Karn tome 1

Éditions Asgard est propriété de Lokomodo

Collection Reflets d’AilleursSous la direction de Thomas Riquet

Copyright © SARL Lokomodo 2011Tous droits réservés

© Asgard 2011

Relecture / Correction : Hélène DestremIllustration de couverture : Alödâh

Mise en page : Thomas Riquet

ISBN : 978-2-919140-47-3Dépot légal : janvier 2011

SARL Lokomodo4 impasse du Nord - 78510 Triel-sur-Seine

Courriel : contact@editions-asgard.comSite internet : http://www.editions-asgard.com

Merci à Manu, Christophe, Pej, Eric et Rémi pour leurs avis éclairés et leur soutien.

Nereliath

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Chapitre I

T u n’es qu’un crétin, Karn !

L’homme qui venait de parler écarta un gros rat au pelage noir d’un coup de botte fourrée, tout en dégainant une lame épaisse à la garde presque inexistante. Sous sa tignasse hirsute, ses yeux bleus brillaient d’exaspération. Face à lui, le grand Luxian haussa ses épaules massives d’un air maussade.

Une soudaine embardée les projeta parmi les tonneaux de vivres qui jonchaient la cale. Haraldr jura par les noms d’une demi-douzaine de dieux tandis que Karn se contentait d’un grognement. Au-dessus de leurs têtes, la fureur de la tempête s’accompagnait désormais des chocs et des cris d’un combat acharné.

Les deux brigands en fuite se relevèrent péniblement, maculés de l’eau qui suintait à travers la coque et emplissait le fond du petit navire. Karn se jucha sur un tonneau de vin et bondit. Il s’agrippa du bout des doigts à l’une des poutres et faillit glisser comme le bateau tanguait de plus belle. Imprimant un mouvement de balancier à son corps, il projeta ses jambes vers le haut tout en tirant sur ses bras. Ses talons percutèrent la trappe de la cale et le panneau de bois vola dans les airs, ouvrant la voie à un vent froid accompagné de trombes d’eau qui s’engouffrèrent dans leur refuge.

Lâchant un dernier « imbécile ! » à l’adresse du Luxian, Haraldr empoigna les barreaux de l’échelle qui menait

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au pont et la gravit, épée au poing. Celui que – dans des circonstances révolues – il avait respecté et estimé, lui emboîta le pas.

Un éclair salua leur irruption sur le pont, révélant des mâts aux vergues brisées par la tempête, voiles et cordages volant en tous sens sous les assauts du vent. Un coup de tonnerre assourdissant claqua alors qu’ils découvraient les cadavres rougis qui couvraient l’embelle et, au-dessus, les hommes qui se battaient torses contre torses en les piétinant de leurs pieds nus.

Karn et Haraldr n’eurent pas le temps de comprendre qui se battait contre qui dans la cohue : la masse sombre d’une énorme vague vint percuter le navire de plein flanc. Le pont se déroba sous leurs pieds et ils basculèrent, roulant pêle-mêle au milieu des cadavres et des survivants.

Comme il se relevait à nouveau, Karn croisa le regard à la fois étonné et soupçonneux d’un grand gaillard à la barbe blonde soigneusement taillée. La lame courbe qu’il portait se dressa vers la gorge du Luxian et il hurla pour dominer le chahut des rafales :

— Qui diable êtes-vous, tous les deux ? Haraldr avait communiqué sa colère à Karn, qui rétorqua

tout en écartant le sabre d’un coup sec de son épée :— Nous sommes montés sur ton rafiot pourri à Broheim !

Désigne-nous ceux qui vous attaquent et nous défendrons ce qui reste de ton navire !

L’homme détailla rapidement les carrures solides et les épées menaçantes des deux clandestins. Il n’hésita pas longtemps avant de répondre :

— Ce sont les chacals aux cheveux rouges de Krinstgard ! Aidez-nous à les combattre et je…

Le marin ne finit jamais sa phrase. Il tressaillit alors qu’une pointe maculée de sang émergeait de sa trachée, prolongeant la flèche qui venait de perforer sa nuque. Karn repoussa d’un coup de pied le corps sans vie qui s’affaissait mollement, et chargea les pirates rassemblés de l’autre côté du pont. Haraldr et les autres membres de l’équipage lui

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emboîtèrent le pas et hurlèrent à sa suite. Les deux lignes de combattants s’entrechoquèrent au niveau des grands mâts, sous les voiles déchirées et pendantes, alors qu’un nouvel éclair venait illuminer la scène.

