journal d’un curé de campagne partie ii

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8/14/2019 Journal d’un curé de campagne Partie II http://slidepdf.com/reader/full/journal-dun-cure-de-campagne-partie-ii 1/103 Journal d un cur de campagne Georges Bernanos Partie II J ai eu ce matin, apr s la messe, une longue conversation avec Mlle Louise. Je la  voyais jusqu ici rarement aux offices de la semaine, car sa situation  d institutrice au ch teau nous impose tous deux une grande r serve. Mme la  comtesse l estime beaucoup. Elle devait, para t-il, entrer aux Clarisses, mais  s est consacr e une vieille m re infirme qui n est morte que l ann e derni re.  Les deux petits gar ons l adorent. Malheureusement la fille a n e, Mlle Chantal,  ne lui t moigne aucune sympathie et m me semble prendre plaisir l humilier, la  traiter en domestique. Enfantillages peut- tre, mais qui doivent exercer  cruellement sa patience, car je tiens de Mme la comtesse qu elle appartient une  excellente famille et a re u une ducation sup rieure. J ai cru comprendre que le ch teau m approuvait de me passer de servante. On trouverait n anmoins pr f rable que je fisse la d pense d une femme de journ e,  ne f t-ce que pour le principe, une ou deux fois par semaine. videmment, c est  une question de principe. J habite un presbyt re tr s confortable, la plus belle  maison du pays, apr s le ch teau, et je laverais moi-m me mon linge ! j aurais  l air de le faire expr s. Peut- tre aussi n ai-je pas le droit de me distinguer des confr res pas plus  fortun s que moi, mais qui tirent un meilleur parti de leurs modestes ressources.  Je crois sinc rement qu il m importe peu d tre riche ou pauvre, je voudrais ��  seulement que nos sup rieurs en d cidassent une fois pour toutes. Ce cadre de  f licit bourgeoise o l on nous impose de vivre convient si peu notre mis re  L extr me pauvret n a pas de peine rester digne. Pourquoi maintenir ces  apparences ? Pourquoi faire de nous des besogneux ? Je me promettais quelques consolations de l enseignement du cat chisme  l mentaire, de la pr paration la sainte communion priv e selon le v u du saint  pape Pie X. Encore aujourd hui, lorsque j entends le bourdonnement de leurs voix  dans le cimeti re, et sur le seuil le claquement de tous ces petits sabots ferr s,  il me semble que mon c ur se d chire de tendresse. Sinite parvulos Je r vais de  leur dire, dans ce langage enfantin que je retrouve si vite, tout ce que je dois garder pour moi, tout ce qu il ne m est pas possible d exprimer en chaire o l on  m a tant recommand d tre prudent. Oh ! je n aurais pas exag r , bien entendu ! ��  Mais enfin j tais tr s fier d avoir leur parler d autre chose que des probl mes ��  de fractions, du droit civique, ou encore de ces abominables le ons de choses, qui  ne sont en effet que des le ons de choses et rien de plus. L homme l cole des ��  choses ! Et puis j tais d livr de cette sorte de crainte presque maladive, que ��  tout jeune pr tre prouve, je pense, lorsque certains mots, certaines images lui  viennent aux l vres, d une raillerie, d une quivoque, qui brisant notre lan,  fait que nous nous en tenons forc ment d aust res le ons doctrinales dans un  vocabulaire si us mais si s r qu il ne choque personne, ayant au moins le m rite  de d courager les commentaires ironiques force de vague et d ennui. nous  entendre on croirait trop souvent que nous pr chons le Dieu des spiritualistes,  

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8/14/2019 Journal d’un curé de campagne Partie II

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Journal d un cur de campagne� �

Georges Bernanos

Partie II

J ai eu ce matin, apr s la messe, une longue conversation avec Mlle Louise. Je la� �  voyais jusqu ici rarement aux offices de la semaine, car sa situation�  d institutrice au ch teau nous impose tous deux une grande r serve. Mme la� � � �  comtesse l estime beaucoup. Elle devait, para t-il, entrer aux Clarisses, mais� �  s est consacr e une vieille m re infirme qui n est morte que l ann e derni re.� � � � � � � �  Les deux petits gar ons l adorent. Malheureusement la fille a n e, Mlle Chantal,� � � �  ne lui t moigne aucune sympathie et m me semble prendre plaisir l humilier, la� � � � �  traiter en domestique. Enfantillages peut- tre, mais qui doivent exercer�  

cruellement sa patience, car je tiens de Mme la comtesse qu elle appartient une� �  excellente famille et a re u une ducation sup rieure.� � �

J ai cru comprendre que le ch teau m approuvait de me passer de servante.� � �

On trouverait n anmoins pr f rable que je fisse la d pense d une femme de journ e,� � � � � �  ne f t-ce que pour le principe, une ou deux fois par semaine. videmment, c est� � �  une question de principe. J habite un presbyt re tr s confortable, la plus belle� � �  maison du pays, apr s le ch teau, et je laverais moi-m me mon linge ! j aurais� � � �  l air de le faire expr s.� �

Peut- tre aussi n ai-je pas le droit de me distinguer des confr res pas plus� � �  fortun s que moi, mais qui tirent un meilleur parti de leurs modestes ressources.�  

Je crois sinc rement qu il m importe peu d tre riche ou pauvre, je voudrais� � � ��  seulement que nos sup rieurs en d cidassent une fois pour toutes. Ce cadre de� �  f licit bourgeoise o l on nous impose de vivre convient si peu notre mis re� � � � � � � L extr me pauvret n a pas de peine rester digne. Pourquoi maintenir ces� � � � �  apparences ? Pourquoi faire de nous des besogneux ?

Je me promettais quelques consolations de l enseignement du cat chisme� �  l mentaire, de la pr paration la sainte communion priv e selon le v u du saint� � � � � �  pape Pie X. Encore aujourd hui, lorsque j entends le bourdonnement de leurs voix� �  dans le cimeti re, et sur le seuil le claquement de tous ces petits sabots ferr s,� �  il me semble que mon c ur se d chire de tendresse. Sinite parvulos Je r vais de� � � �  leur dire, dans ce langage enfantin que je retrouve si vite, tout ce que je doisgarder pour moi, tout ce qu il ne m est pas possible d exprimer en chaire o l on� � � � �  

m a tant recommand d tre prudent. Oh ! je n aurais pas exag r , bien entendu !� � �� � � �  Mais enfin j tais tr s fier d avoir leur parler d autre chose que des probl mes�� � � � � �  de fractions, du droit civique, ou encore de ces abominables le ons de choses, qui�  ne sont en effet que des le ons de choses et rien de plus. L homme l cole des� � � ��  choses ! Et puis j tais d livr de cette sorte de crainte presque maladive, que�� � �  tout jeune pr tre prouve, je pense, lorsque certains mots, certaines images lui� �  viennent aux l vres, d une raillerie, d une quivoque, qui brisant notre lan,� � � � �  fait que nous nous en tenons forc ment d aust res le ons doctrinales dans un� � � � �  vocabulaire si us mais si s r qu il ne choque personne, ayant au moins le m rite� � � �  de d courager les commentaires ironiques force de vague et d ennui. nous� � � �  entendre on croirait trop souvent que nous pr chons le Dieu des spiritualistes,�  

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l tre supr me, je ne sais quoi, rien qui ressemble, en tout cas, ce Seigneur�� � �  que nous avons appris conna tre comme un merveilleux ami vivant, qui souffre de� �  nos peines, s meut de nos joies, partagera notre agonie, nous recevra dans ses��  bras, sur son c ur.�

J ai tout de suite senti la r sistance des gar ons, je me suis tu. Apr s tout, ce� � � �  n est pas leur faute, si l exp rience pr coce des b tes in vitable s ajoute� � � � � � � � � �  maintenant celle du cin ma hebdomadaire.�

Quand leur bouche a pu l articuler pour la premi re fois, le mot amour tait d j� � � � � un mot ridicule, un mot souill qu ils auraient volontiers poursuivi en riant,� � � coups de pierres, comme ils font des crapauds. Mais les filles m avaient donn� � quelque espoir, S raphita Dumouchel surtout. C est la meilleure l ve du� � � �  cat chisme, gaie, proprette, le regard un peu hardi, bien que pur. J avais pris� �  peu peu l habitude de la distinguer parmi ses camarades moins attentives, je� �  l interrogeais souvent, j avais un peu l air de parler pour elle. La semaine� � �  pass e, comme je lui donnais la sacristie son bon point hebdomadaire une belle� � �  image j ai pos sans y penser les deux mains sur ses paules et je lui ai dit :� � � �  As-tu h te de recevoir le bon J sus ? Est-ce que le temps te semble long ?� � � � 

Non, m a-t-elle r pondu, pourquoi ? a viendra quand a viendra. J tais� � � � � ��  interloqu , pas trop scandalis d ailleurs, car je sais la malice des enfants.� � �  

J ai repris : Tu comprends, pourtant ? Tu m coutes si bien ! Alors son petit� � �� �  visage s est raidi et elle a r pondu en me fixant : C est parce que vous avez de� � � �  tr s beaux yeux.� �

Je n ai pas bronch , naturellement, nous sommes sortis ensemble de la sacristie et� �  toutes ses compagnes qui chuchotaient se sont tues brusquement, puis ont clat de� �  rire. videmment, elles avaient combin la chose entre elles.� �

Depuis je me suis efforc de ne pas changer d attitude, je ne voulais pas avoir� �  l air d entrer dans leur jeu. Mais la pauvre petite, sans doute encourag e par les� � �  autres, me poursuit de grimaces sournoises, aga antes, avec des mines de vraie�  femme, et une mani re de relever sa jupe pour renouer le lacet qui lui sert de�  jarreti re. Mon Dieu, les enfants sont les enfants, mais l hostilit de ces� � �  

petites ? Que leur ai-je fait ?

Les moines souffrent pour les mes. Nous, nous souffrons par elles. Cette pens e� �  qui m est venue hier soir a veill pr s de moi toute la nuit, comme un ange.� � �

Jour anniversaire de ma nomination au poste d Ambricourt. Trois mois d j ! J ai� � � �  bien pri ce matin pour ma paroisse, ma pauvre paroisse ma premi re et derni re� � � �  paroisse peut- tre, car je souhaiterais d y mourir. Ma paroisse ! Un mot qu on ne� � �  peut prononcer sans motion, que dis-je ! sans un lan d amour. Et cependant, il� � � �  n veille encore en moi qu une id e confuse. Je sais qu elle existe r ellement,�� � � � �  que nous sommes l un l autre pour l ternit , car elle est une cellule vivante� � � �� �  de l glise imp rissable et non pas une fiction administrative. Mais je voudrais�� �  que le bon Dieu m ouvr t les yeux et les oreilles, me perm t de voir son visage,� � �  

d entendre sa voix. Sans doute est-ce trop demander ? Le visage de ma paroisse !�  Son regard ! Ce doit tre un regard doux, triste, patient, et j imagine qu il� � �  ressemble un peu au mien lorsque je cesse de me d battre, que je me laisse�  entra ner par ce grand fleuve invisible qui nous porte tous, p le-m le, vivants et� � �  morts, vers la profonde ternit . Et ce regard ce serait celui de la chr tient ,� � � �  de toutes les paroisses, ou m me peut- tre celui de la pauvre race humaine ?� � �  Celui que Dieu a vu du haut de la Croix. Pardonnez-leur parce qu ils ne savent pas�  ce qu ils font� �

(J ai eu l id e d utiliser ce passage, en l arrangeant un peu, pour mon� � � � �  instruction du dimanche. Le regard de la paroisse a fait sourire et je me suis

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arr t une seconde au beau milieu de la phrase avec l impression, tr s nette h las� � � � �  ! de jouer la com die. Dieu sait pourtant que j tais sinc re ! Mais il y a� �� �  toujours dans les images qui ont trop mu notre c ur quelque chose de trouble. Je� �  suis s r que le doyen de Torcy m e t bl m . la sortie de la messe, M. le comte� � � � � �  m a dit, de sa dr le de voix un peu nasale : Vous avez eu une belle envol e !� � � � � J aurais voulu rentrer sous terre.)�

Mlle Louise m a transmis une invitation d jeuner au ch teau, mardi prochain. La� � � �  

pr sence de Mlle Chantal me g nait un peu, mais j allais n anmoins r pondre par un� � � � �  refus quand Mlle Louise m a fait discr tement signe d accepter.� � �

La femme de m nage reviendra mardi au presbyt re. Mme la comtesse aura la bont de� � �  la rembourser de sa journ e une fois par semaine. J tais si honteux de l tat de� �� ��  mon linge que j ai couru ce matin jusqu Saint-Vaast pour y faire l emplette de� �� �  trois chemises, de cale ons, de mouchoirs, bref, les cent francs de M. le cur de� �  Torcy ont peine suffi couvrir cette grosse d pense. De plus, je dois donner le� � �  repas de midi et une femme qui travaille a besoin d une nourriture convenable.�

Heureusement mon bordeaux va me rendre service. Je l ai mis en bouteilles hier. Il�  m a paru un peu trouble, n anmoins il embaume.� �

Les jours passent, passent Qu ils sont vides ! J arrive encore bout de ma� � � �  besogne quotidienne, mais je remets sans cesse au lendemain l ex cution du petit� �  programme que je me suis trac . D faut de m thode, videmment. Et que de temps je� � � �  passe sur les routes ! Mon annexe la plus proche est trois bons kilom tres,� �  l autre cinq. Ma bicyclette ne me rend que peu de services, car je ne puis� �  monter les c tes, jeun surtout, sans d horribles maux d estomac. Cette paroisse� � � �  si petite sur la carte ! Quand je pense que telle classe de vingt ou trente�  l ves, d ge et de condition semblables, soumis la m me discipline, entra n s� � �� � � � �  aux m mes tudes, n est connue du ma tre qu au cours du second trimestre et� � � � � �  encore ! Il me semble que ma vie, toutes les forces de ma vie vont se perdre dans�  le sable.

Mlle Louise assiste maintenant chaque jour la Sainte Messe. Mais elle appara t� �  

et dispara t si vite qu il m arrive de ne pas m apercevoir de sa pr sence. Sans� � � � �  elle, l glise e t t vide.�� � � �

Rencontr hier S raphita en compagnie de M. Dumouchel. Le visage de cette petite� �  me semble se transformer de jour en jour : jadis si changeant, si mobile, je luitrouve maintenant une esp ce de fixit , de duret bien au-dessus de son ge.� � � �

Tandis que je lui parlais, elle m observait avec une attention si g nante que je� �  n ai pu m emp cher de rougir. Peut- tre devrais-je pr venir ses parents Mais de� � � � � �  quoi ? Sur un papier laiss sans doute intentionnellement dans un des cat chismes� �  et que j ai trouv ce matin, une main maladroite avait dessin une minuscule bonne� � �  femme avec cette inscription : La chouchoute de M. le cur . Comme je distribue� � �  chaque fois les livres au hasard, inutile de rechercher l auteur de cette�  

plaisanterie. J ai beau me dire que ces sortes d ennuis sont, dans les maisons� �  d ducation les mieux tenues, monnaie courante, cela ne m apaise qu demi. Un�� � ��  ma tre peut toujours se confier son sup rieur, prendre date. Au lieu qu ici� � � � �

Souffrir par les mes , je me suis r p t toute la nuit cette phrase� � � � � �  consolante. Mais l ange n est pas revenu.� �

Mme P griot est arriv e hier. Elle m a paru si peu satisfaite des prix fix s par� � � �  Mme la comtesse que j ai cru devoir ajouter cinq francs de ma poche Il para t que� �  le vin a t mis en bouteilles beaucoup trop t t, sans les pr cautions� � � �  n cessaires, en sorte que je l ai g t . J ai retrouv la bouteille dans la cuisine� � � � � �  

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peine entam e.� �

videmment cette femme a un caract re ingrat et des mani res p nibles. Mais il� � � �  faut tre juste : je donne maladroitement et avec un embarras ridicule qui doit�  d concerter les gens. Aussi ai-je rarement l impression de faire plaisir,� �  probablement parce que je le d sire trop. On croit que je donne regret.� �

R union mardi chez le cur d H buterne, pour la conf rence mensuelle. Sujet trait� � � � � � 

par M. l abb Thomas, licenci en histoire : La R forme, ses origines, ses� � � � �  causes. Vraiment, l tat de l glise au XVIe si cle fait fr mir. mesure que le� �� �� � � �  conf rencier poursuivait son expos forc ment un peu monotone, j observais les� � � �  visages des auditeurs sans y voir autre chose que l expression d une curiosit� � � polie, exactement comme si nous nous tions r unis pour entendre lire quelque� �  chapitre de l histoire des Pharaons. Cette indiff rence apparente m e t jadis� � � �  exasp r . Je crois maintenant qu elle est le signe d une grande foi, peut- tre� � � � �  aussi d un grand orgueil inconscient. Aucun de ces hommes ne saurait croire�  l glise en p ril, pour quelque raison que ce soit. Et certes ma confiance n est�� � �  pas moindre, mais probablement d une autre esp ce. Leur s curit m pouvante.� � � � ��

(Je regrette un peu d avoir crit le mot d orgueil, et cependant je ne puis� � �  l effacer, faute d en trouver un qui convienne mieux un sentiment si humain, si� � �  

concret. Apr s tout, l glise n est pas un id al r aliser, elle existe et ils� �� � � � �  sont dedans.)

l issue de la conf rence, je me suis permis de faire une timide allusion au� � �  programme que je me suis trac . Encore ai-je supprim la moiti des articles. On� � �  n a pas eu beaucoup de mal me d montrer que son ex cution, m me partielle,� � � � �  exigerait des jours de quarante-huit heures et une influence personnelle que jesuis loin d avoir, que je n aurai peut- tre jamais. Heureusement, l attention� � � �  s est d tourn e de moi et le cur de Lumbres, sp cialiste en ces mati res, a� � � � � �  trait sup rieurement le probl me des caisses rurales et des coop ratives� � � �  agricoles.

