journal essai ii

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Aventure [avStyY] n. f. adventure XI e ; lat. pop. adventura, du part. fut. adventurum, de advenire advenir Ensemble d’activités, d’expériences qui comportent du risque, de la nouveauté, et auxquels on accorde une valeur humaine. V. Hasard. Hasard [’azaY] n. m hasart XII e ; arabe az-zahr « le dé », par l'esp. aza Circonstance de caractère imprévu ou imprévisible dont les effets peuvent être favorables ou défavorables.

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j'y arrive pas ca m'enerve

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Aventure [avStyY] n. f.

adventure XIe ; lat. pop. adventura, du part. fut. adventurum, de advenire

advenir

Ensemble d’activités, d’expériences qui comportent du risque,

de la nouveauté, et auxquels on accorde une valeur humaine. V. Hasard.

Hasard [’azaY] n. m

hasart XIIe ; arabe az-zahr « le dé », par l'esp. aza

Circonstance de caractère imprévu ou imprévisible dont les effets

peuvent être favorables ou défavorables.

C’est l’histoire d’un arbre… un arbre qui nous a menés

du Yémen jusqu’en Inde.

L’histoire d’un arbre. Mais pas n’importe lequel ! Un arbre

extraordinaire ! À la fois mythique et méconnu. Rare et fascinant.

Un arbre qu’un être divin aurait créé assez vaillant pour croître

en terre hostile et auquel il aurait donné une grande sagesse

et de quoi se rendre utile : un feuillage assez dense et large pour

faire ombre aux bergers et aux chèvres qui pourraient somnoler

à son pied, luxe délicieux en ces contrées écrasées de soleil ;

une sève carminée dont se pareraient les femmes ; et un ramage

épais, aussi bruyant sous le vent qu’une forêt entière, qui bercerait

les voyageurs… Un arbre qui n’aurait pas plus soif qu’un baobab

pour survivre sur une terre aride et dont l’origine mystérieuse

inspirerait les poètes, les botanistes et les historiens qui broderaient

autour de lui des noms et récits légendaires.

Un arbre d’une majesté qui susciterait l’admiration, qui comblerait

tous les êtres vivants, hommes et animaux et qui serait chéri par

eux comme un bien précieux.

Ainsi, peut-être, est né l’arbre de sang-dragon, Dracaena cinnabari,

que les Arabes appellent aussi Dam el-akhawayn, « sang des deux

frères », reflet d’une histoire ancienne et oubliée. Doué de grâce,

de puissance et de fantaisie. C’est en tout cas de cette façon que

je l’imaginais quand je l’ai découvert en 2006, dans un documentaire.

Mais où poussait cet arbre exceptionnel ?

Sur un confetti yéménite posé au large de la Somalie,

et absolument nulle part ailleurs : l’île de Socotra.

Titre

Yémen,le pays des dompteurs de montagnes...

Socotra, l’île aux enfants...

Oman, le pays où vivait un Sultan...

Dubaï,la ville de tous les excès...

En cargo,isolés sur la mer d’Arabie...

Inde,le pays des dhows

8

60

96

134

158

172

ItInéraIre…

Yémen, le paYs des dompteurs de montagnes...

matière a ajouter à hauche et à droite

11Yémen

la ville ancienne se pénètre comme une forteresse : Bab es-sabah, Bab el-Yemen, Bab shaub, plusieurs portes percent l’antique enceinte aux venelles pavées.

la vieille ville de sanaa à 2 300 mètres

d’altitude, classée au patrimoine

mondial de l’unesco, et le djebel nuqum.

10Journal de la mer d’arabie

Vieil homme croisé au souk.

Le quartier presque vide résonne de bruits de casseroles échappés

d’une fenêtre, du braiement d’un âne dans un bustan (jardin),

des pleurs d’un enfant. Dans le lointain, l’appel des meutes de chiens

errants prend le relais, leurs hurlements couverts à leur tour par le dernier

appel à la prière. La nuit est fraîche et le ciel étoilé. De longues heures

encore, nos yeux divaguent dans cet hymne vivant au passé. Rien

de comparable, je crois, n’existe sous d’autres cieux !

À l’exception des antennes paraboliques, et des néons roses ou verts

qui colorent les minarets la nuit, balafrant le passé, le souffle des siècles

continue de balayer les venelles de la vieille ville, al-Qadimah. Traverser

la cité fortifiée d’ouest en est jusqu’à Bab el-Yemen, grande place

frénétique et commerçante, en passant par le cœur de la cité, Suq Al-Milh,

est un défi à mon sens de l’orientation. Mais d’abord un voyage dans

le temps qui plonge nos cinq sens en émoi.

Saana, au cœur de l’Arabie

De l’île de Socotra, le sang-dragon avait fait notre fantasme.

Comment d’ailleurs ne pas fantasmer sur le Yémen tout entier ?

Le pays de la reine de Saba, cette Arabia felix – « Arabie heureuse » – des

Romains, mentionnée dans le Coran comme la « Terre des deux paradis »,

cette contrée magique célébrée par le voyageur Ibn Battuta au xiie siècle

comme par Voltaire au xviiie…

En janvier 2010, pourtant, le Yémen est loin du paradis. La une des journaux

le matin du départ est sans équivoque : « Nouvelle base pour Al-Qaeda »,

« Nouveau nid d’Al-Qaeda »1… La presse est unanimement cinglante,

et anxiogène… Mais voyager demeure le meilleur antidote à l’alarmisme

ambiant : alors, embarquons !

Pour la première fois, rompant avec nos mœurs parfois érigées en principes,

nous ne partons pas seuls. À l’heure d’ébaucher ce projet, notre route

a croisé celle de Léa2 qui connaît bien Socotra pour y être allée souvent,

et nous sommes convenus de faire route ensemble. Serge2, son

compagnon, nous rejoindra plus tard.

La descente de l’avion sur Sanaa, au coucher du soleil, nous laisse juste

assez de lumière pour entrevoir les cimes acérées des djebels, les

montagnes au creux desquelles se niche la capitale yéménite. Dans

l’obscurité, seuls les contours de la ville apparaissent, attisant un peu plus

encore notre impatience. Par quel stratagème discret les passagères

de l’avion ont-elles réussi leur brusque métamorphose ? L’instant d’avant,

dans l’appareil, nous étions toutes semblables, vêtements à l’occidentale

et cheveux lâchés. Dans la file strictement masculine qui conduit à la

douane, je ressens soudain une curieuse solitude. Regardant autour

de moi, je les découvre assises en retrait. Toutes ont revêtu le niqab3. :

leurs visages sont maintenant invisibles sous le voile noir qui les enveloppe,

lugubre et opaque. J’ignorais qu’une telle rigueur était imposée aux

femmes yéménites jusque dans la capitale.

Nous prenons un taxi pour traverser Sanaa. Les avenues sont presque

vides à cette heure tardive. Quelques boutiques encore ouvertes sont

éclairées d’ampoules faiblardes. Les halos des lampadaires donnent

une teinte orangée aux façades des immeubles. Nous levons la tête, à la

recherche des secrets de la plus vieille capitale du monde, dit la légende,

née des mains de Sem, le fils de Noé. La ville ancienne se pénètre comme

une forteresse : Bab es-Sabah, Bab el-Yemen, Bab Shaub, plusieurs

portes percent l’antique enceinte aux venelles pavées.

Il est 22 heures quand nous arrivons le souffle coupé au sixième étage

de l’hôtel où se trouve notre chambre – de quoi se souvenir que la capitale

yéménite est à 2 300 mètres d’altitude. La pièce est un extraordinaire

belvédère sur la ville. Tout autour, s’élèvent sur plusieurs étages, jusqu’à

dix pour la plus haute, les étroites et massives tours de briques qui servent

d’habitations. Sanaa en compterait près de 14 000 ! L’ensemble, compact,

se côtoie dans une verticalité parfois imparfaite, orné d’un foisonnement

de motifs irréguliers. Du faîte crénelé des immeubles dont le contour

se détache sur le ciel nocturne, nos yeux plongent vers l’abîme vertigineux

des rues en dessous. Les petites lumières qui scintillent derrière les vitres,

et les qamariyas (de qamar, la lune), ces vitraux multicolores de gypse

en demi-cercle enchâssés au-dessus des ouvertures, donnent un air

de fête à ce décor magique.