Les pirates, des Tahirites aux chevelures de feu cousues de perles, se battaient avec de courtes haches aux manches courbes et des poignards effilés. À l’impact, des crânes furent fendus jusqu’au nez et des entrailles répandues sur le pont déjà visqueux du navire. Karn bloqua une hache dans la garde de son épée et emprisonna le poignet opposé de sa main libre. Il lutta un instant avec le pirate puis mit fin au duel d’un puissant coup de tête. Le nez céda avec un craquement sinistre et son adversaire s’affala sur les cadavres étalés ici et là. Karn dégagea son arme et l’envoya à la volée sur un homme auquel il manquait déjà une oreille. Un bras vola, sectionné au niveau de l’épaule, et un jet de sang artériel se mêla à la pluie, qui tombait sans discontinuer depuis les masses ténébreuses et mouvantes des nuages.

La charge avait prélevé son lot de morts et les corps rougis jonchant le pont se comptaient désormais en plus grand nombre que les hommes qui s’y battaient en trébuchant. L’espace ainsi clairsemé, les combattants formaient des grappes éparses qui s’étripaient ou luttaient au corps à corps, roulant ensemble parfois quand une nouvelle embardée secouait le navire.

— Dos à dos ! Karn venait d’ouvrir une profonde entaille en diagonale

sur le torse d’un pirate. Il profita que le Tahirite partait à la renverse, se recroquevillant sous la douleur, pour se retourner et voir d’où provenait le cri.

Il s’agissait d’Haraldr, luttant contre deux hommes à quelques pas de là. Karn le rejoignit d’un bond, esquivant une hache et parant un poignard destiné à lui ouvrir le flanc. Il s’adossa à son compagnon et les deux hommes firent le vide autour d’eux. Les marins du navire marchand se raréfiaient, tandis que d’autres pirates se hissaient à bord après avoir glissé le long des cordes reliées au navire dont

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la forme noire se devinait vaguement près du château de poupe.

— Par toutes les putains de Finameti, Karn ! Tu vois où nous a conduits ta folie ? Tout ça pour cette diablesse…

Le Luxian ne répondit pas, serrant les mâchoires alors qu’il déviait la tête d’une hache en un mouvement circulaire, avant de se fendre pour transpercer de part en part l’abdomen du pirate.

— Rappelle-moi pourquoi tu tenais absolument à la défier, déjà ? ajouta son compagnon sur un ton où se mêlaient ironie et colère. Pour lui prouver ta valeur et ton amour en même temps ! Sombre crétin…

Karn ne rétorqua pas, concentré sur le nouvel adversaire qui venait de surgir des ombres du navire. Malgré sa propre taille, l’homme qui se dressait devant le Luxian le dépassait d’un bon pouce. Hirsute, le torse épais protégé par une chemise de mailles cuivrées, le colosse maniait une hache à large fer dans chaque main. À la faveur d’un éclair, il entrevit fugitivement un visage grimaçant et haineux barré d’une longue cicatrice, depuis le front jusqu’à la mâchoire, encadré de longs cheveux roux et mangé par une imposante barbe tressée.

Krinstgard. Il s’agissait certainement du tristement célèbre capitaine, celui que les côtiers nommaient « la Fureur des mers » tout en se signant. Le géant abattit ses deux armes tour à tour, avec la force d’un ours. Karn dut bondir sur le côté pour éviter la première et para la seconde d’un violent coup d’épée. Le manche éclata sous le choc et la tête de la hache vola dans les airs, happée par l’obscurité, arrachant un grognement de fureur à son adversaire.

Alors que Karn allait contre-attaquer, une violente secousse agita le navire. Le Luxian glissa à terre et vint percuter l’un des mâts tandis que Krinstgard accompagnait le soubresaut du pont en fléchissant les jambes. À moitié assommé par le choc, Karn se voyait déjà achevé par le grand pirate.

