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  • LEcole Lecoq : des mouvements de la vie la cration vivante.

    Christophe Merlant

    Fonde il y a quarante-quatre ans, lEcole Internationale de Thtre Jac-ques Lecoq qui a accueilli plus de 5000 tudiants de 70 nationalits est un des grands foyers de la cration contemporaine1. Disparu le 19 janvier 1999 Lecoq est une de ces rares personnes avoir invent une mthode ; on parle dsormais de la mthode Lecoq.2 Elle est lorigine dinnombrables productions qui alimentent le champ de la cration dramatique contemporaine, ( comdiens, metteurs en scne, dramaturges, clowns de thtre ) mais irrigue galement, plus largement, les do-maines de la danse, de lcriture ou de la scnographie. La liste de ceux qui recon-naissent leur dette envers Lecoq, de Dario Fo Ariane Mnouchkine nest pas lobjet de cette tude, qui se veut beaucoup plus restreinte et prilleuse que ltablissement dun bottin. La question pose est de savoir en quoi lEcole Lecoq tient une place particulire dans le champ des formations pluridisciplinaires de linterprte et des crateurs des spectacles vivants ?

    Je tenterai dy rpondre en me servant dune srie de conversations tenues avec Jacques Lecoq en 1998, dentretiens avec des enseignants de lEcole et de notes prises en 1993-1994 en marge des cours de lEcole que je suivais cette po-que et que je lui avais soumises3. Ds la fin de la rdaction son ouvrage Le Corps potique4 Lecoq mavait en effet demand de collaborer l accouchement dun

  • autre ouvrage dont il avait du mal dterminer la forme, mais dont il disait vouloir quil aille plus vers la posie et la philosophie qui sous-tendait sa pdagogie qui, elle, stait constitue en acte. Le projet naura pu malheureusement voir le jour et il nen reste que quelques premiers pas.

    Linterdisciplinarit plutt que la pluridisciplinarit

    Pour tenter de rpondre la question il faut tout dabord articuler les liens entre le pdagogue Jacques Lecoq, la mthode Lecoq, et lenseignement donns sur deux annes lEcole. Le charisme du pdagogue est une chose, la mthode en est une autre. Autour du pdagogue, et des fondements quil a tablis, la mthode res-tait et reste ouverte, tant aux apports des enseignants que dintuitions et de ques-tionnements nouveaux apports par les tudiants. Il sagit dune mthode au sens propre, celle de laccompagnement dun chemin, mais pas dun chemin trac dfi-nitivement et dune programmation rigide sur deux annes. En ce sens lEcole se revendique pleinement comme Ecole de la cration dramatique sous toutes ses formes5 et non uniquement comme une cole de formation du comdien. Ecole ouverte et formant des professionnels mais pas cole professionnelle. Partant de l, lenseignement qui est dispens dpend tout autant du charisme des enseignants, du talent des tudiants dune promotion, que des vertus de la mthode. Au-del mme des enseignants et des cours, une des spcificit de lEcole rside dans un style denseignement relativement original, indissociable de son contenu comme de ses effets, laiss en hritage par Lecoq ceux qui animent dsormais lEcole.

    Quentendre par pluridisciplinarit chez Lecoq ? Acrobatie, jonglage, com-bat, mime daction, cration de masques, thtre dobjets, criture dramatique, prparation corporelle et vocale, approche dynamique de la posie, de la peinture et de la musique Effectivement toutes ces disciplines sont enseignes, et la lecture de la plaquette peut donner le sentiment dune profusion clectique. Qui trop em-brasse mal treint ? On peut aussi se demander en quoi une tude dynamique de la nature : les lments et les matires, les couleurs, les lumires, les plantes, peut servir la formation dun comdien ? Certains mots comme godramatique des passions , point fixe , tat neutre utiliss dans le Corps Potique ont laiss plus dun lecteur sur le seuil. Comme toute dmarche novatrice, celle de Lecoq suscite un certain nombre dincomprhensions ou de rejets, tout comme des en-thousiasmes qui arrivent mal se justifier. Vue de lextrieur lEcole a une aura quelque peu mystrieuse. Do proviennent immanquablement un certain nombre de jugements rducteurs et faux : cest une cole de mime , ou dubitatifs : le talent ne sapprend pas quelle prtention de vouloir former la cration !

    On sait que cette notion de pluridisciplinarit , au-del du succs actuel du mot, renvoie la ralit effective de spectacles qui, mlant des disciplines et des arts jusquici spars, dfient les classifications traditionnelles. Que les crateurs et interprtes de ces spectacles aient reu une formation ouverte na donc rien dtonnant en soi, et ne saurait constituer loriginalit de lenseignement chez Le-coq. Cest plus dans la manire de concevoir cette pluridisciplinarit et de la mettre en uvre quil faut chercher la spcificit de lEcole. Le grand souci est dviter la drive dun enseignement de spcialits, spares les unes des autres, et dont la juxtaposition mnerait un clectisme improductif.

    Pour rpondre ce risque, on peut dire en rsum que les enseignants vi-tent par dessus tout de mettre les tudiants en position de savoir faire un de peu tout, mais de ne rien savoir en faire qui puisse dvelopper limaginaire et le sens de la cration. Concrtement cela se traduit par une organisation dun cursus dtude qui refuse, - sauf trs rares exceptions, - lide de modules ou de stages qui sinstallant dans une dure autonome, favorisent de fait, une autonomie des disci-plines. Cest pourquoi la succession et lorganisation des cours, - quatre heures sur cinq jours hebdomadaires, sans compter les travaux hors cours, - ne laisse jamais

  • aux tudiants le temps de sinstaller dans le mime, lanalyse du mouvement ou les divers types de jeux masqus par exemple.

    Un tel choix suppose des enseignants qui acceptent dtre beaucoup plus que des spcialistes, des experts ou des intervenants, mais croisent sans cesse leurs comptences pour faire vivre au quotidien lesprit de lEcole. La disponibilit et la concertation permanentes, sont la rgle dor. Cest en ce sens quil faut comprendre une formule dAntoine Vitez, - sciemment paradoxale, mais logieuse dans ce contexte, - qui notait lorsquil enseignait chez Lecoq: Ce nest pas une cole pro-fessionnelle.6 Entendons par l que cet esprit dEcole insparable du contenu des enseignements et de la mthode, impose aux enseignants, tout comme aux tu-diants, une attitude de laboratoire et de recherche constante, fort diffrente de celle dune simple acquisition de savoir-faire disciplinaires. Pour rendre compte de la dmarche de formation chez Lecoq, la formule dinterdisciplinarit , en ce quelle insiste sur la recherche de ce qui est commun aux diverses disciplines,- et nous verrons quil sagit du mouvement , - nous semble plus judicieuse que celle de pluridisciplinarit qui laisse subsister lide dun cloisonnement discipli-naire.

    Limportance de cette distinction nous est confirme par le tmoignage on ne peut plus clair de Norman Taylor7 : LEcole cest tout autre chose quun re-groupement de professeurs ayant chacun sa spcialit et travaillant indpendam-ment les uns des autres. Ctait autour de Lecoq un vritable corps denseignants, qui se mettait chaque anne au service dun Voyage et dun programme.

    Une des originalits de lEcole cest, pour cette mme raison, de ne recru-ter ses enseignants que parmi ses anciens lves. De la nat la force dune complici-t qui seule permet doprer les adaptations et les volutions lentes de lenseignement. Un des traits distinctifs des quipes ainsi constitues cest quaucune forme de notorit mdiatique nentre en ligne de compte dans le recru-tement des enseignants. Seuls sont pris en compte, grce un systme de coopta-tion informel, les talents de pdagogue et laptitude travailler en quipe. Lecoq se dfiait galement des candidatures des tudiants ayant effectu une multitude de stages de formation, les noms des animateurs fussent-ils prestigieux. Anecdote qui relve plus que dune boutade : Non, on ne pet pas linscrire lui Il est trop for-m, il a vu trop de monde, il ne pourra plus rien apprendre8 Nous reviendrons sur limportance de cette disponibilit.

    Une des constantes de lenseignement qui se poursuit sur deux annes, est de ramener sans cesse une justification dramatique, toutes les techniques qui pourraient ne donner lieu qu lexpression dune virtuosit uniquement profes-sionnelle. A quoi bon savoir faire un saut prilleux en acrobatie dramatique, si ce nest pour pouvoir sen servir un jour dans la cabriole dArlequin et pouvoir jouer une situation qui justifie la technique comme par exemple Arlequin se met rire jusqu la cabriole ! 9 La tentation du virtuosisme 10 fait perdre le jeu.

    Thomas Prattki, actuel coordinateur pdagogique de lEcole, interrog sur cet exemple limite emprunt lacrobatie, et qui pourrait selon sa formule laisser penser une pluridisciplinarit de dispersion , montre que le saut prilleux contient en lui-mme une puissante mtaphore de lacte de cration potique vers lequel convergent toutes les disciplines enseignes.