1 À la noël 2009, umar Farouk abdulmutallab, jeune nigérian formé par al-Qaeda au Yémen, a tenté de faire exploser un avion reliant amsterdam à detroit avec 279 passagers à bord.

2 les prénoms ont été changés.3 Voile intégral. mais burqa est un terme plus général souvent employé.

10Journal de la mer d’Arabie

11Yémen

Vieil homme croisé au souk.

Le quartier presque vide résonne de bruits de casseroles échappés

d’une fenêtre, du braiement d’un âne dans un bustan (jardin),

des pleurs d’un enfant. Dans le lointain, l’appel des meutes de chiens

errants prend le relais, leurs hurlements couverts à leur tour par le dernier

appel à la prière. La nuit est fraîche et le ciel étoilé. De longues heures

encore, nos yeux divaguent dans cet hymne vivant au passé. Rien

de comparable, je crois, n’existe sous d’autres cieux !

À l’exception des antennes paraboliques, et des néons roses ou verts

qui colorent les minarets la nuit, balafrant le passé, le souffle des siècles

continue de balayer les venelles de la vieille ville, al-Qadimah. Traverser

la cité fortifiée d’ouest en est jusqu’à Bab el-Yemen, grande place

frénétique et commerçante, en passant par le cœur de la cité, Suq Al-Milh,

est un défi à mon sens de l’orientation. Mais d’abord un voyage dans

le temps qui plonge nos cinq sens en émoi.

Saana, au cœur de l’Arabie

De l’île de Socotra, le sang-dragon avait fait notre fantasme.

Comment d’ailleurs ne pas fantasmer sur le Yémen tout entier ?

Le pays de la reine de Saba, cette Arabia felix – « Arabie heureuse » – des

Romains, mentionnée dans le Coran comme la « Terre des deux paradis »,

cette contrée magique célébrée par le voyageur Ibn Battuta au xiie siècle

comme par Voltaire au xviiie…

En janvier 2010, pourtant, le Yémen est loin du paradis. La une des journaux

le matin du départ est sans équivoque : « Nouvelle base pour Al-Qaeda »,

« Nouveau nid d’Al-Qaeda »1… La presse est unanimement cinglante,

et anxiogène… Mais voyager demeure le meilleur antidote à l’alarmisme

ambiant : alors, embarquons !

Pour la première fois, rompant avec nos mœurs parfois érigées en principes,

nous ne partons pas seuls. À l’heure d’ébaucher ce projet, notre route

a croisé celle de Léa2 qui connaît bien Socotra pour y être allée souvent,

et nous sommes convenus de faire route ensemble. Serge2, son

compagnon, nous rejoindra plus tard.

La descente de l’avion sur Sanaa, au coucher du soleil, nous laisse juste

assez de lumière pour entrevoir les cimes acérées des djebels, les

montagnes au creux desquelles se niche la capitale yéménite. Dans

l’obscurité, seuls les contours de la ville apparaissent, attisant un peu plus

encore notre impatience. Par quel stratagème discret les passagères

de l’avion ont-elles réussi leur brusque métamorphose ? L’instant d’avant,

dans l’appareil, nous étions toutes semblables, vêtements à l’occidentale

et cheveux lâchés. Dans la file strictement masculine qui conduit à la

douane, je ressens soudain une curieuse solitude. Regardant autour

de moi, je les découvre assises en retrait. Toutes ont revêtu le niqab3. :

leurs visages sont maintenant invisibles sous le voile noir qui les enveloppe,

lugubre et opaque. J’ignorais qu’une telle rigueur était imposée aux

femmes yéménites jusque dans la capitale.

Nous prenons un taxi pour traverser Sanaa. Les avenues sont presque

vides à cette heure tardive. Quelques boutiques encore ouvertes sont

éclairées d’ampoules faiblardes. Les halos des lampadaires donnent

une teinte orangée aux façades des immeubles. Nous levons la tête, à la

recherche des secrets de la plus vieille capitale du monde, dit la légende,

née des mains de Sem, le fils de Noé. La ville ancienne se pénètre comme

une forteresse : Bab es-Sabah, Bab el-Yemen, Bab Shaub, plusieurs

portes percent l’antique enceinte aux venelles pavées.

Il est 22 heures quand nous arrivons le souffle coupé au sixième étage

de l’hôtel où se trouve notre chambre – de quoi se souvenir que la capitale

yéménite est à 2 300 mètres d’altitude. La pièce est un extraordinaire

belvédère sur la ville. Tout autour, s’élèvent sur plusieurs étages, jusqu’à

dix pour la plus haute, les étroites et massives tours de briques qui servent

d’habitations. Sanaa en compterait près de 14 000 ! L’ensemble, compact,

se côtoie dans une verticalité parfois imparfaite, orné d’un foisonnement

de motifs irréguliers. Du faîte crénelé des immeubles dont le contour

se détache sur le ciel nocturne, nos yeux plongent vers l’abîme vertigineux

des rues en dessous. Les petites lumières qui scintillent derrière les vitres,

et les qamariyas (de qamar, la lune), ces vitraux multicolores de gypse

en demi-cercle enchâssés au-dessus des ouvertures, donnent un air

de fête à ce décor magique.

1 À la noël 2009, umar Farouk abdulmutallab, jeune nigérian formé par al-Qaeda au Yémen, a tenté de faire exploser un avion reliant amsterdam à detroit avec 279 passagers à bord.

2 les prénoms ont été changés.3 Voile intégral. mais burqa est un terme plus général souvent employé.

Sanaa / Djebel Haraz / Djebel Bura

12Journal de la mer d’Arabie

13Yémen

sanaa est encore plus belle de nuit

avec ses fenêtres et ses qamariyas éclairés

de toutes parts.

14Journal de la mer d’Arabie

15Yémen

On pourrait, si la crainte de se faire renverser par une moto intrépide ou un

portefaix pressé ne nous retenait pas, progresser les yeux fermés, guidés

par les sons et les odeurs. On recenserait les innombrables mosquées qui

lancent leur appel à tue-tête – regrettant amèrement qu’aucune ne puisse

se visiter –, suivre la cadence du martèlement des forgerons sur le fer,

flairer le marché aux ânes à l’odeur du crottin, écouter les nombreuses

femmes qui pépient en négociant âprement leurs achats avant de se

réfugier dans un vieux caravansérail reconverti en souk des raisins. Seuls

le ronflement des moteurs ou les sonneries des téléphones portables,

dont le chant est hélas devenu universel, rompent cette féerie comme un

couac au milieu d’une partition.

Les femmes sont des ombres pressées que suit leur voile fluide.

La grande majorité des hommes portent la thobe, longue tunique

traditionnelle, couverte d’une veste, la tête coiffée d’un foulard à motifs et

le ventre orné d’une jambiya. Ce poignard courbe glissé dans un étui et

tenu par une large ceinture est l’accessoire obligé sur une terre qui

entretient fièrement le culte des armes. En dehors des jambiyas, qui ont

surtout valeur esthétique, chaque famille ou presque possède un fusil que

l’on réserve officiellement aux festivités – on dit que le pays compterait 50

millions d’armes pour 17 millions d’habitants. Les boutiques débordent de

marchandises jusque sur le pavé. On frôle les étoffes, on marche dans la

sciure du menuisier, on goûte les amandes et les raisins offerts en

regardant les marchands épousseter leurs paquets de friandises. Les plus

critiques diront que l’ère du plastique et du made in China a anéanti ici

encore des savoir-faire millénaire : quand bien même, la vieille ville incarne

toujours merveilleusement le bruissement si particulier des cités d’Orient.

