que les hommes deviennent heureux ; 4. mais celui qui acquiert la divinité est un dieu ; 5. donc tout homme heureux est un dieu.
Cf. Arist., Éthique à Nicomaque, X, 7 • « Mais pareille existence dépasse peut-‐être ce qui est humain. Ce n’est pas en effet en sa qualité d’homme que quelqu’un peut vivre ainsi, mais comme détenteur d’un élément divin qui réside en lui. Or autant cet élément se dis:ngue du composé, autant son ac:vité se dis:ngue aussi de celle qui traduit la vertu par ailleurs. Si donc l’intelligence, comparée à l’homme, est chose divine, la vie intellectuelle est également divine comparée à l’existence humaine ».
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Puisque le bonheur, dit-‐elle, semble comprendre de nombreuses choses, est-‐ce que toutes ces choses se réuniraient comme un seul corps, celui du bonheur, avec une certaine variété des par:es, ou bien y aurait-‐il l’une d’elles qui con:endrait la substance du bonheur et à laquelle, d’autre part, toutes les autres se rapporteraient ? [B] – Je voudrais, dis-‐je, que tu me rappelles et que tu m’éclaires chaque point de ce#e ques:on. [P] – N’es:mons-‐nous pas, demanda-‐t-‐elle, que le bonheur est un bien ? [B] – Si, répondis-‐je, et même le bien suprême.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Tu peux ajouter cela, rétorqua-‐t-‐elle, à tous les biens. Car le bonheur est le fait de se suffire suprêmement à soi-‐même et on considère aussi qu’il est le pouvoir suprême et de même pour la respectabilité, la célébrité et le plaisir. Qu’en est-‐il donc ? est-‐ce que toutes ces choses, le bien, le fait de se suffire à soi-‐même, le pouvoir et tout le reste, sont comme des membres du bonheur, ou se rapportent-‐elles toutes au bien comme à une tête ? [B] – Je comprends, dis-‐je, ce que tu proposes de rechercher, mais je désire entendre ce que tu conclus.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Apprends comme suit la résolu:on de ce#e ques:on. Si toutes choses étaient des membres du bonheur, elles différeraient aussi entre elles : en effet, la nature des par:es est telle qu’elles composent un seul corps dans leur diversité. Or on a démontré qu’elles sont toutes la même chose. Elles ne sont donc pas du tout des membres ; autrement, le bonheur semblera être la réunion d’un seul membre, ce qui n’est pas possible. [B] – Ce n’est pas douteux, dis-‐je, mais j’a#ends la suite.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – D’autre part, il est patent que toutes les autres choses se rapportent au bien. En effet, on cherche à se suffire à soi-‐même parce que l’on juge que c’est un bien ; le pouvoir parce que l’on croit aussi que c’est un bien ; on peut conjecturer de même sur la respectabilité, la célébrité et le plaisir. Donc, l’essence et la cause de toutes choses désirables est le bien : en effet, ce qui ne con:ent en soi aucun bien ni en réalité ni en apparence, on ne peut en aucune manière le désirer. Au contraire, même les choses qui ne sont pas bonnes par nature, si elles semblent l’être, sont pourtant recherchées comme si elles étaient vraiment bonnes.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [P] – Il s’ensuit que l’on croit à juste :tre que l’essence, le pivot et la cause de toutes les choses désirables est leur bonté. D’autre part, c’est pour ce que l’on désire que l’on semble surtout souhaiter une chose comme si quelqu’un voulait monter à cheval pour sa santé et ne désirait pas tant s’exercer à cheval que l’effet sur sa santé. Donc, puisque toutes choses sont recherchées pour le bien, ce n’est pas tant ces choses que le bien lui-‐même que tous désirent. Mais nous avons admis que la raison pour laquelle on souhaite toutes choses est le bonheur : ainsi, on recherche aussi seulement le bonheur. De là, il apparaît clairement que le bien et le bonheur eux-‐mêmes ne sont qu’une seule et même substance.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 10] : [B] – Je ne vois nullement comment on pourrait ne pas être d’accord. [P] – Mais nous avons montré que Dieu et le véritable bonheur sont une seule et même chose. [B] – Oui, dis-‐je. [P] – On peut donc conclure avec assurance que la substance de Dieu se trouve aussi dans le bien lui-‐même et nulle part ailleurs. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – N’avons-‐nous pas fait la démonstra:on suivante ? demanda-‐t-‐elle. Les choses qu’un bon nombre de gens désirent ne sont pas des biens véritables et parfaits pour la raison qu’elles diffèrent entre elles, et comme l’une manque à l’autre, elles ne peuvent apporter la plénitude absolue du bien. D’autre part, il n’y a de véritable bien que quand elles sont rassemblées comme en une seule forme et un seul effet, de sorte que ce qu’est le fait de se suffire à soi-‐même, le pouvoir, la respectabilité, la célébrité et le plaisir le sont aussi, mais que si tout cela n’était pas une seule et même chose, elles n’auraient rien qui perme#e de les compter parmi les biens désirables. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Par conséquent, quand elles diffèrent, elles ne sont pas du tout des biens, mais quand elles commencent à être une seule chose, elles deviennent des biens. N’arrive-‐t-‐il pas qu’elles deviennent des biens lorsqu’elles ont aIeint leur unité ? [B] – Si, répondis-‐je, c’est ce qu’il semble. [P] – Mais admets-‐tu que tout ce qui est un bien est un bien par parNcipaNon au bien, ou pas de tout ? [B] – Oui