    Lexercice du saut prilleux, qui au dpart est purement gymnique, peut amener ltudiant comprendre avec son corps, et pas simplement avec son esprit ce quest une dynamique de la cration quelles sont les qualits quil faut dvelop-per pour devenir un crateur. On est dabord oblig de se planter dans le sol un point prcis. Il faut bien se placer en un point prcis : cest le moment de lobservation, ce que Lecoq appelait aussi le point fixe. Si ltudiant zappe tout le temps, il ne verra rien. Puis on est oblig de quitter le sol, et cela veut dire quon doit aller vers une transposition, on doit quitter la terre, le terre terre, le rel, la pesanteur. On vole cest dire quon rentre en cration, cest le moment de la

  • confiance dans le libre cours de limagination. Mais la loi de la gravitation est l qui nous rappelle Il faut retrouver le sol. Cela veut dire que lacte de cration abouti est celui qui sait redescendre sur terre, qui peut retrouver un public et tre partag, cest un mini-voyage.

    Il y a en effet des thtres de laboratoire qui ne touchent plus la terre et qui ne touchent plus un public. Ce nest pas celui que nous dveloppons lEcole. Quil sagisse de thtre ou de littrature, de tout processus de cration, il y a un effort, un saut, un pril, mais aussi la joie dun partage. Sans doute un lve ne sera-t-il jamais amen faire un saut prilleux rel en scne, mais lenseignement quil retiendra du saut prilleux, bien quil passe par le corps et sy mmorise, va bien au del du corps. Cest un saut dans la cration, cest par un mouvement du corps, faire bouger un espace extrieur mais pour en venir en fin de compte faire bouger lespace mental, intellectuel ou motionnel.11

    Ce discours nous place demble dans la problmatique de lEcole et du sens quil faut accorder linterdisciplinarit dans son cursus. Cette mtaphore nous amne nous interroger sur une autre mtaphore, celle du Voyage qui, sans cesse reprise par Lecoq, constitue beaucoup plus quune formule et amne formu-ler quelques questions. En quoi le rle du corps et du mouvement, - ce mouvement qui sinscrit dabord dans lespace du dehors , lespace et le contour des choses et des tres, pour ouvrir ensuite lespace du dedans celui des motions et des reprsentations, - sont-ils centraux dans la mthode 12? Mais galement en quoi la mthode Lecoq se rfre implicitement une thique du comdien et de lacte de cration au sens large quil naura malheureusement pas eu le temps de dvelopper.

    Nous proposons quelques lments de rponses. Elles sont partielles sre-ment, mais le champ des tudes sur Lecoq ne fait que souvrir, et souhaitons quil favorise en marge de lEcole les rflexions qui alimentent les pratiques de forma-tion.

    La pdagogie du comdien de cration comme voyage sur des chemins qui sentrecroisent

    Si limage du voyage nest pas gratuite mais donne comprendre lesprit de la pdagogie pratique lEcole cest quelle en reflte la fois la complexit et son caractre organique. Le parcours propos sur les deux annes est fix dune manire programmatique qui, sans exclure certains amnagements, se fonde sur une vritable logique dtapes. Ltudiant ne peut prvoir ou anticiper, franchir un seuil avant lautre, tout est conu de manire lamener dcouvrir dans un tat de surprise. Limportance accorde cette dimension de la surprise dans lenseignement est srement une des raisons pour lesquelles, contrairement dautres grands pdagogues du thtre, Lecoq aura publi si peu et si tardivement.

    La premire attitude demande aux lves est celle de la confiance dans la vertu dune dure cratrice, qui seule peut tre fconde. Ce rapport au temps dun voyage est essentiel. Certains tudiants, malheureusement prisonniers dune logique de la consommation, de lefficacit directement utilisable et de la vitesse, qui correspond aux attentes du jour et se rencontre dans les stages, ont une diffi-cult relle entrer dans cette logique de dcouverte et de patience qui semble dun autre temps. Que faisons-nous, quoi serviront, par exemple, les exercices prati-qus en portant le masque neutre ? A vrai dire une telle question na gure de sens et nappelle que peu de rponses tant que lon ne se livre pas lexprience v-cue du masque neutre dont lenseignement ne peut se comprendre que beaucoup lus tard.

    Il sagit donc dune Ecole vivre plus qu comprendre. Bergsonisme vi-dent bien quimplicite. Llve qui tire profit de lenseignement de lEcole est beaucoup plus celui qui use dune intelligence instinctive et intuitive que celui qui

  • tente de sapproprier un enseignement en utilisant une intelligence scientifique porte figer et analyser des squences disjointes. LEcole se propose dtre celle dun thtre qui puise sa source dans la vie , et elle exige un type dapproche qui est de lordre du vital, qui sait accepter limprvisible comme dimension fondatrice dune dynamique de la cration.

    Face ses lves lors dune rencontre de bilan de fin danne Lecoq prci-sait

    Il ne sagit pas dun stage, mais dun vritable voyage au long cours. Il sagit dune pdagogie indirecte, on ne peut pas utiliser les tapes directement, puisquil sagit de les transposer dans le jeu. Au cours du voyage on acquiert des attitudes au fur et mesure, mais elles ne valent que par leur transfert terme dans dautres situations. Cest exactement comme au billard : pour aller tel en-droit il faut faire un dtour. Par exemple certains lves, prcipits, veulent abso-lument faire du clown et tout de suite Ils sont venus lEcole pour a ! Mais cest impossible, parce quon ne peut arriver au Clown sans tre pass auparavant par le masque neutre !13

    Ces remarques que Lecoq rsumait plaisamment dans son enseignement oral dans la formule dune pdagogie par la bande , celle dun joueur de billard, claire une seconde dimension du caractre organique du voyage. Dans le voyage il existe tout un rseau de chemins qui sempruntent et se rejoignent, une profusion de propositions que les lves peuvent suivre, quitte se fourvoyer et sinstruire par ce que Lecoq appelait la rectification des drives. Cest ainsi quinvits, pour ne prendre quun exemple, fabriquer leur masque, aucune consi-gne contraignante nest donne au dpart. Ce nest que dans le jeu que chacun se dcouvrira que le beau masque nest pas forcment celui qui donne bien jouer.

    On se trouve donc face au paradoxe suivant : le sens napparat quen fin de parcours et provient pour une large part de ces rectifications. On sait que la comprhension dun organisme ne peut se faire que globalement, par la saisie des interactions de chaque partie au sein dun tout, et cest en ce sens que la formation chez Lecoq a une dimension fondamentalement organique. On comprend ds lors le dsarroi de certains tudiants habitus une logique dapprentissage par objec-tifs aboutissant lacquisition de savoirs-faire. Ici il sagit de favoriser par lexercice au dveloppement dune disposition la cration, au sens fort dun habitus acquis par lexercice en particulier des auto-cours. Lecoq disait souvent que le voyage continuait aprs lEcole et quil fallait de lavis de nombre danciens lves quelques annes pour laisser spanouir en cration personnelle lenseignement reu lEcole. Cest la dure lente du dpt, chacun doit savoir prendre et laisser. 14 Il est certain que les tudiants nayant pas tous ce genre de reprsentation de la formation la cration, lEcole doit pratiquer le trimestre dessai en premire anne et que seulement un tiers des effectifs se verra proposer la seconde anne. Cette slection sans doute douloureuse, - qui sopre souvent delle mme, - est ncessaire pour maintenir les exigences dinvestissement per-sonnel et collectif trs lourd dune telle pdagogie de la dcouverte en commun.

    Dans ces divers chemins de cration que propose lEcole au cours des deux annes, la premire, - anne de labourage, - les comdiens sont amens explo-rer des pistes de jeu et se confronter aux lois du Mouvement. Cette exploration se fera dans la pratique quotidienne des cours et de lauto-cours, durant lequel 5 7 comdiens reoivent un thme hebdomadaire et construisent en 6 heures, pendant une heure et demie par jour un petit objet de thtre15 quils pr-sentent le vendredi matin devant le corps enseignant et leurs camarades. Cela per-met dintgrer les donnes de lenseignement semaine aprs semaine et dans lurgence mais aussi dvelopper lesprit dun travail en commun.