Je suis rentr assez tristement, sous la pluie. Le peu de vin que j avais pris me� �  

causait d affreuses douleurs d estomac. Il est certain que je maigris norm ment� � � �  depuis l automne et ma mine doit tre de plus en plus mauvaise car on m pargne� � ��  d sormais toute r flexion sur ma sant . Si les forces allaient me manquer ! J ai� � � �  beau faire, il m est difficile de croire que Dieu m emploiera vraiment fond,� � � � � se servira de moi comme des autres. Je suis chaque jour plus frapp de mon�  ignorance des d tails les plus l mentaires de la vie pratique, que tout le monde� � �  semble conna tre sans les avoir appris, par une esp ce d intuition. videmment, je� � � �  ne suis pas plus b te que tel ou tel, et condition de m en tenir des formules� � � �  retenues ais ment, je puis donner l illusion d avoir compris. Mais ces mots qui� � �  pour chacun ont un sens pr cis me paraissent au contraire se distinguer peine� �  entre eux, au point qu il m arrive de les employer au hasard, comme un mauvais� �  joueur risque une carte. Au cours de la discussion sur les caisses rurales,j avais l impression d tre un enfant fourvoy dans une conversation de grandes� � �� �  

personnes.

Il est probable que mes confr res n taient gu re plus instruits que moi, en d pit� �� � �  des tracts dont on nous inonde. Mais je suis stup fait de les voir si vite� � l aise d s qu on aborde ces sortes de questions. Presque tous sont pauvres, et s y� � � �  r signent courageusement. Les choses d argent n en semblent pas moins exercer sur� � �  eux une esp ce de fascination. Leurs visages prennent tout de suite un air de�  gravit , d assurance, qui me d courage, m impose le silence, presque le respect.� � � �

Je crains bien de n tre jamais pratique, l exp rience ne me formera pas. Pour un�� � �  observateur superficiel, je ne me distingue gu re des confr res, je suis un paysan� �  

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comme eux. Mais je descends d une lign e de tr s pauvres gens, t cherons,� � � �  man uvres, filles de ferme, le sens de la propri t nous manque, nous l avons� � � �  s rement perdu au cours des si cles. Sur ce point mon p re ressemblait mon� � � �  grand-p re qui ressemblait lui-m me son p re mort de faim pendant le terrible� � � �  hiver de 1854. Une pi ce de vingt sous leur br lait la poche et ils couraient� �  retrouver un camarade pour faire ribote. Mes condisciples du petit s minaire ne�  s y trompaient pas : maman avait beau mettre son meilleur jupon, sa plus belle�  coiffe, elle avait cet air humble, furtif, ce pauvre sourire des mis rables qui�  

l vent les enfants des autres. S il ne me manquait encore que le sens de la� � �  propri t ! Mais je crains de ne pas plus savoir commander que je ne saurais� �  poss der. a, c est plus grave.� � �

N importe ! Il arrive que des l ves m diocres, mal dou s, acc dent au premier� � � � � �  rang. Ils n y brillent jamais, c est entendu. Je n ai pas l ambition de r former� � � � �  ma nature, je vaincrai mes r pugnances, voil tout. Si je me dois d abord aux� � �  mes, je ne puis rester ignorant des pr occupations, l gitimes en somme, qui� � �  tiennent une si grande place dans la vie de mes paroissiens. Notre instituteur � un Parisien pourtant fait bien des conf rences sur les assolements et les� �  engrais. Je m en vais b cher ferme toutes ces questions.� �

Il faudra aussi que je r ussisse fonder une soci t sportive, l exemple de la� � � � � �  

plupart de mes confr res. Nos jeunes gens se passionnent pour le football, la boxe�  ou le tour de France. Vais-je leur refuser le plaisir d en discuter avec moi sous�  pr texte que ces sortes de distractions l gitimes aussi, certes ! ne sont pas� � � �  de mon go t ? Mon tat de sant ne m a pas permis de remplir mon devoir militaire,� � � �  et il serait ridicule de vouloir partager leurs jeux. Mais je puis me tenir aucourant, ne serait-ce que par la lecture de la page sportive de l cho de Paris,��  journal que me pr te assez r guli rement M. le comte.� � �

Hier soir, ces lignes crites, je me suis mis genoux, au pied de mon lit, et� �  j ai pri Notre-Seigneur de b nir la r solution que je venais de prendre.� � � �  L impression m est venue tout coup d un effondrement des r ves, des esp rances,� � � � � �  des ambitions de ma jeunesse, et je me suis couch grelottant de fi vre, pour ne� �  m endormir qu l aube.� �� �

Mlle Louise est rest e ce matin, tout le temps de la Sainte Messe, le visage�  enfoui dans ses mains. Au dernier vangile, j ai bien remarqu qu elle avait� � � �  pleur . Il est dur d tre seul, plus dur encore de partager sa solitude avec des� ��  indiff rents ou des ingrats.�

Depuis que j ai eu la f cheuse id e de recommander au r gisseur de M. le comte un� � � �  ancien camarade du petit s minaire qui voyage pour une grosse maison d engrais� �  chimiques, l instituteur ne me salue plus. Il para t qu il est lui-m me� � � �  repr sentant d une autre grosse maison de B thune.� � �

C est samedi prochain que je vais d jeuner au ch teau. Puisque la principale, ou� � �  peut- tre la seule utilit de ce journal sera de m entretenir dans des habitudes� � �  

d enti re franchise envers moi-m me, je dois avouer que je n en suis pas f ch ,� � � � � �  flatt plut t Sentiment dont je ne rougis pas. Les ch telains n avaient pas,� � � � �  comme on dit, bonne presse au grand s minaire, et il est certain qu un jeune� �  pr tre doit garder son ind pendance vis- -vis des gens du monde. Mais sur ce point� � �  comme sur tant d autres, je reste le fils de tr s pauvres gens qui n ont jamais� � �  connu l esp ce de jalousie, de rancune, du propri taire paysan aux prises avec un� � �  sol ingrat qui use sa vie, envers l oisif qui ne tire de ce m me sol que des� �  rentes. Voil longtemps que nous n avons plus affaire aux seigneurs, nous autres !� �  Nous appartenons justement depuis des si cles ce propri taire paysan et il n est� � � �  pas de ma tre plus difficile contenter, plus dur.� �

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Re u une lettre de l abb Dupr ty, tr s singuli re. L abb Dupr ty a t mon� � � � � � � � � � �  condisciple au petit s minaire, puis a termin ses tudes je ne sais o et, aux� � � �  derni res nouvelles, il tait pro-cur d une petite paroisse du dioc se d Amiens,� � � � � �  le titulaire du poste, malade, ayant obtenu l assistance d un collaborateur. J ai� � �  gard de lui un souvenir tr s vivace, presque tendre. On nous le donnait alors� �  comme un mod le de pi t , bien que je le trouvasse, part moi, beaucoup trop� � � �  nerveux, trop sensible. Au cours de notre ann e de troisi me, il avait sa place� �  pr s de la mienne, la chapelle, et je l entendais souvent sangloter, le visage� � �  

enfoui dans ses petites mains toujours tach es d encre, et si p les.� � �

Sa lettre est dat e de Lille (o je crois me rappeler qu en effet un de ses� � �  oncles, ancien gendarme, tenait un commerce d picerie). Je m tonne de n y�� �� �  trouver aucune allusion au minist re qu il a vraisemblablement quitt , pour cause� � �  de maladie, sans doute. On le disait menac de tuberculose. Son p re et sa m re en� � �  sont morts.

Depuis que je n ai plus de servante, le facteur a pris l habitude de glisser le� �  courrier sous ma porte. J ai retrouv l enveloppe cachet e, par hasard, au moment� � � �  de me mettre au lit. C est un moment tr s d sagr able pour moi, je le retarde tant� � � �  que je peux. Les maux d estomac sont g n ralement supportables, mais on ne peut� � �  rien imaginer de plus monotone, la longue. L imagination, peu peu, travaille� � �  

dessus, la t te se prend, et il faut beaucoup de courage pour ne pas se lever. Je�  c de d ailleurs rarement la tentation, car il fait froid.� � �

J ai donc d cachet l enveloppe avec le pressentiment d une mauvaise nouvelle� � � � � � pis m me d un encha nement de mauvaises nouvelles. Ce sont des dispositions� � � �  f cheuses, videmment. N importe. Le ton de cette lettre me d pla t. Je la trouve� � � � �  d une gaiet forc e, presque inconvenante, au cas probable o mon pauvre ami ne� � � �  serait plus capable, momentan ment du moins, d assurer son service. Tu es seul� � �  capable de me comprendre , dit-il. Pourquoi ? Je me souviens que, beaucoup plus�  brillant que moi, il me d daignait un peu. Je ne l en aimais que plus,� �  naturellement.

Comme il me demande d aller le voir d urgence, je serai bient t fix .� � � �

Cette prochaine visite au ch teau m occupe beaucoup. D une premi re prise de� � � �  contact d pend peut- tre la r ussite de grands projets qui me tiennent au c ur et� � � �  que la fortune et l influence de M. le comte me permettraient s rement de� �  r aliser. Comme toujours, mon inexp rience, ma sottise et aussi une esp ce de� � �  malchance ridicule compliquent plaisir les choses les plus simples. Ainsi la�  belle douillette que je r servais pour les circonstances exceptionnelles est�  maintenant trop large. De plus, Mme P griot, sur ma demande d ailleurs, l a� � �  d tach e, mais si maladroitement que l essence y a fait des cernes affreux. On� � �  dirait de ces taches iris es qui se forment sur les bouillons trop gras. Il m en� �  co te un peu d aller au ch teau avec celle que je porte d habitude et qui a t� � � � � � maintes fois repris e, surtout au coude. Je crains d avoir l air d afficher ma� � � �  pauvret . Que ne pourrait-on croire !�

Je voudrais aussi tre en tat de manger juste assez au moins pour ne pas� � �  attirer l attention. Mais impossible de rien pr voir, mon estomac est d un� � �  capricieux ! la moindre alerte, la m me petite douleur appara t au c t droit,� � � � �  j ai l impression d une esp ce de d clic, d un spasme. Ma bouche se s che� � � � � � �  instantan ment, je ne peux plus rien avaler.�

Ce sont l des incommodit s, sans plus. Je les supporte assez bien, je ne suis pas� �  douillet, je ressemble ma m re. Ta m re tait une dure , aime r p ter mon� � � � � � � � �  oncle Ernest. Pour les pauvres gens, je crois que cela signifie une m nag re� �  infatigable, jamais malade, et qui ne co te pas cher pour mourir.�

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8/14/2019 Journal d’un curé de campagne Partie II

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M. le comte ressemble certainement plus un paysan comme moi qu n importe quel� �� �  riche industriel comme il m est arriv d en approcher jadis, au cours de mon� � �  vicariat. En deux mots, il m a mis l aise. De quel pouvoir disposent ces gens du� � �  grand monde qui semblent peine se distinguer des autres, et cependant ne font�  rien comme personne ! Alors que la moindre marque d gards me d concerte, on a pu�� �  aller jusqu la d f rence sans me laisser oublier un moment que ce respect�� � �  n allait qu au caract re dont je suis rev tu. Mme la comtesse a t parfaite. Elle� � � � � �  

portait une robe d int rieur, tr s simple, et sur ses cheveux gris une sorte de� � �  mantille qui m a rappel celle que ma pauvre maman mettait le dimanche. Je n ai pu� � �  m emp cher de le lui dire, mais je me suis si mal expliqu que je me demande si� � �  elle a compris.

Nous avons ensemble bien ri de ma soutane. Partout ailleurs, je pense, on e t fait�  semblant de ne pas la remarquer, et j aurais t la torture. Avec quelle libert� � � � � ces nobles parlent de l argent, et de tout ce qui y touche, quelle discr tion,� �  quelle l gance ! Il semble m me qu une pauvret certaine, authentique, vous� � � � �  introduise d embl e dans leur confiance, cr e entre eux et vous une sorte� � �  d intimit complice. Je l ai bien senti lorsque au caf M. et Mme Vergenne (des� � � �  anciens minotiers tr s riches qui ont achet l ann e derni re le ch teau de� � � � � �  Rouvroy) sont venus faire visite. Apr s leur d part, M. le comte a eu un regard un� �  

peu ironique qui signifiait clairement : Bon voyage, enfin, nous sommes de�  nouveau entre nous ! Et cependant, on parle beaucoup du mariage de Mlle Chantal�  avec le fils Vergenne N importe ! Je crois qu il y a dans le sentiment que� � �  j analyse si mal autre chose qu une politesse, m me sinc re. Les mani res� � � � �  n expliquent pas tout.�

videmment, j aurais souhait que M. le comte montr t plus d enthousiasme pour mes� � � � �  projets d uvres de jeunes gens, l association sportive. d faut d une�� � � � �  collaboration personnelle, pourquoi me refuser le petit terrain de Latrill re, et�  la vieille grange qui ne sert rien, et dont il serait facile de faire une salle�  de jeu, de conf rences, de projection, que sais-je ? Je sens bien que je ne sais�  gu re mieux solliciter que donner, les gens veulent se r server le temps de� �  r fl chir, et j attends toujours un cri du c ur, un lan qui r ponde au mien.� � � � � �

J ai quitt le ch teau tr s tard, trop tard. Je ne sais pas non plus prendre� � � �  cong , je me contente, chaque tour de cadran, d en manifester l intention, ce� � � �  qui m attire une protestation polie laquelle je n ose passer outre. Cela� � �  pourrait durer des heures ! Enfin, je suis sorti, ne me rappelant plus un mot dece que j avais pu dire, mais dans une sorte de confiance, d all gresse, avec� � �  l impression d une bonne nouvelle, d une excellente nouvelle que j aurais voulu� � � �  porter tout de suite un ami. Pour un peu, sur la route du presbyt re, j aurais� � �  couru.

Presque tous les jours, je m arrange pour rentrer au presbyt re par la route de� �  Gesvres. Au haut de la c te, qu il pleuve ou vente, je m assois sur un tronc de� � �  peuplier oubli l on ne sait pourquoi depuis des hivers et qui commence� � � 

pourrir. La v g tation parasite lui fait une sorte de gaine que je trouve hideuse� �  et jolie tour tour, selon l tat de mes pens es ou la couleur du temps. C est l� �� � � � que m est venue l id e de ce journal et il me semble que je ne l aurais eue nulle� � � �  part ailleurs. Dans ce pays de bois et de p turages coup s de haies vives, plant s� � �  de pommiers, je ne trouverais pas un autre observatoire d o le village� �  m apparaisse ainsi tout entier comme ramass dans le creux de la main. Je le� �  regarde, et je n ai jamais l impression qu il me regarde aussi. Je ne crois pas� � �  d ailleurs non plus qu il m ignore. On dirait qu il me tourne le dos et m observe� � � � �  de biais, les yeux mi-clos, la mani re des chats.� �

Que me veut-il ? Me veut-il m me quelque chose ? cette place, tout autre que� �  

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moi, un homme riche, par exemple, pourrait valuer le prix de ces maisons de�  torchis, calculer l exacte superficie de ces champs, de ces pr s, r ver qu il a� � � �  d bours la somme n cessaire, que ce village lui appartient. Moi pas.� � �

Quoi que je fasse, lui aurais-je donn jusqu la derni re goutte de mon sang (et� �� �  c est vrai que parfois j imagine qu il m a clou l -haut sur une croix, qu il me� � � � � � �  regarde au moins mourir), je ne le poss derais pas. J ai beau le voir en ce� �  moment, si blanc, si frais ( l occasion de la Toussaint, ils viennent de passer� �  

leurs murs au lait de chaux teint de bleu de linge), je ne puis oublier qu il est� �  l depuis des si cles, son anciennet me fait peur. Bien avant que ne f t b tie,� � � � �  au XVe si cle, la petite glise o je ne suis tout de m me qu un passant, il� � � � �  endurait ici patiemment le chaud et le froid, la pluie, le vent, le soleil, tant t�  prosp re, tant t mis rable, accroch ce lambeau de sol dont il pompait les sucs� � � � �  et auquel il rendait ses morts. Que son exp rience de la vie doit tre secr te,� � �  profonde ! Il m aura comme les autres, plus vite que les autres s rement.� �

Il y a certaines pens es que je n ose confier personne, et pourtant elles ne me� � �  paraissent pas folles, loin de l . Que serais-je, par exemple, si je me r signais� �  au r le o souhaiteraient volontiers me tenir beaucoup de catholiques pr occup s� � � �  surtout de conservation sociale, c est- -dire en somme, de leur propre� �  conservation. Oh ! je n accuse pas ces messieurs d hypocrisie, je les crois� �  

sinc res. Que de gens se pr tendent attach s l ordre, qui ne d fendent que des� � � � � �  habitudes, parfois m me un simple vocabulaire dont les termes sont si bien polis,�  rogn s par l usage, qu ils justifient tout sans jamais rien remettre en question ?� � �  C est une des plus incompr hensibles disgr ces de l homme, qu il doive confier ce� � � � �  qu il a de plus pr cieux quelque chose d aussi instable, d aussi plastique,� � � � �  h las, que le mot. Il faudrait beaucoup de courage pour v rifier chaque fois� �  l instrument, l adapter sa propre serrure. On aime mieux prendre le premier qui� � �  tombe sous la main, forcer un peu, et si le p ne joue, on n en demande pas plus.� �  J admire les r volutionnaires qui se donnent tant de mal pour faire sauter des� �  murailles la dynamite, alors que le trousseau de clefs des gens bien pensants�  leur e t fourni de quoi entrer tranquillement par la porte sans r veiller� �  personne.

