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LA VISION COSMIQUE ET RELIGIEUSE DE TEILHARD DE CHARDIN, s. j. [Contradictions internes et conséquences théologiques et philosophiques de distinctions du P. Philippe de la Trinité, o.c.d.] GASTON FESSARD, s. j. Introduction et notes de Michel Sales, s. j.

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LA VISION COSMIQUE ET RELIGIEUSEDE TEILHARD DE CHARDIN, s. j.[Contradictions internes et conséquences

théologiques et philosophiquesde distinctions du P. Philippe de la Trinité, o.c.d.]

GASTON FESSARD, s. j.

Introduction et notesde Michel Sales, s. j.

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INTRODUCTION.

Oh ! que voilà des Indes [= les nouvelles découvertes dessciences physiques, biologiques et humaines] qui m’attirentdavantage que celles de saint Francois-Xavier !

Mais quelle énorme question, non plus de rites, mais d’idées, àrésoudre, avant qu’on puisse les convertir vraiment.

P.Teilhard de Chardin, 19 juin 1926.

L’« Évolution Rédemptrice », me prête-t-on ! Pas si bête, maispour être juste, il faudrait dire La Rédemption évolutive (c’est leChrist qui domine tout !).

Le Christ mène tout le mouvement.P.Teilhard de Chardin, Journal du 15 juin 1950.

De Chine, d’où il ne reviendrait (sauf pour un court séjouraux U.S.A. et en France en 1937), en raison de la SecondeGuerre mondiale, que dix ans plus tard, le P. Teilhard de Char-din écrivait à un de ses amis parisiens, le baron d’Huart :

Péking, 1er mars 1936

J’ai été tout heureux hier de recevoir votre grande lettre du 1er février qui m’a remis en contact avec vous et tant d’autres gens etchoses que j’aime. Ce qui m’a fait le plus de plaisir, c’est de constaterque vos relations paraissent se nouer avec cette petite perle de Fessard.

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Il ne me paraît pas évident que, vu les attaches du dit P. F[essard] avecl’austère maison des Études, vous puissiez avantageusement le produiresocialement avec les mêmes libertés qui étaient possibles dans moncas. Mais en ce qui concerne des contacts avec Rougier, Fabre et C°,n’hésitez pas. C’est l’homme qui convient pour ce genre de pénétra-tion. Fessard me déconcerte parfois par une métaphysique concep-tuelle, qui me paraît a-physique et irréelle ; j’ai trop goûté à l’évidenceque la vraie Métaphysique n’est autre chose que la prolongation del’Expérimental dans le Futur (= l’inverse temporel de l’Histoire, si vousvoulez) pour pouvoir désormais être sensible à des constructionsd’ordre géométrique. Il reste que sa compétence (à lui, Fessard) pour «parler philosophie » jointe à sa compréhension fondamentale de la Vie,représente une force que je n’ai pas, et qui peut jouer efficacement surd’autres géomètres de la Pensée…

Demandez… les quelques pages… sur la « Découverte du Passé »…Elles traduisent exactement mon état d’esprit qui ne fait que s’éta-blir plus fermement chaque jour en moi. — Seuls les progrès de la «découverte de Dieu » dans le Monde m’intéressent vraiment, aufond. La grande faute des théologiens est de s’être imaginé quecette découverte était finie : du même coup ils ont failli tuer la reli-gion ! — Je vais tâcher, aux premiers moments libres, de rédiger unnouvel Essai : « L’Univers personnel » (A personalistic Universe) quiva représenter, il me semble, une expression notablement pousséeet perfectionnée des idées que vous connaissez déjà toutes, depuislongtemps.

… Il y aurait à spéculer indéfiniment sur la signification desévénements politiques actuels, — aussi bien en Occident qu’enExtrême-Orient. Je persiste à y voir les phases d’une même mue,dont doit émerger un ordre fondamentalement nouveau (beaucoupplus lié qu’il pourrait sembler à l’éclosion d’une nouvelle religion –disons Néo-Christianisme si vous voulez).

Teilhard de Chardin.

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Le P. Gaston Fessard1 avait alors un peu moins de quaranteans. Rédacteur à la revue Études et secrétaire des Recherches descience religieuse depuis septembre 1934, il s’était déjà fait remar-quer des milieux philosophiques par plusieurs articles impor-tants. Il venait de publier, chez Grasset, un livre dont AlexandreKojève, son maître à l’École Pratique des Hautes Études (5e sec-tion), ne manquerait pas de remarquer l’importance. Longtempssoupçonné à tort par certains de ses professeurs dans la Com-pagnie de Jésus, en raison de ses exigences et de sa rigueur intel-lectuelle, G. Fessard avait vu sa formation religieuse se prolon-ger. Il avait été volontairement retardé pour faire sa professionreligieuse solennelle jusqu’au 2 février 1933. Il avait d’abord étéchargé d’offices correspondant mal à sa vocation et à ses capa-cités, au grand dam de jésuites de sa génération, comme Henride Lubac, Alfred de Soras et Robert Hamel, ou de plus jeunes,tels Yves de Montcheuil, Emile Rideau et Jean-Marie Leblond.Mais, à côté d’amis sûrs, il avait trouvé auprès d’aînés demarque une compréhension, sinon un appui, qui l’avaient aidéà poursuivre sa voie. Parmi ses aînés jésuites, celui qui fut aussile meilleur ami et le confident le plus constant du P.Teilhard deChardin : le P. Auguste Valensin2.

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1 Sur G. Fessard (28 janvier 1897 – 18 juin 1978), voir Michel Sales, GastonFessard (1897-1978) : genèse d’une pensée, Lessius, Bruxelles, 1997, et Confé-rence, n° 7, automne 1998, pp. 449-460.2 Sur le P. Auguste Valensin (12 septembre 1879 – 18 décembre 1953), amiet contemporain du P. Teilhard de Chardin (1er mai 1881 – 10 avril 1955),voir Auguste Valensin. Textes et Documents inédits présentés par M[arie]R[ougier] et H[enri de] L[ubac], Aubier Montaigne, Paris, 1961, 492 pages.Voir aussi Lettres intimes de Teilhard de Chardin à Auguste Valensin, Brunode Solages, Henri de Lubac, André Ravier, 1919-1955, Introduction et notespar Henri de Lubac, Aubier Montaigne, Paris, 1974, 512 pages (sigle : Lettresintimes…). Cette correspondance est la première source documentaire àlaquelle recourir pour entrer tant dans l’itinéraire intérieur que dansl’œuvre du P. Teilhard de Chardin, non seulement en raison des rap-ports privilégiés avec ses correspondants, mais également de l’annotation

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Comme il arrive souvent dans la Compagnie de Jésus, la noto-riété interne de G. Fessard, qui explique la recommandationque Teilhard fait de lui, était sans proportion, pour ne pas direinversement proportionnelle, à cette époque, à son relatif inco-gnito dans le monde parisien.

C’était par Auguste Valensin que G. Fessard avait eu connais-sance, au cours des années vingt, comme son ami Henri de Lubacqui devait plus tard en assurer la publication, de l’importantecorrespondance de décembre 1919 entre le P. Teilhard de Char-din et le philosophe Maurice Blondel, de vingt ans son aîné3.C’est en raison des inquiétudes d’A.Valensin pour son ami Teil-hard, sinon sur sa requête, qu’au moment où celui-ci venait derédiger « Le sens humain » (février-mars 1929), G. Fesssard écri-vit à son auteur, en Chine, une très longue lettre qui — fait excep-tionnel — nous a été conservée avec la réponse de Teilhard.

La correspondance entre les deux jésuites de génération dif-férente (G. Fessard avait seize ans de moins) ne s’en tint pas là4.Il ne semble pas néanmoins qu’en 1936 Teilhard ait fait beau-coup d’efforts, ni passé beaucoup de temps, sinon à réfléchir,du moins à lire de très près, le livre en réalité très difficile de

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exceptionnelle, biographique et doctrinale, dont l’a accompagnée H. deLubac. — N. B. La première édition de cette correspondance (1972) n’estpas complète, elle contient en effet quelques coupes effectuées parJeanne Mortier à une date antérieure.3 Voir Blondel et Teilhard de Chardin, correspondance commentée par Henride Lubac, Bibliothèque des Archives de Philosophie, nouvelle série, n° 1,Beauchesne, Paris, 1965, 165 pages.4 Voir Teilhard de Chardin, correspondance inédite de Pierre Teilhard deChardin et Gaston Fessard, présentée et annotée par Michel Sales, Bulletin deLittérature Ecclésiastique, Toulouse, tome XC, octobre-décembre 1989,pp. 353-414 (sigle : CTF). — C’est un des très rares cas où les lettres desdeux correspondants ont été conservées, car le P.Teilhard avait toujourscoutume de déchirer les lettres de ses correspondants après y avoirrépondu.

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G. Fessard, Pax Nostra, et, dans ce livre, les pages particulière-ment concises qui auraient dû l’éclairer5.

Lorsqu’en mai 1946, un an après la fin de la Seconde Guerremondiale qu’il avait vécue à Pékin, Teilhard se retrouva à Paris,dans la communauté des Études, dont le supérieur était le P. Renéd’Ouince, bien des événements s’étaient passés dans le mondeet spécialement en Europe. G. Fessard, qui avait rédigé, contrele Nazisme, le premier numéro clandestin des Cahiers du témoi-gnage chrétien (novembre 1941), suivis de plusieurs autres écritsclandestins6, venait de publier coup sur coup, aux éditions duTémoignage Chrétien, fondées en 1945 par le P. Pierre Chaillets.j., indépendamment de l’hebdomadaire du même nom, la pre-mière, puis la seconde édition d’un nouveau cri d’alarme, France,prends garde de perdre ta liberté ! (octobre 1945 et avril 1946), où ilétablissait le strict parallélisme des totalitarismes nazi et com-muniste. Il se préoccupait surtout alors, avec et comme son amiHenri de Lubac, de défendre les orientations théologiques desRecherches de science religieuse, attaquées à Rome par le P. Regi-nald Garrigou-Lagrange et, en France, par les dominicains deSaint-Maximin, pour ne rien dire des théologiens jésuites qui, àParis et à Rome, se joindraient bientôt à eux.

Sa réflexion philosophique et théologique, principalementcentrée sur l’histoire, lui avait permis de faire à Teilhard desremarques dont on trouve l’écho dans le Journal de celui-ci :

15 mai — Conversat[ion] avec Fessard. Tjrs[Toujours] la mêmedifficulté à le comprendre. {‘Réflexion sur l’Hist.[oire]’

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5 Voir CTF, Lettre 4 [82 ter], en particulier note 7, pp. 389-390.6 Réunis, à deux exceptions près (le Mémoire de 1942 pour le cardinalSuhard dont le tract dit du « Prince esclave » n’est qu’un court résuméet « Pie XII et le néo-paganisme » dans les Cahiers du témoignage chré-tien, n° 30-31, novembre 1944, pp. 35-39) dans G. Fessard, Au temps duPrince-Esclave. Écrits clandestins 1940-1945, présentation et notes de JacquesPrévotat, Critérion, coll. Histoire, Limoges, 1989, 264 pages.

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{‘Distg[Distinguer] 3 histoires naturelle, humaine, surnat[urelle](Ω).’

Il me semble que la position synthétise les trois. La perspectivede F[essard] nous laisse devant un réel compartimenté et discon-tinu [et] va p.ê [peut-être] moins loin que moi sans rien ajouter.Ne me semble fonder aucune attitude d’acv [= activation]… (dia-lectique méta?[physique] ; ne voit pas la convergence Myst[ique] –Philo[sophie] – Sc[iences] au pôle K. [= Cosmique].

F [essard] me dit que je prends le Réel du dehors ; non je lereconstitue du passé dedans par expansion du Nunc en arrière et enavant. ‘Un nunc- Ego conique’.7

G. Fessard avait conservé le schéma à partir duquel, dans laconversation que rapporte ici Teilhard, celui-ci tenta de lui expli-quer, sinon la nécessité, du moins l’intérêt qu’il y aurait, dans sapropre perspective, à distinguer histoire naturelle, histoirehumaine et histoire surnaturelle. Nous l’avons publié ailleurs8.

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7 La lecture de G. Fessard « au pôle K » (= cosmique), si elle est confirmée,montre comment, faute de distinguer les trois niveaux d’historicité,Teilhardattribue en 1946 au « cosmique » ce qu’il attribuera en 1947 et plus expli-citement encore en 1950 au « christique », tandis que l’« humain »,caractérisé à chaque instant par le carrefour crucial de l’option à laliberté, non réfléchi comme tel par rapport à l’un et à l’autre, n’estmême pas thématisé.8 Voir CTF, p. 408. — Il existe en réalité trois schémas dans les archivesde G. Fessard :

1. Le schéma originel de mai 1946, qui est plutôt une esquisse, lesdroites et les cercles au crayon et les légendes à l’encre.

2. Le schéma abouti, entièrement à l’encre et avec certaines légendesplus développées. Il est probable que G. Fessard a fait ce schémaaprès ses conversations avec Teilhard (c’est le schéma reproduiten CTF, p. 408).

3. Le schéma identique au deuxième avec 5 précisions dans les légendes(reproduit dans le n° 159 de Sénevé, p. 20, cf. note 11 in fine) :a. Ajout de H au-dessus de la mention verticale HOMO SAPIENS.b. Où nous sommes ajouté sous Nunc.

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G. Fessard ne disposait pas à cette époque de toutes les pré-cisions qu’apporteraient ses principaux articles sur l’histoire : « Image,symbole et historicité »9 et « L’histoire et ses trois niveaux d’his-toricité » (1966). Mais, pour peu qu’on ait lu de près l’œuvre deTeilhard, on peut sans peine, à l’aide de ce schéma et de ceuxqui accompagnent le second de ces articles10, voir à quel pointles analyses de G. Fessard précisent et enrichissent les perspec-tives de Teilhard, sans rien leur enlever de leur ampleur ni de leuraudace, sauf peut-être à les rendre historiquement plus réalistesdans leur effectuation concrète en raison, non seulement de lafinitude, mais du péché (Position du non-être) caractéristiquede l’histoire11.

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c. Collectivisation ajouté sous Phénom. de collectivisation.d. Retrait de planétaire après conscience.e. Ajout d’une bissectrice partant d’Omega.

9 C’est la communication au colloque de Rome intitulée « Image, sym-bole et historicité » dans Demitizzazione e Immagine, Archivio di Filosolo-fia, 1962, pp. 43-79. Fait caractéristique, même dans les 815 pages de Del’actualité historique, paru deux ans auparavant, ni dans aucune despublications antérieures de G. Fessard, on ne trouve un contenu équi-valent à cette étude, bien que son auteur en ait rédigé diverses versions(auxquelles a eu accès Abel Jeannière pour son article « La triple dialec-tique de l’histoire. Introduction à l’œuvre de G. Fessard », Archives dePhilosophie, 24, 1961, pp. 242-259).10 Publié en appendice du tome III de La dialectique des Exercices spirituelsde saint Ignace de Loyola. Symbolisme et historicité. Paris, 1984, pp. 449-475.Ces schémas demanderaient eux-mêmes à être éclairés par le schémad’ensemble édité dans le tome I de La dialectique des Exercices spirituelsde saint Ignace de Loyola. Temps – Liberté – Grâce. Paris, 1956, p. 220.11 Sur la signification, fondamentale, de l’expression « Position du non-être » pour désigner le péché, voir G. Fessard, La dialectique desExercices spirituels de saint Ignace de Loyola, tome I : Temps – Liberté –Grâce. Paris, 1956, pp. 45-50, et tome II : Fondement – Péché – Orthodoxie,Paris, 1966, p. 48. Contrairement à ce que l’on imagine, le P. Teilhard deChardin croyait au péché originel, et il en avait une conception qui,au moins en ses conséquences, rejoignait très rigoureusement celle de

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Le P. Teilhard avait rapporté de Chine, dans un sac à dos, lemanuscrit dactylographié de son principal ouvrage non stricte-

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G. Fessard lui-même. — Sur la réflexion, très complexe et nuancée, deTeilhard concernant le péché originel et ses conséquences physiques etmorales, voir la longue note 3 de H. de Lubac à la lettre 21 du P.Teilhardau P. Auguste Valensin du 13 novembre 1924 (Lettres intimes…, pp. 112-113,à compléter par la note 8 de la Lettre 1 et la note 3 de la Lettre 26).Teilhard avait répondu à M. Louis Richard, pss, qui l’interrogeait ausujet du péché originel : « Clermont-Ferrand, 20 octobre 1924 (…) J’ad-mets comme vous une dégénérescence opérée par le péché originel.Mais je tends à la comprendre beaucoup plus complète (radicale) quevous. J’imagine que le péché originel, non seulement a refondul’Homme, mais a refondu le Monde entier, de telle sorte qu’il nous estabsolument impossible aujourd’hui de trouver historiquement ouscientifiquement la moindre trace de l’Éden. Par la Chute, l’Homme a,en quelque façon, changé le Monde : et voilà, dans nos perspectives dupassé, nous voyons à perte de vue le mal physique [in] actu, et le malmoral in potentia. Plus j’y pense, plus je m’aperçois que, dans tout lepassé historique et géologique du Monde, on ne voit pas de place pourun paradis terrestre. L’intégrité, en effet, suppose, non seulement unephysiologie particulière de l’Homme, mais une structure particulière detout l’Univers matériel et vivant. Voilà ce que les Théologiens ne remar-quent peut-être pas assez. » La suite de cette lettre, sur le christocen-trisme et, par le fait même, l’anthropocentrisme de Teilhard mérite plusencore d’être relevée. — En ce qui concerne G. Fessard, le schémad’ensemble de la division des Exercices spirituels de saint Ignace et del’analyse de l’historicité qui lui est inhérente reproduit page 220 dutome I de La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola,est relativement tardif et date de 1955. Il suppose, pour être comprisdans tous ses tenants et aboutissants (spécialement ses « perspectives »critiques par rapport à la philosophie ou à la théologie de Hegel, Marxet Kierkegaard comme de leurs disciples ou épigones, pp. 221-229) lalecture attentive, non seulement de « la division des Exercices » (pp. 214-220), mais l’« essai de construction d’un schéma géométrique des Exer-cices » (pp. 190-214). Nous reproduisons ci-dessous ce schéma simplifiéavec les indications sur la dialectique du Païen et du Juif donné par G. Fessard dans une conférence au collège Sainte-Croix de Neuilly les1-3 décembre 1963.

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A �

Juif élu Païen converti

X at

H iminc

Païen idolâtre Juif incrédule

Ce schéma a été reproduit dans « Résumé et critique de la théorie de Teilhard de Chardin du point de vue de l’histoire » par le Père GastonFessard, s.j., aux Journées annuelles des « Equipes Saint-Paul » àSainte-Croix de Neuilly (notes revues par l’auteur de cette conférenceen deux parties), dans Sénevé, série : « Documents Science et Foi » de laCentrale Catholique de Conférences et de Documentation (24, rueSaint-Roch – 75001 Paris), n° 158 (juillet 1992), pp. 21-26 et n° 159, pp. 19-25. Nous devons la découverte de ce document polycopié au P. FrédéricLouzeau. — La même année 1963, le P. Fessard a donné plusieursconférences sur Teilhard et son œuvre à Istanbul (le 8 avril) et àAthènes (le 23 avril).

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ment scientifique, Le phénomène humain, rédigé à Pékin de juin1938 à juin 1940, que G. Fessard dut lire dès cette époque. C’estpour défendre Teilhard et prévenir les préventions et le refusdu P. Général de la Compagnie de Jésus d’en autoriser la publi-cation, en même temps que pour éclairer son auteur sur desdistinctions nécessaires à opérer en ce qui concerne l’analyse del’histoire, que G. Fessard rédigea, en novembre 1946, « La visionévolutive selon le P.Teilhard de Chardin », étude d’ailleurs restéeinédite de son vivant.

Le Journal de Teilhard, encore inédit, mais auquel G. Fessardavait eu accès après la mort de celui-ci et dont il avait recopiéles principaux fragments concernant leurs conversations auxÉtudes, témoigne à la fois de l’attention du savant au philosopheet au théologien qu’il a pour interlocuteur et de la difficultéqu’il a à le comprendre12.

Sans doute le refus signifié à Teilhard par son supérieur depublier Le phénomène humain, en dépit des très nombreuses cor-rections qu’il avait faites au manuscrit originel avec Mgr Brunode Solages et le P. Henri de Lubac13, ne surprit qu’à moitié G. Fessard. Toujours est-il que, poursuivant ses propres travauxde fond en même temps que toujours soucieux des travaux de

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12 Voir CTF, p. 356, note 9. « La vision évolutive selon le P. Teilhard deChardin » est publiée dans CTF, pp. 397-409 avec une note conjointepostérieure non datée, sans doute rédigée par G. Fessard en 1961 ou1962 (pp. 410-413).13 Voir Cardinal Henri de Lubac, La pensée religieuse du père Pierre Teilhardde Chardin, œuvres complètes, tome XXIII, Éd. du Cerf, Paris, 2002. —L’introduction à ce volume donne non seulement tous les renseignementssur les circonstances de sa composition et de sa publication, mais com-mence par une mise au point sur les conditions licites au jugement duP. René d’Ouince, son supérieur, dans lesquelles le P. Teilhard de Char-din a rédigé son testament littéraire en faveur de Mlle Jeanne Mortier(pp. III-V) ainsi que sur le rôle du P. de Lubac et de Mgr de Solagesdans l’édition, publiée en 1955, de son livre le plus célèbre, Le phéno-mène humain (p.VIII, note 18).

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Teilhard lui-même, G. Fessard écrivait à Henri de Lubac, leurami commun, le 9 janvier 1949 :

Je comprends votre étonnement de ne pas voir mon troisièmearticle sur le Mystère de la Société. Voilà pourquoi : en relisant ceque je comptais envoyer taper, je me suis aperçu que je pouvaiséclairer ma marche en insérant une critique de l’origine de la reli-gion selon Marx et les marxistes, ce qui m’a entraîné à une étude dece que Marx appelle « histoire naturelle » dans ses écrits de jeunesse,et n’a pas du tout le sens que lui donnent les marxistes aujourd’hui.Je m’étais déjà aperçu de cela, mais n’avais pas tiré la chose au clair,considérant que la négation de la préhistoire et l’adoption de lathéorie de la génération spontanée par le jeune Marx étaient desopinions sans lien avec sa dialectique… et qu’il pouvait laisser tom-ber sans abandonner celle-ci. Or, une étude plus attentive de cestextes vient de me faire apercevoir qu’au contraire, il ne peut pas yavoir d’histoire naturelle au sens darwinien du mot dans la dialec-tique marxiste, et que le changement introduit par Darwin dans laperspective marxiste la fait basculer nécessairement vers l’idéalismeet le matérialisme vulgaire… Ce qui apparaît on ne peut plus claire-ment à propos de l’origine de la religion !

Aussi, je voudrais achever de faire le tour de cette question,pour en prendre au moins les conclusions dans mon Mystère [de laSociété]. Mais ce tour, c’est un article ou du moins la matière d’unarticle qui pourrait être intitulé soit « L’Histoire naturelle » chez lejeune Marx, ou Réflexion sur l’histoire du jeune Marx. Presque touten analyses de textes, je pourrai peut-être le proposer à la R. Méta.Morale [Revue de Métaphysique et de Morale] et y renvoyer, si j’étaisaccepté dans mon Mystère de la Société….

Mais évidemment, cela me retarde pas mal… D’autant que jesuis fatigué en ce moment, et ne travaille qu’au ralenti. D’autrepart, le sujet me paraît d’autant plus important que je touche ainsi àla question de fond pour laquelle Teilhard est arrêté…

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Les dernières lignes de cette lettre font explicitement allu-sion à l’interdiction que venait de recevoir, quelques mois aupa-ravant, le P. Teilhard du Supérieur général de la Compagnie deJésus de publier Le Phénomène humain et tout article non stric-tement scientifique.

Ni le troisième article de la longue étude intitulée « Le Mys-tère de la Société. Recherches sur le Sens de l’Histoire », ni letexte en préparation, qui devait s’appeler « Nature et Histoire »,dûment rédigés et même, pour le premier, imprimé, ne purentparaître14. Un an à peine après la lettre de G. Fessard que l’onvient de lire, H. de Lubac recevait en effet une lettre secrète deson supérieur général qui le démettait de la direction desRecherches de science religieuse et réservait implicitement le mêmesort à G. Fessard qui assurait depuis quinze ans le secrétariat dela revue. Il n’est pas nécessaire d’expliquer comment ni pour-quoi la défaveur de ses deux confrères plus jeunes qui avaientvoulu le défendre joua jusqu’à la mort de Teilhard encore pluscontre lui que pour lui, en dépit de sa fidélité à l’Église, de saloyauté et de son obéissance à ses supérieurs15.

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14 Le texte du troisième article des Recherches de science religieuse n’a étépublié qu’en 1997 dans Gaston Fessard, Le Mystère de la Société.Recherches sur le sens de l’histoire, Lessius, Bruxelles, 1997, chap. V,pp. 319-352. — Le texte inédit de 1949 « Nature et Histoire » a été publiédans Conférence, n° 7, automne 1998, pp. 449-536 et n° 8, printemps1999, pp. 373-445 (allusions à Teilhard n° 7 : pp. 490-508 ; n° 8 : pp. 380-381 et 438).15 Sur la période de la vie du Père de Lubac entre août 1946 et 1960, etl’épreuve de l’obéissance qu’il eut à vivre, voir son livre Mémoires sur l’oc-casion de mes écrits, chapitres quatrième et cinquième, pp. 61-92. — Traitantlonguement de l’épineux problème de l’obéissance de l’intellectuel ou duthéologien à l’Église hiérarchique en comparaison avec ce qui advint ànombre d’intellectuels par rapport au Parti communiste, notammentGeorges Lukacs, G. Fessard évoque avec beaucoup de délicatesse et denuances le cas du Père Teilhard de Chardin dans le tome III de La dialec-tique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (p. 230, note 126).

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H. de Lubac qui fut, en 1962, avec son livre La pensée reli-gieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, le premier théologien àmontrer la foncière appartenance de l’œuvre du grand jésuite àla tradition catholique, a raconté, vingt ans après sa mort, dansTeilhard posthume, le rôle souvent abusif des théologiens demétier et celui, libérateur et salutaire, du magistère suprêmedans la reconnaissance de l’auteur du Milieu divin16.

L’étude à peu près inédite de Gaston Fessard, intitulée « Lavision cosmique et religieuse du P. Teilhard de Chardin », àlaquelle nous avons ajouté à dessein un sous-titre « Contradic-tions internes et conséquences théologiques et philosophiquesde distinctions du P. Philippe de la Trinité, o.c.d. » qui enindique, sinon l’objet principal, du moins l’occasion majeure,date précisément des mois qui suivirent immédiatement lapublication du livre du P. de Lubac, La pensée religieuse du PèrePierre Teilhard de Chardin.

Publié au printemps de 1962, six mois avant l’ouverture duconcile de Vatican II par Jean XXIII, ce livre du P. de Lubac eut,à peine sorti de presse, un très grand retentissement, au pointque son auteur reçut la demande, en quelques semaines, de latraduction de son ouvrage en six langues. Or, le 30 juin 1962,quelques semaines plus tard, l’Osservatore romano publiait unMonitum du Saint Office, accompagné d’un long article en italien,anonyme et sans aucun sous-titre, intitulé « Teilhard de Chardinet sa pensée sur le plan philosophique et théologique », publiéen deux livraisons, le 30 juin et le 1er juillet 1962.

Faisant le récit de ces événements plus de douze ans aprèset à la lumière des années extraordinaires du concile qui suivit(11 octobre 1962 – 8 décembre 1965), le cardinal de Lubac a un

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16 Voir Henri de Lubac, s.j., Teilhard posthume. Réflexions et souvenirs,Fayard, Paris, 1977, en particulier chap. 9, « Papes et théologiens »,pp. 133-144 et Lettres intimes…, Lettre 87, note 8 au sujet d’une apprécia-tion du P. d’Ouince, p. 360.

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peu tendance à minimiser l’importance qu’eurent sur le momentmême ce Monitum et plus encore l’article anonyme de l’Osserva-tore romano17.

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17 Voir Mémoires sur l’occasion de mes écrits, œuvres complètes, tomeXXXIII, Éd. du Cerf, Paris, 2006, pp. 105-106 et pp. 326-337. Depuis qu’ilavait été nommé expert (peritus) dans la plus importante de toutes lescommissions du Concile et retrouvé les grâces (perdues pendant aumoins dix ans) du P. Général de la Compagnie de Jésus, H. de Lubacétait dans une situation personnelle qui le portait aussi à sous-estimerla gravité des événements. Il écrivait à G. Fessard le 31 juillet 1962 : « J’aireçu des tas de lettres ; beaucoup de gens m’ont cru bien plus ému queje ne le suis. (C’est qu’ils ne se doutent absolument pas de ce qu’on m’afait subir pendant sept ou huit ans de suite ; à côté de quoi cela, aujour-d’hui, n’est même pas une bagatelle). J’ai rédigé des remarques sur l’ar-ticle anonyme de l’Osservatore (qui est la carte de visite à mon adressede la part de quelques-uns anciens collègues de la feue commissionthéologique [préparatoire au Concile], et, sur le conseil du Provincial,j’ai adressé des Remarques au Père Général (et au Père Arnou)… » (op.cit., p. 335). On trouvera le texte intégral de ces « Quelques remarquessur un article anonyme de l’Osservatore romano », datées de Lyon-Four-vière, 26 juillet 1962, dans H. de Lubac, Mémoires sur l’occasion de mesécrits, pp. 327-335. Le texte de ces Remarques commençait ainsi : « Je neparle ici du Monitum du Saint Office, acte d’autorité ecclésiastique, que je reçois sans le discuter. J’ai d’ailleurs conscience d’avoir réalisé dansmon livre sur le P.Teilhard, sur bien des points fondamentaux, une pre-mière “mise en garde”, dans l’esprit même du Monitum — sans pourautant livrer aux adversaires de notre Foi (ce qui serait la trahir) uneœuvre qui peut être féconde pour sa défense, son élucidation et sa pro-pagation. — Je parle uniquement de l’article anonyme de l’Osservatore. »Sur la volonté acharnée (et finalement vaine) de certains théologiens dela commission préparatoire au Concile de faire condamner le Père Teil-hard de Chardin par Vatican II, voir op. cit., p. 118 ; voir aussi Henri deLubac, s.j., Teilhard posthume. Réflexions et souvenirs, Fayard, Paris, 1977,chap. 10 « Teilhard à Vatican II », pp. 145-155 ; et « Lettre à un Père duConcile dont je venais d’entendre dans l’Aula, à Saint-Pierre, uneintervention peu favorable à Teilhard » dans Henri de Lubac, Théologiedans l’histoire, tome II : Questions disputées et résistance au nazisme, Des-clée de Brouwer, 1990, pp. 365-366. L’attitude du P. Fessard et celle du P. de Lubac étaient absolument analogues. Mais tandis que le P. Fessard,

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Revenant sur les jours mêmes où parut cet article, le P. Phi-lippe de la Trinité écrivait probablement à juste titre : « On s’estdemandé : pourquoi un article anonyme ? Quelle en est la justeportée ? Pour qui connaît les habitudes romaines, la réponse estfacile : lorsqu’il est publié, anonyme, en première page de l’Os-servatore romano en même temps que la décision de l’une desCongrégations de la Curie, un article est à considérer comme lecommentaire autorisé, officieux de la décision de ladite Congré-gation. Non signé, il est plus fort que signé, car il n’engage pasla seule responsabilité, la seule autorité de l’auteur ou des co-auteurs : il émane de la Congrégation. »18

L’auteur anonyme de l’Osservatore romano n’était autre quele P. Philippe de la Trinité et cela dut se savoir sans peine dèsque parut le numéro de la revue Divinitas et l’article signé deson nom que critique précisément Gaston Fessard dans le textequ’il avait rédigé pour Les Mélanges offerts au Père Henri deLubac, bien qu’il n’en laissât rien soupçonner.