    La confrontation aux lois et techniques du Mouvement, sorganise autour de cours danalyse et de dcompositions dactions naturelles, - telles la marche et

  • les dmarches,- de gestes sportifs, - le lancer du disque par exemple, - ou de gestes de mtiers. Conjointement une progression de visite des disciplines sorganise. De manire purement indicative, car lEcole est vivante, nous pouvons donner lide dun parcours denseignement sur la premire anne qui plante les bases du jeu, tel quil est prsent aux lves.16

    Exemple : les coulisse dune progression par tapes

    Au premier trimestre nous passerons par le masque neutre. Il vous fera d-couvrir le jeu silencieux de lacteur qui permet par la suite de mieux parler. Il vous fera dcouvrir aussi une prsence lespace qui prcde et prpare le Voyage que vous effectuerez avec lui et o vous dcouvrirez par des identifications les mouve-ments qui animent les lments de la nature ( le feu, la terre, leau et lair.) Les identifications porteront ensuite sur les matires ( cartons, aciers, caoutchoucs, verres, ayant chacun des rsistances, des ractions diffrentes.) Le deuxime tri-mestre sera marqu par deux foires . La foire aux potes ou vous dcouvrirez une approche de la posie par le corps et le mouvement. Chacun apportera un pome dans sa langue dorigine. Ce travail en pays de posie poursuit lide de mime de la nature. Il sagira de se livrer un travail dessentialisation et de re-trouver notre fonds potique commun . En menant en parallle un travail sur la dynamique des couleurs et des lumires, nous nous transmettrons par un mimage17, lunivers des grands potes comme Artaud, Michaux, Ponge, Guillevic, Saint-John Perse... Lenjeu sera dentrer en posie par le corps comment attraperons-nous cela par le mouvement ? En parallle se poursuivra un travail sur les gestes du sport, ceux du travail, et sur la potique des objets. Elle permet de jouer avec les objets et de comprendre ce que leur dynamique dans lespace permet dinventer comme jeu, et den tirer une justification dramatique. Il sagira de jouer avec les objets et dimaginer partir deux. Les identifications aux animaux vous permettront ds fvrier de commencer une ascension vers les personnages, en explorant les mouvements, les tensions, les rythmes dans le corps des animaux. Ce sera une nouvelle voie nouvelle. Comment jouer un autre que soi-mme ? La foire aux masques aura lieu en mars, chacun fabriquera le sien et tentera de dcouvrir comment il joue ou ne joue pas ! En acrobatie dramatique, mars sera le mois du combat, et en analyse du mouvement ce sera le trimestre des grandes phrases , celle du mur ou du bateau18. Il ne sagira pas de se limiter apprendre des techniques formelles, mais de vous constituer un rfrentiel dans lequel vous pourrez puiser. Du mouvement nat le geste qui lui est juste ou faux, et parfois peut aussi donner douter...

    Le troisime trimestre sera celui o, aprs avoir opr une descente dans notre fonds commun grce au masque neutre, aux identifications aux lments, aux matires, et aux animaux, nous entamerons une remonte vers le personnage. Nous rencontrerons des masques qui sont des agrandisseurs de jeu . Nous joue-rons plusieurs personnages et Je sera un Autre en portant les masques lar-vaires, les masques expressifs, les masques utilitaires et vos propres masques. La construction des personnages dbute en avril partir de la dcouverte de la dyna-mique des passions, des tats et des sentiments. Par exemple la Jalousie et lOrgueil qui sont les deux grands moteurs dramatiques : pourquoi lui et pour-quoi pas moi ? et le fameux Moi Je... ! Les tats, eux, sont plus essentiels et phy-siques : cest le rire, la colre, la peur. La prsentation dun personnage garde invitablement une trace de soi-mme, mais on nest pas le personnage, on le joue. Dans un premier temps vous propose-rez un personnage travaill lEcole. Il y aura un phnomne daimantation entre votre personne et lui. Cest pourquoi il faudra que vous construisiez un second personnage qui sera en opposition au premier19. Vous serez donc dans un triangle : lacteur, votre premier personnage et le deuxime personnage. Ce deuxime per-

  • sonnage aura donc une dualit, il faudra quil garde les deux images qui laniment et vous serrez amens pouvoir jouer de vritables rencontres entre votre premier et votre deuxime personnage. Dans un personnage, il reste toujours une trace de loriginal, mais ce serait dangereux quil soit construit lidentique de la vie. La trace prive existe, mais vous ne pourrez en rester l, il vous faudra introduire une distance, construire et transposer. En parallle vous effectuerez un travail sur le lien entre le mouvement et la musique, une approche mimo-dynamique de Bar-tok, de Miles Davis, ou Luciano Berio et de la musique classique et rythmique par des, mimages qui engageront la voix et le corps.

    En fin danne les auto-cours seront supprims et vous partirez en enqute. Comment vit la vie ? La vie quil faudra observer comme elle est, dans sa ba-nalit, puis dramatiser. Ce sera un mois dobservation de rencontres et de travail sur un thme que vous aurez choisi par troupe de dix, et qui aboutira un specta-cle en public de 10 15 minutes. Vous aurez vous mettre en tat dobservation et de curiosit en excluant toute ide prconue. Viendra le moment que vous senti-rez, o vous vous mettrez en travail dcriture de rptition et de transposition.20

    Lexamen dun tel parcours met clairement en vidence linteraction cons-tante et la contamination entre louverture aux arts non dramatiques, et leur mise en mouvement. En effet, la frquentation de la peinture, de la musique, de la posie, la confection des masques, - qui est une forme dapproche de la sculpture, - est tou-jours oriente par la recherche du mouvement qui les anime et de leur dimension dramatique. Quand lobservation du vivant sous toutes ses formes, - allant des lments naturels lhumain,- on peut dire quelle prend le statut dune discipline part entire dans la pdagogie de Lecoq que lon pourrait nommer la discipline du regard. On remarquera galement que la progression allant du masque neutre la construction progressive du personnage, par la cration et la pratique des mas-ques, suit un parcours dont les tapes ne sont pas interchangeables. De plus cette pdagogie sappuie sur une mise en oeuvre directe et constante des apports techni-ques et des vcus dans la cration dobjets thtraux.

    La deuxime partie du voyage, en seconde anne, soriente vers lexploration des divers territoires dramatiques du thtre : le langage des gestes, la tragdie, les bouffons, le mlodrame, la commedia dellarte, et le clown, qui, bien que dj nomms dans lhistoire du thtre, sont revisits et revivifis, la lumire des leons de lespace et du mouvement et des volutions de la vie contemporaine telle quon lobserve. On pratique une pdagogie de la revisitation des formes anciennes, loigne des formalismes et des manirismes tout autant que dune quelconque archologie du jeu thtral.

    La double dimension verticale et horizontale du voyage dexploration en pays de cration

    Une dimension plus difficile saisir de lextrieur dans la mthode Lecoq rside dans la double dimension, verticale et horizontale du voyage. Notre voyage pdagogique horizontal dans les tendues godramatiques se doubla pro-gressivement dun second voyage sur les grandes verticales : la fois llvation des niveaux de jeu et lexploration des profondeurs potiques. 21 Un peu plus loin sous le titre La qute des permanences , la rfrence ce voyage sur les grandes verticales se prcise, les permanences qui sont voques sont celles des lois du Mouvement :

    Le fonds dynamique de mon enseignement est constitu par les rapports de rythmes, despaces et de forces. Limportant est de reconnatre les lois du mouve-ment, partir du corps humain en action : quilibre, dsquilibre, opposition, al-ternance, compensation, action, raction. Autant de lois qui se trouvent dans le corps de lacteur comme dans celui du public. Le spectateur sait parfaitement sil y

  • a quilibre ou dsquilibre dans une scne. Il existe un corps collectif qui sait si un spectacle est vivant ou non. Lennui collectif est un signe du non fonctionnement organique dun spectacle. Les lois du mouvement organisent toutes les situations thtrales. Une criture est une structure en mouvement. Les thmes peuvent changer, ils appartiennent aux ides, mais les structures du jeu restent lies au mouvement et ses lois immua-bles. Les mouvements du dehors sont analogiques aux mouvements du dedans, cest le mme langage. La potique des permanences qui donne naissance une criture, voil ma grande fascination. 22

    Que tirer de la mise en perspective de ces deux textes ? 1 - Que la pdago-gie de Lecoq, bien quelle recourre systmatiquement lobservation de la vie courante, trouve cependant son fond dynamique, sa capacit de renouvellement et dadaptation, en un mot sa vitalit , dans des lois immuables. 2 Que ces lois ne sont pas des conventions mais les lois objectives du mouvement physique telles quon peut les saisir dans le corps de lacteur en mouvement. Ici sont num-res des lois strictement gymniques . celles de la marche par exemple, ou du tirer-pousser que lon trouve dans le travail formel dun mime spar du thtre auquel Lecoq aura chapp. 3 Que ces mouvements du dehors (ceux que lon observe dans le corps comme dans la nature ) induisent ceux du dedans ( lunivers des moteurs psychologiques, des tats, des passions, des sentiments.) 4 Quenfin ces Lois du Mouvement rglent aussi bien le processus dlaboration de luvre par lartiste que le jugement port par le spectateur sur luvre.

    Ltape du masque neutre : une propdeutique de la prsence ouvrant la cration.

    La pdagogie pratique chez Lecoq invite donc une vritable purification du regard du jeune comdien et de son sens de lobservation. Il sagit dun vrita-ble retour aux choses mme selon le mot dordre des phnomnologues, la recherche de ce quelles nous donnent voir et sentir dans leur spatialit et leur dynamique, en oubliant la pense que lon peut sen faire, qui est forcment par-tielle et culturelle. Il sagit de se laisser tre mu au sens propre, - ex-movere : tre sorti de soi et de ses conforts dides - nouveau par le monde, de reproduire ses mouvements, dans une priode de silence verbal mais aussi du si-lence de toutes les passions qui proviendraient de lhistoire personnelle du com-dien. Cest lenseignement que reoit le comdien du port du masque neutre qui neutralise tout discours sur les choses et mne la reconqute de la simple prsence aux choses et a ses actes. Prsence qui ignore la distance dun com-mentaire, dun jugement ou dune opinion. Curiosit et disponibilit de lenfance et dune innocence redcouverte. Cest le moment de la page blanche quil faut re-cueillir et reconqurir avant de pouvoir faire des choix de jeu personnels, qui sils ne sadossaient pas sur ce passage oblig, nexprimeraient que les aventures dune personne singulire, dune subjectivit, englue delle-mme

    Le passage par le masque neutre permet seul cette r-appropriation de soi en-dea de ses histoires. Il est clair que cette qute de lUniversel, de ce thtre sous le thtre, du geste sous le geste, reste inacheve, comme toute qute, mais elle prpare llve la pdagogie des identifications. Lecoq prcise cette relation entre le masque neutre, la prsence la dynamique des choses et la redcouverte dun dnominateur commun, dun dpt commun de ces choses auquel donne accs ce masque. Ce passage redonne au jeune comdien le pouvoir de laisser le monde simprimer dans son corps, de sabsenter de lui-mme, de manire pou-voir dans un second temps le transposer dans un imaginaire personnel mais capable de toucher lhomme en chacun. Ce passage dune conversation avec Lecoq le confirme23.