Re u ce matin une nouvelle lettre de mon ancien camarade, plus bizarre encore que�  la premi re. Elle se termine ainsi :�

Ma sant n est pas bonne, et c est mon seul r el sujet d inqui tude, car il m en� � � � � � � �  co terait de mourir, alors qu apr s bien des orages, je touche au port. Inveni� � �  portum. N anmoins, je n en veux pas la maladie ; elle m a donn des loisirs dont� � � � �  j avais besoin, que je n eusse jamais connus sans elle. Je viens de passer dix-� �huit mois dans un sanatorium. a m a permis de piocher s rieusement le probl me de� � � �  la vie. Avec un peu de r flexion, je crois que tu arriverais aux m mes conclusions� �  que moi. Aurea mediocritas. Ces deux mots t apporteront la preuve que mes�  pr tentions restent modestes, que je ne suis pas un r volt . Je garde au contraire� � �  un excellent souvenir de nos ma tres. Tout le mal vient non des doctrines, mais de�  l ducation qu ils avaient re ue, qu ils nous ont transmise faute de conna tre une�� � � � �  

autre mani re de penser, de sentir. Cette ducation a fait de nous des� �  individualistes, des solitaires. En somme, nous n tions jamais sortis de��  l enfance, nous inventions sans cesse, nous inventions nos peines, nos joies, nous�  inventions la Vie, au lieu de la vivre. Si bien qu avant d oser risquer un pas� �  hors de notre petit monde, il nous faut tout reprendre d s le commencement. C est� �  un travail p nible et qui ne va pas sans sacrifices d amour-propre, mais la� �  solitude est plus p nible encore, tu t en rendras compte un jour.� �

Inutile de parler de moi ton entourage. Une existence laborieuse, saine,� �  normale enfin (le mot normale est soulign trois fois), ne devrait avoir de�  secrets pour personne. H las, notre soci t est ainsi faite, que le bonheur y� � �  

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semble toujours suspect. Je crois qu un certain christianisme, bien loign de� � �  l esprit des vangiles, est pour quelque chose dans ce pr jug commun tous,� � � � �  croyants ou incroyants. Respectueux de la libert d autrui, j ai pr f r jusqu ici� � � � � � �  garder le silence. Apr s avoir beaucoup r fl chi, je me d cide le rompre� � � � �  aujourd hui dans l int r t d une personne qui m rite le plus grand respect. Si mon� � � � � �  tat s est beaucoup am lior depuis quelques mois, il reste de s rieuses� � � � �  inqui tudes dont je te ferai part. Viens vite.� �

Inveni portum Le facteur m a remis la lettre comme je sortais ce matin pour aller� �  faire mon cat chisme. Je l ai lue dans le cimeti re, quelques pas d Ars ne qui� � � � � �  commen ait de creuser une fosse, celle de Mme Pinochet qu on enterre demain. Lui� �  aussi piochait la vie�

Le Viens vite ! m a serr le c ur. Apr s son pauvre discours si tudi (je� � � � � � � �  crois le voir se grattant la tempe du bout de son porte-plume, comme jadis), cemot d enfant qu il ne peut plus retenir, qui lui chappe Un moment, j ai essay� � � � � � d imaginer que je me montais la t te, qu il recevait tout simplement les soins� � �  d une personne de sa famille. Malheureusement, je ne lui connais qu une s ur� � �  servante d estaminet Montreuil. Ce ne doit pas tre elle, cette personne qui� � � �  m rite le plus grand respect .� �

N importe, j irai s rement.� � �

M. le comte est venu me voir. Tr s aimable, la fois d f rent et familier, comme� � � �  toujours. Il m a demand la permission de fumer sa pipe, et m a laiss deux lapins� � � �  qu il avait tu s dans les bois de Sauveline. Mme P griot vous cuira a demain� � � � �  matin. Elle est pr venue.� �

Je n ai pas os lui dire que mon estomac ne tol re plus en ce moment que le pain� � �  sec. Son civet me co tera une demi-journ e de la femme de m nage, laquelle ne se� � �  r galera m me pas, car toute la famille du garde-chasse est d go t e du lapin. Il� � � � �  est vrai que je pourrai faire porter les restes par l enfant de ch ur chez ma� �  vieille sonneuse, mais la nuit, pour n attirer l attention de personne. On ne� � �  

parle que trop de ma mauvaise sant .�

M. le comte n approuve pas beaucoup mes projets. Il me met surtout en garde contre�  le mauvais esprit de la population qui, gav e depuis la guerre, dit-il, a besoin�  de cuire dans son jus. Ne la cherchez pas trop vite, ne vous livrez pas tout de�  suite. Laissez-lui faire le premier pas. �

Il est le neveu du marquis de la Roche-Mac dont la propri t se trouve deux� � � �  lieues seulement de mon village natal. Il y passait une partie de ses vacances,jadis, et il se souvient tr s bien de ma pauvre maman, alors femme de charge au�  ch teau et qui lui beurrait d normes tartines en cachette du d funt marquis, tr s� �� � �  avare. Je lui avais d ailleurs pos assez tourdiment la question mais il m a� � � �  r pondu aussit t tr s gentiment, sans l ombre d une g ne. Ch re maman ! M me si� � � � � � � �  

jeune encore, et si pauvre, elle savait inspirer l estime, la sympathie. M. le�  comte ne dit pas : Madame votre m re , ce qui, je crois, risquerait de para tre� � � �  un peu affect , mais il prononce : Votre m re en appuyant sur le votre� � � � � � avec une gravit , un respect qui m ont mis les larmes aux yeux.� �

Si ces lignes pouvaient tomber un jour sous des regards indiff rents, on me�  trouverait assur ment bien na f. Et sans doute, le suis-je en effet car il n y� � � � �  a s rement rien de bas dans l esp ce d admiration que m inspire cet homme pourtant� � � � �  si simple d aspect, parfois m me si enjou qu il a l air d un ternel colier� � � � � � � �  vivant d ternelles vacances. Je ne le tiens pas pour plus intelligent qu un�� �  autre, et on le dit assez dur envers ses fermiers. Ce n est pas non plus un�  

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paroissien exemplaire car, exact la messe basse chaque dimanche, je ne l ai� �  encore jamais vu la Sainte Table. Je me demande s il fait ses P ques. D o vient� � � � �  qu il ait pris d embl e aupr s de moi la place si souvent vide h las ! d un� � � � � � � �  ami, d un alli , d un compagnon ? C est peut- tre que je crois trouver en lui ce� � � � �  naturel que je cherche vainement ailleurs. La conscience de sa sup riorit , le� �  go t h r ditaire du commandement, l ge m me, n ont pas r ussi le marquer de� � � �� � � � �  cette gravit fun bre, de cet air d assurance ombrageuse que conf re aux plus� � � �  petits bourgeois le seul privil ge de l argent. Je crois que ceux-ci sont� �  

pr occup s sans cesse de garder les distances (pour employer leur propre langage)� �  au lieu que, lui, garde son rang. Oh ! je sais bien qu il y a beaucoup de�  coquetterie je veux bien la croire inconsciente dans ce ton bref, presque� �  rude, o n entre jamais la moindre condescendance, qui ne saurait pourtant� �  humilier personne, et qui voque chez le plus pauvre, moins l id e d une� � � �  quelconque suj tion que celle d une discipline librement consentie, militaire.� �  Beaucoup de coquetterie, je le crains. Beaucoup d orgueil aussi. Mais je me�  r jouis de l entendre. Et lorsque je lui parle des int r ts de la paroisse, des� � � �  mes, de l glise, et qu il dit nous comme si lui et moi, nous ne pouvions� �� � � �  servir que la m me cause, je trouve a naturel, je n ose le reprendre.� � �

M. le cur de Torcy ne l aime gu re. Il ne l appelle que le petit comte ,� � � � � � � votre petit comte . Cela m agace. Pourquoi petit comte ? lui ai-je dit.� � � � � � 

Parce que c est un bibelot, un gentil bibelot, et de l poque. Vu sur un buffet de� ��  paysan, il fait de l effet. Chez l antiquaire, ou l h tel des ventes, un jour de� � � � �  grand tralala, vous ne le reconna triez m me plus. Et comme j avouais esp rer� � � � �  encore l int resser mon patronage de jeunes gens, il a hauss les paules. Une� � � � � �  jolie tirelire de Saxe, votre petit comte, mais incassable. �

Je ne le crois pas, en effet, tr s g n reux. S il ne donne jamais, comme tant� � � �  d autres, l impression d tre tenu par l argent, il y tient, c est s r.� � �� � � �

J ai voulu aussi lui dire un mot de Mlle Chantal dont la tristesse m inqui te. Je� � �  l ai trouv tr s r ticent, puis d une gaiet soudaine, qui m a paru forc e. Le nom� � � � � � � �  de Mlle Louise a sembl l agacer prodigieusement. Il a rougi, puis son visage est� �  devenu dur. Je me suis tu.

Vous avez la vocation de l amiti , observait un jour mon vieux ma tre le� � � �  chanoine Durieux. Prenez garde qu elle ne tourne la passion. De toutes, c est la� � �  seule dont on ne soit jamais gu ri.� �

Nous conservons, soit. Mais nous conservons pour sauver, voil ce que le monde ne�  veut pas comprendre, car il ne demande qu durer. Or, il ne peut plus se��  contenter de durer.

L Ancien Monde, lui, aurait pu durer peut- tre. Durer longtemps. Il tait fait� � �  pour a. Il tait terriblement lourd, il tenait d un poids norme la terre. Il� � � � �  avait pris son parti de l injustice. Au lieu de ruser avec elle, il l avait� �  accept e d un bloc, tout d une pi ce, il en avait fait une constitution comme les� � � �  

autres, il avait institu l esclavage. Oh ! sans doute, quel que f t le degr de� � � �  perfection auquel il p t jamais atteindre, il n en serait pas moins demeur sous� � �  le coup de la mal diction port e contre Adam. a, le diable ne l ignorait pas, il� � � �  le savait m me mieux que personne. Mais a n en tait pas moins une rude� � � �  entreprise que de la rejeter presque tout enti re sur les paules d un b tail� � � �  humain, on aurait pu r duire d autant le lourd fardeau. La plus grande somme� �  possible d ignorance, de r volte, de d sespoir r serv e une esp ce de peuple� � � � � � �  sacrifi , un peuple sans nom, sans histoire, sans biens, sans alli s du moins� � �  avouables, sans famille du moins l gale, sans nom et sans dieux. Quelle� � �  simplification du probl me social, des m thodes de gouvernement !� �

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Mais cette institution qui paraissait in branlable tait en r alit la plus� � � �  fragile. Pour la d truire jamais, il suffisait de l abolir un si cle. Un jour� � � �  peut- tre aurait suffi. Une fois les rangs de nouveau confondus, une fois dispers� � le peuple expiatoire, quelle force e t t capable de lui faire reprendre le� � �  joug ?

L institution est morte, et l Ancien Monde s est croul avec elle. On croyait, on� � � � �  feignait de croire sa n cessit , on l acceptait comme un fait. On ne la� � � �  

r tablira pas. L humanit n osera plus courir cette chance affreuse, elle� � � �  risquerait trop. La loi peut tol rer l injustice ou m me la favoriser� � �  sournoisement, elle ne la sanctionnera plus. L injustice n aura jamais plus de� �  statut l gal, c est fini. Mais elle n en reste pas moins parse dans le monde. La� � � �  soci t , qui n oserait plus l utiliser pour le bien d un petit nombre, s est ainsi� � � � � �  condamn e poursuivre la destruction d un mal qu elle porte en elle, qui, chass� � � � � des lois, repara t presque aussit t dans les m urs pour commencer rebours,� � � �  inlassablement, le m me infernal circuit. Bon gr , mai gr , elle doit partager� � �  d sormais la condition de l homme, courir la m me aventure surnaturelle. Jadis� � �  indiff rente au bien ou au mal, ne connaissant d autre loi que celle de sa propre� �  puissance, le christianisme lui a donn une me, une me perdre ou sauver.� � � � �

J ai fait lire ces lignes M. le cur de Torcy, mais je n ai pas os lui dire� � � � �  qu elles taient de moi. Il est tellement fin et je mens si mal que je me� � � �  demande s il m a cru. Il m a rendu le papier en riant d un petit rire que je� � � �  connais bien, qui n annonce rien de bon. Enfin, il m a dit :� �

Ton ami n crit pas mal, c est m me trop bien torch . D une mani re g n rale,� �� � � � � � � �  s il y a toujours avantage penser juste, mieux vaudrait en rester l . On voit la� � �  chose telle quelle, sans musique, et on ne risque pas de se chanter une chansonpour soi tout seul. Quand tu rencontres une v rit en passant, regarde-la bien, de� �  fa on pouvoir la reconna tre, mais n attends pas qu elle te fasse de l il. Les� � � � � ��  v rit s de l vangile ne font jamais de l il. Avec les autres dont on n est� � �� �� �  jamais fichu de dire au juste o elles ont tra n avant de t arriver, les� � � �  conversations particuli res sont dangereuses. Je ne voudrais pas citer en exemple�  

un gros bonhomme comme moi. Cependant, lorsqu il m arrive d avoir une id e une� � � � �  de ces id es qui pourraient tre utiles aux mes, bien entendu, parce que les� � �  autres ! j essaie de la porter devant le bon Dieu, je la fais tout de suite� � �  passer dans ma pri re. C est tonnant comme elle change d aspect. On ne la� � � �  reconna t plus, des fois� �

N importe. Ton ami a raison. La soci t moderne peut bien renier son ma tre,� � � � �  elle a t rachet e elle aussi, a ne peut d j plus lui suffire d administrer le� � � � � � �  patrimoine commun, la voil partie comme nous tous, bon gr , mal gr , la� � � �  recherche du royaume de Dieu. Et ce royaume n est pas de ce monde. Elle ne�  s arr tera donc jamais. Elle ne peut s arr ter de courir. Sauve-toi ou meurs !� � � � � � Il n y a pas dire le contraire.� �

Ce que ton ami raconte de l esclavage est tr s vrai aussi. L ancienne Loi� � � �  tol rait l esclavage et les ap tres l ont tol r comme elle. Ils n ont pas dit� � � � � � � � l esclave : Affranchis-toi de ton ma tre , tandis qu ils disaient au luxurieux� � � � �  par exemple : Affranchis-toi de la chair et tout de suite ! C est une nuance.� � �  Et pourquoi a ? Parce qu ils voulaient, je suppose, laisser au monde le temps de� �  respirer avant de le jeter dans une aventure surhumaine. Et crois bien qu un�  gaillard comme saint Paul ne se faisait pas non plus illusion. L abolition de�  l esclavage ne supprimerait pas l exploitation de l homme par l homme. bien� � � � �  prendre la chose, un esclave co tait cher, a devait toujours lui valoir de son� �  ma tre une certaine consid ration. Au lieu que j ai connu dans ma jeunesse un� � �  salopard de ma tre verrier qui faisait souffler dans les cannes des gar ons de� �  

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quinze ans, et pour les remplacer quand leur pauvre petite poitrine venait � crever, l animal n avait que l embarras du choix. J aurais cent fois pr f r� � � � � � � d tre l esclave d un de ces bons bourgeois romains qui ne devaient pas, comme de�� � �  juste, attacher leur chien avec des saucisses. Non, saint Paul ne se faisait pasd illusions ! Il se disait seulement que le christianisme avait l ch dans le� � �  monde une v rit que rien n arr terait plus parce qu elle tait d avance au plus� � � � � � �  profond des consciences et que l homme s tait reconnu tout de suite en elle :� ��  Dieu a sauv chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux�  

traduire a comme tu voudras, m me en langage rationaliste le plus b te de tous,� � � �  a te force rapprocher des mots qui explosent au moindre contact. La soci t� � � � � 

future pourra toujours essayer de s asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au�  derri re, voil tout.� �

N emp che que le pauvre monde r ve toujours plus ou moins l antique contrat� � � � � �  pass jadis avec les d mons et qui devait assurer son repos. R duire la� � � �  condition d un b tail, mais d un b tail sup rieur, un quart ou un tiers du genre� � � � �  humain, ce n tait pas payer trop cher, peut- tre, l av nement des surhommes, des�� � � �  pur-sang, du v ritable royaume terrestre On le pense, on n ose pas le dire.� � �  Notre-Seigneur en pousant la pauvret a tellement lev le pauvre en dignit ,� � � � �  qu on ne le fera plus descendre de son pi destal. Il lui a donn un anc tre et� � � � �  quel anc tre ! Un nom et quel nom ! On l aime encore mieux r volt que r sign ,� � � � � � �  

il semble appartenir d j au royaume de Dieu, o les premiers seront les derniers,� � �  il a l air d un revenant, d un revenant du festin des Noces, avec sa robe� � � �  blanche Alors, que veux-tu, l tat commence par faire contre mauvaise fortune bon� ��  c ur. Il torche les gosses, panse les clop s, lave les chemises, cuit la soupe� � �  des clochards, astique le crachoir des g teux, mais regarde la pendule et se�  demande si on va lui laisser le temps de s occuper de ses propres affaires. Sans�  doute esp re-t-il encore un peu faire tenir aux machines le r le jadis d volu aux� � �  esclaves. Bernique ! Les machines n arr tent pas de tourner, les ch meurs de se� � �  multiplier, en sorte qu elles ont l air de fabriquer seulement des ch meurs, les� � �  machines, vois-tu a ? C est que le pauvre a la vie dure. Enfin, ils essaient� �  encore, l -bas, en Russie Remarque que je ne crois pas les Russes pis que les� �  autres tous fous, tous enrag s, les hommes d aujourd hui ! mais ces diables de� � � � �  Russes ont de l estomac. Ce sont des Flamands de l Extr me-Nord, ces gars-l . Ils� � � �  

avalent de tout, ils pourront bien, un si cle ou deux, avaler du polytechnicien�  sans crever.

