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1 LE TECHNOMARCHE Jean-Paul Karsenty décembre 2014 CNRS/ Université de Paris 1 Cetcopra (centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques) Ce texte dans son ensemble est élaboré sur la base d’un rapprochement et d’une articulation de réflexions, représentations, démarches, idées, que j’ai pu avancer depuis 20 ans environ à propos de cette notion de « technomarché » à diverses occasions (articles, cours, débats, conférences,). Il a donc un caractère plus synthétique qu’analytique. La table de ce texte se trouve page 33. Produit en décembre 2014 à destination d’étudiants de Master 2 de l’Université de Paris 1, et écrit sous forme de récit à leur intention, j’ai choisi de faire une diffusion plus large de ce texte.

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Page 1: KARSENTY Le Technomarche 201412 · 1 LE TECHNOMARCHE Jean-Paul Karsenty décembre 2014 CNRS/ Université de Paris 1 Cetcopra (centre d’études des techniques, des connaissances

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LE TECHNOMARCHE

Jean-Paul Karsenty décembre 2014

CNRS/ Université de Paris 1 Cetcopra

(centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques)

Ce texte dans son ensemble est élaboré sur la base d’un rapprochement et d’une articulation de réflexions, représentations, démarches, idées, … que j’ai pu avancer depuis 20 ans environ à propos de cette notion de « technomarché » à diverses occasions (articles, cours, débats, conférences,…). Il a donc un caractère plus synthétique qu’analytique. La table de ce texte se trouve page 33.

Produit en décembre 2014 à destination d’étudiants de Master 2 de l’Université de Paris 1, et écrit sous forme de récit à leur intention, j’ai choisi de faire une diffusion plus large de ce texte.

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A la mémoire de Bernard Maris,

homme libre et engagé dans une critique de l’économisme,

source de misère symbolique.

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Introduction : la genèse de la notion de « technomarché »

C’est à l’automne 1994, il y a tout juste 20 ans. A l’enseignement semestriel que je donne alors en DESS (Master 2 aujourd’hui) intitulé « Comparaison des systèmes de développe-ment technologique des grands pays », l’Université de Technologie de Compiègne (UTC) me propose d’en ajouter un autre…. De mon choix ! Je commence alors à bâtir une réflexion autour de la maîtrise politique des sciences et des technologies à travers les âges. Saisi à la fois d’effroi - mais aussi d’excitation - devant mon audace, je cherche à apaiser mon insécurité

- en convoquant des tuteurs en guise de repère ; à l’époque, des récits télévisés exigeants de Michel Serres en histoire des sciences et des techniques ne furent pas les moindres des inspirations de mon aventure de pensée ;

- en cherchant surtout à pré-cadrer ou à enserrer au plan des catégories 5000 ans (pour fixer les idées) d’histoire des hommes dans un équipement intellectuel de base minimum du côté des sciences politiques, pourtant assez fragile comme on le sait.

Et en avant, marche ! En réalité, je viens de faire le choix d’un récit, à vertu heuristique, à destination d’échange critique avec mes étudiants, davantage qu’à ambition scientifique. A cette époque, j’ai derrière moi une quinzaine d’années d’observation des S&T dans le champ national et international, une intuition d’économiste formé à la prospective ….. et cela m’apparaît suffisant pour m’autoriser des découpages épistémologiques fondés sur une esquisse de « représentation anthropologique » dont je ne peux faire ici l’économie de vous dire, même très rapidement, l’essentiel.

Pour moi, écrivais-je alors, 3 ordres cohabitent dans les attentes variées des hommes et des sociétés : l’ordre du sacré, l’ordre de la vérité, l’ordre du je(u) par ordre d’apparition de chacun de ces 3 ordres sur l’écran de l’Histoire des hommes.

- Il y a 5000 ans, l’ordre du sacré - Il y a 500 ans, l’ordre de la vérité - Il y a 50 ans, l’ordre du je(u)

L’ordre du sacré se sera d’abord incarné, voilà 5000 ans, dans des savoirs et des techniques de l’action, essentialisée dans la guerre. Puis, l’ordre de la vérité se sera d’abord incarné, voilà 500 ans, dans des savoirs et des techniques d’observation de la nature et de ses potentialités. L’ordre du je(u), enfin, s’incarne depuis 50 ans dans des savoirs et des techniques interrogeant d’abord l’intelligence des hommes.

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Pour autant, ma représentation anthropologique indique qu’aujourd’hui le développement tant des savoirs et des techniques de la guerre que des savoirs et des techniques de la nature que des savoirs et des techniques de l’intelligence reste inspiré, plus ou moins, par les attentes inscrites dans ces 3 ordres du sacré, de la vérité et du je(u), lesquels sont rémanents et récurrents. En effet, selon les époques et les lieux, ces attentes se sanctuarisent préférentiellement autour de l’un de ces ordres, ou se « tendent » entre deux d’entre eux, voire, dans des équilibres rarement atteints, entre les trois. Et si ces 3 ordres sont apparus en se succédant dans le temps, ils ne se substituent pas les uns aux autres, ils cohabitent et sont donc tous les 3 rémanents et récurrents.

Me voilà alors parti à décrire, à l’aune de ce modèle, le développement contemporain des sciences et des technologies, celles dites de l’intelligence, sous contraintes

- de sacré (de symbole) : les pouvoirs maîtrisent la violence des hommes - de vérité (de réel) : les sociétés maîtrisent le temps des hommes - de je(u) (d’imaginaire) : l’homme maîtrise ses propres projets

Et très vite, je m’accroche à ce « modèle anthropologique » parce que, de mon point de vue, il saurait mettre en scène et rendre compte des formes mêmes de la crise qui affectent tant le symbolique que le réel et l’imaginaire depuis le début du développement des sciences et ces technologies de l’intelligence (voilà 50 ans environ) et des principales questions qu’il pose.

- l’ordre du sacré qui pose la question de la maîtrise de la violence à travers les différents pouvoirs fait surgir, aujourd’hui, un problème majeur: le pouvoir qui domine, l’économique, apparaît d’emblée très concentré dans sa forme contempo-raine. Il s’incarne pour l’essentiel dans le complexe industrialo-informationnel américain.

- l’ordre de la vérité qui pose la question de la maîtrise du temps à travers les sociétés fait surgir, aujourd’hui, un problème majeur: le futur s’efface de la préférence des sociétés (en même temps, notais-je alors, que s’est effacée la question de l’immortalité, peut-être du fait principal de l’irruption d’un nouvel équipement scientifique et technique au 20è siècle).

- l’ordre du je(u), enfin, qui pose la question de la maîtrise des projets à travers l’intelligence fait surgir, aujourd’hui, un problème majeur : l’intelligence des hommes ne les empêchent pas de résister à leur propre objectivation (ou, si l’on veut, de résister à leur disponibilité, comme le serait un objet).

Voici un extrait d’un projet d’article qui illustre mon propos. Il est intitulé « Essai sur la maîtrise politique des sciences et des technologies ». Ecrit en septembre 1995, je l’ai aussitôt transformé en trame de polycopié à destination de mes étudiants lors de cette rentrée-là : « Les sciences et les technologies de la nature forment encore le socle de la découverte et de l’invention, bref, de la modernité. Mais leur logique collective est fortement entamée par

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un économicisme qui devrait raréfier le nombre d’acteurs puissants. (…). Les acteurs puissants, précisément, l’électronique, l’informatique, les logiciels, les réseaux, l’audiovisuel… n’en manquent pas. C’est un monde oligopolistique d’offre, monumental, et non, comme on le croit quelquefois encore naïvement, le jardin souverain du consommateur triomphant. L’investissement dans l’intelli-gence est déjà colossal. De Microsoft à IBM, d’Intel à Motorola, d’ATT à CIT Alcatel, de Philips à Siemens en passant par Thomson, de Sony à DE CET Fujitsu…, le complexe industrialo-informationnel a pris corps et la puissance de ses choix, finalement très restreints, modèle largement l’avenir. Il fonde en fait les normes culturelles, industrielles et juridiques, dessine des stratégies de développement, recompose les métiers, forme producteurs et utilisateurs, segmente ou unifie leurs marchés, explore les profils de consommation, infléchit les rythmes d’innovation… Il façonne une opinion globale qui « contrôle » le consommateur local. Le réseau Internet, formidable agent mondial de publicité et de marketing, saurait-il survivre à un assèchement des crédits militaires et universitaires américains ?... Et nulle injonction d’intérêt public ne vient sérieusement bousculer l’immense mécano partenarial (de concurrence/coopération) dont sa prospérité dépend. Parlements, Commissions fédérales, Unions internationales, « demandes » publiques et diplomaties n’en peuvent mais ; le complexe industrialo-informationnel s’est approprié le signe qu’il nous faut d’urgence penser.

Le signe – icône, image,… - aurait tendance à inspirer et développer des logiques de perfection. Il efface l’ambiguïté de l’écriture ou de la parole, substantiellement imparfaites. Son prix est donc absolument lourd : la dissolution de l’ambiguïté, donc de la vie. Au point qu’il convient de se demander si le long parcours d’individuation de l’espèce humaine ne s’est pas fait au détriment de l’ambiguïté vitale. L’homme, cessant donc en proie à la question de l’immortalité, cesse ipso facto de se projeter, comme il l’a fait, dans l’ordre de la vérité, dans des « objets plein de sens, extérieurs à lui ». Entend-il désormais jouer en lui ses propres projets et jouer sur le monde - alors sphère sociale fantasmée – l’illusion de sa présence ? Une présence qui ne serait plus singulière qu’à lui-même, masquant son absence universelle… Est-ce ainsi que les choses se passent dans l’ordre du je(u) ? Il nous faut donc penser le signe ; il nous faut penser d’urgence les sciences et les technologies de l’intelligence qui l’incarnent, les rendre intelligibles.

Les sciences et les technologies de l’intelligence vont avoir tendance à dissoudre les sujets dans les objets pour produire inlassablement des formes, « extérieures et intérieures », sur la base d’un seul référentiel : l’homme créateur et autocontrôlé. Aussi, les formes de la volonté de l’homme créateur seront les formes du monde et les sciences et les technologies de l’intelligence ne feront qu’investir totalement ces formes. »

Voilà donc la genèse des choses. Et me voilà confronté (on est en 1995)

- à une notion de « complexe industrialo-informationnel » (sans doute parce que j’en-trevois une analogie avec les traits du complexe militaro-industriel et son ancrage spatial et culturel nord-américain)

- à la conviction que les effets de l’effacement de la question de l’immortalité (en occident) accompagnent l’équipement scientifique et technique à venir

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- au sentiment qu’il faut rendre intelligibles les sciences et les technologies de l’intelli-gence en pensant « le signe ».