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Tu dois donc adme#re par un raisonnement semblable que l’un et le bien sont la même chose car les choses qui ne produisent pas par nature un effet différent ont la même substance. [B] – Je ne puis le nier, dis-‐je. [P] – Sais-‐tu donc, demanda-‐t-‐elle, que tout ce qui est se main:ent et subsiste aussi longtemps qu’il est un, mais qu’il périt et se dissout en même temps qu’il cesse d’être un ? [B] – Comment cela ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Comme chez les êtres animés, répondit-‐elle. Quand l’âme et le corps ne forment qu’une seule chose et demeurent ainsi, on appelle cela un animal, mais quand ce#e unité se dissout par sépara:on de l’un et de l’autre, il est clair qu’il meurt et que ce n’est plus un animal ; le corps également, quand il demeure dans une seule forme par l’union de ses membres, on y voit une apparence humaine, mais si les par:es du corps rompent leur unité par division et sépara:on, il cesse d’être ce qu’il était. Si on parcourt toutes choses de ce#e manière, il sera évident et hors de doute que chaque chose subsiste tant qu’elle est une, mais que quand elle cesse d’être une, elle périt.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [B] – À considérer un bon nombre de choses, dis-‐je, il me semble qu’il n’en va pas autrement. [P] – Y a-‐t-‐il donc, demanda-‐t-‐elle, une chose qui, dans la mesure où elle agit naturellement, renonce à l’envie de subsister et désire en venir à mourir et à se détruire ? [B] – Si je considère les êtres animés, répondis-‐je, qui ont quelque faculté naturelle de vouloir et de ne pas vouloir, je ne trouve rien qui, hors de toutes contraintes, abandonne ses efforts pour se maintenir et se hâte spontanément de mourir. Car tout animal s’efforce de conserver son intégrité et évite la mort et la destruc:on. Mais en ce qui concerne les herbes et les arbres ainsi que les choses complètement inanimées, j’hésite fort à être d’accord avec ton raisonnement.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Pourtant, il n’y a pas de raison de douter là non plus, quand on se représente les herbes et les arbres, qu’ils naissent d’abord dans les lieux qui leur conviennent et où, autant que leur nature le leur permet, ils ne peuvent se dessécher rapidement et périr. Car les uns poussent dans les plaines, d’autres dans les montagnes, les marais en produisent d’autres, d’autres s’a#achent aux rochers, les sables stériles en fécondent d’autres et ils se se dessécheraient si on essayait de le transporter en d’autres lieux. Mais la nature donne à chacun ce qui lui convient et s’efforce qu’il ne périsse pas tant qu’il peut se maintenir. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Maintenant, comme est grande la sollicitude de la nature qui les propage tous en mul:pliant leur semence ! Qui pourrait ignorer qu’ils sont tous comme des sortes de machines non seulement pour le temps qu’ils se main:ennent, mais aussi pour la généra:on comme pour durer perpétuellement ? Même les choses que l’on croit inanimées, ne désirent-‐elles pas chacune, selon un raisonnement semblable, ce qui leur est propre ? En effet, pourquoi la légèreté des flammes les élève-‐t-‐elle vers le haut et le poids des terres les enfonce-‐t-‐il vers le bas si ce n’est parce que ces lieux et ces mouvements leur conviennent à chacun ? […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Pour le moment, nous ne traitons pas des mouvements volontaires d’une âme consciente, mais de l’effort naturel comme le fait que nous digérons sans réfléchir la nourriture que nous avons avalée, ou que nous respirons sans le savoir pendant le sommeil. Car même chez les animaux, le désir de se maintenir ne vient pas des volontés de l’âme, mais des principes de la nature. Car souvent, pour des causes contraignantes, la volonté embrasse la mort que la nature redoute et, à l’opposé, ce#e même volonté empêche quelquefois l’œuvre d’engendrement qui seule permet aux êtres mortels d’assurer leur pérennité et que la nature désire toujours.
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Tant il est vrai que cet a#achement à soi ne procède pas d’un mouvement de l’âme, mais d’un effort naturel : en effet, la providence a accordé aux êtres qu’elle a créés sans doute la cause la plus important de se maintenir, qui est qu’ils désirent naturellement se maintenir autant qu’ils le peuvent. C’est pourquoi tu n’as plus de raison de douter en aucune manière que tout ce qui est, cherche naturellement à demeurer constamment et évite la destruc:on. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [P] – Or, poursuivit-‐elle, ce qui cherche à subsister et à demeurer désire être un : en effet, si ce#e unité est supprimée, il ne con:nuera même plus à être. [B] – C’est vrai, dis-‐je. [P] – Donc, dit-‐elle, toutes choses désirent l’unité. Je fus d’accord. [P] – Mais nous avons montré que l’un est précisément le bien. [B] – Oui, bien sûr. [P] – Toutes choses cherchent donc le bien, ce que l’on peut exposer ainsi : le bien est précisément ce qui est désiré par toutes choses.