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sans parler du Monitum, ni de l’article anonyme de l’Osservatore romano,critiquait publiquement, au moment même de leur publication, lesarticles de Philippe de la Trinité, H. de Lubac rédigeait sur l’article del’Osservatore romano un texte qu’il ne rendrait public que dix-sept ansplus tard. La loyauté sans défense de G. Fessard lui valut, une fois deplus, d’être traité sans ménagements et sans justice par certains de sessupérieurs ecclésiastiques comme il le fut presque tout au long de sa vie.18 Philippe de la Trinité, o.c.d., Rome et Teilhard de Chardin, Fayard, Paris,1964, p. 22. Dans la note 8 qui suit, l’auteur exagère par contre manifes-tement l’autorité du Monitum et prête par prétérition à Jean XXIII uneresponsabilité que rien, semble-t-il, ne permet d’établir. — On trouveradans ce livre, outre la traduction française du texte du Monitum publiéle 13 juillet 1962 (p. 9), la traduction française de l’article anonyme del’Osservatore romano publiée dans Le Courrier (Genève) des 4-5 août 1962(pp. 195-210). On trouvera dans Teilhard aujourd’hui, n° 10 (juin 2004),pp. 25-26, un article nuancé de Mgr André Dupleix, « Teilhard, Rome etle Monitum », donnant les précisions nécessaires sur l’autorité exacted’un Monitum.

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Philippe de la Trinité, de son vrai nom Jean Rambaud19, desCarmes déchaux, était né à Grenoble le 22 janvier 1908. Aprèsavoir commencé des études secondaires au Maroc, il les avaitachevées au Collège jésuite Notre-Dame de Mongré, où il avaiteu comme professeur le P. de Lubac, alors en « régence ». Il avaitété au séminaire français de Rome de 1925 à 1930. Professeur dephilosophie et de théologie au Carmel d’Avon (Fontainebleau)en 1938-1939 et de 1940 à 1952, il avait été provincial de la Semi-Province des Carmes déchaux de Paris (1940-1945) et, en raisonde son attitude pendant l’occupation, délégué à l’Assembléeconsultative provisoire en 1944-1945. Collaborateur du P. Bruno,directeur des Études carmélitaines, il fut Recteur du Collègeinternational d’Avon de 1953 à 1956, en même temps qu’il deve-nait professeur de théologie dogmatique à la Faculté de Théolo-gie des Carmes déchaux à Rome en 1953. D’abord qualificateur(1952), il était devenu en 1958 consulteur du Saint Office.

Ancien étudiant du P. Reginald Garrigou-Lagrange, Philippede la Trinité se réclamait volontiers de son orthodoxie thomisteet c’est à ce titre qu’il avait prétendu, sous son nom de religion,critiquer en 1959 et en 1962 le « confusionnisme » de Teilhard.

Un concours de circonstances paradoxal et en grande partieimprévu allait faire justement qu’en 1963 les trois noms desP. Teilhard de Chardin, de Lubac et Philippe de la Trinité seretrouvent sous la plume de Gaston Fessard.

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19 Dans Mémoires sur l’occasion de mes écrits, H. de Lubac a fait une erreursur le prénom de famille de Philippe de la Trinité (p. 106 : Joseph au lieude Jean), qui a été maintenue dans les deuxième et troisième éditionsdu livre. De même ne semble-t-il pas tout à fait exact de maintenir,comme il l’écrit : « Le bruit courut à Rome qu’un numéro spécial de larevue Divinitas avait été préparé contre Teilhard et que le pape, averti,l’avait arrêté » (op. cit., p. 326). La brochure Quaderni di Divinitas III lon-guement critiquée par G. Fessard, fut en effet intégralement reproduitedans le n° de janvier 1963 de Divinitas, pp. 126-197. — Nous empruntonsles éléments biographiques sur Philippe de la Trinité, à quelquesdétails près, à son livre Teilhard de Chardin, étude critique.

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Voici comment.L’année 1963 était celle du cinquantième anniversaire de

l’entrée du P. de Lubac dans la Compagnie de Jésus. À cette occa-sion, dès le mois d’avril 1959, le P. Jacques Guillet, professeurd’Écriture sainte au scolasticat de Lyon-Fourvière, avait prisl’initiative d’offrir au grand théologien un important volume deMélanges. Ami de longue date du destinataire de ces Mélanges,Gaston Fessard avait été l’un des premiers choisis parmi les trèsnombreuses personnalités intellectuelles, souvent de grandequalité, sollicitées d’y apporter leur contribution.

Ayant terminé en octobre 1962 la rédaction du tome II, enattendant de se mettre à celle du tome III, de La dialectique desExercices spirituels de saint Ignace de Loyola, il s’attela pendantplus de six mois à la composition et à la rédaction de « La visioncosmique et religieuse de Teilhard de Chardin ». Ce sujet entraiten effet dans l’actualité historique au sens le plus précis et leplus plein des termes qu’il avait donnés pour titre à son dernierouvrage20. Il touchait l’un des sujets théologiques les plus brû-lants de l’heure qui concernait de près, au premier chef, le futurrécipiendaire des Mélanges auxquels on lui demandait de partici-per. Le long compagnonnage intellectuel et spirituel de G. Fessardet de H. de Lubac avec Teilhard était en outre une raison deplus de dire quelque chose qui comptât vraiment à une heureparticulièrement choisie pour le faire.

G. Fessard procéda, comme il l’avait fait dans le deuxièmetome de De l’actualité historique et comme il en avait soigneuse-ment précisé la méthode21, par une sereine et rigoureuse critique

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20 Cf. De l’actualité historique, Desclée de Brouwer, tome I, notammentpp. 9-11.21 Voir De l’actualité historique, tome II, pp. 395-397. Les pages publiéesau début de « La vision religieuse et cosmique de Teilhard de Chardin »sont tout à fait complémentaires et indissociables de celles, essentielles,auxquelles nous renvoyons. Ici, G. Fessard insistait davantage sur l’aspectobjectif du langage et la rigueur qu’il permet dans l’auscultation et le

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des deux textes du P. Philippe de la Trinité, publiés sous sonnom à titre de théologien, sinon de philosophe, privé et sansautorité officielle dans l’Église, comme il arrive normalement ethabituellement dans ce genre de débat. Il avait soumis son texteaux censures régulières de son Ordre et avait reçu de son supé-rieur l’autorisation de le publier.

Or, fait exceptionnel, parmi les 73 collègues, amis et élèvesdu P. de Lubac qui s’étaient unis pour participer à ces Mélanges,G. Fessard était le seul auquel l’archevêque de Lyon refusaitl’autorisation de publier sa contribution.

Le 16 juillet, le P. Guillet annonçait en effet à G. Fessard quele second censeur ecclésiastique désigné par le cardinal Gerlierétait opposé, comme l’avait été le premier, à la publication deson article dans Les Mélanges offerts au Père Henri de Lubac et luien indiquait les raisons. Il terminait sa lettre par cette phrasequi ne laissait guère d’espoir à G. Fessard :

Je ne puis [que] vous dire, mon Père, mon regret de vous avoirainsi obligé à un travail inutile. J’espère qu’il ne le restera pas etque d’autres seront plus habiles que moi, et plus courageux que leCardinal [pour le publier].

Après s’être entretenu avec son supérieur et plusieurs deses confrères, peut-être sur la suggestion du P. de Lubac lui-même, G. Fessard écrivit alors le 22 juillet 1963 au cardinal Gerlierla lettre suivante :

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discernement de l’expression subjective de la vérité ; là, il insiste plutôt,en commentant l’adage selon lequel on juge l’arbre à ses fruits, sur lasource personnelle de l’expression, même impropre et inadéquate, sinonde la vérité, du moins de sa droite et pure recherche.

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Éminence,

Le P. Guillet vient de m’avertir que les réviseurs refusent dedonner l’Imprimatur à mon article sur La vision religieuse et cosmiquedu P.Teilhard de Chardin.

Permettez-moi, Éminence, de vous dire combien pareille déci-sion me fait de la peine.Voilà plus de quarante ans que je connais leP. de Lubac et que nous menons ensemble le même combat pourl’honneur de l’Église, me semble-t-il, et il m’est pénible de me voirinterdire de participer à l’hommage qui lui est rendu. D’autant quecet article a été écrit précisément pour ces Mélanges. Le P. de Lubacqui a assisté à sa genèse peut en rendre témoignage.

Ne possédant pas le texte de ces révisions, il m’est difficile d’appré-cier les raisons de fond, puisque l’orthodoxie de mon texte est recon-nue par les réviseurs et que l’article pourrait être publié ailleurs.

Mais cet article est une attaque ! — Sans doute. Seulement,avant d’être une attaque, il est une défense et du P. Teilhard et du P. de Lubac. Où pareille riposte pourrait-elle être mieux à sa place que dans le volume de Mélanges projeté ? Dans ma riposte,d’ailleurs, je pense avoir gardé toute la déférence requise envers leP. Philippe de la Trinité… Sinon les réviseurs de la Compagnie nem’auraient pas donné le Nihil obstat.

Reste la longueur de l’article. Je comprends que Votre Émi-nence ne veuille pas paraître couvrir un texte trop long et qui Luisemble, par ses dimensions tout au moins, devenir une pièce maî-tresse [du volume publié]… Cependant, cet article n’est pas pluslong que celui auquel il répond, et de plus, il risque d’être perduparmi beaucoup d’autres si, comme me le disait le P. Guillet, cesMélanges comportent finalement trois volumes. Mais en définitive,si la question dimension est décisive, je suis prêt à faire les coupesnécessaires pour lui enlever toute apparence de « pièce maîtresse ».

Je me permets donc, Éminence, de vous prier de bien vou-loir tenir compte de ma bonne volonté, et de la peine qui m’estcausée si je suis ainsi exclu de participer à ces Mélanges. Je saisque je puis compter sur Votre Bienveillance, puisque je Lui dois

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de n’avoir pas été attaqué par Mgr Ancel pour la critique, à lavérité fort légère, d’un texte du Comité théologique de Lyon quecontenait De l’actualité historique. Il n’a pas dépendu de VotreÉminence que je sois protégé contre les calomnies, répanduesUrbi et Orbi, par la Conférence de Mgr Guerry au sujet dumême livre. Et Mgr Ancel, qui cependant a lu ma défense à cepropos et a été averti par mes Supérieurs, n’a trouvé rien demieux jusqu’à présent que de me « renvoyer au Troisième Degréd’Humilité »…

J’accepte bien volontiers d’être condamné au silence en cetteoccasion et pour un motif aussi honorable ; mais que Votre Émi-nence veuille bien comprendre qu’il m’est dur de l’être à nouveauet pour un article qui, par delà toute occasion de défense des per-sonnes ou de riposte à une autre, a peut-être quelque valeur pour ladéfense de la Vérité tout court dans l’Église.

Que Votre Éminence veuille bien m’excuser de plaider ainsiune cause qui m’est chère pour les quelques motifs rapidementindiqués. Si Elle daigne tenir compte du fait que je suis tout dis-posé à raccourcir cet article dans les proportions qu’Elle me fixera,j’ose espérer qu’Elle ne trouvera pas mauvais que je sollicite den’être point exclu de ces Mélanges.

Que Votre Éminence veuille bien agréer l’expression de messentiments très respectueux et l’assurance de mon religieuxdévouement.

P. G. Fessard

G. Fessard faisait allusion dans cette lettre à un épisode deson propre itinéraire de philosophe et de théologien engagédans l’actualité historique, croisant à un moment décisif et surune longue période des destinées de l’Église de France. Ils’agissait de la publication en 1960 de son ouvrage, De l’actualitéhistorique, dont le deuxième tome sous-titré Progressisme chrétienet apostolat ouvrier avait directement rendu responsables del’échec de l’expérience des prêtres-ouvriers nombre de philo-

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sophes et de théologiens surtout de formation thomiste22. Lelivre avait fait l’objet d’une levée de boucliers aussi bien de la partd’Esprit que de la Revue thomiste. G. Fessard précisa encore lecontenu et les enjeux considérables de son ouvrage dans de trèslongues correspondances, notamment avec les PP. M.-J. Nicolas etM.-M. Cottier, auxquelles certains de ses interlocuteurs ne répon-dirent même pas. Mais le comble vint quand, alors qu’il s’étaitexpliqué depuis plusieurs mois avec Mgr Guerry, celui-ci accusacalomnieusement son livre de fausser un texte épiscopal dansune conférence à l’ensemble des aumôniers de l’Action catho-lique ouvrière, réunis à Versailles le 8 septembre 1960, immédia-tement répercutée et depuis jamais démentie par La documenta-tion catholique. Abusivement discrédité comme intellectuel,comme théologien et comme homme d’Église, G. Fessard avaitmême été renvoyé à cette occasion par Mgr Ancel, le premierconcerné, au troisième degré d’humilité23.

Le P. Blaise Arminjon, provincial des jésuites de Lyon, remitcette lettre du 22 juillet de G. Fessard au cardinal Gerlier, le 31 juillet, jour de la célébration de la fête de saint Ignace deLoyola. Il faisait savoir à cette occasion au P. Guillet, qui en

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22 Sans en épargner d’autres ni lui-même… Pour peu qu’on lise ou plu-tôt relise attentivement De l’actualité historique, tome II, pp. 406-407, onmesurera la gravité et l’humilité du ton avec lequel G. Fessard tente defaire pendre conscience de l’importance de la réflexion philosophiqueet théologique sur l’histoire pour la vie de l’Église. Les années qui sui-virent (1960-1980) devaient encore montrer plus encore l’absence deréflexion sur l’historique et ses conséquences chez nombre de théolo-giens catholiques qui ne crurent rien faire de mieux que de chercher,en vain, chez des auteurs protestants ce qu’ils auraient pu trouver, s’ilsl’avaient seulement lu, chez G. Fessard.23 G. Fessard faisait discrètement allusion à cet épisode de sa vie à la finde l’admirable commentaire qu’il a donné de la Xe Règle d’Orthodoxieconcernant la conduite à tenir par rapport aux supérieurs indignesdans le tome II de La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace deLoyola, Paris, 1966, pp. 239-249, en particulier pp. 245-246.

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avertit G. Fessard le 22 août, que le cardinal ne pourrait s’oppo-ser à une version dûment réduite et refondue, accompagnée denouvelles révisions favorables de la Compagnie, de son étudesur Teilhard. G. Fessard remit donc son travail sur le métier et le refondit entièrement conformément aux directives et auxconseils qui lui avaient été donnés.

La réponse du cardinal Gerlier à la lettre de G. Fessard n’ar-riva que le 26 septembre 1963, plusieurs jours après la signaturede l’Imprimatur accordé à la même date pour les trois volumesdes Mélanges offerts au Père Henri de Lubac24. Elle semblait sansappel.

Mon Révérend et cher Père,

Vous m’aviez écrit au moment où j’étais à Agon et je crains mal-heureusement de ne pas vous avoir répondu.

Mgr Villot m’a dit qu’il avait, de son côté, reçu une lettre, àlaquelle il a répondu aussitôt.

Je ne puis [que] vous assurer que le jugement des deux cen-seurs auxquels a été soumis votre article a été entièrement impar-tial. S’ils ont estimé nécessaire d’écarter votre article tel qu’il seprésentait, c’est, d’une part, à raison de ses dimensions, et, d’autrepart, à raison de son ton de polémique personnelle.

L’ouvrage dans lequel il devait être inséré, Les Mélanges de Lubac,est un ouvrage collectif. De ce fait, il est nécessaire que chaque auteur,tout en gardant son originalité propre, se conforme au genre de cet

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24 L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, coll. « Théo-logie », études publiées sous la direction de la Faculté de Théologie s.j.de Lyon-Fourvière, 56 : I – Exégèse et patristique, 380 pages ; 57 : II –Du Moyen-âge au siècle des Lumières, 324 pages ; 58 : III – Perspectivesd’aujourd’hui, 362 pages. Les trois volumes font 1066 pages. Le Nihilobstat de Raymondus Étaix comme l’Imprimatur du cardinal Petrus-Maria Gerlier sont du 19 septembre 1963. L’achevé d’imprimer du tome Iest 31 décembre 1963 ; celui du tome II du 20 janvier 1964 ; celui dutome III du 21 février 1964.

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ouvrage, et comprenne que son article intéresse, dans une certainemesure, la responsabilité des autres auteurs. Il convient, dès lors,que chaque article reste dans les limites assignées aux autres.

Les Mélanges de Lubac, dans leur ensemble, se caractérisent parle ton irénique de leurs exposés. Il est apparu aux censeurs qu’unarticle de polémique personnelle était particulièrement inoppor-tun dans un tel livre, écrit pour rendre hommage à un hommecomme le Père de Lubac, qui a lui-même tant souffert de tellesattaques.

Soyez sûr que je désire ardemment, comme le désirent tous lesamis du Père de Lubac et tous ceux qui vous connaissent et savent vosliens avec lui, que vous figuriez dans cet ouvrage écrit à sa mémoire.

Comment faire, dès lors ? Réduire simplement l’article des deuxtiers ou des trois quarts de sa longueur ne suffirait pas. C’est le tonlui-même qu’il nous semble nécessaire de changer.

Est-ce possible ? Les censeurs voyant la difficulté se sont demandés’il ne serait pas préférable d’envisager un autre article sur un sujetn’incitant pas à la polémique. Si, toutefois, vous croyez possible unenouvelle rédaction qui réponde à leurs préoccupations, ils sont toutprêts, croyez-le, à faire un nouvel examen.

Veuillez croire toujours, mon cher Père, à mon affectueuxdévouement en N. S. et N. D.

Pierre-Marie, cardinal Gerlier,Archevêque de Lyon

G. Fessard aurait pu renvoyer son interlocuteur aux pages395-399 du second tome de De l’actualité historique, où il expo-sait avec une exactitude parfaite le principe, la fin et la méthodequi présidaient à tous ses travaux de philosophe et de théolo-gien, notamment ces lignes :

Entre critique et polémique il y a, comme l’indique l’étymologiede ces mots, plus qu’une nuance. Sans doute la première peut faci-lement virer à la seconde et plus aisément encore être confondueavec elle, parce qu’elle est susceptible de lui fournir armes et aliments.

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À la réflexion cependant, il est clair qu’elles se différencient nette-ment l’une de l’autre par leurs fins et leurs moyens.

Cherchant à discerner le vrai du faux, la critique doit se mainte-nir au plan de l’impersonnel et de l’intemporel ou du moins tendretoujours à s’y élever ; tandis que, lutte avec un adversaire, la polé-mique vise à obtenir sur lui un avantage immédiat et personnel quipeu ou prou le disqualifie. Aussi, facilement passionnée, se préoc-cupe-t-elle plus de l’efficacité que de la qualité des moyens propresà obtenir pareil succès, quitte à courir le risque de voir bientôt lavictoire changer de camp, en raison même de leur médiocrité ou deleur bassesse. Sereine au contraire, la critique s’interdit de mettreen cause les personnes, a fortiori de suspecter leurs intentions et neveut se servir que d’arguments objectifs, soigneusement contrôléset par tous contrôlables, escomptant que d’elle-même leur véritéfinira par s’imposer (op. cit., pp. 395-396).

Laborieusement, sans lassitude affichée ni dépit d’aucunesorte, encouragé à reprendre son travail et à le refondre engrande partie tant par le P. Jacques Guillet que par le P. BlaiseArminjon, G. Fessard rédigea, pendant l’été et une partie del’automne 1963, une nouvelle version considérablement abré-gée et amendée de sa première étude sur Teilhard. G. Fessardcélébrait à Chantilly (où il avait été envoyé sans préavis, d’unjour à l’autre, un an auparavant, le 31 juillet 1962), comme H. deLubac lui-même, son jubilé de cinquante ans depuis son entréedans la Compagnie, le mercredi 23 octobre 1963. Dans l’incerti-tude où le P. Guillet se trouvait de pouvoir éditer son étude surle P.Teilhard, il ajoutait dans sa lettre du 14 octobre :

… Merci encore de toute cette peine. Et puisque dans huit joursvous célébrez le cinquantième anniversaire naturel d’une histoirequi est votre histoire humaine et surnaturelle, je vous assure que jela célébrerai avec vous, dans l’action de grâces et la prière. Hier,rangeant mes notes, que je n’avais pas reclassées depuis des années,

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et où je commençais à me perdre, j’ai reclassé un travail de vous surl’Épître aux Romains et la connaissance de Dieu, qui date, je crois,de votre théologie, et qui, lorsque j’étais en philosophie, m’avaitbeaucoup éclairé.Vous voyez qu’il y a longtemps déjà que vous êtesintervenu dans ma propre histoire. Pour ce que je vous dois, et pourtout ce que Dieu a fait pour vous pendant ces cinquante ans, je luidirai mon action de grâces25.

Le 8 décembre 1963, le P. Guillet qui, trois semaines aupara-vant doutait encore sérieusement de recevoir l’autorisation depublier le texte de G. Fessard et formulait avec le P. Arminjonl’espoir qu’on supporterait de lui « une liberté analogue à celledont jouissent les Pères du Concile », pouvait enfin écrire àcelui-ci :

Mon Révérend et cher Père,P. C.

Je viens de recevoir la permission du Cardinal Gerlier de publiervotre article dans Les Mélanges de Lubac. Il a fallu supprimer la notesur Mgr Combes et l’allusion à la qualité de Consulteur au SaintOffice du P. Philippe de la Trinité. Ces deux suppressions avaientété demandées par les réviseurs du cardinal. Je pense que celalaisse l’article intact, et je me hâte de vous annoncer la nouvelle.

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25 Le texte de G. Fessard dont il parlait était « Connaissance de Dieu et foiau Christ selon saint Paul », rédigé en 1926-1927, dont il est significatif quece fut au scolasticat de Philosophie qu’il ait été lu par J. Guillet. C’était eneffet le signe avant-coureur d’une réforme des études de la Compagniequi n’aboutirait en France qu’après les années 1974. — On apprend par lepost-scriptum d’une lettre également du 8 décembre 1963 de H. de Lubacà G. Fessard que, selon le témoignage d’Enrico Castelli lui-même, l’ab-sence de celui-ci au colloque de Rome de janvier 1964 est due à l’interven-tion formelle et occulte du P. Dhanis, s.j., de l’Université grégorienne, « deplus en plus puissant » à cette date dans les différentes instances de laCompagnie de Jésus comme dans celles de la curie romaine.

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Du coup, je pense que le 3e volume [L’homme devant Dieu] pourraparaître au moment où on célébrera le jubilé du P. de Lubac, dans lesderniers jours de février ou les premiers de mars…

« La vision religieuse et cosmique de Teilhard de Chardin »parut finalement en février 1964 dans le tome III : L’homme devantDieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac. Perspectives d’aujour-d’hui (pp. 223-248). Ce texte, en dépit de l’orthodoxie qu’on luireconnaissait, n’avait pas subi, pour pouvoir être publié, moins dehuit censures : quatre venant de la Compagnie de Jésus et quatrede l’autorité diocésaine de Lyon.

G. Fessard avait toutefois pris soin de préciser en note :

De cette étude trop longue pour être insérée tout entière en cesMélanges, la première partie est résumée et la suivante a été amputéede plusieurs développements, mais le texte intégral sera publié ulté-rieurement26.

En dépit de l’intérêt intrinsèque de cette étude comme de sonactualité historique au point de vue philosophique et théologique,il ne se trouva aucune revue ou publication de la Compagnie deJésus pour l’éditer dans le contexte de crise intellectuelle pro-fonde qui commençait sourdement à laminer l’Église et, en elle,les grands Ordres religieux dans l’immédiat après concile de Vati-can II.

Comme il lui était souvent arrivé dans sa vie et dans son travailde recherche, G. Fessard prenait soin néanmoins dès le 26 décembre1963 d’envoyer au P. Philippe de la Trinité le texte intégral de sonétude avec la lettre suivante :

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26 L’homme devant Dieu, tome III, p. 223.

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Mon Révérend Père,P. X.

Lorsque j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance peu de tempsaprès la Libération et d’apprendre le rôle que vous aviez eu pour votrepart dans la Résistance, je n’aurais jamais imaginé qu’il m’arriveraitun jour de discuter telle de vos opinions théologiques, au risque deprendre ainsi figure en quelque sorte de « résistant » contre le Pouvoirque vous représentez aujourd’hui.

Pourtant, le fait est là. Et je tiens à être le premier à vous en avertirpour que vous ne doutiez pas qu’à mes yeux demeure, bien plusimportantes qu’un désaccord superficiel, les assises chrétiennes denotre « fraternité d’armes » spontanée en des temps difficiles. Voicicomment la chose s’est produite : songeant à participer aux Mélangesde Lubac, votre brochure sur Teilhard et le Teilhardisme m’est tombéeentre les mains et il m’a semblé, dès la première lecture, que vous étiezencore moins juste vis-à-vis du premier que vis-à-vis du second. Amide l’un et de l’autre, je comptais écrire un court papier pour lesdéfendre. Mais en fait, votre distinction entre « savoir positif » et « savoir ontologique » m’a obligé à relire l’ensemble de vos articles surla question, m’entraînant plus loin que je ne l’aurais voulu… Finale-ment, j’ai écrit les pages ci-jointes que je me permets de soumettre àvotre lecture avant qu’elles ne paraissent. Une partie seulement doitêtre publiée dans les Mélanges de Lubac ; le tout étant trop long, j’airetranché pratiquement toutes celles qui regardent la discussion devotre distinction entre savoirs « positif » et « ontologique », sans parlerdes notes plus longues.

Si jamais vous avez le courage de jeter un coup d’œil sur De l’ac-tualité historique, vous reconnaîtrez sans peine que je continue ici dem’appuyer sur les mêmes principes qui m’ont amené là à critiquerquelques thomistes éminents. Et au cas où cet ouvrage aurait suscitéen vous quelques inquiétudes au sujet de ma fidélité à saint Thomas,la présente étude pourra contribuer, je l’espère, à les apaiser. Car, unefois de plus, vous le verrez, moi qui suis réputé « hégélien » — mais jene le suis pas plus ni autrement, me semble-t-il, que saint Thomasn’était « aristotélicien » pour ceux qui le condamnèrent — je suis

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obligé de prendre la défense du Docteur commun contre… lesmeilleurs de ses disciples. Pour autant, d’ailleurs, je ne me prétendspas plus fidèle en tout que ceux-là, parce que mes perspectives habi-tuelles ne me font pas rencontrer les mêmes questions. Mais le fait est,si paradoxal qu’il puisse paraître, que, lorsque nos problématiques secroisent, je suis plutôt du côté de saint Thomas que… des thomistes !

Quelle que soit l’explication d’un tel paradoxe, croyez, mon Révé-rend Père, que, si ces pages m’ont été dictées par une vieille amitiépour le P.Teilhard et une plus ancienne encore pour le P. de Lubac, jeserais très triste qu’elles deviennent entre nous un germe de mésen-tente. Je comprends très aisément les raisons de votre opposition aupremier, plus difficilement celles des attaques de Divinitas et surtoutdes Ephemerides carmeliticae contre le second. Vous me comprendrezaussi et, je pense, me pardonnerez de dire un petit mot dans ce débat.

En attendant et puisque nous sommes au temps de Noël, recevez,mon Révérend Père, avec l’assurance de mes respectueux sentiments,mes meilleurs vœux pour l’année nouvelle.

P. G. Fessard

G. Fessard avait probablement rencontré son interlocuteuraprès la guerre, soit aux Études, soit dans le cadre de quelqueréunion parisienne. Il n’ignorait pas son passé de résistant aunazisme et savait qu’il était le premier biographe du P. Jacques27

du collège d’Avon, rendu plus tard célèbre par le film de LouisMalle Au revoir les enfants (1987).

Quelques jours plus tard, le 31 décembre, le P. Philippe de laTrinité remerciait G. Fessard de son envoi, y étant très sensibleainsi qu’« au ton si courtois, si amical, si fraternel » de la lettre quil’accompagnait.

Quand le tome III des Mélanges offerts au Père Henri de Lubacparut deux mois plus tard, G. Fessard fit aussitôt parvenir à son

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27 Sous le titre de Le Père Jacques, martyr de la charité, Desclée de Brou-wer, Paris-Bruges, 1947, 507 pages. Chevalier de la Légion d’honneur,le Père Philippe de la Trinité avait aussi reçu la croix de guerre et lamédaille de la Résistance.

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interlocuteur un tiré à part de son article sur Teilhard, en luidemandant de lui renvoyer le manuscrit du texte de « La visioncosmique et religieuse de Teilhard de Chardin » (à cette époque,sans photocopies ni ordinateurs, la frappe d’un manuscrit prenaitdu temps et coûtait cher).

Le 3 juin 1964, le P. Philippe de la Trinité écrivait donc à G. Fessard :

Mon Révérend Père,

Soyez remercié pour l’envoi de l’extrait que j’ai lu une premièrefois avec un intérêt et une attention soutenus. J’ai, de même, pu lireantécédemment toutes les pages dactylographiées que je vousretourne sur votre demande (sans en avoir fait prendre copie).

