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Keep on… Crumbin’ Boris Eizykman * Université de Picardie (« Jules-Verne ») Avec Keep On Truckin’…, l’une de ses bandes dessinées les plus célèbres, Crumb oppose à la violence de la société américaine les valeurs positives de la (contre) culture populaire carnavalesque. Alors que la musique (ou le cinéma), qui combine normalement succession et simultanéité, est incapable de faire entendre d’un seul coup d’oreille l’intégralité d’une œuvre déployée dans une certaine durée, Crumb réalise visuellement une telle perfor- mance en mélangeant règle diachronique et dérèglement synchronique. Il porte ainsi la bande dessinée à l’une de ses plus hautes expressions, d’essence à la fois artistique et populaire puisqu’il transpose l’intensité et la nature du doublage carnavalesque de son contenu narra- tif dans le traitement spécifique de son médium. « À l’origine, l’artiste est un homme qui, ne pouvant s’accommoder du renoncement à la satisfaction pulsionnelle qu’exige d’abord la réalité, se détourne de celle-ci et laisse libre cours dans sa vie fantas- matique à ses désirs érotiques et ambitieux. Mais il trouve la voie qui ramène de ce monde du fantasme vers la réalité : grâce à ses dons particuliers il donne forme à ses fantasmes pour en faire des réalités d’une nouvelle sorte, qui ont cours auprès des hommes comme des images très précieuses de la réalité. C’est ainsi que, d’une certaine manière, il devient réellement le héros, le roi, le créateur, le bien-aimé qu’il voulait devenir, sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur. Mais il ne peut y parvenir que parce que les autres hommes ressentent la même insatisfaction que lui à l’égard du renoncement exigé dans le réel et parce que cette insatisfaction qui résulte de la substitution du principe de réalité au principe de plaisir est elle-même un fragment de la réalité. » Sigmund Freud « … il est d’une importance qui dépasse de loin les effets immédiats que l’opposition de la jeunesse contre la “société d’abondance” lie rébellion instinctuelle et rébellion politique. La lutte contre le système, qui n’est portée par aucun mouvement de masse, qui n’est impulsée par aucune organisation effective, qui n’est guidée par aucune théorie positive, gagne dans cette liaison une dimension profonde… » Herbert Marcuse * [email protected]

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  • Keep on… Crumbin’

    Boris Eizykman * Université de Picardie (« Jules-Verne »)

    Avec Keep On Truckin’…, l’une de ses bandes dessinées les plus célèbres, Crumb oppose à la violence de la société américaine les valeurs positives de la (contre) culture populaire carnavalesque. Alors que la musique (ou le cinéma), qui combine normalement succession et simultanéité, est incapable de faire entendre d’un seul coup d’oreille l’intégralité d’une œuvre déployée dans une certaine durée, Crumb réalise visuellement une telle perfor-mance en mélangeant règle diachronique et dérèglement synchronique. Il porte ainsi la bande dessinée à l’une de ses plus hautes expressions, d’essence à la fois artistique et populaire puisqu’il transpose l’intensité et la nature du doublage carnavalesque de son contenu narra-tif dans le traitement spécifique de son médium.

    « À l’origine, l’artiste est un homme qui, ne pouvant s’accommoder du renoncement à la satisfaction pulsionnelle qu’exige d’abord la réalité, se détourne de celle-ci et laisse libre cours dans sa vie fantas-matique à ses désirs érotiques et ambitieux. Mais il trouve la voie qui ramène de ce monde du fantasme vers la réalité : grâce à ses dons particuliers il donne forme à ses fantasmes pour en faire des réalités d’une nouvelle sorte, qui ont cours auprès des hommes comme des images très précieuses de la réalité. C’est ainsi que, d’une certaine manière, il devient réellement le héros, le roi, le créateur, le bien-aimé qu’il voulait devenir, sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur. Mais il ne peut y parvenir que parce que les autres hommes ressentent la même insatisfaction que lui à l’égard du renoncement exigé dans le réel et parce que cette insatisfaction qui résulte de la substitution du principe de réalité au principe de plaisir est elle-même un fragment de la réalité. »

    Sigmund Freud

    « … il est d’une importance qui dépasse de loin les effets immédiats que l’opposition de la jeunesse contre la “société d’abondance” lie rébellion instinctuelle et rébellion politique. La lutte contre le système, qui n’est portée par aucun mouvement de masse, qui n’est impulsée par aucune organisation effective, qui n’est guidée par aucune théorie positive, gagne dans cette liaison une dimension profonde… » Herbert Marcuse

    * [email protected]

  • MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

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    Illustration 1. Publié en 1967, le numéro 1 de Zap Comix ne contient que des bandes et des dessins de Robert Crumb, parmi lesquels Keep On Truckin’…

    Source : « Keep On Truckin’… », Zap Comix, n° 1, 1967.

    © Robert Crumb, avec l’aimable autorisation de l’auteur

    Publié en 1967, le numéro 1 de Zap Comix ne contient que des bandes et des dessins de Robert Crumb. Parmi tous les trésors en noir et blanc de cette livraison mémorable, Keep On Truckin’… (Illustration 1) 1 est proba-

    1 Visible également dans Crumb, R., 2000 : p. 84. Mister Nostalgia. Paris :

    Cornélius.

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    blement, de l’aveu exaspéré même de Crumb 1, la bande dessinée qui, avec Fritz the Cat, a le plus contribué à le rendre célèbre, lui conférant à 24 ans le statut d’« icône » de l’underground américain. Cette distinction s’est avérée évidemment inconfortable pour un jeune homme timide qu’une éducation terrifiante, digne du docteur Schreber 2, a longtemps bourrelé de complexes.

    Quand on sait que Crumb, compositeur d’images et musicien, comme Klee, ne place rien au-dessus de la musique, et qu’il nomme en 1972 son premier orchestre le Keep On Truckin’ Orchestra 3, on mesure l’importance qu’il accorde à cette bande dessinée, au début tout au moins et sur un mode immédiatement ambivalent puisque dès 1968, en associant Keep On Truckin’… à la consommation de hamburgers, il commence à montrer cette bande dessinée sous un jour défavorable 4. En 1972, les choses se gâtent vraiment, et Crumb n’aura désormais de cesse que de dénigrer Keep On Truckin’… avec une inébranlable mauvaise foi dont on peut néanmoins comprendre et justifier l’origine. Il change le nom de son orchestre, qui devient The Cheap Suit Serenaders, et publie en 1972 une planche intitulée Remember Keep on Truckin’ ? (Illustration 2) 5 dont les images résonnent comme une sinistre épitaphe. Crumb, qui évoque d’emblée le succès obtenu par Keep On Truckin’…, construit cette nouvelle planche comme une sorte de boustrophédon déglingué où plus de vingt personnages disgracieux illustrent un nombre égal de Keep On n’importe quoi’… Ces formules plus ou moins délirantes et les postures plutôt pitoyables qui les escortent étant susceptibles, elles aussi, de ren-contrer une heureuse fortune, Crumb fait semblant de les protéger des méfaits d’une commercialisation sauvage par un excès dérisoire. Chaque case comporte ainsi une mention abrégée de copyright, la première – qui représente un Keep On Truckin’… totalement dénaturé – n’en affichant pas moins de quatre. Révolté, après la parution de Keep On Truckin’…, par une surdose de produits dérivés indésirables et par le détournement de ses droits d’auteur, il n’est pas surprenant que Crumb veuille régler ses comptes avec les pratiques véreuses de l’industrie culturelle. Mais sa cri-tique ne se borne pas au mépris et au pillage que le « big business » réserve aux artistes, elle vise surtout le principe même de la récupération commerciale et de l’assassinat de toute culture populaire au moyen de ce

    1 Dans le film que Terry Zwigoff lui a consacré en 1994. 2 Cf. Schatzman, Morton, 1974. L’esprit assassiné, trad. Jeanne Esnault-Vaillant.