  • Partons de cette ide que pour moi il y a toujours rfrence des points fixes , des choses qui rsistent au temps, des permanences. Les problmes du jour ne mintressent gure en eux-mmes, mais un arbre qui est un Arbre a mintresse; la Verticale, lHorizontale a mintresse; un homme devant la mer a mintresse. Ce sont des choses qui sont de tous les temps. Dans le mouvement, il y a un point fixe, au-del des motions. Comment le saisir sans le calme et lconomie des mouvements dans les actions physiques du corps humain que fait natre le masque neutre ? Comment saisir la course dun cheval, celle qui ne change pas, celle qui fait courir un cheval grec comme un cheval de maintenant ? On sait bien sr que le geste absolu, unique, nexiste pas, que cest une tentation de ce que lon voudrait fixe pour toujours et qui lui-mme se transforme dans le grand mouvement de lvolution.

    Mais on est oblig de fixer certains moments des points fixes pour reconnatre justement le mouvement... Sans quoi on na pas de points dappui. Un point fixe cest un appui pour savoir quelque chose du mouvement, sans a on est perdu. Alors que lon dise le point fixe cest Dieu ou cest le sol sur lequel je marche, cest de mme nature, a procde du mme dsir. Lenseignement de lEcole est une tension, il tend enseigner ces choses l. Mais en tendant vers ce point fixe ncessaire, les lves rvlent leurs diffrences. C est en essayant dtre comme tout le monde quapparaissent les diffrences des personnes. Ce nest srement pas en disant : je recherche mon Moi, je suis Moi et il ny a que Moi... Dabord tentez dtre comme tous les autres, trouvez ce dno-minateur commun des choses, quil sagisse de lAdieu, de lEveil ou de la Marche, ensuite si cest diffrent, on le verra bien ! Dans un second temps, une fois quon les a mis sur cette route dite des permanences , on va pouvoir tendre le champ des grands Territoires du Thtre et de la Vie, cest dire des clairages sur les choses, des points de vue diffrents, qui ne sont pas daujourdhui, qui rsonnent dans le pass, qui ont t dj nomms, mais quil faut retrouver dans la dynami-que daujourdhui. Cette exploration des Territoires dramatiques de la seconde anne est importante, puisque cest l que les lves choisiront, mais ils choisiront en face dune tendue, et pas en face dun couloir. Cest essentiel dtendre, dagrandir, avant de se jeter dans une direction qui serait ncessaire et urgente. Il faut crer des urgences dans la vie des gens mais aprs avoir t en reconnais-sance. Le grand moteur du Mouvement permet dlever les niveaux de jeu, on lve alors la vie sur des niveaux de jeu. On se donne des rgles qui vont permettre de mieux inscrire la vie dans quelque chose qui est plus grand dans lespace, dans le temps, et on va trouver un langage pour tout a. Dans la cration on va fabriquer une autre vie, celle telle que lon voudrait quelle soit. Cest limaginaire personnel qui va entretenir, comme on dit entretenir un feu, cette monte la verticale. Cest aussi une qute. Et ce qui est intressant, cest que ces deux voyages dans la verticale, celui qui slance grce limaginaire et celui qui plonge dans les profondeurs du Mouve-ment se rverbrent. Cest dire que les profondeurs et les sommets, cest pareil... Tu comprends pour-quoi jai toujours bien en tte limage du sommet du Cervin qui se reflte dans le Lac en bas. Cest mystrieux. Plus tu vas au fond des choses dans leur mouvement, plus tu libres limaginaire vers le sommet. Il y a une rverbration. Cest aprs avoir parcouru ce double voyage lhorizontale et la verticale que llve pourra se placer trouver le point de vue ou le point de mire, quil retient mais il aura t fortement dplac. On ne peut tre la place de personne. Si lon voyage on trouve la sienne. Ce nest plus le simple point dun Moi ferm sur lui, ce sont des clairages, des clairages dun ailleurs qui nous dpasse. Au fond lArtiste il se dit je fais un peu comme Dieu Dieu a fait le monde son image, moi je refais le monde mon image, voil, cest simple...

  • Mais pour que a touche les autres que ce soit compris, il doit toujours tre en rfrence avec le rel. Sil ny a pas de rel dans labstraction, ou sil ny a que Moi, a na plus aucun sens.

    La lecture attentive de ce texte pose en termes trs simples lambition de la mthode Lecoq. Sagissant de former des comdiens de cration, ou des crateurs, il ne sagit ni plus ni moins que de leur donner accs, non des techniques, mais au gnie, leur gnie au del des techniques ou des talents. Nous croisons la thse kantienne : ... le gnie est la disposition inne de lesprit ( ingenium ) par laquelle la nature donne les rgles lart.24 tout le travail consiste retrouver la Nature en soi, et dans la vie . Lecoq renvoie une notion de rverbration entre le mouvement de plonge dans les lois du Mouvement de la nature et la libration de limaginaire personnel. Il faut ici faire rfrence deux sources auxquelles il reve-nait sans cesse pour nourrir son enseignement : Marcel Jousse et Gaston Bachelard.

    La rverbration du rel et lespace source dimaginaire dans la mthode Lecoq

    Lintuition centrale de Marcel Jousse25 est que ltre humain originel est l Animal mimeur comme le dfinit Aristote dans sa Potique. ( IV, 2.) Lenfant mime le monde de tout son corps, pour le comprendre avant de le parler, puis le lire, voies de connaissances qui loignent de lUnivers. Son corps est un micro-cosme qui rflchit en miroir et en cho le macrocosme de lunivers, il reoit des Mimmes des choses. Lhypothse cest que lhomme primordial dans son geste est dans une interaction o chacun tour tour se trouve en position dtre agent, agissant et agi par. Dans cette action triphase, se constitue un rythme dont le corps mimeur peut simprgner pour essentialiser le rythme dune couleur, dune transformation de la matire, dun animal, dun univers potique ou pictural. Nous sommes loin de limitation lidentique Comment mimer lapparence extrieure, la forme dune matire, dun son, dune couleur ? Il sagit de se laisser saisir par son rythme, et de lintroduire dans le mouvement et le geste. Du coup tout devient possible et la mimodynamique ne retenant que le rythme, trans-cende limitation. Lecoq donne un exemple

    Prenons la mer par exemple... Si on veut lexprimer, ce nest pas en pre-nant de leau, lidentique, quon y arrivera le mieux, parce que cest dj fait par la nature...! Cest un bateau sur leau qui exprimera la mer, parce que le bateau va prendre les rythmes de la mer et tu auras cr lillusion de la mer beaucoup mieux que la mer elle-mme. Imaginons que tu ondules, que tu fasses les gestes premiers qui viennent quand on mime la mer cest une chose. Mais si on dit aux lves : voil vous tes des barres de fer trs dures, et vous allez faire la mer avec, la contrainte oblige daller contrarier leau pour la retrouver... On sera oblig de retrouver la mer travers des rythmes entre des barres de fer, cest plus intres-sant que de faire la mer avec la mer. Cest un propos artistique plus intressant que de dire vous allez faire une identification, a va tre une transposition et pro-voquer un choc artistique. Dans cet exemple, on part des contraintes des solides pour mettre en vidence le rythme dun lment qui est liquide. Voyons aussi Van-Gogh et ses champs de bls... Quand on fait mimer le jaune aux lves avec ses rythmes qui sexpriment dans des gestes de saut et dlvation, on saperoit que le jaune de Van-Gogh est boug comme du violet ! Quand tu reois la peinture de Van-Gogh qui emploie beaucoup le jaune et que tu recherches sa dynamique dans ses champs de bl, il le bouge comme du violet, il fait quil se tord, et quil est lent. On a limpression quil a lutt avec le jaune26.

    Le rythme du corps mimeur dans lacteur, le geste intrieur de la phrase de lcrivain peuvent seuls dcouvrir les moteurs invisibles du visible.