Mais rien ne survint.

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Karn se redressa précipitamment et découvrit son adversaire qui observait les alentours, les pieds fermement plantés entre deux cadavres. Sur son visage faiblement éclairé par la seule lanterne rescapée des assauts de la tempête, vestige lumineux ancré sur l’un des mâts, Karn lut l’étonnement et l’incertitude, ainsi qu’une once d’anxiété.

En réfléchissant, le Luxian songea que le choc qui avait envoyé sa tête contre le bois différait des assauts des vagues. Il avait été plus rude, et l’embardée du petit navire plus grande encore. Se pouvait-il qu’ils soient parvenus dans une zone de récifs ? Ici, en pleine mer du Nord ?

L’horreur fondit alors sur l’embarcation.Un nouveau heurt fit d’abord trembler l’ensemble du

navire en le soulevant de plusieurs bras. Alors que la quille se renfonçait lourdement dans les flots, un hurlement déchira la nuit. Karn et Haraldr se retournèrent vivement dans la direction du cri. Effarés, ils assistèrent alors à un spectacle qu’ils pensaient ne pouvoir exister que dans les légendes les plus obscures des hautes mers.

Un pirate hurlait comme jamais ils n’avaient entendu un homme hurler. Ses pieds fouettaient le vide convulsivement, séparés du pont par la hauteur de deux hommes. Son torse et ses bras disparaissaient derrière plusieurs anneaux ophidiens, plus épais que ses cuisses, visqueux et luisants. Seule sa tête en dépassait, déformée par un rictus de terreur. De longs crocs recourbés garnissaient l’extrémité de la chose qui l’étreignait, menaçant son cou. Le reste du monstre, un long bras dénué d’articulation, disparaissait dans la nuit au-delà du bastingage.

Pirates et marins, terrassés par l’effroi, distinguaient un corps d’une douzaine de pas de long. Alors la chose disparut aussi soudainement qu’elle avait surgi, enlevant avec elle sa victime dont les hurlements furent engloutis par les flots. Sur le pont couvert de sang et d’eau, battu par les rafales et les trombes, les combats avaient brutalement cessé. Immobiles comme des statues, les hommes semblaient avoir brusquement oublié qu’ils se battaient pour leurs vies un

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instant auparavant.Soudain, le monstre réapparut, accompagné d’une

demi-douzaine de ses semblables. Une gueule barbelée percuta un homme de plein fouet, le propulsant par-dessus bord. Une autre ne trouva pas de victime et, aveugle, vint s’enrouler autour du mât principal, arrachant des gémissements au bois en tendant brutalement son corps en arrière. Une autre encore fondit sur Karn qui bondit sur le côté pour l’éviter et, tenant son épée à deux mains, l’abattit de toutes ses forces sur le long cou squameux. La lame s’enfonça dans une chair molle qu’elle trancha proprement, et le corps de la créature s’éleva dans les airs, aspergeant le pont d’un sang blanchâtre avant de disparaître par-dessus bord. Le tronçon sectionné s’agitait de soubresauts convulsifs et le Luxian l’écarta d’un coup de pied.

— Des serpents de mer ! hurla une voix aux accents de terreur pure.

Comme pour conforter les survivants dans la panique, inévitable corollaire de cette annonce, un formidable craquement retentit, s’ajoutant au tonnerre et au fracas des vagues qui secouaient l’embarcation. Le mât auquel s’agrippait l’un des monstres venait de se rompre sous la formidable traction. Tel un arbre cédant aux assauts des cognées, il s’abattit sur le pont, accompagné des voiles déchirées, des cordages et de la vergue. Karn eut juste le temps de s’élancer en avant pour faucher de justesse Haraldr, qui se trouvait sous sa trajectoire. Alors qu’ils roulaient tous deux à terre, ensevelis sous les pans de tissus alourdis d’eau, l’Hyrmanan jura par Ultur et Aethan.

— Si on s’en sort, je promets de faire de toi un eunuque ! Comme ça tu ne penseras plus uniquement avec tes testicules ! rugit-il en se débattant parmi les cordes.