Dorénavant, je procèderai plus rapidement, et autrement : par éclairages thématiques successifs (lesquels vont peu à peu tisser la trame de la notion de technomarché, en la caractérisant). Ainsi, distinguerais-je successivement 5 éclairages, avant une échappée conclusive.

*

* *

Premier éclairage : la fécondité puissante de l’alliance entre technologie et marché

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11.1. C’est d’abord la puissance comme l’ambition de ces entreprises, américaines surtout, qui m’est apparu comme une caractéristique majeure. D’emblée, le rappel des Majors du pétrole, 70 ans plus tôt, mettant la main sur les stocks physiques de carbone « travaillés » par des millions d’années s’est imposé à moi. Il s’agissait cette fois des « Majors du code » (informationnel) s’appropriant l’univers du signe et les stocks symboliques accumulés tout au long de l’Histoire des hommes. Bien davantage : aucun système technique n’avait émergé jusque-là aussi vite et géo-éco-politiquement maîtrisé. Avec IBM et ATT, Motorola, Intel et Microsoft, c’est Lucent, Walt Disney, AOL, Time Warner, Sun Microsystems et quelques autres, dont les prestigieux Bell Labs, ces multinationales américaines qui ont, en trois décennies à peine, conquis des positions oligopolistiques, voire monopolistiques, appuyées sur un marché intérieur unifié qui rassemble seulement 5% de la population mondiale mais, somme toute, presque la moitié des ordinateurs, des accès à l’Internet, des…

Donnant aujourd’hui les très fameuses GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon)… et toujours Microsoft ! Trop fameuses, toutefois, car leur rayonnement en termes de capitali-sation boursière, de chiffres d’affaires… ou encore de compétences en matière d’optimisa-tion fiscale pour échapper à l’impôt empêche d’observer les multiples dispositifs dont elles sont les fruits. Chacun connaît les « infrastructures » sur lesquelles les Etats-Unis ont construit leur puissance, mais en sous-estime la portée. Il s’agit des « infrastructures » symboliques dont le cinéma et l’emblématique Hollywood, des « infrastructures » monétaires liés au dollar et à son inconvertibilité depuis 1971, des « infrastructures » techniques qui se construisent et se décident au sein du « modeste » Icann californien (lieu de régulation de

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l’Internet). Autrement dit, la langue, la monnaie, le code, pour faire allusion aux travaux de Clarisse Herrenschmidt1. Il s’agit aussi de la capacité d’influence de très grands lieux de prescription depuis 70 ans : celle du Department of Defense (DOD) et de son agence (ARPA, anciennement DARPA), même si le grand public a entendu parler du réseau Echelon, puis de M. Snowden, ou encore de la NSA) ; celle de Wall Street qui, avec Londres, dicte depuis le cours de la finance de marché…. Il s’agit, enfin, de la mainmise des techniques et des pratiques anglo-saxonnes et sur les principes et pratiques de propriété intellectuelle et sur les normes comptables IFRS des entreprises.

Bref, de fait, et pour en revenir aux grandes entreprises qui constituent le cœur de cette alliance entre la technologie et le marché, ces acteurs-là, très puissants et très peu nombreux, ont, en outre, « gagné » dans les 30 dernières années une autonomie (relative) au politique (sinon au militaire). En effet, même si, dans les pays concernés, le politique offre encore à la recherche cognitive, fondamentale ou finalisée, l’essentiel de ses ressources, la recherche dite technologique et industrielle est entraînée dans une logique économique et, on le verra souvent, financière où le rôle des Etats décline.

1.2. « Survivre au technomarché américain », l’expression, je l’emploie oralement depuis 1995 devant mes élèves de l’UTC. Mais je ne la reprends par écrit, pour la première fois, qu’en 1999 à propos d’une conférence internationale de l’UNESCO réunissant à Budapest des scientifiques, des Gouvernements, des entreprises privées et des acteurs sociaux du monde entier qui tentent de redéfinir un contrat entre science et société. On y parle de tout sauf … des entreprises, de leur puissance, de leurs stratégies, de leur capacité à orienter les trajectoires des innovations, et même des recherches dont elles sont parfois issues. Aussi, au cours d’un exercice de concertation mondiale par Internet avec des collègues du monde entier réunis dans la perspective d’écrire en commun un Manifeste intitulé « Pour une science responsable et solidaire », j’écris ma consternation : « Il y a 25 ans qu'a émergé, sans contre-pouvoirs, une alliance entre la technologie et le marché, un “technomarché” qui convoque de plus en plus la science dans un rôle funeste de sous-traitante, servante au mieux, servile au pire. Voilà les choses dans leur lumière crue. C'est cela que les nombreux pays invités par l'UNESCO à la Conférence mondiale sur la science, fin juin 1999 à Budapest, n'ont su — n'ont pu ?, n'ont voulu ? — voir et reconnaître. Est-ce à dire que la promotion d'un “nouvel engagement” entre le scientifique et la société est superflue ? Certes non, mais encore faut-il que les sociétés observent lucidement le paysage, et comprennent qu'il s'agit moins de brider la science que de la préserver des griffes du technomarché. (…). On peut

1 « Les Trois écritures – Langue, nombre, code », Gallimard, Paris, 2007

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raisonnablement espérer des scientifiques immergés dans la cité, ouverts aux préoccu-pations de celle-ci, mais protégés par elle des appétits du technomarché ».

1.3. Rappel. Dans les années 80, pour observer le cours général de la recherche et de l’innovation et leurs enjeux, le concept de technoscience a émergé, sans grand succès à l’époque, d’ailleurs. Un concept qui entendait reconnaître l’importance d’un mouvement vieux de quelques siècles, mais dont l’accélération marquait particulièrement notre époque : celui d’une interpénétration de la science et de la technique, au moins de la science susceptible d’être appliquée, mais pas uniquement, et de la technique susceptible d’être inspirée par des connaissances scientifiques nouvelles. Plus précisément, Gilbert Hottois, lui, soulignait déjà les modes inédits d’internalisation de la technique dans les sciences à la fois comme milieu et comme finalité de la recherche. Après lui, et très différemment à la fin des années 80, Bruno Latour mettait à jour les nombreuses stratégies hybrides requises pour « fabriquer » les faits scientifiques. Enfin, au terme des années 90, on a commencé à envisager, ce que nous faisons encore, la technoscience comme le lieu qui manifeste la convergence de plusieurs domaines émergents : nanotechnologies, génomique, biologie synthétique, technologies de l’information, ou de la cognition. Dès cette époque, ce schéma de représentation – la ou le(s) technoscience(s) - m’est apparu pertinent, mais, pour autant, pas suffisamment efficace pour caractériser le monde actuel. Nous devrions chausser d’autres lunettes! Sans chercher à faire œuvre sémantique, le recours à un néologisme, celui de « technomarché », m’était peu à peu devenu indispensable pour décrire les choses : cette notion saurait - pensais-je et répétais-je alors ! - reconnaître l’importance majeure prise par l’affinité entre la technique et le marché ; une affinité confinant à une véritable, puissante, et durable alliance ; une alliance qui tendrait à « truster » beaucoup des sujets de recher-che, à en maîtriser le cours, voire à en susciter les produits ; et, de plus en plus, qui tendrait à façonner tout projet en ne réservant plus à la science qu’une sorte de pré-carré (ce qui était sans doute excessif, mais seulement excessif, à mon opinion d’aujourd’hui) où le « couple majeur » de l’aventure ne serait plus le couple de la technoscience (le couple scientifique-ingénieur), mais le couple expert-financier (l’expert, ayant ou non une formation scientifique, remplaçant le scientifique, et le financier, ayant ou non une formation de gestionnaire, remplaçant l’ingénieur). Sur ceci, je reviendrai.

1.4. Mon intuition, mon inspiration ne sont pas à chercher bien loin, mais dans ma formation d’économiste, d’économètre plongé dans des univers – la recherche et l’innovation, et leur « administration » au niveau national, essentiellement rétifs à la modélisation de leur prévisibilité ! Mais alors que mes collègues s’intéressaient avant tout de savoir si la technologie était (ou devait être) poussée par la science ou si elle était (ou devait) être tirée par le marché, je considérais insuffisant de restreindre la question à la formule qui faisait alors flores : « techno-push ou market-pull »

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lorsqu’on souhaitait porter le regard sur la tension qu’il m’apparaissait pertinent d’envisager entre technosciences et technomarché.

Il me semblait qu’il fallait prendre acte d’une dynamique majeure et permanente qui traverse de part en part toutes nos sociétés, ou peu s’en faut, depuis 50 ans : l’extension indéfinie du domaine de « l’homo economicus » comme énoncé de référence explicite ou implicite de tous nos discours et de nos actes. Cet homo economicus qui façonne et occupe nos univers individuels et collectifs au point de reléguer toute autre représentation dans des arrières-mondes bientôt plus repérables ni accessibles, il m’est, dès lors, constamment apparu comme un formidable réducteur de diversité scientifique, sociale, écologique, culturelle, politique et, plus encore, des conditions mentales de représentation de cette diversité dans ses multiples expressions ; et, finalement, comme le plus puissant agent con-temporain de normalisation et d’auto-normalisation. Au point qu’aujourd’hui, il m’arrive de penser que, bientôt, nous pourrions même ne plus savoir penser un « extérieur » possible à l’économicisation des esprits et du monde ! Représentation d’inspiration maussienne que je revendique aisément…

Et pour faire le lien avec mon second éclairage « la financiarisation de l’économie, encore un mot d’homo economicus. Il s’assigne aujourd’hui une « nouvelle frontière » à tentation totalitaire: la « réalisation » d’un destin commun aux hommes qui soit fondé sur la recherche d’un « optimum individuel et social ». Un homme réduit aux « données » numérisées dont il est la source et le vecteur et, en retour, le réceptacle de « données » agrégées, privées de toute altérité par leur algorithmisation. Un homme en voie d’être enfermé dans un rôle et un comportement « d’auto-surveillance participative », inscrit dans un vaste « nuage numérique » qui le guide et le contrôle avec l’émergence d’un marché international des données personnelles porté et alimenté par leur recyclage permanent et sans frein.