Leur id e, en somme, n est pas b te. Naturellement, il s agit toujours� � � � �  d exterminer le pauvre le pauvre est le t moin de J sus-Christ, l h ritier du� � � � � �  peuple juif, quoi ! mais au lieu de le r duire en b tail, ou de le tuer, ils ont� � �  imagin d en faire un petit rentier ou m me suppos que les choses aillent de� � � � �  mieux en mieux un petit fonctionnaire. Rien de plus docile que a, de plus� �  r gulier.� �

Dans mon coin, il m arrive aussi de penser aux Russes. Mes camarades du grand�  s minaire en parlaient souvent tort et travers, je crois. Surtout pour pater� � � �  les professeurs. Nos confr res d mocrates sont tr s gentils, tr s z l s, mais je� � � � � �  

les trouve comment dirais-je un peu bourgeois. D ailleurs le peuple ne les� � �  aime pas beaucoup, c est un fait. Faute de les comprendre, sans doute ? Bref, je�  r p te qu il m arrive de penser aux Russes avec une esp ce de curiosit , de� � � � � �  tendresse. Lorsqu on a connu la mis re, ses myst rieuses, ses incommunicables� � �  joies, les crivains russes, par exemple, vous font pleurer. L ann e de la mort� � � �  de papa, maman a d tre op r e d une tumeur, elle est rest e quatre ou cinq mois� � � � � �  l h pital de Berguette. C est une tante qui m a recueilli. Elle tenait un petit� � � � �  

estaminet tout pr s de Lens, une affreuse baraque de planches o l on d bitait du� � � �  geni vre aux mineurs trop pauvres pour aller ailleurs, dans un vrai caf . L cole� � ��  tait deux kilom tres, et j apprenais mes le ons assis sur le plancher, derri re� � � � � �  le comptoir. Un plancher, c est- -dire une mauvaise estrade de bois tout pourri.� �  

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L odeur de la terre passait entre les fentes, une terre toujours humide, de la�  boue. Les soirs de paye, nos clients ne prenaient seulement pas la peine de sortirpour faire leurs besoins : ils urinaient m me le sol et j avais si peur sous le� � �  comptoir que je finissais par m y endormir. N importe : l instituteur m aimait� � � �  bien, il me pr tait des livres. C est l que j ai lu les souvenirs d enfance de M.� � � � �  Maxime Gorki.

On trouve des foyers de mis re en France, videmment. Des lots de mis re. Jamais� � � �  

assez grands pour que les mis rables puissent vivre r ellement entre eux, vivre� �  une vraie vie de mis re. La richesse elle-m me s y fait trop nuanc e, trop� � � �  humaine, que sais-je ? pour qu clate nulle part, rayonne, resplendisse��  l effroyable puissance de l argent, sa force aveugle, sa cruaut . Je m imagine que� � � �  le peuple russe, lui, a t un peuple mis rable, un peuple de mis rables, qu il a� � � � �  connu l ivresse de la mis re, sa possession. Si l glise pouvait mettre un peuple� � ��  sur les autels et qu elle e t lu celui-ci, elle en aurait fait le patron de la� � �  mis re, l intercesseur particulier des mis rables. Il para t que M. Gorki a gagn� � � � � beaucoup d argent, qu il m ne une vie fastueuse, quelque part, au bord de la� � �  M diterran e, du moins l ai-je lu dans le journal. M me si c est vrai si c est� � � � � � �  vrai surtout ! je suis content d avoir pri pour lui tous les jours, depuis tant� � �  d ann es. douze ans, je n ose pas dire que j ignorais le bon Dieu, car entre� � � � �  beaucoup d autres qui faisaient dans ma pauvre t te un bruit d orage, de grandes� � �  

eaux, je reconnaissais d j Sa voix. N emp che que la premi re exp rience du� � � � � �  malheur est f roce ! B ni soit celui qui a pr serv du d sespoir un c ur� � � � � �  d enfant ! C est une chose que les gens du monde ne savent pas assez, ou qu ils� � �  oublient, parce qu elle leur ferait trop peur. Parmi les pauvres comme parmi les�  riches, un petit mis rable est seul, aussi seul qu un fils de roi. Du moins chez� �  nous, dans ce pays, la mis re ne se partage pas, chaque mis rable est seul dans sa� �  mis re, une mis re qui n est qu lui comme son visage, ses membres. Je ne crois� � � ��  pas avoir eu de cette solitude une id e claire, ou peut- tre ne m en faisais-je� � �  aucune id e. J ob issais simplement cette loi de ma vie, sans la comprendre.� � � �  J aurais fini par l aimer. Il n y a rien de plus dur que l orgueil des mis rables� � � � �  et voil que brusquement ce livre, venu de si loin, de ces fabuleuses terres, me�  donnait tout un peuple pour compagnon.

J ai pr t ce livre un ami, qui ne me l a pas rendu, naturellement. Je ne le� � � � �  relirais pas volontiers, quoi bon ? Il suffit bien d avoir entendu ou cru� � �  entendre une fois la plainte qui ne ressemble celle d aucun autre peuple non� � � �  pas m me celle du peuple juif, mac r dans son orgueil comme un mort dans les� � � � �  

aromates. Ce n est d ailleurs pas une plainte, c est un chant, un hymne. Oh ! je� � �  sais que ce n est pas un hymne d glise, a ne peut pas s appeler une pri re. Il y� �� � � �  a de tout l dedans, comme on dit. Le g missement du moujik sous les verges, les� �  cris de la femme ross e, le hoquet de l ivrogne et ce grondement de joie sauvage,� �  ce rugissement des entrailles car la mis re et la luxure, h las ! se cherchent� � �  et s appellent dans les t n bres, ainsi que deux b tes affam es. Oui, cela devrait� � � � �  me faire horreur, en effet. Pourtant je crois qu une telle mis re, une mis re qui� � �  a oubli jusqu son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa� ��  face hagarde, doit se r veiller un jour sur l paule de J sus-Christ.� �� �

J ai donc profit de l occasion.� � �

Et s ils r ussissaient quand m me ? ai-je dit M. le cur de Torcy. Il a� � � � � �  r fl chi un moment :� �

Tu penses bien que je n irai pas conseiller aux pauvres types de rendre tout de� �  suite au percepteur leur titre de pension ! a durerait ce que a durerait Mais� � �  enfin que veux-tu ? Nous sommes l pour enseigner la v rit , elle ne doit pas nous� � �  faire honte.

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Ses mains tremblaient un peu sur la table, pas beaucoup, et cependant j ai compris�  que ma question r veillait en lui le souvenir de luttes terribles o avaient� �  failli sombrer son courage, sa raison, sa foi peut- tre Avant de me r pondre, il� � �  a eu un mouvement des paules comme d un homme qui voit un chemin barr , va se� � �  faire place. Oh ! je n aurais pas pes lourd, non !� �

Enseigner, mon petit, a n est pas dr le ! Je ne parle pas de ceux qui s en� � � � �  tirent avec des boniments : tu en verras bien assez au cours de ta vie, tu

apprendras les conna tre. Des v rit s consolantes, qu ils disent. La v rit ,� � � � � � �  elle d livre d abord, elle console apr s. D ailleurs, on n a pas le droit� � � � �  d appeler a une consolation. Pourquoi pas des condol ances ? La parole de Dieu !� � �  c est un fer rouge. Et toi qui l enseignes, tu voudrais la prendre avec des� �  pincettes, de peur de te br ler, tu ne l empoignerais pas pleines mains ?� � �  Laisse-moi rire. Un pr tre qui descend de la chaire de V rit , la bouche en machin� � �  de poule, un peu chauff , mais content, il n a pas pr ch , il a ronronn , tout au� � � � � �  plus. Remarque que la chose peut arriver tout le monde, nous sommes de pauvres�  dormants, c est le diable, quelquefois, de se r veiller, les ap tres dormaient� � �  bien, eux, Geths mani ! Mais enfin, il faut se rendre compte. Et tu comprends� �  aussi que tel ou tel qui gesticule et sue comme un d m nageur n est pas toujours� � �  plus r veill que les autres, non. Je pr tends simplement que lorsque le Seigneur� � �  tire de moi, par hasard, une parole utile aux mes, je la sens au mal qu elle me� �  

fait.

Il riait, mais je ne reconnaissais plus son rire. C tait un rire courageux,��  certes, mais bris . Je n oserais pas me permettre de juger un homme si sup rieur� � � � moi de toutes fa ons, et je vais parler l d une qualit qui m est trang re,� � � � � � � � laquelle, d ailleurs, ni mon ducation ni ma naissance ne me disposent. Il est� �  certain aussi que M. le cur de Torcy passe aupr s de certains pour assez lourd,� �  presque vulgaire ou, comme dit Mme la comtesse commun. Mais enfin, je puis� �  crire ici ce qui me pla t, sans risquer de porter pr judice personne. Eh bien,� � � �  ce qui me para t humainement du moins le caract re dominant de cette haute� � � �  figure, c est la fiert . Si M. le cur de Torcy n est pas un homme fier, ce mot� � � �  n a pas de sens, ou du moins je ne saurais plus lui en trouver aucun. ce moment,� �  pour s r, il souffrait dans sa fiert , dans sa fiert d homme fier. Je souffrais� � � �  

comme lui, j aurais tant voulu faire je ne sais quoi d utile, d efficace. Je lui� � �  ai dit b tement :�

Alors, moi aussi, je dois souvent ronronner parce que� �

Tais-toi, m a-t-il r pondu, j ai t surpris de la soudaine douceur de sa� � � � � � �  voix, tu ne voudrais pas qu un malheureux va-nu-pieds comme toi fasse encore� �  autre chose que de r citer sa le on. Mais le bon Dieu la b nit quand m me, ta� � � �  le on, car tu n as pas la mine prosp re d un conf rencier pour messes basses� � � � � � Vois-tu, a-t-il repris, n importe quel imb cile, le premier venu, quoi, ne saurait� �  tre insensible la douceur, la tendresse de la parole, telle que les saints� � �  vangiles nous la rapportent. Notre-Seigneur l a voulu ainsi. D abord, c est dans� � � �  l ordre. Il n y a que les faibles ou les penseurs qui se croient oblig s de rouler� � �  

des prunelles et montrer le blanc de l il avant d avoir seulement ouvert la�� �  bouche. Et puis la nature agit de m me : est-ce que pour le petit enfant qui�  repose dans son berceau et qui prend possession du monde avec son regard clos de�  l avant-veille, la vie n est pas toute suavit , toute caresse ? Elle est pourtant� � �  dure, la vie ! Remarque d ailleurs qu prendre les choses par le bon bout, son� ��  accueil n est pas si trompeur qu il en a l air, parce que la mort ne demande qu� � � �� tenir la promesse faite au matin des jours, le sourire de la mort, pour tre plus�  grave, n est pas moins doux et suave que l autre. Bref, la parole se fait petite� �  avec les petits. Mais lorsque les Grands, les Superbes croient malin de se la� �  r p ter comme un simple conte de Ma M re l Oie, en ne retenant que les d tails� � � � �  attendrissants, po tiques, a me fait peur peur pour eux naturellement. Tu� � �  

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entends l hypocrite, le luxurieux, l avare, le mauvais riche avec leurs grosses� � �  lippes et leurs yeux luisants roucouler le Sinite parvulos sans avoir l air de� �  prendre garde la parole qui suit une des plus terribles peut- tre que� � �  l oreille de l homme ait entendue : Si vous n tes pas comme l un de ces petits,� � � �� �  vous n entrerez pas dans le royaume de Dieu.� �

Il a r p t le verset comme pour lui seul, et il a continu encore un moment� � � � � parler, la t te cach e dans ses mains.� �

L id al, vois-tu, ce serait de ne pr cher l vangile qu aux enfants. Nous� � � � �� �  calculons trop, voil le mal. Ainsi, nous ne pouvons pas faire autrement que�  d enseigner l esprit de pauvret , mais a, mon petit, vois-tu, a c est dur !� � � � � �  Alors, on t che de s arranger plus ou moins. Et d abord on commence par ne� � �  s adresser qu aux riches. Satan s riches ! Ce sont des bonshommes tr s forts, tr s� � � � �  malins, et ils ont une diplomatie de premier choix, comme de juste. Lorsqu un�  diplomate doit mettre sa signature au bas d un trait qui lui d pla t, il en� � � �  discute chaque clause. Un mot chang par-ci, une virgule d plac e par-l , tout� � � �  finit par se tasser. Dame, cette fois, la chose en valait la peine : il s agissait�  d une mal diction, tu penses ! Enfin, il y a mal diction et mal diction, para t-� � � � �il. En l occurrence, on glisse dessus. Il est plus facile un chameau de passer� � �  par le trou d une aiguille qu au riche d entrer au royaume des cieux Note bien� � � � �  

que je suis le premier trouver le texte tr s dur et que je ne me refuse pas aux� �  distinctions, a ferait d ailleurs trop de peine la client le des J suites.� � � � �  Admettons donc que le bon Dieu ait voulu parler des riches, vraiment riches, desriches qui ont l esprit de richesse. Bon ! Mais quand les diplomates sugg rent que� �  le trou de l aiguille tait une des portes de J rusalem seulement un peu plus� � � �  troite en sorte que pour y entrer dans le royaume, le riche ne risquait que de� �  s gratigner les mollets ou d user sa belle tunique aux coudes, que veux-tu, a�� � �  m emb te ! Sur les sacs d cus, Notre-Seigneur aurait crit de sa main : Danger� � �� � �  de mort comme fait l administration des ponts et chauss es sur les pyl nes des� � � �  transformateurs lectriques, et on voudrait que� �

Il s est mis arpenter la chambre de long en large, les bras enfouis dans les� �  poches de sa douillette. J ai voulu me lever aussi, mais il m a fait rasseoir d un� � �  

mouvement de t te. Je sentais qu il h sitait encore, qu il cherchait me juger,� � � � � � me peser une derni re fois avant de dire ce qu il n avait dit personne du� � � � �  moins dans les m mes termes peut- tre. Visiblement il doutait de moi, et� � �  pourtant ce doute n avait rien d humiliant, je le jure. D ailleurs, il ne pourrait� � �  humilier personne. ce moment, son regard tait tr s bon, tr s doux et cela� � � � �  semble ridicule, parlant d un homme si fort, si robuste, presque vulgaire, avec�  une telle exp rience de la vie, des tres d une extraordinaire, d une� � � � �  ind finissable puret .� �

Il faudrait beaucoup r fl chir avant de parler de la pauvret aux riches. Sinon,� � � �  nous nous rendrions indignes de l enseigner aux pauvres, et comment oser se�  pr senter alors au tribunal de J sus-Christ ?� �

L enseigner aux pauvres ? ai-je dit.� �

Oui, aux pauvres. C est eux que le bon Dieu nous envoie d abord, et pour leur� � � �  annoncer quoi ? la pauvret . Ils devaient attendre autre chose ! Ils attendaient�  la fin de leur mis re, et voil Dieu qui prend la pauvret par la main et qui leur� � �  dit :

Reconnaissez votre Reine, jurez-lui hommage et fid lit , quel coup ! Retiens� � � �  que c est en somme l histoire du peuple juif, avec son royaume terrestre. Le� �  peuple des pauvres, comme l autre, est un peuple errant parmi les nations, la� �  recherche de ses esp rances charnelles, un peuple d u, d u jusqu l os.� �� �� �� �

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Et pourtant� �

Oui, pourtant l ordre est l , pas moyen d y couper Oh, sans doute, un l che� � � � � �  r ussirait peut- tre tourner la difficult . Le peuple des pauvres gens est un� � � �  public facile, un bon public, quand on sait le prendre. Va parler un canc reux� �  de la gu rison, il ne demandera qu te croire. Rien de plus facile, en somme, que� ��  leur laisser entendre que la pauvret est une sorte de maladie honteuse, indigne�  

des nations civilis es, que nous allons les d barrasser en un clin d il de cette� � ��  salet -l . Mais qui de nous oserait parler ainsi de la pauvret de J sus-Christ ?� � � �

Il me fixait droit dans les yeux et je me demande encore s il me distinguait moi-�m me des objets familiers, ses confidents habituels et silencieux. Non ! il ne me�  voyait pas ! Le seul dessein de me convaincre n e t pas donn son regard une� � � �  expression si poignante. C tait avec lui-m me, contre une part de lui-m me cent�� � �  fois r duite, cent fois vaincue, toujours rebelle, que je le voyais se dresser de�  toute sa hauteur, de toute sa force ainsi qu un homme qui combat pour sa vie.�  Comme la blessure tait profonde ! Il avait l air de se d chirer de ses propres� � �  mains.