    Paris : Stock. 3 Avec Alan Dodge, Robert Armstrong et Terry Zwigoff. Voir le catalogue de

    l’exposition organisée par Jean-Pierre Mercier, 2000. Qui a peur de Robert Crumb ? Angoulême : Musée de la bande dessinée.

    4 « Hamburger Hi-jinx », Zap 2. Cf. « Salty dog Sam », Zap 6, 1973. 5 Reproduite dans Alessandrini, Marjorie, 1974 : p. 111. Crumb. Paris : Albin

    Michel, collection « Graffiti ».

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    qu’on appellerait aujourd’hui 1 un processus de formatage généralisé. « La pop music n’est qu’un grand gâchis. Simplement parce que c’est le big business, le big money […] Les compagnies de disques s’emparent de quelqu’un, n’arrêtent pas de faire de la promotion, retaillent la musique à la dimension des grands mass media, et finalement ne font que la ruiner, la démolir totalement… » 2 Près de trente ans plus tard, Crumb enfonce le clou : « … je crois que le commerce tue la culture. Plus il y a d’argent en jeu, plus la qualité et l’authenticité baissent. Je préfère donc les formes culturelles modestes et mineures. Je m’intéresse plus aux cultures locales souter-raines, pas toujours mais en général. Bien sûr il y a des exceptions, certains cinéastes ont réalisé des films qui ont coûté des millions de dollars et qui sont bons et bien faits […] La culture populaire me passionne, mais elle est de plus en plus difficile à déni-cher dans la culture occidentale parce que le système économique pervertit tout, tous les coins et recoins. » 3 Crumb connaîtra d’autres déboires avec le monde des affaires auquel l’underground, dans une « époque [qui] rêve de sortir du cadre des autorités traditionnelles » 4, devait opposer, pour un temps, des mœurs plus coopératives. Ainsi, en 1968, il réalise une pochette de disque faussement psychédélique pour Cheap Thrills de Janis Joplin. À l’aune du retentisse-ment considérable de la pochette et du disque, Crumb se plaint, dans le film de Terry Zwigoff, de n’avoir perçu que six cents dollars pour ce travail, et dénonce également le vol de son dessin par le producteur du disque, un dessin vendu aux enchères plus de vingt mille dollars peu de temps avant le tournage du film, en 1994. Traumatisé par diverses mésa-ventures de ce type – par exemple encore l’adaptation cinématographi-que de Fritz the Cat –, Crumb manifestera trente ans plus tard un vif res-sentiment envers les escrocs ou les chevaliers d’industrie de la culture qui l’ont floué dans les années 1960-1970. Toutefois, durant cette période de jeunesse, ses réactions trahissent moins l’amertume qu’une rage provo-cante, comme l’atteste ce passage d’une interview citée par Marjorie Alessandrini en 1974 : « Quand Janis m’a demandé combien je voulais être payé [pour sa pochette de disque], je lui ai dit de dire à la Colombia de se torcher avec. Je dois avouer que j’en ai tiré une certaine satisfaction… Il y a peu de chances pour que de tels gens aient l’habitude de s’entendre dire ce qu’ils peuvent faire de leur argent. » 5 Une observation judicieuse, comme à l’accoutumée, de Robert Lebel livre peut-être la clef de ces contradictions courantes : « À distance, la pureté semble inséparable de la pénurie et l’on distingue mal ce qui fut subi de ce qui fut voulu. » 6

    1 À l’heure où des logiciels informatiques sont censés garantir le succès des

    plus insipides musiques d’ascenseur et de supermarché. 2 R. Crumb, cité par Alessandrini, Marjorie, 1974 : p. 56. Crumb. Op. cit. 3 R. Crumb, propos recueillis par Mercier, J.-P., 2000 : p. 32. Qui a peur de

    Robert Crumb ? Op. cit. 4 Bertrand-Dorléac, Laurence, 2004 : p. 13. L’ordre sauvage, violence, dépense et

    sacré dans l’art des années 1950-1960. Paris : Gallimard. 5 Op. cit., p. 110. 6 1964 : p. 11. L’envers de la peinture. Paris : du Rocher.

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    Illustration 2. À partir de 1972, Crumb n’aura de cesse de dénigrer Keep On Truckin’… avec une inébranlable mauvaise foi dont on peut néanmoins comprendre et justifier l’origine.

    Source : « Remember Keep On Truckin’ », Crumb, Marjorie Alessandrini, Paris : Albin Michel,

    « Collection graffiti », 1974, p. 111. © Robert Crumb, avec l’aimable autorisation de l’auteur

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    Si tous ces épisodes, avec leurs implications fiscales et judiciaires quali-fiées de cauchemardesques par Crumb, alimentent une haine légitime contre l’industrie culturelle, doit-on s’étonner du fossé qu’il franchit en déplaçant cette haine sur Keep On Truckin’…, c’est-à-dire sur la victime même cristallisant tous les méfaits commis par cette industrie ?