Karn l’ignora et entreprit de déchirer la voile avec son épée. La somme des catastrophes qui s’abattait sur eux était telle qu’il en venait à les ignorer. Il possédait sa part de responsabilité dans tout cela, même si on pouvait aisément

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les attribuer à une simple et calamiteuse malchance. Mais une seule chose comptait désormais : survivre et continuer, même si l’hypothétique suite promettait son lot de maux.

Alors qu’ils émergeaient des débris du mât — lequel avait entraîné dans sa chute le mât d’artimon avant de venir fracasser le château de poupe — ils découvrirent une dizaine de serpents de mer qui assaillaient le navire de toutes parts. Ils s’enroulaient autour des derniers rescapés avant de broyer leurs corps, pulvérisaient les objets sur leur passage ou percutaient brutalement les hommes dans une démonstration de rage aveugle.

D’ailleurs, peut-être se trouvaient-ils frappés de cécité. Dans l’obscurité entrecoupée d’éclairs, Karn échouait à discerner précisément leurs têtes. Il ne distinguait que les longs crocs de leurs gueules. Peut-être ne possédaient-ils pas d’yeux ; ce qui expliquerait qu’ils frappassent sans discernement, brisant hommes et morceaux de navire au hasard de leurs assauts.

Le Luxian fut tiré de ses réflexions subitement, jeté à terre par la masse d’Haraldr alors que la gueule d’un reptile sifflait au-dessus d’eux.

— Il faut quitter ce navire maudit ! hurla Karn en se relevant. Il doit bien y avoir une chaloupe quelque part…

— À l’avant ! lâcha simplement Haraldr en désignant la petite forme sombre d’une barque encordée au bastingage.

Alors qu’ils s’élançaient, surgit devant eux la silhouette de Krinstgard, méconnaissable. Celui qui avait fait trembler de terreur les côtes du Tahirim jusqu’à celles de Keandast leur apparut couvert du sang qui s’écoulait de son visage, en partie arraché là où les crocs d’un serpent avaient inscrit de profonds sillons. Il ne lui restait qu’un œil et celui-ci exprimait rage et folie à la fois. Avec un cri rauque, le pirate souleva sa hache et frappa Karn, visant la jonction de l’épaule et du cou.

Le Luxian ne perdit pas un instant à essayer de comprendre pourquoi Krinstgard pensait encore à tuer alors que ces monstres improbables s’attaquaient à eux et aux deux

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navires. L’homme avait vraisemblablement versé dans cette folie belliciste qui réclame sans raison de répandre des flots de sang. Karn se baissa pour éviter l’arme et bondit en avant, percutant l’abdomen du pirate de son épaule. Ils roulèrent sur le pont plusieurs fois avant de venir buter contre deux cadavres liés dans la mort, l’un étranglé et l’autre transpercé par un long poignard dont la pointe saillait de son dos. Karn avait réussi à se jucher sur son adversaire et tentait de bloquer les mains dont les doigts se tendaient vers son cou. Alors qu’il hurlait à Haraldr d’achever le pirate, il fut surpris par le brusque mouvement de tête de son adversaire. Les dents de Krinstgard se refermèrent sur son cou et Karn hurla de douleur avant de se rejeter en arrière. Il tomba lourdement sur le dos tandis que le pirate se relevait précipitamment et brandissait sa hache. Un bref éclair argenté siffla au-dessus de lui et l’épée d’Haraldr frappa le poignet en pleine course descendante. Main et hache volèrent dans les airs.

Avant qu’ils n’aient le temps de l’achever, un monstre darda sa tête barbelée de crocs et percuta le pirate de plein fouet. Krinstgard fut projeté dans la nuit et son hurlement de rage et de douleur mêlé disparut avec lui dans les flots.

Dans la continuité, le serpent des mers s’enroula autour du bastingage opposé avant de l’attaquer de ses crocs. Son corps se trouvait tendu en travers du pont, à quelques deux bras de hauteur, et tout le navire se mit à craquer de manière lugubre.