Cf. Arist., Éthique à Nicomaque, I, 1 [trad. R. Bodéüs]
« Toute technique et toute démarche méthodique – mais il en va de même de l’ac:on et de la décision – semble viser quelque chose de bon. C’est pourquoi l’on a eu ceIe belle déclaraNon : le bien, c’est la visée de tout ».
Boèce La consola6on de la philosophie
Le bien parfait [III, 11] : [B] – On ne peut rien, dis-‐je, concevoir de plus vrai ; en effet, ou bien toutes choses ne se rapportent à rien qui soit un et elles flo#eront sans guide, dépourvues de l’un comme d’une tête, ou bien, s’il y a quelque chose vers quoi toutes se hâtent, ce sera le sommet de tous les biens. Et elle : [P] – Ô nourrisson, s’exclama-‐t-‐elle, comme je me réjouis ! En effet, tu viens de fixer dans ton esprit ce qui caractérise le cœur même de la vérité. Mais en cela, il vient de t’apparaître clairement ce que tu disais ignorer. [B] – Quoi ? demandai-‐je. [P] – Quelle est, répondit-‐elle, la fin de toutes choses. C’est, en effet, assurément ce qui est désiré par toutes choses et comme nous avons conclu que c’est le bien, il nous faut reconnaître que la fin de toutes choses est le bien.
Boèce La consola6on de la philosophie
• L’argumentaNon de la Philosophie :
1. Les choses qu’un bon nombre de gens désirent ne sont pas des biens véritables et parfaits pour la raison qu’elles diffèrent entre elles ; 2. il n’y a de véritable bien que quand elles sont rassemblées comme en une seule forme et un seul effet ; 3. Par conséquent, quand elles diffèrent, elles ne sont pas du tout des biens, mais quand elles commencent à être une seule chose, elles deviennent des biens (elles deviennent des biens lorsqu’elles ont a#eint leur unité) ; 4. tout ce qui est un bien est un bien par par:cipa:on au bien ; 5. l’un et le bien sont la même chose (car les choses qui ne produisent pas par nature un effet différent ont la même substance) ; 6. tout ce qui est, cherche naturellement à demeurer constamment et évite la destruc:on ; 7. ce qui cherche à subsister et à demeurer désire être un ; 8. l’un est précisément le bien (ex 5) ; 9. le bien est précisément ce qui est désiré par toutes choses. 10. le bien est la fin de toutes choses.
Boèce La consola6on de la philosophie
La maladie de Boèce et le diagnosNc de la philosophie [I, 6] : [P] – Je connais maintenant, dit-‐elle, une autre cause de ta maladie, peut-‐être la principale : tu as cessé de savoir ce que tu es. Ainsi ai-‐je en:èrement découvert à la fois la raison de ta maladie et le moyen d’amener la guérison. En effet, puisque tu es troublé par l’oubli de toi-‐même, tu t’es affligé d’être exilé et d’avoir été dépouillé de tes propres biens ; puisque tu ignores quelle est la finalité du monde, tu considères comme puissants et heureux les vauriens et les criminels ; et puisque tu as oublié avec quel gouvernail le monde est dirigé, tu crois que les retours de fortune vont et viennent sans direcNon : ce sont là les grandes causes qui te mènent non seulement à la maladie, mais aussi à la mort. Mais grâces soient rendues au garant de la santé : ta nature ne t’a pas encore complètement abandonné. Nous tenons pour le meilleur s:mulant de ton salut la vérité de ce que tu penses sur le gouvernement du monde parce que tu crois qu’il est soumis non aux accidents du hasard, mais à la raison divine. Ne crains donc rien : désormais, de ce#e toute pe:te é:ncelle, ta chaleur vitale va se ranimer.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : Alors moi : [B] – Je suis tout à fait d’accord, dis-‐je, avec Platon, car tu me rappelles déjà pour la deuxième fois ce dont j’ai perdu la mémoire d’abord par la contagion du corps, ensuite accablé par le poids de mon aba#ement. Alors elle : [P] – Si tu examines à nouveau, dit-‐elle, ce que l’on vient d’adme#re, il ne s’en faudra même pas de beaucoup que tu te souviennes de ce que tu as reconnu tout à l’heure ne pas savoir. [B] – Quoi ? demandai-‐je. [P] – Quel gouvernail, répondit-‐elle, régit le monde. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [P] – Tu pensais tout à l’heure, dit-‐elle, qu’il ne fallait pas du tout douter que ce monde est dirigé par Dieu. [B] – Ni même maintenant, à mon avis, dis-‐je, ni jamais, je ne penserai qu’il faut en douter, et je vais brièvement t’exposer les raisons qui me conduisent à ce#e conclusion. Ce monde, composé de par:es si diverses et contraires, ne se serait pas du tout assemblé en une forme unique s’il n’avait pas existé un être unique pour réunir des éléments si divers ; d’autre part, l’union de natures si diverses et en désaccord entre elles se dissocierait et se déchirerait s’il n’existait pas un être unique pour maintenir ce qu’il a lié.