Tel que tu me vois, m a-t-il dit, j aimerais assez leur pr cher l insurrection,� � � � �  

aux pauvres. Ou plut t je ne leur pr cherais rien du tout. Je prendrais d abord un� � �  de ces militants , ces marchands de phrases, ces bricoleurs de r volution, et� � �  je leur montrerais ce que c est qu un gars des Flandres. Nous autres, Flamands,� �  nous avons la r volte dans le sang. Rappelle-toi l histoire ! Les nobles et les� �  riches ne nous ont jamais fait peur. Gr ce au ciel, je puis bien l avouer� �  maintenant, tout puissant que je sois, un fort homme, le bon Dieu n a pas permis�  que je fusse beaucoup tent dans ma chair. Mais l injustice et le malheur, tiens,� �  a m allume le sang. Aujourd hui, c est d ailleurs bien pass , tu ne peux pas te� � � � � �  rendre compte Ainsi, par exemple, la fameuse encyclique de L on XIII, Rerum� �  Novarum, vous lisez a tranquillement, du bord des cils, comme un mandement de�  car me quelconque. l poque, mon petit, nous avons cru sentir la terre trembler� � ��  sous nos pieds. Quel enthousiasme ! J tais, pour lors, cur de Norenfontes, en�� �  plein pays de mines. Cette id e si simple que le travail n est pas une� �  

marchandise, soumise la loi de l offre et de la demande, qu on ne peut pas� � �  sp culer sur les salaires, sur la vie des hommes, comme sur le bl , le sucre ou le� �  caf , a bouleversait les consciences, crois-tu ? Pour l avoir expliqu e en� � � �  chaire, mes bonshommes, j ai pass pour un socialiste et les paysans bien� � �  pensants m ont fait envoyer en disgr ce Montreuil. La disgr ce, je m en fichais� � � � �  bien, rends-toi compte. Mais dans le moment�

Il s est tu tout tremblant. Il restait sur moi son regard et j avais honte de mes� �  petits ennuis, j aurais voulu lui baiser les mains. Quand j ai os lever les yeux,� � �  il me tournait le dos, il regardait par la fen tre. Et apr s un autre long� �  silence, il a continu d une voix plus sourde, mais toujours aussi alt r e.� � � �

La piti , vois-tu, c est une b te. Une b te laquelle on peut beaucoup� � � � � �  

demander, mais pas tout. Le meilleur chien peut devenir enrag . Elle est�  puissante, elle est vorace. Je ne sais pourquoi on se la repr sente toujours un�  peu pleurnicheuse, un peu gribouille. Une des plus fortes passions de l homme,�  voil ce qu elle est. ce moment de ma vie, moi qui te parle, j ai cru qu elle� � � � �  allait me d vorer. L orgueil, l envie, la col re, la luxure m me, les sept p ch s� � � � � � �  capitaux faisaient chorus, hurlaient de douleur. Tu aurais dit une troupe de loupsarros s de p trole et qui flambent.� �

J ai tout coup senti ses deux mains sur mon paule.� � �

Enfin, j ai eu mes emb tements, moi aussi. Le plus dur, c est qu on n est� � � � � �  

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compris de personne, on se sent ridicule. Pour le monde, tu n es qu un petit cur� � � d mocrate, un vaniteux, un farceur. Possible qu en g n ral, les cur s d mocrates� � � � � �  n aient pas beaucoup de temp rament, mais moi, du temp rament, je crois que j en� � � �  avais plut t revendre. Tiens, ce moment-l j ai compris Luther. Il avait du� � � � �  temp rament, lui aussi. Et dans sa fosse moines d Erfurt s rement que la faim et� � � �  la soif de la justice le d voraient. Mais le bon Dieu n aime pas qu on touche sa� � � �  justice, et sa col re est un peu trop forte pour nous, pauvres diables. Elle nous�  saoule, elle nous rend pires que des brutes. Alors, apr s avoir fait trembler les�  

cardinaux, ce vieux Luther a fini par porter son foin la mangeoire des princes�  allemands, une jolie bande Regarde le portrait qu on a fait de lui sur son lit de� �  mort Personne ne reconna trait l ancien moine dans ce bonhomme ventru, avec une� � �  grosse lippe. M me juste en principe, sa col re l avait empoisonn petit petit :� � � � �  elle tait tourn e en mauvaise graisse, voil tout.� � �

Est-ce que vous priez pour Luther ? ai-je demand .� �

Tous les jours, m a-t-il r pondu. D ailleurs je m appelle aussi Martin, comme� � � � �  lui.

Alors, il s est pass une chose tr s surprenante. Il a pouss une chaise tout� � � �  contre moi, il s est assis, m a pris les mains dans les siennes sans quitter mon� �  

regard du sien, ses yeux magnifiques pleins de larmes, et pourtant plus imp rieux�  que jamais, des yeux qui rendraient la mort toute facile, toute simple.

Je te traite de va-nu-pieds, m a-t-il dit, mais je t estime. Prends le mot pour� � �  ce qu il vaut, c est un grand mot. mon sens, le bon Dieu t a appel , pas de� � � � �  doute. Physiquement, on te prendrait plut t pour de la graine de moine,�  n importe ! Si tu n as pas beaucoup d paules, tu as du c ur, tu m rites de servir� � �� � �  dans l infanterie. Mais souviens-toi de ce que je te dis : Ne te laisse pas� �  vacuer. Si tu descends une fois l infirmerie, tu n en sortiras plus. On ne t a� � � � �  pas construit pour la guerre d usure. Marche fond et arrange-toi pour finir� �  tranquillement un jour dans le foss sans avoir d boucl ton sac.� � � �

Je sais bien que je ne m rite pas sa confiance mais d s qu elle m est donn e, il� � � � �  

me semble aussi que je ne la d cevrai pas. C est l toute la force des faibles,� � �  des enfants, la mienne.

On apprend la vie plus ou moins vite, mais on finit toujours par l apprendre,� �  selon sa capacit . Chacun n a que sa part d exp rience, bien entendu. Un flacon de� � � �  vingt centilitres ne contiendra jamais autant qu un litre. Mais il y a�  l exp rience de l injustice.� � �

J ai senti que mes traits devaient se durcir, malgr moi, car le mot me fait mal.� �  J ouvrais d j la bouche pour r pondre.� � � �

Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que c est que l injustice, tu le sauras. Tu� � �  appartiens une race d hommes que l injustice flaire de loin, qu elle guette� � � �  

patiemment jusqu au jour Il ne faut pas que tu te laisses d vorer. Surtout ne va� � �  pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux, comme undompteur ! Tu n chapperais pas sa fascination, son vertige. Ne la regarde que�� � �  juste ce qu il faut, et ne la regarde jamais sans prier.�

Sa voix s tait mise trembler un peu. Quelles images, quels souvenirs passaient�� �  ce moment dans ses yeux ? Dieu le sait.�

Va, tu l envieras plus d une fois, la petite s ur qui le matin part contente� � � �  vers ses gosses pouilleux, ses mendiants, ses ivrognes, et travaille pleins bras�  jusqu au soir. L injustice, vois-tu, elle s en moque ! Son troupeau d clop s,� � � �� �  

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elle le lave, le torche, le panse, et finalement l ensevelit. Ce n est pas elle� � �  que le Seigneur a confi sa parole. La parole de Dieu ! Rends-moi ma Parole, dira�  le juge au dernier jour. Quand on pense ce que certains devront tirer ce� �  moment-l de leur petit bagage, on n a pas envie de rire, non !� �

Il se leva de nouveau, et de nouveau il a fait face. Je me suis lev aussi.�

L avons-nous gard e, la parole ? Et si nous l avons gard e intacte, ne l avons-� � � � � �

nous pas mise sous le boisseau ? L avons-nous donn e aux pauvres comme aux� �  riches ? videmment, Notre-Seigneur parle tendrement ses pauvres, mais comme je� �  te le disais tout l heure, il leur annonce la pauvret . Pas moyen de sortir de� � �  l , car l glise a la garde du pauvre, bien s r. C est le plus facile. Tout homme� �� � �  compatissant assure avec elle cette protection. Au lieu qu elle est seule, tu� �  m entends , seule, absolument seule garder l honneur de la pauvret . Oh ! nos� � � � �  ennemis ont la part belle. Il y aura toujours des pauvres parmi vous , ce n est� � �  pas une parole de d magogue, tu penses ! Mais c est la Parole, et nous l avons� � �  re ue. Tant pis pour les riches qui feignent de croire qu elle justifie leur� �  go sme. Tant pis pour nous qui servons ainsi d otages aux Puissants, chaque fois� � �  que l arm e des mis rables revient battre les murs de la Cit ! C est la parole la� � � � �  plus triste de l vangile, la plus charg e de tristesse. Et d abord, elle est�� � �  adress e Judas. Judas ! Saint Luc nous rapporte qu il tenait les comptes et que� � �  

sa comptabilit n tait pas tr s nette, soit ! Mais enfin, c tait le banquier des� �� � ��  Douze, et qui a jamais vu en r gle la comptabilit d une banque ? Probable qu il� � � �  for ait un peu sur la commission, comme tout le monde. en juger par sa derni re� � �  op ration, il n aurait pas fait un brillant commis d agent de change, Judas ! Mais� � �  le bon Dieu prend notre pauvre soci t telle quelle, au contraire des farceurs qui� �  en fabriquent une sur le papier, puis la r forment tour de bras, toujours sur le� �  papier, bien entendu ! Bref, Notre-Seigneur savait tr s bien le pouvoir de�  l argent, il a fait pr s de lui une petite place au capitalisme, il lui a laiss� � � sa chance, et m me il a fait la premi re mise de fonds ; je trouve a prodigieux,� � �  que veux-tu ! Tellement beau ! Dieu ne m prise rien. Apr s tout, si l affaire� � �  avait march , Judas aurait probablement subventionn des sanatoria, des h pitaux,� � �  des biblioth ques ou des laboratoires. Tu remarqueras qu il s int ressait d j au� � � � � �  probl me du paup risme, ainsi que n importe quel millionnaire. Il y aura� � � �  

toujours des pauvres parmi vous, r pond Notre-Seigneur, mais moi, vous ne m aurez� �  pas toujours. Ce qui veut dire : Ne laisse pas sonner en vain l heure de la� � �  mis ricorde. Tu ferais mieux de rendre tout de suite l argent que tu m as vol , au� � � �  lieu d essayer de monter la t te de mes ap tres avec tes sp culations imaginaires� � � �  sur les fonds de parfumerie et tes projets d uvres sociales. De plus, tu crois��  ainsi flatter mon go t bien connu pour les clochards, et tu te trompes du tout au�  tout. Je n aime pas mes pauvres comme les vieilles Anglaises aiment les chats�  perdus, ou les taureaux des corridas. Ce sont l mani res de riches. J aime la� � �  pauvret d un amour profond, r fl chi, lucide d gal gal ainsi qu une� � � � � �� � � � �  pouse au flanc f cond et fid le. Je l ai couronn e de mes propres mains. Ne� � � � �  l honore pas qui veut, ne la sert pas qui n ait d abord rev tu la blanche tunique� � � �  de lin. Ne rompt pas qui veut avec elle le pain d amertume. Je l ai voulue humble� �  et fi re, non servile. Elle ne refuse pas le verre d eau pourvu qu il soit offert� � �  

en mon nom, et c est en mon nom qu elle le re oit. Si le pauvre tenait son droit� � �  de la seule n cessit , votre go sme l aurait vite condamn au strict n cessaire,� � � � � � �  pay d une reconnaissance et d une servitude ternelles. Ainsi, t emportes-tu� � � � �  aujourd hui contre cette femme qui vient d arroser mes pieds d un nard pay tr s� � � � �  cher, comme si mes pauvres ne devaient jamais profiter de l industrie des�  parfumeurs. Tu es bien de cette race de gens qui, ayant donn deux sous un� �  vagabond, se scandalisent de ne pas le voir se pr cipiter du m me coup chez le� �  boulanger pour s y bourrer du pain de la veille, que le commer ant lui aura� �  d ailleurs vendu pour du pain frais. sa place, ils iraient aussi chez le� �  marchand de vins, car un ventre de mis rable a plus besoin d illusion que de pain.� �  Malheureux ! l or dont vous faites tous tant de cas est-il autre chose qu une� �  

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illusion, un songe, et parfois seulement la promesse d un songe ? La pauvret p se� � �  lourd dans les balances de mon P re C leste, et tous vos tr sors de fum e� � � �  n quilibreront pas les plateaux. Il y aura toujours des pauvres parmi vous, pour��  cette raison qu il y aura toujours des riches, c est- -dire des hommes avides et� � �  durs qui recherchent moins la possession que la puissance. De ces hommes, il enest parmi les pauvres comme parmi les riches et le mis rable qui cuve au ruisseau�  son ivresse est peut- tre plein des m mes r ves que C sar endormi sous ses� � � �  courtines de pourpre. Riches ou pauvres, regardez-vous donc plut t dans la�  

pauvret comme dans un miroir car elle est l image de votre d ception� � �  fondamentale, elle garde ici-bas la place du Paradis perdu, elle est le vide devos c urs, de vos mains. Je ne l ai plac e aussi haut, pous e, couronn e, que� � � � � �  parce que votre malice m est connue. Si j avais permis que vous la consid riez en� � �  ennemie, ou seulement en trang re, si je vous avais laiss l espoir de la chasser� � � �  un jour du monde, j aurais du m me coup condamn les faibles. Car les faibles vous� � �  seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos civilisationsorgueilleuses se repassent l une l autre avec col re et d go t. J ai mis mon� � � � � � �  signe sur leur front, et vous n osez plus les approcher qu en rampant, vous� �  d vorez la brebis perdue, vous n oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. Que� �  mon bras s carte un moment, l esclavage que je hais ressusciterait de lui-m me,�� � �  sous un nom ou sous un autre, car votre loi tient ses comptes en r gle, et le�  faible n a rien donner que sa peau.� � �

Sa grosse main tremblait sur mon bras et les larmes que je croyais voir dans sesyeux, semblaient y tre d vor es mesure par ce regard qu il tenait toujours fix� � � � � � sur le mien. Je ne pouvais pas pleurer. La nuit tait venue sans que je m en� �  doutasse et je ne distinguais plus qu peine son visage maintenant immobile,��  aussi noble, aussi pur, aussi paisible que celui d un mort. Et juste ce moment,� �  le premier coup de l ang lus clata, venu de je ne sais quel point vertigineux du� � �  ciel, comme de la cime du soir.