Le Luxian récupéra son épée et l’abattit en un large arc de cercle. La lame sectionna le monstre. Les deux tronçons s’agitèrent convulsivement, maculant les deux hommes de leur sang blanc.

Plusieurs horreurs continuaient à s’acharner sur le navire en perdition dont le bois semblait chanter son agonie. Un bref éclair révéla aux deux brigands un pont désert, couvert d’eau, de débris, de cadavres et de sang.

— La barque, vite ! cria Haraldr en s’élançant aussi rapidement qu’il le pouvait sans risquer de chuter à nouveau

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ou de se prendre les pieds dans les multiples obstacles qui jonchaient sa trajectoire.

Karn se jeta à sa suite au moment où une longue plainte s’achevait dans un concert de craquements. Brusquement, couples et estains cédèrent sous la pression exercée par les monstres. Privée de sa charpente, la structure du bateau commença à se disloquer. Les planches du pont se brisaient ou se trouvaient subitement propulsées dans les airs. Alors que Karn évitait un montant de bois qui passait en vrombissant au-dessus de son crâne, il perçut le cri de son compagnon. Lorsqu’il releva la tête, seul un gouffre béant s’ouvrait dans le pont, là où se tenait Haraldr un instant auparavant.

Karn jura en s’approchant tant bien que mal de la trouée. Avant qu’il n’y parvienne et n’ait pu voir quoi que ce soit, le navire céda complètement et sembla se recroqueviller sur lui-même avant de verser sur le flanc. Malgré tous ses efforts pour s’agripper près de l’endroit où avait chu son ami, le Luxian fut éjecté dans les airs.

Dans l’obscurité, Karn ne vit pas le dernier mât qui s’affaissait avec le navire. La longue vergue brisée bascula sur son axe et vint le frapper entre les épaules. Karn se trouvait déjà à moitié assommé quand il percuta la mer de plein fouet.

Aveuglé par la douleur, pratiquement inconscient, ses doigts glacés par l’eau rencontrèrent un débris de bois auquel il s’accrocha au prix d’un ultime effort. Il eut encore la force de s’arrimer au vestige du navire en y coinçant le ceinturon de son épée, puis perdit connaissance.

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Le Rescapé

L ’Espadon Gris, petite taverne crasseuse donnant sur le port tahirite de Broheim où se rassemblait la

pire lie de la mer du Nord, vivait une soirée sans incident notable. Des injures avaient dégénéré en courte rixe dans l’un des coins de la salle enfumée. Une mâchoire fut brisée dans la cohue et un poignard dentelé avait ouvert le ventre d’un pauvre hère, dont les tripes vinrent huiler un peu plus le plancher déjà graisseux. Le corps du malheureux avait ensuite traversé la jetée pour aller nourrir les poissons. L’altercation fut vite oubliée.

Des catins aux poitrines grasses tentaient d’aguicher des clients à moitié ivres, et ne récoltaient la plupart du temps que des mains baladeuses et de graveleuses insultes. Le barde qui tenta d’égayer l’assistance avait rapidement fini défenestré avec sa lyre en guise de collier. Autant de vin et de bière nappaient les panses des clients que le sol et les tables, au milieu des cartes détrempées d’un jeu de Gorndel et de dés en os.

Le tenancier – un colosse placide aussi velu qu’adipeux – souriait, satisfait : aucune bagarre sérieuse n’avait encore mis en danger l’intégrité de son mobilier. Alors qu’il confiait deux pichets de vin à une servante fatiguée dont les seins huileux débordaient d’une tunique trop serrée, la porte de son établissement s’ouvrit sur un géant à l’œil unique hagard et à la démarche traînante.

La plupart des clients se tournèrent pour observer d’un

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regard curieux le nouvel arrivant. Le brouhaha ambiant s’atténua. Sur le côté du bandeau qui masquait son œil droit, des sillons rouge vif trahissaient les blessures récentes de l’inconnu. Contre son corps, il tenait serré son bras sectionné au niveau du poignet, malhabilement bandé d’une étoffe poisseuse et sanguinolente.