Deuxième éclairage : la financiarisation de l’économie 2.1. Economicisation, financiarisation…. Milieu des années 90 : des distinctions plus ou moins rigoureuses à opérer entre certains concepts et notions, parmi les plus courants, deviennent nécessaires pour faire avancer la réflexion. Voici, à grands traits, mes propres présupposés et prérequis qui en résultent. Le marché. Le marché est une invention fondamentale et archétypique de la liberté humaine. S’en passer, l’histoire nous l’a montrée au 20è siècle, constitue une violence anthropologique majeure. Oui donc au marché ! C’est une autre façon de dire « Oui à l’économie avec marché » ! Oui également à l’économie de marché,

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mais bridée pour n’être pas hégémonique et conduire à une « société de marché » ! Bridée à mon sens par une double condition : d’une part, qu’on la fasse cohabiter avec une autre économie, celle des choix publics (nationaux, mais aussi régionaux, européen, internationaux et mondiaux) élaborés au nom d’un intérêt général défini par « un » politique élargi aux sociétés civiques et civiles ; d’autre part, qu’on la fasse également cohabiter avec d’autres formes et mécanismes d’usage et d’échange de biens et de services, garanties dans leur liberté d’expression. En résumé donc : « oui » à une économie avec marché, mais pas à une économie du tout-marché parce qu’elle conduit à la société de marché ; et que, demain, toute société devra se protéger, davantage qu’aujourd’hui, contre la tentation totalitaire de l’économie, fût-elle de marché. Le capitalisme de biens et de services physiques. Le capitalisme, comme société avec marché et accumulation de capital, oui ! C’est l’économie avec capital dans une société. …Mais avec des conditions qui brident sa puissance pour que la société, elle-même, ne risque pas de devenir essentiellement capitaliste ! Car le capitalisme, c’est la tentation totalitaire de l’éco-nomie de marché avec accumulation de capital quand cette tentation n’est pas bridée (l’économie de marché étant, je l’ai écrit un peu plus haut, la tentation totalitaire de l’économie sur la société) ! Donc, brider les forces du capitalisme toutes les fois qu’il joue contre la dignité des hommes, contre la parole, contre la connaissance, contre l’innovation, contre…. le marché, contre la diversité culturelle, contre la solidarité internationale, contre la démocratie, contre la préservation des équilibres écologiques, contre la biodiversité,… Quant au capitalisme financier, enfin, d’actifs financiers et non physiques, aucune régulation à ce jour n’a su canaliser son exercice contemporain, lequel caractérise à lui seul la « globalisation »2. A certains moments de l’Histoire moderne, ses pratiques ont servi le développement de l’économie. Aujourd’hui, dans l’ensemble, ses pratiques détruisent l’économie sous toutes ses formes : l’économie avec marché bien sûr ; mais aussi l’économie de marché, l’économie avec capital, et même l’économie de capital ! Pourquoi ? Parce que les marchés financiers – dont on entend parler du matin au soir ! – ne sont pas des marchés : ils ne culturalisent pas, ils cultualisent ! Les sociétés de marchés financiers sont à craindre, elles sont des sociétés d’aléa moral total ! La puissance (au sens physique, soit : travail par unité de temps) du capitalisme financier réside dans la globalisation et la « cultualisation » de ses pratiques, potentiellement totalitaires. Or, le technomarché dont je parle, au mieux résiste mal à

2 Les récentes crises financières à caractère systémique : 1986, 1993, 2000, 2007.

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l’injonction du capitalisme financier contemporain, au pis il en épouse la logique sans résistance suffisante3.

2.2. Toute société « travaillée » par la puissance du capitalisme financier laisse ses acteurs vulnérables parce qu’ils ne bénéficient pas de protection. Il m’a semblé, au début des années 2000, qu’il tirait sa puissance de l’utilisation à son profit d’un jeu de rythmes différents des acteurs dans leur exercice normal. Par pression délétère au sein même des sociétés. Et que les domaines de l’innovation et de la recherche commençaient à en être victimes dans leur ensemble. En effet,

- le rythme de financiarisation de l’innovation dans l’économie apparaît plus rapide que le rythme de marchandisation de l’innovation qu’il asservit ;

- le rythme de marchandisation de l’innovation apparaît plus rapide que le rythme de « rencontre » entre l’innovation et la recherche qu’il asservit ;

- le rythme de « rencontre » entre l’innovation et la recherche est plus rapide que le rythme d’assimilation des résultats de la recherche par les différents acteurs concernés qu’il asservit ;

- le rythme d’assimilation des résultats de la recherche par les différents acteurs est plus rapide que le rythme de compréhension partagée de leurs effets qu’il asservit; enfin,

- le rythme de compréhension partagée des effets des résultats de la recherche, enfin, est plus rapide que le rythme de fonctionnement des instances démocratiques responsables des enjeux publics qui y sont liés…

Je ferai écho un peu plus loin aux effets conjugués de l’instrumentalisation excessive des temporalités. Un aparté : ceux qui militent pour une démocratisation des choix relatifs à la science et à la technologie ne sauraient s’exonérer de réflexions relatives à cet épouvantable constat ! 2.3. La pédagogie étant l’art de la répétition, il y a une façon voisine de dire les mêmes choses… On peut s’apercevoir que les logiques à l’œuvre dans notre monde contemporain acquièrent une caractéristique globalisante, et avec elle de la puissance – y compris d’asser-vissement et/ ou de destruction -, du fait qu’elles instrumentalisent excessivement le temps ! C’est le cas des logiques financières. Elles favorisent ce que j’appelle des pratiques « chronoclastes » (je vais en donner sans tarder une définition). Je me répète donc : du fait de la puissance différentielle et univoque que lui confère sa dynamique temporelle et rythmique…

3 Globalisé, le technomarché menace ou abime l’émergence du marché, le marché lui-même et in fine l’économie de marché.

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- la logique de financiarisation de l’économie est en train d’asservir la logique de marchandisation de l’innovation dans l’économie, et en restreint le champ d’action

- la logique de marchandisation de l’innovation dans l’économie (logique forcée par la logique de financiarisation) asservit, à son tour et pour les mêmes raisons, la logique d’incubation de la recherche dans le processus d’innovation…, et en restreint le champ d’action

- la logique d’incubation de la recherche dans le processus d’innovation (logique forcée par la logique de marchandisation de l’innovation) asservit, à son tour et pour les mêmes raisons, la logique de métabolisation4 dans le corps social et chez ses acteurs des effets et des représentations induits par les résultats des innovations dont elle restreint le champ d’action…

- la logique de métabolisation des effets et des représentations induits par les résultats des innovations dans le corps social et chez ses acteurs (logique forcée par la logique d’incubation de la recherche dans le processus d’innovation) asservit, à son tour et pour les mêmes raisons, la logique de symbolisation5 des projets reliant entre eux les membres d’une société, et en restreint le champ de représentation…

- enfin, la logique de symbolisation des projets reliant entre eux les membres d’une société (logique forcée, donc) asservit, à son tour et pour les mêmes raisons, la logique de production des connaissances et des savoirs critiques nécessaires à tout acteur et à tout auteur dans l’exercice éclairé de sa responsabilité, et en restreint et le champ de représentation.

Les actions contemporaines, en premier lieu économiques, s’inscrivent donc elles-mêmes, tout en l’entretenant, dans un phénomène qui résulte de tendances chronoclastes lourdes. Il s’agit de tendances à la prohibition de représentation de la dimension temporelle dans toute sa diversité subjective et objective, sauf sous la forme dangereuse de deux absolus issus des mythes des origines : l’immortalité et l’éternité qui, on va le montrer, focalisent à l’excès attentions et actions de l’humanité occidentalisée6. J’y reviendrai.

4 Ici, j’appelle métabolisation un processus de dissolution par intégration dans le corps social, politique et citoyen existant. 5 Ici, j’appelle symbolisation un « processus d’alliance réflexive et anticipatrice » qui marque l’état de cohésion d’une société. 6 Dans l’histoire des monothéismes, il a existé plusieurs formes d’iconoclasme. Nous retenons ici la définition historique la plus courante de l’iconoclaste : celui qui voue un culte aux idoles (divinités matérielles et sans vie propre) et détruit les icônes, et plus généralement toute représentation imagée fruit des cultures humaines, qu’il considère comme sacrilèges. C’est par analogie à cet iconoclaste-là que j’ai introduit le néologisme de chronoclaste comme celui qui s’abandonne au culte – idolâtre donc – de l’immortalité et/ou de l’éternité et contribue en conséquence à effacer toute représentation temporelle accessible qui s’illustrerait dans sa biodiversité possible. Une remarque : nul n’est besoin d’être soit « transhumaniste » soit « geek » pour correspondre à cette définition du chronoclaste, dans

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2.4. Le technomarché a donc engagé une compétition, dont les termes sont encore méconnus, entre les logiques entrepreneuriales (de production de biens et de services physiques par voie de marchés avec ou non accumulation de capital) et les logiques financières (de production d’actifs fondés ou non sur des productions physiques) lesquelles, dans l’ensemble, asservissent celles-là plus qu'elles ne les servent depuis plus de 20 ans.

Or, depuis lors, nous avons été bien incapables de comprendre et de considérer ce nouveau paysage dans ses effets indirects, mais bien réels et puissants, sur la configuration de l'innovation et de la recherche, et leurs difficultés, en France et en Europe, en particulier.

La projection des acteurs devient quasi-absente. L’innovation, autrement dit la recherche dite industrielle quand on simplifie à l’extrême son épistémologie, stagne depuis plus de 10 ans en Europe malgré les efforts publics considérables qui ont été consentis pour la stimuler, et les intentions proclamées, au niveau européen, de la fameuse (ancienne ou nouvelle) stratégie de Lisbonne. La puissance d’agir impressionnante de la finance de marché, laquelle n’assure plus de fonction spéculative utile au développement économique, je l’ai dit, n’est pas pour rien dans cette difficulté : elle vulnérabilise, à rebours, l’économie (avec et de marché), l’innovation et la recherche.

Quelques mots pour caractériser les pratiques de la finance de marché. Celle-ci minimise son propre risque (c’est-à-dire sa projection temporelle) en le reportant davantage sur les autres puissances d’agir, lesquelles, exténuées, montrent des signes permanents de renoncement à produire, elles-mêmes, des engagements. Fonctionnellement labile, mobilisable, transfé-rable, pratiquement indépendante d’engagements comme ne le furent jamais autant auparavant aucune autre rente (naturelle, foncière, immobilière,…), la finance de marché installe via son impressionnante puissance d’agir une économie de rente autocentrée. Elle contribue au premier chef à ce que la tension fondamentale entre connaissance et action, caractéristique majeure de la modernité, s’épuise en suites anomiques de processus performatifs. Logiques temporelles forcées, modernité tardive ! Du coup, c’est la qualité même du fonctionnement psycho-social et politique du continuum symbolisation-métabolisation, que j’ai décrit plus haut, qui est fragilisé. Il est intéressant d’observer les hésitations actuelles de nos systèmes assurantiels comme des miroirs qui reflètent ces pressions et ces conflits : d’une part, ils n’arrivent plus à probabiliser aisément (comme dans les années 60) certains des dangers liés à nos systèmes techniques actuels, donc à les caractériser préalablement en risques pour pouvoir les « facturer », d’autre part, ils renâclent à

la mesure où cette tendance idolâtre affecte, à mon sens, la civilisation occidentalisée contemporaine dans son ensemble.