  • Linfluence de Bachelard sur la pdagogie de lEcole est galement directe. Les moments forts des identifications aux lments, aux matires et leur trans-formation se fait en rfrence constante, bien que non dite aux rveries lmen-taires. La leon de Bachelard rejoint la volont de retour un langage des origi-nes qui passe par le corps. Limage, dans sa simplicit, na pas besoin dun sa-voir. Elle est le bien dune conscience nave. En son expression elle est jeune lan-gage. Le pote en la nouveaut de ses images, est toujours origine de langage. 27

    En cherchant les tats et les dynamiques du vent, de la terre, de lair et de leau dans son corps, llve veille en lui tout un fonds commun dimaginaire collectif. Quest-ce quune dmarche terrienne, arienne, fluide ? Une entre en coup de vent ou en tempte ? Que veut dire se planter devant quelquun ? Autant de dynamiques qui se rintroduiront dans le jeu, dans des mlanges, des cuissons, des dsagrgations... faire fondre ou bouillir damour ou de haine son parte-naire ! Champ immense dinvestigation. La matire se laisse valoriser en deux sens, dans le sens de lapprofondissement et dans le sens de lessor. Dans le sens de lapprofondissement, elle apparat comme insondable, comme un mystre, dans le sens de lessor elle apparat comme une force inpuisable, comme un miracle. Dans les deux cas, la mditation dune matire duque une imagination ouverte.28 Le comdien en formation cherchera galement les sons, les voix des lments ; la parole qui coule, la parole sans cho et dfinitive de la terre ce qui est dit est dit ! , les phrases qui senvolent... Imagination ouverte qui partant de la nature se donne dans un corps et scrit pas la suite dans la phrase ou sur lespace du plateau. Ouverture tous les choix possibles dinterprtation ou de cration de situations dramatiques.

    Les analyses sur les orientations de lespace et leur dramatique, par le biais des dynamiques quelles introduisent sont galement une des grandes sources dinspiration poursuivies par Lecoq. Dans la Rose des efforts. 29 il constate que Le mouvement vertical inscrit lhomme entre le ciel et la terre, entre znith et nadir dans un vnement tragique. La tragdie est toujours verticale : les dieux sont lOlympe. Les bouffons aussi, mais dans lautre sens : les dieux sont souter-rains. Nous nous trouvons dans les imageries dynamiques de la chute ou de llvation dont Bachelard observe pour sa part :

    (Ces images) sont autant de variations dun thme anthropologiquement fondamental. Ce sont des images qui dpassent systmatiquement les expriences, qui donnent une ralit permanente des dangers phmres. Et surtout, elles tendent dramatiser la chute, en faire un destin, un type de mort. Elles tradui-sent notre tre de chute, notre tre-devenant-dans-le devenir-de-chute. Elles nous font connatre le temps foudroyant. (...) La psychologie de la pesanteur comporte une vidente dialectique suivant que ltre se soumet aux lois de la pesanteur ou quil y rsiste.(...) Dans lordre de limaginaire, ce sont les images de la hauteur qui sont vraiment positives. Il semble quun vritable tropisme pousse ltre hu-main tenir la tte haute.(..) Plus simplement le psychisme humain se spcifie comme volont de redressement. Les poids tombent, mais nous voulons les soulever ; et quand nous ne pouvons pas les soulever, nous imaginons que nous les soule-vons. Les rveries de la volont de redressement sont parmi les plus dynamisantes ; elle animent le corps entier, des talons la nuque. (...) Contempler lunivers avec une imagination des forces de la matire, cest refaire tous les travaux dHercule, cest lutter contre toutes les forces naturelles opprimantes avec des efforts hu-mains, cest mettre le corps humain en action contre le monde.(...) Alors tout gran-dit .Le sur-homme na pas dgaux. Il est condamn vivre, sans en passer une ligne, la psychologie de lorgueil. Il est une image parmi limagerie des hros l-gendaires. Mais quel bien-tre que cette vie nergique dans les images ! (...) ima-giner lyriquement un effort, donner un effort imaginaire les splendides images lgendaires, cest vraiment tonifier ltre entier, sans encourir la partialit muscu-laire des exercices de la gymnastique usuelle.(...) On naura tout le prix de telles

  • images de la verticalit que si on les reoit dans leur dynamisme. Une tour, une muraille ne sont pas seulement des lignes verticales, elles nous provoquent une lutte de verticalit.(...) Dune manire gnrale, si lon pouvait recueillir les ima-ges dynamiques spcifies par des muscles, on aurait des moyens de constituer en regard de lhomme musculaire, du microcosme musculaire, le monde musculaire, le cosmos musculaire. Certains spectacles de lunivers nous mettent, si lon ose dire, en situation dynamique.(...) Ainsi la participation dynamique la vie univer-selle en nous et hors de nous, nous donne non seulement devant la nature mais devant les phnomnes de lhomme, les lments dune mythologie naissante, dune mythologie quotidienne qui voudrait encore servir , en dehors de toute pen-se pdante, comme une force cratrice de mtaphores essentielles30.

    Texte tonnant auquel Lecoq se rfrait et qui donne limaginaire de lespace une dimension dynamique, une incorporation physique qui induit une approche directe de lunivers tragique et de son mystre. Ici encore une analogie et une rverbration entre le macrocosme de lUnivers, le microcosme musculaire et ses retentissements psychologiques. De la gymnastique de leffort et du pousser en verticale au tragique de lhrosme ! Le vcu du corps en mouvement dans le grand espace de la verticale. Rencontre troublante entre lanthropologue du geste, le ph-nomnologue de limagination matrielle et le pdagogue de thtre ouvert qui va chercher hors du thtre ce qui peut tre lorigine du thtre. Le mouvement et limaginaire luvre dans le corps du comdien, semblent la face et lenvers dune mme pice, se renvoyant des chos et des rgnrations infinies, constituant un langage originel source de tous les langages.

    Le corps de lacteur, tmoin et source du voyage en cration

    Le corps mis en mouvement et faisant jouer lespace nest plus du tout un instrument, un outil dexpression dune passion ou dun tat qui lui seraient pr-existants. Il est au contraire ce qui met en ltat, il rvle au comdien ce quil na sans doute jamais vcu et ne vivra jamais, ou ce quil vit dans un systme plus troit, cod et convenu. Cest ainsi que le jeu va se construire partir de lexploration, et de gammes faites partir de constats dont la formulation crite semble dune simplicit dconcertante : Lorgueil monte, la jalousie oblique, se cache, la honte sabaisse, la vanit tourne.31

    On a souvent oppos la mthode Lecoq comme une approche de linterprtation qui va de lextrieur vers lintrieur, la mthode Stanislavski dont on retient, - dans une approche rductrice, sensible ce quelle deviendra lActors Studio - quelle se fonderait sur lexpressivit partir dun travail sur la mmoire affective personnelle du comdien. De l une opposition caricaturale en-tre un thtre du geste, anti-psychologique tendant vers une esthtique du choc et un certain formalisme, et de lautre un thtre psychologique ou le comdien de cration se nourrirait de lui-mme. Cest oublier le nombre dcritures thtrales, littraires, chorgraphiques, profondment personnelles nes au sein de lEcole, qui se nourrissent de lmotion et la suscitent. Sans doute serait-il plus clairant de poser que dans la mthode Lecoq la voie passe par une plonge dans lUniversel qui rvlera les singularits, tandis que lautre voie consiste approfondir la subjectivit pour rejoindre lUniversel.

    Revenant sur la formation du comdien de cration Thomas Prattki fait re-marquer que la voie qui passe par le mouvement et lespace met disposition du jeune comdien une exprience et une mmoire que lexistence ne lui a sans doute pas encore fournie.

    Si on demande un jeune acteur de jouer la jalousie, que puis-je faire avec une approche psychologique ? Tenter de trouver un appui dans une mmoire per-sonnelle, or 22 ans je risque de ne pas trouver cet appui, ce vcu. Alors comment

  • faire ? Lecoq dit prends un lment comme le feu, entre dans le phnomne du feu, avec ton corps, si physiquement tu entres dedans, alors un moment donn il y a un mystre qui opre, le mouvement du feu touche la jalousie, provoque une mo-tion. Ou alors on place la jalousie dans lespace. Par exemple on prend un grand carr, on place un couple au centre de ce carr, puis une troisime personne qui sera jalouse. La question que lon se pose sera : o le Jaloux va-t-il se placer dans lespace pour quil ressente et nous aussi la jalousie ? Va-t-il se placer dans un coin ? Va-t-il se placer proche ou loin deux ? Va-t-il se placer aux limites de lespace ? Est-ce que dans lespace de son corps, il va regarder avec le corps en-tier, frontalement ou avec le regard et le corps dans une autre direction ? Cest presque scientifique de constater que le spectateur selon le placement le reconnat jaloux, sans que lacteur nait rechercher la mmoire de la jalousie lintrieur de lui, et sans doute laura-t-il prouve en testant des placements dans lespace32.

    La forme extrieure nest plus ici dvitalise mais elle donne vivre, elle ouvre lpreuve du sentiment.