L’homme traîna sa carcasse usée jusqu’à l’alignement de tonneaux qui formait le comptoir, et s’écroula sur un tabouret haut avec un grognement de soulagement. Il revêtait l’apparence d’un mendiant venant de se faire rosser dans une ruelle, mais sa stature puissante et l’éclat sombre qui brillait dans son œil visible contredisaient cette hypothèse. En outre, les blessures encore mal cicatrisées de son visage ne pouvaient avoir été causées par une lame ni par les griffes d’aucun animal.

Le tenancier remplit un pichet et le glissa vers l’inconnu dont l’épaisse barbe et les cheveux roux trahissaient cependant son appartenance au peuple local.

— C’est la maison qui offre… si tu nous racontes ton histoire.

L’estropié ne répondit pas. Il saisit le pichet de sa main valide et se l’envoya dans le gosier d’un trait, maculant de vin sa barbe déjà poisseuse. Après un rot sec, il reposa le récipient.

— Des serpents de mer, lâcha-t-il simplement.L’aubergiste ouvrit de grands yeux. Dans la salle,

plusieurs marins s’approchèrent de l’inconnu. Assis contre un mur, esseulé, un homme vêtu d’une longue cape brune tressaillit imperceptiblement avant de tourner son regard vers le comptoir. Encapuchonné, ses yeux ne se dévoilaient que lorsqu’il tirait sur sa longue pipe sculptée et que le foyer y allumait de petites flammes en rougeoyant.

Le tenancier, comprenant qu’il avait en face de lui un gros morceau, remplit le pichet et le déposa devant son visiteur.

— Ingrid ! beugla-t-il. Apporte un repas à notre invité !Se retournant vers l’inconnu, il continua :

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— Raconte. La serveuse apporta une écuelle emplie d’un brouet

nauséabond où flottaient quelques rares morceaux de viande que l’homme engloutit avidement. Il fit ensuite chabrot avec une lampée de vin puis rota à nouveau. Sa voix s’éleva alors et, derrière la fatigue, tous reconnurent la voix d’un homme habitué au commandement.

— Nous croisions vers l’Archipel Olgarite, lorsque la tempête nous a surpris, commença-t-il. Il était impossible de lutter, et mon navire dévia de sa route. En eaux inconnues, l’horreur s’abattit soudainement sur nous. Des serpents de mer jaillirent de toutes parts pour nous assaillir, longs de plusieurs dizaines de pas et larges comme un homme. Ils s’enroulaient autour des mâts, faisaient pression sur la coque et jetaient leurs horribles gueules sur nous. Cette marque, dit-il en désignant son visage arraché, est celle de leurs crocs que je ne réussis pas entièrement à éviter. Ils s’enroulent autour de votre torse, vous broient et, si vous n’êtes pas encore morts, s’attaquent à votre cou et votre visage, de leur tête qui n’est qu’une pelote de crocs. L’un d’eux m’a brisé plusieurs côtes avant que je ne réussisse à le terrasser…

Autour du rescapé, l’attroupement grossissait. Les marins avaient délaissé jeux, boissons et catins pour porter toute leur attention à ces fabuleux propos. Un homme aux traits acérés et dont l’une des oreilles se résumait à une affreuse cicatrice demanda :

— Comment t’en es-tu sorti ? L’homme but une ample rasade de vin puis grogna.— Juste avant que les monstres ne pulvérisent mon navire

à force d’acharnement, l’un d’eux m’a percuté de plein fouet sans réussir à m’accrocher. Je suis passé par-dessus bord mais, par chance, je suis tombé non loin d’une barque qui avait été jetée à la mer… J’en suis l’unique survivant ! »

Durant le fantastique récit, l’homme encapuchonné s’était frayé un chemin à travers l’attroupement. Il posa une main fine et blanche sur l’épaule massive du rescapé et reprit ses propos d’une voix claire :

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— Des serpents de mer, dis-tu ?— Aussi vrai que je n’ai plus qu’une main. Les yeux de l’homme brillèrent dans l’ombre de sa

capuche. Il approcha de l’oreille du survivant et murmura de manière à ce que lui seul puisse l’entendre :

— Si tu es capable de retrouver cet endroit, je ferai de toi un homme riche…

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Chapitre II

Peu à peu, le gouffre ténébreux de son inconscience s’effilocha avec le retour de perceptions extérieures.