    De fait, on ressent une très grande violence dans la façon dont Crumb réinterprète et défigure – alors qu’il prétend les re-présenter – ses dix danseurs de 1967, plutôt drôles, légers, souples et joyeux, en les conden-sant sous la forme d’un « pitre débile » poilu dont les contours vilaine-ment plissés sont assortis aux onomatopées stupides qu’il profère, mar-cheur raide et inélégant au nez piqué, au bras gauche et à l’index tendus en une parodie de salut nazi. C’est à partir de cette version travestie, et non de l’originale, que Crumb renouvelle et précise ses attaques contre Keep On Truckin’… : d’abord, dans une bande dessinée de 1990 qu’un autoportrait maussade annonce comme « le reniement de Keep On Truckin’… » 1 ; ensuite, dans une interview de 1998 qui accompagne la publication de Mister Nostalgia 2. Dans la bande de 1990, Crumb soutient que Keep On Truckin’… ne constitue qu’« une puissante réaction à cette abomi-nable pop musique moderne » qu’il écoutait jadis sous acide. « Les autres ont cru qu’il s’agissait d’images heureuses, de personnages de bandes dessinées relax qui pre-naient du bon temps… Moi aussi je l’ai cru ! Ces dessins devinrent les symboles de l’attitude décontract [sic] des années 60 ! ! […] J’oubliais ce qu’ils étaient vraiment : des pictogrammes de la danse de mort ! ALORS, KEEP ON TRUCKIN’, CRÉ-TINS » 3 Ce texte de conclusion coiffe le dessin démesuré d’un autre « pitre débile » à tête d’épingle éructant le stupide « hup hup » de 1972. Même antienne dans le commentaire de 1998. « La page originale de Keep On Truckin’ ! 4 était une critique sardonique de l’optimisme qu’on sent tellement forcé dans la musique moderne […] Au début, ce qui m’a fasciné, c’est de voir com-ment les gens ont mal compris la signification de Keep On Truckin’ ! la première fois que cette page est parue. Ils ont trouvé ça beaucoup plus optimiste que ça ne l’était pour moi à l’origine. Les présentateurs l’ont même repris sur les ondes : “… And don’t forget to… Keep On Truckin’ !” C’est devenu le reflet de l’optimisme de cette période. De mon point de vue, quand je l’ai dessiné, c’était morbide. Il m’a fallu pres-que trente ans pour m’en rendre compte. » 5 Si Crumb ne comprend qu’au bout de trente ans le « vrai sens » qu’il a logé en 1967 dans Keep On Truckin’…, c’est sans doute que cette planche appartient à la catégorie des « histoires inconscientes » qu’il prise particulièrement. « Je préfère les histoires qui sont

    1 « Qu’y a-t-il chez les gens qui dansent et qui s’éclatent que je trouve si répugnant ? »

    Crumb, R., 2000 : p. 71-73. Mister Nostalgia. Op. cit. 2 Propos recueillis par Mercier, J.-P., 2000 : p. 85. Qui a peur de Robert Crumb ?

    Op. cit. 3 Ibid., p. 73. 4 On notera la transformation éloquente des trois points de suspension

    initiaux en un point d’exclamation. 5 Ibid., p. 81.

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    un peu plus inconscientes, quand je ne sais pas de quoi il retourne alors même que je suis en train de dessiner. Mais c’est difficile à mettre en œuvre. Pour y arriver, il faut vraiment tenter sa chance. Et ça demande un niveau d’énergie créative que je n’atteins pas toujours. » 1 Or, pour cette bande à la narration problématique qu’il n’en finit pas de renier, Crumb a inventé dès 1972, sinon 1968, son faux « vrai sens » (la critique de la pop music comme production forcément indigente de l’industrie culturelle). Si ce faux « vrai sens » masque une légitime révolte contre toutes les spoliations subies, elle concerne toute-fois une planche au « niveau d’énergie créative » exceptionnel, dont le mys-tère facilement résoluble est qu’elle ne renvoie ni à l’optimisme « cool » des années 1960, ni aux infamies électrifiées de la musique pop.

    À travers l’analyse des dispositifs formels et compositionnels de Keep On Truckin’… greffée sur le contexte américain des années 1960, on cher-chera à repérer la conception du monde que met en œuvre Crumb dans un style plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.

    On a souvent allégué en effet que le pouvoir de fascination de ses bandes dessinées, leur force de rayonnement sur plusieurs générations de spec-tateurs et de dessinateurs, reposaient en bonne partie sur une alliance détonante, sinon contre-nature, entre d’une part l’usage d’un style figura-tif « classique » dans sa clarté linéaire et ses traits rondouillards – preuve supposée de son amour pour les dessins animés de Walt Disney et les femmes bien rondes –, et d’autre part l’exclusivité de contenus très peu classiques : fantasmes sexuels débridés et critiques sociales protéiformes, bref le tout-venant de l’arsenal underground. Ce genre de contenus ne pouvait qu’entrer en intime résonance avec l’air d’un temps effervescent, avec le désir d’émancipation d’une jeunesse instruite, ayant ou non lu Reich et Marcuse, dévoré Mad, milité contre la Guerre du Vietnam et toutes les formes de discrimination, mais rejetant en tout état de cause la violence répressive de l’éducation et de la morale qui persistait dans la société américaine d’après-guerre. Et de cette violence, qui mieux que Crumb, avec son expérience personnelle douloureuse, sa formidable pulsion graphique et son intelligence politique, pouvait plastiquement mettre en cause les désastreux résultats psychiques et corporels ? Pour la plupart, les critiques estiment donc qu’à l’exception de quelques bandes aux enchaînements narratifs ténus, aux formes sophistiquées et aux titres inutilement ironiques 2, Crumb ne succomberait guère aux délices de l’expérimentation formelle, contrairement à Moscoso, Clay Wilson ou Griffin qui, dès le numéro 2 (1968), vont venir renforcer l’« équipe » jusqu’alors bien solitaire de Zap. La modération formelle de ses bandes dessinées signalerait sinon un art incomplet, tout au moins une concep-tion artistique éminemment classique – héritière tardive de l’« Ut pictura poesis » – puisqu’on y goûterait avant tout les plaisirs ou les leçons du

    1 R. Crumb, interview réalisée en août 1999 par J.-P. Mercier (2000 : p. 87.

    Sans issue. Paris : Cornélius). 2 Par exemple : « Abstract expressionist ultra modernistic comics », Zap, nº 1.

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    contenu narratif, et non la puissance de jeux formels spécifiquement accordés aux fantaisies sérieuses de ce contenu. Si cette évaluation se confirmait, on pourrait même avancer que le contenu séditieux des bandes de Crumb gagne en efficacité sous l’effet de la « prime de plaisir » que constitue son style doublement reconnaissable dans sa figurativité exemplaire et l’attrait de ses ascendants disneyens.

    Par ailleurs, l’examen de ce style fait apparaître les limites de la théorie apparemment séduisante de la « mimesis motrice » mentionnée par Gunther Anders au sujet de l’œuvre de George Grosz 1. Cette théorie, empruntée à la rhétorique, repose sur l’emploi d’un critère unique – en l’occurrence le caractère du trait, son expressivité – alors que l’image réclame, pour délivrer la richesse complexe de ses sens, la mise en interaction d’une multiplicité de paramètres et de niveaux différents, comme Panofsky l’expose dans sa quête iconologique. « Le caractère du trait agit à la manière d’un jugement porté sur le sujet qu’il sert à représenter. Il agit comme le caractère du sujet lui-même. » 2 Selon cette hypothèse, un trait tendre cernant un sujet abject équivaudrait à une déclaration d’amour, inconsciente ou volon-taire, adressée à ce sujet. Or, on aperçoit avec Keep On Truckin’… et ses divers reniements que le trait, invariable dans sa rondeur matricielle, s’accommode de jugements contraires portés sur le même sujet : il n’y a pas de règle universelle en la matière et les déclarations d’amour, de haine ou d’indifférence de l’artiste envers ses sujets se jouent dans la totalité des composants qu’il manipule.