Pour avoir vu Damas, Beyrouth ou Le Caire, on peut affirmer sans

arrière-pensée que Sanaa possède un magnétisme bien distinct dans le

monde arabe. De même qu’une aura inégalée parmi les fidèles

musulmans qui viennent de Malaisie, d’Afrique ou d’Indonésie fréquenter

les médersas où l’on enseigne un islam qu’ils qualifient eux-mêmes

d’« originel ».

À trop regarder où l’on pose les pieds sur le pavé, on risque de

négliger l’éblouissante architecture de terre qui impose de se

tordre le cou pour en percevoir toutes les richesses. Chaque façade

est unique, enrichie d’une profusion d’ornements : deux yeux n’y suffisent

pas ! Sur un socle de pierre, on voit s’élever une superposition

d’ouvertures aux formes tantôt courbes, tantôt angulaires. Certaines

arborent d’élégants volets en bois, d’autres des shubaqs ou

moucharabiehs, qui permettent pour les uns de rafraîchir l’air, pour les

autres aux femmes d’observer le spectacle de la rue sans être vues.

Parfois, une corde en tombe jusqu’à l’entrée, qui permet d’ouvrir la porte

à distance. Une ligne de motifs géométriques dessinés à la chaux sépare

chaque étage de brique. Un vitrail coiffe presque chaque fenêtre. Au faîte

trônent le mafraj, pièce de réception altière d’où l’on domine la ville, et une

terrasse. L’alliance de briques ocre, de chaux et d’ornements proéminents

donne à ces bâtisses l’allure gourmande de pain d’épices glacé au sucre.

Les voyageurs qui parvenaient jadis jusqu’au Yémen et à Sanaa étaient

pour beaucoup des caravaniers et des marchands.

sanaa célèbre le génie bâtisseur du peuple yéménite. la vieille ville abriterait 6 500 tours d’avant le xie siècle.

mosquée du xviie siècle, dans le quartier de

talhah. la vieille ville en compte une centaine.

dessin sur fond blanc

16Journal de la mer d’Arabie

depuis la nuit des temps,

le bruit des sabots des mules fait partie

du décor de la vieille ville.

sanaa, ou la plus

vieille capitale habitée au monde

depuis 2500 ans.

L’odeur de l’encens

À la croisée de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, le Yémen est resté

pendant des millénaires une terre de négoce dont l’encens demeure

encore aujourd’hui l’emblème.

Récolté dans l’Hadramaout, région est du pays, la résine du Boswellia

sacra était durant l’Antiquité transportée par des caravanes de centaines

de dromadaires et par bateaux vers les pays du Levant et de la

Méditerranée. Le prix de l’encens brûlé dans tous les autels de Jérusalem,

Rome ou Babylone, était alors si élevé qu’il fit de l’Arabie heureuse

une contrée influente, riche et éminente. Cette route de l’encens, notre

mémoire la néglige parfois à la faveur de la plus connue route de la Soie.

Freya Stark, qui faillit payer de sa vie son voyage sur ces terres en 1937,

nous rappelle pourtant qu’elle « fut jadis la plus riche, la plus étroitement

surveillée et peut-être la plus ancienne de toutes les routes commerciales

de l’Ancien Monde4 ».

Certaines des plus grandes pages de l’histoire yéménite continuent de nous

faire rêver. Ainsi celle qui évoque la légendaire reine de Saba, Si Bilqîs,

louée pour sa sagesse autant que pour sa beauté, qui aurait rendu visite

à Jérusalem au roi Salomon accompagnée d’une caravane chargée

d’aromates, de bois de santal, de pierres, d’or… Trois mille ans plus tard,

le mythe persiste au-delà des frontières yéménites, même si ce n’est

parfois qu’en référence à un orientalisme de pacotille. 4 Freya stark, La Route de l’encens, payot, 1992.

marché aux bestiaux et gargotes

dans al Qadimah, la vielle cité.

17Yémen

dessin sur fond blanc

18Journal de la mer d’Arabie

19Yémen

Un labyrinthe d’histoire

Combien d’acheteurs ont marchandé encens, myrrhe mais aussi casse,

aloès, cannelle, corail, gomme arabique, or, aromates, épices ou café,

dans le souk de Sanaa connu pour être l’un des plus vieux de la Péninsule

arabique ? Mais la légende a consumé ici l’Histoire. Le Yémen, convoité

au fil des siècles par les Éthiopiens, les Ottomans, les Anglais ou les

Soviétiques, décline depuis cinquante ans, en marge du fulgurant

développement de l’Arabie, de Djeddah à Dubaï.

Le territoire reste accablé par des luttes endogènes sans fin (sédition

houthiste5 au nord, attentats et enlèvements commis par Aqpa, emprise

tribale), une unification tardive et incomplète dans une population qui

distingue encore « ceux du nord » ou « ceux du sud » – jusqu’en 1990

le pays était divisé en deux républiques distinctes –, mais surtout de faibles

ressources d’énergie fossile ; il est aujourd’hui classé parmi les vingt-cinq

plus pauvres de la planète. Les étrangers qui s’aventurent encore ici

aujourd’hui sont bien souvent des émissaires diplomatiques, membres

d’ONG, coopérants scientifiques, chercheurs et parfois touristes bravant

la sulfureuse réputation du Yémen. Dans les épisodes de calme relatif,

il a reçu des voyageurs du monde

avec humour et une pointe de cynisme,

les Yéménites, comme les guides de voyage, aiment conter cette

histoire : « apres deux mille ans d’absence,

dieu revient sur terre.

traversant le Caire, il s’écrie :

“Comme la ville s’est transformée !”

puis arrivant à sanaa, il s’exclame :

“Ici, par contre, rien n’a changé !” »

5 Rébellion shiite de plusieurs milliers d’hommes tenant son nom du Cheikh Hussein Badr ad-Deen al-Houthi tué en 2004.

comme dit avec naturel Bouvier a propos du sinkiang : on trouve sanaa proBaBlement les plus Beaux trucs du monde couverts d’une crasse millenaire.

on arbore ici la jambiya , la dague

traditionnelle, comme d’autres portent

le chapeau.

sanaa demeure le palimpseste de l’une

des plus fabuleuses pages d’histoire de la

péninsule arabique : celle de la route de

l’encens.

photo sur fond blanc ?

entier si l’on en croit la collection d’autocollants internationaux qui ornent

comme des ex-voto le hall

de notre hôtel, mais en ce mois de janvier 2010, l’antienne médiatique

a fait son effet : dans le vieux Sanaa, nous sommes presque seuls.

Malgré nos errances réitérées, nous nous égarons aisément

dans le dédale de la vieille cité. On y additionne les tours et détours,

repassant trois fois dans la même ruelle en croyant ne jamais l’avoir

empruntée, souriant au même commerçant amusé dont le salut « Keif

Halek6 ! Welcome ! » devient familier. On se fait chahuter par les enfants

qui raillent notre étourderie tout en gardant les yeux rivés sur le pavé pour

ne pas trébucher sur les déchets habités par des chatons faméliques.

Dans cette cacophonie foisonnante, la poésie est une résistante qui sait

vaincre les immondices, l’âge et la poussière. Comme dit avec naturel

Nicolas Bouvier à propos du Sinkiang7, on trouve à Sanaa « probablement

les plus beaux trucs du monde couverts d’une crasse millénaire ».

On ressort de ces ruelles comme saoulés par la rumeur ambiante,

les parfums épicés, la fumée d’encens, les odeurs parfois fétides,

l’abondance de marchandises et le flot humain qui vous porte d’un bout

à l’autre de la ville comme un morceau de bois charrié par le courant

de la rivière. Ainsi menés, nous atteignons la place de Bab el-Yemen.

Ici un lot de camelots piétine, harangue les passants, le corps dissimulé

sous des cabas, des guirlandes, des chaussettes ou des chéchias

de l’Hadramaout. Là, un cercle se forme autour de femmes qui chantent.