    Le refus des formalismes comme condition de la cra-tion

    Lecoq dans llaboration progressive de sa mthode fut conscient des ris-ques de drives formelles . Dire Cest bien fait, cest beau face au travail dun lve ntait pas pour lui un compliment, loin de l. Cest que l manquait le sens. Faisant un jour de 1948 une dmonstration de la fameuse marche sur place invente par Decroux et Barrault, Agostino Cantarello lui lance Che bel-lo ! che bello ! ma dove va ? (Cest beau ! Cest beau ! Mais o vas-tu ? 33) Anecdote savoureuse, qui chez Lecoq reprsente labandon du mime pour le mime, et la prise de conscience des dangers du formalisme. Au thtre, accomplir un mouvement nest jamais un acte mcanique, ce doit tre un geste justifi. Il peut ltre soit par une indication, soit par une action, soit par un vnement intrieur. Je lve un bras pour indiquer un espace ou un lieu, pour prendre un objet sur une ta-gre, ou encore parce que je ressens en moi quelque chose qui me pousse le lever. Lindication, laction, ltat sont les trois manires de justifier un mouvement.34

    Ce refus de lart pour lart, de la forme spare du sens et de lesthtisme spar de la vie on le trouve chez Lecoq dans son refus catgorique de lesthtisme inaugur par Decroux. Bien quil admirt le parcours idal de lhomme, sa voie lui semblait sans issue en ce qui concerne un thtre de cration.

    Jai beaucoup dadmiration pour Decroux. Mais ds la premire fois o je lai vu, jai compris que je nallais pas tre son lve. Jtais au premier rang et quand il faisait lusine, on lentendait souffler comme une usine. Il faisait un arbre et puis une usine Eh bien il avait mis lusine dans larbre et du coup il ny avait plus darbre ! Non il faut quand mme faire une diffrence entre ce qui est technique et ce qui devient mcanique, quand on voit le mcanique, on se demande quoi sert la technique. a ne sert plus rien. Decroux cest un cubique tandis que Mar-ceau cest une liane, il ondule. Decroux, faisait du Rodin, mais en coupant la tte et en tant les bras ! Travaillant au Picolo je mtais un jour fait remplacer par Decroux pour quil prsente une dmonstration sur le menuisier . A mon retour Decroux stait fait construire une pyramide pour faire son menuisier au sommet. Je lui ai demand pourquoi. Parce que tu comprends, l haut cest pur, et puis on est seul ! Pour moi il faut aussi savoir redescendre dans le brun , sans quoi on reste bien seulMais Decroux tait comme cela. 35

  • Ce refus de la tentation de la puret et de lisolement dans une forme est caractristique de ltat desprit de lEcole. A cet gard la formation humaine nest pas sparable de la formation du comdien, et on ne peut faire lconomie dune dimension thique de lenseignement. Posant Lecoq la question : sil fallait rete-nir un geste dont la leon rsume le parcours humain que suivrait un comdien de cration, il rsume.

    On pourrait, sans doute rsumer la trajectoire au pousser/tirer. Je suis pouss / je pousse / je me pousse et je suis tir/je tire/je me tire cest sans doute un grand rsum. Il y a un premier temps je suis agi, mais ce nest quune gesti-culation, car je suis immobile lintrieur. La rpression, lducation par ce qui est uniquement verbal et les conventions nous ont fig. Nous ne sommes plus ces enfants qui jouent le monde en le mimant. Le deuxime temps : jagis ! Il y a comme une ex-plosion , une ex-positon , cela part vers lex-trieur 36, je suis en lutte. Il a fallu passer par lobservation pour en arriver et ce nest qu partir de l que je suis et que jagis sur un espace extrieur. Jexerce une action sur autre chose que moi, il y a autre chose que moi Je tire ou je pousse quelque chose ou quelquun. Et puis enfin, troisime temps : je magis. Je me tire ou je me pousse. Ce nest plus un espace extrieur qui est lorigine du geste mais le mo-teur se trouve dans lespace intrieur du comdien, il la recueilli et donc il peut le proposer.37

    Une pdagogie de l exposition , du risque rgl et de lurgence

    Une des caractristiques de la pdagogie de lEcole est la mise en danger perptuelle des comdiens. Bernie Schurch se rappelle.

    Chez Lecoq on se trouve dans un vritable laboratoire. Impossible de co-pier quoi que ce soit, on a limpression quil faut tout rinventer partir de soi

  • mme, mme dans les domaines comme la commedia dellarte o il y a quand mme une histoire. Cest un esprit de provocation continuelle linvention, et ltudiant est toujours mis en crise. Pour ne pas quitter cette cole il faut se faire une philosophie, apprendre attendre de soi, sautoriser les erreurs pour se trou-ver. Mais en mme temps cette cole cest une vraie berceuse parce que tout le monde se mettait en danger mme les professeurs et que tout cela se passait en priv, entre quatre murs.38

    Cette pdagogie du risque, volontairement revendique, transparat dans lorganisation de lEcole et dans son style denseignement. Les grandes leons , telles lanalyse des 7 niveaux de tensions dans la dmarche, lquilibre du plateau ou les 9 attitudes39 sont des rfrents fixs, mais lessentiel des cours est une mise en jeu directe partir de thmes donns tel que lExode. Cest lobservation de la cration en improvisation qui constitue le matriau sur lequel sexerce la rflexion critique qui permet de dgager les grandes lois du thtre. Chaque cours est une vritable organisation de lurgence du jeu, et chaque semaine sachevant par la prsentation du travail collectif de lauto-cours, sorganise autour de cette urgence de la cration collective. Il va de soi que le travail des tudiants dborde largement les horaires denseignement.

    Cette logique du faire et du passage lacte perptuel cre une sorte dhabitus de la cration chez ltudiant Lecoquien. Une manire de crer ga-lement particulire qui fait plus confiance lintelligence de linstinct dans le jeu qu la rflexion qui prcde le jeu. Un des matres mots de lEcole cest quil ny a pas de bonnes ou mauvaises ides dramaturgiques, cest le plateau qui dcide de ce qui tient ou ne tient pas. De cette pratique constante de limprovisation collective de cration provient que nombre de comdiens issus de lEcole forment des troupes plutt que de poursuivre des carrires individuelles.

    Des dcouvertes aux constats collectifs

    Un enseignement de la cration ne saurait tre autre chose quun ensei-gnement en cration. Il existe donc un style denseignement, de pdagogie de la dcouverte en commun, o lenseignant dcouvre en mme temps que ltudiant ce quil enseigne. Lecoq, tout comme ses enseignants, sont la fois matres et pre-miers tmoins dun processus de cration quils mettent en route mais qui brutale-ment dpasse ce qui est prvu et ouvre sur limprvisible. De mme, lors des cours, les tudiants nont pas le droit de prendre de notes, car ce qui nest pas retenu ne sera daucun usage, et si cest compris cest retenu. Par contre les enseignants tout comme Lecoq de son vivant, ne cessent de prendre des notes Cette gestion de limprvisible, qui sappuie sur une prparation scrupuleuse, fait que lenseignement nest pas un processus de simple transmission dun savoir, mais un espace dtonnement et de dcouverte en commun. Cest une des raisons pour les-quelles dans lesprit de lEcole on ne va pas suivre un cours, mais comme le rp-tait Lecoq on entre en leon, un peu comme on entre dans un mystre.

    Entrer en leon cest trs important Cest entrer dans quelque chose que lon ignore encore, dans lmotion dun rapport avec les autres qui permet de comprendre beaucoup mieux quon ne saurait le faire seul. Au dpart bien sr, on sait ce que lon veut dire aux gens, mais ce nest pas ce qui sera dit finalement. La transcendance du rapport avec les lves fait dcouvrir des choses importantes. Il y a une lvation de part et dautre. Lenseignement du thtre ne peut se r-duire la communication dun savoir en terme dmetteur-rcepteur, de donner et de recevoir Une vraie communication ne passe pas par lhorizontale, elle passe par un ailleurs . Cest trs important de choisir et de projeter ce point et ce nest pas le professeur seul qui agit mais lensemble du groupe. Pour parvenir cette tension, cette orientation, il faut que le professeur suscite un tat de curiosit qui seul permet de dcouvrir quelque chose que ni llve ni le profes-

  • seur ne connaissaient encore. Cest ce moment que commence la grande trans-mission orale et la Leon proprement dite. On parle trop souvent de trans-mission des savoirs. On peut transmettre lidentique un savoir achev, comme un cours de mcanique par exemple. Dans une leon de thtre cest autre chose qui se dcouvre. Jaime quand les scientifiques sont la frontire de leur ignorance et en tat de dcouverte. Cest quand ils se postent sur cette ligne, partir de laquelle ils ignorent quils sont capables de posie et de cration au sens profond quils sont intressants. Ils vont vers cet ailleurs qui se donne dans la leon. Quand ils savent, cest moins intressant.40

    Cette dimension du risque et de la rectification des erreurs qui constitue un des fondements de la pdagogie de lEcole fait que les crations des tudiants ny sont pas juges selon les critres dune esthtique particulire, mais par un recours lassentiment du public prsent. On ne saurait en effet parler dun style ou dune emprunte Lecoq qui runisse les crateurs qui sont passs par lEcole. Le seul point commun est sans doute une certaine conception dun thtre populaire au sens pro-fond, cest--dire capable de toucher le public le plus large quelque soit sa culture de rfrence. Le recrutement international de lEcole est bien videmment une des raisons de cette orientation. Chaque tudiant arrive lEcole avec sa formation et sa culture thtrale et il sagit de dcouvrir un thtre de cration qui touche chacun au-del des particularismes et des esthtiques existantes. Ce travail de rectification et dessentialisation se fait par un recours constant une pratique du constat collectif sur les productions hebdomadaires. Cest ce collectif qui est amen juger et non les enseignants au nom de leurs prfrences. Chaque production thtrale est examine en fonction de sa cohrence interne, de sa vitalit, de son caractre orga-nique, et de lmotion quelle fait ressentir. LEcole constitue donc elle mme son propre public dont le jugement est en gnral pris en compte.