    Les illustrations de l’ouvrage de Mark J. Estren sur la bande dessinée underground 3 permettent de vérifier que faute d’un « équilibre intense » entre le dessin (anémique) et le contenu politique (tout-puissant), les meilleurs sentiments, les critiques les plus pertinentes n’engendrent que des productions sans intérêt, ou sans intérêt autre que sociologique. Mais ce déséquilibre ne concerne pas Crumb, dont les bandes dessinées, Keep On Truckin’… en tête, ne relèvent pas du classicisme bien tempéré qu’on a coutume de lui imputer, sa passion musicale nourrissant déjà l’exubé-rance rythmique de ses bandes. Il est probable que le « malentendu » sur son style classique procède du privilège qu’on veut à tout prix consentir aux inconvenances bienvenues du contenu politique, incluant les effets de « la rébellion instinctuelle » : pour ce faire, on utilise les ressources de l’« élaboration secondaire » qui fait voir droit ce qui est tordu, parce que le droit se remarque moins et laisse plus facilement s’épanouir la fibre narrative des spectateurs. Ce qui, dans Keep On Truckin’…, se cache der-rière l’agrément du trait caractéristique de Crumb, c’est l’extrême ingé-niosité d’un paradoxe compositionnel submergeant le support spécifique

    1 2005 (1961). George Grosz, trad. Catherine Wermester. Paris : Allia. 2 Ibid., p. 15. 3 1974. A History of Underground Comics. San Francisco : Straight Arrow Books.

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    de la bande dessinée – le découpage en cases de la planche – pour en exalter le sens et les effets.

    Dépourvue de héros, mais remplie de personnages masculins à la démar-che dansante, Keep On Truckin’… ne raconte évidemment pas, dans une veine aventurière conventionnelle, l’histoire de la remise en ordre d’un monde perturbé par un événement quelconque, mais expose l’émergence d’un ordre différent, d’un modèle de vie préférable au modèle dominant, fondé sur la présence événementielle de la musique et de la danse.

    Les paroles de la bande entière, et pas seulement le titre, proviendraient, comme c’est souvent le cas chez Crumb 1, d’une chanson de blues. « Robert Crumb lui-même […] m’a appris que le texte est repris intégralement d’une vieille rengaine des années 30, dont il possède le 78 tours. Pour autant que je me sou-vienne, le Truckin’ du texte fait référence à une danse qui eut (comme le shimmy ou le black bottom) une fugace heure de gloire en son temps. […] Le sens de “flâner”, “se balader”, “se baguenauder” est attaché à l’expression. “Down the line” se com-prend habituellement dans le sens “sur toute la ligne”, “jusqu’au bout”. J’en déduis donc que le texte de la chanson originale proposait que le chanteur se débarrasse complètement de son blues en dansant le truckin’ avec un (ou une) partenaire. On ne peut pas totalement exclure également des sous-entendus sexuels (mais je m’avance peut-être). » 2 Ces renseignements précieux accréditent l’idée, décelable déjà dans les images elles-mêmes, suivant laquelle cette planche se rap-porte au bon vieux blues qui réconcilie Crumb avec l’humanité, et non à la musique pop qu’il exècre.

    On traduira alors approximativement les paroles de la chanson, sans chercher à en retrouver l’équivalent rythmique, les rimes ou le velouté sonore, et en déplaçant l’ambiguïté notamment sexuelle de truckin’ dans le dernier vers :

    Continue la balade (ou mieux, eu égard au contexte musical, la ballade, ou peut-être mieux encore la parade, par référence à la mise en scène de Crumb et au comportement « nuptial » des animaux) Continue la parade… La parade à fond… Hey hey hey… Je disais continue la parade… Pour décharger mon blues !

    1 Cf. Alessandrini, Marjorie, 1974 : p. 52-59. Crumb. Op. cit. 2 Courrier de Jean-Pierre Mercier (2005), traducteur et directeur éditorial de la

    belle publication thématique des œuvres de Crumb chez Cornélius (cinq albums parus à ce jour), que je remercie vivement pour toutes les informa-tions qu’il m’a obligeamment fournies.

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    En se pliant au sens de lecture alphabétique pour déterminer l’appréhen-sion de ses cases en succession (A ⇒ B1 ⇒ B2 ⇒ C1 ⇒ C2), la planche de cinq cases rectangulaires souscrit normalement aux règles de l’ordre textuel, mais elle étale en même temps un curieux découpage (Illustra-tion 3, planche de gauche) : réalisé grâce à l’agencement à angle droit d’une ligne verticale et de deux horizontales, ce découpage forme six segments rectilignes qui ne se referment pas en surfaces, contrairement à la figure la plus banale de l’encadrement des cases (Illustration 3, planche de droite), mais se maintiennent à l’état de configuration linéaire « active », au sens de Klee. Relativement épaisses, ces lignes tracées à la règle et au rapidographe 1 s’arrêtent avant la bordure de la page et délimi-tent simultanément deux cases, alors que dans la configuration cano-nique de la bande dessinée (Illustration 3, planche de droite), chaque ligne, refermée en surface « médiale » ou neutre, ne délinéamente qu’une seule case. L’absence de ligne d’encadrement périphérique aboutit à la mise en évidence de cases irrégulièrement ouvertes sur un (en B1, B2), deux (en C1, C2) ou trois (en A) côtés. Elle provoque aussi, par la même occasion, l’exhibition inhabituelle de l’armature, de la structure fonda-trice de la bande dessinée, sous la forme d’une sorte de croix de Lorraine tronquée (dans la partie supérieure, mais aux branches horizontales égali-sées), ou d’un fragment de grille urbaine, ou bien encore d’un schéma d’immeuble renversé sur son sommet, c’est-à-dire sur la pointe qui déborde vers le bas parce que Crumb y a légèrement prolongé la mé-diane verticale. Malgré sa construction symétrique, la configuration géné-rale de la planche – le contenant spécifique de la bande dessinée destiné à produire dans et par l’espace un équivalent de succession temporelle –, ligne pointue en guise de base, prend une tournure active, instable et fragile. Cette instabilité relative s’associe à l’ouverture irrégulière des cases pour renforcer le caractère dynamique du contenu musical et dan-sant de la planche, détectable avant tout dans la prolifération des obliques des corps excessifs et déformés par leur marche chaloupée. L’oblicité anormale, sinon impossible, de ces lignes de force corporelle, contraste avec l’orthogonalité des cases « incomplètes », mais aussi, dans les quatre cases qui suivent la case double du titre, avec la banalité « quo-tidienne » du décor urbain discrètement planté à l’arrière-plan. Quant à la trajectoire oblique et « profonde » des quatre marcheurs alignés de la première case, elle dirige le regard vers le spectateur et vers le bloc des quatre cases. Autrement dit, le ressort dynamique du sujet – la parade d’une marche chantée et dansée, plus rythmique que narrative – condi-tionne la structure même de la bande dessinée.