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assurer certains des risques nouveaux provoqués, hier et aujourd’hui, par les hommes en regard des « biens communs » et de la biogée. Ces faits-là sont majeurs, car il convient de comprendre que tout le développement technologique et industriel du 20è siècle a été bâti sur une affectation précise des risques, et souvent selon des valeurs de mutualisation ; ce qui revient à dire qu’il a été bâti sur la base de responsabilités surtout réparties dans des assurances collectives et, de ce fait, rendues indépendantes des puissances d’agir des acteurs et de leurs rétroactions possibles. Or, cet édifice s’effrite sourdement aujourd’hui et aucun accord partagé à propos des principes sur lesquels bâtir les systèmes d’assurance de nos choix collectifs susceptibles de prendre le relais pour les cinquante prochaines années ne se profile à l’horizon. Continuum symbolisation-métabolisation en panne progressive, vulnérabilisation massive des sociétés, de leurs membres et des individus, et de la biodiversité naturelle en perspective !… Pour achever ce second éclairage, et l’illustrer par un exemple emblématique, voici une petite histoire (vécue). Par curiosité intellectuelle (et professionnelle !), pendant plus de 10 ans, systématiquement, j’ai parcouru chaque année les allées de deux Salons annuels parisiens (lesquels ont peut-être leurs homologues dans les grands pays, sans que j'ai pris la peine de le vérifier) : le SERT (Salon européen de la recherche et de la technologie) qui se produit à la Porte de Versailles en juin et le Salon Actionaria qui se produit Porte Maillot en novembre. Croyez-moi sur parole, leurs objets sont les mêmes : la croissance de l'entreprise par l'innovation, technologique surtout ! Mais, dans le premier Salon, l'objet est vu sous l'angle "physique" (on y présente, d’une manière plus générale, la richesse potentielle sous l'angle des technologies,… à la façon du scientifique et de l'ingénieur) et, dans l'autre Salon, l'objet est vu sous l'angle "algorithmique" (on y présente, d’une manière générale, la richesse sous l'angle des technologies,… à la façon de l'expert et du financier). Or, il s'agit de deux mondes qui sont restés juxtaposés en se méconnaissant totalement l’un l’autre, à tel point que j'ai eu le sentiment qui ne m'aura jamais quitté de n’avoir jamais rencontré – dans les stands comme dans les publics - qui que ce soit dans l'un que j'aurais pu voir dans l'autre, et vice-versa! Je vous propose une devinette: l'un des deux Salons s’est étiolé d'année en année, et a cessé son activité. A votre avis, lequel ? Lecteur, je vous mets sur la piste : pourquoi continuer à considérer un objet du point de vue de ses propriétés et utilités quand il suffit de… le calculer ! Algorithme, algorithme, quand tu nous tiens… ! Est-il possible d’explorer le cœur de ces logiques, d’en élucider avec recul les matrices ? C’est l’objet du troisième éclairage.

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Troisième éclairage : un monde de la rationalité instrumentale poussé jusqu’à l’idolâtrie (calcul, norme, formule)

Tentative d’approche synthétique, distancée et provisoire.

3.1. Le technomarché, c’est l’histoire d’une idole méconnue. Une idole que nous avions « en réserve de religiosité » et que nous avons récemment sacralisée. Elle s’est d’abord constituée au cours du 19è siècle avec la naissance de la production, et son organisation générale selon un mode industriel. Ensuite, dès le début du 20è, avec la naissance de la consommation, et son organisation générale selon un mode industriel.

La production n’a répondu à aucune limite et a fini par acquérir les traits d’une religion : le productivisme. La consommation a fini, elle aussi, par ne répondre à aucune limite et a acquis les traits d’une idéologie religieuse : le consumérisme.

Le coeur de l’organisation industrielle de la production puis de l’organisation industrielle de la consommation, c’est bien entendu la « technoscience » (symbolisée par le couple générique formé du scientifique et de l’ingénieur). Mais, depuis 30 ou 40 ans, un autre coeur a pris le relais : le « technomarché » (symbolisé, comme nous avons commencé à le dire, par le couple formé de l’expert et du financier, lequel a, en très peu de temps, marginalisé le couple scientifique-ingénieur).

Pourquoi ce relais ? Parce que la construction de l’idole de cette religion à deux faces (productivisme et consumérisme) est en voie d’achèvement. Le cycle production-consom-mation, en effet, se referme, sacral, sur lui-même. Mais comme un piège ! Sans extérieur viable, et peut-être même imaginable, comme nous le laissions entendre plus haut. Nous nous retrouvons prisonniers à l’intérieur même de ce cycle. Comme privés de désir individuel et collectif. Et c’est maintenant seulement que cette idolâtrie commence à apparaître au plus grand nombre.

Nous sommes, en effet, devenus idolâtres, assujettis à la logique de ce cycle, prolétaires et de production et de consommation, en situation de nécessaire auto-domestication. Une logique de performance est à l’oeuvre qui rabat brutalement tout ce qu’elle trouve en chemin sur un unique équivalent général : la valeur économique d’une part, la plus individualisée et la plus immédiate possibles, d’autre part, marchande et échangeable, enfin. Rabattement de l’incalculable sur le calcul, et singulièrement sur un « calcul probabiliste instrumentalisé » ; rabattement de toute forme sociale sur la production, la consommation et l’échange marchands ; rabattement, enfin, de l’avenir sur le présent. Simultanément, cette logique de

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performance dévalorise plus ou moins toute logique de « formance »7 qui ne la servirait pas rapidement, et sans détour.

3.2. Le technomarché est donc rationnel : il vise la performance. Et, dans les cas extrêmes qu’il n’hésite pas à provoquer, il vise la « performance absolue ». Ses outils parmi les plus récents puisent dans la créativité du « shadow banking » (de 45% à 95% des échanges mondiaux, selon les sources forcément incertaines) de l’économie financière. La performan-ce absolue, elle transparaît dans les mots : ils sont peu nombreux, internationalement échangeables, et épurés. Mais ceci est presque secondaire ! C’est l’intention même de la performance absolue dans l’action qui est à considérer : elle peut dessiner une démarche d’action immédiate, totale, et sans suite, c’est-à-dire sans… promesse de performance ultérieure ; une démarche qui se résout à une liquidation définitive des « ressources » rassemblées avant elle, dans le temps et dans l’espace !

Or, comme renoncer à la promesse d’une performance ultérieure a comme incidence directe de n’offrir à toute action que la perspective d’une mesure unique, le technomarché est rationnel, mais est-il raisonnable ? En effet, si, dorénavant, l’humanité entière devait prendre pour seule boussole la recherche de la performance économique dans des délais toujours plus courts et sur des territoires toujours plus vastes, alors, face à cet « objectif pour tous », nos actes deviendraient prévisibles, automatisables, et toute décision… sans objet. Depuis peu, on l’a dit à plusieurs reprises, cette voie est illustrée par les techniques et les pratiques financières contemporaines. Qu’on ne s’y trompe pas : il y a un « avantage » à un tel monde programmé bâti sur des « systèmes en pilotage atemporel » : c’est de nous épargner la défiance que nous inspirent nos propres décisions, et donc les conflits qui accompagnent l’acte social en général (travail, responsabilité, engagement,…), l’acte écono-mique (investissement, formation, dialogue,…) ou encore l’acte politique d’arbitrage ! Mais ce monde-là a un coût caché, majeur : il ne prépare pas d’avenirs possibles, mais un destin ! Car, pour ne prendre que quelques exemples, négocier entre générations différentes, protéger la biodiversité naturelle, créer ou faire évoluer une entreprise, aménager un espace public,…, tout cela impose de faire vivre par le débat la variété des choix possibles, la diversité des temporalités qui y sont attachées, le règlement des désaccords qu’ils engendrent… Bref, nous devrons penser longuement et collectivement à l’algorithmisation de nos conduites individuelles et collectives, et aux logiques d’automatisation qu’elle met en place d’un objectif unique et atemporel. Nous devons y penser parce que nos pertes de subjectivité, individuelles mais aussi collectives, sont aujourd’hui à la portée des logiques de performance que nous mettons en place.

7 Nous expliciterons plus loin cette notion de formance.

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Retour à présent à l’étude du couple générique qui façonne sa rationalité au technomarché, pour en caractériser les éléments.

3.3. L’expert est celui qui réussit à apparaître comme le juge d’une conformité par rapport à une spécification. Il est celui qui sait mesurer, et pondérer de multiples facteurs en environnement complexe et incertain. Cette qualité confère cet ingrédient nécessaire qu’est la confiance, celle-là même que l’on inspire quand on peut valider, voire garantir, cette conformité. L’expert devient ainsi un auxiliaire de la norme et acquiert un pouvoir sur la décision qui excède bien largement celui qu’il feint quelquefois de posséder, d’un simple technicien arrimé à son sujet/objet. Cet « auxiliaire central », pour dire les choses de façon paradoxale, est donc bien issu d’une construction sociale. On peut même dire de lui que son rôle participe de fait à la « démocratie de représentation » (il en éclipse d’ailleurs partiellement les représentants légitimes) au point de ne pas apparaître comme l’une des « parties prenantes » dans nos « démocraties d’opinion », mais bien comme… leur représen-tant emblématique. Enfin, il est aujourd’hui plus gestionnaire qu’ingénieur.

Quant au financier, aujourd’hui on comprend cela bien mieux qu’hier, son rôle est tout entier inscrit dans une sorte de mission de « méta-représentation », celle de l’exercice d’un savoir-faire qui vise à réduire au maximum la complexité, la diversité et la pluralité en usant du signe monétaire comme d’un équivalent général total, unique et permanent.

Au bout du compte, c’est de l’équipement technique et pratique de l’expert et du financier, de ces deux « parties prenantes génériques8 », que le technomarché tire une « compé-tence » qui lui tient lieu de légitimité et prospère indépendamment de toute onction démocratique !