    Une des caractristiques de lEcole est de partir de la conviction que linstinct et non la culture du public est intelligent.

    Il ne sagit pas de se dire je fais la manire de... tel ou tel genre ou esth-tique. Les rgles du jeu sont dans le jeu lui-mme. Cest le jeu qui produit ses pro-pres rgles et ses exigences. Cest comme en peinture la touche de trop ou celle qui manque qui fait que le tableau est mauvais ou inachev. Le thtre cest comme en peinture, un moment cest le tableau qui veut, pas le peintre ! Cest pourquoi lEcole on en revient toujours aux regards et aux constats. On fait un constat, sur lorganisation du spectacle vivant qui est prsent. Il ne sagit pas de faire une critique en disant : il faudrait faire comme ci ou comme a, de telle manire ... Lattitude du constat est bien plus forte que lattitude critique. Et comment on constate, qui constate ? Bien sr jai des choix prfrentiels, personnels, mais ce qui importe cest avant tout le constat que lon fait ensemble , face une cra-tion vivante, comme on le fait en face de la vie comme elle est. On se trouve tous habits par les mmes lois du mouvement qui animent et la vie et les oeuvres de lart. On se demande par exemple : est-ce que le plateau est en quilibre ? Il y a une loi qui me dit, par exemple, trop despace gauche, tout bascule... Nous aspi-rons tous une sensation de contentement, celle de se trouver en face dun qui-libre, et cest simplement la mise en espace, en rythme et en forces qui est au fond de toute chose, que nous apprcions. Cela na rien avoir avec des ides. Les rgles du jeu, ce sont les rgles du mouvement et du Mouvement avec un grand M . Cest dexaminer si cest trop long, trop court, si a ne monte pas, si a ne descend pas, si a manque de forces, sil y a un trou, sil y a plusieurs fins. Le pdagogue le constate, mais le public lui aussi le constate soit en sennuyant poliment soit en quittant la salle ! 41

    Ltape finale du clown un viatique pour les crateurs

  • Ce nest pas par hasard que la fin du parcours de formation dans cette Ecole qui pratique la prise de risque et lexposition perptuelles, sachve par une priode o les tudiants seront amens la dcouverte de leur propre clown. Cette dernire tape du travail que le comdien effectue sur lui-mme consistant trans-former ses propres faiblesses en force, ne plus jouer de rle ou de personnage, mais jouer de soi, directement sur le public, en nudit dintentions, reprsente une forme de viatique donn au futur crateur pour aborder sa vie professionnelle.

    Ltudiant invit revenir un dnominateur commun par le passage au masque neutre, invit jouer lautre que lui dans tout le travail de construction du personnage et dapprentissage des contraintes cratrices du jeu, se trouve convoqu faire lexprience de la libert et de lauthenticit et offrir ses bides au pu-blic. Cette dernire tape du voyage pdagogique, qui au fil des annes a pris une importance quelle navait pas, reprsente une dcouverte : on ne joue pas avec ce que lon sait, mais on joue avec ce que lon est. Dcouverte galement de la dimen-sion drisoire et idale de la condition humaine en soi-mme et reconnue par tous dans le rire.

    Cette dernire tape, mme si les lves ne poursuivent pas les voies du clown, est celle o le crateur prend la mesure relle des enjeux de sa cration qui est celle de la mise en prsence relle de lhumain face lhumain plutt quun exploit solitaire. Andr Riot-Sarcey42 analyse ces enjeux :

    LEcole se termine par une pirouette qui est le clown. Et cette fin a du sens. Linstinct avait guid Lecoq, car toutes les rgles et tous les codes, - les tem-pos, le rythme, le dcoupage et lanalyse du mouvement, le jeu masqu, - dispa-raissent avec le clown ! Plus de rgles, ni de codes, uniquement soi et son instinct. Dun seul coup lacteur qui observe et transpose la vie sous forme de jeu, se porte lui-mme. Il nobserve plus le monde cest le monde qui lobserve, cest le public qui observe et qui demande : qui tu es toi ? Avec le clown il ny avait rien com-prendre, il ny avait qu tre, avec la justesse et la difficult dtre et de son ac-ceptation. Il me semble que tout le travail de Lecoq cest le rejeu de la vie, mais ds que tu enlves le masque tu ne vois que la mort, la certitude que lhomme est phmre, et cest la leon du clown. Dun seul coup on dit aux lves : bas les masques, soyez faibles, soyez ce que vous tes. LEcole qui commence avec la nais-sance du masque neutre sachve par ltat de naissance du clown. Le clown rin-vente tout, il se dit avec tonnement : je peux parler, je peux manger, je peux cou-rir, je peux essayer faire des exploits, de la musique, de lacrobatie. Cest un ter-nel tre en train de natre, et il ne devient jamais rien, il reste fragile, et cest la raison pour laquelle il intresse tout le monde et dclenche un rire de solidarit humaine. LEcole aime cet acteur humain, la fois fragile, qui boite un moment donn, mais qui brusquement par un geste collectif, proche des dieux, par un saut magnifique, par une image fabuleuse, clame le monde ou le traduit, et reste cepen-dant drisoire dans sa grandeur. Cest la leon du clown.

    Le texte crit ouverture et/ou fermeture dans la formation ?

    Lorientation dlibre vers un thtre de cration pose bien videmment le problme du rapport au texte de thtre crit et existant dans la pdagogie de lEcole. Le tmoignage dAlain Mollot43, est clairant cet gard.

    Lorsque je suis arriv, Lecoq ma dit que les lves taient rompus limprovisation, mais quil fallait compenser un manque et que nous avions besoin de nous appuyer sur le texte. Nous avons donc travaill en deuxime anne sur Molire, Ruzzante, Shakespeare, Claudel, etc. Cinq ans plus tard il me convoque et me dit que lEcole ce ntait pas le texte et que ce travail sur des scnes ctait ce quil refusait dans une cole de cration thtrale. Jtais abasourdi, mais trois ans plus tard,en prparant lann,e changement de cap : il fallait du texte !

  • Lanecdote est significative de lambigut entre un respect rel et profond du texte de thtre crit tel quil existe et son rejet violent, dans la conception de la forma-tion de Lecoq. Dailleurs hormis les grands textes collectifs de la tragdie, jamais les lves ne prsentaient en public une scne travaille en cours. Mieux valait une scne maladroite, mais fabrique par llve, quune scne adroite emprunte au patrimoine. Lide de fuir le patrimoine ntait jamais exprime, mais nous rece-vions dune manire tout aussi tacite la mission de crer. Il fallait avoir linsolence, laudace de crer son propre thtre, cest ce qui nous tait demand au quotidien. La mthode Lecoq cest mon sens un gnial dmontage analytique du thtre et du vivant : analyser la marche, le mouvement, lespace, la situation, lenjeu, le climat, les tensions, la mcanique des grands styles. Jose dire que, quand on sort de cette Ecole on nest pas tent de crer, on est programm pour crer.

    Ce constat, loin de dsigner une limite, met en vidence une spcificit. A de rares exception prs, les crateurs issus de lEcole Lecoq ne frquentent pas le rpertoire. Sils le font, cest en lui infligeant un traitement qui cherche plus la vie travers le texte, quil ne sert la vie du texte. Position qui, en donnant toutes les liberts, (cer-tains diront ouvrant la voie toutes les trahisons,) amne transformer les habitu-des de lecture et de rception convenues des textes dj crits. La revisitation de Shakespeare par le Footsbarn Travelling Theatre pour ne prendre quun exem-ple, prend-t-elle le texte comme prtexte ou va-t-elle au cur du texte ?

    Poser la question en ces termes revient parfois sacraliser implicitement le texte, et peut tendre condamner linterprte et le metteur en scne reconstituer des formes anciennes, en offrant au public les plaisirs du dpaysement exotique, voire des satisfactions lies des sentiments dappartenance culturelle. Sur ce point il semble quil existe une conception lecoquienne des attentes du spectateur, et de ce quon doit lui livrer, qui se forge ds lEcole. Sans doute faudrait-il la chercher du ct dune conception dun spectateur-auteur , fortement sollicit dans son imaginaire entrer dans le vif du spectacle, et dune certaine manire sy mettre pour le faire vivre. Le thtre de cration que Lecoq appelait de tous ses vux, et auquel son Ecole tente de former, sadresserait ainsi un public port vers les spec-tacles qui sachvent dans limaginaire du spectateur. Une des phrases qui revenait constamment dans les critiques de Lecoq lors des prsentations des rsultats des auto-cours nous porte le croire : Tu as tout dit, tout est dit, il ny a plus de jeu tu ne laisses plus rien au spectateur ! cest pour a que ce nest pas bon. Sans doute est-ce l le rve dun thtre de cration allant la rencontre dun public populaire, mais cratif, cherchant dans la rencontre loccasion dune rgnration, plus que les satisfactions dune consommation culturelle. Sans doute faut-il saisir dans cette Ecole qui se prsente comme une Ecole qui fait dcouvrir aux tudiants leur propre thtre, encore venir, un voyage dune extraordinaire rigueur et richesse, mais qui sachve par une thique de linachvement. Les projets germent dans lEcole, mais sachvent dans les solitudes. Sur la dernire de couverture dun petit fascicule quil avait remis ses invits lors du 40me anniversaire de lEcole, Lecoq avait tenu placer lune de ces petites phrases leons quil appelait ses fulgurances. 44

    La brume laisse limagination le soin de terminer limage

  • 1 Article paru avec quelques coupures dans Les nouvelles formations de linterprte

    CNRS d. Arts du Spectacle, 2004

    2 LEcole Internationale de Thtre Jacques Lecoq, 57 rue du Fg St Denis, 75.010 Paris est dirige

    par Fay Lecoq, La coordination pdagogique est assure par Thomas Prattki.