    1 Crumb semble avoir utilisé des rapidographes de deux épaisseurs au moins :

    une pointe fine pour la plupart des bâtiments, le remplissage des person-nages et les rayures du ciel ; une pointe plus épaisse pour le contour des personnages, le découpage des cases et le texte.

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    Illustration 3. Exhibition inhabituelle de l’armature, de la structure fondatrice de la bande dessinée, sous la forme d’une sorte de croix de Lorraine tronquée

    Simultanément, la préservation d’une marge interne au sein des images auto-délimitées – plage de blanc, surface vide évoquant l’écran nébuleux du rêve ou un no man’s land grésillant –, semble vouloir les immobiliser dans la singularité des postures acrobatiques qu’elles affichent.

    La juxtaposition rectangulaire des quatre cases qui font bloc (B1-B2-C1-C2), les lignes simples qui leur servent de frontière, l’absence par consé-quent de marges entre elles 1, toutes ces données formelles convergent pour faciliter la création d’une figure globale : le tout simultané de la planche – et de la parade – qui ne détruit pas l’ordre linéaire de la succes-sion des cases, mais le « double » en l’enrichissant. Il serait à vrai dire difficile d’abolir cet ordre linéaire qui s’enracine dans le code constitutif d’agencement des cases, dans le rythme entraînant et l’enchaînement usuel des paroles (souligné par les points de suspension), ainsi que dans des rythmes plus secrets, comme l’abaissement progressif de la ligne de sol dans la descente de bande en bande (A, B, C) : difficile et nocif, car la perte de la continuité chantée amputerait la bande d’une partie notable de son intérêt.

    Cette figure globale – qui intègre bien entendu la case du titre et qui a dû favoriser l’adaptation de la planche en poster – peut être considérée comme statique puisqu’elle s’organise autour d’une croix orthogonale, mais elle s’anime aussi sous l’effet d’une multitude de vibrations et de tensions locales qui restituent l’ivresse de la danse, dans les postures

    1 Dans le blanc des marges inter-cases des bandes dessinées traditionnelles se

    logent des interstices de temps propices à l’instauration de la diachronie narrative : « Pour la diégèse, ce qui se passe entre les rectangles est aussi important que le contenu des rectangles mêmes. » Resnais, Alain, 1972 : p. 97. « Film et bande dessinée ». Graphis, nº 160.

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    obliques à la limite du décrochage, les contrastes de valeurs, la profusion des « rides » 1 et le grouillement sage des lettres…

    Crumb joue en priorité sur la composition des quatre cases à peu près égales pour renforcer le trouble de la figure globale : répétition du halo marginal blanc (ou crème selon les publications) par auto-délimitation du dessin, répétition d’une scène similaire (danseurs masculins aux chaus-sures gigantesques sur fond urbain), prises de vue pratiquement identi-ques (personnages de mêmes dimensions saisis au centre du premier plan, en vision fichante, de plain-pied, à hauteur de tête, et de profil), orientation de tous les profils vers la médiane verticale pour susciter un face-à-face général qui constitue la pièce majeure de cette présentation unitaire.

    C’est en outre tout un réseau de correspondances plus ou moins clan-destines qui, par-delà les ressemblances de leurs postures dansantes, lient et relient les personnages selon les trois lignes principales d’enchaîne-ment des cases.

    Dans le sens horizontal (B1-B2, C1-C2), on recense principalement des correspondances de positions : celles des cases, des marches dansées, des regards, du sol et des immeubles (ou de la barrière) suggérant une conti-nuité du décor, des rayures célestes (en B) et du soleil plus ou moins cabossé (en C), mais aussi la correspondance « thématique » des sourires, discrets dans la première bande (B) sur fond de grands immeubles, plus francs dans la seconde (C), devant des petits immeubles ou des maisons. 2

    Dans le sens vertical (B1-C1, B2-C2), les correspondances sont assurées par la ressemblance des postures, les directions identiques, le parallélisme majoritaire et décalé des obliques corporelles, l’alternance du texte et de l’image.

    Quant au parcours diagonal des cases (B1-C2, B2-C1), il est enclenché par les lignes de force majeures des corps, mais aussi par des échos ves-timentaires : costumes et chapeaux levés en B1-C2, couvre-chefs moins nobles (ou absents), vêtements plus négligés en B2-C1.

    1 Cf. Shitao, 1984 (c.1710), ch. IX. Les propos sur la peinture du moine Citrouille-

    amère, trad. Pierre Ryckmans, Paris : Hermann, éclairés par les commentaires étincelants du traducteur. La fascination de Crumb pour la gravure rend compte en partie du foisonnement des hachures dans ses dessins.

    2 On retrouve cette opposition hiérarchisée dans la distance (physique à déter-mination affective) qui sépare les personnages du décor urbain : éloignement des grands immeubles, rapprochement des habitations de plus petite taille. On peut également noter que le biais des immeubles de la dernière case reste trop minime pour casser, à l’intérieur des quatre cases, la présentation géné-rale en deux plans horizontaux.

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    Cette disposition croisée des chapeaux levés renforce par ailleurs le face-à-face, la contredanse, puisque dans l’horizontalité des bandes la moitié des effectifs salue ainsi l’autre moitié placée en vis-à-vis.

    Enfin, pleines d’un côté (B2-C1), rayées de l’autre (B1-C2), les ombres zénithales fantaisistes (par rapport à la position apparente du soleil) concourent modestement au passage diagonal des cases, leur position identique de case en case indiquant la même heure pour rappeler la continuité rapide de l’action chantée.

    L’ensemble de ces correspondances se résout dans la prégnance d’un parcours visuel circulaire – elliptique en tenant compte de la case du titre –, une ronde bien sûr ou un manège, c’est-à-dire une figure fermée qui amplifie la sensation dynamique de la danse dans un espace global, en effaçant ou en unifiant les différences de lieux (Illustration 4).

    Illustration 4. Mise en évidence d’un parcours visuel circulaire

    Source : « Keep On Truckin’… » avec annotations graphiques.

    © Robert Crumb, avec l’aimable autorisation de l’auteur

    Et ça tourne sans fin dans la ronde, ça s’épuise complètement, la force giratoire de la planche excédant de très loin l’arrêt du point d’exclama-tion final : « Truckin’ down the line… », épuisement jubilatoire du jeu de la danse, qui concerne peut-être aussi l’ivresse sexuelle à laquelle le blues fait très souvent allusion, et les passions ludiques de l’enfance 1.

    1 « En quelle période plus que dans la première enfance est ressenti le circulaire, ce qui fait

    le tour, lequel comprend départ et retour. » Michaux, Henri, 1985 : p. 56. Déplace-ments, dégagements. Paris : Gallimard.