Un coin de la place attire notre attention. Une grande porte du rez-de-

chaussée s’ouvre sur un moulin à sésame. Sa mécanique ancestrale est

actionnée par un dromadaire aussi gras qu’un mouton à la veille de l’Aïd.

L’huile exsude sous la pierre comme un élixir rare tandis que le chamelier

gave son animal de petits fagots d’herbe fraîche. Privé de toute distraction

par d’épaisses œillères en cuir qui lui donnent l’air d’une mouche, l’animal

abruti tourne nonchalamment du matin au soir, et ce probablement comme

ses ancêtres, depuis la nuit des temps. De l’autre côté de Bab el-Yemen,

l’oued Sayla absorbe le flux des véhicules. Du nord au sud, il sépare

l’antique cité des quartiers récents telle une frontière tangible entre passé

et présent. D’un côté, la vieille ville, qui toise la nouvelle du haut de ses

tours comme les vieilles dames dévisagent parfois la jeunesse avec

dédain. De l’autre, la ville moderne qui résonne d’un tintamarre ahurissant.

Les véhicules klaxonnent à tue-tête, sans ordre ni raison. À peine y a-t-on

mis le pied que l’on rêve aussitôt de retrouver la cité antique si paisible

place de Bab el-Yemen, lieu de rencontres,

de commerces et petite Cour des miracles.

par contraste. Nous sautons dans un taxi à l’heure du déjeuner.

On vante rarement la gastronomie yéménite, mais il est un plat

incontournable que nous recommande Ali, notre jeune guide, un ami

de Léa : la salta. La meilleure, nous assure-t-il, se déguste dans le quartier

Nogoum. L’Azal est une gargote populaire ouverte sur une place

généralement envahie par les taxis collectifs mais aujourd’hui occupée par

un troupeau de moutons. Le baraquement est aussi sombre qu’une cave.

Les nombreux clients y mangent accroupis sur le sol dans une chaleur

étouffante. Un boulanger à l’entrée claque contre la paroi brûlante de son

four circulaire des galettes de pain qu’il fabrique par dizaines en s’esclaffant.

7 nicolas Bouvier et thierry Vernet, Correspondance des routes croisées, éditions Zoé, 2010.

23Yémen

25Yémen

Le patron nous salue en criant par-dessus le ronflement des fourneaux.

Nous trouvons un peu de place au fond dans le noir. D’un coup de balai

sur le sol gras et crasseux, un jeune garçon pousse dans un recoin

les restes laissés sur le carrelage par nos prédécesseurs. Un film plastique

déroulé sur le sol sert de nappe et le plat arrive aussitôt, bouillonnant et

aromatique. Le ragoût coloré est encore frémissant. Le pain chaud et doré

sert à puiser dans ce mets exquis de mouton (ailleurs, ce sera du poisson),

légumes et épices aromatisés au fenugrec et arrosés d’une sauce tomate,

le tout servi dans un faitout en terre cuite encore fumant et noirci par des

cuissons répétées. L’ambiance confuse est semblable à celle d’une

taverne avec un robinet d’eau et des sodas en place des chopes

de bières. Mais les mœurs yéménites n’accordent que peu de temps

au repas, simple parenthèse de ravitaillement souvent expéditive.

Dès 14 heures, la cantine se vide soudain, tout le monde décampe : l’heure

du qat a sonné.

Au marché voisin, peu avant le déjeuner, c’était un vrai spectacle de voir

pris d’assaut les nombreux marchands de ces feuilles que les habitants

chiquent quotidiennement. Leur précieux butin soigneusement posé

sur une bâche, tâté, senti, touché par des « qateurs » exigeants tous

à la recherche de la ramille la plus jeune, la plus fraîche, la plus tendre.

Sa mastication est une addiction tristement devenue sport national.

L’or vert qui pousse sur les pentes des djebels se négocie à prix d’or –

500 rials (2 euros environ) le bouquet.

Le repas englouti, la ville plonge alors dans une étrange léthargie. Que

ce soit au fond des boutiques, dans les mafrajs ou au volant d’un taxi,

on palabre devant un petit tas de feuilles, souvent en fumant en même

temps que l’on chique. À mesure qu’une joue se gonfle, telle une fluxion,

d’une épaisse boule de feuilles (on utilise à juste titre en arabe pour cela

l’expression gazen : emmagasiner) croît l’excitation que procure

l’interminable mastication libérant de la plante ses alcaloïdes.. La bouche

remplie de ces limbes amers dont il ne ressent pas les effets faute

de parvenir à les contenir assez longtemps, Reno n’obtient qu’une pluie

de postillons verdâtres. C’est un rituel pour quasi tous les Yéménites

(même s’ils sont nombreux, comme Ali, à vouloir nous convaincre qu’ils

n’en consomment qu’occasionnellement). Un rite pratiqué au détriment

de revenus modiques chaque jour amputés !

La ville retrouve son rythme frénétique au crépuscule, comme électrisée

elle aussi. C’est le moment que nous choisissons pour aller en taxi jusqu’à

la Grande Mosquée, ouverte aux non-musulmans et joyau arrogant du

président Ali Abdallah Saleh. Le chant de l’imam y est doux et harmonieux

– les imams de la vieille ville braillent plus qu’ils ne chantent –, et nous offre

un répit idéal pour clore ce prodigieux chapitre citadin.

le flot humain vous porte comme un morceau de Bois charrié par le courant de la rivière.Ce très ancien moulin à huile de sésame a traversé les siècles pour parvenir presque intact jusqu’à nous. Ce dromadaire

harnaché, les yeux masqués et gavé

par son maître, tourne sans cesse afin que

le moulin exsude l’huile.

Vieux marchand de chapeaux

sur Bab el-Yemen.

la grande mosquée al saleh, construite en 2008 par l’ancien

président ali abdallah saleh, peut accueillir

44 000 fidèles.

Vieille femme portant la sitara ,

la tenue traditionnelle. Vieux marchand

de chapeaux sur Bab el-Yemen.

27Yémen

28Journal de la mer d’Arabie

29Yémen

Djebel Haraz, les villages perchés

Avant de pouvoir gagner Socotra où, pour l’heure, les vents de janvier

entretiennent une météo capricieuse, nous partons vers l’ouest et le djebel

Haraz où la randonnée nous promet la traversée de paysages

ensorcelants. Ali part avec nous. Il connaît bien la région – sa famille vit

à El Hajjarah, notre première halte –, aime la marche et parle bien l’anglais.

Dans le taxi collectif attrapé à Bab el-Yemen et qui nous conduit vers

Manakha, je rêve devant ces montagnes qui nous entourent, imaginant

que d’autres peut-être s’angoisseraient d’arpenter pareil territoire. Il est,

de fait, préférable d’enterrer ses velléités d’aventures dans ce pays où

de nombreuses zones demeurent hélas prohibées : la région de Saada

au nord, prise dans le conflit houthiste, celle de Marib ou l’Hadramaout,

à l’est, où plusieurs rapts ont eu lieu. Il reste encore cependant au Yémen

les territoires du ponant, certes soumis à l’étroitesse d’un tasrir, mais

accessibles. Ce permis obligatoire pour circuler s’obtient avec patience

et opiniâtreté au bureau de la police touristique de Sanaa. La première

pour supporter le zèle des bureaucrates le matin ou leur inconstance

après les heures de qat. La seconde car l’itinéraire doit y être détaillé par

le menu, jour après jour, ville après ville, et encadré par une agence

de tourisme. Un carcan insupportable pour qui, comme nous, carbure

à l’improvisation et le nez au vent. Cette situation n’est cependant pas

nouvelle. En 1962, dans le n° 33 de la collection illustrée Tour du monde,

l’auteur du livret consacré à l’Arabie écrivait déjà ceci : « Le Yémen

a toujours été une contrée difficile à visiter (…). Les étrangers (…)

ne peuvent voyager que dans les contrées où il [l’Imam] les autorise

à se rendre. »

Traverser les faubourgs misérables qui cernent la capitale, aussi

désordonnés et décrépits qu’ailleurs, écorne le mythe. Les femmes

y marchent, bidons à bout de bras, en quête d’une eau de plus en plus

rare : les nappes s’assèchent, les pluies se raréfient et Sanaa portera hélas

bientôt peut-être le titre de première capitale au monde sans eau. La route

serpente sur un lit de cailloux. Camions, bus, pick-up qui crachent dans

les côtes autant de décibels que d’épais nuages de fumée, roulent au

mépris du danger et du précipice qui parfois borde la route. Des nappes

de brume matinale couvrent les plus hautes crêtes tout autour. Pas un

arbre, pas un champ, pour rompre l’étendue de caillasse. Les courbes les

plus serrées de la route enserrent de petits hangars où les connaisseurs

se procurent l’alcool de contrebande. « Alcool shop ! »  s’écrie le

conducteur du taxi comme s’il s’agissait d’une curiosité touristique.