Ayant souffert d’une forte dépression en février-mars, je suis sub-stantiellement remis, mais ne dispose pas du temps ‘utile’ nécessaire àla rédaction de réflexions sur ces textes. Mon impression est que notredésaccord est plus profond que vous ne le pensez. De toute manière,je ferai cas de vos pages publiées – que je garde précieusement –, decelles que vous publierez à l’avenir, – heureux, si je puis, par vous, enavoir en son temps l’indication bibliographique.

Je suis sensible au ton sympathique de votre texte des Mélanges deLubac. Je tiens à mes idées, quitte à les modifier si je le juge bon, maisje n’ai aucune difficulté à apprécier ceux qui pensent autrement et jevous remercie de la courtoisie de vos pages.

Veuillez agréer, mon Révérend Père, l’expression de mon fraternelrespect in X° Jesu,

Philippe de la Trinité, ocd28

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28 Philippe de la Trinité ne rédigea pas moins de quatre livres sur Teil-hard : – Rome et Teilhard de Chardin, coll. Le Signe, Fayard, Paris, 1964,212 pages ; – Teilhard de Chardin, étude critique, I – Foi au Christ universel,La Table Ronde, Paris, 1968, 249 pages ; – Teilhard de Chardin, étude cri-tique, II – Vision cosmique et christique, La Table Ronde, Paris, 1968,332 pages ; – Pour ou contre Teilhard de Chardin, penseur religieux, Édition

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Comme chaque fois ou presque, qu’il rédigeait, non seule-ment un livre, mais un article, voire une simple recension d’ou-vrages pour Études ou toute autre revue, le texte de G. Fessardpour les Mélanges offerts au Père Henri de Lubac l’avait affronté àune vraie difficulté spéculative qui lui avait permis de faire un pasde plus dans sa propre réflexion. Il s’en était déjà ouvert dans sacorrespondance avec le P. de Lubac. Il en faisait part directe-ment au P. Philippe de la Trinité dans sa lettre du 26 décembre1963. Ce problème, évoqué par Teilhard à sa cousine MargueriteTeilhard-Chambon, c’était celui des rapports actuels de lascience et de la foi, mais que G. Fessard renouvelle presqueentièrement en l’analysant sous l’angle du langage ou, plus pré-cisément, de la trilogie : langage scientifique, langage théolo-gique, langues humaines (tel l’arabe ou le chinois).

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Saint-Michel, 1970, Saint-Céneré (Mayenne), 230 pages. — Dans le premierde ses livres, où il reproduit en appendice la traduction française dufameux article de l’Osservatore Romano, sans en indiquer l’auteur, il ren-chérit à l’occasion d’une note additionnelle sur ses critiques à l’égard duP. de Lubac (note d, pp. 208-210), mais rend justice, cas très rare à cettedate, de la « conspiration du silence » qui atteint De l’actualité historique(pp. 209-210). — Dans le deuxième de ses ouvrages, il cite une critiqueque G. Fessard fait à Teilhard concernant le risque d’une interprétationmillénariste de son œuvre (p. 188 citant L’homme devant Dieu, III, p. 326).— Dans le troisième, Philippe de la Trinité mentionne une autre cri-tique de G. Fessard à Teilhard, qui ne distingue pas les trois histoiresnaturelle, humaine et surnaturelle (p. 28 citant L’homme devant Dieu, III,p. 227). — Enfin, dans le dernier de ses ouvrages, l’auteur cite, d’aprèsl’abbé Paul Grenet, les phrases de la lettre du 16 mai 1936 du P.Teilharddans laquelle celui-ci écrit à G. Fessard à propos de son texte « Esquissed’un univers personnel » : « Si vous le lisiez, faites-le avec une indulgentecompréhension. Je m’y promène comme un éléphant dans les plates-bandes les mieux ratissées de la Scolastique. Oubliez la désinvolture, etcherchez à voir ce que j’ai voulu exprimer. Il est probablement possiblede me transcrire en caractères orthodoxes » (CTF, p. 379). — Le PèrePhilippe de la Trinité est mort à Venasque à l’âge de 69 ans, le 10 avril1977, dimanche de Pâques, vingt-deux ans jour pour jour après le PèreTeilhard de Chardin.

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G. Fessard avait déjà donné en 1962 un substantiel exposéde sa théorie de l’histoire et de ses trois niveaux d’historicité(naturel, humain, surnaturel), dont il présentera une version plusdéveloppée et plus précise quatre ans plus tard. Mais il n’a pasencore explicité, au début de 1963, le rapport de l’analyse desniveaux d’historicité aux différents types de langage ou desymboles et à la parole, comme il le fera dans le troisième tomede La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola,intitulé Symbolisme et Historicité. L’étude rédigée entre octobre1962 et juillet 1963, reprise et résumée entre août et novembre1963 pour être éditée dans les Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, montre par quelle étape extrêmement précise etlimitée de la réflexion sur un texte de Teilhard critiqué par leP. Philippe de la Trinité, G. Fessard a dû passer pour débou-cher sur l’herméneutique générale des religions qu’esquisse letome III de La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignacede Loyola.

Par rapport au problème de fond qu’il aborde dans le texteque nous publions ici, G. Fessard justifie entièrement le P. Teil-hard de Chardin d’unir sans confondre langage scientifique etlangage théologique pour exprimer la Foi chrétienne dans unelangue rationnelle et surnaturelle accessible et discernable commetelle par tous les hommes de notre temps. Mais il montre à quellesconditions, philosophiques et théologiques, tant sociales qu’in-dividuelles, non entièrement élucidées par Teilhard lui-même29,

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29 Sachant par son expérience personnelle ce qu’il en coûte de chercherla vérité, pour faire face aux problèmes, nécessairement nouveaux, quepose l’actualité historique, G. Fessard concluait ainsi sa conférence àSainte-Croix de Neuilly des 1-3 décembre 1963 : « J’ai beaucoup critiquéTeilhard de Chardin tant que je l’ai connu ; mais d’autre part il fautadmettre, je pense, que tout homme qui cherche n’arrive pas immédia-tement à trouver la formule exacte. La détermination de la vérité ne sefait pas du jour au lendemain. Il faut être reconnaissant à Teilhard,je crois, d’avoir fait l’effort qu’il a fait et nous avons simplement à le

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sa vision unitive du phénomène cosmique, humain et christiquesuppose de s’affronter pour rejoindre tous et chaque être humaindans leur actualité historique.

Nous avons joint en annexe (pp. 731-733) une Note inédite rédi-gée par Gaston Fessard le dimanche 23 avril 1967 à propos d’unedistinction soulignée par Teilhard en 1950 entre monogénisme etmonophylétisme. Cette note, si brève soit-elle, a le mérite dereprendre de manière synthétique et précise l’ensemble des dis-tinctions essentielles à faire aux points de vue scientifique, phi-losophique et théologique pour envisager le problème du Sensde l’Histoire de l’Humanité. C’est dire, s’il en était besoin, l’en-

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prolonger. D’autant que ceux qui le condamnent sont encore plus loinque lui de résoudre les problèmes qui cependant s’imposent à nous »(Sénevé, n° 159, p. 24). — Il est vrai, néanmoins, que ni la réflexion sur lepéché et sur la liberté, ni celle sur l’histoire humaine, ni surtout cellesur l’histoire sainte spécifiée par la dialectique du Païen et du Juif,n’étaient au centre des préoccupations de Teilhard. Les notations de sonJournal concernant la dialectique du Maître et de l’Esclave (30 novem-bre 1946), sans parler de la manière dont il comprend les conceptsd’économie et de politique (11 novembre 1948), et surtout la dialectiquedu Païen et du Juif (voir en particulier le 25 mai 1946 où, pour se distin-guer de G. Fessard et de Gabriel Marcel, Teilhard caractérise le Nunchumain comme intégrant le cosmos et fait totalement abstraction dusurnaturel et de l’histoire sainte. Sur la dialectique Païen-Juif, voir surtout 7 mai 1947 et 6 janvier 1948 = extrait d’une lettre à Bruno deSolages envoyée le 7 janvier, dans Lettres intimes…, p. 367) montrent nonseulement une différence de pensée, mais une réelle difficulté à com-prendre la pensée de G. Fessard et même une certaine incapacité à semettre au point de vue de son interlocuteur, tant Teilhard, à cetteépoque, est obnubilé presque exclusivement par sa perspective du phé-nomène humain. On notera également dans l’échange entre les deuxjésuites l’absence de toute allusion à la dialectique de l’Homme et de laFemme (sauf peut-être une notation, plus teilhardienne d’ailleurs quefessardienne, du 7 octobre 1946 sur l’« essence de la chasteté », « la voiepour dégager au maximum l’énergie féminine »). Notons cependant queG. Fessard a également recopié dans le Journal de Teilhard, à la date du 20 juillet 1947, la page bouleversante et sans équivoque où celui-ci,

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jeu de l’étude que l’on va lire et qu’on peut considérer, au regardmême de G. Fessard, comme un chapitre complémentaire et jus-qu’à ce jour inédit du tome I de De l’actualité historique30.

Michel Sales, s.j.,mercredi 31 mai 2006.

*N. B. Nous n’avons pu, pour des raisons de place, comparer terme

à terme la version que nous publions et celle éditée dans L’Hommedevant Dieu, mais on ne saurait se dispenser de le faire. G. Fessard, eneffet, introduit toujours dans les versions successives d’une même étudedes différences souvent significatives et enrichissantes. Nous avons

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réagissant spirituellement et intellectuellement à l’infarctus qui a faillil’emporter dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1947, fait toute sa place enlui au primat du christique sur le cosmique, sans cesser de s’interrogeravec plus d’acuité, le 27 octobre 1947, sur son devoir intellectuel parrapport aux mesures que vient de prendre le supérieur général de sonOrdre pour lui interdire désormais de publier aucun écrit non pure-ment scientifique (voir Lettres intimes…, lettre 97, note 8). En dépit desincompréhensions, plus théoriques que pratiques, entre les deux hommes,il y avait dans leurs œuvres une source commune de force créatrice etun génie complémentaire plutôt qu’opposé tenant à l’inspiration fonciè-rement, pour ne pas dire exclusivement chrétienne, de leur rechercheet de leur effort de pensée. C’est l’unité de ce génie et de cette puis-sance d’inspiration que j’ai tenté de suggérer dans un numéro spécialde la revue Communio sur la force, sous le titre « La force, créatrice dudroit dans l’histoire selon le Père Gaston Fessard. L’origine chrétiennede la personne », n° XXIII, 5 (septembre-octobre 1998), pp. 56-73.30 Le nom de Teilhard ne figure qu’une fois dans les 815 pages de Del’actualité historique et encore dans une citation de Mgr Journet, tome I,p. 252. — Dans La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace deLoyola, G. Fessard fait allusion à la personne et à l’œuvre du P. Teilhardde Chardin : tome I, p. 227 ; tome II, p. 43 ; tome III, pp. 230, 451, 454-455,465, 500. — Dans un long texte encore inédit rédigé entre le 25 novem-bre et le 25 décembre 1971, intitulé « Péché originel et Histoire », G. Fes-sard cite à plusieurs reprises le nom du P.Teilhard de Chardin.

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seulement modifié, dans le titre de l’étude inédite que nous publions,la place des deux adjectifs, en les intervertissant, comme G. Fessard lui-même l’avait fait dans sa lettre au cardinal Gerlier le 22 juillet 1963 etsurtout dans les Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, sans doutepour souligner que, selon Teilhard, tout s’unifie finalement, non parle cosmique, mais par le religieux.

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LA VISION [RELIGIEUSE ET COSMIQUE] DE TEILHARD DE CHARDIN.

[Version complète inédite du texte rédigé par Gaston Fessardpour L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac.]

Tous ceux qui lisent les ouvrages de Teilhard sont frappéspar le souci de synthèse qui caractérise sa conception dumonde, de l’homme et du christianisme ; et qu’il s’en défendeou au contraire s’y laisse prendre, nul n’est insensible aucharme d’une vision qui, pour s’exprimer, a disposé d’une rarealliance de dons : exquise sensibilité humaine, imagination depoète et langue prestigieuse. Pour percevoir en la moindre deses pages qu’une authentique expérience humaine et religieusecherche constamment à se livrer et à communiquer sa ferveur,point n’est besoin d’avoir rencontré personnellement leur auteur.Mais aujourd’hui où sont connues « les grandes étapes de son évolution » et publiés, outre ses œuvres majeures, nombred’inédits et de lettres, il est évident que cette recherche pas-sionnée d’unité correspondait au plus intime de lui-même : dèsl’éveil de sa réflexion, Teilhard a pris conscience d’un doulou-reux désaccord entre la vie religieuse, trouvée en quelque sortedans son berceau, puis épanouie grâce à sa vocation de jésuite,et la vie scientifique vers laquelle le portèrent ses goûts, puisses études. Profondément ressenti, ce désaccord ne pouvait ques’amplifier au contact d’une époque où le modernisme semblaits’ingénier, au nom d’un monisme évolutionniste envahissant, àfaire saillir en tout domaine l’éprouvante antinomie de la Foi etde la Science. Aussi tout son effort fut-il de réconcilier en lui-

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même d’abord ces deux termes opposés, puis de faire partager àautrui la manière d’unir ce qu’il appelait finalement la « Foi auMonde » et à l’Homme, partout rencontrée dans les milieuxintellectuels qu’il fréquentait, avec la Foi au Christ et à l’Église,sa plus profonde, son unique raison de vivre.

Lui-même s’en est expliqué dans une lettre qu’il faut citerparce que nous la retrouverons ensuite, alléguée contre lui :

Avant-hier, devant un auditoire sino-américain, un très sympa-thique professeur de Harvard nous exposait simplement et humble-ment sa manière de comprendre l’éveil de la pensée dans la sérieanimale. Je songeais à l’abîme qui sépare le monde intellectuel oùje me trouvais et dont je comprenais la langue, du monde théolo-gique et romain dont l’idiome m’est aussi connu. Après un premierchoc à l’idée que celui-ci pût et dût être aussi réel que celui-là, jeme suis dit que maintenant j’étais peut-être capable, en parlant lapremière langue, de lui faire exprimer légitimement ce que l’autregarde et répète dans ses paroles devenues pour beaucoup incom-préhensibles31.

Un tel dessein l’a entraîné à écrire une série d’essais où ils’efforçait d’abord de préciser la jonction de ces deux univers,telle que lui-même réussissait à la vivre, puis d’en donner uneexpression acceptable aux intelligences qu’il voulait faire com-muniquer. C’est pourquoi « l’essentiel de son œuvre » de pen-seur religieux, le pasteur Crespy l’a bien vu, « consiste en dessynthèses successives »32. De cet ensemble de reprises inces-santes, toujours orientées vers le même but, deux livres néan-moins se dégagent. D’abord, concluant une suite d’écrits oùprévaut l’inspiration religieuse sur les soucis scientifiques,un traité de vie spirituelle : Le Milieu divin (1929) ; puis, comme

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31 Lettres de Voyage, 19-6-26, p. 92.32 La Pensée théologique de Teilhard de Chardin, 1961, p. 43.

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si de ce sommet où sa mystique de croyant s’est établie il s’agis-sait de redescendre pour frayer la voie d’accès aux incroyants,Le Phénomène humain (1940), qui s’insère dans une série de tra-vaux dominés au contraire par les préoccupations du savant.Fruits d’une inspiration unique, ces deux ouvrages sont aussiinséparables que le double versant d’un seul monument,constituant ce que lui-même appelait « mon Apologétique »33.

Bien que des plus traditionnelles en sa visée profonde,cette œuvre n’a pas reçu de l’Église, du vivant de son auteur, lareconnaissance officielle que celui-ci, en fils parfaitement sou-mis, souhaitait ardemment. Si légitime qu’ait été l’oppositiondes théologiens de son Ordre, elle n’en eut pas moins un effetregrettable sur le développement de sa synthèse : d’un côté, ellele portait à se rejeter du côté de la science pure où toute libertélui était reconnue ; de l’autre, elle abandonnait en quelque sorteà elle-même l’expression d’une pensée théologique, sûre désor-mais de ne pouvoir être reconnue. De là un durcissement entreles deux composantes de l’œuvre, surtout dans les écrits posté-rieurs à 1948, qui rend malaisée l’interprétation de l’ensembleet expose à de graves contresens quiconque omet, pour jugerdes détails, de se référer à l’impulsion fondamentale34.

En revanche, il est permis de regarder pareille oppositioncomme providentielle. Car le succès retentissant connu par les

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33 Cité dans La Pensée religieuse du P.Teilhard de Chardin par H. de Lubac,p. 333.34 Bien qu’il accuse le P. Teilhard de « monisme gnoséologique et méta-physique » culminant dans un « hénologisme », le P. Guérard des Lauriersn’hésite pas à écrire : « Une publication plus ouverte aurait suscité descritiques, des mises au point ; ce que la généreuse et indubitable sincéritédu P. Teilhard a pressenti et vécu eût été mieux assumé et plus fécond.Les regrets sont stériles, mieux vaut rendre au P. Teilhard le service etl’hommage d’utiliser sa réflexion en la dégageant de son système » (« Ladémarche du P. Teilhard », Divinitas, avril 1959, pp. 228-230 et p. 264 note 86).

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écrits, dont la publication a été retardée, rend plus manifeste lacompréhension profonde du monde moderne et la vision quasiprophétique qui les a inspirés ; et il prouve sans conteste pos-sible qu’ils répondent à une attente, à un besoin des espritscontemporains exigeant d’être satisfait de toute urgence35. Maisl’ampleur même du succès appelait en retour la manifestationdes objections philosophiques et théologiques auxquelles s’étaitheurté le P. Teilhard. Et comme, en pareil cas, la réaction semodèle volontiers sur l’action en s’y proportionnant, à l’accueilenthousiaste des partisans qui attendent de la synthèse teilhar-dienne un renouvellement quasi total de la science, de la philo-sophie et de la spiritualité, a répondu le refus d’adversaires quicondamnent sans beaucoup plus de nuances : doctrine aussiéquivoque que confuse, disent-ils, inspirée par un monismeévolutionniste et propageant un dangereux naturalisme, pluscapable de détruire le christianisme que de le restaurer.

Entre ces extrêmes, le Magistère s’est contenté jusqu’à pré-sent de deux mesures : en 1957, il ordonne secrètement de reti-rer les écrits de Teilhard des bibliothèques des séminaires etdes instituts religieux ; en 1962, il recommande publiquementde « mettre efficacement en garde les esprits, particulièrementceux des jeunes, contre les dangers que présente son œuvre ».Ordre et recommandation dont on ne saurait nier la prudente

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35 Pour le même P. Guérard des Lauriers, ce succès s’explique en grandepartie par « la dangereuse séduction de la démarche » du P. Teilhard,trop peu rigoureuse et se contentant de « solutions inexactes et faciles »(art. cit. supra, pp. 221 et 245) ; cependant il « tient à ajouter que cettefacilité séductrice est également stimulation secourable. Elle rappelled’abord l’urgence et l’arduité, extrêmes l’une et l’autre, de l’œuvre àaccomplir : l’urgence puisque le P.Teilhard a réussi en répondant à uneattente ; l’arduité puisque l’Évolutionniste ne peut réussir à satisfairecette attente… Le P.Teilhard a ressenti vivement une question véritable :qu’il ait échoué à la résoudre doit inciter simplement à la reprendre età la rectifier » (ibid., pp. 265-266).

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sagesse : des ébauches successives, des ouvrages de rechercheen un domaine particulièrement ardu ne peuvent être admispour la formation des clercs comme manuels d’enseignementclassique, ou livres de toute sécurité. De plus, il est certain queles formules tâtonnantes de Teilhard ne s’accordent pas tou-jours aisément avec les énoncés traditionnels et se peuvent malinterpréter. Qu’on lui reproche donc nombre d’ambiguïtés etde confusions, une méthode insuffisamment réfléchie ou unsystème établi sur une base trop étroite, ceux qui l’ont connu etaimé en conviendront avec d’autant moins de peine que lui-même n’y aurait pas contredit, ayant d’avance accepté toutes lescorrections susceptibles d’améliorer sa pensée de fond. Pourma part, dès mes premiers contacts avec elle, très exactement en1929, à la lecture du « Sens humain », j’ai eu le sentiment très netd’un défaut d’analyse philosophique ; si bien que, pour complé-ter ses perspectives de savant sur le devenir de l’univers, je luiproposai amicalement dans une lettre qui sera publiée prochai-nement, « le schème général d’une réflexion sur l’histoire » à par-tir de « l’acte libre par lequel je me pose “dans” mon présentactuel… jonction et lieu de passage de l’Avant à l’Après ». Com-ment je poursuivis ces efforts en vue de l’aider à parfaire la pré-sentation de ses vues et à satisfaire aux exigences des théologiens,quelles furent ses réactions en face du « géomètre de la Pensée »que j’étais à ses yeux et de la « Métaphysique conceptuelle »36 queje lui présentais, pourquoi enfin je ne réussis pas autant que jel’eusse souhaité en cette entreprise, je le dirai également.

Quoi qu’il en soit de ce passé, il semble aujourd’hui que,devant l’immense audience rencontrée par son œuvre, le plusurgent serait de la dégager précisément des ambiguïtés qui lui sont reprochées pour en assurer le rayonnement à la fois leplus conforme à la foi chrétienne et aussi le plus accordé à des intentions dont nul ne met plus en doute ni la pureté ni

655GASTON FESSARD

36 Lettre inédite au Barond’Huartdu 1-3-1936.

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l’opportunité. Tel est évidemment le dessein qui a inspiré l’ou-vrage du P. de Lubac sur La Pensée religieuse du P. Teilhard deChardin. Entre partisans aveugles qui acceptent tout de cettepensée et adversaires acharnés qui la rejettent en bloc, le P. deLubac adopte une position moyenne qui, sans nier « les mal-adresses de langage et même de pensée », s’efforce d’en dégagerla ligne essentielle, d’en montrer la parfaite conformité avec latradition, d’indiquer enfin quelles « grandes voies de recherche »elle a ouvertes et quelles « intuitions-mères très justes sont enelles capables de fournir à la pensée chrétienne un sang neuf »37.En fait, cet ouvrage est devenu l’occasion — ne disons pas l’ob-jet — du Monitum du Saint Office tout à l’heure rappelé. Il estnormal que cette mesure ait été expliquée par un article de l’Os-servatore romano38 faisant allusion au livre qui venait de paraître ;mais il paraît plus étrange que l’auteur anonyme le termine enmanifestant d’une manière tout à fait personnelle son opposition au« jugement substantiellement favorable donné par le P. de Lubac ».De ce document, sinon officiel, du moins autorisé, nous nedirons rien. Seulement, comme par ailleurs dans une brochurebien plus simple et en des termes presque identiques, le P. Phi-lippe de la Trinité, Consulteur du Saint Office, a jugé bon d’ex-pliquer une opposition analogue, mais cette fois en parlant trèsexpressément en « théologien privé », nous nous permettrons, aumême titre et en tout respect pour sa personne, de manifesterquelque étonnement devant pareille position. En effet, danscette brochure intitulée Teilhard et le Teilhardisme, celui-ci est quali-fié avec toute l’énergie qui peut s’accumuler en des majuscules : «CONFUSIONNISME INTÉGRAL »39. Il est vrai, en un article précédent,« Le P. Teilhard de Chardin, Synthèse ou Confusion ? »40, le

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37 Op. cit., p. 293.38 30 juin-1er juillet 1961.39 Quaderni di Divinitas, III, Rome, p. 10 – Sigle :TT.40 Divinitas, avril 1959, pp. 285-329 – Sigle :TCSC.

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même auteur avait déjà conclu résolument en faveur du secondterme contre le premier. Néanmoins, à elle seule, l’interrogationinitiale suffisait à marquer une attitude moins radicalementnégative. Puisque maintenant INTÉGRAL vient s’ajouter à CONFU-SIONNISME et pour s’opposer à une interprétation favorable, l’ag-gravation est manifeste. Et telle qu’on est en droit de conclure,semble-t-il, que la seule tentative d’apporter quelque clarté ausujet de ce substantif est répréhensible simplement parcequ’elle empêche de mériter pareil qualificatif.

Sans doute ne faut-il pas prendre au tragique la jonction deces deux mots et leurs majuscules. Trahissant qui les emploie,peut-être masquent-ils son ouverture d’esprit au point de laissercroire qu’il entend interdire tout effort pour tirer parti d’uneœuvre au retentissement grandissant et dont il affirme au sur-plus que son auteur « a fait du bien, aidé certains ‘‘scientistes’’à tourner leurs regards vers les cieux métaphysiques, comme‘‘revivifié’’ le catholicisme de certains tièdes ou endormis, et puconvertir d’autres lecteurs, les amenant ou ramenant à la seulevraie foi, celle de l’Église romaine » (TT, 64). Comment, aprèscela, croire que le P. Philippe de la Trinité se veuille plus intran-sigeant que le P. Guérard des Lauriers ? Néanmoins on peut sedemander si en l’occurrence il n’a pas cédé au moins à quelqueexcès de langage. Pareille impression n’est pas dissipée, maisplutôt confirmée par la conclusion de la brochure :

Oui, à Teilhard (à sa personne, à sa foi, à son renom scientifique, àses intentions apologétiques et spirituelles) ; non, au teilhardisme quiest au fond à la limite, en bonne logique, un blocage de type mythique :« cosmogénèse – anthropogénèse – christogénèse » (TT, 66).

Opposer la personne et l’œuvre par un oui et un non aussitranchants, est-ce légitime ? ou ne serait-ce pas plutôt le signed’une dangereuse abstraction qui fait violence à la vie et à lavérité de l’histoire ? Sans doute le théologien peut-il et doit-il

657GASTON FESSARD

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considérer les énoncés objectivement, et juger de leur vérité,abstraction faite des intentions subjectives de leur auteur. Nem’étant pas privé d’une telle méthode et décidé aujourd’hui à yrecourir encore, je serai le dernier à en contester la légitimité etla nécessité. Car, seule, elle rend honneur à notre langage et auVerbe incarné qui s’y manifeste en Témoin irréfragable. Cepen-dant, poussée elle aussi « à la limite », elle aboutit à mettre entrela personne disparue et son œuvre envisagée globalement uneinsoutenable séparation. Surtout dans le cas de Teilhard, où lesécrits tiennent si profondément à l’homme et en reflètent la vieintime avec tant d’exactitude et de sincérité.

À propos des « faux prophètes » et, qui plus est, au moyend’une comparaison biologique, le Christ a repris à son compte leprincipe du bon sens : « Tout bon arbre porte de bons fruits ettout arbre mauvais de mauvais fruits… Vous les reconnaîtrez doncà leurs fruits » (Mc 7, 17 et 20). En vertu d’un tel axiome, celui quiestime les fruits du prophète Teilhard intégralement mauvais, sedoit aussi en bonne logique de rejeter l’arbre tout entier, y com-pris la sève qui l’a fait croître. Ou bien, si l’on reconnaît l’excel-lence de cette sève et si l’on est disposé à être juste enversrameaux et fleurs par elle nourris au point de dire que « l’Églisedoit beaucoup à Teilhard »41, ne fût-ce que sur un point de minimeimportance, comment affirmer ensuite que cet arbre n’a produitque fruits secs et graines vénéneuses : une « apologétique (qui) nedémontre rien », une « dogmatique logiquement vouée au néant »,une « mystique empreinte de déisme naturaliste » (TT, p. 13) ?

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41 « L’Église doit beaucoup à Teilhard qui aura contribué de près, à samanière, à la préparation d’un texte comme celui de l’encycliqueHumani generis sur l’origine du corps du premier homme » (TT, 42).Bien que cette contribution soit celle de l’œuvre plus que de la per-sonne, le P. Philippe de la Trinité estime cependant ne point se contre-dire, parce qu’il s’agit ici de la partie scientifique, purement positive etnon philosophique de l’œuvre. Nous reviendrons bientôt sur la valeurde la distinction ainsi alléguée.

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Pourtant, malgré ce « jugement personnel… totalementnégatif » (TT, 65), les intentions du P. Philippe de la Trinité,reconnaissons-le à notre tour, sont non seulement des plusdroites vis-à-vis de Teilhard, mais aussi des plus bienveillantesenvers le P. de Lubac. Car s’il voit en son livre « une plaidoirie àl’adresse des accusateurs de Teilhard », assez efficace, note-t-ilau passage, pour faire « battre en retraite tel ou tel attaquant surtel ou tel point », il y discerne aussi, et tient à le « souligner »,« un avertissement à l’adresse des lecteurs qui ne se rendraientaucun compte des difficultés théologiques inhérentes aux écritsteilhardiens » (TT, 38). Ce qui est reconnaître loyalement que celivre avait devancé les injonctions du Monitum, sans mêmeattendre qu’elles soient formulées42. Néanmoins, en le quali-fiant « d’abord — et de beaucoup — une plaidoirie » en face delaquelle il tient à « marquer son désaccord fondamental », le

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42 L’étude du P. Philippe de la Trinité paraîtra d’autant plus juste et sereinequ’on la compare à l’article que vient de faire paraître sur le même livredans les Ephemerides Carmeliticae, XIV, 1963, I, pp. 155-194, sous le titre « Teilhardogenèse ? », Mgr André Combes. « Directeur de recherches auCentre National de la Recherche Scientifique, et membre du ComitéNational de la Recherche Scientifique », l’auteur prétend, comme l’exi-gent ses propres titres, examiner l’ouvrage du P. H. de Lubac « de façontechnique, d’un point de vue strictement scientifique » (p. 157). De fait,pour démontrer la « vanité » de l’œuvre à laquelle il s’attaque, il necraint pas d’accumuler les dénombrements de tous genres : 1756 cita-tions de Teilhard, 2995 pages du Corpus Teilhardien… et de remplir deslignes entières de chiffres alignés, non seulement dans les notes, maisdans le texte même. C’est vraiment de l’histoire scientifique, positive,presque mathématique ! Malheureusement, il ne paraît guère s’êtresoucié de ne pas tomber dans les défauts mêmes qu’il reproche au P. deLubac : manque d’impartialité (p. 159), « mépris du contradicteur, fai-blesse de la dialectique qu’il engendre… caractère passionné, lyrique-ment – disons plutôt : scientifiquement – outrancier, totalitaire, de ladémonstration » (p. 161) et par surcroît, ne reculant même pas devant lesinsinuations les plus déplaisantes, surtout de la part d’un prêtre vis-à-vis d’un autre (p. 193, note 107). Aussi ne prendrons-nous pas la peinede répondre aux critiques que Mgr Combes adresse au P. de Lubac.