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [B] – L’ordre de la nature ne procéderait pas d’une manière aussi déterminée ni ne déploierait des mouvements aussi ordonnés en lieux, en temps, en efficacité, en étendue et en qualités s’il n’existait pas un être unique pour ordonner lui-‐même, dans sa permanence, la variété de ces changements. Quel que soit ce qui main:ent et met en mouvement les choses créées, je l’appelle du nom employé par tous : Dieu.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : Alors elle : [P] – Puisque tel est ton sen:ment, dit-‐elle, je pense qu’il me reste peu à faire pour que tu revoies sain et sauf ta patrie en possession du bonheur. Mais examinons les proposi:ons que nous venons d’avancer. N’avons-‐nous pas compté dans le bonheur le fait de se suffire à soi-‐même et n’é:ons-‐nous pas d’accord que Dieu est le bonheur même ? [B] – Si, bien sûr. [P] – Et pour diriger le monde, dit-‐elle, il n’aura donc besoin d’aucun sou:en extérieur ; autrement, s’il lui en manque un, il ne se suffira pas pleinement à lui-‐même. [B] – Il en est, dis-‐je, nécessairement ainsi.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [P] – Il ordonne donc seul par lui-‐même toutes choses ? [B] – On ne peut le nier, dis-‐je. [P] – Or on a démontré que Dieu est le bien même. [B] – Je m’en souviens, dis-‐je. [P] – C’est donc par le bien qu’il ordonne toutes choses si du moins il dirige tout par lui-‐même, lui dont nous é:ons d’accord qu’il est le bien, et il est comme une sorte de barre et de gouvernail qui conserve la machine du monde (mundana machina) dans sa stabilité et son intégrité. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde • L’argumentaNon de la Philosophie : 1. le bonheur est le fait de se suffire à soi-‐même ; 2. Dieu est le bonheur même ; 3. pour diriger le monde Dieu n’aura donc besoin d’aucun sou:en extérieur (autrement, il ne se suffira pas pleinement à lui-‐même) ; 4. Dieu est le bien même (ex 2) ; 5. C’est donc par le bien que Dieu ordonne toutes choses, comme un gouvernail qui conserve la machine du monde (mundana machina) dans sa stabilité et son intégrité.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [P] – Comme on croit à juste :tre, dit-‐elle, que Dieu gouverne toutes choses avec la barre de la bonté et que toutes ces mêmes choses, comme je t’en ai instruit, se hâtent avec un effort naturel vers le bien, peut-‐on douter qu’elles ne se laissent diriger volontairement et ne se plient spontanément à un signe de leur ordonnateur, comme si elles étaient en accord et en harmonie avec leur guide ? [B] – Il en est nécessairement ainsi, dis-‐je, et la direc:on du monde ne semblerait pas heureuse si elle était un joug pour qui la reje#e et non le salut pour qui s’y conforme. [P] – Il n’y a donc rien qui, tout en conservant sa nature, tente d’aller contre Dieu ? [B] – Non, rien, dis-‐je.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [P] – Et si quelque chose le tentait ? demanda-‐t-‐elle. Aurait-‐il enfin le moindre succès en face de celui dont nous avons admis à juste :tre qu’il a la toute-‐puissance sur le bonheur ? [B] – Absolument aucun, répondis-‐je. Ce serait impossible. [P] – N’y a-‐t-‐il donc rien qui veuille ou puisse s’opposer à ce bien suprême ? [B] – Non, dis-‐je, pas selon moi. [P] – C’est donc, dit-‐elle, le bien suprême qui dirige toutes choses avec force et les ordonne avec douceur. […]
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [P] – […] Mais veux-‐tu que nous confron:ons nos arguments ? Peut-‐être que d’un tel choc jaillira une belle é:ncelle de vérité. [B] – Comme tu voudras, répondis-‐je. [P] – Personne ne pourrait douter, dit-‐elle, que Dieu a pouvoir sur toutes choses. [B] – S’il a l’esprit équilibré, dis-‐je, nul n’aurait la moindre hésita:on. [P] – D’autre part, dit-‐elle, il n’y a rien que ne peut faire celui qui a pouvoir sur toutes choses. [B] – Non, rien, dis-‐je.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [P] – Dieu peut-‐il donc faire le mal ? [B] – Pas du tout, dis-‐je. [P] – Le mal n’est donc rien, conclut-‐elle, puisqu’il ne peut le faire et qu’il n’y a rien qu’il ne puisse faire. [B] – Te moques-‐tu de moi, demandai-‐je, en :ssant avec tes raisonnements un labyrinthe inextricable pour tantôt entrer par où l’on sort, tantôt sor:r par où l’on entre, ou bien enroules-‐tu en un cercle merveilleux la divine simplicité ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Le mal n’existe pas • L’argumentaNon de la Philosophie : 1. Dieu a pouvoir sur toutes choses ; 2. il n’y a rien que ne peut faire celui qui a pouvoir sur toutes choses ; 3. Dieu ne peut pas faire le mal ; 4. Le mal n’est donc rien.
Boèce La consola6on de la philosophie
Quel gouvernail régit le monde [III, 12] : [B] – Te moques-‐tu de moi, demandai-‐je, en :ssant avec tes raisonnements un labyrinthe inextricable pour tantôt entrer par où l’on sort, tantôt sor:r par où l’on entre, ou bien enroules-‐tu en un cercle merveilleux la divine simplicité ?