3.4. Mais de quoi cette rationalité instrumentale poussée jusqu’aux extrêmes serait-elle le nom ? Questions posées aux philosophes et historiens des sciences et des techniques. Traverserions-nous, et serions-nous traversés par, une nouvelle étape de la « mathéma-tisation du monde », 4 siècles après l’étape « galiléenne » ? Ce passage d’une logique de la promesse à celle du pari en serait-elle l’expression centrale ? Et, sur un plan anthropo-logique, quitterions-nous l’ordre de la vérité – vous vous souvenez ? – pour entrer dans l’ordre du je(u) ? Quitterions-nous le monde de la forme pour entrer dans celui de la formule ? Les échos ci-après synthétisent les réflexions que ces questions m’inspirent.

8 « parties prédatrices génériques » ?

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Depuis plus de trois siècles, les scientifiques et les ingénieurs procèdent globalement à une mathématisation du monde par « projection physicaliste » : la question de l’immortalité a alors généré des réponses inscrites dans le réel en formes de progrès. Toutefois, depuis un siècle, les scientifiques et les ingénieurs sont de plus en plus les mandataires principaux d’une technoscience qui instrumentalise le paradigme de l’origine en faisant vivre la question de l’immortalité sous une forme de plus en plus fantasmatique, celle de réponses le plus souvent limitées à leur promesse.

Depuis trente ou quarante ans, les experts et les financiers ont donc pris partiellement le relais des scientifiques et des ingénieurs : ils procèdent, eux, globalement par la voie d’une (autre) mathématisation du monde, par « programmation algorithmique ». Leur « logique » de l’éternité engendre des solutions en termes de jeu probabiliste. Ils sont les mandataires principaux d’un technomarché globalisé qui instrumentalise à son tour le paradigme de l’origine, mais, cette fois, en faisant vivre le problème de l’éternité sous la forme d’emblée fantasmatique du pari.

Les deux voies de « mathématisation du monde » oeuvreraient donc ensemble, chacune à sa façon et de façon conjuguée aujourd’hui, à l’approfondissement de tendances chrono-clastes.

3.5. Au fond, depuis trente ou quarante ans environ, nous soumettrions nos choix à ces deux logiques radicalement réductrices, et à leurs effets ! En conséquence, nous nous efforcerions d’écarter tout ce qui ne ramène pas à ce culte biface, celui de l’immortalité ou celui de l’éternité. Nous serions comme excessivement agis par nos représentations de l’origine qui feraient de nous des candidats au fantasme soit de l’immortalité, soit de l’éternité, soit des deux. La bataille entre l’immortel et l’éternel, mais aussi leur coopération, se déroulerait en chacun de nous. En chacun de nous et, simultanément, entre tous : ce faisant, elle contribuerait à effacer tout ce qui, dans le réel, ne rendrait pas compte d’une nécessaire hégémonie de ces deux fantasmes ou ne viendrait pas les conforter. Nous deviendrions des chronoclastes.

Le chronoclasme (voir pages 11 et 12), revenons-y plus longuement. On peut le définir comme une caractéristique de l’attitude individuelle et collective des sociétés occidentales contemporaines animées d’un mouvement hostile à la culture et à l’expression des représentations mentales, sensibles, théoriques et pratiques de la diversité des temporalités. Cette attitude exprime un culte non-dit pour les deux absolus issus du paradigme de l’origine comme solution tendancielle qui serait indispensable à la condition humaine : l’immortalité et l’éternité. Ces deux absolus, réponses concurrentes en apparence, imposent pourtant une même tendance marquée à l’interdiction de penser, de représenter et de vivre le temps autrement que sous l’une de ces deux formes uniques-là. La dynamique chronoclaste, sorte

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d’incendie métaphysique, résulterait donc d’une instrumen-talisation excessive du paradigme de l’origine9, dont la dynamique tendrait, pour l’essentiel, à finaliser les questions, à les transformer en problèmes et à imposer peu ou prou des solutions certaines en lieu et place de réponses possibles. In fine, c’est cette dynamique chronoclaste qui explique le « présentisme » actuel.

Explorons brièvement, en l’illustrant, ce dernier propos pour en éclairer toutes les conséquences. Nos facultés d’intelligibilité, emportées par cette dynamique chronoclaste, semblent renoncer peu à peu à fréquenter l’univers partiellement déterministe qu’est celui d’une question à poser, donc à utiliser la vertu heuristique de son équipement intrinsèque, pour explorer toujours davantage ses « bords » probabilistes, peuplés, eux, d’horizons formels, reflets ciblés de problèmes à résoudre. Aspirant, en conséquence, moins à des réponses possibles et décidables qu’à des solutions certaines et indécidables. Une telle évolution plus ou moins sensible se manifeste dans une certaine évolution de nos comportements de calcul. Une sorte de nouvelle rationalité calculatoire les étreint où la question séduit l’esprit moins que le problème, où le recours à l’hypothèse se fait moins fréquent qu’à celui de l’algorithme10, où la perspective – libre - s’efface devant le point de fuite – nécessaire -, où, en somme, le calcul devient moins un moyen et davantage une fin, et souvent, « la » fin. Last, but not least, c’est dans tout le spectre qui va de la connaissance à l’action qu’on peut repérer cette dynamique, entraînée par une tentation collective addictive plus ou moins consciente, du passage de la réponse à celle de la solution : dans la perception, nous nous transportons des formes (physiques) vers les formules (algorith-miques) ; dans la parole des langues naturelles vers les langages artificiels ; dans l’intention d’action du projet (axiologiquement non contraint) vers le programme (orienté) ; dans les choix humains et sociaux de leur décision vers leur automaticité, algorithmique ou non ; dans l’activité, de la limite vers la performance,…

Quatrième éclairage : l’épistémologie des sciences et des techniques du technomarché

9 « L’idée d’origine apparaît ainsi dans toute son ambivalence : tantôt pensée comme le problème fonda-mental à résoudre, tantôt comme la solution définitive de tous les autres problèmes que nous avons, par ailleurs, à résoudre » - Etienne Klein – Colloque « Originalités de la vie », ENS, 01/04/2011.

10 Rappel opportun. Le Larousse définit ainsi l’algorithme : « suites finies d’opérations élémentaires constituant un schéma de calcul ou de résolution d’un problème » [NDLR : l’italique indique que nous souhaitons insister sur le fait que les algorithmes sont des procédures de calcul avec finalité].

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Cette sorte de nouvelle rationalité calculatoire (pour reprendre notre expression fort imprécise au demeurant, laquelle entend signaler avant tout la présence d’une nouvelle « bouffée mathématisante » dans nos représentations et nos actes), elle a pour effet de renforcer les connaissances, les techniques et les pratiques qui se prêtent le plus aisément possible à la mesure. Le technomarché fait donc… son marché ! Son activité prédatrice perturbe profondément les « niches écologiques » des humanités, des savoirs, des sciences et des techniques, et leur « l’équilibre moderne ». Observation du paysage en évolution. 4.1. Le technomarché souhaite, avant tout, faire… l’économie de la connaissance, en tout cas, de la connaissance qui ne sert pas, avant tout, son propre renforcement ! On peut vérifier depuis 15 ans, en moyenne, cette assertion à travers la stagnation, voire le tarissement, dans les grandes entreprises – européennes surtout - de tout investissement direct et de long terme dans la connaissance au service de l’innovation (emplois de chercheurs et d’ingénieurs)11. La voie généralement adoptée et bien connue, dès le début des années 90, a consisté en une externalisation de la fonction recherche pour éviter des immobilisations d’actifs et à un achat au cas par cas des produits de la recherche aux entités externalisées. Cette logique qui illustre bien la puissance de la dynamique actionnariale du capitalisme excède aujourd’hui celle des entreprises elles-mêmes, donc des « biens privés », pour envahir celle des « biens publics » également.

Trois dynamiques qui vont dans ce sens se conjuguent et s’emboitent, telles des poupées russes, accompagnent la puissance du technomarché.

- une dynamique de dépréciation générale, et peut-être radicale, de toute connaissance qui permette de comprendre (donc de se saisir ensemble d’une question ou d’un problème), qu’elle soit issue des sciences, des savoirs ou des humanités. Pourquoi ? Parce que la connaissance distancie l’ici et maintenant, qu’elle installe un espace critique, qu’elle tente de rétablir la profondeur du temps (et l’autorité qu’elle lui donne) : projection et anticipation possibles pour les sciences et rétroprojection et héritage pour les humanités ; et qu’elle « joue » donc contre les tentatives d’évaluation immédiate de l’action.

En fait, toute connaissance qui ne serait pas pensée dans la perspective d’une action d’une part, et souvent même d’une action immédiate d’autre part, court le risque d’être dépréciée.

- une dynamique de « phagocytage » relatif des humanités (littérature, art) par certains savoirs (sciences sociales, essentiellement) et de ces savoirs par les 11 Cette logique a prospéré aux Etats-Unis ces dernières années où la politique de la Réserve fédérale américaine, en leur permettant de racheter à coût très bas leurs propres titres, a autorisé les investisseurs à préférer la spéculation à l’investissement (risqué, lui !), surtout dans la recherche et l’innovation.

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sciences. Elle s’exerce par la pression de la logique ambivalente « descriptif-prescriptif » qui donne un avantage aux sciences dont les effets de la description confèrent une prédisposition à la prescription – on parle souvent alors de performativité - et déprécient toute autre connaissance relative-ment incapable du fait « d’embrayer sur l’action avec efficacité ». Or, les humanités, qui ont pour vertu de faire et de défaire constamment les normes, ont une efficience incalculable, donc… pas d’efficacité mesurable. Ce faisant, le « ménage » se fait à l’intérieur même des sciences (physique, chimie, biologie) : on y « produit » des connaissances encore servantes, mais celles-ci sont de plus en plus mal/mé connaissables lorsqu’elles ne servent pas directement le technomarché, ses objets et sa pérennité.

- une dynamique de captation relative des sciences sociales par certaines d’entre elles : l’économie, le droit, la gestion (elles-mêmes captées par les sciences financières contempo-raines !). Ces sciences sociales-là ont une capacité particulière de « détour rapide » entre description et prescription (donc entre connaissance et action) et contribuent à asphyxier les autres sciences sociales: l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’histoire,… En effet, le besoin de validation par les pairs y semble quelquefois superflu, tant l’idéologie et les méthodes managériales dans lesquelles nous baignons semblent naturalisables, et donc d’emblée légitimes). Or, il s’agit bien des savoirs parmi les plus normatifs: le voilà, l’angle mort de la recherche critique, la voilà l’in-distanciation, et quelquefois même le réflexe plus ou moins conscient de servilité ! Quant aux sciences politiques, dont le rôle pourrait être attendu, elles semblent avoir même renoncé à la création d’outils disciplinaires conceptuels et technologiques propres à leur développement !