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    Dans le contexte fondamentalement musical de Keep On Truckin’…, les énormes chaussures à clous – qui n’interdisent pas la légèreté du pas – rappellent sans doute que « les pieds servent à rejoindre la parade » et à danser. En invoquant la parade, on délaissera l’hypothèse commune qui attribue à Crumb un solide fétichisme du pied lié à la découverte enfan-tine du monde à partir du sol, ou à une fixation sur les pieds de la mère vus d’en bas, en très gros plan.

    Le dynamisme des corps dansants ne s’éprouve donc pas seulement dans la succession légale des cases individuelles et des paroles cadencées de la chanson, mais aussi selon une remarquable combinaison (une simulta-néité) expérimentale du successif et du simultané sur l’image de la planche perçue comme un tout simultané et tournoyant : éparpillés aux quatre coins réunis de la ville, les personnages de Crumb dansent ensemble sur le même air, sans qu’on sache si c’est l’air de la ville (censé rendre libre) ou celui du blues qui ouvre la prison des cases. Ce genre de combinaison a été expérimenté, moins secrètement, par Clay Wilson, Neal Adams, Willem, Fred, Gotlib, et dès la fin du XIXe siècle par Robida 1.

    Accentuant l’aspect collectif de la danse, le doublage subtil de l’ordre successif par l’agitation de la simultanéité définit Keep On Truckin’… non pas comme une image de mort, ni comme un récit underground aux intentions immédiatement transgressives, mais comme une image de vie porteuse de valeurs positives. Crumb emprunte ici une voie particulière de la contre-culture qui ne se contente pas d’exploiter les thèmes du sexe, de la drogue, de la violence ou de « l’aliénation mentale de l’Américain moyen » 2, mais part à la recherche de « nouvelles formes d’actions et de comporte-ments. » 3 Ces valeurs positives s’incarnent dans une libération noncha-lante des corps, leur défonctionnalisation tordue, acrobatique, tournant en dérision la déraison efficace des corps disciplinés, à la façon désopi-lante d’un Groucho Marx ou d’un clown pas trop triste 4.

    Le blues fournit le modèle axiologique que la parade de Crumb substitue en douceur aux oppressions de la culture WASP, engluée dans les hor-reurs de la guerre du Vietnam en cette fin des années 1960, mais discré-ditée depuis les origines de la colonisation par le génocide indien et l’esclavagisme : avec le blues, musique populaire noire du début du XXe siècle, la danse s’invite obligatoirement, puisque pour les Africains et

    1 Cf. le catalogue de l’exposition Robida, écrivain, caricaturiste, illustrateur, UPJV,

    1996, p. 13. 2 Willem, 1970. « Chez les esthètes », Charlie, nº 13. 3 Alessandrini, Marjorie, 1974 : p. 19. Crumb. Op. cit. 4 Voir Pencenat, Corine, 2004. « Le corps forain ». Le cirque, un espace drama-

    tique de la mobilité. Le corps forain. Lola Montès ou l’anéantissement de la personnalité à trois pistes. Cahiers recherches, Strasbourg : Université « Marc-Bloch ».

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    les Noirs américains, « jouer de la musique et danser se fondaient généralement en une seule entité » 1.

    Il n’est pas indifférent que cette danse – rendue collective par la mise en simultanéité paradoxale des cases – déploie ses figures extravagantes et drôles dans la ville, dans des espaces publics et non dans des lieux privés et clos, car l’histoire réelle de ce déplacement pour le blues, durant le siècle dernier, du sud au nord des États-Unis, de l’ouvert (la rue) au fermé (les clubs), a suivi le mouvement général vers l’individualisme de la consommation privée et nourri la regrettable montée en puissance de l’industrie culturelle. Avec Keep On Truckin’… et ses personnages si diffé-rents les uns des autres, il s’agit au contraire, comme dans les quartiers noirs et métis de La Nouvelle-Orléans au début du XXe siècle, d’investir les rues pour que toute la population puisse participer au bonheur de la parade. 2 Sidney Bechet (« on organisait des parades juste pour le plaisir ») et Jelly Roll Morton (« l’essentiel, c’est que nous nous amusions comme des fous ») 3 insistent sur la dimension festive, carnavalesque au sens historique le plus fort du terme 4, de la parade, musique processionnaire qui unit la popula-tion par la musique et la danse dans les espaces publics de la ville. Pour montrer ce lien, Crumb défait en les doublant les liens dessinés de la bande (bind, bindung). Comme le carnaval médiéval, la parade écarte – momentanément mais le plus souvent possible – les contraintes de la vie quotidienne. « Une parade, vous savez bien, cela vous arrache à vos préoccupa-tions ; on s’arrête de travailler, de manger, de faire ceci ou cela ; et l’on accourt… » 5 Cette vie musicale et dansante collective s’impose comme une seconde vie carnavalesque, bien entendu préférable aux obligations « officielles » de la vie quotidienne avec laquelle elle coexiste, comme la simultanéité fiévreuse de la planche coexiste avec la succession réglée des cases, si bien que le moindre prétexte est saisi pour relancer la parade. « … dans la rue, la musique est omniprésente, elle suit les enterrements, elle accompagne les pique-niques au lac Pontchartrain, elle déambule en cortèges lors des fêtes religieuses et pro-fanes, elle éclôt presque spontanément en parades à l’instigation d’associations qui ne perdent aucune occasion pour asseoir leur prestige en fanfare. Lorsqu’il s’agit de pro-mouvoir un spectacle ou une manifestation sportive, de vendre un élixir ou d’annoncer

    1 Southern, Eileen, 1976. Histoire de la musique noire américaine, trad. Claude

    Yelnick. Paris : Buchet & Chastel. 2 Voir Béthune, Christian, 1994. « La rue, la parade et l’agôn ». L’esthétique de la

    rue (Françoise Coblence, Sylvie Couderc, Boris Eizykman, dir.). Paris : L’Harmattan.

    3 Cités par Béthune, Christian, 1994 : p. 136 et 138. « La rue, la parade et l’agôn ». Op. cit.

    4 Caractérisé par Bakhtine, Mikhaïl, 1970. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel. Paris : Gallimard.

    5 S. Bechet, cité par Béthune, Christian, 1994 : p. 138. « La rue, la parade et l’agôn ». Op. cit.

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    l’ouverture d’un commerce, on juche quatre ou cinq instrumentistes sur une charrette que l’on fait circuler à travers toute la ville. Même les événements les plus anodins de la vie sociale s’accomplissent la plupart du temps dans la rue et en musique ; c’est dans la rue et en musique que travaillent cireurs et barbiers. » 1