Boèce La consola6on de la philosophie
Conclusion [III, 12] : [B] – En effet, tout à l’heure, tu commençais par le bonheur et tu disais qu’il était le bien suprême avant de dire qu’il se trouvait dans le Dieu suprême. Tu expliquais que Dieu lui-‐même était aussi le bien suprême et la plénitude du bonheur et tu accordais comme une pe:te faveur que par conséquent, personne ne pouvait être heureux s’il n’était en même temps Dieu. Tu ajoutais que la forme du bien était la substance de Dieu et du bonheur et tu m’apprenais que l’un lui-‐même est le bien même que recherche toute la nature. Tu soutenais aussi que Dieu dirigeait l’ensemble du monde avec le gouvernail de la bonté, que toutes choses lui obéissaient volon:ers et que le mal n’avait aucune nature. Et tu développais cela sans aucun appui extérieur, mais avec des preuves naturelles et internes qui :raient chacune sa validité d’une autre.
Boèce La consola6on de la philosophie
Conclusion [III, 12] : [B] – En effet, tout à l’heure, tu commençais par le bonheur et tu disais qu’il était le bien suprême (i) avant de dire qu’il se trouvait dans le Dieu suprême (ii). Tu expliquais que Dieu lui-‐même était aussi le bien suprême et la plénitude du bonheur (iii) et tu accordais comme une pe:te faveur que par conséquent, personne ne pouvait être heureux s’il n’était en même temps Dieu (iv). Tu ajoutais que la forme du bien était la substance de Dieu et du bonheur (v) et tu m’apprenais que l’un lui-‐même est le bien même que recherche toute la nature (vi). Tu soutenais aussi que Dieu dirigeait l’ensemble du monde avec le gouvernail de la bonté (vii), que toutes choses lui obéissaient volon:ers et que le mal n’avait aucune nature (viii). Et tu développais cela sans aucun appui extérieur, mais avec des preuves naturelles et internes qui :raient chacune sa validité d’une autre.
Boèce La consola6on de la philosophie
Conclusion [III, 12] : Alors elle : [P] – Je ne me moque pas du tout de toi, dit-‐elle, et nous avons examiné la ques:on la plus importante de toutes par la faveur de Dieu que nous invoquions tout à l’heure. Telle est en effet la forme de la substance divine qu’elle ne se disperse pas vers l’extérieur et qu’elle ne prend sur elle rien d’extérieur non plus, mais, comme le dit d’elle Parménide, « semblable au volume d’une sphère de toute part bien arrondie », elle fait mouvoir le cercle mobile du monde tandis qu’elle se main:ent tout immobile. Et si nous avons examiné des arguments que l’on n’a pas cherchés à l’extérieur, mais qui se retrouvent à l’intérieur de la ques:on que nous trai:ons, tu n’as aucune raison de t’étonner puisque tu as appris avec la sanc:on de Platon que les discours doivent être apparentés aux sujets dont ils parlent.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 1] Il y a quatre sortes de choses humaines par lesquelles les na:ons et les citoyens des cités a#eignent le bonheur terrestre en ce#e vie et le bonheur suprême dans la vie à venir : les vertus théoriques, les vertus délibéra:ves, les vertus morales et les arts pra:ques. [al-‐Fārābī, De l’obten9on du bonheur, traduit de l’arabe par O. Sedeyn et N. Lévy, présenté et annoté par O. Sedeyn, Paris, Édi:ons Allia, 2010]
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 18] En fait, l’homme ne parvient à sa perfec:on ul:me – par laquelle il a#eint ce qui fait véritablement de lui un homme – que lorsqu’il travaille au moyen de ces principes à a#eindre ce#e perfec:on. En outre, il ne peut travailler à ce#e perfec:on qu’en u:lisant un grand nombre d’êtres naturels et qu’en les modifiant en vue de lui perme#re de parvenir à la perfec:on ul:me qu’il doit a#eindre. De plus, il lui deviendra clair dans ce#e science que chaque homme n’a#eint qu’une por:on de ce#e perfec:on, et que ce qu’il en a#eint varie en extension, car un individu isolé ne peut parvenir à toutes les perfec:ons tout seul et sans l’aide de beaucoup d’autres individus. C’est une disposi:on innée de tout homme que de s’unir à un autre être humain ou à d’autres hommes dans le travail qu’il doit accomplir : c’est là la condi:on de chaque homme par:culier. Par conséquent, pour réaliser ce qu’il peut de ce#e perfec:on, chaque homme a besoin de vivre dans le voisinage d’autres hommes et de s’associer avec eux. Il y a également chez cet animal une disposi:on innée à chercher un abri et à demeurer dans le voisinage de ceux qui appar:ennent à la même espèce, et c’est là la raison pour laquelle on l’appelle l’animal social et poli9que.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 38] Une fois ces quatre choses [scil. les vertus théoriques, les vertus délibéra:ves, les vertus morales et les arts pra:ques] réalisées dans un homme, il reste encore à les réaliser dans les na:ons et les cités ; il faut encore que cet homme sache comment les faire exister dans les na:ons et les cités […]. [39] Il y a deux méthodes principales pour les réaliser : l’instruc:on et la forma:on du caractère. Instruire, c’est introduire les vertus théoriques dans les na:ons et les cités. La forma:on du caractère vise à introduire les vertus morales et les arts pra:ques dans les na:ons.