L’alcool est officiellement prohibé mais les clients apparemment fréquents.

Un premier check-point barre la route. Sous un large portique métallique

rouillé qui ne demande qu’à s’effondrer, des militaires lourdement armés

contrôlent les véhicules dans une pagaille sans nom. Nul ne s’en offusque

ici. Car au Yémen, en dehors de la capitale, on va et vient avec une

kalachnikov sur l’épaule. Nos tasrirs dûment inspectés, nous reprenons

la route.

Reno et moi nous regardons, et nos pensées se rejoignent :

nous partageons le même sentiment, celui de n’être pas encore

pleinement engagés dans le voyage. Léa connaît trop bien Sanaa,

ses petits hôtels, ses gargotes vivantes et bon marché et même les

administrations : pris dans la facilité et le confort de son sillage énergique,

nos jours se passent sans interrogation ni égarement. Tout ce que nous

aimons dans le voyage et qui nous manque. Ce n’est probablement qu’en

continuant seuls que nous pourrons les retrouver. Car pour bien connaître

son chemin, il faut commencer par se perdre.

pour Bien connaître son chemin, il faut commencer par se perdre.

premières maisons du village de al

Hajjarah.

ali, guide sympathique et

marcheur émérite, connaît bien le djebel

où il est né.

31Yémen

30Journal de la mer d’Arabie

Manakha, carrefour commercial de la région, repose sur un col à 2 250

mètres d’altitude. La route se divise : d’un côté, elle plonge à l’ouest vers

Al Hudaydah ; de l’autre, elle grimpe jusqu’à Al Hajjarah dont on distingue

les maisons hissées sur un éperon rocheux. C’est là que vit la famille d’Ali,

en retrait de la piste principale. Sa maison, au centre du village, est

un imposant quadrilatère de pierres orné de motifs blancs et bordé par

deux cyprès.

Ali nous précède dans les escaliers afin qu’au premier étage, les femmes

aient le temps de se dissimuler. Au second étage, son père, Naïf, est assis

dans la pièce où sont reçus les invités. C’est un repas de fête que nous

y a préparé sa maman, Fatima : salade, foul (fèves), riz arrosé de bouillon,

légumes, pain, bananes et pastèque. Le tout coiffé d’une part de bint

al-Sahn, cet exquis gâteau imbibé de miel, spécialité yéménite, dont

le nom étrange se traduit par « la fille du plat ».

Al Hajjarah est un village fortifié dont les plus anciennes bâtisses remontent

au xiie siècle. Les hautes demeures dressées sur un promontoire ou

dissimulées dans le pli de la protubérance surplombent le vide béant et la

route qui relie Sanaa à la mer Rouge. Bâties dans un savant empilement

de pierres carrées, les habitations sont presque invisibles dans ce paysage

minéral. Une position stratégique et défensive propre à la plupart des

villages montagnards hissés depuis des siècles sur les crêtes.

Je passe l’après-midi en compagnie des femmes. Elles sont six :

mère, filles ou brus sans doute, j’ignore dans le détail les liens qui

les unissent. La télé diffuse des séries mielleuses importées du Moyen-

Orient : Nour, Bab el-Hara, Dakat qalb, les mêmes que celles déjà vues

dans tant d’autres foyers du monde arabe. Ce sont de véritables pendules

rythmant le quotidien de millions de femmes de Casablanca à Bagdad

et j’ai toujours pensé qu’un courant de propagande féministe arabe

trouverait là son meilleur canal de diffusion ! Mes compagnes fument

la chicha, certaines mastiquent du qat en brodant fils d’argents et galons

sur les ceintures qui porteront les jambiyas de leurs maris et frères.

Nejoum me décore la main avec du nogach, une pierre noire broyée et

diluée qui orne la peau comme le henné. J’observe ces Pénélope habiles,

besogneuses et dévouées avec une once de pitié, je l’avoue, en les

voyant ainsi confinées dans l’attente d’un lendemain semblable.

Al Hajjarah est connu pour son

quartier juif, Al Ba’aha, qui fut habité jusqu’en 1941.

seule compte l’unite de notre genre car, sans artifice, elle porte la sororité tacite qui nous octroie, sans les hommes, des moments d’intimité partagés.

À chaque village apparaît une horde d’enfants.

ce djebel est à la géographie ce qu’une partition de Bach est à la musique : une longue suite de déclivités dont la fréquence donne le vertige.

Arabia felix , arabie Heureuse : c’est ainsi que les

romains appelaient la partie sud de la

péninsule arabique. al Yaman, son nom

arabe actuel, signifie « pays de la bonne

augure ».

petit concert improvisé par ali

et ses amis.

les ruelles étroites

des villages comme el Hajjarah

protègent du vent et de la chaleur.

35Yémen

Au matin, nous sommes tous quatre sac au dos, cheminant à travers

champs. Notre circuit commence autour du djebel Massar puis plonge

dans la vallée du wadi Haouzan. Nous avançons sur les chemins qui

serpentent entre les champs nus. La terre sèche y est méticuleusement

peignée dans l’attente figée de la pluie et des cultures de printemps.

Quelques chèvres broutent le talus. Des femmes travaillent la terre,

péniblement courbées vers le sol. L’œil s’accoutume progressivement

à la lumière blafarde que jette un soleil tenace enrobé de poussière.

Partout cette uniformité de tons et de lignes sinueuses, aussi loin que

portent nos regards. Sur ces reliefs que l’on pensait vides et désespérés

se distinguent peu à peu une multitude de détails, maisons, cultures…

Les sentiers montent, descendent, franchissent des combes, traversent

quelques villages, Beit el-Amir, Al Mahazad, Hala, puis Al Jazawa qui

domine un gouffre vertigineux plongeant jusqu’à la plaine de la Tihama.

Le quart ouest du Yémen est à la géographie ce qu’une partition de

concerto de Bach est à la musique : une longue suite de déclivités dont

la fréquence donne le vertige. L’une impose la virtuosité du pianiste,

l’autre de bâtisseurs savants capables d’édifier sur de tels accidents

naturels. Les villages sont construits en des lieux improbables : perchés

au-dessus du vide, arrimés sur des pitons ou plantés en haut de falaises.

Dans leurs rues très paisibles, les petites épiceries sont le lieu où faire

enfin quelques rencontres et discuter un instant. Sur le chemin de

l’école, les enfants nombreux sont distraits par l’appareil photo de Reno

devant lequel tous veulent poser, en pagaille et bruyamment.

Vieillard croisé sur un sentier

du djebel.

Vieille femme en tenue

traditionnelle.

enlever txt en bas à gauche

unifier fonds

37Yémen

sur les chemins

du djebel Haraz,

entre les villages

de al Hajjarah

et shugruf.

De crêtes en abîmes

L’arrivée crépusculaire sur Shugruf est un magnifique cadeau. Notre

itinéraire débouche sur le promontoire où ce village niché domine un

abîme de 300 mètres de profondeur teinté par le couchant. Des jujubes

tombent en cascade au-dessus du précipice. L’ensemble évoque

une imprenable forteresse. Un vide sidéral ceinture le promontoire isolé

sur lequel, il y a plusieurs siècles, les premières maisons furent édifiées.