Des langues d’eau salée venaient lécher son visage à intervalles irréguliers. Karn perçut ensuite le clapotis du ressac, puis la brise chaude qui caressait sa chevelure. Toutes ces informations, bien qu’encore floues, ne représentaient que les détails corollaires d’une révélation unique : il se trouvait en vie. Les sensations physiques qu’il recouvrait une à une atténuèrent la joie et l’espoir apportés par cette certitude. La soif se révéla tout d’abord, amplifiée par le sel qui maculait ses lèvres et brûlait sa gorge. Alors qu’il s’efforçait de remuer faiblement, il grogna : son dos et ses épaules ne formaient qu’une grande contusion. Le réveil révéla toute la douleur contenue dans ses membres ankylosés. En tentant de relever la tête pour découvrir l’endroit où il se trouvait, une autre souffrance se signala à lui. Des pointes acérées semblaient s’être nouées à la jonction entre son cou et son épaule droite.

Alors il se rappela les dents du pirate et toute l’horreur des événements passés. Il cessa de lutter et replongea son visage dans le sable de la plage.

Avant de sombrer dans l’abattement, un sursaut volontaire secoua son corps usé. Haraldr était mort, emporté, comme les quatre-vingt-dix hommes tombés à la lisière de la forêt de Krost, par sa faute et sa folie ; soit. Mais la mort l’avait épargné, aussi la vie continuait-elle. Et celle-ci ne souffrait

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d’aucune mollesse d’âme. Même s’il devait mourir demain, il lui fallait se relever et continuer, se battre et lutter jusqu’au bout !

Karn grogna une nouvelle fois puis se leva un peu trop brusquement, réveillant des élancements dans tout son corps. Sa vision se brouilla et il tituba un moment. La douleur ne représentait pas une punition des dieux. La douleur équivalait à une victoire. En enflammant chaque parcelle de son corps, elle le lui révélait dans ses moindres recoins. Souffrir signifiait vivre. Vivre et continuer jusqu’à la chute finale et inéluctable, mais plus tard.

Alors Karn tendit son corps vers les cieux. Chacun de ses muscles lui lançait des piques de douleur, son crâne résonnait des tambours de la soif et son sang grondait dans ses artères.

— Je suis en vie ! hurla-t-il à une nature indifférente.La joie de cette assertion retomba bientôt, sapée par la

culpabilité qu’il continuait d’éprouver, et reléguée au second rang de ses préoccupations par la soif qui grandissait dans son corps. Karn prit le temps d’observer enfin le lieu où il avait échoué. Il se tenait sur une langue de sable qui, vue de loin, devait revêtir la forme d’une griffe longue d’une centaine de pas. Derrière lui s’étendait l’océan infini auquel le soleil matinal arrachait de doux miroitements. Mis à part les quelques débris de bois échoués avec le Luxian, il ne voyait pour toute trace de végétation que les arbustes rachitiques et grisâtres qui ornaient l’épine dorsale du banc de sable. Plus loin, là où l’avancée de terrain rejoignait le cœur de l’île, le niveau s’élevait quelque peu et des arbres plus grands se paraient de vives teintes vertes.

Karn s’avança parmi les débris. En franchissant une petite dune, il découvrit un amas plus conséquent. La presque totalité d’un château de poupe reposait ici, au milieu d’espars brisés et de pans de voiles en lambeaux. Plusieurs silhouettes allongées attirèrent son attention, mais ne se révélèrent que cadavres. Sans réellement y croire, le Luxian chercha une chevelure brune parmi les têtes blondes et rousses mais ne

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trouva pas trace d’Haraldr. Alors il repensa aux dernières critiques que l’Hyrmanan avait proférées à son encontre, douloureuses de vérité.