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 50] Parmi toutes ces sciences, la principale est celle qui explique les êtres que l’intellect aperçoit par des démonstra:ons certaines. Les autres se contentent de reprendre ces mêmes êtres et d’u:liser la persuasion à leur sujet ou de les représenter par des images afin de faciliter l’instruc:on de la mul:tude des na:ons et des citoyens des cités. Cela vient du fait que les na:ons et les citoyens des cités se composent de certains qui sont les élus et d’autres qui sont le vulgaire. Le vulgaire se limite, ou doit être limité, à des formes de connaissance théorique qui s’accordent avec l’opinion commune irréfléchie. Les élus, eux, ne se limitent dans aucune de leurs connaissances théoriques à ce qui est en conformité à l’opinion commune irréfléchie, mais ils parviennent à leur convic:on et leur connaissance sur la base de principes premiers qu’ils soume#ent à un examen a#en:f.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 54] Lorsque les sciences théoriques sont isolées et que leur possesseur n’a pas la faculté de les u:liser pour le bien d’autrui, elles sont une philosophie imparfaite. Pour être un philosophe véritablement parfait, il faut posséder à la fois les sciences théoriques et la faculté de les u:liser pour le bien de tous les autre selon leur capacité. Si l’on devait examiner le cas du vrai philosophe, on ne verrait aucune différence entre lui et le gouvernant suprême. [§ 56] De manière semblable, si le philosophe qui a acquis les vertus théoriques n’a pas la capacité de les faire advenir chez tous les autres selon leurs capacités, alors ce qu’il en a acquis est faux [ou sans valeur].
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 55] Toute instruc:on se compose de deux choses : d’abord le fait de rendre compréhensible ce qui est étudié et faire en sorte que son idée soit établie dans l’âme, et ensuite susciter l’assen:ment des autres à ce qui est ainsi compris et établi dans l’âme. Il y a deux manières pour qu’une chose soit comprise : ou bien en faisant en sorte que l’intellect saisisse son essence ; ou bien en faisant en sorte que l’on s’en fasse une image au moyen de la copie fidèle qui l’imite. Il y a également deux manières de provoquer l’assen:ment : la démonstraNon certaine et la persuasion.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 55] Or, lorsqu’on acquiert la connaissance des êtres ou que l’on reçoit une instruc:on à leur sujet, si l’on saisit leurs idées elles-‐mêmes avec son intellect, et si l’on donne son assen:ment à ces idées au moyen d’une démonstra:on certaine, alors la science qui con:ent ces connaissances est la philosophie. Mais si seule l’imagina:on de copies fidèles qui les imitent fait connaître ces êtres, et si c’est la persuasion qui cause l’assen:ment à ce qu’on en imagine, alors les Anciens nomment “religion” ce qui con:ent ces connaissances. […]
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 55] […] Par conséquent, selon les Anciens, la religion est une imita:on de la philosophie. L’une et l’autre comprennent les mêmes sujets et l’une et l’autre donnent une explica:on des principes ul:mes des êtres. Car l’une et l’autre donnent la connaissance du premier principe et de la cause des êtres, et l’une et l’autre donnent une explica:on de la fin ul:me à laquelle l’homme est des:né – à savoir, le bonheur suprême – et la fin ul:me de chacun des autres êtres. Là où la philosophie donne une explicaNon fondée sur la saisie intellectuelle ou la concepNon, la religion donne une explicaNon fondée sur l’imaginaNon. Pour tout ce qui est démontré par la philosophie, la religion u:lise la persuasion. […] Enfin, la philosophie est antérieure à la religion dans le temps.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 63] La philosophie qui répond à ce#e descrip:on nous a été transmise par les Grecs, par Platon et Aristote seulement. Tous deux nous ont donné une présenta:on de la philosophie, non sans nous donner aussi une présenta:on des voies qui y mènent et des manières de la retrouver après qu’elle a sombré dans la confusion ou qu’elle a disparu.
al-‐Fārābī De l’obten6on du bonheur
[§ 52] Telle est la science suprême et la plus ancienne et celle qui exerce l’autorité la plus parfaite. Les autres sciences architectoniques lui sont subordonnées. […] ces sciences suivent seulement l’exemple donné par ce#e science et sont u:lisées pour accomplir le but de ceIe science, qui est le bonheur suprême et la perfecNon ulNme que l’homme puisse aIeindre.