À Shugruf, comme ailleurs au Yémen, c’est l’histoire qui épouse

la géographie : les constructions se sont accommodées du relief.

On accède au village par un étroit sentier qui longe la plus haute

maison, celle d’Abdu où nous allons dormir. Traversant les étables

en foulant le crottin, nous grimpons six étages. Au bruit de nos pas,

les femmes rentrent dans leurs pièces afin de ne pas être vues. Notre

hôte, d’un âge assez avancé, en a deux assez jeunes si j’en crois les traits

délicats qui nous observent dans l’entrebâillement des portes en bois

sculpté. On perçoit leurs chuchotements et des pleurs de bébés. Il fait noir

comme dans un four, des siècles de suie recouvrent les murs, les marches

sont déformées par l’usure et l’on atteint le mafraj à pas hésitants.

Rentrer chez Abdu Salah, c’est accepter de laisser au-dehors toutes

ses habitudes, même les plus simples. Faire fi de l’hygiène, de la condition

de la femme, de l’odeur bestiale et du vide abyssal servant de sanitaires.

Abdu Salah est un personnage énigmatique. Un peu fourbe et plein

d’afféterie. Mais il nous héberge et ce, en échange d’une paire de jumelles

que Léa, qui le connaît un peu, lui a gentiment apportée de France.

Il a fait la moue en découvrant l’instrument, pourtant remarquable, mais

il se précipite à la fenêtre pour scruter la vallée depuis sa tour qui n’est rien

de moins que le plus haut donjon des environs. La vue plonge sur le reste

du village, imbroglio vertigineux de bâtisses hautes et massives, certaines

en ruine mais non moins impressionnantes, au pied desquelles le bétail

vagabonde entre foin et déchets.

À shugruf, comme partout sur ces

montagnes, on aime défier la nature

qui se tient debout.

39Yémen

38Journal de la mer d’Arabie

41Yémen

Tout près du ciel

Les bougies et les lampes acétylènes scintillent derrière les carreaux

le soir venu. Notre visite aux femmes de la maison voisine est une fête.

Je suis seule avec Léa, mais elles ne se dévoilent pas pour autant :

ont-elles jamais l’occasion d’enlever leur hejab ? Elles nous aspergent d’un

parfum puissant – c’est une tradition –, nous servent chaï (thé) et biscuits

puis mettent une cassette dans le lecteur et entament une danse

élégante. Les Yéménites nous paraissent avoir le caractère aussi hérissé

que leurs montagnes mais ils savent faire de votre venue une fête et aiment

par-dessus tout danser. Les bambins sont nombreux. Les filles, ici mariées

dès la puberté, doivent déjà souvent souvent s’occuper dès leur vingt ans

d’une descendance multiple en sus du labeur quotidien – bien que les

perspectives d’avenir de ces enfants soient aussi étroites

que le nid d’aigle sur lequel ils vivent.

Le lendemain, le soleil matinal qui perce très tôt par les

fenêtres du mafraj inonde tout l’Haraz d’une lumière douce

qui ne brûle pas encore. Les matelas d’Abdu sont aussi

douteux que le reste car je me lève pointillée de vingt

piqûres de puces. Nous sommes vendredi et sur le plateau

adjacent où nous partons marcher, pères et fils se dirigent

vers Gariat Al Beiza où l’on trouve commerces, mosquée

et bain public. C’est un jour de fête, donc de rencontres,

d’échanges et d’ablutions physiques et spirituelles. Les

hommes ont revêtu un beau turban et leur thobe immaculée,

ceinturée d’une jambiya. Avant de se rendre à la prière,

certains cependant travaillent la terre qui donnera fèves,

maïs, sorgho, tubercules ou bananes ainsi que du gazoub,

la luzerne fraîche dont raffolent les moutons.

les yemenites ont le caractère parfois aussi acère que leur montagnes, mais il savent comme nulle autre faire de votre venue une fête et aiment danser par dessus tout.

La nuit qui tombe sur Shugruf lui

donne un air plus dramatique encore.

Les sources d’eau sont rares et distantes. Bienheureux celui qui

possède une mule !

43Yémen

shugruf est un enchevêtrement de bâtisses centenaires posées en équilibre sur un piton rocheux. élevage et travail des champs sont les principales ressources des habitants du djebel .

la maison d’abdu salah serait vieille de plusieurs siècles. rien ou presque n’a changé depuis.

Quelques femmes vêtues de noir lavent du linge près d’une

source : leurs bavardages mêlés de rires montent jusqu’à nous.

Du village émerge le son aigu et grésillant d’une radio couvrant

le chant des coqs. Une litanie résonne longuement, puis, soudain,

des hauts parleurs de la mosquée, retentit une puissante sonnerie

de téléphone dont l’écho se répand sur les reliefs. Commence alors

une série de conversations édifiantes. Curieux, nous prions Ali de traduire :

il s’agit d’une émission radio qui permet à un imam d’éclairer les croyants

égarés.

Une femme appelle :

« Marhaba. (Salut !) Puis-je prier si je me suis teinté les cheveux ?

– La prière est interdite avec les cheveux colorés, sauf s’ils sont teintés

avec des produits naturels. »

Nouvelle sonnerie.

« Marhaba. Mes vêtements sont salis, puis-je quand même aller faire

mes prières ?

– Si vous savez que vous êtes sale, il est interdit de prier.

Mais si vous n’en avez pas conscience, alors vous pouvez. »

Nous prenons le chemin du retour en méditant sur les enseignements

infinis et singuliers que chacun veut lire dans le Coran. Le sentier domine

la vallée qui se perd vers le sud, aussi étroite et sinueuse que le corps

ondulant d’un serpent. Nasser, un vieillard au regard tendre, fier de sa région

qu’il nous commente comme on le ferait d’un tableau, marche à nos

côtés. La mer porte jusqu’ici un voile d’humidité persistant qui blanchit

l’air. Depuis des siècles, les montagnes sont ici sculptées par les hommes,

du plus profond de la vallée jusqu’aux plus hautes cimes. Les terrasses

se superposent avec une régularité et une perfection défiant les lois de

la gravité. Le relief est entièrement couvert de ces trames linéaires qui vont

se rejoindre dans les brumes de l’horizon distant. C’est le qat, bien plus

rentable que la culture maraîchère, qui occupe une grande partie de ces

terres fertiles. Or cet hallucinogène puissant n’est pas exporté car il est

considéré ailleurs comme une drogue et n’est consommé

qu’extrêmement frais. On entretient donc ici, au prix d’un labeur éreintant

en altitude, d’innombrables parcelles uniquement pour « emmagasiner ».

le chemin oscille entre crête acérée et combe

abrupte.

nasser va jusqu’au prochain village

avec son petit-fils et nous accompagne

en chemin.

44Journal de la mer d’Arabie

46Journal de la mer d’Arabie

D’un djebel à l’autre

Le lendemain matin, une voiture nous ramène à El Hajjarah, où, après

des adieux chaleureux à la famille d’Ali, nous partons pour un autre massif

plus au sud : le Djebel Bura. Pour y parvenir, la route qui mène à Al

Hudaydah suit des plantations de bananes, mangues, papayes et goyaves

bien mûres à cette saison, irriguées par le wadi Siham. Les montagnes

jusqu’alors rapprochées et parfois oppressantes s’interrompent

brutalement et libèrent l’espace. Une large plaine s’ouvre : la Tihama,

la bien nommée « Terre chaude ». Alors que tout n’était que douceur

d’altitude, vertiges pentus et escarpements, l’horizon est subitement

d’une platitude morne, écrasé par la chaleur, et l’air pèse comme

une enclume. Le sol est inégalement garni d’une herbe rase, sèche

et de quelques tahla (épineux). Les maisons sont ici de fragiles zéribas,

huttes de paille coniques. Nous apercevons quelques femmes à la peau

très sombre et le corps enveloppé d’un tissu chatoyant, la tête chargée

de bois : une large partie de la population de cette région descend des

Éthiopiens qui occupaient la région au début de notre ère.