J ai vu hier M. le doyen de Blangermont qui m a tr s paternellement mais tr s� � � � �  longuement aussi entretenu de la n cessit pour un jeune pr tre de surveiller� � � �  attentivement ses comptes. Pas de dettes, surtout, je ne les admets pas ! a-t-� �il conclu. J tais un peu surpris, je l avoue, et je me suis lev b tement, pour�� � � �  

prendre cong . C est lui qui m a pri de me rasseoir (il avait cru sans doute un� � � � �  mouvement d humeur) ; j ai fini par comprendre que Mme Pamyre se plaignait� �  d attendre encore le paiement de sa note (les bouteilles de quinquina). De plus il�  para t que je dois cinquante-trois francs au boucher Geoffrin et cent dix-huit au�  marchand de charbon Delacour. M. Delacour est conseiller g n ral. Ces messieurs� �  n ont d ailleurs fait aucune r clamation, et M. le doyen a d m avouer qu il� � � � � �  tenait ces renseignements de Mme Pamyre. Elle ne me pardonne pas de me fournird picerie chez Camus, tranger au pays, et dont la fille, dit-on, vient de�� �  divorcer. Mon sup rieur est le premier rire de ces potins qu il juge ridicules,� � �  mais a montr quelque agacement lorsque j ai manifest l intention de ne plus� � � �  remettre les pieds chez M. Pamyre. Il m a rappel des propos tenus par moi, au� �  cours d une de nos conf rences trimestrielles chez le cur de Verchocq, laquelle� � � �  il n assistait pas. J aurais parl en termes qu il estime beaucoup trop vifs du� � � �  

commerce et des commer ants. Mettez-vous bien dans la t te, mon enfant, que les� � �  paroles d un jeune pr tre inexp riment comme vous seront toujours relev es par� � � � �  ses a n s, dont le devoir est de se former une opinion sur les nouveaux confr res.� � �  votre ge, on ne se permet pas de boutades. Dans une petite soci t aussi ferm e� � � � �  

que la n tre, ce contr le r ciproque est l gitime, et il y aurait mauvais esprit� � � � � ne pas l accepter de bon c ur. Certes, la probit commerciale n est plus� � � �  aujourd hui ce qu elle tait jadis, nos meilleures familles t moignent en cette� � � �  mati re d une n gligence bl mable. Mais la terrible Crise a ses rigueurs, avouons-� � � �le. J ai connu un temps o cette modeste bourgeoisie, travailleuse, pargnante,� � �  qui fait encore la richesse et la grandeur de notre cher pays, subissait presquetout enti re l influence de la mauvaise presse. Aujourd hui qu elle sent le fruit� � � �  

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de son travail menac par les l ments de d sordre, elle comprend que l re est� � � � ��  pass e des illusions g n reuses, que la soci t n a pas de plus solide appui que� � � � � �  l glise. Le droit de propri t n est-il pas inscrit dans l vangile ? Oh ! sans�� � � � ��  doute, il y a des distinctions faire, et dans le gouvernement des consciences�  vous devez appeler l attention sur les devoirs correspondant ce droit,� �  n anmoins� � �

Mes petites mis res physiques m ont rendu horriblement nerveux. Je n ai pu retenir� � �  

les paroles qui me venaient aux l vres et, pis encore, je les ai prononc es d une� � �  voix tremblante dont l accent m a surpris moi-m me.� � �

Il n arrive pas souvent d entendre au confessionnal un p nitent s accuser de� � � � �  b n fices illicites !� �

M. le doyen m a regard droit dans les yeux, j ai soutenu son regard. Je pensais� � �  au cur de Torcy. De toute mani re l indignation, m me justifi e, reste un� � � � �  mouvement de l me trop suspect pour qu un pr tre s y abandonne. Et je sens aussi�� � � �  qu il y a toujours quelque chose dans ma col re lorsqu on me force parler du� � � �  riche du vrai riche, du riche en esprit le seul riche, n e t-il en poche qu un� � � � �  denier l homme d argent, comme ils l appellent Un homme d argent !� � � � � �

Votre r flexion me surprend, a dit M. le doyen d un ton sec. J y crois discerner� � � �  quelque rancune, quelque aigreur Mon enfant, a-t-il repris d une voix plus douce,� �  je crains que vos succ s scolaires n aient jadis un peu fauss votre jugement. Le� � �  s minaire n est pas le monde. La vie au s minaire n est pas la vie. Il faudrait� � � �  sans doute bien peu de chose pour faire de vous un intellectuel, c est- -dire un� �  r volt , un contempteur syst matique des sup riorit s sociales qui ne sont point� � � � �  fond es sur l esprit. Dieu nous pr serve des r formateurs !� � � �

Monsieur le doyen, beaucoup de saints l ont t pourtant.� � � �

Dieu nous pr serve aussi des saints ! Ne protestez pas, ce n est d ailleurs� � � �  qu une boutade, coutez-moi d abord. Vous savez parfaitement que l glise n l ve� � � �� �� �  sur ses autels, et le plus souvent longtemps apr s leur mort, qu un tr s petit� � �  

nombre de justes exceptionnels, dont l enseignement et les h ro ques exemples,� � �  pass s au crible d une enqu te s v re, constituent le tr sor commun des fid les,� � � � � � �  bien qu il ne leur soit nullement permis, remarquez-le, d y puiser sans contr le.� � �  Il s ensuit, r v rence gard e, que ces hommes admirables ressemblent ces vins� � � � �  pr cieux, mais lents se faire, qui co tent tant de peines et de soins au� � �  vigneron pour ne r jouir que le palais de ses petits-neveux Je plaisante, bien� �  entendu. Cependant vous remarquerez que Dieu semble prendre garde de multiplierchez nous, s culiers, parmi ses troupes r guli res, si j ose dire, les saints� � � � � prodiges et miracles, les aventuriers surnaturels qui font parfois trembler les�  cadres de la hi rarchie. Le cur d Ars n est-il pas une exception ? La proportion� � � �  n est-elle pas insignifiante de cette v n rable multitude de clercs z l s,� � � � �  irr prochables, consacrant leurs forces aux charges crasantes du minist re, ces� � � �  canonis s ? Qui oserait cependant pr tendre que la pratique des vertus h ro ques� � � �  

soit le privil ge des moines, voire de simples la ques ?� �

Comprenez-vous maintenant que dans un sens, et toutes r serves faites sur le� �  caract re un peu irrespectueux, paradoxal, d une telle boutade, j aie pu dire :� � �  Dieu nous pr serve des saints ? Trop souvent ils ont t une preuve pour l glise� � � � ��  avant d en devenir la gloire. Et encore je ne parle pas de ces saints rat s,� �  incomplets, qui fourmillent autour des vrais, en sont comme la menue monnaie, et,comme les gros sous, servent beaucoup moins qu ils n encombrent ! Quel pasteur,� �  quel v que souhaiterait de commander de telles troupes ? Qu ils aient l esprit� � � � �  d ob issance, soit ! Et apr s ? Quoi qu ils fassent, leurs propos, leur attitude,� � � �  leur silence m me risquent toujours d tre un scandale pour les m diocres, les� �� �  

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faibles, les ti des. Oh ! je sais, vous allez me r pondre que le Seigneur vomit� �  les ti des. Quels ti des au juste ? Nous l ignorons. Sommes-nous s rs de d finir� � � � �  comme lui cette sorte de gens ? Pas du tout. D autre part l glise a des� ��  n cessit s l chons le mot elle a des n cessit s d argent. Ces besoins� � � � � � � �  existent, vous devez l admettre avec moi alors inutile d en rougir. L glise� � � ��  poss de un corps et une me : il lui faut pourvoir aux besoins de son corps. Un� �  homme raisonnable n a pas honte de manger. Voyons donc les choses telles qu elles� �  sont. Nous parlions tout l heure des commer ants. De qui l tat tire-t-il le� � � ��  

plus clair de ses revenus ? N est-ce pas justement de cette petite bourgeoisie,�  pre au gain, dure au pauvre comme elle-m me, enrag e l pargne ? La soci t� � � � � �� � � moderne est son uvre.�

Certes, personne ne vous demande de transiger sur les principes, et le�  cat chisme d aucun dioc se n a rien chang , que je sache, au quatri me� � � � � �  commandement. Mais pouvons-nous mettre le nez dans les livres de comptes ? Plus oumoins dociles nos le ons lorsqu il s agit, par exemple, des garements de la� � � � �  chair o leur sagesse mondaine voit un d sordre, un gaspillage, sans s lever� � � ��  d ailleurs beaucoup plus haut que la crainte du risque ou de la d pense ce� � �  qu ils appellent les affaires semble ces travailleurs un domaine r serv o le� � � � �  travail sanctifie tout, car ils ont la religion du travail. Chacun pour soi, voil� leur r gle. Et il ne d pend pas de nous, il faudra bien du temps, des si cles� � �  

peut- tre, pour clairer ces consciences, d truire ce pr jug que le commerce est� � � � �  une sorte de guerre et qui se r clame des m mes privil ges, des m mes tol rances� � � � �  que l autre. Un soldat, sur le champ de bataille, ne se consid re pas comme un� �  homicide. Pareillement le m me n gociant qui tire de son travail un b n fice� � � �  usuraire ne se croit pas un voleur, car il se sait incapable de prendre dix sousdans la poche d autrui. Que voulez-vous, mon cher enfant, les hommes sont les�  hommes ! Si quelques-uns de ces marchands s avisaient de suivre la lettre les� �  prescriptions de la th ologie touchant le gain l gitime, leur faillite serait� �  certaine.

Est-il d sirable de rejeter ainsi dans la classe inf rieure des citoyens� � �  laborieux qui ont eu tant de peine s lever, sont notre meilleure r f rence vis-� �� � �-vis d une soci t mat rialiste, prennent leur part des frais du culte et nous� � � � �  

donnent aussi des pr tres, depuis que le recrutement sacerdotal est presque tari�  dans nos villages ? La grande industrie n existe plus que de nom, elle a t� � � dig r e par les banques, l aristocratie se meurt, le prol tariat nous chappe, et� � � � �  vous iriez proposer aux classes moyennes de r soudre sur-le-champ, avec clat, un� �  probl me de conscience dont la solution demande beaucoup de temps, de mesure, de�  tact. L esclavage n tait-il pas une plus grande offense la loi de Dieu ? Et� �� �  cependant les ap tres votre ge, on a volontiers des jugements absolus. M fiez-� � � � �vous de ce travers. Ne donnez pas dans l abstrait, voyez les hommes. Et tenez,�  justement, cette famille Pamyre, elle pourrait servir d exemple, d illustration� � � la th se que je viens d exposer. Le grand-p re tait un simple ouvrier ma on,� � � � �  anticl rical notoire, socialiste m me. Notre v n r confr re de Bazancourt se� � � � � �  souvient de l avoir vu poser culotte sur le seuil de la porte, au passage d une� �  procession. Il a d abord achet un petit commerce de vins et liqueurs, assez mal� �  

fam . Deux ans plus tard son fils, lev au coll ge communal, est entr dans une� � � � �  bonne famille, les Delannoy, qui avaient un neveu cur , du c t de Brogelonne. La� � �  fille, d brouillarde, a ouvert une picerie. Le vieux, naturellement, s est occup� � � � de la chose, on l a vu courir les routes, d un bout de l ann e l autre, dans sa� � � � � �  carriole. C est lui qui a pay la pension de ses petits-enfants au coll ge� � �  dioc sain de Montreuil. a le flattait de les voir camarades avec des nobles, et� �  d ailleurs il n tait plus socialiste depuis longtemps, les employ s le� �� �  craignaient comme le feu. vingt-deux ans, Louis Pamyre vient d pouser la fille� ��  du notaire Delivaulle, homme d affaires de Son Excellence, Ars ne s occupe du� � �  magasin, Charles fait sa m decine Lille, et le plus jeune, Adolphe, est au� �  s minaire d Arras. Oh ! tout le monde sait parfaitement que si ces gens-l� � � 

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travaillent dur, ils ne sont pas faciles en affaires, qu ils ont cum le canton.� � �  Mais quoi ! s ils nous volent, ils nous respectent. Cela cr e entre eux et nous� �  une esp ce de solidarit sociale, que l on peut d plorer ou non, mais qui existe,� � � �  et tout ce qui existe doit tre utilis pour le bien.� � �

Il s est arr t , un peu rouge. Je suis toujours assez mal une conversation de ce� � �  genre, car mon attention se fatigue vite lorsqu une secr te sympathie ne me permet� �  pas de devancer passionn ment la pens e de mon interlocuteur et que je me laisse,� �  

comme disaient mes anciens professeurs, mettre la tra ne Qu elle est juste� � � �� �  l expression populaire des paroles qui restent sur le c ur ! Celles-l� � � � � faisaient un bloc dans ma poitrine, et je sentais que la pri re seule restait�  capable de fondre cette esp ce de gla on.� �

Je vous ai parl sans doute un peu rudement, a repris M. le doyen de� �  Blangermont. C est pour votre bien. Quand vous aurez beaucoup v cu, vous� �  comprendrez. Mais il faut vivre.

Il faut vivre, c est affreux ! ai-je r pondu sans r fl chir. Vous ne trouvez pas� � � � �  ?

Je m attendais un clat, car j avais retrouv ma voix des mauvais jours, une� � � � �  

voix que je connais bien la voix de ton p re, disait maman J ai entendu l autre� � � � �  jour un vagabond r pondre au gendarme qui lui demandait ses papiers. Des papiers� �  ? o voulez-vous que j en prenne ? Je suis le fils du soldat inconnu ! Il avait� � �  un peu cette voix-l .�

M. le doyen m a seulement regard longuement, d un air attentif.� � �

Je vous soup onne d tre po te (il prononce po te). Avec vos deux annexes,� � �� � �  heureusement, le travail ne vous manque pas. Le travail arrangera tout.

Hier au soir le courage m a manqu . J aurais voulu donner une conclusion cet� � � �  entretien. quoi bon ? videmment, je dois tenir compte du caract re de M. le� � �  doyen, du visible plaisir qu il prend me contredire, m humilier. Il s est� � � � �  

signal jadis par son z le contre les jeunes pr tres d mocrates, et sans doute, il� � � �  me croit l un d eux. Illusion bien excusable, en somme. C est vrai que, par� � �  l extr me modestie de mon origine, mon enfance mis rable, abandonn e, la� � � �  disproportion que je sens de plus en plus entre une ducation si n glig e,� � �  grossi re m me, et une certaine sensibilit d intelligence qui me fait deviner� � � �  beaucoup de choses, j appartiens une esp ce d hommes naturellement peu� � � �  disciplin s dont mes sup rieurs ont bien raison de se m fier. Que serais-je devenu� � �  si Mon sentiment l gard de ce qu on appelle la soci t reste d ailleurs bien� � �� � � � �  obscur J ai beau tre le fils de pauvres gens ou pour cette raison, qui sait ?� � � � � je ne comprends r ellement que la sup riorit de la race, du sang. Si je� � � �  

l avouais, on se moquerait de moi. Il me semble, par exemple, que j aurais� �  volontiers servi un vrai ma tre un prince, un roi. On peut mettre ses deux mains� �  jointes entre les mains d un autre homme et lui jurer la fid lit du vassal, mais� � �  

l id e ne viendrait personne de proc der cette c r monie aux pieds d un� � � � � � � �  millionnaire, parce que millionnaire, ce serait idiot. La notion de richesse etcelle de puissance ne peuvent encore se confondre, la premi re reste abstraite. Je�  sais bien qu on aurait beau jeu de r pondre que plus d un seigneur a d jadis son� � � �  fief aux sacs d cus d un p re usurier, mais enfin, acquis ou non la pointe de�� � � �  l p e, c est la pointe de l p e qu il devait le d fendre comme il e t d fendu�� � � � �� � � � � �  sa propre vie, car l homme et le fief ne faisaient qu un, au point de porter le� �  m me nom N est-ce point ce signe myst rieux que se reconnaissaient les rois ?� � � � �  Et le roi, dans nos saints livres, ne se distingue gu re du juge. Certes, un�  millionnaire dispose, au fond de ses coffres, de plus de vies humaines qu aucun�  monarque, mais sa puissance est comme les idoles, sans oreilles et sans yeux. Il

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peut tuer, voil tout, sans m me savoir ce qu il tue. Ce privil ge est peut- tre� � � � �  aussi celui des d mons.�

(Je me dis parfois que Satan, qui cherche s emparer de la pens e de Dieu, non� � �  seulement la hait sans la comprendre, mais la comprend rebours. Il remonte son� �  insu le courant de la vie au lieu de le descendre et s puise en tentatives��  absurdes, effrayantes, pour refaire, en sens contraire, tout l effort de la�  Cr ation.)�

L institutrice est venue me trouver ce matin la sacristie. Nous avons parl� � � longuement de Mlle Chantal. Il para t que cette jeune fille s aigrit de plus en� �  plus, que sa pr sence au ch teau est devenue impossible et qu il conviendrait de� � �  la mettre en pension. Mme la comtesse ne para t pas encore d cid e prendre une� � � �  telle mesure. J ai compris qu on attendait de moi que j intervinsse aupr s d elle,� � � � �  et je dois d ner au ch teau la semaine prochaine.� �

videmment Mademoiselle ne veut pas tout dire. Elle m a plusieurs fois regard� � � droit dans les yeux, avec une insistance g nante, ses l vres tremblaient. Je l ai� � �  reconduite jusqu la petite porte du cimeti re. Sur le seuil, et d une voix�� � �  entrecoup e, rapide, comme on s acquitte d un aveu humiliant d une voix de� � � � �  confessionnal elle s est excus e de faire appel moi dans des circonstances si� � � �  

dangereuses, si d licates. Chantal est une nature passionn e, bizarre. Je ne la� � �  crois pas vicieuse. Les jeunes personnes de son ge ont presque toujours une�  imagination sans frein. J ai d ailleurs beaucoup h sit vous mettre en garde� � � � �  contre une enfant que j aime et que je plains, mais elle est fort capable d une� �  d marche inconsid r e. Nouveau venu dans cette paroisse, il serait inutile et� � �  dangereux de c der, le cas ch ant, votre g n rosit , votre charit , de� � � � � � � � �  para tre ainsi provoquer des confidences qui , M. le comte ne le supporterait� � �  pas , a-t-elle ajout , sur un ton qui m a d plu.� � � �

Certes, rien ne m autorise la soup onner de parti pris, d injustice, et quand je� � � �  l ai salu e le plus froidement que j ai pu, sans lui tendre la main, elle avait� � �  des larmes dans les yeux, de vraies larmes. D ailleurs, les mani res de Mlle� �  Chantal ne me plaisent gu re, elle a dans ses traits la m me fixit , la m me� � � �  

duret que je retrouve, h las, sur le visage de beaucoup de jeunes paysannes et� �  dont le secret ne m est pas encore connu, ne le sera sans doute jamais, car elles�  n en laissent deviner que peu de chose, m me au lit de mort. Les jeunes gens sont� �  bien diff rents ! Je ne crois pas trop aux confessions sacril ges en un tel� �  moment, car les mourantes dont je parle manifestaient une contrition sinc re de�  leurs fautes. Mais leurs pauvres chers visages ne retrouvaient qu au-del du� �  sombre passage la s r nit de l enfance (pourtant si proche !), ce je ne sais quoi� � � �  de confiant, d merveill , un sourire pur Le d mon de la luxure est un d mon�� � � � �  muet.