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P. Philippe de la Trinité nous autorise à le considérer lui aussicomme plaidant pour le « ministère public » qui a rendu déjà lasentence. D’autant qu’au P. Daniélou dont il critique aupara-vant, dans la même brochure, un article plus sommaire et hâtif,il se présente simplement comme « le théologien privé (qui) nes’impose pas, comme tel, lorsqu’il se contente de communiquerles décisions authentiques du Magistère de l’Église et d’en indi-quer objectivement le sens et la portée » (TT, 23). Une franchiseet une modestie d’aussi bon aloi nous laissent vraiment touteliberté d’examiner les arguments apportés par une plaidoiriecontre une autre. Même s’ils nous paraissaient plus fragiles etmoins convaincants que ne le pense l’avocat, nulle contestationde la « décision authentique » ne s’ensuivrait — le Monitum,nous l’avons dit, est en soi parfaitement justifié — mais seule-ment de la « portée » et du « sens » qu’il prétend « indiquerobjectivement ». L’une et l’autre en effet deviendraient subjec-tifs dans la mesure même où ils ne reposeraient que sur unepersuasion intime. Et nous défendrions leur véritable objecti-vité, telle que la présente le P. de Lubac, s’il s’avérait qu’au nomde cette persuasion, le censeur exagère et pousse si loin sonreproche que, passant à la limite, il est tombé dans un défautexactement inverse, mais non moins répréhensible que celuidont il fait grief à Teilhard.

Pareille éventualité n’est pas chimérique. Car, dans le « oui àTeilhard » et le « non au teilhardisme » qui conclut tout le plai-doyer, nous avons déjà rencontré un premier exemple d’unedistinction légitime, se changeant dialectiquement en sépara-tion indéfendable. Pourtant, puisqu’il connaît et invoque de son

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Devant les « manipulations » qu’il lui reproche, lui-même a jugé la qua-lité de sa propre « indignation » en rappelant « qu’au temps de BlaisePascal, certains provinciaux ne pouvaient contenir la leur » (p.168). [Oncomplètera cette note de G. Fessard par la lettre du P. Henri de Lubacpubliée dans Ephemerides Carmeliticae, 1964, pp. 190-199].

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côté la loi : « les extrêmes se touchent », le P. Philippe de la Tri-nité tient certainement à éviter d’en être la victime. « Distinguerpour unir, en évitant de confondre comme de séparer », est « larègle d’or », empruntée à Maritain, qu’il proclame constamment(TT, 23). Nous n’y contredirons point, persuadé également quel’analogie thomiste ne peut trouver meilleure expression. Seu-lement, il ne suffit pas d’adopter cette règle en théorie ; il s’agitaussi de l’observer en pratique. Ce qui n’est point toujours aisé,devant nombre de problèmes modernes, même pour d’excel-lents thomistes. Il leur arrive alors de tomber en des contradic-tions que le langage permet de vérifier parce qu’il est le lieuoriginel où doit commencer de s’opérer l’union de la théorie etde la pratique.Tout cela, nous avons eu l’occasion de le montreren un ouvrage, De l’actualité historique, susceptible d’intéresserce fervent disciple de saint Thomas et que de fait il semble nepas ignorer43. En effet, d’abord l’introduction de ses deux tomessignalait que la pensée de la plupart des thomistes contem-

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43 Si du moins nous ne nous méprenons pas en voyant une allusion à cetitre paradoxal dans la parenthèse de la phrase suivante : « Ne pas tenircompte du fait que l’évolution puisse être contrecarrée par les forcesdu mal…, c’est une vue que l’on peut accorder au savant positif, en tantque tel, abstraction faite des données de la révélation, et des donnéesde l’histoire humaine (des données de l’‘‘ actualité historique ’’, qui sur cepoint n’a guère varié en chaque « présent » successif des jours de l’hu-manité) » (TT, 28). Cependant, cette allusion, si c’en est une, nous laisseperplexe. Car autant nous reconnaissons le sens de notre titre lorsqu’àl’intérieur de la parenthèse il coïncide avec le « ‘‘ présent’’ successif del’humanité », en d’autres termes avec notre nunc, autant son aspectparadoxal nous paraît méconnu lorsque nous le voyons auparavants’identifier uniquement avec « l’histoire humaine », elle-même contre-distinguée de l’histoire « de la révélation » et toutes deux faisant « abs-traction » de « l’évolution » naturelle dont s’occupe le « savant positif »…Ainsi précédée et renforcée par une double distinction et abstraction,cette identification restrictive nous fait craindre que le sens même denotre titre ait échappé à qui en use ainsi. En effet, nous l’avions choisipour désigner notre nunc, notre « présent », en tant qu’il est précisément

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porains se caractérise par une absence presque complète deréflexion sur l’être historique et le savoir dont il est susceptible ;et ensuite le second démontrait sur pièces et par de longuesanalyses les dangers qui résultent d’une telle carence lorsqu’onaborde les problèmes modernes au centre desquels la notiond’historicité et le langage où se reflète sa diversité se trouventd’ordinaire en cause. Postérieure à l’article où il dénonçait pourla première fois la « confusion » de la « synthèse » teilhardienne,cette démonstration ne pouvait évidemment éclairer le P. Phi-lippe de la Trinité. Mais, bien qu’elle ait entre-temps causéquelque émoi parmi les thomistes et que la distinction d’unetriple historicité naturelle, humaine et surnaturelle à laquelleelle recourt constamment se soit trouvée confirmée plutôt queréfutée par les réactions mêmes que l’ouvrage provoqua, le cen-seur de Teilhard n’en fut point davantage mis en garde contre ledanger qui peut naître d’une accusation poussée à l’extrême.

Il est vrai, lorsqu’en 1946, j’avais explicitement proposé au P. Teilhard de distinguer ces trois sortes d’histoires44, lui aussim’avait répondu : « Il me semble que ma position synthétiseles trois ». Il n’y a qu’« une seule histoire ». Rien d’étonnantque, lisant en 1960 un livre où Teilhard n’est nommé qu’enpassant, le P. Philippe de la Trinité n’ait pas non plus mieuxdiscerné l’intérêt que cette triple distinction pouvait présen-

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le nœud où « histoire humaine », histoire « de la révélation » ou surna-turelle et « évolution » ou histoire naturelle se liant si étroitement qu’onne peut les séparer et même qu’on ne doit les distinguer sans de mul-tiples précautions, omises, semble-t-il, en ce passage. En elle-même,d’ailleurs, pareille méconnaissance n’a que peu d’importance ; mais ellepourra paraître significative lorsque, rapprochée des inédits où Teilharda noté ses réactions devant la même triple distinction que je lui expo-sais, nous le verrons achopper de façon presque identique.44 Des explications alors données de vive voix, on trouvera la substance– sans doute quelque peu clarifiée et précisée – dans « Image, symboleet historicité », communication au congrès de Rome sur Demitizzazionee Imagine, publiée dans Archivio di Filosofia, 1962, pp. 40-68.

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ter par rapport au confusionnisme par lui dénoncé. Seule-ment, il se pourrait que la même absence de réflexion surl’histoire ne soit pas moins funeste pour le critique qu’elle nele fut pour sa victime, engendrant chez lui un séparatisme demême amplitude que le confusionnisme contre lequel il sedresse. D’un effet aussi dialectique, Aristote nous a, bien avantHegel, livré le secret dans cette simple remarque : « Lescontraires sont du même genre ».

I.LA DISTINCTION FONDAMENTALE ET SON EMPLOI.

Avant d’examiner ce que vaut pareille hypothèse, il importede saisir sur quels principes s’instaure une critique qui aboutitfinalement au refus intégral du « Teilhardisme ». Dans sa der-nière brochure, le P. Philippe de la Trinité a pris soin de les dis-tinguer au moyen de larges extraits de sa précédente étude de1959 et d’un article antérieur d’une année. En allant directe-ment à cette source, nous les trouverons exposés à loisir et nouspourrons en outre apercevoir au passage si quelque rôle y estréservé à l’histoire et au langage.

Les « difficultés » de ses étudiants en théologie, surtout deformation scientifique, devant « la régression à l’infini » quedoivent écarter certaines preuves de l’existence de Dieu, voilàd’où part la réflexion de leur professeur sur Les cinq Voies desaint Thomas45. Au XIIIe siècle, il faut faire pareille hypothèseavant de l’exclure. Après quoi, la route n’offre plus d’obstacles :

De la terre immobile en son lieu naturel, la pensée s’orientegraduellement vers Dieu dans les perspectives ascendantes, à la foisphilosophiques et scientifiques, d’une hiérarchie (limitée) de corps

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45 Divinitas, juin 1958, pp. 269-338. Sigle : CV.

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célestes et de substances séparées. C’est obvie. Sensibilibus manudu-cimur… Quoi de plus simple et de plus cohérent ? (CV, pp. 334-335).

Au XXe siècle, après « Copernic, Galilée, Descartes, Leibniz,Newton, Kant et Auguste Comte » (CV, p. 278), notre image dumonde a complètement changé, de sorte que « l’hypothèse de larégression à l’infini » ne s’impose plus. « Gardant aujourd’hui,au maximum, une valeur ad hominem » (CV, p. 335), il suffit d’entraiter dans « un corollaire de caractère pédagogique et histo-rique » (CV, p. 269).

Dégager complètement les preuves thomistes de touteattache à une physique périmée pour en faire ressortir d’autantmieux le nerf métaphysique, telle est donc la tâche à accomplir.Pour y parvenir, il suffit « d’ assouplir et de compléter » la doc-trine classique des degrés d’abstraction en lui adjoignant unedistinction nouvelle qu’imposent les progrès de la science (CV,p. 269).

Saint Thomas, on le sait, distinguait « trois parties de la phi-losophie spéculative » : la Physica ou scientia naturalis, étudiantles êtres mobiles et corruptibles parce que dépendant intrinsè-quement de la matière sensible ; la Mathematica, ayant pourobjet les être abstraits et purifiés de cette matière ainsi que lesêtres mobiles et incorruptibles, tels les astres ; la Metaphysicaenfin, considérant les êtres immobiles et incorruptibles et toutce qui ressortit à l’être en tant qu’être.

Sous le nom de « trois degrés d’abstraction », cette division aété universellement reçue et tenue pour un de ses « plus pré-cieux héritages » par l’école thomiste, y compris par Maritainqui s’y réfère longuement dans Distinguer pour unir ou Les degrésdu savoir. Cependant, estime le P. Philippe de la Trinité, « l’orn’était, hélas ! pas pur de tout alliage » et, pour s’accorder au « progrès définitif de la méthode philosophico-scientifique », ilest nécessaire aujourd’hui que le thomisme distingue le savoirontologique portant sur l’être en tant qu’être, du savoir positif

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portant sur le phénomène en tant que sensible. Ne devant rienà Kant ni à Comte, pareille distinction n’implique aucune sépa-ration ni divorce entre les deux types de savoir. Car l’un etl’autre, sans pouvoir s’identifier, « portent cependant (au départtoujours, – ensuite encore pour de très larges sections dusavoir) sur un même objet, l’être sensible, c’est-à-dire sur unobjet UN » (CV, pp. 278-279).

En superposant cette distinction nouvelle à l’ancienne, onobtient le tableau suivant :

I. SAVOIR DE TYPE POSITIF

1. Premier degré d’abstraction : physico-chimie, biologie d’obser-vation, sociologie.

2. Second degré d’abstraction : les sciences mathématiques(arithmétique et algèbre, géométrie et mécanique).

II. SAVOIR DE TYPE ONTOLOGIQUE

1. Premier degré d’abstraction : philosophie naturelle (cosmo-logie et psychologie dite rationnelle).

2. Second degré d’abstraction : méta-mathématique.3. Troisième degré d’abstraction : métaphysique.

Au nom de ce perfectionnement, le P. Philippe de la Trinitécritique la confusion où sont demeurés « certains auteurs scolas-tiques », tels Jean de Saint-Thomas, le cardinal Billot et même le P. Sertillanges. Il affirme avec force : « Le problème de Dieu ne sepose ni ne se résout au niveau de la philosophie naturelle » (CV,p. 303). Impossible, en restant à ce plan de réflexion, d’échapperaux objections de Kant. « Philosophe physicien », je puis, aussibien que « le physicien, même philosophe, être voué, commetel, à une recherche sans limite… L’argument “physique” nepeut pas démontrer Dieu, qui n’est pas un ens physicum » (CV,p. 305). S’il prétend conclure à un être supra mundum, « c’esttrop, du point de vue de la philosophie cosmologique, rivée au

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monde sensible. Et c’est trop peu, de soi, du point de vue méta-physique, si ce n’est pas déjà Dieu » (CV, p. 337).

En 1958, l’initiateur de cette distinction la présentait comme « communément reçue aujourd’hui et fort bien assimilée par lethomisme » (CV, p. 278). En 1962, s’il estime toujours avoir fait faireà la doctrine classique « un progrès digne d’attention », il nousapprend néanmoins qu’« on — des interlocuteurs ayant droit àl’anonymat, spécifie une note — a fait des objections contre saposition de base », celles en particulier d’impliquer une « sépara-tion tranchante et tranchée entre les divers aspects du savoir » et dese « présenter comme la résurrection d’une sorte de positivisme ».En aucune manière, répond-il : « Il ne s’agit pas, à proprementparler, d’une séparation… (mais) de distinction réelle, proprementanalogique ». Et voici le fondement qu’il assigne à cette analogie :

Il y a des analogies profondes entre les diverses orientations dusavoir humain, et c’est le propre de l’homme cultivé de connaître, àtout le moins, les caractéristiques générales de ces analogies qu’il nefaut ni gauchir, ni fausser, ni a fortiori briser. C’est ainsi, par exemple,qu’une intuition de type proportionnel, d’origine mathématique,pourra suggérer de fait, au métaphysicien, tout comme, à plus forteraison, au biologiste et au physicien, la solution d’un problème deleur compétence, — et inversement. C’est un fait d’expérience, et cen’est certainement pas dû au hasard, des hommes de culture et deformation différentes peuvent s’entretenir en profondeur, assez faci-lement et assez rapidement, de sujets qui leur sont nouveaux. Lors-qu’il pensait de quelqu’un qu’il n’était pas intelligent, le Prix Nobeldont nous avons parlé46 se contentait de dire : « C’est un homme quin’a pas l’habitude de réfléchir ». Cela va très loin (TT, p. 20).

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46 Allusion à une conversation « avec X., athée notoire, prix Nobel de … »,précédemment racontée, au cours de laquelle l’auteur lui avait exposé,après explication des degrés d’abstraction, les preuves de l’Existence deDieu et en avait finalement obtenu cette réponse : « C’est la première foisque j’en entends parler d’une manière qui ne soit pas absurde » (TT, p. 11).

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Peut-être. Cependant, même en tenant compte des exemplesd’« intuition générale » cités en note à l’appui47, un tel recours àl’« expérience » de simples conversations risque de paraîtreassez court, — trop court pour ce qu’elle doit fonder — à qui-conque a l’habitude de la réflexion philosophique.

Non certes qu’en lui-même un « fait » aussi banal répugne àpareille analyse ou que sa teneur métaphysique soit trop pauvre— Socrate et Platon ont prouvé le contraire — ; mais encore fau-drait-il, à leur exemple, pratiquer l’une pour mettre l’autre,comme telle, au jour. On le pourrait faire, ne fût-ce qu’en glanantdans l’article sur les Cinq Voies diverses notations sur le langagequi, même « de type vulgaire » ou prosaïque, contient virtuelle-ment en effet « toutes les richesses de la connaissance ontolo-gique »48 et aussi sur l’histoire, « dimension » objective et subjective,« présupposée par toute science, et qui par conséquent n’est pasqu’une science positive »49. Une fois mis en rapport ces deux élé-ments, il serait facile de les relier eux-mêmes à l’acte du vir scien-

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47 Celles de Descartes (géométrie analytique), de Le Verrier (découvertede Neptune), de Galilée et Roberval (formule de la cycloïde), qui toutes— remarquons-le — se situent à l’intérieur du savoir positif, entre sesdifférentes branches ; alors que, pour fournir l’amorce d’un minimumde preuve de l’analogie en question, l’une d’entre elles tout au moinsdevrait montrer le passage du positif à l’ontologique ou vice versa.48 « La connaissance du type vulgaire est virtuellement riche de toutesles richesses de la connaissance de type ontologique. On peut faire dela prose et l’ignorer, comme M. Jourdain » (CV, p. 288).49 « L’histoire ne se réfère pas directement aux plans d’abstractions ; elleest moins une science qu’une dimension de toute science, présupposéesous-jacente sinon explicitement considérée, — dimension à considé-rer du point de vue des progrès de la connaissance humaine, comme dupoint de vue de l’objet en cause (par exemple le corps du cheval, lecorps de l’homme dans la courbe de l’évolution) » (CV, 281). — « Sciencepositive, l’histoire des Hommes l’est aussi, certes, à sa manière, mais elle n’est pas abstraite, elle n’est pas non plus qu’une science positive » (ibid., 283-284). — Puisque l’histoire est « dimension de toute science »,elle doit être aussi « présupposée et sous-jacente » à la métaphysique, au

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tificus qui, « ne peut faire abstraction de Dieu, dans l’exercice deson savoir »50. Pour peu que l’on cherche, en analysant le dialoguedes deux interlocuteurs, même incultes, à discerner commentleurs libertés se nouent nécessairement par le langage dans l’his-toire, on aboutirait rapidement à une dialectique très semblable,sinon identique à celle de De l’actualité historique.

Le malheur est que, tout en mentionnant « la prose de M. Jourdain » et ses richesses ontologiques, le P. Philippe de laTrinité ne lui a point prêté l’attention quelle mérite, commelangage, et qu’il n’a pas non plus songé à rassembler, encoremoins à lier en gerbes les épis que nous venons de glaner dansson champ. Sa conversation avec Teilhard, malgré la ressem-blance foncière de leur culture et de leur formation, pour nerien dire de leur foi commune, ne pourra que souffrir d’un teldéficit. Il est vrai, si elle ne parvient pas à devenir un véritabledialogue, la responsabilité de l’échec doit être partagée. Car,de son côté, Teilhard ne s’est guère soucié de s’accorder avec le langage de la métaphysique, immédiatement intelligible au

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savoir ontologique. On peut donc parler et s’enquérir d’une « histoirede type ontologique »… Pour avoir autrefois risqué l’expression « onto-logie de l’histoire » ou « ontologie historique » (De l’actualité historique,I, pp. 24 et 114), je me suis fait quelque peu rabrouer par certains tho-mistes, tel le P. Cottier (Revue thomiste, 1961, I, p. 108) qui d’ailleurs a pro-mis de revenir sur ce sujet, mais nous laisse dans l’attente. Du moinsdevra-t-il tenir compte maintenant de l’opinion du P. Philippe de la Tri-nité qui me paraît incliner de mon côté.50 « S’il est nécessaire de dire que la science positive, comme telle,demeure athée, en raison même de la limite et de l’infériorité de sonobjet formel, d’une part, et de la transcendance de Dieu, d’autre part, iln’est pas possible d’admettre que le sujet lui-même, vir scientificus,puisse faire abstraction de Dieu, dans l’exercice de son savoir, et celapour deux raisons : 1) subjectivement, aucun acte humain n’est morale-ment indifférent, et les exigences de la fin dernière doivent toujoursêtre sauvegardées ; 2) objectivement, l’objet du savoir philosophique,comme celui de la Foi, est le Réel… » (CV, pp. 283-284).

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théologien traditionnel. Bien plus, faisant profession de respec-ter un domaine qui n’est pas de sa compétence, il insiste d’unefaçon si outrancière sur sa volonté de parler en « scientifique »,et de ne pas dépasser le plan du « phénomène », que son inter-locuteur pourra croire de bonne foi le comprendre, au momentmême où il méconnaît complètement le sens et la valeur de sesaffirmations. Seulement, en appliquant a priori aux textes deTeilhard une distinction taillée en quelque sorte sur mesurepour en faire éclater l’insuffisance, son censeur ne sortira pasnon plus indemne d’une opération menée à trop bon compte.Car non seulement le résultat de leur « entretien en profondeur »démentira par le fait le fondement qu’il a donné à l’analogieprofonde de ses deux savoirs, mais en outre, et c’est le pire, aucours du dialogue, sa distinction l’entraînera à nier lui-même enpratique l’analogie qu’il affirme cependant en théorie, indépen-damment même de l’expérience de ses conversations avec deshommes de culture et de formation différentes.

Voilà qui « n’est certainement pas dû », non plus, « au hasard ».Et la raison s’en révèlera d’elle-même lorsque nous aurons vucette distinction présentée comme « progressive » en mêmetemps que thomiste… Ce qui nous rappellera l’aventure sem-blable arrivée à quelques disciples du Docteur commun,quelque peu séduits par le progressisme, et nous permettra del’expliquer de la même manière.

Mais n’anticipons pas. Cherchons d’abord à saisir commentune distinction, en apparence si claire, donne en réalité nais-sance à un séparatisme de même genre que le confusionnismequ’elle dénonce. Ne pouvant reprendre page par page un opusculeet un article qui en compte près de cent, nous nous contente-rons de le montrer pour « le blocage mythique : cosmogenèse – anthropogenèse – christogenèse » qu’elle doit dissocier. Et,puisque trois termes y sont unis par des traits d’union, il suffirad’en envisager l’action sur les deux points de suture. Après quoi,pour apercevoir comment le séparatisme ainsi instauré tend à

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devenir, lui aussi, « intégral », ce sera assez de montrer que leterme médiateur entre les extrêmes en vient à être à son tour sibien scindé, sans retour possible à l’unité, que s’ensuit, aussinécessaire que manifeste, la contradiction entre théorie et pratique.

*En guise d’introduction, voyons comment, dès que s’ouvre

le dialogue avec Teilhard ou ses interprètes, la distinction posi-tif-ontologique intervient aussitôt et se dresse, tel un couperetprêt à trancher toute communication entre les trois termes deTeilhard comme entre les interlocuteurs.

Dès 1947, Mgr de Solages signalait la ressemblance pro-fonde, au double point de vue de la méthode et de l’histoire desdoctrines, entre la démarche de Teilhard, interprétant l’évolu-tion du Cosmos et de l’humanité vers Dieu, et celle d’« Aristotequi introduit, dès le VIIIe livre de sa Physique, la démonstrationde l’existence du premier moteur immobile », reprise à soncompte par saint Thomas puis par l’ensemble des scolastiques.Analogie si saisissante qu’après la parution du Phénomènehumain, nombre de thomistes, tels le P. Dubarle et l’abbé Gre-net, la signaleront à leur tour. Puisque le savant contemporainne croit plus à un univers statique et limité de sphères emboî-tées, pourquoi ne pourrait-il chercher une nouvelle voie d’accèsvers Dieu à partir de l’image évolutive du Cosmos qui est lasienne ? Même si, pour l’analyser, il utilise non plus l’acte et lapuissance, mais plutôt les composantes de la vie, complexité etcentréification, ne trouvera-t-il pas là facilement l’amorce d’unargument d’autant mieux fondé qu’entre la vie biologique et laVie divine et surnaturelle existe un rapport d’analogie propre,au sens thomiste du terme ? Des hommes de culture et de for-mation semblables ou différentes, ne peuvent-ils tout au moinsen discuter ?

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— « Impossible, répond le P. Philippe de la Trinité à la cita-tion de Mgr de Solages, de donner raison aux scolastiques quiont suivi Aristote en péchant précisément par confusionnismeméthodologique, faute d’avoir nettement distingué le savoir detype ontologique du savoir de type positif »51. Au nom de cettedistinction, défense donc à Teilhard de tenter de refaire pourses contemporains ce qu’Aristote et saint Thomas firent pourles leurs. « Ni les sciences positives, ni même la cosmologie detype ontologique ne peuvent poser, comme telles, le problèmede l’existence de Dieu ; ni fournir a fortiori aucune preuvevalable de son existence52.

Voilà qui est catégorique et paraît sans réplique. Seule-ment, réduire ainsi la cosmologie à pareille impuissance faitapparaître un paradoxe historique au sein même du langage decelui qui opère une telle réduction. En effet, du temps de saintThomas, cette science spéculative n’était point qualifiée « on-tologique », mais elle faisait partie de la « metaphysica » four-nissant à celle-ci, en tant que science de l’être en tant qu’être,les premières voies menant à Dieu. Aujourd’hui, bien qu’ellemérite toujours qu’on lui « réserve logiquement le terme deméta-physique » (CV, p. 286) et soit promue de surcroît au rangde « savoir ontologique », c’est-à-dire référée plus expressé-ment, semble-t-il, qu’autrefois à cette « science divine », ellen’en est pas moins devenue impuissante à assurer le servicequ’elle rendait tout naturellement avant cette promotion. N’ya-t-il pas là une certaine étrangeté qui exigerait qu’on y réflé-chisse ? D’autant que la distinction des deux savoirs, procla-mée « irréductible », semble s’effacer dans la mesure même oùle positif soustrait à l’ontologique, pour se l’annexer, son étageinférieur. Cet empiétement du premier sur le second, nous leverrons s’affirmer de plus en plus à mesure que se développera

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51 TCSC, p. 288.52 TCSC, p. 289.

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la critique de Teilhard. Mais, dès maintenant, on peut sedemander si la clarté et l’irréductibilité formelle du positif etde l’ontologique sont aussi grandes que le croit l’initiateur decette distinction. Nous l’avons entendu dire que « l’argument“physique” ne peut démontrer Dieu, qui n’est pas un ens physi-cum ». Soit. Mais nulle part, nous ne voyons qu’il ait remarquéque le sens même du mot physicum, désignant encore la totalitéde la ⁄Õ«§» pour saint Thomas comme pour Aristote, s’est pro-gressivement restreint jusqu’à exclure le biologique et même lechimique, pendant que d’autre part surgissait et s’étendait lemot d’ontologie pour remplacer celui de métaphysique. Ceproblème de sémantique historique, le P. Philippe de la Triniténe le pose pas. Il lui suffit d’avoir affirmé que la cosmologie,bien que de « type ontologique », était aussi incapable que lesavoir positif de nous mener vers Dieu.

Après pareil lever de rideau, qui pourra s’étonner qu’unedistinction dont l’origine demeure aussi floue et la portée aussipeu précisée réussisse bientôt à morceler les termes que Teil-hard s’était ingénié à rapprocher ?

Devant la prise de conscience du temps et de la nature évo-lutive du réel qui s’opère depuis un siècle, Teilhard, expliqueTresmontant, ne se lasse pas de répéter qu’une révolution aussifondamentale doit avoir pour conséquence une transformationcapitale de notre représentation en tous domaines. En particu-lier, s’interrogeant sur le sens de l’évolution universelle, il voitdans le monde de la Vie sur la terre, puis de la Pensée à traversl’Homme, le moyen de relier cosmogenèse et anthropogenèseselon un axe qui rend intelligible le devenir et permet deretrouver, au terme d’une analyse phénoménologique, les basesd’une morale spiritualiste. Mettre ainsi en continuité physiqueet biologique, c’est, aux yeux du P. Philippe de la Trinité, une« vue grandiose, ontologiquement assimilable et féconde »53 ; de

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53 TCSC, p. 293.

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même, il estime « digne de Pascal » (ibid., p. 296) la loi de com-plexité-conscience qui relie anthropogenèse et cosmogenèse.À condition toutefois de rester « dans les seules perspectivesd’une phénoménologie scientifique positive » et de n’en rienconclure quant « au sens moral de la création de l’homme » etde sa vie, ni quant à l’immortalité de l’âme. Car « l’action del’homme ne peut être morale que si elle repose sur des valeursontologiques transcendantes et celles-ci ne seront jamais d’unordre phénoménologique positif, comme tel »54.

Que chez Teilhard, comme d’ailleurs chez Hegel et beaucoupd’autres successeurs de Kant, le phénoméno-logique dévoile desoi l’essence et donc l’onto-logique, le P. Philippe de la Triniténe se met pas en peine de l’examiner. Aussi bien, sa distinctionlui interdit-elle pareil examen, où elle risquerait de s’évanouir.De même, s’il déclare à bon droit nécessaire, avant d’invoquer « le sens de l’Évolution », de « s’entendre d’abord sur le sens dusens lui-même »55, il n’éprouve ensuite nul besoin de distinguerà tout le moins sens du sensible, signification de l’intelligible etdirection de l’appétit spontané ou volontaire, encore moins deremarquer que ces trois sens du même terme, liés et étagés commeles fins mêmes des éléments constitutifs de notre nature, endésignent très précisément l’ouverture vers un Dieu, transcen-dant sans doute, mais qui néanmoins a fait l’homme « à sonimage », afin de pouvoir éventuellement l’élever « à sa ressem-blance ». De ces précisions aussi simples que classiques et dontla phénoménologie teilhardienne, tout entière fondée sur elles,tient d’ordinaire le plus grand compte, « l’irréductibilité formelle »du « positif comme tel » et de « l’ontologique comme tel »56 nepeut évidemment retirer aucun bénéfice. Aussi, quitte à sacri-fier leur « complémentarité », le P. Philippe de la Trinité en fait

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54 TCSC, p. 299.55 Ibid., p. 292.56 TCSC, p. 302.

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bon marché. Puisque Teilhard commence de parler en savant etse défend de pénétrer sur le terrain de la métaphysique et de lathéologie, c’est donc qu’il fait de la science positive. Mais alors,qu’il ne prétende pas en même temps dire quoi que ce soit de « la valeur de l’esprit — l’âme et Dieu », sous peine de tombersoit dans la « confusion des genres », soit dans « un concor-disme gratuit »57. Car « seule l’ontologie peut se prononcer » surde pareils sujets.

Il ne vient pas à la pensée de son critique que cette analysephénoménologique puisse en liant les degrés d’être : physique,biologique, intellectuel et moral, frayer une voie qui conduisel’esprit de l’incroyant vers Dieu. Sans doute le P. Teilhard netransforme-t-il pas explicitement ce lien en un argument conformeà la quatrième ou à la cinquième voie de saint Thomas. Et ils’inquiète peu d’ordinaire de la causalité de l’évolution. Onpeut le lui reprocher et souhaiter que sa démonstration reçoivece complément ou s’exprime en une langue plus traditionnelle.Mais appliquer à sa tentative le couperet : savoir positif ou savoirontologique, c’est s’en interdire toute intelligence et en mécon-naître radicalement la portée sous prétexte de souci méthodolo-gique et de précision formelle58.