Enfin, il y a le cas particulier de ces deux langages que sont la philosophie et les mathéma-tiques. La philosophie donne de la forme quand les mathématiques donnent de la formule. Les mathématiques, on l’a vu longuement, accompagnent davantage les sciences, dans leur objet et leur projet. Vite et fort, parce que « langage certain ». La philosophie, elle, aide davantage les humanités et les savoirs dans la perception du sujet et du projet individuel et collectif. Lentement et faiblement, parce que « langage incertain ».

Au total, la logique d’action immédiate qu’appelle le technomarché induit un référentiel d’appréciation qui favorise une pulsion de comparabilité, donc d’appel à la mesure. Or, la mesure correspond toujours à une réduction de la complexité. On comprend alors comment il opère une nouvelle « hiérarchisation » dans les domaines de connaissances : foin des sciences, des savoirs et des humanités « culturalisants », ceux dont aucun indicateur de performance ne viendra préciser la contribution à nos sociétés, à leurs progrès !

En deux phrases ! Les savoirs raisonnables, culturels et modernisants de la technoscience sont relégués, et avec eux la tension majeure entre progrès et promesse. Les savoirs « rationnables », cultuels et hyper-modernisants du

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technomarché sont promus, et avec eux la tension majeure entre promesse et pari, parce qu’ils contribuent à façonner cette « mentalisation unique » qui assure à l’idole la permanence de sa crédibilité.

4.2. Le technomarché procède donc en mobilisant toujours davantage les sciences, techniques et innovations (STI) à caractère performatif, lesquelles « globalisent le monde » au point de construire, et au risque de me répéter, un modèle unifiant très normalisateur au service d’un maximum de productions, d’échanges, de consommations et d’usages dont la matrice de représentation est à trouver dans la projection nouvelle d’homo economicus.

Cette mobilisation des STI performatives se fait en lien avec les STI informatives, et délaisse donc relativement les STI formatives, celles qui ont fait l’unité du progrès jusque-là (à partir de la physique, la chimie, la biologie, mais aussi de l’histoire, de la sociologie, de l’anthro-pologie, de la politique). A l’évidence, cette typologie assez frustre demanderait à être explicitée et élaborée. le ferai par ailleurs, pas ici.

4.3. Néanmoins, s’esquisse-t-il un nouveau paysage des sciences et des recherches (S&R), lesquelles, en outre, doivent être assidument distinguées ? La question est légitime. Retour.

Ce qui nous est connu, en tout cas fait consensus dans les représentations habituelles

- les sciences et les recherches dites de la nature ; ce sont elles qui sont désignées comme « les sciences ». Elles concernent tout objet qu’on trouve dans la nature. Elles font appel à des modèles, à des simulations pour le caractériser et recourent à la mathématique : la physique davantage, la chimie et la biologie, moins. Elles sont opposables, on les dit aussi réfutables ou contestables : elles se soumettent à l’expérience.

- les sciences et les recherches dites de la culture ; ce sont elles qui sont dites « sciences humaines et sociales » : elles désignent avant tout l’homme et les hommes, sujet et objet de et dans la nature, dans leur relation à la connaissance et à l’action, dans l’espace et le temps, et sous toute perspective possible. Elles font appel à des grilles de lecture les plus rigoureuses possibles, allant jusqu’au modèle, selon les disciplines. Jusqu’à présent, elles n’étaient que peu ou pas réfutables, peu mathématisables, plus ou moins affines aux statistiques quand il s’agit de saisir les hommes en groupe. C’est l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie…. Et bien d’autres, bien entendu ! Tout cela est bien connu….

Ce qui nous est moins connu, en revanche, on l’a dit plusieurs fois, c’est la forme proliférante que prend ce que j’ai appelé « la bouffée mathématisante

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contemporaine» et que l’on ne sait pas vraiment prendre en compte au plan épistémologique chez les historiens et les pros-pectivistes des sciences. Je suis tenté de prolonger nos représentations habituelles par

- les sciences et les recherches du calcul : car, de fait, si elles plongent très loin dans les expressions de l’esprit humain, la place qu’elles prennent aujourd’hui est inouïe ou inédite, comme on voudra. C’est pour cela que je m’autorise à les distinguer des autres sciences et recherches. Aujourd’hui, elles finalisent de manière systématique leur pouvoir spéculatif. Elles s’intéressent à ce qu’elles peuvent aborder comme (ou transformer en) projets. Il s’agit avant tout des S&R mathématiques, statistiques et des probabilités, lesquelles inspirent celles de l’économie (industrielle,…mais aussi publique, monétaire,…), de la comptabilité, du management, du marketing pour les entreprises, de la gestion des organisations, des sciences et recherches commerciales, également du droit (celui de la propriété intellectuelle et des affaires, fiscal, en particulier), et – last, but not least – les S&R comptables, bancaires, actuarielles (pour les assurances), financières,...

Or, dans certaines conditions, en particulier lorsque le calcul devient une fin en soi et non plus un moyen pour une fin extérieure à lui, les pratiques de ces S&R-là transforment les contextes et même les domaines qu’elles inspirent : j’ai dit plus haut qu’elles tendent à naturaliser leurs sujets et leurs objets et qu’elles les « cultualisent », qu’elles les mettent en culte! Bref, elles sont performatives !

Les S&R de la nature et de la culture, dans leur dialogue ou, plus souvent malheureusement, dans leur fréquente indifférence mutuelle, ont plutôt des vertus formatives. Elles ont inspiré la modernité, et, bien entendu, la notion même de progrès. Les S&R du calcul dont elles sont issues, elles, ont des vertus performatives quand elles prennent trop de place, pour le dire très vite, et qu’elles fonctionnent de façon autonome. Au niveau des sociétés, elles exacer-bent la modernité qu’elles transforment en hyper-modernité ou en modernité tardive, faisant épouser à l’action elle-même davantage, on l’a déjà dit, une logique de pari que de promesse et davantage une logique de promesse que de progrès…

Certes, cette façon que j’ai de voir les choses et de les présenter ainsi à travers un tel paysage épistémologique, c’est une esquisse à critiquer bien sûr !12 Pour autant,

12 Je ne me « battrai » pas sur cette typologie/épistémologie-là, que j’avance ici comme « version martyre » à retravailler. Mais nous devons considérer avec sérieux ces S&R-là, souvent méconnues des perspectives et des efforts d’études des acteurs de la recherche publique en particulier, et pas seulement en France ! Par ailleurs, dans un ordre d’idées voisin, je vois bien que j’ai introduit concurremment un propos centré autour des STI et un autre autour des S&R, propos que je n’ai pas articulés entre eux.

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à suivre son inspiration, elle pourrait dire bien des choses de nous, hommes contemporains occidentalo-centrés.

… Dire bien des choses de nos tentations chronoclastes et cultualisantes, de notre abandon à l’avatar économique du technomarché… , lesquels menacent la pluralité de nos a-venirs ! Cinquième éclairage : le technomarché réduit la diversité des possibles de l’innovation Aujourd’hui, le recours et la course effrénés à l’innovation – dans les esprits, dans les actes… et dans les prêches ! – sur la totalité ou presque des aires géographiques et culturelles du monde constituent un moment synchronique inédit dans l’histoire même des hommes. S’ils marquent une unité de perspective, toutefois, ils masquent mal aujourd’hui des désarrois tout autant collectifs qu’individuels. Qu’y-a-t-il à la source de ces désarrois, fort récents ? Peut-être faut-il repérer une situation où l’innovation est toujours davantage assignée à un statut de norme sociale permanente et souffre de ce fait d’une insuffisance de questionne-ment, au moment même où ce questionnement est rendu particulièrement nécessaire pour surmonter… les ajustements dont le technomarché pourrait l’affecter et qui menaceraient quelque chose d’essentiel. L’interrogation est donc renvoyée à celle de ces ajustements/désajustements, et à leur caractérisation. De quels ajustements/désajustements s’agirait-il au juste ? Et bien, les choses se passent comme si un unique horizon, à présent de plus en plus universellement partagé, s’offrait désormais, lequel ne justifierait et ne légitimerait plus d’extérieur à l’action ! Cet horizon unique traduirait le fait que l’action est en train de devenir la seule unité de valeur en soi universellement reconnue parce qu’enfin délivrée d’une interrogation critique sur ses fins et pouvant, en conséquence, poursuivre « libre-ment » son optimum mathématisant comme unique référentiel de sa validité ! Une action modularisable, combinarisable, échangeable,… et auto-évaluable à l’infini, voilà le cœur de… l’ajustement en cours opérant via le technomarché ! Si cette hypothèse était robuste, ce serait donc avant tout à l’aune d’un horizon d’auto-référentialité de toute action que nous serions désormais contraints d’observer la réalité et les…. désajustements qu’elle recèle encore par rapport à cet horizon dont le technomarché est le vecteur principal et qu’il met puissamment en place ! Le cas échéant, ce serait, enfin, à cette aune qu’il s’agirait de combattre à leur source ces… ajustements, mais à la façon d’un travail herculéen attaché à combattre l’hydre de Lerne, menace permanente et récurrente, s’attaquant

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à tout désajustement que constitue le moindre et momentané écart de toute action … à la visée de l’Optimum ! Perdre ce combat ou ne pas le livrer revient à devoir se préparer à affronter un destin imposé et non pas des futurs à choisir, avec à la base, une réduction massive, épistémique et stratégique, des possibles de l’innovation. Fourrier de ce destin : le technomarché et sa logique interne. Bref, les ajustements auxquels aspire le technomarché provoquent les désajustements qui limitent l’innovation à un rôle strictement instrumental parce qu’écartée de ses finalités. Enonçons ces ajustements avant de les étudier en détail. 5.1. Ces désajustements concernent - d’une part les contraintes qui sont exercées sur l’économie de marché dans son ensemble du fait des logiques spéculatives qui la terrassent, - d’autre part l’impossibilité factuelle tant de « désinventer » les trajectoires technologiques existantes si nécessaire que de permettre à des innovations d’émerger avec leurs dispositifs techniques et agenda associés, comme l’illustre la crise de leurs systèmes assurantiels, - enfin les déséquilibres territoriaux ainsi que l’illustre l’actuel « déménagement intérieur » de l’espace européen. 5.1.1 Le capitalisme financier constitue l’un des opérateurs principaux du technomarché dans l’asservissement des technosciences. Nous l’avons longuement expliqué, et nous n’insisterons pas davantage. En réduisant massivement la diversité de l’innovation, il tarit la capacité de celle-ci à être présentée et accueillie sur les marchés. Il appauvrit ceux-ci, ou les travestit ou les contraint. Il dévore enfin l’économie de marché elle-même, source archétypique participante de la « culturalisation », symbolisée et métabolisée depuis de nombreux lustres. Dit une nouvelle fois autrement : l’économicisation dont procède le capitalisme financier restreint la diversité de l’action et vulnérabilise individus, processus, liens et organismes sociaux, privés alors d’une partie de leur résilience, et, bien entendu, la biogée, à tous les niveaux. 5.1.2. Parmi les effets paradoxaux parce qu’inattendus a priori, il renforce la pérennité des anciennes trajectoires d’innovation, celles qui ont été forgées dans un passé plus ou moins lointain et maintenus par des cadres assurantiels stables. Les nouveaux projets de ces anciennes trajectoires, même sevrés de profondeur temporelle et d’innovation, continuent alors souvent d’empêcher toute possible concurrence de les contester en trustant les ressources financières dont une partie est appelée sur les marchés financiers. Et pourtant, ces dits projets, peu ou prou, sont investis de représentations nouvelles par rapport à celles qui les ont accompagnées au long du 20è siècle. Il en est ainsi des grands systèmes technologiques qui ont été plus ou moins symbolisés (c’est-à-dire qui ont été objets d’un accord préalable consciemment vérifié entre les hommes