N importe ! je ne puis m emp cher de trouver la d marche de Mademoiselle un peu� � � �  suspecte. Il est clair que je manque beaucoup trop d exp rience, d autorit , pour� � � �  m entremettre dans une affaire de famille si d licate, et on aurait sagement fait� �  

de me tenir l cart. Mais puisqu on juge utile de m y m ler, que signifie cette� �� � � �  interdiction de juger par moi-m me ? M. le comte ne le supporterait pas C est� � � � �  un mot de trop.

Re u hier une nouvelle lettre de mon ami, un simple mot. Il me prie de vouloir�  bien retarder de quelques jours mon voyage Lille, car il doit lui-m me se rendre� �  Paris pour affaires. Il termine ainsi : Tu as d comprendre depuis longtemps� � �  

que j avais, comme on dit, quitt la soutane. Mon c ur, pourtant, n a pas chang .� � � � �  Il s est seulement ouvert une conception plus humaine et par cons quent plus� � �  g n reuse de la vie. Je gagne ma vie, c est un grand mot, une grande chose. Gagner� � �  sa vie ! L habitude, prise d s le s minaire, de recevoir des sup rieurs, ainsi� � � �  

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qu une aum ne, le pain quotidien ou la plat e de haricots fait de nous, jusqu la� � � ��  mort, des coliers, des enfants. J tais, comme tu l es sans doute encore,� �� �  absolument ignorant de ma valeur sociale. peine aurais-je os m offrir pour la� � �  besogne la plus humble. Or, bien que ma mauvaise sant ne me permette pas toutes�  les d marches n cessaires, j ai re u beaucoup de propositions tr s flatteuses, et� � � � �  je n aurai, le moment venu, qu choisir entre une demi-douzaine de situations� ��  extr mement r mun ratrices. Peut- tre m me ta prochaine visite pourrais-je me� � � � � �  donner le plaisir et la fiert de t accueillir dans un int rieur convenable, notre� � �  

logement tant jusqu ici des plus modestes� � � �

Je sais bien que tout cela est surtout pu ril, que je devrais hausser les paules.� �  Je ne peux pas. Il y a une certaine b tise, un certain accent de b tise, o je� � �  reconnais du premier coup, avec une horrible humiliation, l orgueil sacerdotal,�  mais d pouill de tout caract re surnaturel, tourn en niaiserie, tourn comme une� � � � �  sauce tourne. Comme nous sommes d sarm s devant les hommes, la vie ! Quel absurde� �  enfantillage ! Et pourtant mon ancien camarade passait pour l un des meilleurs�  l ves du s minaire, le mieux dou . Il ne manquait m me pas d une exp rience� � � � � � �  pr coce, un peu ironique, des tres et il jugeait certains de nos professeurs avec� �  assez de lucidit . Pourquoi tente-t-il aujourd hui de m en imposer par de pauvres� � �  fanfaronnades desquelles je suppose, d ailleurs, qu il n est pas dupe ? Comme tant� � �  d autres, il finira dans quelque bureau o son mauvais caract re, sa� � �  

susceptibilit maladive le rendront suspect ses camarades, et quelque soin qu il� � �  prenne leur cacher le pass , je doute qu il ait jamais beaucoup d amis.� � � �

Nous payons cher, tr s cher, la dignit surhumaine de notre vocation. Le ridicule� �  est toujours si pr s du sublime ! Et le monde, si indulgent d ordinaire aux� �  ridicules, hait le n tre, d instinct. La b tise f minine est d j bien irritante,� � � � � �  la b tise cl ricale l est plus encore que la b tise f minine, dont elle semble� � � � �  d ailleurs parfois le myst rieux surgeon. L loignement de tant de pauvres gens� � ��  pour le pr tre, leur antipathie profonde ne s explique peut- tre pas seulement,� � �  comme on voudrait nous le faire croire, par la r volte plus ou moins consciente�  des app tits contre la Loi et ceux qui l incarnent quoi bon le nier ? Pour� � � �  prouver un sentiment de r pulsion devant la laideur, il n est pas n cessaire� � � �  d avoir une id e tr s claire du Beau. Le pr tre m diocre est laid.� � � � �

Je ne parle pas du mauvais pr tre. Ou plut t le mauvais pr tre est le pr tre� � � �  m diocre. L autre est un monstre. La monstruosit chappe toute commune mesure.� � � � �  Qui peut savoir les desseins de Dieu sur un monstre ? quoi sert-il ? Quelle est�  la signification surnaturelle d une si tonnante disgr ce ? J ai beau faire, je ne� � � �  puis croire, par exemple, que Judas appartienne au monde ce monde pour lequel� �  j sus a myst rieusement refus sa pri re Judas n est pas de ce monde-l� � � � � � � �

Je suis s r que mon malheureux ami ne m rite pas le nom de mauvais pr tre. Je� � �  suppose m me qu il est sinc rement attach sa compagne, car je l ai connu jadis� � � � � �  sentimental. Le pr tre m diocre, h las ! l est presque toujours. Peut- tre le vice� � � � �  est-il moins dangereux pour nous qu une certaine fadeur ? Il y a des�  ramollissements du cerveau. Le ramollissement du c ur est pire.�

En revenant ce matin de mon annexe, travers champs, j ai aper u M. le comte qui� � �  faisait qu ter ses chiens le long du bois de Lini res. Il m a salu de loin, mais� � � �  ne semblait pas tr s d sireux de me parler. Je pense que d une mani re ou d une� � � � �  autre il a connu la d marche de Mademoiselle. Je dois agir avec beaucoup de�  r serve, de prudence.�

Hier, confessions. De trois cinq, les enfants. J ai commenc par les gar ons,� � � �  naturellement.

Que Notre-Seigneur les aime, ces petits ! Tout autre qu un pr tre, ma place,� � �  

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sommeillerait leur monotone ronron qui ressemble trop souvent la simple� �  r citation de phrases choisies dans l Examen de conscience, et rab ch es chaque� � � �  fois S il voulait voir clair, poser des questions au hasard, agir en simple� �  curieux, je crois qu il n chapperait pas au d go t. L animalit para t tellement� �� � � � � �  fleur de peau ! Et pourtant !�

Que savons-nous du p ch ? Les g ologues nous apprennent que le sol qui nous� � �  semble si ferme, si stable, n est r ellement qu une mince pellicule au-dessus d un� � � �  

oc an de feu liquide et toujours fr missante comme la peau qui se forme sur le� �  lait pr t bouillir Quelle paisseur a le p ch ? quelle profondeur faudrait-� � � � � � �il creuser pour retrouver le gouffre d azur ?� �

Je suis s rieusement malade. J en ai eu hier la certitude soudaine et comme� �  l illumination. Le temps o j ignorais cette douleur tenace qui c de parfois en� � � �  apparence, mais ne desserre jamais compl tement sa prise, m a paru tout coup� � �  reculer, reculer dans un pass presque vertigineux, reculer jusqu l enfance� �� � � Voil juste six mois que j ai ressenti les premi res atteintes de ce mal, et je me� � �  souviens peine de ces jours o je mangeais et buvais comme tout le monde.� �  Mauvais signe.

Cependant les crises disparaissent. Il n y a plus de crises. J ai d lib r ment� � � � �  

supprim la viande, les l gumes, je me nourris de pain tremp dans le vin, pris en� � �  tr s petite quantit , chaque fois que je me sens un peu tourdi. Le je ne me� � � �  r ussit d ailleurs tr s bien. Ma t te est libre et je me sens plus fort qu il y a� � � � �  trois semaines, beaucoup plus fort.

Personne ne s inqui te pr sent de mes malaises. La v rit est que je commence� � � � � � � m habituer moi-m me cette triste figure qui ne peut plus maigrir et qui garde� � �  cependant un air inexplicable de jeunesse, je n ose pas dire : de sant . mon� � � � �  ge, un visage ne s effondre pas, la peau, tendue sur les os, reste lastique.� � �  C est toujours a !� �

Je relis ces lignes crites hier soir : j ai pass une bonne nuit, tr s reposante,� � � �  je me sens plein de courage, d espoir. C est une r ponse de la Providence mes� � � �  

j r miades, un reproche plein de douceur. J ai souvent remarqu ou cru saisir� � � � � � cette imperceptible ironie (je ne trouve malheureusement pas d autre mot). On�  dirait le haussement d paules d une m re attentive aux pas maladroits de son�� � �  petit enfant. Ah ! si nous savions prier !

Mme la comtesse ne r pond plus mon salut que par un hochement de t te tr s� � � �  froid, tr s distant.�

J ai vu aujourd hui le docteur Delbende, un vieux m decin qui passe pour brutal et� � �  n exerce plus gu re, car ses coll gues tournent volontiers en d rision ses� � � �  culottes de velours et ses bottes toujours graiss es, qui d gagent une odeur de� �  suif. Le cur de Torcy l avait pr venu de ma visite. Il m a fait tendre sur son� � � � �  divan et m a longuement palp l estomac de ses longues mains qui n taient gu re� � � �� �  

propres, en effet (il revenait de la chasse). Tandis qu il m auscultait, son grand� �  chien, couch sur le seuil, suivait chacun de ses mouvements avec une attention�  extraordinaire, adorante.

Vous ne valez pas cher, m a-t-il dit. Rien qu voir a (il avait l air de� � �� � �  prendre son chien t moin), pas difficile de comprendre que vous n avez pas� � �  toujours mang votre saoul, hein ?� �

Jadis, peut- tre ai-je r pondu. Mais pr sent� � � � � �

pr sent, il est trop tard ! Et l alcool, qu est-ce que vous en faites, de� � � � �  

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l alcool ? Oh ! pas celui que vous avez bu, naturellement. Celui qu on a bu pour� �  vous, bien avant que vous ne veniez au monde. Revenez me voir dans quinze jours,je vous donnerai un mot pour le professeur Lavigne, de Lille.

Mon Dieu, je sais parfaitement que l h r dit p se lourd sur des paules comme les� � � � � �  miennes, mais ce mot d alcoolisme est dur entendre. En me rhabillant, je me� �  regardais dans la glace, et mon triste visage, un peu plus jaune chaque jour, avecce long nez, la double ride profonde qui descend jusqu aux commissures des l vres,� �  

la barbe rase mais dure dont un mauvais rasoir ne peut venir bout, m a soudain� �  paru hideux.

Sans doute le docteur a-t-il surpris mon regard, car il s est mis rire. Le chien� �  a r pondu par des aboiements, puis par des sauts de joie. bas, Fox ! bas,� � � �  sale b te ! Finalement nous sommes entr s dans la cuisine. Tout ce bruit m avait� � � �  rendu courage, je ne sais pourquoi. La haute chemin e, bourr e de fagots, flambait� �  comme une meule.

Quand vous vous emb terez trop, vous viendrez faire un tour par ici. C est une� � �  chose que je ne dirais pas tout le monde. Mais le cur de Torcy m a parl de� � � �  vous, et vous avez des yeux qui me plaisent. Des yeux fid les, des yeux de chien.�

Moi aussi, j ai des yeux de chien. C est plut t rare. Torcy, vous et moi, nous� � �  sommes de la m me race, une dr le de race.� �

L id e d appartenir la m me race que ces deux hommes solides ne me serait jamais� � � � �  venue, s rement. Et pourtant, j ai compris qu il ne plaisantait pas.� � �

Quelle race ? ai-je demand .� �

Celle qui tient debout. Et pourquoi tient-elle debout ? Personne ne le sait, au�  juste. Vous allez me dire : la gr ce de Dieu ? Seulement, moi, mon ami, je ne�  crois pas en Dieu. Attendez ! Pas la peine de me r citer votre petite le on, je la� �  connais par c ur : L esprit souffle o il veut, j appartiens l me de� � � � � � ��  l glise. Des blagues. Pourquoi se tenir debout, plut t qu assis ou couch ?�� � � � � �  

Remarquez que l explication physiologique ne tient pas. Impossible de justifier�  par des faits l hypoth se d une esp ce de pr disposition physique. Les athl tes� � � � � �  sont g n ralement des citoyens paisibles, conformistes en diable, et ils ne� �  reconnaissent que l effort qui paie pas le n tre. videmment, vous avez invent� � � � � le paradis. Mais je disais l autre jour Torcy : Conviens donc que tu tiendrais� � �  le coup, avec ou sans paradis. D ailleurs, entre nous, tout le monde y entre� �  dans votre paradis, h ? Les ouvriers de la onzi me heure, pas vrai ? Quand j ai� � �  travaill un coup de trop je dis travaill un coup de trop comme on dit boire un� � �  coup de trop je me demande si nous ne sommes pas simplement des orgueilleux.�

Il avait beau rire bruyamment, son rire faisait mal entendre, et on aurait pu�  croire que son chien pensait comme moi : il avait interrompu tout coup ses�  gambades et couch ventre contre terre, humblement, il levait vers son ma tre un� �  

regard calme, attentif, un regard qu on e t dit d tach de tout, m me de l obscur� � � � � �  espoir de comprendre une peine qui retentissait pourtant jusqu au fond de ses�  entrailles, jusqu la derni re fibre de son pauvre corps de chien. Et la pointe�� �  du museau soigneusement pos e sur ses pattes crois es, clignant des paupi res, sa� � �  longue chine parcourue d tranges frissons, il grognait doucement, ainsi qu� �� �� l approche de l ennemi.� �

Je voudrais savoir d abord ce que vous entendez par tenir debout ?� �

a serait long. Admettons, pour tre court, que la station verticale ne� � �  convienne qu aux Puissants. Pour la prendre, un homme raisonnable attend qu il ait� �  

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la puissance, la puissance ou son signe, le pouvoir, l argent. Moi, je n ai pas� �  attendu. En troisi me, l occasion d une retraite, le sup rieur du coll ge de� � � � � �  Montreuil nous a demand de prendre une devise. Savez-vous celle que j ai� �  choisie ? Faire face. Face quoi, je vous le demande, un gosse de treize� � �  ans !�

Face l injustice, peut- tre.� � � �

L injustice ? Oui et non. Je ne suis pas de ces types qui n ont que le mot de� � �  justice la bouche. D abord, parole d honneur, je ne l exige pas pour moi. qui� � � � �  diable voulez-vous que je la demande, puisque je ne crois pas en Dieu ? Souffrirl injustice, c est la condition de l homme mortel. Tenez, depuis que mes confr res� � � �  font courir le bruit que je n ai aucune notion de l asepsie, la client le a foutu� � �  le camp je ne soigne plus qu un tas de p quenots qui me paient d une volaille ou� � �  d un panier de pommes, et me prennent d ailleurs pour un idiot. En un sens, par� �  rapport aux richards, ces bougres-l sont des victimes. H bien, vous savez,� �  l abb , je les fourre tous dans le m me sac que leurs exploiteurs, ils ne valent� � �  gu re mieux. En attendant leur tour d exploiter, ils me carottent. Seulement� � �

Il s est gratt la t te en m observant de biais, sans en avoir l air. Et j ai bien� � � � � �  remarqu qu il a rougi. Cette rougeur, sur ce vieux visage, tait belle.� � �

Seulement autre chose est souffrir l injustice, autre chose la subir. Ils la� �  subissent. Elle les d grade. Je ne peux pas voir a. C est un sentiment dont on� � �  n est pas ma tre, hein ? Quand je me trouve au chevet d un pauvre diable qui ne� � �  veut pas mourir tranquille le fait est rare, mais on l observe de temps en temps� �  ma sacr e nature reprend le dessus, j ai envie de lui dire : te-toi de l ,� � � � � �  

imb cile ! je vais te montrer comment on fait a proprement. L orgueil, quoi,� � � �  toujours l orgueil ! En un sens, mon petit, je ne suis pas l ami des pauvres, je� �  ne tiens pas au r le de terre-neuve. Je pr f rerais qu ils se d brouillent sans� � � � �  moi, qu ils se d brouillent avec les Puissants. Mais quoi ! ils g chent le m tier,� � � �  ils me font honte. Notez bien que c est un malheur de se sentir solidaire d un tas� �  de Jean-foutre qui, m dicalement parlant, seraient plut t des d chets. Question de� � �  race, probable ? Je suis Celte, Celte de la t te aux pieds, notre race est�  

sacrificielle. La rage des causes perdues, quoi ! Je pense, d ailleurs, que�  l humanit se partage en deux esp ces distinctes, selon l id e qu on se forme de� � � � � �  la justice. Pour les uns, elle est un quilibre, un compromis. Pour les autres� �

Pour les autres, lui ai-je dit, la justice est comme l panouissement de la� ��  charit , son av nement triomphal.� �

Le docteur m a regard un long moment avec un air de surprise, d h sitation, tr s� � � � �  g nant pour moi. Je crois que la phrase lui avait d plu. Ce n tait qu une phrase,� � �� �  en effet.