Ibn Sīnā [Avicenne] Métaphysique
[Livre de la Guérison, Science des choses divines], IX, 7 Nous disons donc : La perfec:on propre à l’âme raisonnable c’est d’être un monde intellectuel dans lequel se dessine la forme du tout et l’ordre intelligé dans le tout et le bien effluant dans ce but commençant à l’origine du tout, parvenant jusqu’aux substances nobles spirituelles absolues puis aux spirituelles dépendant d’une certaine manière des corps, puis aux corps célestes avec leurs disposi:ons et leurs puissances, et ainsi jusqu’à ce qu’elle achève en elle-‐même toute la disposi:on de tout l’être. [trad. G. Anawa:, II, p. 159]
Ibn Sīnā [Avicenne] Métaphysique
[Livre de la Guérison, Science des choses divines], IX, 7
Elle se transforme alors en un monde intelligible parallèle au monde existant tout en:er, contemplant ce qui est le beau absolu, le bien absolu et la beauté et le vrai absolu, s’unissant à lui, s’imprimant de son modèle et sa disposi:on, marchant dans sa voie et devenant de sa substance. [trad. G. Anawa:, II, p. 159]
Ibn Rušd [Averroès] Grand commentaire du De anima, III
intellect agent intellect matériel
intelligibles théoriques
fantasmes (imagines sensibles)
homme (cogitaNve)
sensibles
Ibn Rušd [Averroès] Grand commentaire du De anima, III, comm. 36
Car puisque les intelligibles théoriques nous sont unis par les formes imaginaires, et que l’intellect agent est lui-‐même uni aux intelligibles théoriques (du fait que ce qui les perçoit est le même [sujet], à savoir l’intellect matériel), il est nécessaire que l’intellect agent nous soit uni par sa jonc:on avec les intelligibles théoriques. […] Et lorsqu’il en est ainsi [que ce#e jonc:on avec l’intellect agent est accomplie] il est nécessaire que [par cet intellect] l’homme pense tous les êtres par un intellect qui lui est propre et effectue sur tous les êtres l’ac:on qui lui est propre [qui est de les penser] […]. [trad. A. de Libera, in Averroès, L’intelligence et la pensée. Grand Commentaire du De anima, Livre III (429 a 10-‐435 b 25), traduc:on, introduc:on et notes par A. de Libera, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 167]
Ibn Rušd [Averroès] Grand commentaire du De anima, III, comm. 36 Selon ce mode, l’homme est donc, comme le dit Thémis:us, semblable à Dieu, car il est d’une certaine manière tous les êtres et il les connaît [tous] en quelque manière ; en effet, les êtres ne sont rien d’autre que sa science, et la cause des êtres n’est rien d’autre que sa science. Et que cet ordre est admirable !Que ce mode d’être est extraordinaire ! [trad. A. de Libera, p. 167-‐168]
Ibn Rušd [Averroès] Grand commentaire du De anima, III, comm. 36
Et si [l’existence et la nature de] ce#e jonc:on [propre à l’homme] n’étaient pas posées, il n’y aurait aucune différence entre la rela:on de cet intellect à l’homme et sa rela:on avec les autres êtres, si ce n’est par la diversité de son ac:on sur eux. Dès lors, sa rela:on à l’homme ne le me#rait vis-‐à-‐vis de lui qu’en posi:on d’agent, non de forme […]. Or, l’espoir (fiducia) dans la possibilité de la jonc:on de l’intellect à l’homme réside dans la démonstra:on qu’il est en rela:on à l’homme au :tre de forme et d’agent, et non pas seulement au :tre d’agent. [trad. A. de Libera, p. 169]
Pierre Abélard Conférences
(Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré6en)
Le Philosophe : Tel que l’ont défini la plupart des nôtres, le bien suprême, autrement dit la fin du bien, entendons sa consomma:on ou perfec:on, est ce qui procure la béa:tude à qui l’a#eint, de même qu’inversement le mal suprême est ce qui rend malheureux ceux qui s’y a#achent. C’est par nos mœurs qu’à l’un comme à l’autre nous accédons. Or l’usage commun est d’appeler ces mœurs vertus ou, au sens contraire, vices. […] Le ChréNen : Et quelle voie ins:tuaient-‐ils, je te le demande, pour parvenir à ce suprême bien qui est la vertu ? Le Philosophe : Le travail même d’un choix entre les mœurs, c’est-‐à-‐dire cet exercice de domina:on sur la chair grâce à quoi la bonne volonté, affermie en habitus, peut être appelée vertu. [Pierre Abélard, Conférences (Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré9en). Connais-‐toi toi-‐même (Éthique). Introduc:on, traduc:on nouvelle et notes par M. de Gandillac, Paris, Les édi:ons du Cerf, 1993, p. 122-‐124]
Pierre Abélard Conférences
(Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré6en)
Le ChréNen : Et comment définissent-‐ils celui qui possède le bonheur ? Le Philosophe : Ils disent heureux celui qui est bien adapté, c’est-‐à-‐dire en toutes choses agit bien et facilement, en sorte qu’être heureux ne soit rien d’autre que briller par ses bonnes mœurs, autrement dit par sa vertu. Le ChréNen : Mais quel prix a#achent-‐ils à l’immortalité de l’âme et à une béa:tude de la vie future ? A#endent-‐ils ce#e béa:tude en récompense de leurs mérites ? Le Philosophe : Oui certes, mais où veux-‐tu en venir ? [trad. de Gandillac, p. 124]
Pierre Abélard Conférences
(Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré6en)