    3 Carnet de bord dun voyage au Central . Le Central est le nom de lancienne salle de sport qui

    abrite lEcole Lecoq depuis 1976 (tapuscrit indit 1995)

    4 Le Corps potique, Un enseignement de la cration thtrale, de Jacques Lecoq en collaboration

    avec Jean-Gabriel Carasso et Jean-Claude Lallias, Anrat Thtre Education, (Actes Sud-Papiers, Paris 1997.)

    5 Plaquette de prsentation de lEcole 2000/2001 p 3.

    6 In Ecrits sur le thtre, I, LEcole, Paris P.O.L. 1994, pp 76. On trouvera dans cet ouvrage le journal

    de cours, Ecole Jacques Lecoq tenu par Vitez, ( pp 35 58 ) ainsi que les notes prises chez Jacques Lecoq lors dune prparation danne entre enseignants ( Annexes, p 245 ) Il y aurait toute une tude mener sur linfluence des annes Lecoq de Vitez sur ses conceptions de la formation la cration, et ses textes thoriques.

    7 Norman Taylor aura enseign lanalyse du mouvement lEcole pendant 18 ans. ( Entretien avec

    C.Merlant. Tapuscrit indit 1998 )

    8 Voyage au Central , Annexes ( Tapuscrit indit C. Merlant 1995 )

    9 Le Corps potique pp. 81

    10 Nous conservons certains de ces nologismes facilement comprhensibles qui, stant crs

    lEcole au fil du temps, ont fini par former un langage commun et rsument des choix esthtiques.

    11 Thomas Prattki, entretien avec C.Merlant ( Tapuscrit indit dcembre 2000 )

    12 Jean-Gabriel Carasso dans son intervention Quelles formation pour quels thtres ? Lors des

    Controverses dAvignon de 1999 marque bien ce rle central du mouvement dans la dmarche de Lecoq en se livrant lexercice prilleux mais instructif du rsum : Jacques Lecoq () na cess de proposer une dmarche originale que je rsumerai par la formule suivante : mettre en relation la plus forte singularit de llve avec les lois les plus universelles de la vie et du mouvement ! ( dtion lectronique de cette intervention de juillet 1999 sur le site internet lafri-che.org/manifeste/1999/Controverses 99.)

    13 Voyage au Central (Tapuscrit indit C. Me 95)

  • 14 Voyage au Central (Tapuscrit indit C. Merlant )

    15 Les groupes des auto-cours se constituent spontanment, et varient de semaine en semaine. Lobjet

    dramatique prsent excde rarement dix minutes et la commande est volontairement donne sous une forme lapidaire pour laisser libre cours toute interprtation. Par exemple : un lieu, un vne-ment , lhomme ou la femme invisible , lexode sous masque neutre ou le combat des mati-res .

    16 Voyage au Central ( Tapuscrit indit C.Merlant) Ces notes concernent la progression de lanne 94-

    95. Elles nont pour intrt que de faire saisir de la coulisse les tapes temporelles du Voyage tel quil est prsent le premier jour aux lves, dans ce style oral qui conserve encore llan du par-cours. Sur le contenu on trouvera plus amples prcisions dans le Corps Potique de Jacques Lecoq. Une tude descriptive et solide des contenus de Catherine Skansberg est parue dans les Voies de la Cration Thtrale, la formation du comdien, IX, Editions du CNRS, Paris 81, pp 81-91. Un compte-rendu trs suggestif du Corps potique par Morgane Bourhis est paru dans Registres/4 Revue dEtudes Thtrales, Presse de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 99, PP 21-32. Une des rfrences de base o se trouvent dcrites les tapes de la pdagogie de Lecoq sont les articles quil a sign, dans Le Thtre du geste, mimes et acteurs, sous la direction de J. Lecoq, Bordas, Paris 87, ( Epuis)

    17 Lusage de ce nologisme se justifie par le sens du mot mime qui renvoie gnralement lide

    dune reproduction lidentique dun geste observable. Sagissant dexprimer lunivers dun peintre, dun pote ou la dynamique dune couleur, le concept mimage permet doprer la distinction. Sur la dynamique des couleurs et dune manire plus gnrale les recherches sur la synesthsie et lusage que lon peut en faire dans la formation dun comdien de cration, une des sources qui ont stimul les recherches de Lecoq est chercher dans lEcole du Bauhaus de Weimar. Sa connaissance des crits de Johannes Itten, de Paul Klee et de Kandinsky ntaient pas de seconde main.

    18 Ce travail technique dune extrme prcision consiste dcomposer le geste, par exemple sauter un

    mur, en attitudes physiques qui senchanent en mouvements pour former des phrases. Celle du mur comporte par exemple 59 attitudes. Ce travail technique demande une vritable ascse aux tudiants, et se coordonne avec un travail respiratoire rigoureux. Mais il va de soi que tout ce travail technique na de sens que dans sa justification dramatique. Pour rsumer on pourrait suggrer quune fois que ltudiant sait comment sauter un mur, cela na de sens que si cela lui permet de faire mieux pas-ser le pourquoi il le saute, pour chapper un danger ou conqurir un territoire.

    19 Cest ainsi quun orgueilleux peut aussi tre timide ou peureux et cest dans cette contradiction que

    le personnage peut trouver une dimension dhumanit qui dpasse la caricature.

    20 Voyage au Central (Tapuscrit indit C. Merlant )

    21 Le Corps potique pp 25

    22 Le Corps potique pp 32-33

    23 Conversations avec Lecoq, pques 98. Certains extraits de ces conversations sont parus dans la

    revue Cassandre, n23 et 24, 1998,

    24 Emmanuel Kant, Critique du jugement, ( Paris, Librairie philosophique J.Vrin,1951,p 127 46

    Les Beaux arts sont les arts du gnie )

    25 Marcel Jousse (1886-1961) fonde lAnthropologie du Geste. Ses uvres, recueil de notes de cours

    ont t rdites dans la collection Voies ouvertes, LAntropologie du geste, La manducation de la parole, Le parlant, la parole et le souffle, ( Gallimard, Paris 1978.) Lecoq naura pas rencontr Jousse personnellement, mais louverture ses textes et sa pense sapprofondira dans des rencontres avec Gabrielle Baron secrtaire de Jousse.

    26 Conversation avec Lecoq, (Tapuscrit C. Merlant 1998)

    27 Gaston Bachelard, La potique de lespace, ( Paris, PUF, 1974,p4)

    28 Gaston Bachelard, Leau et les rves, ( Paris, Librairie Jos Corti, 1942 pp.1-2)

    29 Le corps Potique pp 92-93

    Bachelard, La psychologie de la pesanteur, in La terre et les rveries de la volont, (Paris, Librairie Jos Corti, 1947, pp 356-357)

    31 Le thtre du geste, ( Paris, Bordas, Paris 1987, p 20)

  • 32 Conversation avec Thomas Prattki (Tapuscrit indit C. Merlant nov.2000)

    33 Le thtre du geste , p 109

    34 Le corps potique p 77

    35 Conversations avec Lecoq, (Tapuscrit C.Merlant, Pques 98)

    36 Nous conservons linsistance sur le prfixe que marquait Lecoq

    37 Conversation avec Lecoq (Tapuscrit nov. 96)

    38 Bernie Schurch, ancien lve de lEcole et fondateur de la troupe des Mummenschanz (Tapuscrit

    oct. 98 )

    39 On se reportera au Corps potique pp 89, 141, et au Thtre du geste, p 103

    40 Conversation avec Lecoq (Tapuscrit pques 98)

    41 Conversation avec Lecoq (Tapuscrit pques 98) De larges extraits de cette conversation ont t

    publis dans la revue Cassandre sous le titre Les leons du mouvement (Paris, Cassandre, mai 1998)

    42 Fondateur de la Compagnie des Nouveaux Nez, ancien lve de lEcole, il enseignera le clown

    LEcole Nationale du Cirque de Chlons, et enseignera lEcole en 98-99

    43 Metteur en scne et fondateur du Thtre de la Jacquerie, Alain Mollot a t professeur de jeu

    lEcole de 1987 1999.

    44 Jacques Lecoq, Lettre mes lves (Paris, Dcembre 1996)