Après avoir si bien rabattu l’anthropogenèse sur la cosmo-genèse et enclos l’une et l’autre dans le savoir positif pour leur interdire tout jugement de valeur, le même procédé doitréussir plus facilement encore à les isoler l’une et l’autre de lachristogenèse, au cours de laquelle d’après Teilhard les personnes

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57 Ibid., pp. 300 et 303.58 Critique que le P. C. d’Armagnac avait adressée à la brochure Teilhardet Teilhardisme, sitôt sa parution : « On ne peut appliquer aux réflexionsde Teilhard la notion classique de science positive et de ses relationsavec la métaphysique. Ce serait méconnaître la nature de sa phéno-ménologie, qui dépasse le niveau de la science, et dont, par ailleurs,l’apport à la philosophie n’est pas négligeable » (« Études récentes surle P.Teilhard », Études, janvier 1963, p. 54).

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doivent, toujours selon une loi analogue, se centrer et conver-ger dans le Corps du Christ :

Parler de « corps mystique » et de personne, dans le sillage d’uneméthode scientifique et phénoménologique, qu’est-ce que cela veutdire ? Si les termes de « corps mystique » et de « personne » sontemployés en un registre scientifique positif, ce ne peut être qu’abs-traction faite de leur contenu dogmatique (pour le premier) et onto-logique-moral (pour le second). Tout au plus peut-on ici — et on lepeut, nous l’admettons — procéder de manière prudente, par voiede comparaison. Mais il faut en aviser le lecteur. Si l’on n’en voulaitpas convenir, nous en conclurions, quant à nous, que l’on n’a ni del’ontologie ni de la morale une vue philosophiquement juste et quel’on ne réalise pas la réalité surnaturelle du Corps mystique duChrist, telle qu’elle a été révélée, sur un plan où la cosmogenèse etl’anthropogenèse scientifiques n’ont, comme telles, rien à voir.

Et de même, quelques lignes plus loin, à propos du « mysté-rieux super-ego » qu’évoque un passage du Cœur de la Matière :

Dans les perspectives du savoir positif, un super-ego biologiquen’a rien à voir avec Dieu ni avec le Corps mystique du Christ59.

« Rien à voir…, rien à voir… », tout serait-il ainsi dit et décidé ?Au point qu’il faudrait prendre comme concession sans impor-tance et faite ad duritiam cordis l’allusion au « procédé prudent,par voie de comparaison », qui lui, a le droit — sans d’ailleursqu’on nous dise pourquoi — de ne pas se cantonner dans lamême « abstraction » ? Comme si le savant et le théologien pou-vaient, chacun de leur côté, développer leurs sciences, c’est-à-dire faire des hypothèses et tâcher de les vérifier au moyen ducalcul, de l’expérimentation ou du discours, sans « procéder par

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59 TCSC p. 304.

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voie de comparaison ». Au terme, assurément, les images qui ontguidé la recherche doivent être, autant que possible, éliminéesen vue d’aboutir à la plus grande pureté formelle. Mais pareilidéal n’est atteint en réalité que par les mathématiques, etencore à condition de les considérer seulement à leur stade élé-mentaire. Car, dès qu’elles le dépassent, il semble égalementleur échapper, si bien que les mathématiciens en sont venus àles regarder comme « une science naturelle dans laquelle lalogique ne joue pas plus de rôle que dans les autres sciencesnaturelles »60, voire à considérer « logique et logistique (comme)des sciences empiriques appartenant à l’ethnographie plutôtqu’à la psychologie »61. À tout le moins, ils s’accorde à proclamer« le déclin des absolus mathématico-logiques »62. Peut-il en êtreautrement s’il est vrai, selon le théorème de Gödel, que leurssystèmes axiomatiques doivent renoncer à démontrer leur par-faite cohérence63 ? Du coup, pareilles spéculations semblentbien entraîner, pour notre propos, une double conséquenceinverse : d’un côté, la méta-mathématique, second degré dusavoir de type ontologique, tombe à son tour sous la coupe dusavoir positif64. Mais de l’autre, ce savoir lui-même perd dans lamême mesure l’autonomie que paraissait lui assurer la formemathématique, puisque celle-ci a aussi besoin, tout au moinspour se constituer, de l’intuition et de ses images, en d’autres

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60 E. Borel (1907), cité dans P. Foulquié, Logique, p. 103.61 E. W. Beth, exposant les idées de Brouwer, dans Les Fondementslogiques des Mathématiques, 1950.62 Titre d’un livre de G. Bouligand et J. Destouches, 1949.63 Cf. Jean Ladrière, « Le rôle du théorème de Gödel dans le développe-ment de la démonstration », dans Revue philosophique de Louvain, 1949,pp. 469-492.64 Pourtant, aux yeux du P. Philippe de la Trinité, la méta-mathématiquesemble se défendre mieux que la cosmologie contre pareil empiétement,puisqu’il écrit : « Celui qui démontrerait l’existence de Dieu par l’argu-ment dit des vérités éternelles, en partant d’une vérité nécessaire, telleque la connexion pour lui évidente de certains théorèmes, considèrerait

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termes de la « voie de comparaison » qui ne fait pas « abstrac-tion » de l’ontologique.

S’il en est ainsi pour la science dont l’objet se réduit à du purquantitatif, a fortiori doit-il en être de même pour les autres. Pluselles mordent profondément sur le réel et le concret, moins elleséchappent à pareille sujétion. À leur sommet, la science de l’êtreen tant qu’être serait seule parfaitement indépendante, transcen-dante, toutes les autres ne pouvant en faire abstraction, alorsqu’elle au contraire se constituerait sans rien leur devoir, ni recou-rir à aucune « voie de comparaison ».Tel est sans doute l’idéal quelui assignent les métaphysiciens quand ils l’appellent « sciencedivine ». Seulement est-ce là limite asymptotique, ou au contraireterme intemporel si bien atteint que leur savoir échapperait àtoute vicissitude et n’aurait rien à attendre du développement desautres sciences ? Ou bien, troisième hypothèse, par un renverse-ment dialectique analogue à celui qui, à l’autre pôle de l’épistémo-logie, rapproche des sciences naturelles les mathématiques, lamétaphysique ne serait-elle pas soumise à son tour à un savoirencore plus universel et plus concret que le sien ? On n’en peutdouter si l’axiome : philosophia est ancilla theologiae mérite d’êtreretenu. Mais alors, pour peu qu’elle veuille progresser, la sciencede l’être en tant qu’être tombe à son tour en dépendance d’unévénement contingent, bien plus, d’un savoir historique, si bienqu’elle aussi ne peut procéder autrement que « par voie de com-paraison », justement parce que visant le Réel par excellence oul’Éternel uni à la temporalité, elle refuse dans la même mesure dese contenter, comme l’ontologie abstraite, du simple intemporel.

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alors cette évidence comme une vérité méta-mathématique, au sensque nous donnons à ce terme » (CV, p. 287). Devant tant de faveuraccordée à si bon compte aux mathématiques, on peut se demander sila distinction positif-ontologique ne retient pas quelque chose du « rêveangélique de Descartes » (TT, p. 33) et est parfaitement conforme auxprogrès de la méthodologie scientifique.

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D’où il suit aussitôt, comme le reconnaît d’ailleurs expressé-ment le P. Philippe de la Trinité, que « le point de vue évolutif estessentiel à notre représentation religieuse ». Comment concilierpareille dépendance de la métaphysique avec sa prétention àatteindre l’intemporel, dont aussi bien la théologie elle-même abesoin et qu’en outre elle confirme ? Ce n’est point ici le lieu del’expliquer. Qu’il suffise de dire que, sans analyse de l’histori-cité, il n’y a pas, je crois, de réponse à une telle question65.

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65 Dans des perspectives et en un langage inspiré de Heidegger, ce pro-blème a été traité par J.-B. Metz, « Ordre théologique et Ordre métaphy-sique », dans Archives de Philosophie, avril-juin 1961, pp. 260-276. Enfonction de notre distinction d’une triple historicité et des catégoriespropres à chacune d’elles, nous pouvons esquisser une solution ana-logue, simplement « par voie de comparaison ». — Si, aux yeux de lathéologie, règne entre elle et la philosophie un rapport Maître-Esclave,ne doit-elle pas la « servir plutôt qu’en être servie », suivant l’exempledu Logos historique qu’elle annonce en concepts ? Sa mission est doncd’affranchir sa servante pour que toutes deux soient, conjointement,Épouse du Seigneur. Ainsi sera retrouvé le rapport initial de l’Hommeet de la Femme, « une seule chair à la ressemblance de Dieu », en mêmetemps qu’atteint son accomplissement eschatologique : la Sagesse de lanouvelle Ève unie au nouvel Adam et par lui animée de l’Esprit devérité et d’amour. — Mais, entre début et fin de l’histoire, il y a effecti-vement, en vertu même de la scission due au péché, lutte à mort et divi-sion des sexes entre philosophie et théologie, par conséquent aussidomination et servitude. Aussi faut-il distinguer l’Avant et l’Après del’apparition du Logos historique. Chez Grecs ou Païens, la raison qui s’éveille se prend non pour servante et femme, mais pour maître ethomme, « retenant captive la vérité » et « inversant le rapport de la créa-ture et du Créateur », si bien qu’elle est en réalité vouée à l’idolâtrie etasservie aux éléments du monde. Demeurée puérile chez les Juifs, sonéducation véritable de servante et de femme commence sous la péda-gogie de la Loi, contrecarrée par les incessantes séductions des Baals.Elle s’achève en Marie qui, reconnaissant la vérité de sa conditioncomme de son élection, devient Épouse de l’Esprit et Mère du Verbeincarné. — Devant le Christ mort et ressuscité, la raison grecque peutalors, dépassant la folie de la Croix, se convertir et aider la théologie àse constituer, voire à devenir elle aussi « scientifique » et rationnelle,

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Mais le censeur de Teilhard se préoccupe beaucoup moins durapport de l’ontologique à l’historique que de soustraire le théolo-gien lui-même à l’emprise de l’évolution. Aussi, pour enlever touteportée à la concession décisive qu’il vient de faire, s’empresse-t-ild’ajouter, fidèle à sa distinction : « Mais le processus de cosmogenèsene peut provoquer aucune “transformation capitale de notre repré-sentation”. Les deux ordres sont irréductibles » (TCSC, p. 291). Maisalors, étant de son côté aussi essentielle que formelle, une telle irré-ductibilité ne devrait-elle pas empêcher que « le point de vue évolutifsoit essentiel à notre représentation religieuse » ? Si malgré tout celui-ci reste tel, comment notre « représentation » ainsi liée à la genèse ducosmos peut-elle se soustraire assez à l’influence de son processus

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mais non pas échapper au risque de la faire participer à ses proprestentations d’impérialisme qu’elle-même a hérité de la « sagesse dumonde ». De là, la situation de lutte pour la domination ou la servitudequi fut notre point de départ. D’autant que d’autre part et simultané-ment, la raison des Juifs, s’affranchissant de la Loi mais non de sonappétit du concret, rejette au nom de sa liberté comme de la Transcen-dance, le scandale d’un Dieu crucifié ; si bien que, se faisant à son tourmaître et homme, elle prétend dominer la théologie du Christ, — ce quila fait retomber dans le culte des faux dieux, non plus de la Nature, maisde l’Histoire, où se trahit d’ailleurs toujours son élection originelle. —En vertu d’une telle analyse, les questions posées par le rapport de la méta-physique et de la théologie seraient donc à examiner chaque fois en fonc-tion des deux couples opposés, Païens et Juifs, qui, s’entrecroisent dans leChrist, permettant de déterminer les conditions de leur union dans la dis-tinction pour surmonter le conflit de la séparation comme le mélange de laconfusion. En effet, l’obéissance existentielle de la raison historique et l’au-tonomie de la raison naturelle doivent se joindre et se fortifier l’une l’autrepour exclure aussi bien le rationalisme incrédule que le fidéisme et lasuperstition idolâtrique avec l’asservissement qu’ils engendrent soit auxéléments de la Nature soit aux lois de l’Histoire. — Pour avoir quelqueidée de l’éclairement qu’on peut attendre de telles catégories s’appliquantà un problème précis, nous nous permettons de renvoyer à notre communication au congrès de Rome sur Herméneutique et Tradition(janvier 1963) concernant « le Fondement de l’herméneutique selon laXIIIe règle d’Orthodoxie des Exercices spirituels [203-229].

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évolutif, pour n’en subir aucune « transformation capitale » ? Admet-tons encore qu’elle y échappe : d’où vient alors qu’en dépit d’uneséparation théorique, pour lui si rassurante, ce Consulteur du SaintOffice se montre cependant, nous le verrons, pratiquement hanté, etnon sans raison, par l’erreur commise autrefois par ses prédéces-seurs devant la transformation, relativement minime, que l’appari-tion de la théorie de Galilée – véritable « genèse » d’un cosmos nou-veau au sein de leur historicité — provoquait dans leurreprésentation religieuse ?

II.DISCUSSION.

Assurément, avec ses synthèses successives et sa manièrepersonnelle d’exprimer sa vision de vir scientificus et d’homo reli-giosus, le P. Teilhard s’offrait comme une victime de choix audépeçage que lui ferait subir une distinction aussi primitivemais non moins incisive que les silex taillés de nos lointainsancêtres. Il l’avait prévu : « J’aurai à la fois contre moi les purssavants et les purs adeptes de la métaphysique ». Cependant sacandeur qui était grande ne lui a pas laissé pressentir que cesdeux puretés s’allieraient chez un théologien pour le convaincrede confusionnisme intégral.

On a reproché à la distinction du P. Philippe de la Trinité, nousa-t-il dit, de ressusciter « une sorte de positivisme desséchant et des-séché ». C’était trop peu dire. Car l’idéal du savoir humain semblebien représenté, à ses yeux, par la physique mathématique.

Ce sont les mathématiques, — la biologie aussi, d’un certainpoint de vue – , qui régissent et dominent le savoir positif, ce n’est pasla métaphysique. N’oublions pas l’intuition géniale de Descartes, niles bienfaits scientifiques et pratiques qui en ont découlé pour l’hu-manité. Ne revenons pas en arrière, ne « rétrogradons » pas (TT, p. 14).

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Et il considère sa distinction comme si évidemment « pro-gressive » qu’en comparaison le « point de vue de Teilhard n’estpas neuf, il est régressif et nous reporte aux temps dépassés oùl’on confondait à plaisir savoir positif et savoir ontologique »(TT, pp. 14 et 61). Voilà une opposition du « progressif » et du « régressif » bien digne d’attirer notre attention, surtout chez unmétaphysicien thomiste. Car nous en savons le danger. Regar-dons donc de plus près.

Pourquoi, dans le texte à l’instant cité, cette mention pourainsi dire latérale, de la biologie ? Devrions-nous donc, avec cer-tains positivistes attardés, considérer comme purement provi-soire le partage du pouvoir que les mathématiques doiventaujourd’hui encore consentir aux sciences de la vie ? Bien quece ne soit pas dit clairement, nous sommes inclinés à le croire.Car ainsi s’expliquerait en particulier que « l’interférence desmathématiques et de la biologie soit l’une des perspectives lesplus passionnantes de la science d’aujourd’hui, comme de cellede l’avenir » (TT, p. 15) et aussi certaines lignes admirativesdevant le progrès des sciences en général. En effet, reprenantune expression de Maritain, le P. Philippe de la Trinité écrit :

Ces sciences ont admirablement progressé dans la mesure oùelles ont subi l’attraction des mathématiques dont la fécondité s’avèrede jour en jour, plus que jamais, extraordinaire.

Mais alors que Maritain, conscient des dangers d’unetelle « attraction », souligne l’impuissance propre de la phy-sique moderne66 et se soucie d’indiquer les limites de la

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66 « Pour la nouvelle physique, l’idée de découvrir la nature de la matièreet des choses corporelles doit apparaître décidément, beaucoup plusdécidément encore que pour la physique d’hier et d’avant-hier, commeun pur archaïsme ». « Le savant actuel, écrit Meyerson, ne peut indiquerl’essence du réel » (Les Degrés du Savoir, p. 312).

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mathématisation pour les autres sciences expérimentales67, leP. Philippe de la Trinité paraît n’en rien craindre et toutattendre de la technique qui repose sur elle. Si bien qu’ilajoute, intrépide :

Dieu a tout fait « avec mesure, nombre et poids » (Sg 11, 21) et c’estla mesure quantitative qui livre à l’homme, à son propre niveau, lesecret de la structure et de l’efficience du sensible. Operari sequituresse (CV, p. 280).

Comme si, au-delà de la biologie — à supposer même quecelle-ci puisse jamais relever uniquement de la « mesure quan-titative » — il n’y avait pas toute une gamme de sciences : zoolo-gie, psychologie, paléontologie, linguistique, ethnologie, etc.,qui, elles, sont de plus en plus indépendantes de la quantité et peuvent de moins en moins compter sur sa mesure, fût-elletoujours mieux utilisée, pour trouver « le secret de la structuredu sensible » ! Comme si toutes les sciences humaines, essen-tiellement historiques, pouvaient attendre le moindre secours desmathématiques pour comprendre seulement quels secrets cher-cher, quelles structures étudier ! Autrement plus large était lavision d’un Auguste Comte, puisqu’il faisait de la sociologie lecouronnement des sciences positives. Il est vrai qu’en mêmetemps il vouait la métaphysique à l’ostracisme. À juste titre, le P. Philippe de la Trinité la rétablit dans ses droits, mais au prix

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67 « Il se pourrait que la conception moderne de la science (physique)vînt buter contre la biologie et la psychologie expérimentale (sansmême parler des sciences morales qui touchent de plus près à la phi-losophie), comme la conception ancienne a buté contre la physique »(Les Degrés du Savoir, p. 92). Parce que « leur essence ne consiste pas en une mathématisation du sensible, les sciences de la nature vivante,en particulier la psychologie expérimentale, ne subissent pas de droitl’attraction des mathématiques, mais celle de la philosophie » (ibid.,pp. 379 et 386).

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d’un dualisme épistémologique qui nous fait progresser, en faitde méthodologie scientifique, jusqu’à ce sous-produit du posi-tivisme dont le nom propre est scientisme.

Persuadé d’être ainsi « progressif » avec les « purs savants »positifs contre un Teilhard partisan d’une « évolution régres-sive » au point de revenir « à une non-différenciation présocra-tique » (TT, p. 13), son censeur se range également d’autre partavec les « purs métaphysiciens », adonnés à la contemplationdes évidences immuables de la science de l’être en tantqu’être. Second motif qui, s’ajoutant à sa persuasion pre-mière, va dispenser à son tour ce fervent thomiste de s’inquié-ter de l’histoire, fût-ce de celle même de ces évidences. Pour-tant, puisqu’il s’attaquait au bloc mythique « cosmogenèse – anthropogenèse – christogenèse », il semble qu’aurait dûs’imposer en premier lieu l’analyse métaphysique de ce mot « genèse » commun à ces trois termes, d’autant qu’il avaitremarqué précédemment que « l’histoire est une dimension detoute science ». J’ai dit déjà comment Teilhard, quand j’es-sayais de l’éveiller à une telle réflexion, déclinait mon invite.De même, devant qui reprend, mais à la gloire de Teilhard, lemot de « dimension de l’histoire », le P. Philippe de la Trinitéoublie ce que lui-même en a dit et en élude l’analyse par lebiais qui lui est propre.

Dans son article en effet, le P. Daniélou déclarait : « Teilhardapporte à la métaphysique une dimension qui était impliquéedans la révélation chrétienne, mais qui n’avait pas été explici-tée… délivrée : la catégorie d’histoire ». Affirmation exacte, si dumoins on la prend, plutôt qu’en sa teneur strictement littérale,comme signifiant que Teilhard impose aux métaphysiciens laconsidération de l’historique, bien que lui-même, hélas, ne s’ensoit guère soucié. Partageant la même insouciance, le P. Phi-lippe de la Trinité ne songe à signaler ni le défaut de Teilhard àce sujet, ni même l’exagération manifeste d’un propos qu’ilprend à la lettre, persuadé d’en triompher : « C’est ce que nous

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attendions ; Teilhard, nous dit-on, a “délivré” la catégorie d’his-toire en ce qui concerne la métaphysique ».

Comment, en principe, l’initiateur d’une distinction « pro-gressive » pourrait-il être opposé à une « saine évolution homo-gène des notions métaphysiques objectives » procédant selon laformule consacrée qu’il allègue ailleurs à plusieurs reprises,« in eodem sensu eademque sententia » (TT, pp. 13, 14, etc., TCSC,pp. 291, 328, etc.) ? Mais cela dit, ni Teilhard, ni personne ne peutaller plus loin « et pour cause » :

La métaphysique relevant du savoir de type ontologique en sontroisième degré d’abstraction répugne, intrinsèquement, à toutedimension quant à soi évolutive… Nous disons bien quant à soi (quoadse) et non quant à nous (quoad nos), car les travaux d’ordre historiquesur la métaphysique dans la ligne de Platon, d’Aristote et de saintThomas, etc., ne sont pas d’aujourd’hui et pourront toujours êtrepoursuivis et approfondis de manière étendue (TT, pp. 18-19).

Ainsi, après Teilhard, son critique thomiste méconnaît toutautant les problèmes soulevés par la « catégorie d’histoire, en cequi concerne la métaphysique » ; il ne se pose même pas celuide l’historicité capable de relier le « se » intemporel de sa véritéontologique, au « nos » qui la formule toujours dans le temps. Saconscience historienne se réjouit des « travaux d’ordre historiquedans la ligne d’Aristote et de saint Thomas », mais ne semblepas soupçonner que, fût-ce seulement pour en saisir l’intérêt etle plus ou moins de vérité, il lui faut être elle-même historique.Ce qui, en un sens, va assurément de soi, mais aussi, en un autre,soulève pour nous — j’entends, pour les philosophes d’aujour-d’hui — nombre de problèmes assez épineux. Puisque nous enavons déjà parlé, n’en signalons qu’un seul et tout ad hominem :comment être assuré qu’une distinction nouvelle s’accorde avecle principe : in eodem sensu eademque sententia ? Pour autant quesententia désigne plutôt l’élément matériel du discours, et sensus

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le formel, il saute aux yeux d’abord que l’opposition du positifet de l’ontologique est littéralement inconnue de saint Thomas,et aussi de toute son école dont les plus récents représentantsparaissent peu disposés à lui accorder droit de cité. Justementparce que son sens formel le plus immédiat est de rendreimpossible aux hommes d’aujourd’hui le « sensibilibus manuduci-mur » dont ceux du XIIIe siècle étaient au contraire favorisés68.

Qu’il y ait un gain à dégager de la physique d’Aristote lesvoies de saint Thomas, c’est indéniable. Que la « transcendance »(TT, p. 18) de la réflexion ontologique mérite l’hommage que luirend le P. Philippe de la Trinité en l’opposant à toute recherchepositive ou même phénoménologique, c’est non moins certain.

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68 Citons seulement deux ouvrages, postérieurs l’un et l’autre aux cri-tiques du P. Philippe de la Trinité. Dans son Initiation métaphysique, par-ticulièrement soucieuse et informée de méthodologie scientifique, MgrB. de Solages se montre lui aussi très sensible au « décantement pro-gressif des preuves cosmologiques », et d’abord à celui de la preuvearistotélicienne par saint Thomas qui « achève d’en faire une preuveontologique » (Op. cit., p. 214, note 24). Pour autant, il est si loin de sépa-rer cosmologique et anthropologique de l’ontologique qu’il expose aucontraire comment les diverses « voies vers Dieu » en réalisent la syn-thèse et se lient elles-mêmes dans le désir de Dieu et du bonheur. Sibien qu’il conclut : « Cette voie vers Dieu est d’autant plus puissantequ’elle peut être élargie aux dimensions du Monde, portée à l’échellede l’Univers et c’est ce qu’a fait le P.Teilhard de Chardin dans sa dialec-tique de l’Évolution » (Ibid., p. 237). – Mais voici plus symptomatiqueencore de la part d’un thomiste qui commença par faire une critiqueradicale des insuffisances métaphysiques de P. Teilhard de Chardin ou le philosophe malgré lui (Beauchesne, 1960), mais tint ensuite à mettre en valeur « la vision du grand inventeur », Teilhard de Chardin (Seghers,1961) et sa portée apologétique ; entreprenant d’exposer à nouveau Les 24 thèses thomistes (Téqui, 1962), l’abbé P.-B. Grenet ne croit pouvoirmieux le faire qu’en tenant compte de « la façon moderne de se repré-senter le devenir universel », c’est-à-dire « de l’évolution, dont ses précédentes études sur le P. Teilhard lui ont révélé l’importance dansla mentalité contemporaine » (Op. cit., p. 11). Par là, il espère aider son lecteur à « briser la coque de la formulation scolastique » qui

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Mais que ce gain soit acquis et cet hommage rendu en sacrifiantune « manuduction », fondée sur la Tradition théologique plusencore que philosophique, c’est peut-être payer un trop hautprix, surtout à l’heure où Teilhard trouve le moyen de rajeunircette perspective ancienne en en ouvrant de nouvelles — ce quid’ordinaire est signe de progrès véritable. Il est vrai, le P. Philippede la Trinité en juge tout à l’inverse et il pense plutôt sauver quesacrifier les chemins traditionnels vers Dieu en opposant à une« méthode radicalement viciée » (TT, p. 61) une distinction « essen-tielle , fondamentale, radicale, génératrice de clarté » (TCSC, p. 295).Bien qu’elle l’amène à poser constamment le dilemme : « oubien, savoir positif sans valeur ontologique — ou bien passagede l’un à l’autre et mauvaise philosophie »69, il ne doute pas queses deux savoirs restent « complémentaires » et même forment « unfaisceau convergent » au double titre « du sujet connaissant et del’objet à connaître » (TT, p. 34). N’a-t-il pas donné une base solideà l’analogie qui garantit pareille convergence ? Que demander deplus ?

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enclôt ces thèses et à reconnaître « qu’elles n’ont rien perdu de leurvaleur » (p. 10). Pour marquer toute la portée de son intention, il donnecomme sous-titre à son livre De l’Évolution à l’Existence ; et si, dans unenote préalable au commentaire de la 22e Thèse consacrée aux preuvesde l’existence de Dieu, il suggère modestement : « Peut-être est-il dudevoir des thomistes du XXe siècle de reprendre à leur compte et avecleurs moyens propres le projet du P. Teilhard » (p. 331), à la fin de cecommentaire intitulé Le Sens de l’Evolution, il n’hésite pas à s’appro-prier, en la complétant, une expression teilhardienne : « Premier Moteur,en arrière et en avant, ALPHA et OMEGA » (p. 353). — De ce doubleexemple, on peut déduire au moins ceci : il est douteux que le « sens »donné par le P. Philippe de la Trinité à sa distinction soit conforme à « une saine évolution homogène ».69 Voici le texte complet de ce dilemme : – « Ou bien l’on reste sur le plan de la phénoménologie (fût-ce à la manière d’une synthèse qu’onpeut appeler philosophique), et ces affirmations ne sauraient prétendreà aucune portée de valeur ontologique…, — ou bien l’on sort de

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Seulement la question décisive reste de savoir si l’affirmationde cette analogie ne reste pas purement théorique, démentiequ’elle est par la pratique à laquelle induit d’elle-même la dis-tinction du positif et de l’ontologique. Une telle contradictionentre théorie et praxis, nous l’avons vue se produire chez lesthéologiens et philosophes thomistes, plus ou moins inclinésvers le progressisme, comme une conséquence, avons-nous dit,de l’absence de réflexion sur l’historique. Il est temps de nousrendre compte que la même cause produit le même effet chez lethéologien qui, devant une vision globale de l’évolution, se posecomme « progressif » en même temps que fervent adepte de lamétaphysique thomiste. Déjà nous avons constaté que sa distinc-tion nouvelle dissociait complètement, et plutôt en deux termesqu’en trois, le bloc « mythique » de Teilhard. Pour voir mainte-nant comment le séparatisme qu’elle engendre tend à deveniraussi intégral que le confusionnisme qu’elle entend combattre, etentraîne malgré lui son initiateur dans la contradiction entrethéorie et pratique, il nous suffira de regarder attentivementquelques-uns de ses textes, en les prenant comme lui-même apris ceux de Teilhard : « objectivement, prout jacent, tels qu’ils selisent » (TT, p. 64), – tout en étant, nous aussi, bien persuadés que

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la phénoménologie scientifique pour passer au savoir de type ontolo-gique, et l’on fait alors une mauvaise philosophie » (TCSC, p. 295). – Qu’onle compare avec la définition de la métaphysique thomiste par Maritain : «Saint Thomas reconnaît dans la métaphysique la science suprême del’ordre naturel, parce que pour lui l’expérience est le point de départ de lascience, qui, lisant au-dedans du donné sensible des nécessités intelli-gibles qui le dépassent, peut le transcender en suivant ces nécessités etparvenir ainsi à une connaissance supra-expérimentale absolument cer-taine » (Degrés du Savoir, p. 133). Ainsi, à la place de « nécessités intelligibleslues dans le sensible », le savoir positif n’en dégage que des « affirmations »sans « aucune valeur ontologique », et, au lieu de « pouvoir transcender ledonné en les suivant », il ne passe au savoir ontologique qu’en « faisant dela mauvaise philosophie ». Que reste-t-il du sensibilibus manuducimur ?

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l’intention de leur auteur n’est nullement de tomber dans lescontradictions que son langage va révéler.

A) Les deux savoirs et leurs « langues ».

Dans un passage de son premier article, plus haut cité, nousl’avons vu admettre encore que « par voie de comparaison » on pouvait parler de « personne » et de « corps mystique » « dans lesillage d’une méthode scientifique et phénoménologique ». Pourfaire échec au confusionnisme intégral, sa dernière brochure sefait plus catégorique : « La christogenèse (croissance du corpsmystique) ne nous enseigne rien sur la cosmogenèse, — et inver-sement » (TT, p. 34, fin de la note 36). Comment pourrait-il en êtreautrement puisque l’anthropogenèse elle aussi « n’a rien à voir,nous le savions déjà, avec le Corps mystique » ? La différence iciest que ce terme médiateur est complètement passé sous silence.Abstraction qui fait violence à Teilhard qui, lui, n’oublie jamaisqu’entre le Monde et Dieu, il y a l’Homme. Sans compter qu’onvoit mal alors comment elle permet au critique de s’accorder avecses dires antérieurs : « Il est vrai qu’il y a une manière chrétienned’envisager la cosmologie » (TCSC, p. 313), et l’Église possède « unpouvoir indirect en matière scientifique », à propos « par exemplede l’origine animale du corps humain et du problème mono-poly-génisme » (TT, p. 8, note 20). Comment le « rien » qui interdit touteinteraction entre Christ et Cosmos, du point de vue du savoir,laisse-t-il subsister cette double relation ?