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concernés) mais qui résistent aujourd’hui à leur métabolisation (complète ou partielle) parce que leur maîtrise, celle de leur puissance ou celle de leur complexité ou encore celle de leur taille physique ou encore celle de leur dynamique propre - vitesse, entropie,... - reste souvent problématique avec le temps (une maintenance des dispositifs techniques qui se relâche, un vieillissement matériel insuffisamment surveillé,…). Illustration : si, au cours du 20è siècle, l’on a accepté le nucléaire civil, c’est tout en craignant de futurs Tchernobyl ; si l’on a accepté la « bombe atomique », c’est tout en craignant leurs futurs possesseurs ;… les plateformes pétrolières offshore, c’est tout en ne souhaitant pas connaître leur danger potentiel d’explosion et des ravages des milieux humains, sociaux et naturels ;… les méga-systèmes satellitaires, … tout en souhaitant méconnaître les risques de paniques qui surgiraient en cas probable de collision avec des débris spatiaux bien plus importantes que celles causées par de nombreux volcans islandais réunis… ! Bref, des symbolisations qui n’ont pas toujours été transformées en métabolisations. On se reportera (pages 12 et 13) aux conséquences sur la fragilité du sous-bassement assurantiel de la résilience des grands systèmes techniques. Dans ces conditions, les anciens agenda s’évertuent à conforter en priorité les projets portés par des logiques de spéculation susceptibles d’être rivées à des termes courts, et désignent, pour les sacrifier, les delenda, c’est-à-dire toute composante de ces projets qui recourt à des détours exigeants et risqués, donc coûteux, ceux qu’opère la connaissance critique, en particulier. Les nouveaux commencements13 - les nouveaux agenda - ne peuvent alors émerger. Les désajustements se multiplient que la transmission de nouveaux schèmes par le biais traditionnel des investissements culturels, éducationnels et formatifs n’est plus en mesure d’enrayer. 5.1.3. Last, but not least, les désajustements induits par le technomarché à la recherche de ses propres ajustements concernent les dimensions territoriales du point de vue de leur cohérence et de leur cohésion. La différence entre une mondialisation progressant par cultu-ralisation et une globalisation saisissant ses proies par cultualisation se manifeste plus concrètement par les effets économicistes de « déménagement » des ressources de toute nature sur les espaces déjà les mieux préparés à la compétition. En Europe, cette problématique de désajustements territoriaux est très visible, comprise mais fort mal prise en compte, donc inefficace dans les politiques publiques de niveau continental.

Lutter prioritairement contre la polarisation spatiale croissante des ressources et des richesses de toute nature reviendrait à résister collectivement au renforcement progressif depuis 30 ans de la fameuse « banane bleue », métaphore de l’espace

13 L’expression m’est inspirée par l’ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes : « Le pouvoir des commence-ments », Seuil 2006.

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bien connu des géographes allant grosso modo de Londres à Milan en passant par Rotterdam, Francfort, Zurich et Munich, espace dense qui contraste… avec le reste de l’Europe, futur désert continental ! Cela impliquerait de lutter, en particulier, contre la concentration économique sur un seul espace central des ressources d’éducation supérieure, de recherche et…. (donc) d’innovation, fruit direct et indirect de l’extension du technomarché ! Priver des territoires, devenus alors périphériques, de leurs ressources futures d’innovation et, dans le même temps, l’Europe de la diversité de ses possibles d’innovation constitue une insulte à l’avenir des différents peuples, cultures et individus en Europe - à leurs jeunesses, donc -, et, bien entendu, une machine invisible de grave « désunion politique » à venir !

5.2. Depuis quelques années, l’ajustement à la rationalité du technomarché par la recherche permanente de l’optimum quel que soit son objet, sa cause et son produit connaît des formes nouvelles du fait des possibilités offertes par la « bouffée mathématisante » dont nous avons décrit les contours en 3. Ces possibilités nouvelles vont puiser dans le monde des mégadonnées (les Big Data, BD) et vont entraîner inexorablement le déplacement de la valeur économique de « la technicité pure à la gestion de cette technicité et à la relation client ». Le couple expert-financier « enfonce » encore un peu plus le couple « scientifique-ingénieur » ! Et de nouveau, le «paysage éco-industriel du technomarché» qui poursuit ainsi sa globalisation se dessine comme il y a 20 ans autour du technomarché américain qui prospère aujourd’hui, comme on l’a dit au début de ce document, à l’échelle planétaire autour des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).

De fait, ceux-ci sont les « grands maîtres » des BD (mais aussi les courtiers en données du type Infos USA). Google surtout, mais Amazon aussi, a réussi en 15 ans l’intégration verticale des 3 types de service : cette entreprise collecte les données ; elle les expertise, les utilise, les réutilise, les met à disposition de tiers : elle accumule donc des compétences ; enfin, elle donne à tous ses choix stratégiques une « couleur BD ». Si l’on prédit quelquefois pour Google un destin totipotent de future 1ère compagnie d’assurance ou de 1ère compagnie automobile ou de 1ère compagnie de distribution au monde ou encore d’entreprise majeure dans les cyberguerres, c’est en vertu de la valorisation présumée que lui confère cette matière première qu’est l’accumulation massive de données et la taille de ses bases de données dans sa maîtrise… de « la relation client ». Cette « relation client », cette « information-client » comme on l’appelle quelquefois, est centrale dans cette affaire : quand Netflix capte le marché de la vidéo, c’est en proposant un service novateur qui sera guidé en permanence par « l’esprit BD » pour fidéliser le consommateur !

Le technomarché européen a des moyens et des stratégies plus limités, même si les manœuvres ont commencé. Cet été, en France, en effet, Atos a racheté Bull et, en Allemagne, l’éditeur de logiciels professionnels SAP, spécialiste du logiciel pour la

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comptabilité et la gestion de la « relation client », a accéléré l’intégration de ses offres (solutions cloud, mobiles et externes). Dans chacun des 2 cas, c’était pour mieux se positionner sur les BD. Je n’ai pas pris le temps d’analyser la politique de la Commission Européenne à propos des BD, et au-delà ses orientations et décisions relatives à l’économie industrielle européenne du stockage et du traitement de données et des services… Mais il faudrait le faire.

En France, on va donc tenter de résister et de s’organiser de façon à échapper à un destin de « sous-traitants » du technomarché américain… Histoire recommencée…. Une initiative publique, un Plan « Big Data » - issu des travaux de la commission Lauvergeon « Innovation 2030 » - ambitionne la création « d’un écosystème français du BD » où les grands groupes et le monde du service, du type Cap Gemini, sont appelés à coopérer, dans une logique « d’innovation ouverte », avec les start-up et le monde du logiciel pour relever ces enjeux. François Bourdoncle, co-pilote de ce « plan BD », n’hésite pas à affirmer : « Le Big Data est une arme de guerre. C’est le levier avec lequel le capitalisme est en train de soulever le monde ». Je fais écho à ce propos en rajoutant que je ne vois pas, en effet, comment les BD et les techniques et pratiques qui leur seront associées pourraient échapper, dans les décennies qui viennent, au pouvoir des entreprises non financières et financières, des pouvoirs publics, mais aussi des mafias organisées. La grande complexité qui caractérise leur récente émergence obscurcit d’emblée leur compréhension, leur accès et leur orientation, écartant probablement du « jeu » tous autres acteurs que ceux-là. Autrement dit, la possibi-lité de leur « mise en culture citoyenne » du fait de groupes associés m’apparaît aujourd’hui fort improbable, d’autant que « les personnes physiques », avec leurs données personnelles, pourraient se voir embarquées dans des logiques fort peu civiles et civiques.

5.3. Désormais, il est clair qu’il convient d’empêcher la formation d’empires imposant par capillarité à toutes les organisations humaines et sociales une norme unique aussi puissam-ment génératrice d’anomie que celle de « la performance dé-symbolisée ». Il nous faut retrouver le goût et les voies de la diversité des chemins collectifs, goût que nous avons un peu perdu ces 30 dernières années, au profit de chemins trop peu nombreux, voire d’un chemin unique. A grands traits.

Dans une relation de reconnaissance mutuelle (qui, certes, n’a jamais existé !) entre la connaissance et l’action, l’action est devenue, depuis 30 ans environ, une sorte de « mode d’être supérieure » indépassable dans nos représentations. Autrement dit, pour « être », il faudrait aujourd’hui agir davantage qu’hier – individuellement et collectivement –, la connaissance prenant de plus en plus souvent un simple statut d’adjuvant optionnel de l’action. Le monde des Big Data qui s’ouvre illustre clairement ce mouvement-là.

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Plus précisément, dans nos représentations actuelles, les choses se passent comme si toute innovation ne saurait désormais se prouver que dans l’action (appuyée, seulement si besoin est, sur la connaissance). De plus, l’action ne saurait être qu’économique ; l’action économique ne saurait être que performante ; l’action économique performante ne saurait se faire valoir que via la seule expression technologique qu’elle contient ; l’action économi-que performante et technologique ne saurait être que concurrentielle, autrement dit, inscrite dans la formation de marchés de production et de consommation à dimension de plus en plus mondialisée. Bref, le technomarché globalisé fuit le risque de l’innovation en rétrécissant sans cesse la variété de ses possibles. Il menace le principe même de l’innova-tion !