    Il n’est donc pas non plus indifférent que le tissage des liens humains (et visuels) dans Keep On Truckin’… s’effectue par la danse, à l’intérieur des cases et entre elles : tout d’abord bien sûr, dans l’homogénéité générale des postures, puis avec la file indienne répétant le même pas déjeté dans la « profondeur » de la première case 2, dans les rencontres annoncées au centre (sur la médiane verticale), dans les danses de profil concertant la rencontre, dans les danses par couples (en C, on voit même la liaison assurée physiquement par un bras), enfin dans les multiples dispositifs de mise en continuité chorégraphique des personnages en principe isolés par la discontinuité des quatre cases, un peu comme chez Buster Keaton qui construit des continuités fluides et dansantes dans des situations et des actions de la vie quotidienne qui se décomposent normalement en discontinuités, passages contrastés, frontières nettes. Découlant notam-ment du doublage de la succession par la simultanéité, cette production chorégraphique du lien – par définition social – dans l’espace public dé-voile la nature positive et alternative de Keep On Truckin’…, elle témoigne d’une conception du monde ancrée dans une authentique culture popu-laire, au sens carnavalesque, ancien, pour ne pas dire européen ou goethéen du terme : avant Bakhtine ou Natalie Z. Davis, Goethe définit en effet le carnaval comme une fête que le peuple se donne à lui-même et non qu’on donne au peuple. Cette définition s’oppose évidemment à la définition américaine, et aux pratiques contemporaines mondialisées, de représentations mass-médiatiques que les agents plus ou moins talen-tueux de l’industrie culturelle donnent au peuple afin de le dessaisir de ses capacités créatrices et de le rendre disponible pour l’enchantement des messages publicitaires. La résistance à ce modèle déculturant étant un peu plus vive en Europe qu’aux États-Unis, on comprend que Crumb, comme d’autres artistes américains « rebelles », se soit installé en France au début des années 1990.

    On remarque dans les décors de Keep On Truckin’… un souci d’épure-ment ou d’« abstraction » (au sens premier de mise à l’écart de certains éléments) qui n’est peut-être pas anodin. Crumb déteste la laideur des villes américaines au point d’utiliser des clichés photographiques pour mieux l’exposer et la divulguer car, dit-il, elle ne s’invente pas. Dans de nombreux dessins, cette laideur émane du grouillement sale des êtres et des choses, de la prolifération des poteaux et des fils électriques, du trafic automobile et de l’invasion publicitaire. Or, dans le désert de la première

    1 Béthune, Christian, 1994 : p. 137. « La rue, la parade et l’agôn ». Op. cit. 2 Le titre, par son remplissage qui répond aux rayures du ciel – comme les

    instruments se répondent dans la parade –, par les rondeurs et les sinuosités de son inscription, annonce déjà les rythmes de la danse.

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    image et dans le bloc des quatre cases, on ne distingue pas d’autres cita-dins que les danseurs, on ne déplore aucune pollution visuelle de voi-tures, de lampadaires, de panneaux publicitaires, de poteaux et d’éche-veaux électriques. On pourra trouver curieux que les camionneurs améri-cains, sous prétexte que leur instrument de travail se nomme truck, aient adopté cette bande alors qu’elle présente des marcheurs extravagants dans un environnement vidé de toute nuisance mécanique.

    Sur le sol quasiment immaculé de la deuxième case, seule une bouche d’incendie incongrue (par sa taille et son ombre latérale) vient spécifier le tableau urbain, sans nuire au caractère épuré du décor conçu pour mieux faire ressortir les allures insensées de la danse. Cette pente « abstraite » de Keep On Truckin’… possède probablement un sens politique particulier. Avec l’épurement du décor saisi comme indice d’irréalité, il s’agirait moins de désigner un non-lieu, une utopie improbable où les puissances de l’imaginaire auraient droit de cité, que de suggérer la qualité épidé-mique de la vague musicale et dansante qui, comme le carnaval, traverse tous les quartiers et toutes les villes. Cette volonté d’indifférenciation relative rend secondaire l’éventuelle reconnaissance des personnages qui doivent rester anonymes et couvrir tout le spectre des classes sociales 1. Les fragments de villes « abstraites », nettoyées de leur laideur, seraient ainsi assimilables, comme dans les images médiévales, à des signes inter-changeables, des unités signalétiques campant le décor à l’économie pour souligner que toutes les villes américaines et toutes les classes sociales sont susceptibles d’être contaminées 2. L’abstraction, qui rapproche le désert des villes épurées, toucherait donc à l’illimitation d’un désir de mutation ou de doublage, rendu sensible non pas dans le relâchement d’une attitude décontractée – qui resterait compatible avec les déplace-ments efficaces et rapides –, mais dans la passion excessive de la danse et l’emprise émancipatrice du blues sur la foule dansante. Les corps en folie de la parade et l’arrangement de la ronde synchronique effacent la laideur des villes modernes en enrayant leur idéal circulatoire : ça tourne en rond, ça ne va nulle part, plaisir à l’état pas si brut.

    Que le texte musical et poétique de Keep On Truckin’… respecte ou non les schémas souples du blues 3, sa position dans l’espace des cases doit attirer notre attention, étant donné les conséquences qu’elle implique quant à son énonciation mélodique. Réalisé avec des majuscules lisibles (mais aux irrégularités sautillantes) et minces (sauf pour le titre très plas-tique), le texte noir de la chanson s’inscrit invariablement au-dessus des danseurs, en situation flottante, indéterminée par rapport à la pseudo-profondeur de chaque image. Privés de bulle et de filet, en masquant

    1 Des ressemblances et des indices pourraient faire reconnaître Crumb lui-

    même ou certains de ses personnages. 2 On retrouve l’idée d’un tel type de contamination dans Meatball, Zap 0, 1967. 3 Cf. Hofstein, Francis, 2003. « Histoire du blues ». Encyclopedia Universalis.

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    donc l’identité de leur « émetteur », ces mots cultivent encore l’ambiguïté puisque tout le monde peut se les approprier, pousser sa goualante et entrer dans la danse. On verrait sans difficulté l’auteur s’y mettre, lui qui n’hésite pas à s’immiscer dans ses bandes, ou ses personnages calés sous chaque ligne, ou bien encore le spectateur-lecteur entraîné par les rythmes complexes des textes et des images d’une bande dessinée qui doit donner envie de danser, comme la musique traditionnelle admirée par Crumb. Cette appropriation textuelle visiblement indéfinie n’est pas sans rapport avec l’ivresse contagieuse de la parade, sa capacité de sti-muler la participation collective aux festivités, quand Crumb condamne par ailleurs la disparition progressive de toute vie sociale au XXe siècle et l’aliénation des individus dans la consommation et l’utilisation solitaire des ordinateurs et de la télévision, les Américains se trouvant même pri-vés du plaisir public des bistrots que Crumb apprécie de toute évidence en France.

    Si la parade permet de se passer de l’appoint des substances toxiques – fort répandues dans les milieux de la contre-culture et absorbées par Crumb jusqu’au début des années 1970 – pour parvenir à des états de conscience (ou d’inconscience) et de convivialité supérieurs, on comprend qu’elle puisse être choisie comme modèle alternatif idéal.