Le P. Philippe de la Trinité ne s’en explique pas ; mais enrevanche, se tournant vers l’Écriture, il nous avoue « voir malcomment on peut logiquement harmoniser l’orientation géné-rale du “teilhardisme” comme cosmogenèse – anthropogenèse –christogenèse avec cette parole du Christ : ‘‘ Mon royaume n’estpoint de ce monde ’’ » (TT, p. 42). Enregistrons l’aveu : maisdemandons à notre tour comment lui-même réussit à concilierle séparatisme instauré par son « rien » entre Christ et Cosmos

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avec cette autre parole de l’Écriture : « Ego sum lux mundi » !Sans doute, ce monde n’est pas celui dont s’occupe la physiquemathématique ; il est celui d’où naissent les hommes et qui est àeux et pour eux, comme eux-mêmes sont au Christ et pour Lui— exactement le monde dont parle la phénoménologie de Teil-hard lorsqu’elle met au jour à sa manière la finalité objective dumonde par rapport à l’homme comme celle de l’homme parrapport à Dieu et au Christ. Double lien aussi essentiel, semble-t-il, à la réalité évangélique qu’à la philosophie scolastique.

Comment donc expliquer que le P. Teilhard paraisse ici plusproche de l’une et de l’autre que son critique, tout en étantaccusé par celui-ci de ne « RIEN » conserver « de spécifiquementscolastique » (TT, p. 9) ? De la manière la plus simple, mesemble-t-il, l’Homme, en tant que milieu et sujet d’une triple « genèse », naturelle, humaine et surnaturelle qui s’accomplit àtout instant, jusque dans les énoncés où se formule son savoir, — cetHomme disparaît complètement aux yeux du P. Philippe de laTrinité en vertu même de la distinction-clef qu’il a adoptéecomme « évidence de base ».

De cette disparition qui s’accomplit assurément, redisons-le, contre les intentions subjectives du critique, mais nécessaire-ment aussi contre ses affirmations objectives concernant l’analo-gie de ses deux savoirs, le mécanisme est assez facile à saisir. Iln’est que de se reporter au texte de la lettre de Teilhard, citéetout au début de la présente étude, où celui-ci expose l’inten-tion essentiellement apologétique qui anime toute sa recherchede l’unité : exprimer en « langue » compréhensible aux scienti-fiques de son temps les vérités religieuses dont lui-même vit.C’est précisément de ce texte que le P. Philippe de la Trinités’empare pour y déceler le mal profond dont souffre l’entre-prise de Teilhard.Voici en effet le commentaire qu’il en donne :

C’est là que gît, selon nous, la racine même de l’irrémédiableconfusion. Le langage positif, comme tel, n’exprimera jamais et ne

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pourra jamais exprimer légitimement les valeurs dogmatiques etmorales parce que celles-ci, sous peine de n’être plus ce qu’ellessont, ressortissent au registre du langage ontologique, et ce n’est pasune question de mots, ni de simple coutume. Tout est là. De mêmequ’on ne peut pas attendre d’un Chinois, comme tel, qu’il parlel’arabe, de même on ne peut pas demander au dogme et à la moralede s’exprimer en un langage positif, à cette différence près que telChinois peut savoir l’arabe, mais que le dogme ne sera jamais sus-ceptible de se traduire en langue positive. Que le croyant, lui,connaisse les deux langues, rien de mieux, car il y a objectivementdes interférences possibles, car il y a le bienfait de la culture géné-rale, car il y a aussi souvent (celui) du contact subjectif de personneà personne, mais qu’on renonce une fois pour toutes à tenter l’expérience d’exprimer « positivement » l’ontologie, la dogmatiqueet la morale, comme à tenter d’exprimer « ontologiquement » lessciences positives (TCSC, p. 327 et TT, note 13).

Remarquons-le tout d’abord : une séparation aussi radicalede ces deux langages s’explique, au mieux si, comme nous l’avonssupposé, l’idéal du savoir positif est, aux yeux du P. Philippe dela Trinité, proprement celui de la physique mathématique. Car,entre des édifices d’équations et les valeurs dogmatiques etmorales, le rapport assurément ne peut être que distendu aumaximum et la communication difficile à l’extrême ; encore queles esprits amoureux de la mystique des nombres, tel un Augus-tin, ne renonceraient sans doute pas si facilement à découvriren un pareil domaine des « vestiges de la Trinité ». Après tout,les créations mathématiques, si épurées et complexes qu’ellessoient, restent toujours celles d’un esprit incarné, lui-mêmecréé à l’image et à la ressemblance de Dieu… Mais laissonscette question de côté, après tout accessoire et même propre-ment marginale, puisque le savoir positif embrasse pratique-ment toute l’étendue des connaissances humaines sauf l’onto-logie, le dogme et la morale.

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Quelles sont donc les conséquences du « renoncement »auquel consent le P. Philippe de la Trinité ? Ce n’est pas seule-ment le « dialogue de sourds » (TT, p. 15) avec Teilhard dont nousvenons de parcourir les principales étapes, — ce qui contreditdéjà, par le fait, sa belle assurance sur les « entretiens en pro-fondeur » des hommes de culture. Mais c’est surtout la négationen pratique de toute l’analogie profonde qui, selon sa théorie,doit rendre « complémentaires » et convergents ses deux savoirs.En effet, l’impossibilité de leurs « langues » à « exprimer légiti-mement » leur contenu en se traduisant l’une l’autre comme lechinois et l’arabe, détruit radicalement tout ce qui a été affirméantérieurement sur l’« être sensible », « objet de l’intelligence etobjet UN », ainsi que sur la richesse ontologique, virtuelle, de laconnaissance vulgaire ou de la « prose de M. Jourdain ». Qu’im-porte qu’« au départ toujours – et ensuite encore pour de trèslarges sections », les deux savoirs, positif et ontologique, « por-tent sur un même objet et sur un objet UN » ? Puisque, dès quecet objet UN en vient à être exprimé dans l’une ou l’autre «langue », la divergence se produit, irrémédiable, insurmontable.Un Chinois et un Arabe qui se comprennent difficilement peu-vent, dès qu’ils sentent la gêne caractéristique de la mésen-tente, revenir au fond commun de leur nature humaine et auxgestes essentiels où s’exprime ce fond pour mettre peu à peuune équation sur des zones de plus en plus larges de leursmoyens de communiquer. Au métaphysicien et au savant positif,pareil retour ne peut servir de rien, et vaine est leur recherched’un accord par approximations successives, car « le dogme nesera jamais susceptible de se traduire en langue positive »comme « les sciences positives » doivent renoncer une fois pourtoutes » à tenter d’exprimer « ontologiquement » leur contenu.Ainsi leurs deux « langages » sont plus étrangers l’un à l’autreque ne le sont, depuis Babel, le chinois et l’arabe. Alors, par laconfusion des langues, l’humanité a été divisée, mais non sansespoir de réconciliation, parce que la traduction demeurait

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possible, en attendant le miracle de la Pentecôte. Aujourd’hui,par la séparation du savoir en deux langues rigoureusementimperméables, pareil espoir est interdit ; et il n’y a pas àattendre que le feu de l’Esprit descende pour faire fondre lacloison étanche qui les isole.

« Tout est là, et ce n’est pas une question de mots, ni de coutume », affirmait déjà l’article de 1959 et répète la premièrepartie de la brochure. La dernière le redit au P. de Lubac consi-dérant que l’effort unificateur de Teilhard n’est pas « de natureà alarmer personne ».

Unifier, réunir, synthétiser, fusionner les registres de pensée scienti-fique et dogmatique… c’est là que gît le vice radical du teilhardisme…Parce que, au plan abstrait des concepts, le langage de l’ordre dusavoir positif ne peut pas et ne pourra jamais exprimer, quant à nous,les réalités d’ordre métaphysique et dogmatique (TT, p. 51).

Seulement, ce que dissocie définitivement une telle impossibi-lité, c’est l’unité du verbe humain, sans retour possible à la commu-nication fondamentale que la raison, par lui manifestée, doit assu-rer. En vain, parlons-nous de cosmo-logie, de phénoméno-logiecomme d’onto-logie et de théo-logie : en ces deux groupes desciences, le logos n’est commun qu’en apparence et de façon nomi-nale. D’un côté il est positif ; de l’autre, il est… comment l’appeler ?disons « logique », mais tel que, selon « la bonne logique » du P. Phi-lippe de la Trinité, il n’a « rien à voir » avec le positif, son vis-à-vis.S’il prétend cependant se référer à l’Être, commun aux deuxsavoirs, c’est que celui-ci est non point analogue, mais purementéquivoque, comme son logos, incapable qu’il est, en dépit de sonétymo-logie, c’est-à-dire de sa raison d’être, de lier ses deux opposésou seulement de les mettre en rapport si peu que ce soit.

À quoi bon, après cela, évoquer leur « faisceau convergent »,en appeler aux « rencontres », aux « interférences possibles »,aux « analogies profondes » que saisit l’homme cultivé grâce au

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« bienfait de la culture générale » ! Pourquoi même se réjouirque « le croyant, lui, connaisse les deux langues » ? Ce doublesavoir ne lui donnera pas de remédier à leur foncière étrangetéqui le condamne à ne pouvoir jamais parler que soit l’une soitl’autre, mais en s’interdisant tout changement de « registre », souspeine de tomber comme Teilhard dans la « pseudo-synthèse »,dans « le concordisme gratuit » et le « comble de la confusion ».

Double, si je ne me trompe, est l’erreur d’une telle argumen-tation. D’abord, elle omet de distinguer entre langues tech-niques, celles par exemple du mathématicien, du chimiste, dujuriste, etc., et langues proprement humaines (français, chinois,arabe, etc.,), celles-ci étant de droit universelles, alors que celles-là sont nécessairement particularisées selon l’objet formel propreà chaque savoir technique. Du coup, l’impossibilité du passage,moyen terme du raisonnement, se trouve restreinte : nulle pourles langues humaines, elle existe au contraire dans une largemesure pour les langues techniques, justement parce que leurobjet propre ne concerne qu’un aspect du divers sensible :nombres et formes, corps simples et corps composés, rapportsde droit, etc. Plus se multiplient ces aspects spécifiques et sedétermine la particularité de chacun, plus les langues tech-niques tendent à diverger par leur contenu et leur forme. Parsuite, plus aussi la traduction de l’une en l’autre devient malai-sée et d’ailleurs dépourvue d’intérêt.

Une seconde omission concerne l’analyse du rapport entrele sujet qui parle soit l’une, soit l’autre de ces deux langues, etl’objet sur lequel il discourt par leur entremise, en d’autrestermes plus simples, du rapport entre le vir scientificus et l’homoreligiosus. Si technique que soit la langue parlée par le premieret fût-elle aussi conventionnelle que celle de la logistique, iln’en reste pas moins un homme qui parle en même temps unelangue universelle et doit user des formes du discours les plusgénérales, ne fût-ce que pour construire et perfectionner salangue technique. De ce point de vue, proprement subjectif, la

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communication entre techniciens demeure toujours possible,donnant lieu aux « analogies profondes » qu’a fait ressortir le P. Philippe de la Trinité. Mais du côté opposé, proprement objec-tif, elle n’est pas simplement impossible. En effet, toujours fon-dée sur la possession d’une langue humaine, donc universelle,la même communication entre eux devient d’autant plus facileque leur savoir se cantonne moins dans le particulier et tend àembrasser un objet plus universel. À la limite, quand il estquestion en leur dialogue de « tout le Phénomène humain »,virtuellement il n’y a plus de différence entre langue techniquedu phénoménologue et langue humaine ou universelle du phi-losophe et du théologien. Et c’est pourquoi, par ses seuls écritset sans le secours d’un « contact subjectif de personne à per-sonne », Teilhard, homo religiosus, trouve si facilement audienceauprès des viri scientifici des diverses techniques. Fait qui s’ex-plique en outre par deux causes convergentes, égalementdignes d’être prises en considération par le théologien. D’abordson langage use de grands symboles, d’ordre cosmique et géo-métrique, comme humain et social, souvent empruntés à laBible. De plus, toute langue humaine ou le langage comme telest si essentiellement symbolique, au sens fort et traditionnelde ce terme, que sa structure ne reflète rien de moins quel’unité des deux natures dans le Verbe incarné…70.

Comme contre-épreuve de cette analyse propre, semble-t-il,à réconcilier Teilhard avec son censeur, posons-nous encoreune question : ce dernier aurait dû, suivant et le fil de son argu-

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70 À une telle profondeur, en effet, se situe en dernière analyse le liendu langage avec l’historicité et ses trois niveaux. Mais, sur ce point que nous ne pouvons développer ici, contentons-nous d’une citation : « Demême que les théologiens chrétiens parlent d’une communication desidiomes entre la divinité spirituelle et l’humanité charnelle à propos del’incarnation, de même il existe une communication des idiomes entrela pensée et son expression » (E. Ortigues, Le Discours et le Symbole,Aubier, 1962, p. 36).

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mentation et son inclination vers la « spécialisation »71, comparerles langages positif et ontologique à deux langues techniquesbien particularisées plutôt qu’au chinois et à l’arabe, langueshumaines universelles. Pourquoi donc avoir choisi la comparai-son qui se retourne contre lui ? C’est qu’à ses yeux, le savoirpositif, non content de se particulariser en langues techniques,englobe aussi cosmologie, anthropologie et toute la phénomé-nologie ; d’autre part, le savoir ontologique s’étend de « la prosede M. Jourdain » aux métaphysiques les plus spécialisées. Il s’agitdonc de deux langues universelles, en dépit des visées formelle-ment différentes de leurs savoirs, l’un prétendant considérerl’être sensible en tant que sensible et aussi en tant qu’être,l’autre regarder le même être seulement en tant qu’être. Or, prisà ce degré de généralité, ces deux savoirs et leurs langues nepeuvent pas plus se refuser à la communication que le chinoiset l’arabe. En effet, l’être sensible, sitôt médiatisé par le langage,a non seulement un sens pour l’appétit naturel, mais prend unesignification humaine et théorique et dessine en outre une orienta-tion pratique visant au-delà de la pure et simple nature humaine.Si bien que l’unité de ces trois « sens du sens » (TCSC, p. 292) seréfère directement à l’ontologique ; de même qu’à l’inverse,l’être en tant qu’être ne peut, pour s’exprimer, faire totalementabstraction du sensible dont il est issu et auquel le ramènenécessairement le discours, ne fût-ce [que] par sa structuresymbolique, surtout lorsqu’il doit servir de support au dogme et

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71 « Le progrès n’est possible que dans et par la spécialisation, en philo-sophie et en théologie, comme en sciences, en technique et en art. Cuiquesuum demeure une règle d’or » (TT, p. 14). Rien de plus exact, à condi-tion toutefois d’ajouter que la spécialisation n’est pas sans dangers,surtout en philosophie. Vouloir ne connaître qu’un seul système méta-physique, sous prétexte que ses vérités sont immuables et qu’ainsi on le fera mieux progresser, c’est nécessairement méconnaître sa parti-cularité historique et risquer de prendre pour « progressif » ce qui est enréalité « régressif ».

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à la morale. Être fidèle à l’analogie thomiste jusque sur le plandu langage, c’est donc rétablir la communication entre ces deuxsavoirs et leurs langues, tandis que prétendre interdire celle-ci,c’est nier radicalement celle-là.

Bien mal, ou plutôt très heureusement inspiré fut le P. Philippede la Trinité de prendre ainsi « objectivement et à la lettre, prout utjacet » (TT, p. 64) le texte où Teilhard exprimait son vœu le plus cher.Car, en croyant y découvrir « la racine de l’irrémédiable confusionintégrale », il a mis à nu en réalité celle d’un irrémédiable sépara-tisme intégral. En appliquant à la « langue » une distinction élabo-rée pour le savoir et ses degrés d’abstraction, il est passé à son insude l’abstrait au concret, de l’exprimable à l’exprimé, de l’intempo-rel à l’Historique, oubliant en même temps que le langage, par sonaction médiatrice, ne réunit pas moins tous ces termes qu’il ne lesdistingue. Nous venons de voir quel désastre entraîne pareil oubli :le savoir positif, dont nous avions dès le début signalé l’empiéte-ment sur l’ontologique en est venu à dissocier ce dernier à sontour, lui, le logos de l’être en tant qu’être.

B) Les deux Savoirs et l’Écriture.

Mais il y a pire. Car qui s’en prend au verbe humain ne peutplus, malgré qu’il en ait, rendre au Verbe divin le respect qui luiest dû. Si seulement le P. Philippe de la Trinité s’était demandéen quelle « langue » le Fils de Dieu avait bien pu se révéler à deshommes qui n’étaient ni savants positifs, ni métaphysiciens,jamais sa volonté de défendre dogme et théologie ne l’eûtengagé sur une pente aussi fatale. Car il aurait vite reconnu que la « voie de comparaison », par lui un moment concédée àTeilhard, était, avec son cortège d’images, de symboles et demétaphores le moyen par excellence de cette révélation. Com-ment en être surpris ? Le Verbe n’est-il pas, en personne,« image du Dieu invisible » (Col 1, 15) ?

Bien plus, puisque, professeur, ce théologien savait « se faire

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tout à tous » jusqu’à user, « par manière d’image », de l’opposi-tion horizontal-vertical pour faire saisir à ses étudiants la dis-tinction chère à son cœur (CV, p. 335), pourquoi ne pouvait-ilpartir aussi du même symbole pour comprendre Teilhard ? Par là, sans doute se fût-il épargné de le considérer comme « ungrand esprit faux, en dogmatique » (TCSC, p. 329). Car, en selaissant guider de proche en proche par cette « image » vers lacompréhension de l’« En haut et En avant » (TT, p. 72) et du « Cône du Temps » jusqu’au « Point Omega », il aurait bientôtdécouvert les trésors de « métaphysique implicite », virtuelle-ment contenus dans une prose quand même plus riche quecelle de M. Jourdain. Chez ce « poète littérateur et mystique »(TT, p. 36), en effet, les axes OX et OY jouent un rôle fondamen-tal et pas seulement « par manière d’image » ; bien plutôt parceque, surgie du plus profond de notre être un et double, à la foisspirituel et charnel, cette « image » en reflète exactement la sou-dure analogique, attestant, comme telle, la possibilité d’« expri-mer légitimement » le courant alternatif de « la pesanteur » et dela « grâce », comme disait Simone Weil, qui nous traverse et sol-licite incessamment notre liberté. C’est bien pourquoi elle joueégalement un rôle capital dans l’Écriture qui nomme Dieu leTrès-Haut et désigne le Christ en disant, par exemple : « Qui des-cendit, ipse est et qui ascendit super omnes coelos, ut impleret omnia »(Ep 4, 12).

Hélas, telle est la puissance d’illusion que recèle la distinctiondu positif et de l’ontologique qu’elle a détourné d’aussi simplesréflexions l’esprit de son promoteur. Du coup, elle le condamnaitégalement et à méconnaître le langage du Verbe pour peu qu’ils’opposât, par un mot ou seulement un signe, à sa vertu disso-ciante, et à être aussitôt convaincu de contradiction par le Témoinirréfragable de l’unité Homme-Dieu qui, comme tel, est aussi lefondement et le modèle de l’unité entre théorie et praxis qu’ilnous faut respecter jusque dans notre discours.

Apportons-en la preuve :

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Teilhard pourra nous dire tout ce qu’il voudra de « l’existenced’un point Omega cosmique » en fonction d’un « Univers psychi-quement convergent » sur le plan positif — cet Omega ne peut abso-lument pas être nommé Dieu – et si cet Omega est dit être Dieu oucoïncider avec Dieu, alors Dieu n’aura été ni démontré, ni mêmepensé de manière valable. En toute hypothèse, l’opération sera man-quée (TCSC, p. 305).

Que la manière dont Teilhard s’est représenté son PointOmega prête à objections, j’en conviendrai d’autant mieuxque — on le verra par les inédits que je publierai — je l’ai à cepropos accusé de « millénarisme ». Pour autant, je me suisbien gardé de prétendre que « cet Omega ne peut absolumentpas être nommé Dieu ». Si son censeur n’observe pas la mêmeréserve, c’est évidemment qu’il a commencé par rabattre toutela phénoménologie de Teilhard « sur le plan positif ». L’« abso-lument » qui coupe alors le chemin de la science à la religion,en découle fatalement et trahit à nouveau la profondeur duséparatisme substitué à la prétendue confusion. Seulement,de cette coupure une autre conséquence non moins logiques’ensuit bientôt, pour l’esprit du théologien lui-même, d’au-tant plus grave qu’il la souligne par une remarque combiensignificative :

Pour notre part, nous ne déplorons pas du tout que le pointOmega ne soit pas plus explicitement nommé par Teilhard dans sonanalyse phénoménologique, mais nous affirmons qu’on se paie demots lorsqu’on veut voir un rapport autre qu’imaginaire, illusoire,entre le signe algébrique commandé par une analyse phénoméno-logique positive (d’ailleurs discutable) et le fait de l’Incarnation.C’est du délire (TCSC, p. 325-326).

Pourtant, bien avant que Teilhard songe à son Point deconvergence cosmique, n’est-ce pas saint Jean qui, le premier, a

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« entendu le Seigneur Dieu dire : Je suis l’Alpha et l’Omega »(Ap 1, 8 et 22, 13) ? Sans doute, ces deux lettres n’étaient-ellespas, pour l’Apôtre, des signes algébriques. Mais rien n’indiquequ’il ait cru « délirer » en entendant le Seigneur se mettre enrelation avec elles, bien plus se « nommer explicitement » parelles. Aussi bien, n’est-ce pas à l’Apôtre, mais à Teilhard qu’estprêtée pareille transe. Seulement comment expliquer qu’aprèsavoir été dicté par l’Esprit Saint, le « rapport » symboliqued’Omega au « fait de l’Incarnation » puisse perdre toute savaleur au point de devenir, aux yeux d’un théologien, purement« imaginaire » et « illusoire » ? La raison n’en peut être évidem-ment qu’entre-temps Omega est devenu « signe algébrique »tout en retenant d’ailleurs son sens propre originel. Serait-cealors que la reprise de ce symbole à ce double titre est « com-mandée par une analyse phénoménologique » ? Celle-ci détrui-rait si bien le « rapport » d’Omega au même « fait » qu’elle justi-fierait le théologien de ne plus reconnaître ni l’intelligibilitépremière ni le fondement scripturaire du symbole. Cependantla faute n’en peut être à la seule « analyse phénoménologique »,comme telle, puisque lui-même prend soin d’en mettre entreparenthèses la valeur plus ou moins « discutable ». Reste unedernière raison : cette analyse, il la qualifie « positive », paropposition à « ontologique ». C’est donc uniquement parce quecette distinction, « génératrice de clarté » a si bien ébloui lesyeux du théologien qu’elle a complètement éclipsé à sa vue lesens originel et la valeur sacrée du symbole. S’il ne s’était avecelle « payé de mots », la monnaie de sa pièce aurait-elle pu luiêtre ainsi rendue par le Verbe, Alpha et Omega ?

Un aussi simple exemple montre déjà quel « délire » peutprovoquer le séparatisme d’une telle distinction. De soi, sansdoute, méconnaître ainsi la « langue » du Verbe reste fauteminime, aisément corrigible et, somme toute, le fruit d’uneinvolontaire distraction. Elle n’en est pas moins grosse deconséquences théologiques qui vont apparaître et révéler sa

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véritable portée, lorsque le P. Philippe de la Trinité, pour s’op-poser au P. de Lubac, poussera à la limite le reproche articuléen 1959, accusant le P. Teilhard de « confusionnisme intégral ».Alors, sous prétexte de dénoncer « une abstraction » de l’un etde réfuter les explications de l’autre, elle entraînera leur cen-seur en des voies qui, à notre sens, exténuent dangereusementle Mystère du Christ et, en tous cas, s’égarent assez loin de lathéologie la plus sûre pour contredire ouvertement celle desaint Thomas. Quand nous l’aurons montré, il deviendra mani-feste que l’oubli du « rapport » d’Omega « au fait de l’Incarna-tion » n’est minime qu’en apparence, et du même coup onmesurera mieux combien est malfaisante la distinction qui,après avoir provoqué pareil oubli, engage encore celui qui l’acommis à en justifier les conséquences doctrinales.

En effet, ce qui met en cause la brochure de 1962, ce n’estpas seulement l’emploi d’une lettre symbolique, mais bien lerôle cosmique, du point de vue proprement dogmatique, que le P. Teilhard attribue au Christ-Omega sur la foi de divers textes pauliniens, notamment le « omnia in ipso constant » (Col 1, 17) et lepassage de 1 Co 15, 26-28 se terminant par « Deus omnis in omnibus »— trois versets, si présents à sa pensée, qu’il les rappelait encore à la fin de son Journal, comme fondement de son « Credo » (TT,p. 72).

Déjà, en 1959, le P. Philippe de la Trinité avait reproché à laChristologie teilhardienne de « méconnaître totalement la trans-cendance absolue et la gratuité parfaite » (TCSC, p. 310) du mys-tère de l’Incarnation, s’écriant devant son interprétation de ladoctrine du Corps mystique : « Le confusionnisme bat sonplein… Nous sommes en pleine divagation » (TCSC, pp. 311-312). Dans Teilhard et le Teilhardisme, il accentue cette critique endénonçant, nous l’avons vu, la « vision mythique du Christ total »(TT, p. 64). En outre, rencontrant chez le P. de Lubac une phraseoù cet interprète intelligent ne craint pas de mêler ses expres-sions propres à celles de Teilhard peinant à exposer son projet

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fondamental, le P. Philippe de la Trinité la présente en bloccomme « une des expressions intellectuelles les plus claires duconfusionnisme teilhardien », stigmatisant du même coup lesdeux auteurs :

… avoir trouvé le moyen intellectuel efficace de « sauver l’un parl’autre le courant de la science et celui de la religion — de sauver l’unepar l’autre (quant à nous) la » chaleur (?) « de Dieu et l’organicité dela Cosmogenèse — ce moyen étant fourni par la Christologie ». C’estune aberration (TT, p. 51 — après avoir cité in extenso le P. de Lubac,p. 144).

Pourtant le P. Philippe de la Trinité avait commencé de com-prendre l’intérêt d’une interprétation réaliste de la doctrine du Corps mystique et s’y était même montré favorable au pointd’écrire :

Quand Teilhard veut ne pas réduire le Corps mystique à unensemble de relations purement juridiques et morales, nous nepouvons qu’applaudir ; quand il veut que « le Corps mystique (soit)conçu à la manière (c’est nous qui soulignons) d’une réalité physique— sans atténuation » (La vie cosmique, 1916), nous sommes toujoursd’accord, mais il faudrait cependant plus de précision, car tout n’estpas dit par là. Le « lien physique », nous préférons dire le lien « onto-logique » du Corps mystique, nous le voyons dans la réalité mêmede la grâce sanctifiante, strictement spirituelle et surnaturelle, qui,selon les exposés du P. Mersch, fait de nous « Filii in Filio » et de soi,ces perspectives demeurent étrangères à l’évolution du Cosmos(TCSC, p. 311).

En somme, mise à part sa dernière proposition, ce texteatteste les meilleures dispositions chez son auteur face à l’en-treprise teilhardienne. Car un théologien n’a pas tort ni de sou-ligner dans la citation de Teilhard les trois mots « à la manière

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de » puisqu’ils indiquent en effet que la « conception » du « Corps mystique » ne peut se confondre avec celle d’une « réa-lité physique », ni de demander « plus de précision » pour encaractériser la représentation nécessairement analogique.Remarquons en outre qu’il ne rejette pas l’expression « lienphysique ». Et pour une fort bonne raison. Un professeur dethéologie chevronné n’ignore pas en effet que parmi les théo-ries qui s’essaient à expliquer l’efficacité des sacrements et parconséquent la manière dont se poursuit la croissance du Corpsmystique ou la « Christogenèse », il en est une qui affirme leurcausalité « physique », bien plus, que « cette théorie est suiviepar toute l’école thomiste depuis Cajetan »72.

Dès lors, on comprend que le P. Philippe de la Trinité ne rejettepas le mot « physique » encore qu’il préfère parler de lien « ontolo-gique », pour exprimer un contenu dogmatique que Teilhard neveut pas plus que lui révoquer en doute. Il semble donc qu’entreeux la divergence se réduise à une question de mots ; ce qui, enmatière aussi délicate, pourrait facilement s’expliquer et n’entraî-ner aucune grave conséquence. Cependant, cet écart initial et enapparence purement verbal aboutit au jugement tranchant ducenseur : « C’est une aberration ». Comment est-ce possible ?

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72 A.-M. Roguet, o.p., Les Sacrements, trad. fr. de la Somme Théologique, 3a,Q. 60-65, p. 360. — « Physique s’entend ici évidemment par oppositionaux autres qualificatifs caractérisant les diverses théories : causalité “ dispositive ” de saint Thomas junior,“ occasionnelle ” de Scot,“ morale ”de Melchior Cano et Vasquez, “ intentionnelle ” de Billot. Néanmoins,les arguments en faveur d’une telle opinion inclinent à prendre le motphysique en un sens très réaliste. Car elle s’appuie sur les expressionsde la Sainte Ecriture, des Pères, de la Liturgie qui, sans trancher entrela causalité morale et causalité physique, emploient des expressions oudes comparaisons qui s’entendent d’emblée d’une efficience directe etintrinsèque. Les Conciles attribuent aux sacrements non seulementune dignité et une excellence, mais une vertu ; ils reconnaissent qu’ilsconfèrent et contiennent la grâce : expression qui s’accorde mal avec unecausalité purement morale » (op. cit., ibid.).