Ce faisant, à quel processus avons-nous donné une faveur de plus en plus exclusive ? On a privilégié la temporalité du court terme et la spatialité du global planétaire parce qu’elles correspondent à la boussole qui convient le mieux à la situation de concurrence actuelle-ment sans limite que se livrent les actions économiques performantes dans un cadre mondialisé.

La mise en culte de l’innovation sans boussole aucune n’est pas désirable, et elle est source de vulnérabilité généralisée !

Armer un contre-regard, c’est lui (re)donner des fondements d’économie politique. En voici, résumés ci-après, les lieux de bataille.

Contre la mise en culte précautionneuse et régressive de l’innovation restreinte à une forme unique: la performance, marchande, compétitive, technologisée, algorithmisée et court-termiste à installer sur des espaces de plus en plus vastes, peu nombreux et réduits, il nous faut trouver une préférence nouvelle pour tous les futurs et tous les territoires !

Cette préférence nouvelle, c’est la mise en culture risquée des multiples formes d’innovations qui donnent sens à d’innombrables projets inscrits dans l’idée d’un progrès et du Bien Commun (ou des Causes Communes) et du Vivre-ensemble dans tous les espaces où les hommes choisissent délibérément de connaître et d’agir, en auteurs et en mutualité !14

14 Au terme de ce travail de rassemblement d’analyses et de synthèses relatif à la construction de la notion de technomarché telle que je l’ai conduite depuis 20 ans, les lacunes (ou, pour le dire positivement, les efforts à consentir pour les combler) apparaissent nombreuses (même dans le cadre d’une réflexion aussi générale), et, pour certaines, fort claires : « mon » technomarché manque d’éclairages sur des dimensions aussi importantes, par exemple, que les stratégies (complexes) en matière de propriété intellectuelle et industrielle, ou la dynamique des diplomaties techno-économiques internationales et ses relais organisationnels, ou encore la nature du nouveau front, chinois, du technomarché (avec ses « propres GAFA », telles Baïdu, Alibaba ou Xiaomi) ... Tout au long de ces années, j’aurai souhaité avant tout privilégier l’observation de logiques à l’œuvre dont la puissance n’a fait que croître, et montrer, même sommairement, comment elles déforment et

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Echappée conclusive. Si « l’homo economicus totalisant » est bien, comme je le présente, le repère majeur qui tente de continuer à encadrer toutes nos démarches, alors il convient d’en faire la critique radicale et constructive, et d’envisager les effets de la brutale montée en puissance, dans les 30 dernières années, du technomarché globalisé appuyé sur les sciences, techniques et innovations performatives de la technoscience contemporaine. Ces effets sont de deux ordres. Les entreprises du technomarché

- font de plus en plus « l’impasse » de la connaissance, et même de l’innovation, depuis plus de 10 ans (il est heureux que les observateurs commencent enfin à se mettre d’accord sur ce fait global là, trop longtemps ignoré parce que contre-intuitif !) : peu ou prou, elles préfèrent à l’investissement la spéculation pure ou, à défaut, sa forme appliquée : la rationalisation plus ou moins prédatrice des moyens (y compris via la dynamique récente des Big Data) plutôt que leur immobilisation, quelquefois longue et risquée;

- ont engendré depuis 30 ans une réduction drastique du champ des représentations épistémiques et stratégiques (et par conséquent, des possibles) de l’innovation.

Dans ces conditions, résister à l’emprise du technomarché conduit à devoir focaliser l’attention en priorité sur l’innovation de façon que ses démarches soient redéfinies : non pour en faire leur cœur épistémologique et stratégique unique, mais pour modifier, en l’enrichissant, leur cours actuel ! Il convient donc de ré-envisager la conception même que l’on se fait de l’innovation et de réaménager ses démarches en ne livrant pas ses défense et illustration aux seules conduites idéologiques et pratiques des très puissants acteurs économiques qui s’en réclament a priori. Cela revient à enrayer la « dépolitisation » quasi-intégrale de la notion même d’innovation et à engager sa « repolitisation », autrement dit à la re-symboliser et à la re-conventionner !

Comment avancer en ce sens ? En exigeant de l’innovation qu’elle puisse rendre spécifique-ment compte de ses effets attendus ou obtenus tant en termes de « Bien

redessinent le monde de demain en m’appuyant sur des considérations de type anthropologique fortement polarisées autour de la question de la temporalité et de ses instrumentalisations contemporaines. A d’autres moments, on aurait peut-être parlé d’une réflexion d’économie politique ! Quant à la tonalité générale de mon propos, si on devait la trouver trop optimiste ou trop pessimiste, cela m’est égal : ma démarche entend toujours s’exonérer de cette préoccupation, de même que je ne la place jamais non plus sur un autre axe, voisin, « technophilie vs technophobie ».

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commun » que de « Vivre-ensemble »15 au service de l’émergence d’un paradigme de développement humain, durable, solidaire et moderne. Avec comme premier objectif d’enrayer la progression, aujourd’hui irrépressible, de la généralisation de la quantification et de la performance au détriment de la qualification et de la formance.

Aussi, voici une grille (contribution réfléchie et murie, mais soumise à débat critique, bien entendu !) qui préfigurerait une ré-institution de l’innovation dans une telle perspective. L’innovation pourrait être distinguée :

- par la nature des domaines ou finalités concernés (intérêt scientifique et de connaissance ; intérêt économique et financier ; intérêt social et sociétal ; intérêt écologique et biologique ; intérêt politique et militaire ; intérêt culturel et éducatif) ;

- par la nature des collectifs concernés (intérêt individuel ; intérêt commun ; intérêt public ; intérêt général) ;

- par la nature des collectivités concernées (intérêt local ; intérêt régional ; intérêt national ; intérêt international)16.

Car, choisir une nouvelle posture épistémologique à propos de l’innovation et la partager politiquement, c’est donner aux réalités qu’elle préfigure une chance d’être engrammées, indiquées, et donc programmées, prévues,…, dans des dispositifs appropriés (cognitifs, techniques et pratiques : de prospective, de statistique, de récits rétrospectifs,…), existants ou à construire. Poser, exposer, proposer d’abord. Pour construire patiemment des avenirs crédibles et souhaitables !

Bref, il s’agit d’incarner un projet politique qui s’attaque à la logique totalisante de l’homo economicus par un moment d’audace épistémologique et conceptuelle.

Aussi, envisageons de promouvoir l’idée de débats publics d’échelle internationale dont l’objet serait d’offrir un cadre conventionnel commun nouveau aux innovations, un cadre réflexif donc plus responsable. Et pourquoi ne pas commencer cet exercice par des débats franco-allemands ?

En résumé, donnons à voir et à comprendre

15 Que l’on prenne parti en faveur d’un modèle de « croissance », d’anti-croissance, de décroissance, d’a-croissance, de contre-croissance, de post-croissance…, il nous faut comprendre que chacun de ces horizons passe par une mobilisation imaginaire de l’innovation différente de celle, fort réductrice, qu’impose le technomarché. 16 Et ceci, bien entendu, en plus des cadres sémantiques, redéfinis eux aussi, qui doivent continuer à permettre une forme de comparabilité internationale : l’innovation par la nature des produits (processus, procédés, objets, réseaux, systèmes) ; par la nature des procédures (technologiques ou organisationnelles) ou, enfin, par la nature des usages (intermédiaire ou final).

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- comment certaines sciences, techniques et innovations de la technoscience sont enrôlées pour leur caractère performatif et instruisent l’inlassable quête d’un homo economicus totalisant, modèle unificateur et bientôt unique (dévalorisant de fait toutes les autres sciences, techniques et innovations), instrumentalisées qu’elles sont par l’oligopole du technomarché ;

- comment le technomarché entrave l’innovation de l’immense variété de ses possibles, donc impose une précaution pro domo qui lui assure une rente spéculative au détriment de l’intérêt général ;

- comment le technomarché peut être battu en brèche par un principe d’innovation conceptuellement et pratiquement reconstruit dans la diversité de ses possibles, redonnant de fait une place aux diverses expressions des sciences, techniques et innovations formatives et informatives et à leurs relations ;

- comment une telle nouvelle donne conventionnelle relative à la notion d’innovation peut accompagner, par sa légitimation politique préalable et des débats d’emblée internationaux (et intra-européens, pour commencer) l’émergence d’un monde humain, durable, solidaire et moderne qui relativise la puissance fantasmatique et totalisante de l’homo economicus !

Nous aurons de la sorte conjuré, ou tout au moins contenu, les expressions les plus graves des 3 questions fondamentales que notre « modèle anthropologique » a fait apparaître : l’excessive concentration et financiarisation de la forme industrialo-informationnelle du pouvoir économique contemporain ; l’effacement de la dimension temporelle de l’action des hommes, donc du temps long ; la tendance à la totale disponibilité des corps, à la perte de subjectivité, donc à la liberté humaine.

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TABLE

Introduction : la genèse de la notion de « technomarché ».

Premier éclairage : la fécondité puissante de l’alliance entre technologie et marché

- 1.1 l’oligopole du nouveau système technique et son autonomie politique - 1.2. survivre au technomarché américain - 1.3. technoscience(s) et technomarché - 1.4. l’extension indéfinie du domaine de l’homo economicus

Deuxième éclairage : la financiarisation de l’économie

- 2.1. l’élucidation des dynamiques d’économicisation et de financiarisation - 2.2. quelques effets de la financiarisation de l’économie - 2.3. les pratiques financières actuelles instrumentalisent excessivement le

temps - 2.4. les logiques financières actuelles vulnérabilisent les engagements

Troisième éclairage : un monde de la rationalité instrumentale poussé jusqu’à l’idolâtrie (calcul, norme, formule)

- 3.1. le technomarché, idole en voie d’achèvement d’une religion à deux faces - 3.2. le technomarché détruit la complexité et la pluralité du monde - 3.3. l’expert et le financier, couple emblématique du technomarché - 3.4. la mathématisation du monde par « programmation algorithmique »

Quatrième éclairage : l’épistémologie des sciences et des techniques du technomarché

- 4.1. le technomarché fait… l’économie de la connaissance - 4.2. les sciences, techniques et innovations « performatives » - 4.3. vers une nouvelle grille pour appréhender les sciences et les

recherches ?

Cinquième éclairage : le technomarché réduit la diversité des possibles de l’innovation

- 5.1. ajustement à l’Optimum, désajustements multiples ! - 5.2. le technomarché globalisé et « l’esprit big data » - 5.3. échapper à l’anomie portée par toute performance désymbolisée

Echappée conclusive : ré-envisager un monde pluriel, c’est d’abord re-symboliser l’innovation.