L’axe routier se divise à Bajil, ville commerçante et centre administratif

régional, posé au cœur de cette poêle à frire torride. La route qui monte

au Djebel Bura est restée une piste défoncée jusqu’à la visite du président

Ali Abdallah Saleh pour qui les nids-de-poule ont été couverts d’un

goudron flambant neuf. Fort heureusement, au Yémen ou ailleurs, les

visites provinciales des dirigeants sont l’opportunité pour les locaux de voir

fleurir des aménagements, certes fortuits, mais dont ils ne verraient

autrement jamais la couleur si celles-ci n’avaient pas lieu.

l’horizon est suBitement d’une platitude morne et l’air pèse comme une enclume.

la plaine de la tihama

qui s’étend du pied des djebels jusqu’à

la mer rouge offre un tout autre visage.

170%

gardien de chèvres

sur la toute de al Jeran.

abdu nasser Yahya al Hada min Bura

et son épouse vivent perchés à 1 200 mètres

d’altitude. leur habitation est

dominée par les reliefs garnis de terrasses

qui semblent toucher le ciel.

nos échanges sont souvent sommaires mais même mutiques, je les aime ainsi car ils recèlent toujours une concorde tacite et sont gorgés d’humanité.

Abdu, que connaît bien Léa, est un vieillard de quatre-vingt-douze ans

(nous dit-il) dont les yeux malicieux et brillants illuminent le visage cuivré

$et souriant. Son crâne dégarni est toujours couvert d’un petit calot blanc.

Le petit homme qui, depuis trente ans, ne parvient plus à grimper jusqu’à

sa maison située plus haut, possède en bord de route trois cases en

pierre où le voyageur peut poser son duvet.

Mais nous suivons quant à nous la frêle silhouette de sa dernière femme

$(il en a eu trois avant elle) sur le sentier escarpé qui conduit à leur logis.

La pièce du rez-de-chaussée est réservée aux bêtes. La femme d’Abdu vit

à l’étage avec sa fille et son bébé – son gendre travaille en Arabie Saoudite.

Elles nous servent un verre de chaï devant la télé allumée et nous

échangeons quelques mots d’arabe ponctués de sourires qui laissent voir

leurs dents noircies par le qat. Nos échanges sont sommaires – toutes

deux parlent le dialecte du massif du Bura –, mais il y passe cette

chaleur humaine qui n’a pas besoin de mots. La mère porte la tenue

traditionnelle : une épaisse tunique de velours noir à l’encolure et aux

poignets brodés, de laquelle dépassent les jambières ornées de fils dorés

d’un pantalon ajusté. Une bande de tissu blanc qui lui sert à porter ses

outils quand elle travaille la terre fait plusieurs fois le tour de sa taille fine.

Sa tête est couverte d’un imposant carré du même velours noir,

retenu par un foulard et formant une large visière.

Chaque jour qui passe voit notre admiration

grandir pour celles dont la vie difficile,

partagée avec les bêtes et leur labeur surhumain

sur ces reliefs, est d’une insupportable

précarité.

53Yémen

Des montagnes de traditions

Le massif du Bura est propice à la randonnée pour qui ne craint pas ses

impitoyables pentes. Au village voisin d’Al Jeran, nous bifurquons entre

les plantations de café vers le djebel Hazan. Très vite, nous soufflons plus

que les ânes qui nous doublent. Les pierres grossièrement juxtaposées

et d’une taille irrégulière forment un sentier d’une raideur absolue sur

lequel chaque pas exige un effort colossal.

Le chemin semble emprunté par tout ce que la région compte d’habitants,

allant et venant entre Al Jeran et leurs maisons situées plus haut.

La plupart grimpent d’un pas vif, familiers de la pente comme de l’altitude.

Seules peinent les femmes auxquelles revient la charge de porter les

fardeaux : brassées de fourrage, bidons d’eau, fagots de bois. L’une

d’elles ploie sous une bouteille de gaz de vingt kilos : elle semble si frêle

et peut-être si jeune sous son voile opaque qui nous empêche de la voir…

La sangle retenant son faix lui cisaille l’épaule. Nous nous arrêtons à ses

côtés, sans comprendre ce que sa voix essoufflée nous murmure : se

plaindrait-elle ? Rares sont celles qui laissent ainsi paraître leur souffrance.

Ignorant les hommes qui nous dévisagent et renvoyant au diable leurs

codes iniques, Ali et Reno la délestent de son fardeau et se relaient pour

porter, péniblement, la bonbonne jusqu’à la maison qu’elle nous dit être

petite pause sur le sentier pentu qui

escalade le relief.

on entretient ici, au prix d’un labeur

éreintant en altitude, d’innombrables parcelles de qat

uniquement pour « emmagasiner ».

celle de sa sœur. C’est peu de chose car elle avait déjà fait la moitié

du chemin pour elle. Elle nous sert pour nous remercier un café avant

que nous la quittions sans même avoir vu son visage. Nous sommes

indignés, ce qui paraît assez vain sous ce ciel yéménite. Ali, comme toute

personne native du djebel, ne semble pas véritablement gêné : « C’est

la tradition depuis toujours. Les femmes d’ici ont l’habitude ! » Entre les

maisons élevées au-dessus du vide et les plantations soutenues par

d’habiles murets de pierres, les marches nous conduisent jusqu’au plus

haut village, Al Faech. Les grains de café y sèchent sur le sol entre

les maisons. Les ânes languissent sous le soleil. Des nuées d’enfants

espiègles nous suivent dans les ruelles : les mères poussent parfois

au-dehors elles-mêmes leurs rejetons qui adorent venir poser devant

nos appareils photo. Leur nombre dissuade Reno de sortir son carnet

à dessins. Nous trouvons de l’ombre au sommet du djebel Hazan, point

culminant du massif à 2 200 m. Au cœur des reliefs yéménites et dans

un rayon de 360 degrés, le soleil martèle les plis d’un relief si vertical.

Il n’y a pas un pan de relief qui n’échappe aux cultures. Chaque degré

de la pente a été habilement façonné en terrasses pour convertir

ce royaume lithique hostile en parcelles fertiles. La route du retour suit

les crêtes pendant quelques heures. Ubac et adret chutent à pic vers

le fond des vallées. Concentrés sur nos pas, sans penser au vide qui nous

entoure, nous descendons jusqu’à Al Railiyen où nous déglutissons

des sodas en moins de temps qu’il n’en faut à nos genoux pour amortir

le dénivelé. En fin de journée, nous retrouvons Abdu qui est ce soir

d’humeur chantante après le repas. Sa voix s’élève vers la voûte nocturne

où chaque étoile me renvoie vers une femme croisée en chemin. Couchée

sur le toit, je songe à l’antagonisme constant entre la magnificence

de cette nature et leurs vies harassantes de naufragées du passé.

Léa repart vers Sanaa ce matin.

Elle ira y accueillir Serge à l’aéroport avant notre départ pour Socotra.

En attendant, Ali nous conduit vers d’autres djebels en direction d’Al Ujjur.

Toujours gai et dispos, c’est un bon marcheur et un excellent compagnon,

devenu un ami. Des randonnées déjà accomplies avec des touristes

français, Ali a retenu un lexique ad hoc : « Attention ça glisse ! » « Attention

ça pique ! », qui ponctue nos échanges. Le village de Marabat Beni Al

Jouzahi tient un col qui regarde vers le nord et le sud. À partir de là,

notre chemin n’est plus que descente. Ce qui n’est ici guère plus aisé

que d’aller vers le haut et nos rotules semblent capituler à chaque pas.

Les montagnes sont des mêmes tons variés que le café cultivé sur leurs

pentes : brun, marron, bistre, mordoré ou gris parfois.