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Assurément, les affirmations du P. Teilhard peuventparaître déroutantes, tant il proclame sans la moindre pru-dence que le Christ mystique qui « remplit, consomme… etdonne sa consistance à l’édifice entier de la Matière et de l’Esprit »coïncide « physiquement et littéralement » avec son Point Omegaqui « par structure est de nature supra-personnelle » (textescités en TCSC, pp. 311-312). Devant ces adverbes répétés avecinsistance ou devant d’autres formules semblables, on ne doitpas s’étonner que plus d’un théologien les prenant à la lettre,ait accusé Teilhard de naturaliser à l’excès le dogme en voulantle rendre compréhensible. À notre sens, la plupart des affir-mations de Teilhard interprétées en fonction de son projet fondamental peuvent fort bien se comprendre, à conditioncependant d’apercevoir qu’elles concernent essentiellementl’historicité et une historicité surnaturelle ; si bien qu’elles n’at-teignent à l’historicité naturelle, — « l’évolution du Cosmos »en tant qu’elle est « étrangère », comme le veut le P. Philippe dela Trinité, aux « perspectives » selon lesquelles « la grâce sancti-fiante » « fait de nous “Filii in Filio” », — que par l’intermédiairede l’historicité humaine, donc de notre actualité historique. Cesprécisions, il faut l’avouer, le P. Teilhard ne les donne pas, bienqu’à notre avis sa vision cosmique et religieuse n’eût rienperdu de sa force à les adopter. Mais laissons là ces regretsinutiles…

Seulement le P. Philippe de la Trinité ne recourt pas davan-tage à la moindre analyse de l’historique pour éclairer ou criti-quer le physicisme ou le naturalisme de Teilhard. Préoccupéplutôt de démythiser sa vision du Christ total, il lui appliquesans plus une distinction que nous connaissons bien.Voyons cequ’il en résulte.

Devant Teilhard qui, par référence à Col 1, 17, définit « leChrist, centre physique de consistance de tout ce qui doit survivrede la création », son censeur, après avoir cru bon de préciser cedernier mot en ajoutant : « (sensible, temporelle) », recourt aux

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degrés d’abstraction perfectionnée par le couple ontologiquepositif, et s’interroge de cette manière :

De quelle consistance s’agit-il ? Si l’on s’oriente vers une consis-tance de type ontologique, ce n’est pas du Christ qu’il faut parler,formellement, mais du Dieu créateur vivant en trois personnes. Sil’on s’oriente vers une consistance de type corporel, d’un point de vuesoit cosmologique, soit positif, on attribue à la Sainte Humanité duChrist un rôle qui, de ce point de vue, en fait une Humanité «mythique ». Le « pan-théisme » qui se vérifie de la Sainte Humanitédu Christ, en un sens ontologique recevable, du fait que cetHomme EST Dieu, ne vaut, à proprement parler que de cette sainteet adorable Humanité (TT, p. 52).

Dans ce texte qui veut en apparence déterminer, mais enréalité éliminer le mot « physique » appliqué à la « consistance »que le Christ donne au monde, se rencontrent d’abord l’oppo-sition majeure « ontologique-corporel », puis une subdistinctionde ce dernier terme en « cosmologique-positif ». Comment sou-haiter plus de précision et plus de clarté ? Au vrai, l’une etl’autre nous paraissent aussi fallacieuses qu’illusoires et même,si nous ne nous trompons, le P. Philippe de la Trinité s’est sibien embrouillé ici dans l’écheveau de ses distinctions qu’ellesse retournent contre lui et justifient son adversaire…

En effet, « corporel » s’oppose à spirituel, intellectuel, etc.,mais nullement à être en tant qu’être. D’autant que le « corporel »ici en question et d’ailleurs aussitôt désigné : « la Sainte Huma-nité du Christ » mérite à plus d’un titre, en particulier selon lelangage du censeur, d’être dit « ontologique ». Du coup, les deuxtermes de l’opposition initiale s’identifiant, celle-ci s’évanouitet, avec elle, la fausse clarté qu’elle prétendait jeter sur le pro-blème. Mais, en substituant « corporel » à « physique » pour reti-rer plus sûrement toute valeur « ontologique » au « Centre » deTeilhard, son critique a complètement oublié qu’il s’agissait

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d’abord, en une telle relation, du terme fondant la consistance,l’Humanité du Christ, pour ne plus penser qu’au terme fondé,« la création » et, qui plus est, en tant que « (sensible, tempo-relle) », comme sa parenthèse tient à le préciser. Ainsi s’expliquequ’il ait pu ensuite se demander si cette « consistance (phy-sique)… de type corporel » est à envisager « d’un point de vuesoit cosmologique, soit positif ».

Subdistinction aussi vaine que l’opposition précédente. Eneffet, son second terme ne présente aucun intérêt ; Teilhard,moins encore que son critique, n’a jamais songé que le Christpuisse, comme « centre physique », relever « d’un point de vuepositif » ou devenir, en d’autres termes, déterminable par la phy-sique mathématique. Mais le premier terme « cosmologique »,puisqu’il s’oppose ici à « positif », ne peut être lui-même que « detype ontologique ». Sous cet angle, il doit donc correspondresoit au sens ancien, aristotélico-thomiste, de « méta-physique »,pour qui reste dans l’attitude du pur philosophe, soit au sensplus récent de « sur-naturel », pour qui prend au contraire celledu théologien.

Mais alors, la position de Teilhard est justifiée et non cellede son critique. D’une part en effet, le « centre physique » deconsistance dont parle le premier et que le second continue dedire « corporel » (pour le rabaisser cette fois, grâce à sa subdis-tinction, au niveau d’un « cosmologique » ou d’un « positif »également opposés à l’ontologique) est effectivement cosmolo-gique, métaphysique et ontologique au regard du philosophe quicherche le fondement dernier de « la création » même « (sen-sible et temporelle) » et d’autre part, il est aussi « sur-naturel »au regard du théologien qui adopte les perspectives de Paul.Teilhard s’approprie donc ainsi une thèse qui, pour être scotisteplus que thomiste, n’en est pas moins parfaitement orthodoxeet de surcroît accordée aux vues pauliniennes. Tandis que soncenseur, pour avoir oublié que « physique », pris en son sensétymologique, n’équivaut nullement à « corporel » et peut en

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outre, de son propre aveu, équivaloir à « ontologique » quand ils’agit de la causalité de la grâce du Christ (TCSC, p. 311 citésupra), en vient à être en complète opposition, comme nous lemontrerons ensuite, avec saint Paul d’abord, puis bientôt mêmeavec saint Thomas, non sans avoir commencé par se contredirelui-même du moins pour une part.

En effet, quatre pages plus loin, il écrit : « L’unité desmembres vivants du Corps mystique in Christo Jesu n’est certespas d’ordre juridique, ni d’ordre seulement “ moral ”, mais ellen’est nullement d’ordre formellement cosmique non plus, elleest de l’ordre ontologique (métaphysique et surnaturelle) de lagrâce sanctifiante… » (TT, p. 56). Ainsi, la grâce unifiante inChristo mérite ici trois des quatre qualificatifs que notre analyseprécédente vient de reconnaître au « centre physique » de Teil-hard : « ontologique, métaphysique, surnaturel ». Mais bien qu’ilparle alors en théologien, le P. Philippe de la Trinité persiste àrefuser à cette grâce unifiante du Christ toute relation « formel-lement cosmique », restant ainsi d’accord avec lui-même, tou-jours par crainte de « mythiser le Verbe incarné »… Comme sil’unité du Corps mystique devait laisser le cosmos hors d’elleou pouvait finalement se réaliser sans transformer l’univers ences « cieux nouveaux » et cette « terre nouvelle », annoncés parl’Écriture ! Comme si pareille transformation ne présupposaitpas, comme condition d’intelligibilité ontologique, une relationformelle du cosmos lui-même au Christ et à sa grâce capitale !Tel est en tous cas le sentiment de saint Thomas, quand il traiteDe qualitate mundi post judicium. Car, après avoir cité Is 65, 17 etAp 21, 1 et conclu : « Homo innovabitur. Ergo similiter et mundus »,il énonce ce principe d’intelligibilité : « Novitas mundi futurapraecessit in operibus sex dierum… in potentia obedientiae quae tunccreaturae est indita ad talem novitatem suscipiendum a Deo agente »(Suppl. Q. XCI, c. et ad 3m). Qu’ensuite saint Thomas ait essayéde se représenter « la nouveauté future du monde » en fonctionde la cosmologie et de la physique de son temps, la valeur de

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son principe n’en est pas entamée. Mais on peut craindre que ladistinction « progressive » au nom de laquelle le P. Philippe dela Trinité a renoncé à ces représentations périmées lui ait fait « rejeter l’enfant avec l’eau du bain ». Le fait est en tout casqu’elle l’a peu disposé à apercevoir dans le « centre physique »de Teilhard un rajeunissement de la puissance obédientielle, outout au moins un « bain » préparant les incroyants d’aujour-d’hui à accueillir cet « enfant » de l’intelligence chrétienne, enparticulier thomiste — et aidant plus encore les croyants à mieuxcomprendre comme à mieux vivre le « Nunc, judicium mundi est…omnia traham ad me ipsum » de Jn 12, 31-32.

Supposons cependant que le P. Philippe de la Trinité ait, aumoyen de ses définitions, réussi à exclure comme « mythique »le rôle cosmique que Teilhard attribue à l’Humanité du Christ,voyons ce que deviennent en ce cas les affirmations pauli-niennes.

« In Ipso condita sunt universa in caelis et in terra, visibilia etinvisibilia… omnia in Ipso constant » [Colossiens 1, 16-17]. Detoute évidence, l’Apôtre désigne ici l’universalité des chosescélestes et terrestres, ou spirituelles et corporelles ; et il lesmet toutes en relation avec le Christ, centre ou fondement deleur consistance. Or, selon le P. Philippe de la Trinité, cette « consistance physique » (= ontologique ) ne se réfère pas « for-mellement au Christ, mais au Dieu créateur »… N’est-ce pasformellement contredire saint Paul ? Ou du moins le rectifiersi bien que la consistance d’ordre surnaturel, affirmée parl’Apôtre s’identifie purement et simplement avec celle quetoute créature, au seul titre de sa radicale contingence et indé-pendamment de toute histoire, trouve en « Dieu créateur » dela nature. Confondre ainsi surnaturel et naturel, voilà le résul-tat le plus clair de la substitution d’« ontologique » à « phy-sique ». Si ce n’est point une « aberration », alors c’est Paulqu’il faut, le premier, accuser d’avoir mythisé l’Humanité duVerbe incarné.

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Aussi irrecevable est l’interprétation de 1 Co 15, 26-28. Pré-tendre que le « pan-théisme » énoncé finalement « ne se vérifie,en un sens ontologique recevable, que de la Sainte Humanité duChrist », c’est dire, au mépris du contexte immédiat et de sesverbes au futur, que Paul veut parler seulement de l’union hypo-statique. Quel exégète pourra le concéder ? Mettre en relief cerapport du temps à l’histoire n’amène pas nécessairement àconfondre la filiation adoptive qui est nôtre avec la filiation natu-relle du Verbe. Et Teilhard, loin de tomber en cette erreur, a rai-son d’apercevoir que, dans les trois versets chers à son cœur,l’Apôtre entend évoquer non seulement l’union hypostatique duChrist, mais très précisément la participation personnelle à celle-ci ou la conformité ontologique et cosmologique à Celui-là quiattend les élus à la fin des temps. Que laisse subsister de tout celale « formellement ontologique » du P. Philippe de la Trinité ?

D’une telle exténuation du dogme, nous trouverons l’expli-cation en allant plus loin. Chez le P. de Lubac se rencontre eneffet cette autre phrase dont la deuxième partie est de Teilhard :

Aux yeux d’un chrétien de notre âge qui considère l’évolutiondu monde et qui en comprend la portée, en place du vague foyer deconvergence requis comme terme à cette évolution, apparaît ets’installe la réalité personnelle et définie du Verbe incarné, en quitout prend consistance (cité en TT, p. 5).

À quoi le P. Philippe de la Trinité réplique :

Non, d’un point de vue cosmologique, soit ontologique, soitpositif, il est faux de dire que tout prenne consistance, au termeimmanent de l’évolution, dans la réalité personnelle et définie duVerbe incarné : c’est faux du Verbe comme Verbe, car Il n’est pas, commetel, en tant que distinct du Père et du Saint-Esprit, immanent à lacréation, et c’est faux aussi de la Sainte Humanité du Verbe incarné,déjà glorieuse, et n’exerçant comme telle aucune influence corpo-

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relle, sur l’évolution du cosmos régi, lui, par ses lois propres, natu-relles, indépendamment de l’Incarnation du Verbe, – mystère sub-stantiellement surnaturel. La Sainte Humanité assumée par le Verbeest tout comme la nôtre quant à sa nature, elle n’est pas douée demystérieux pouvoirs cosmiques.

L’Humanité du Christ subsiste dans le Verbe comme tel, et nonen Dieu comme tel ; elle est déifiée, oui, mais par le Verbe, et non lePère, ni par le Saint-Esprit, ni par la nature divine comme telle(mais par la nature divine du Verbe en Lui, par Lui, sous l’angle desa Substance). De telles précisions sont absolument capitales pourqui veut éviter logiquement de mythiser l’Incarnation dans uneperspective cosmique (TT, p. 52).

Laissons de côté ce dernier paragraphe sur la « Subsistance »,puisque nous ne disposons pas de l’étude de ce problème aupa-ravant annoncée par l’auteur comme devant « montrer qu’il faut“ dépasser ” saint Thomas » (TT, p. 13). Mais considérons de près le premier où il s’agit, comme dans la précédente citation, de la« consistance » du Cosmos dans le Christ. Là, nous l’avons vu,était exclu comme « mythique » tout rôle cosmique du Christ,en tant du moins que son Corps pourrait être le fondement dequelque « consistance physique ». Maintenant, la même exclu-sion va être prononcée à l’encontre de la personne du Verbed’abord, puis de son Humanité, âme et corps. Après cette tripleopération, le Christ du P. Philippe de la Trinité n’aura sûrementplus rien de mythique. Mais sera-ce encore celui de Paul, de laTradition et de toute la théologie ?

D’abord une remarque : pour réussir la seconde de cesexclusions, le critique procède, comme pour la première, enajoutant au texte de Teilhard, non plus une parenthèse, mais unmot qu’il prend soin de souligner : « … au terme immanent del’évolution ». Précision capitale puisqu’en effet le Verbe, commeVerbe, n’est pas immanent à la création. Mais Teilhard ne ditrien de pareil : il note seulement que l’évolution du cosmos et

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de l’Humanité, si elle a un sens, suppose une fin, un terme,sans soulever la question de savoir si ce terme est immanent ou transcendant. Exactement comme Aristote pose le Premiermoteur immobile comme mouvant toutes choses par le désir…En tant que signe algébrique désignant le foyer de convergencede l’évolution, le Point Omega a chez Teilhard la même indé-termination : il reste « vague » comme le dit le texte cité, à lamanière dont le demeure, pour l’incroyant qui s’éveille à larecherche du sens et de la fin de son histoire, le terme néces-saire qui doit d’un côté être transcendant au devenir qu’il fondeet de l’autre être immanent pour le diriger, mais dont l’imma-nence exclut fatalement, pour le cœur incroyant et satisfait desa seule destinée naturelle, une véritable transcendance.

L’oscillation qui résulte d’une telle impossibilité pour l’in-croyant de concilier immanence et transcendance, avant sonaccession à la foi chrétienne, le P. Philippe de la Trinité ne s’eninquiète pas. Car, à la différence de Teilhard, il ne se met pas dansla peau de cet incroyant en train de s’interroger sur l’histoire dumonde et de l’humanité. Il lui suffit de plaquer les réalités natu-relles et humaines dans les cadres de sa métaphysique immuable ;si, malgré tout, elles sont mobiles au point de faire craquer ce litde Procuste, une épithète ajoutée au bon endroit les mutile pourles mettre hors d’état de nuire. De là l’adjonction d’« immanent »dans le texte de Teilhard, qui empêche le Verbe incarné, en tantque personne divine, d’assurer la consistance physique du monde.

Voyons maintenant comment l’Humanité du Verbe va être à son tour exclue. « Déjà glorieuse, elle n’exerce, nous dit-on,aucune influence corporelle sur l’évolution du cosmos régipar ses lois propres, naturelles – indépendamment de l’Incarna-tion du Verbe – mystère substantiellement surnaturel ». Tout àl’heure, notons-le en passant, pour empêcher que Col 1, 17fonde une « consistance ontologique » du cosmos sur le Corpsde Christ, le rapport du monde à l’Incarnation se réduisait « formellement », on l’a vu, à la relation de toute créature au

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« Dieu créateur » de la nature, donc une confusion du naturelet du surnaturel. Ici au contraire, ces deux termes se divisentsi bien que « le cosmos est régi par ses lois propres, naturelles,indépendamment de l’Incarnation »… Qu’une telle séparation suc-cède ainsi à la confusion, rien de plus logique ; mais aussi quoi deplus contraire à la « règle d’or » de l’analogie thomiste : uniondans la distinction ?

Néanmoins, le plus important en ce paragraphe est la néga-tion de toute « influence corporelle » de l’Humanité du Verbe surle cosmos. Que signifie-t-elle ? Rien que de très clair si on n’ou-blie pas que, par elle, le critique veut rejeter la « vision mythique »qu’il prête à Teilhard : il refuse de se représenter le Corps glo-rieux du Christ comme agissant directement sur le cours desastres ou l’évolution des espèces végétales, animales pour modi-fier l’un ou l’autre ou seulement assurer leur direction, à lamanière dont un corps peut agir sur un autre. Représentationmythique en effet, mais qui ne fut jamais celle de Teilhard.

Celui-ci par contre n’oublie pas une vérité que son censeurparaît perdre complètement de vue : avant même que d’êtreentré dans la gloire de sa résurrection, le Christ s’est montrécapable d’exercer une « influence corporelle » sur le cosmos,pourtant « régi par ses lois propres, naturelles ». Que sont eneffet ses miracles, sinon la preuve d’une telle « influence » dontl’origine est assurément le pouvoir de la personne, mais qui nese manifeste et ne s’exerce jamais que par le moyen du corps ? La plupart du temps sans doute il suffit à Jésus de direquelques paroles, un mot – tempête apaisée (Lc 8, 24), résurrec-tions (Mc 5, 41 ; Lc 7, 14 ; Jn 11, 43), multiplication des pains (Jn 6, 11), etc. Mais, outre que le langage humain soit déjà luiaussi « corporel », en d’autres cas, Il joint le geste à la parole :guérison du sourd-muet par application des doigts dans lesoreilles et de la salive sur la langue (Mc 7, 33), de l’aveugle parla salive sur les yeux (Mc 8, 23), de l’aveugle-né, par boue etsalive (Jn 9, 6).

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Comment le P. Philippe de la Trinité a-t-il pu oublier pareilsfaits au moment où, pour dévoiler « l’aberration » de Teilhard, ilrefusait au Christ toute « influence corporelle » sur le cosmos ?D’autant qu’il venait de consacrer deux pages aux miracles, bienplus, de publier – lui-même nous l’apprend à ce propos – unarticle sur « Le discernement du miracle au XIIIe et au XXe siècle »(in Ephemerides Carmeliticae, XI, 1961, pp. 356-400)… « étudepositivement consacrée, ajoute-t-il, à l’exposé de la théologie dumiracle selon saint Thomas d’Aquin » (TT, pp. 21-22)73. À cetteoccasion, il a certainement relu les principaux passages du Doc-teur commun qui traitent de ce problème, ceux en particulier dela Somme. De fait, en son article, les références ne manquent pas,notamment aux questions 43 et 44 de la IIIa Pars, la première sur« les miracles du Christ en général » ; la seconde sur « les diffé-rentes espèces de miracles du Christ ». Bien plus, il reproduit ledétail de ce dernier titre, ajoutant que cette question « est richede notations précieuses » (DM, p. 389, note 68). Or voici ce quenous lisons sous sa plume : le Christ a opéré des miracles « circaspirituales substantias » (les démons), mais aussi « circa coelestiacorpora » — (prodiges cosmiques du Vendredi-Saint, à proposdesquels saint Thomas se montre si abondant que le P. Synavecroit bon de l’en excuser74 — enfin circa homines et creaturas irra-tionales (guérisons, figuier stérile et porcs de Gérasa).

Comment après cela un disciple fidèle du Docteur communpeut-il sans se contredire lui-même et son Maître, affirmer :« l’humanité du Verbe incarné, déjà glorieuse, n’exerce commetelle aucune influence corporelle sur l’évolution du Cosmos » ?Serait-ce donc que, ressuscité, le Christ aurait perdu le pouvoirqu’il avait auparavant et même sur la croix ? Ou bien la doublecontradiction que nous dénonçons serait-elle évitée grâce à la

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73 Sigle DM.74 Cette accumulation de miracles est assez rare chez saint Thomas : Viede Jésus, Somme Théologique, 3, Q. 35-45, p. 389.

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formalité qui met l’accent sur l’Humanité du Christ « comme telle» et à l’adjectif « corporelle » qui qualifie « l’influence » rejetée ? Enaucune manière, car à l’article 3 de cette question 44 si « riche »,voici par quelle « notation » en effet des plus « précieuses », saintThomas introduit le rappel, à titre d’exemples, de plusieurs desmiracles de l’Evangile que nous-mêmes venons d’alléguer :

Ad 2m, dicendum quod Christus venerat salvare mundum nonsolum virtute divina sed per mysterium incarnationis ipsius. Et ideofrequenter in sanatione infirmorum non sola potestate divina ute-batur, curando per modum imperii, sed etiam aliquid ad humanita-tem ipsius pertinens apponendo.

Si léger qu’il fût, l’oubli du « rapport » symbolique d’Omega« au fait de l’Incarnation » était déjà singulier chez un théologienet faisait problème. Mais combien plus la négation de « l’influencecorporelle exercée par l’Humanité du Christ sur le cosmos »que nous venons de signaler ! Nous avons expliqué le premierpar une distinction qui ne tient compte ni du langage ni del’historique. La seconde n’a pas d’autre cause. En examinant ladernière phrase du texte plus haut cité nous allons l’apercevoir.

« La Sainte Humanité assumée par le Verbe est tout commela nôtre quant à sa nature », dit le théologien, ce qui signifie enson langage formel : elle aussi est un composé de corps et d’âme.Quoi de plus vrai ? D’où il conclut : « Elle n’est pas une super-humanité douée de mystérieux pouvoirs cosmiques ». Consé-quence démentie manifestement, on vient de le voir, par la seulevie terrestre du Christ. D’un aussi surprenant oubli de l’histori-cité simplement humaine du Verbe incarné, quelle est la cause,sinon le formalisme d’une distinction, plus verbale que logique,vouant l’esprit qui s’y confie à être déçu par ses propres abstrac-tions, parce qu’elle lui permet d’effacer ou de disjoindre à songré leurs degrés traditionnels en lui laissant croire qu’il les a « perfectionnés » ? C’est ainsi que nous avons vu le P. Philippe de

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la Trinité user du couple ontologique – positif75 et de ses subdis-tinctions pour refuser au Corps du Christ le rôle d’un « centrephysique de consistance » de tout l’univers, puis interdire auVerbe incarné d’être, parce que personne divine, « immanent à lacréation », enfin dénier à son Humanité toute « influence corpo-relle sur un cosmos régi par ses lois naturelles, indépendammentde l’Incarnation ». À ce point, « le mystère substantiellementsurnaturel » qui lie personne divine, Humanité du Christ et cos-mos est proprement dissocié en ses trois éléments et doit êtremaintenu en cet état par le dernier argument qu’il nous reste à

75 Pour avoir montré dans De l’Actualité historique que la division aristotéli-cienne : « être de la nature » et « être de la raison » empêchait les thomistesde faire attention à l’historique, certains d’entre eux m’ont accusé d’avoirpris « nature » au sens moderne des sciences positives et non au sens thomisteoù il convient à l’homme, à l’ange et à Dieu même. Quoi qu’ils en aient pucroire, il n’en était rien. J’entendais signaler un défaut de la réflexion spé-culative dont la distinction, inventée par le P. Philippe de la Trinité fournitun nouvel exemple assez typique. En effet, bien que d’une tout autre ori-gine et par des biais différents, elle n’en aboutit pas moins au même résul-tat. Ainsi « les lois naturelles du cosmos », indépendantes du surnaturel,relèvent si bien, à ses yeux, des sciences positives que « parler d’une “transfor-mation”…, d’une métamorphose, d’une transfiguration de la nature du cos-mos par la grâce naturelle du Verbe incarné, relève de l’imagination créa-trice de Teilhard…, mais non pas d’une saine théologie, ni d’une vraiemystique » (TT, p. 56). Pourtant Matthieu en 17, 2 et Marc en 9, 2 ne disent-ils pas du Christ : « transfiguratus est » ? Et Paul n’emploie-t-il pas, à proposdes chrétiens, le même mot grec ¥|…`¥∑ƒ⁄∑Õ¥|¢` (2 Co 3, 18) traduit par laVulgate transformamur ? D’autre part, bien que la « nature » identique ennous et dans le Christ soit évidemment d’ordre ontologique et non positif, leP. Philippe de la Trinité en parle, la suite le montrera, comme si elle n’avaitaucun rapport à Dieu et au cosmos. Une aussi totale abstraction ne laréduit-elle pas au niveau d’une intention seconde, genre ou espèce, et doncd’un « être de raison » ? Une théologie dont les distinctions engagent sesplus fervents adeptes à faire si bon marché de l’historique et, par voie deconséquence, de l’Écriture elle-même et de son langage, est-elle apte entretoutes à entretenir et à promouvoir le « dialogue œcuménique » souhaitépar Jean XXIII ? En ces temps de Concile, on peut se poser pareille ques-tion et même souhaiter qu’elle soit soulevée par les Pères.

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discuter. Si celui-ci réussit à stabiliser une telle séparation entreCosmos, Homme et Dieu comme entre leurs trois historicités :naturelle, humaine et surnaturelle, sans nul doute le Verbeincarné sera définitivement soustrait à l’emprise déformante du« bloc mythique » teilhardien, lui-même à jamais disjoint. Maisla théologie, en particulier la Christologie qui en est le centren’en sera-t-elle pas singulièrement appauvrie ?

En regard de ce processus d’appauvrissement et pour enpréparer l’ultime discussion, reconstruisons à grands traits celuiqui a mené Teilhard à sa « vision du Christ total » ; et il apparaîtracombien, loin d’être « mythique », elle peut remédier au forma-lisme logique d’une théologie abstraite et l’enrichir, justementparce qu’elle part de l’histoire et oblige la réflexion spéculatived’en tenir compte, bien plus encore que Teilhard ne l’a supposé.

Dans le dernier raisonnement de son critique, nous avonsconcédé la majeure : « L’Humanité du Verbe est tout comme lanôtre quant à sa nature », mais nié la conclusion : « Elle n’estpas douée de mystérieux pouvoirs cosmiques ». Or, en bonnelogique, tout syllogisme se compose d’une mineure où le moyenterme doit être distingué, si la conséquence est fausse. Dans lecas, la mineure est la suivante : notre nature n’est pas douée demystérieux pouvoirs cosmiques. Voilà la proposition qu’à bondroit Teilhard n’admettrait pas sans distinction.

Laissant de côté pour l’instant le mot « mystérieux », il invi-terait, me semble-t-il, son interlocuteur à mesurer la différenceentre l’état actuel de l’humanité et ce qu’il était, d’abord il y acent ans, puis mille ans, enfin avant tous les millénaires écoulésdepuis le premier « pas de la réflexion » ou la création du pre-mier homme, quel qu’en fût le mode. Ne croyez-vous pas, luidemanderait-il alors, que, depuis ce tout début, l’homme aper-çoit de mieux en mieux qu’il est doué d’un « pouvoir cosmique »sans cesse grandissant ? Il y a un peu plus d’un siècle, le jeuneMarx ignorant encore tout de l’évolution mettait « la formation dela terre et de l’homme » au compte de « la génération spontanée ».

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Cependant, devinant les promesses de l’effort industriel, iln’hésitait pas à considérer « la nature entière comme le corpsnon-organique de l’homme », au double titre de « moyen de sub-sistance immédiat » et de « matière, objet et outil de son activitévitale »76. Et à partir d’une telle intuition, il concevait l’idéald’un « Homme total » réalisant dans une Société sans classe son« unité consubstantielle avec la Nature ». Idéal athée sans douteet animé d’un orgueil prométhéen, mais d’abord inspiré par unélan authentique et fondé sur une vérité profonde. Aujourd’huioù nous savons un peu mieux que Marx à quel point les racinesde l’humanité et de son activité vitale plongent profond dansune terre et un univers qui ne se sont pas faits d’un seul coup,et où surtout les progrès de la technique ouvrent un horizonillimité devant le pouvoir cosmique de l’homme, ne convient-ilpas de s’interroger sur le sens de ce double devenir et sur la finque l’humanité doit y poursuivre ?

À une telle question quel théologien ne voudra apporterune réponse ? Surtout s’il estime avec le P. Philippe de la Tri-nité qu’« une création qui évolue est plus belle et plus puis-sante qu’une création figée » (TCSC, p. 289) et est comme lui,sensible au progrès des sciences et des mathématiques dont la« fécondité s’avère de jour en jour, plus que jamais, extraordi-naire » (CV, p. 280) à travers des « découvertes éclatantes etindéniables » en notre « siècle de la radio-télévision, de l’élec-tronique et de l’aéro-astronautique » (DM, p. 376). Même s’ilétait moins séduit par l’hypothèse évolutionniste et par desperspectives aussi « progressives », il ne pourrait nier l’exis-tence de notre pouvoir cosmique, ni éluder le problème de sacroissance et de la direction à lui donner. Car enfin, tout audébut de la Genèse, le don initial et le premier commandementde Dieu à l’homme, créé à son image, ne sont-ils pas : « Rem-plissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28) ?

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76 Manuscrits de 1844, trad. Bottigelli, Édit. Sociales, p. 62.

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Appelons, dira alors Teilhard, biosphère et noosphère lesmilieux où s’opèrent d’une part la cosmogenèse, de l’autre l’an-thropogenèse. Ces deux genèses sont, comme leurs sphères, à lafois en continuité et opposées, ou, pour parler le langage del’analogie thomiste, distinctes dans l’unité. D’un côté en effet,l’homme puise toute sa force vitale dans l’univers, mais de l’autre,il ne peut faire progresser un pouvoir cosmique qui, au niveau dela noosphère, suppose une complexité toujours plus grande etrequiert une cohésion sociale devenant dans la même proportionconsciente et voulue (loi de centro-complexité) que par sonconsentement au sacrifice et à la mort. Des plus humbles auxplus évoluées, toutes les religions et même l’athéisme des idéolo-gies modernes représentent autant d’essais pour résoudre le pro-blème de la souffrance et de la finitude humaine et réconcilierl’humanité avec elle-même et la Nature. Plus qu’aucune, le Chris-tianisme contient les éléments de la seule véritable solution. Maisla représentation statique de l’univers et de l’homme qui sert detoile de fond à la formulation de ses dogmes les rend incompré-hensibles à nos contemporains. Alors que l’Incarnation del’Homme-Dieu, mort et ressuscité, doit au contraire, parce qu’ilécarte toute idée de Transcendance séparée, permettre de récon-cilier non seulement immanence et vraie Transcendance, mais « le courant de la science » promu par ceux qui ont « foi au Monde »et « celui de la religion » entretenu par ceux qui ont foi en Dieu.