Le ChréNen : Jugent-‐ils plus grande la béa:tude de ce#e autre vie, où ne pourra les affliger aucune douleur née d’une passion, en sorte que là-‐bas plutôt qu’ici nous a#endions le suprême bien de l’homme et sa vraie béa:tude ? Le Philosophe : Oui, le repos de ce#e vie-‐là est de tous le plus grand, indemne, comme tu l’as dit, de toute passion, mais lorsque cesse l’afflic:on, ils disent que ne peut aucunement croître la béa:tude à moins que ne croisse la vertu, et personne, disent-‐ils, n’acquiert plus de béa:tude à moins que sa vertu ne le rende meilleur, car, comme je l’ai dit, ils considèrent comme bienheureux celui qui excelle en vertu. […] Du fait, par conséquent, que là-‐bas cessent ces afflic:ons du corps, ne vas pas imaginer que là-‐bas nous devions acquérir plus de béa:tude à moins que nous ne devenions meilleurs. […]
[trad. de Gandillac, p. 124-‐125]
Pierre Abélard Conférences
(Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré6en)
Le ChréNen : Ce#e autre vie, tu l’as dit, vous l’a#endez comme récompense due à vos mérites, car on combat ici contre les vices, là-‐bas on reçoit la couronne de la victoire. Le Philosophe : Qu’il en soit ainsi est patent pour tous. Le ChréNen : De quelle manière devra-‐t-‐on recevoir là-‐bas la récompense des combats si on ne doit y vivre en plus grande béa:tude et si ce#e vie-‐là n’est meilleure et plus bienheureuse que la vie présente ? Mais si celle-‐là est plus bienheureuse que celle-‐ci, ceux qui en jouissent ont à coup sûr plus de béa:tude qu’ils ne semblent en avoir ici. […]
[trad. de Gandillac, p. 125-‐126]
Pierre Abélard Conférences
(Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré6en)
Le Philosophe : Pourquoi, je te prie, ces propos ? Le ChréNen : Pour te faire mieux entendre que meilleure est la vie qui est, à coup sûr, totalement exempte des maux d’ici-‐bas et si totalement éloignée du péché que là, non seulement on ne pèche, mais on ne pourrait pécher. Si elle n’était meilleure que la vie présente ou plus plaisante, vaine serait la rétribu:on. N’est-‐elle plus plaisante et meilleure, il est déraisonnable de la préférer et ceux qui davantage la désirent se comportent sans discernement. [trad. de Gandillac, p. 128]
Pierre Abélard Conférences
(Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré6en)
Le Philosophe : Certes, à parler franc, je te découvre philosophe de premier ordre et il serait impudent de rien objecter à une si manifeste raison. C’est bien là-‐bas, plutôt qu’ici, que, selon la raison que tu viens d’alléguer, se doit aIendre le suprême bien de l’homme et il se pourrait que tel fût le sens de la pensée d’Épicure iden:fiant au plaisir ce bien suprême, car assez grande est là-‐bas la tranquillité de l’âme pour que ni du dehors ne l’inquiète aucune afflic:on corporelle, ni du dedans aucune conscience de péché ne trouble l’esprit ni aucun vice ne lui fasse obstacle, en sorte que totalement s’effectue sa meilleure volonté. Mais tant que notre volonté se heurte à quelque obstacle ou que lui manque quoi que ce soit, certes elle ne connaît encore la vraie béaNtude. [trad. de Gandillac, p. 128]
Thomas d’Aquin Prologue du Commentaire du Livre des causes
Comme le dit le Philosophe au livre X de l’Éthique, la félicité dernière de l’homme consiste en son opéraNon la meilleure, celle de sa faculté suprême, c’est-‐à-‐dire l’intellect, rapportée à l’intelligible le meilleur. Or, parce que l’effet est est connu par la cause, il est manifeste que la cause est, par sa nature, plus intelligible que l’effet – même si parfois, pour nous, les effets sont plus connus que les causes, en raison du fait que c’est à par:r des êtres par:culiers qui tombent sous nos sens que nous parvenons à la connaissance des causes universelles et intelligibles. [trad. R. Imbach / I. Fouche, in Thomas d’Aquin / Boèce de Dacie, Sur le bonheur, textes introduits, traduits et annotés par R. Imbach et I. Fouche, Paris, Vrin, 2005, p. 141]
Thomas d’Aquin Prologue du Commentaire du Livre des causes
Il est donc nécessaire que les causes premières des choses au sens absolu soient, par elles-‐mêmes, les intelligibles les plus nobles et les meilleurs, dans la mesure où elles sont étants par excellence, vraies par excellence, puisqu’elles sont causes de l’essence et de la vérité des autres étants, comme cela apparaît clairement si l’on suit l’explica:on du Philosophe au livre II de la Métaphysique, même si, pour nous, ces causes sont moins connues et qu’elles ne le sont qu’a posteriori. Notre intellect est face à elles comme l’œil de la choue#e face à la lumière du soleil qu’il ne peut percevoir parfaitement à cause de son excessive clarté. [trad. R. Imbach / I. Fouche, p. 141-‐143]
Thomas d’Aquin Prologue du Commentaire du Livre des causes
Il faut donc que la félicité dernière de l’homme, telle qu’il peut la posséder en ceIe vie, réside dans la contemplaNon des causes premières, car le peu qu’il est possible de connaître d’elles est plus désirable et plus digne d’être connu que tout ce que l’on peut connaître des réalités inférieures, comme cela résulte clairement des propos du Philosophe au livre I du traité sur Les par9es des animaux. Et c’est dans la mesure où ceIe connaissance devient parfaite en nous après ceIe vie que l’homme est rendu parfaitement heureux, selon ce mot de l’Évangile : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, Toi, le seul Dieu véritable ». [trad. R. Imbach / I. Fouche, p. 143]
Explicit