    Pour reprendre un « poncif plein de vérité », les Noirs américains incar-nent collectivement et au plus haut degré cet état de grâce collective que la liberté de la musique dansée laisse transparaître. Loin de constituer une invention de Blanc libéral culpabilisé par l’esclavagisme et la discrimina-tion raciale, ce « mode de vie plus libre et relâché », synonyme de « vou-loir vivre-irrévérencieux » 1, fait partie de l’héritage africain, il s’enracine en effet dans un sens aigu des rythmes corporels que Marcel Mauss attribue au portage des enfants africains par leur mère.

    Crumb a dessiné plusieurs bandes, dont on ne retiendra que deux exemples notoires, où l’homme blanc inhibé, étriqué dans son uniforme civil, ne pensant qu’aux vanités du paraître et de l’argent, se trouve à la croisée des chemins, c’est-à-dire à portée de sauvetage par la sollicitude carnavalesque d’hommes noirs. Dans Zap 1, Whiteman 2 (Illustration 5), prototype caricatural du WASP, est guetté par la dépression nerveuse à force de refouler ses pulsions et de se conformer au modèle de compor-

    1 « Le corps dansant, tout en évoquant, par bribes et fragments, un monde inédit, reste

    lourd des expériences et épreuves subies et à subir. Peut-être est-ce dans la violence de la torsion et de la distorsion – brisures complices du trop évident et de l’inconnu – qu’il désapprend la soumission et se rebelle face au fatalisme qui l’engourdit au quotidien. » Lachaud, Jean-Marc, 1994, p. 56. « Sur quelques débordements du corps dansant ». Lieux et non-lieux de l’imaginaire. Arles : Babel.

    2 Whiteman, « Une histoire de civilisation en crise », visible également dans Crumb, R., 2000. Sans issue. Op. cit.

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    tement social dominant. On le voit changer littéralement de visage 1 à la fin de l’histoire, un visage qui devient intelligent lorsque Whiteman se met à douter, hésitant à se mêler à une bande de Noirs hilares aux pieds joyeux qui se rendent à la parade, non sans lui avoir rappelé, pour le convaincre de les suivre, qu’il n’était qu’un nègre comme les autres et qu’il avait par conséquent, lui aussi, la musique dans l’âme. La bande dessinée se referme sur l’éventualité, ou l’espoir salvateur, de sa partici-pation à la parade dont on entend la rumeur musicale, alors qu’il met en balance le plaisir attendu de l’expérience et le statut socialement inférieur (« low class ») de celle-ci.

    Enfin, Zap 0 contient une planche (Illustration 6) intitulée Sky-Hi-comics, qui reprend le même thème en lui donnant une conclusion heureuse et en soulignant sa dimension contre-culturelle dans un style que Marjorie Alessandrini qualifie de « Walt Disney psychédélique ». On y découvre un personnage blanc à tête de brioche ou de brique de lait qui vient de tou-cher sa paye, quand trois invraisemblables objets animés lui tombent joyeusement dessus et lui demandent, en chantant et dansant comme dans Keep On Truckin’…, de se brancher (turn on), de s’accorder (ou de s’harmoniser : tune in) et de laisser tomber le système (drop out). C’est ainsi une parade souriante qui véhicule la formule célèbre de Timothy Leary devenue l’un des emblèmes de la contre-culture. « Le message “Branchez-vous, harmonisez-vous, laissez tomber” est […] le plus vieux message du monde, un vieux refrain que se sont transmis pendant des milliers d’années tous ceux qui ont étudié le processus de l’énergie et la place qu’y tient l’homme. Trouvez la sagesse en vous, accrochez-vous d’une nouvelle façon, mais par-dessus tout, détachez-vous. Débar-rassez-vous de l’ambition, des circuits symboliques et des connexions mentales qui vous lient et vous retiennent au jeu tribal immédiat. » 2 Après avoir lui aussi hésité, puis écrasé les trois hérauts de la contestation, l’homme à la drôle de tête, pris de regret, souhaite « laisser tomber » mais ne sait comment faire. C’est alors que surgit, par la magie du « tout est possible » propre à la bande dessinée, un sauvage d’opérette africaine, vêtu d’un pagne et por-tant un os en sautoir, qui réussit à serrer la main de l’homme blanc, c’est-à-dire à le débarrasser de sa peur – c’est en principe l’esclave qui vit en permanence dans la peur – en lui faisant accepter l’autre dans sa diffé-rence extrême, une différence que Whiteman redoutait de retrouver au plus profond de lui-même. La chaîne qui conduit de la contre-culture à l’homme noir est bouclée puisque cette poignée de main signale le drop out en marquant le point de départ d’une vie nouvelle. C’est bien l’Homme noir qui symbolise les valeurs du drop out et de la contre-culture, matérialisées dans Keep On Truckin’… par l’adhésion « libératrice

    1 Comme les dessinateurs de l’underground aimeront le montrer pour eux-

    mêmes, en publiant leurs photos, fort dissemblables, avant et après la décou-verte de l’underground… et de tout ce qui s’ensuit.

    2 Leary, Timothy, 1973 (1962-1967), p. 424. La politique de l’extase, trad. Pierre Sisley. Paris : Fayard.

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    et régénératrice » des hommes blancs souriants à la musique et à la danse des hommes noirs.

    Illustration 5. Whiteman, prototype caricatural du WASP, est guetté par la dépression nerveuse

    Source : « Whiteman », Zap Comix, nº 1, 1967. © Robert Crumb, avec l’aimable autorisation de l’auteur

    Survivant de son « enfer familial » créé par un père militaire qu’il traite de brute sadique et fasciste, rescapé d’une éducation religieuse accusée de lui avoir fait subir un lavage de cerveau, Robert Crumb, grâce à l’underground, la musique et la bande dessinée, n’a pas connu le sort d’un Fritz Zorn ni celui d’un Daniel Paul Schreber. Il a surmonté les souffrances d’une

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    jeunesse persécutée en reliant son expérience personnelle à la violence de la société américaine que la crudité et l’humour de ses bandes dessinées peuvent se permettre de critiquer à tout va. De surcroît, avec Keep On Truckin’…, il oppose à cette violence les valeurs positives de la culture populaire carnavalesque à travers une expérimentation spécifique de son médium de prédilection. Alors que même la musique (ou le cinéma), qui combine normalement succession et simultanéité, est incapable de faire entendre d’un seul coup d’oreille l’intégralité d’une œuvre déployée dans une certaine durée, Crumb réalise visuellement une telle performance en jouant sur les singularités du « type de fonctionnement » de la bande dessinée.

    Attentif à tous les détails de ses dessins comme à leur ensemble compo-sitionnel, Crumb porte la bande dessinée à l’une de ses plus hautes expressions, d’essence à la fois artistique et populaire puisqu’il transpose l’intensité et la nature du doublage carnavalesque dans le traitement de son médium, en tramant les interférences de la règle diachronique et du dérèglement synchronique.

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    Illustration 6. Une dimension contre-culturelle dans un style qualifié de « Walt Disney psychédélique »

    Source : « Sky-Hi-comics », Zap Comix, nº 0, 1967. © Robert Crumb, avec l’aimable autorisation de l’auteur