Sandraël. Les flammes de sa longue chevelure et le gris, tantôt doux tantôt glacé, de ses yeux vinrent s’imprimer dans la jungle confuse de ses souvenirs. Leur histoire avait plutôt bien débuté, s’il exceptait qu’elle eût menacé de l’émasculer lors de leur première rencontre. À bien y réfléchir, cet avertissement augurait déjà la conclusion de leur relation. Les événements qu’ils avaient traversés ensemble les avaient poussés à s’aimer, alors qu’il la sauvait du brasier de Karwein. Lorsqu’elle s’en était allée, quelques lunes plus tard, Karn n’avait pas compris et, surtout, pas accepté. Alors qu’il errait sans réel but dans les campagnes glacées du Tahirim, il entendit à nouveau parler d’elle. Sandraël se trouvait alors à la tête d’une bande de brigands sans foi ni loi qui ravageait les baronnies de l’ouest. Karn avait fait de même, rassemblant autour de lui soudards et mercenaires sans emploi depuis la fin des incursions barbares. Dans sa tête commença à germer l’idée qu’elle pourrait à nouveau reconnaître sa valeur et envisager de joindre leurs forces. Il démarcha en ce sens mais Sandraël refusa toute alliance, l’ignorant avec superbe et mépris. Après ce refus douloureux, Karn avait agi de manière stupide. Déjà à l’époque, Haraldr ne s’était pas gêné pour le lui faire remarquer. Karn voulait-il la mort de la jeune guerrière ? Bien sûr que non. Voulait-il décimer sa bande ? Peut-être ; mais, encore une fois, l’idée semblait douteuse. Toujours est-il qu’il la défia et que leurs deux bandes s’affrontèrent à la lisière d’une forêt de sapins. La défaite fut totale ; seule une dizaine d’hommes réussirent à fuir, dont Karn et Haraldr. Ils rejoignirent le proche port de Broheim, pensant y trouver refuge. Mais Sandraël ne se satisfit pas de sa victoire et, bientôt, les fuyards commencèrent à mourir un à un, qui dans une ruelle du port, qui dans une taverne à la faveur d’une échauffourée. Devinant que la jeune femme avait envoyé une partie de ses hommes pour en finir avec eux, Karn et Haraldr décidèrent

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de fuir à nouveau et embarquèrent, de nuit, sur un navire marchand en partance pour les îles olgarites…

Et Haraldr était mort.Accrochant son regard, un éclair argenté attira subitement

son attention et le tira de ses pensées maussades. Fichée dans un des montants du château de poupe, il découvrit une épée qui dardait fièrement son pommeau vers le soleil. Incrédule, Karn s’approcha de l’arme. Son étonnement grandit encore lorsqu’il reconnut l’acier bleu du Tahirim, la lame griffée d’une cannelure et la longue poignée. Le Luxian se saisit de l’arme et la tira du bois. Un sourire passa sur son visage. Ce genre de lame devait être rare dans ces eaux, et celle-ci l’avait sorti de bien des périples.

La soif le reprit alors. Son épée n’y ferait rien, mais sa présence lui insuffla un certain réconfort. Il dirigea ses pas vers le centre boisé de l’île. Si de l’eau s’y trouvait, ce serait au cœur de ces épaisses frondaisons.

Ses bottes de cuir souple, gorgées d’eau de mer, le démangeaient et l’handicapaient alors que ses pieds s’enfonçaient profondément dans le sable. Passée la bande de végétation à demi desséchée, Karn découvrit de grands arbres aux troncs nus garnis, à leur extrémité, d’une exubérance de longues feuilles d’un vert tirant sur le jaune, ornées à leur base de glands marron de la taille d’une petite tête. À leurs pieds, des arbustes plus touffus formaient comme des mains noueuses, là où leurs troncs se divisaient pour se ficher dans le sol. Au-delà, le Luxian distinguait des arbres colossaux, que plusieurs hommes n’auraient pu entourer de leurs bras, et qui tendaient leurs branches effeuillées en une sphère de doigts bruns et morts. Il ne connaissait aucune de ces plantes et il ne se risqua pas, pour l’instant, à goûter les gros fruits verts ou orangés qui apparaissaient ça et là. Boire demeurait son premier souci et il s’enfonça dans les fourrés sans hésitation, tirant son épée pour se frayer un passage à grands coups de taille quand la végétation se faisait trop dense.

Mis à part quelques oiseaux aux plumages chamarrés et de petits rongeurs qu’il entendait détaler à son arrivée,