Arrivé d’Éthiopie par la mer à partir du xve siècle, auréolé

de légendes, le café a fait la fortune de nombreux cheikhs dès

le xviie siècle avant que le qat ne supplante sa culture. On lui attribue

au Yémen autant de noms qu’on a de façons de le boire : kawa lorsqu’il

est noir et corsé, boun ou kishr lorsqu’il se réduit à cette singulière

décoction d’écalures de grains parfumées à la cardamome, au gingembre

ou à la cannelle, aussi claire que le thé. À contresens, des femmes

encore montent, harassées et trébuchantes derrière leurs mules chargées

d’herbages. Au hameau d’Al Garia, la vieille Hâtima nous arrête. Elle porte

un costume élimé et de son foulard bleu dépassent quelques mèches

rousses qui encadrent son beau visage aussi plissé que le djebel.

Ceinture de femme.

avec le qat, le café fait partie

des principales cultures sur les terrasses des montagnes.

on aperçoit

des villages perchés jusqu’aux plus hauts

sommets.

enlever txt à gauche

57Yémen

la vieille Hâtima.

la consommation du qat s’est généralisée

à tout le pays avec l’apparition des routes

il y a 50 ans. sa culture supplante

souvent celle du sorgho, du blé ou du maïs.

Elle pose pour Reno, assise sur un rocher, empesée de fierté.

Son visage s’illumine peu à peu d’un timide sourire. Elle nous raconterait

sûrement bien des histoires si l’on pouvait s’attarder. Mais le jour décline.

Nous atteignons Al Ujjur, huit cents mètres d’altitude, en fin d’après-midi.

C’est le plus grand village que nous ayons vu depuis Al Hajjarah, construit

sur un belvédère qui surplombe la vallée du Wadi Rayjaf en aval. Il compte

un nombre conséquent de maisons, plusieurs mosquées, une grande

école et abrite même un médecin, Ahmed Mohammed Hassan Al Ahdal.

Ali, qui le connaît un peu, surmonte sa timidité pour lui demander

l’hospitalité. L’homme est docteur mais aussi un peu qadi – c’est-à-dire

juge, comme pouvaient l’être les notables de nos villages de campagne.

Il reçoit sans distinction patients et visiteurs qui défilent au rez-de-chaussée

de sa maison, et s’enquiert des soucis de chacun. Coussins et accoudoirs

font le tour de la pièce décorée d’ustensiles accrochés au mur.

Des photos de famille, fils, pères, aïeux, des chichas, une canne, comme

en ont souvent les vieux Yéménites, un poster bucolique d’une lointaine

contrée imaginaire, un tapis de prière, un poste de télévision dont

le fonctionnement est soumis à la bonne volonté du réseau électrique.

Et dans son petit salon-cabinet, une armoire à pharmacie remplie de

médicaments en vrac. Une femme à peine entraperçue pose furtivement

sur le pas de la porte un plateau à thé qu’un petit garçon porte jusqu’à

nous. Hommes et femmes vivent au Yémen de manière très cloisonnée.

Le gynécée se situe pourtant ici dans la pièce adjacente où je suis vite

conviée. Passé nos chaleureuses salutations, leur interrogatoire est

immédiat : nombre d’enfants, nom du zaoudji (mari)…

Vers l’île mystérieuse

J’aimerais leur dire combien les choses sont différentes pour moi sans

avoir à mentir pour ne pas offenser une idéologie forgée par le Coran

et leurs coutumes immuables. Mais un gouffre plus culturel que

géographique nous sépare, l’exercice est périlleux. J’en ai déjà fait l’amère

expérience en Iran8.. Mes cinq compagnes veulent me vêtir, telle une

poupée, en femme du Bura avec tout ce que leur placard compte

de bijoux et de vêtements. Nul doute, je suis ridicule, mais leur plaisir

est si grand que j’obtempère alors qu’elles me submergent d’une nuée

de parfums capiteux. Je partage leur délicieux déjeuner certainement

enrichi pour honorer notre présence : curry de légumes au fromage frais,

radis géant, riz parfumé à la cannelle et aux clous de girofle, pain encore

tiède sorti du four, suivis d’un boun. Une sieste s’impose. « L’asha,

le dîner, est dans le djebel plus léger que le déjeuner : fasouliya et khalas 

(des fèves et c’est tout) ! » nous a prévenus Ali. Sans doute l’estomac est-il

mieux rempli le midi pour amortir l’arrivée de sucs de qat des heures durant.

Mes amies passent l’après-midi à siester devant la télé, fumer la chicha,

« qater » ou se cacher au passage de Reno se rendant au hammam situé

dans la cour. La séparation des genres donne souvent lieu à de

rocambolesques gestions de l’espace pour que les uns ne risquent

pas de voir les autres, comme il se doit.

Page 57 :Dessin : La jolie mosquée de Al Ujjur. ?????

fond blanc sous les singes

58Journal de la mer d’Arabie

Trois étrangers pour la nuit, Ali, Reno et moi, une femme qui plus est,

peut-être était-ce embarrassant pour notre médecin. Un garçon nous

conduit donc sur le toit de l’école où nous pourrons étendre notre

squelette rompu. Nous y sommes idéalement placés pour discrètement

observer le va-et-vient du village, le paysage alentour, et ce, sans que

la horde d’enfants qui déboulera dans la cour de récréation au matin

ne le sache. Dès la fin du jour, l’intérieur des maisons s’illumine comme

par magie derrière leurs vitraux multicolores. Notre chambre ressemble

ce soir à une nef en plein air où les chats livrent d’âpres combats nocturnes.

Je craignais que l’appel à la prière de nuit soit moins doux que celui de

Sanaa. Or c’est ici le réveil qui se révèle violent : à 6 h 30, le haut-parleur

de l’école, auquel nous n’avions pas prêté attention, vocifère dans

un larsen à rendre fou. La voix braille des prières puis un interminable

discours sur un ton de prédicateur avant d’encourager les enfants

les résidents de la vallée

protégée du Wadi rayjaf.

Bajil,

le jour du marché qui rassemble

toutes les populations de la région.

à la gymnastique. « Monkey forest », c’est ainsi qu’Ali nomme

la vallée du Wadi Rayjaf peuplée de nombreux babouins où nous partons

ensuite achever notre randonnée. La roche se garnit soudain d’arbres,

buissons et bananiers abondants dans le creux des rochers où le wadi

s’est fait une place. L’eau y est rare en hiver, mais elle monte très haut

durant les pluies d’été, formant de grands bassins près desquels les

Yéménites aiment passer leurs jours

de congés. Les singes, oiseaux, serpents, manguiers, vigne rampante

et adéniums en fleur s’épanouissent dans cette nature où l’air qui a perdu

la fraîcheur des cimes devient pesant et moite. La vallée est un site protégé

sur lequel veille Abdallah qui nous offre le sol de sa maison pour la nuit.

Le retour sur Sanaa le lendemain se fait par une succession de pick-ups

et de taxis qui nous ramènent de la Tihama aux hauteurs de la capitale,

via Bajil où un marché rassemble aujourd’hui tout ce que la région compte

de populations dans un magnifique patchwork coloré. À Sanaa, nous

retrouvons Léa en compagnie de Serge. C’est un grand gars au physique

de légionnaire : espérons que nous n’aurons pas de mal à suivre sa

cadence dans les reliefs de Socotra. Tous quatre réunis, nous avons hâte

de partir ! Le climat de la capitale est délétère. Les mesures en vigueur

pour les touristes se sont encore durcies. Les insurgés houthistes

maintiennent la tension malgré les cessez-le-feu et des avions de chasse

survolent la capitale dans un bruit fracassant.

Ali Abdallah Saleh dépense une énergie considérable pour prouver

au monde en général et aux Américains en particulier qu’il peut vaincre seul

tous les maux yéménites, mais sans succès jusqu’à présent.

Écueil de nature vierge, terre solitaire et paisible au milieu d’une mer

turquoise, notre île mystérieuse, dont tout le monde ou presque semble

ignorer l’existence, sera-t-elle enfin l’endroit béni où s’échapper ?