Aux premiers, faisons donc prendre conscience que le progrèspar eux visé suppose que « l’Univers est centré » et par consé-quent implique « un foyer de convergence », situé « en Avant » à la limite des temps : Omega. Aux seconds, demandons de serendre compte que « le Christ est le Centre » parce que, remonté « en Haut » après être venu, il est présent en l’Église, son Corpsdestiné à devenir l’Homme total, et parce qu’à travers Elle Ilnous dévoile toutes les conditions du progrès humain le plusauthentique et le plus sublime, autrement dit que le sens duPhénomène humain devenant ainsi « Phénomène chrétien » est

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de vérifier cette équation : « Noogenèse-Christogenèse ». Quellene serait pas la force apostolique des chrétiens, s’ils rendaientperceptible aux incroyants qu’ils vivent dans un « Milieu divin »à la fois intime à chaque conscience et englobant le Cosmos,l’Humanité et Dieu, où tous et chacun peuvent, comme eux,trouver la règle, le moyen et l’énergie nécessaire pour promou-voir l’unité de ces trois termes en choisissant toujours de mar-cher « en Haut et en Avant »77 ?

Alors leur théologie, c’est-à-dire leur présentation du Christet de l’Église, deviendra un « moyen intellectuel efficace » de « sauver l’un par l’autre la chaleur d’un Dieu ultra-personnel etl’immense organicité de la Cosmogenèse fantastique – compre-nant, soulignons-le, l’Anthropogenèse – qui est en train de sedécouvrir à ses yeux ».

Faire ainsi du Monde, du Christ et de l’Église un Sacramen-tum, un « moyen intellectuel efficace », serait-ce donc une « aber-ration », parce que l’Humanité du Verbe n’a « aucune influencecorporelle sur le cosmos » et « n’est pas une super-humanitédouée de mystérieux pouvoirs cosmiques » ? Mais la premièreobjection imagine de façon mythique un Christ-Omega agis-sant immédiatement sur l’évolution cosmique, sans passer parl’Homme et la Noosphère. Alors que Teilhard suppose aucontraire toujours une telle médiation. Et c’est pourquoi le P. de Lubac se montre un interprète aussi fidèle qu’intelligentlorsque après avoir évoqué « les deux courants de la science etde la religion » que Teilhard veut « sauver l’un par l’autre », ilajoute alors, de son propre chef, au sujet de la « perspective »qu’il entend éclairer, c’est-à-dire de la vision teilhardienne duChrist total : « Teilhard pense avoir trouvé (en elle) le moyenintellectuel efficace » du salut mutuel par lui projeté. Quoi deplus traditionnel ?

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77 Toutes citations empruntées à la dernière page du Journal, reproduiteen TT, p. 72.

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« L’aberration » viendrait-elle de ce qu’affirme ensuite le P. de Lubac : « Ce moyen lui est fourni par la christologie », cellede Teilhard impliquant une « influence corporelle de l’huma-nité glorieuse du Christ » ? En aucune manière. Car cette chris-tologie s’accorde avec les principes mêmes posés par saint Thomas lorsque, raisonnant par analogie à partir de l’unité ducomposé humain, il écrit :

Si ergo dicendum quod habet vim influendi Christi humani-tas inquantum est conjuncta Dei Verbo, ut supra dictum est (q.VI, a. I). Unde tota humanitas, secundum scilicet animam et cor-pus, influit in homines et quantum ad animam et quantum adcorpus sed principaliter quantum ad animam ; secundario quan-tum ad corpus78.

Principaliter ou immédiatement, le Christ-Omega agit doncsur les âmes ou les esprits en les éclairant par le « sens spiri-tuel »79 qui doit animer leur action, et en leur donnant « l’Éner-gie spirituelle » « de la grâce » nécessaire à l’accomplissementdes sacrifices qui, requis par cette action les meurtriront tou-jours dans leur chair : secundario, ou médiatement. Il agit ainsisur leur corps et donc sur le cosmos même, « la grâce capitale

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78 IIIa, 8, 2. — Remarquons-le en passant : pareil texte montre ce quevaut le reproche de « psychologie de mauvais aloi » adressé à « l’ontolo-gie teilhardienne » en raison d’une phrase du P. de Lubac (TT, pp. 61-62). Car saint Thomas pense, lui aussi, l’unité du Corps mystique « paranalogie avec notre propre expérience de l’unité ». Si le P. Philippe dela Trinité ne le reconnaît pas au point d’en venir à nier une « influencecorporelle » que son Maître, bien avant Teilhard, affirme si clairementici comme en cent autres textes, la raison n’en serait-elle pas que sapropre « ontologie » s’est singulièrement éloignée de celle du Docteurcommun en croyant « assouplir et perfectionner sa théorie des degrésd’abstraction » ?79 Ibid., ad 1m.

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du Christ », comme dit saint Thomas, atteignant ceux-ci de deuxmanières qu’il précise ainsi ensuite :

Uno modo, inquantum « membra corporis exhibentur arma jus-titiae » in anima existenti per Christum, ut Apostolus dicit (Rm 6, 15).Alio modo, inquantum vita gloriae ab anima derivatur ad corpora,secundum illud (Rm 8, 11) : « Qui suscitavit Jesus a mortuis, vivifica-bit et mortalia corpora vestra, propter inhabitantem Spiritum ejusin vobis ».

Résumons tout ceci en usant de nos propres catégories :centre de toute histoire et, avant tout, Alpha et Omega de l’his-toricité surnaturelle, le Christ agit d’abord — immédiatement ouprincipaliter — sur notre historicité humaine à laquelle d’ailleursne cesse de le rattacher son passage sur la terre ; par là, il atteint— médiatement ou secundario — une historicité naturelle dontLui-même, « né de la femme », est issu, et où nos corps, dépen-dants du cosmos, « doivent être offerts pour être les instru-ments de la justice », en attendant de recevoir à la fin des temps,dans leur vie glorieuse avec le Christ ressuscité, la récompensede leurs sacrifices. Alors, la mort vaincue et toutes choses sou-mises au Christ, en d’autres termes une fois définitivement sur-montée la scission de l’Homme d’avec Dieu et d’avec la Naturequi remonte au péché d’Adam, « Dieu sera tout en tous ».

Reste le mot « mystérieux », d’abord laissé de côté, mais dontil nous faut tenir compte, pour apercevoir comment, sans mêmeen appeler à l’historicité, ne fût-ce que sous la forme où elle serencontre chez saint Thomas, l’attention au langage aurait puéviter au P. Philippe de la Trinité sa fausse accusation. « L’Hu-manité du Verbe, prétend-il, n’est pas douée de mystérieux pou-voirs cosmiques », parce qu’elle « est tout comme la nôtre » quin’en a pas. En fait, on vient déjà de le voir, notre nature est aucontraire douée d’un tel « pouvoir » et même caractérisée parlui. Mais il n’a rien de « mystérieux », objectera sans doute notre

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interlocuteur ; il est comme « les lois propres du cosmos », sim-plement « naturel ». En un sens, accordons-le ; mais en un autre,ce « naturel » n’est-il pas tout entier relatif au « mystère substan-tiellement surnaturel de l’Incarnation ? » Telle est sans doute lapensée de saint Thomas. Mais son disciple est, ici encore, sibien aveuglé par sa distinction ontologique — positif qui luireprésente le « naturel »… indépendamment du… « surnaturel »,qu’il ne perçoit plus, cette fois ce que notre propre « pouvoircosmique » a de « mystérieux », et pas même la parenté de cemot avec celui de « mystique » appliqué au Corps du Christ.

Pour l’éclairer à ce sujet, renvoyons donc le théologien etadmirateur des sciences mathématiques et positives aux témoi-gnages de leurs promoteurs, même incroyants. Il pourra en trou-ver un bon nombre rassemblé dans un article d’un autre tho-miste qui, justement, cherche à en dégager une « voie » vers Dieu.Contentons-nous d’y cueillir le court florilège de textes montrantl’étonnement de ces hommes devant le « pouvoir cosmique » de leur science. « Ce qu’il y a d’éternellement incompréhensibledans l’univers, écrit Einstein, c’est son intelligibilité même »80.

De son côté, Gonseth parle du « mystère de l’efficacité de laPensée humaine »81. « Notre capacité de synthèse inductive restefranchement énigmatique », reconnaît également Piaget82.

Enfin au terme de son credo, Jean Rostand en vient à écrire :

Il m’arrive de douter si le mot Dieu n’est pas le seul qui soitassez vaste pour répondre à toute la mystérieuse vérité que la naturetient en réserve83.

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80 J.-D. Robert, o.p., « Philosophie des Sciences, Intelligibilité de l’Uni-vers matériel et Preuve de Dieu », dans Archives de Philosophie, 1960,p. 333 — à la page précédente se trouve une réflexion analogue de Louisde Broglie.81 Ibid., p. 348, note 63.82 Ibid., p. 369.83 Ibid., p. 382.

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Ainsi, aux yeux des savants qui réfléchissent un tant soit peu sur leur discipline, notre « pouvoir cosmique » est bien loind’être chose purement et simplement naturelle, comme semblel’admettre tout de go le P. Philippe de la Trinité. Il en est mêmesi éloigné que la condition première de son existence et de sesprogrès indéfinis, à savoir que « le monde est passable, intrinsè-quement intelligible », fait problème à leurs yeux et est « mêmele mystère des mystères »84.

Dès lors, que dire du pouvoir qu’exerce l’Humanité duChrist ? Durant sa vie terrestre, nous l’avons vu, ce pouvoir s’estrévélé par « différentes espèces de miracles », afin de manifesteraux hommes, dit saint Thomas, deux choses, à savoir que « Dieuétait en lui par la grâce, grâce d’union et non d’adoption, et quesa doctrine surnaturelle venait de Dieu »85.

Après sa résurrection le Christ continue d’exercer le mêmepouvoir, mais par l’intermédiaire de son Église qui annonce ladivinité de son Fondateur et engendre les hommes à la vie sur-naturelle par le moyen des sacrements. Ce qu’elle réalise ainsi,l’unité de l’homme pécheur avec Dieu, avec lui-même, les autreset finalement avec le cosmos, n’est-il pas infiniment plus « mys-térieux » que l’unité du réel et de la pensée, cependant déjà siétonnante aux yeux des savants positifs ? Malgré la distanceinfinie qui sépare le naturel et le surnaturel, l’analogie nouspermet et même nous commande de dire que ce pouvoir duChrist et de l’Église se situe dans la même ligne que celui del’esprit humain, découvrant l’intelligibilité du réel et en usantpour se transformer lui-même et le monde. En effet, ce secondpouvoir n’a pas une autre origine que le premier et il lui esttout entier ordonné. Il s’agit donc d’une « analogie propre » etpas seulement « d’attribution » ou purement « métaphorique »(TT, p. 17). Aussi bien, la Tradition a-t-elle retenu un mot de

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84 Ibid., p. 336, note 9.85 III, 43, 1.

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même racine : mystique, moins étendu et plus précis que « mys-térieux », pour désigner la puissance unifiante que le Christglorieux exerce et communique à son Église par le moyen deson Humanité.

« Que de métaphores en Teilhard, et des plus dangereuses ! »,s’écrie le P. Philippe de la Trinité (TT, p. 17). Sans doute sont-ellesnombreuses, mais pas plus que celles de l’Écriture ; et qui-conque fait un peu attention au langage en écarte facilement ledanger. Si son critique a cru le contraire, n’en cherchons d’autreraison qu’une distinction dont nous venons de constater lesméfaits : oubli ou exténuation des affirmations scripturaires, enparticulier de Col 1, 17, au point de réduire à une relation formel-lement naturelle le rapport du cosmos au « mystère substantiel-lement surnaturel de l’Incarnation » ; puis, dans l’intention dereprendre des expressions qui, « prout verba sonant, portent laconfusion de la nature et de la surnature au cœur même del’Univers » (TT, p. 57), y substituer une séparation telle qu’elle luifait enfin écrire : « L’Humanité du Verbe n’exerce aucuneinfluence corporelle sur le cosmos » (TT, 52, 6). Sans apercevoirque par de tels énoncés, prout verba sonant, il nie précisément cequ’il veut défendre et tombe en une « aberration » autrementgrave, de la part d’un théologien spécialiste86, que celle qu’ilentend redresser.

Après le « délire » qui lui fait méconnaître le « rapport »d’Omega au « fait de l’Incarnation », voilà qui atteste d’une manièreplus décisive encore le séparatisme qui naît de sa distinction.

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86 Quand le P. de Lubac défend, sur ce point précis, l’orthodoxie substan-tielle de Teilhard malgré ses « insuffisances de langage ou même de pensée »le P. Philippe de la Trinité écrit : « Nous avouons ne pas comprendre »(TT, p. 57).Aveu d’une situation tragique : comment est-il possible qu’unethéologie puisse rendre l’esprit de ses spécialistes imperméables à uneœuvre compréhensible et séduisante pour l’incroyant contemporain,au point qu’elle devient pour eux l’occasion de contresens multipliés ?Ce qui ne les empêche pas de la juger et de la déclarer « dangereuse ».

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Comment s’étonner après cela que les « analogies profondes » de lavision cosmique et religieuse de Teilhard soient devenues pratique-ment, pour le P. Philippe de la Trinité, et en dépit même de sa théo-rie, autant d’occasions de mésententes avec son interlocuteur et dedésaccords avec lui-même ? Combien plus fructueux les nombreuxdialogues que Teilhard eut, de son vivant, avec tant d’hommes deculture et de formation diverses. Sans doute, le « contact subjectifde personne à personne » peut expliquer ces fruits, mais non pasceux que continue de produire le dialogue innombrable qui sepoursuit à travers son œuvre seule. Que, pour les hommes d’au-jourd’hui, celle-ci ait retrouvé, sans en faire la théorie et malgrébien des tâtonnements, cette « manuduction par le sensible » qui paraissait « simple et cohérente » au temps de saint Thomas, leP. Philippe de la Trinité ne peut l’admettre, puisque à ses yeux, « entoute hypothèse, l’opération Teilhard est manquée ». Néanmoins,devant ce que lui en disent et écrivent « les lecteurs » (TT, p. 64), iléprouve le besoin de se rassurer.Aussi ajoute-t-il :

Il n’est pas exclu qu’une telle opération ait de fait, ici et là, occa-sionnellement (per accidens, dirons-nous), un heureux résultat apo-logétique ; mais si l’athée demeure athée, il aura raison, et si le croyantest troublé dans son affirmation de Dieu, il ne faudra pas s’en éton-ner. Explicite ou non, seule la métaphysique peut parler de Dieu.Le monde moderne continue de mourir asphyxié par manque d’au-thentique respiration ontologique, au troisième degré d’abstractionmétaphysique (TCSC, p. 306).

Pour que le théologien en vienne à donner raison à l’athéede résister à l’apologétique teilhardienne, ne serait-ce pas qu’ilest par elle le premier « troublé », non certes « dans son affirma-tion de Dieu », mais en sa certitude tranquille de posséder unemétaphysique si immuable à tous égards qu’elle le dispense des’inquiéter des images mouvantes, des « représentations reli-gieuses » ou athées qui pourtant mènent pour une bonne part

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le monde historique des hommes ? De là le remède qu’il ima-gine pour retrouver le calme, remède qui trahit la profondeurde son désarroi : se représenter le Christ mort et ressuscité qu’iladore autant que Teilhard, non comme « l’Omega d’un Universpsychiquement convergent », mais sous les traits du Métaphysi-cien qui vient, pour assurer la respiration du monde asphyxié,lui apporte un ballon d’oxygène ontologique, purifié à la puis-sance trois !

À l’intérieur d’une même foi, deux images, deux mondesintellectuels à première vue aussi étrangers l’un à l’autre queceux du croyant et de l’incroyant, en réalité séparée par unemince pellicule… Il importe cependant d’en vaincre l’opacité,d’abord pour que la lumière de la foi transparaisse davantageau cœur de l’entreprise teilhardienne, mais aussi pour quecelle-ci puisse plus librement, grâce à un tel appoint, déployertoute la richesse de ces virtualités.

*Heureusement, comme toujours, le mal porte en lui son

remède. Il n’est que de l’y découvrir.Au moyen de sa distinction, le P. Philippe de la Trinité a

voulu couper la racine du « confusionnisme intégral » de Teil-hard ; mais, au lieu de l’extirper, il n’a réussi qu’à greffer sur elleun surgeon d’où sort un séparatisme aussi pernicieux et nonmoins étendu. La raison n’en serait-elle pas qu’en l’occurrenceconfusionnisme et séparatisme, partiels ou intégraux, ont mêmeorigine : l’absence de réflexion sur la « dimension » ou la « caté-gorie d’histoire », dont le langage fait si intimement partie qu’ildénonce d’autant mieux cette absence qu’on croit pouvoir s’ap-puyer sur lui ! De là, entre le séparatisme du métaphysicien etle confusionnisme du phénoménologue, une différencenotable. Sans prétentions proprement philosophiques, Teilhard

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se présente comme un pionnier à la recherche d’une voie nou-velle pour ramener les hommes vers Dieu par la manuductiontraditionnelle des choses sensibles. C’est pourquoi les notionsde genèse et de vie, de conscience et de pensée paraissent aupremier plan de sa phénoménologie, menacée sans doute dephysicisme et de naturalisme, mais cependant axée foncière-ment sur le dépassement de la [phusis], ne fût-ce que par laplace donnée au Christ et à l’Église, sous les traits précisémentd’Omega ? Si bien qu’en soudant le triple bloc de la cosmoge-nèse, de l’anthropogenèse et de la christogenèse, il a enquelque mesure pratiqué de fait — in actu exercito, sinon in actusignato — une réflexion sur l’historique. Et justement parcequ’il lui manque de l’avoir explicitée pour elle-même, il nousengage à combler pareil déficit pour en faire bénéficier sonœuvre.

Au contraire, représentant d’une théologie traditionnelle et adepte d’une métaphysique vénérable à plus d’un titre, le P. Philippe de la Trinité devait à son office d’examiner unetentative bien capable à certains égards d’inquiéter le Magis-tère. Nous ne lui reprochons pas d’être « franc au point d’êtredur ». Car il n’a pas tort de le penser : « L’enjeu est grave »(TCSC, p. 301). Mais justement, au nom de la même gravité etd’une égale franchise, nous nous permettons de lui demanderde remettre en question la distinction d’où il est parti commed’une « évidence de base absolument élémentaire » (TT, p. 16)et qu’il n’a cessé — lui-même en fait la remarque — de « direet de redire » (TCSC, p. 326) jusqu’à ce qu’enfin il la « répète »encore pour l’appliquer aux deux « langues » que Teilhardvoulait parler. Deux « registres » seulement, n’est-ce pas troppeu pour démêler l’écheveau des fils qui s’entrelacent en unetriple genèse qui va de l’atome à la Trinité ? Et ne mérite-ellepas qu’on se défie d’elle, la distinction si fascinante pour l’esprit du théologien qu’elle induit sa plume en des expres-sions pour lesquelles il risque d’être accusé d’errer in actu

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signato ? Par sa franchise même, ma critique me garde d’unetelle injustice. Je suis bien plutôt persuadé qu’au vrai le P.Philippe de la Trinité ne considère nullement comme imagi-naire et illusoire le « rapport » symbolique d’Omega au fait del’Incarnation, ni qu’il ne confond point du tout la « consis-tance » de toutes choses dans le Christ avec leur simple rap-port au Dieu créateur, ni enfin qu’il ne dénie aucunement « àl’Humanité du Christ toute influence corporelle sur le cos-mos ». Mais relever ces incorrections de plume plus que depensée, c’était pour moi le moyen de remplir un doubledevoir amical : d’abord défendre la mémoire du P. Teilhard,non de façon polémique, mais en éclairant assez sa penséepour que ses adversaires puissent entrevoir que non seule-ment dans la foi, mais dans sa vision même du monde, il esten réalité plus proche d’eux, voire plus facile à accorder à leurtechnique philosophique qu’il ne paraît à première vue ;ensuite rendre hommage au P. de Lubac et en particulier àl’ampleur d’une pensée religieuse comme à la sûreté d’unregard théologique dont je bénéficie depuis tant d’années.Peut-être faut-il atténuer la bienveillance de son livre sur Teil-hard ou en corriger l’interprétation sur tel ou tel point. Maisleur censeur commun m’en voudra-t-il de penser qu’on nepeut attendre pareil service d’une distinction qui s’est révéléesi peu propre à analyser l’histoire et à éviter les maladressesde langage ?

Pourtant, c’est bien un souci proprement historique — jetiens à le souligner en terminant — qui a engagé le P. Philippede la Trinité à faire fond sur elle. Lui-même nous le confie enparlant ainsi de ses prédécesseurs :

Si les Consulteurs qui ont voté la condamnation de Galilée en avaient été mieux instruits, ils eussent évité une erreur que lesadversaires de l’Église n’ont pas manqué d’exploiter (TT, p. 15).

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Souci combien honorable pour celui qui le porte et le nour-rit, aiguisant ainsi le sens de ses responsabilités vis-à-vis dudépôt de la foi qu’il lui faut transmettre intact ! — Seulement,pour prendre tout son sens, pareille reconstruction du passépar projection de futuribles doit nous inviter à une réflexionqui, à partir du présent, s’oriente vers le futur. La questionqu’elle pose dans notre « actualité historique » est donc la sui-vante : les Consulteurs qui voteraient demain la condamnationde Teilhard au nom d’une distinction, valable sans doute pourun problème antérieur de quatre siècles mais engendrant unséparatisme aussi grand que son antithèse qu’elle veut com-battre, ne tomberaient-ils pas de nouveau dans une erreur queles adversaires de l’Église ne manqueraient pas non plus d’ex-ploiter ? Et, pour prévenir pareille mésaventure, la sagesse neconseillerait-elle pas de mettre en garde, dès maintenant, lesesprits des théologiens, spécialement ceux des jeunes, contreune fausse « évidence » qui se donne pour traditionnelle, maisrisque en réalité d’égarer gravement dans un avenir prochainceux qui l’adopteraient ?

Le danger qui guette les états-majors, j’ai eu l’occasion de lerappeler ailleurs, est d’être toujours en retard d’une guerre.Sans doute ont-ils raison de ne pas négliger les enseignementsde la dernière. Mais il leur faut aussi assez d’imagination pourprévoir les modalités de la prochaine. De ce point de vue, lesdéfauts de Teilhard, « prophète et visionnaire » (TCSC, p. 328),deviennent des qualités précieuses. Car ils indiquent où regar-der, quel champ embrasser, comment chercher à voir, interdi-sant du même coup de se satisfaire à trop bon compte de solu-tions valables pour une époque dépassée, mais qui laissentl’esprit désarmé devant l’ampleur, la diversité et la difficulté desquestions posées par la prise de conscience du temps et del’histoire.

D’autant que le sens historique de Teilhard, tout orientéqu’il fut vers l’avenir de par ses ambitions apostoliques, n’a pas

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méconnu la nécessité de respecter le passé que le P. Philippe dela Trinité a mission de protéger. Parmi les innombrables textesqui manifestent un tel souci, je n’en citerai qu’un : d’abordparce qu’à travers une allusion à la querelle des « rites » chinois,il prouve que Teilhard ne se faisait aucune illusion sur les résis-tances que devaient rencontrer ses « idées », ni sur le tempsnécessaire à la double conversion par lui visée ; ensuite parceque sa première ligne le montre explicitement axé sur la pré-sence du Christ, et même sur cette présence aperçue en un dia-logue et au cœur de ce que j’appelle « l’actualité historique », sibien que pareil texte me paraît fournir une caution non négli-geable à mon herméneutique, à son principe d’abord mais aussià l’application que je viens d’en faire. En effet, — et c’est unetroisième raison de le citer — il appartient à la lettre même quia pris une importance décisive aux yeux de son censeur, bienplus, il suit immédiatement l’annonce de son ambition : « faireexprimer » par « la langue du monde intellectuel » d’aujourd’hui« les vérités, devenues incompréhensibles pour beaucoup, quegarde en ses paroles l’idiome du monde théologique et romain ».Voici en effet ce qu’ajoute Teilhard :

Si bizarre que cela puisse paraître d’abord, j’ai fini par réaliserque, hic et nunc, le Christ n’était pas étranger aux préoccupations du professeur Parker, et qu’avec quelques intermédiaires on eût pule faire passer de sa psychologie positiviste à une certaine perspec-tive mystique. Cette constatation m’a réconforté. Oh ! que voilà desIndes qui m’attirent davantage que celles de saint François-Xavier !Mais quelle énorme question, non plus de rites, mais d’idées, àrésoudre, avant qu’on puisse les convertir vraiment.

Dans la « querelle d’idées » — d’aucuns ont dit « la guerre » —qui s’est élevée autour de Teilhard, le but d’une étude critiquene peut se réduire à contribuer tant soit peu à éviter unecondamnation « que les adversaires de l’Église ne manqueraient

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pas non plus — demain comme hier — d’exploiter ». Il est bienplus de mettre à jour la complémentarité des exigences légitimesqui s’affrontent et par là même de commencer à découvrir,comme lui-même le souhaitait, les « quelques intermédiaires »propres à faire passer les hommes de notre temps d’une « psy-chologie positiviste à une certaine conscience mystique ».

Le sens de toute son œuvre n’est-il pas orienté vers une telletâche ? Par ses incorrections mêmes, elle nous somme doncd’unir nos efforts pour la parfaire. Comment l’Église ne lui enserait-elle pas reconnaissante ?

Gaston FESSARD.

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ANNEXE.

Mono-génisme, mono-phylétismeet triple (ou quadruple) niveau d’historicité de l’Histoire de l’Humanité.

Dans sa note [« Mono-génisme, mono-phylétisme, une distinc-tion essentielle à faire » (Œuvres, Le Seuil, Paris, 1969, pp. 245-249)],Teilhard oppose directement à « la Science » ce qu’il appelledes notions purement théologiques : mono- et phylo-génisme.

C’est, à mon sens, oublier de distinguer entre théologie etphilosophie, et même omettre de distinguer entre sciences natu-relles et sciences humaines, ces dernières ne pouvant avoir lamême méthode que les premières, et étant commandées beau-coup plus directement par la philosophie, qui exige l’unité del’espèce humaine.

Or, comme le dit le P. C. d’Armagnac : « L’Anthropologiescientifique considère le monophylétisme de l’espèce humaine(unité de souche) comme extrêmement probable… “L’originede l’Homme est certainement monophylétique”, affirme P.-P. Grassé, Traité de Zoologie (Masson, 1955), tome XVII, fasci-cule II, p. 2185 ».

Et il ajoute : « …la nature de l’homme n’étant pas seulementobjet de connaissance scientifique mais aussi de connaissancephilosophique, et la nature d’un être conditionnant son appari-tion… l’importance de l’individu au niveau humain doit êtresoulignée : elle corrobore cette conviction métaphysique quel’âme humaine spirituelle ne peut être le résultat d’un proces-sus matériel, encore que celui-ci puisse préparer son apparitionen union avec un organisme : substantiellement elle ne peutêtre que créée. Il en résulte que la science ne pourra jamais, à

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elle seule, tout dire sur l’origine de l’homme » (« Épistémologieet philosophie de l’évolution », Archives de Philosophie, janvier-mars 1960, pp. 162-163).

Tout en étant substantiellement d’accord avec cette conclu-sion, je remarquerai cependant qu’au point de vue méthodo-logique, il manque à celle-ci d’avoir distingué entre philosophieou métaphysique et sciences humaines qui, telles l’anthropologieet l’ethnologie, peuvent s’intéresser à l’origine historique del’humanité. Or, dans ce cas, elles aussi ne peuvent prendre enconsidération « l’individu » seul, mais uniquement le groupesocial se manifestant soit par le langage, soit par les productionsartistiques et techniques. Or, ces dernières, d’ordre pré-histo-rique (si aucun langage déchiffré ne les accompagne) supposentnéanmoins l’intelligence chez leurs auteurs, donc l’unité histo-rique de l’espèce humaine, sans pouvoir préjuger si celle-cidérive d’un ou de plusieurs couples.

Mono- et poly-génisme reste donc un problème de l’histoirenaturelle, insoluble par celle-ci, tandis que l’unité historique del’essence humaine s’impose comme condition d’intelligibilitéde l’histoire humaine, du seul point de vue de la raison. Lessciences humaines, si elles sont conscientes d’être commandéespar la philosophie ou par la raison, doivent être inclinées à sereprésenter l’origine de l’humanité sous une forme monogé-nique plutôt que polygénique, sans cependant y être absolu-ment contraintes.

C’est seulement du point de vue théologique ou de la révé-lation et de l’historicité surnaturelle que s’impose l’unité ducouple Adam-Ève. Mais celle-ci n’a plus rien à voir avec mono-et poly-génisme, moins encore avec le mono- ou poly-phylé-tisme. Car elle n’est que l’ensemble des conditions de possibi-lité et d’actualité de l’unité humaine en fonction du Christ, pré-sentées sous la forme symbolique symbolisante (c’est-à-dire nonseulement théorique, mais pratique) qui leur permet d’êtreaffirmées et vécues par les hommes. « L’extraordinaire liaison

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interne » que Teilhard attribue à sa Cosmo- et Anthropo-genèse,centrée ou plutôt finalisée sur le Point Omega, dérive en der-nière analyse elle aussi, à travers ce Point, de l’historicité surna-turelle. Mais comme elle se présente, comme une théorie sinonscientifique du moins phénoménologique qui réduit à l’unitéou du moins manque de distinguer les trois historicités : – natu-relle, celles des sciences naturelles, – humaine, celle des scienceshumaines et de la philosophie, – surnaturelle, enfin que la phi-losophie peut analyser d’un point de vue formel, mais doit laissersans contenu (celui-ci ne pouvant provenir que d’une révéla-tion), je ne pense pas que les théologiens abandonneront jamaisla solidarité humaine issue du « sein de la mère Ève ». Car, pourle croyant, de même qu’Adam est « forma futuri » du Christ « novissimus Adam », Ève est à la fois figure de la Vierge, Mère duChrist, et de l’Église son Épouse : double couple de relationsindispensables pour définir et le contenu dogmatique du Chris-tianisme et la structure de l’acte de foi vive à ce contenu.

23 avril 1967.

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