Triomphal ! Triomphal ! Il est propre, votre triomphe, mon gar on. Vous me� �  r pondrez que le royaume de Dieu n est pas de ce monde ? D accord. Mais si on� � �  

donnait un petit coup de pouce l horloge, quand m me ? Ce que je vous reproche,� � �  vous autres, a n est pas qu il y ait encore des pauvres, non. Et m me, je vous� � � � �  

fais la part belle, je veux bien que la charge revienne de vieilles b tes comme� �  moi de les nourrir, de les v tir, de les soigner, de les torcher. Je ne vous�  pardonne pas, puisque vous en avez la garde, de nous les livrer si sales.Comprenez-vous ? Apr s vingt si cles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne� �  devrait plus y avoir de honte tre pauvre. Ou bien, vous l avez trahi, votre� � �  Christ ! Je ne sors pas de l . Bon Dieu de bon Dieu ! Vous disposez de tout ce�  qu il faut pour humilier le riche, le mettre au pas. Le riche a soif d gards, et� ��  plus il est riche, plus il a soif. Quand vous n auriez eu que le courage de les�  foutre au dernier rang, pr s du b nitier ou m me sur le parvis pourquoi pas ?� � � � � 

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a les aurait fait r fl chir. Ils auraient tous louch vers le banc des pauvres,� � � �  je les connais. Partout ailleurs les premiers, ici, chez Notre-Seigneur, lesderniers, voyez-vous a ? Oh ! je sais bien que la chose n est pas commode. S il� � �  est vrai que le pauvre est l image et la ressemblance de J sus, J sus lui-� � � � � �m me, c est emb tant de le faire grimper au banc d uvre, de montrer tout le� � � � �� �  monde une face d risoire sur laquelle, depuis deux mille ans, vous n avez pas� �  encore trouv le moyen d essuyer les crachats. Car la question sociale est d abord� � �  une question d honneur. C est l injuste humiliation du pauvre qui fait les� � �  

mis rables. On ne vous demande pas d engraisser des types qui d ailleurs ont de� � �  p re en fils perdu l habitude d engraisser, qui resteraient probablement maigres� � �  comme des coucous. Et m me on veut bien admettre, la rigueur, pour des raisons� �  de convenances, l limination des guignols, des fain ants, des ivrognes, enfin des�� �  ph nom nes carr ment compromettants. Reste qu un pauvre, un vrai pauvre, un� � � �  honn te pauvre ira de lui-m me se coller aux derni res places dans la maison du� � �  Seigneur, la sienne, et qu on n a jamais vu, qu on ne verra jamais un suisse� � �  empanach comme un corbillard, le venir chercher au fond de l glise pour l amener� �� �  dans le ch ur, avec les gards dus un Prince un Prince du sang chr tien. Cette� � � � �  id e-l fait ordinairement rigoler vos confr res. Futilit s, vanit s. Mais� � � � �  pourquoi diable prodiguent-ils de tels hommages aux Puissants de la Terre, quis en r galent ? Et s ils les jugent ridicules, pourquoi les font-ils payer si cher� � �  ? On rirait de nous, disent-ils, un bougre en haillons dans le ch ur, a� � �  

tournerait vite la farce. Bon ! Seulement lorsque le bougre a d finitivement� � �  chang sa d froque contre une autre en bois de sapin, quand vous tes s rs,� � � �  absolument s rs, qu il ne se mouchera plus dans ses doigts, qu il ne crachera plus� � �  sur vos tapis, qu est-ce que vous en faites, du bougre ? Allons donc ! Je me moque�  de passer pour un imb cile, je tiens le bon bout, le pape ne m en ferait pas� �  d mordre. Et ce que je dis, mon gar on, vos saints l ont fait, a ne doit donc pas� � � �  tre si b te. genoux devant le pauvre, l infirme, le l preux, voil comme on les� � � � � �  voit, vos saints. Dr le d arm e o les caporaux se contentent de donner en passant� � � �  une petite tape d amiti protectrice sur l paule de l h te royal aux pieds duquel� � �� � �  se prosternent les mar chaux !�

Il s est tu, un peu g n par mon silence. Certes, je n ai pas beaucoup� � � �  d exp rience mais je crois reconna tre du premier coup un certain accent, celui� � �  

qui trahit une blessure profonde de l me. Peut- tre d autres que moi sauraient�� � �  alors trouver le mot qu il faut pour convaincre, apaiser ? J ignore ces mots-l .� � �  Une douleur vraie qui sort de l homme appartient d abord Dieu, il me semble.� � �  J essaie de la recevoir humblement dans mon c ur, telle quelle, je m efforce de� � �  l y faire mienne, de l aimer. Et je comprends tout le sens cach de l expression� � � �  devenue banale communier avec , car il est vrai que cette douleur, je la� �  communie.

Le chien tait venu poser la t te sur ses genoux.� �

(Depuis deux jours, je me reproche de n avoir pas r pondu cette esp ce de� � � �  r quisitoire et pourtant, tout au fond de moi-m me, je ne puis me donner tort.� �  D ailleurs, qu aurais-je dit ? Je ne suis pas l ambassadeur du Dieu des� � �  

philosophes, je suis le serviteur de J sus-Christ. Et ce qui me serait venu aux�  l vres, je le crains, n e t t qu une argumentation tr s forte sans doute, mais� � � � � � �  si faible aussi qu elle m a convaincu depuis longtemps sans m apaiser.)� � �

Il n est de paix que J sus-Christ.� �

La premi re partie de mon programme est en voie de r alisation. J ai entrepris de� � �  visiter chaque famille une fois par trimestre, au moins. Mes confr res qualifient�  volontiers ce projet d extravagant, et il est vrai que l engagement sera dur� � � tenir car je dois avant tout ne n gliger aucun de mes devoirs. Les gens qui�  pr tendent nous juger de loin, du fond d un bureau confortable, o ils refont� � �  

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chaque jour le m me travail, ne peuvent gu re se faire id e du d sordre, du� � � � � d cousu de notre vie quotidienne. peine suffisons-nous la besogne r guli re� � � � � �  celle dont la stricte ex cution fait dire nos sup rieurs : voil une paroisse� � � � �  

bien tenue. Reste l impr vu. Et l impr vu n est jamais n gligeable ! Suis-je l� � � � � � � � o Notre-Seigneur me veut ? Question que je me pose vingt fois le jour. Car le�  Ma tre que nous servons ne juge pas notre vie seulement il la partage, il� �  l assume. Nous aurions beaucoup moins de peine contenter un Dieu g om tre et� � � �  moraliste.

J ai annonc ce matin, apr s la grand-messe, que les jeunes sportifs de la� � �  paroisse d sireux de former une quipe pourraient se r unir au presbyt re, apr s� � � � �  les v pres. Je n ai d ailleurs pas pris cette d cision l tourdie, j ai� � � � � �� �  soigneusement point sur mes registres les noms des adh rents probables quinze� � �  sans doute au moins dix.�

M. le cur d Eutichamps est intervenu aupr s de M. le comte (c est un vieil ami du� � � �  ch teau). M. le comte n a pas refus le terrain, il d sire seulement le louer� � � � � l ann e (300 francs par an) pour cinq ans. Au terme de ce bail, et sauf nouvel� �  accord, il rentrerait en possession dudit terrain, et les am nagements et�  constructions ventuels deviendraient sa propri t . La v rit est qu il ne croit� � � � � �  probablement pas au succ s de mon entreprise ; je suppose m me qu il souhaite me� � �  

d courager par ce marchandage, qui convient si peu sa situation, son� � �  caract re. Il a dit au cur d Eutichamps des paroles assez dures : Que certaines� � � �  bonnes volont s trop brouillonnes taient un danger pour tout le monde, qu il� � �  n tait pas homme prendre des engagements sur des projets en l air, que je�� � �  devais d abord prouver le mouvement en marchant, et qu il fallait lui montrer le� �  plus t t possible ce qu il appelle mes jocrisses en chandail� � � �

Je n ai eu que quatre inscriptions pas fameuses ! J ignorais qu il existait une� � � �  Association sportive H clin, luxueusement dot e par le fabricant de chaussures� � �  M. Vergnes, qui fournit du travail la population de sept communes. Il est vrai�  qu H clin est douze kilom tres. Mais les gar ons du village font tr s facilement� � � � � �  le trajet en bicyclette.

Enfin nous avons tout de m me fini par changer quelques id es int ressantes. Ces� � � �  pauvres jeunes gens me paraissent tre tenus distance par des camarades plus� �  grossiers, coureurs de bals et de filles. Comme le dit tr s bien Sulpice Mitonnet,�  le fils de mon ancien sonneur, l estaminet fait mal, et co te cher . En� � � �  attendant mieux, faute d tre en nombre suffisant, nous ne nous proposerons rien��  de plus que la constitution d un modeste cercle d tudes, avec salle de jeux, de� ��  lecture, quelques revues.

Sulpice Mitonnet n avait jamais beaucoup attir mon attention. De sant tr s� � � �  ch tive, il vient d achever son service militaire (apr s avoir t ajourn deux� � � � � �  fois). Il exerce maintenant vaille que vaille son m tier de peintre et passe pour�  paresseux.

Je pense qu il souffre surtout de la grossi ret du milieu o il doit vivre. Comme� � � �  beaucoup de ses pareils, il r ve d une place en ville, car il a une belle� �  criture. H las ! la grossi ret des grandes villes, pour tre d une autre esp ce,� � � � � � �  ne me para t pas moins redoutable. Elle est probablement plus sournoise, plus�  contagieuse. Une me faible n y chappe pas.� � �

Apr s le d part de ses camarades, nous avons parl longuement. Son regard, un peu� � �  vague, m me fuyant, a cette expression si mouvante pour moi, des tres vou s� � � � � l incompr hension, la solitude. Il ressemble celui de Mademoiselle.� � � �

Mme P griot m a pr venu hier qu elle ne viendrait plus au presbyt re. Elle aurait� � � � �  

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honte, dit-elle, d tre plus longtemps pay e pour un travail insignifiant. (Il est�� �  vrai que mon r gime plut t frugal et l tat de ma lingerie lui font beaucoup de� � ��  loisir.) D autre part, ajoute-t-elle, il n est pas dans ses id es de donner son� � � �  temps pour rien .�

J ai essay de tourner la chose en plaisanterie, mais sans r ussir la faire� � � �  sourire. Ses petits yeux clignaient de col re. J prouve malgr moi un d go t� �� � � �  presque insurmontable pour cette figure molle et ronde, ce front bas que tire vers

le haut du cr ne un maigre chignon, et surtout pour son cou gras, stri de lignes� �  horizontales et toujours luisant de sueur. On n est pas ma tre de ces impressions-� �l , et je crains tellement de me trahir qu elle doit voir clair en moi.� �

Elle a fini par une allusion obscure certaines personnes qu elle ne tient pas� � �  rencontrer ici . Que veut-elle dire ?� �

L institutrice s est pr sent e ce matin au confessionnal. Je sais qu elle a pour� � � � �  directeur mon confr re d Heuchin, mais je ne pouvais refuser de l entendre. Ceux� � �  qui croient que le sacrement nous permet d entrer d embl e dans le secret des mes� � � �  sont bien na fs ! Que ne pouvons-nous les prier de faire eux-m mes l exp rience !� � � �  Habitu jusqu ici mes petits p nitents du s minaire, je ne puis r ussir encore� � � � � � � comprendre par quelle affreuse m tamorphose les vies int rieures arrivent ne� � �  

donner d elles-m mes que cette esp ce d image sch matique, ind chiffrable Je� � � � � � �  crois que, pass l adolescence, peu de chr tiens se rendent coupables de� � �  confessions sacril ges. Il est si facile de ne pas se confesser du tout ! Mais il�  y a pis. Il y a cette lente cristallisation, autour de la conscience, de menusmensonges, de subterfuges, d quivoques. La carapace garde vaguement la forme de��  ce qu elle recouvre, c est tout. force d habitude, et avec le temps, les moins� � � �  subtils finissent par se cr er de toutes pi ces un langage eux, qui reste� � �  incroyablement abstrait. Ils ne cachent pas grand-chose, mais leur sournoisefranchise ressemble ces verres d polis qui ne laissent passer qu une lumi re� � � �  diffuse, o l il ne distingue rien.� ��

Que reste-t-il alors de l aveu ? peine effleure-t-il la surface de la� �  conscience. Je n ose pas dire qu elle se d compose par-dessous, elle se p trifie� � � �  

plut t.�

Nuit affreuse. D s que je fermais les yeux, la tristesse s emparait de moi. Je ne� �  trouve malheureusement pas d autre mot pour qualifier une d faillance qui ne peut� �  se d finir, une v ritable h morragie de l me. Je m veillais brusquement avec,� � � �� ��  dans l oreille, un grand cri mais est-ce encore ce mot-l qui convient ?� � �  videmment non.�

Aussit t surmont l engourdissement du sommeil, d s que je pouvais fixer ma� � � �  pens e, le calme revenait en moi d un seul coup. La contrainte que je m impose� � �  habituellement pour dominer mes nerfs est sans doute beaucoup plus grande que jem imagine. Cette id e m est douce apr s l agonie de ces derni res heures, car cet� � � � � �  effort que je fais presque mon insu, et dont par cons quent je ne puis tirer� �  

aucune satisfaction d amour-propre, Dieu le mesure.�

Comme nous savons peu ce qu est r ellement une vie humaine ! La n tre. Nous juger� � �  sur ce que nous appelons nos actes est peut- tre aussi vain que de nous juger sur�  nos r ves. Dieu choisit, selon sa justice, parmi ce tas de choses obscures, et�  celle qu il l ve vers le P re dans le geste de l ostension, clate tout coup,� � � � � � �  resplendit comme un soleil.

N importe. J tais si puis ce matin que j aurais donn je ne sais quoi pour une� �� � � � �  parole humaine de compassion, de tendresse. J ai pens courir jusqu Torcy. Mais� � ��  j avais justement, onze heures, le cat chisme des enfants. M me en bicyclette,� � � �  

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je n aurais pu revenir temps.� �

Mon meilleur l ve est Sylvestre Galuchet, un petit gar on pas tr s propre (sa� � � �  maman est morte, et il est lev par une vieille grand-m re assez ivrogne) et� � �  pourtant d une beaut tr s singuli re, qui donne invinciblement l impression,� � � � �  presque d chirante, de l innocence une innocence d avant le p ch , une innocente� � � � � �  puret d animal pur. Comme je distribuais mes bons points, il est venu chercher� �  son image la sacristie, et j ai cru lire dans ses yeux calmes, attentifs, cette� �  

piti que j attendais. Mes bras se sont referm s un instant sur lui, et j ai� � � �  pleur la t te sur son paule. b tement.� � � �

Premi re r union officielle de notre Cercle d tudes . J avais pens donner la� � � �� � � �  pr sidence Sulpice Mitonnet, mais ses camarades semblent le tenir un peu� � � l cart. Je n ai pas cru devoir insister, naturellement.�� �

Nous n avons fait d ailleurs que mettre au point les quelques articles d un� � �  programme forc ment tr s modeste, proportionn nos ressources. Les pauvres� � � �  enfants manquent videmment d imagination, d entrain. Comme l avouait Englebert� � � �  Denisane, ils craignent de faire rire . J ai l impression qu ils ne sont venus� � � � �  moi que par d s uvrement, par ennui, pour voir� � � � �

Rencontr M. le cur de Torcy sur la route de Desvres. Il m a ramen jusqu au� � � � �  presbyt re, dans sa voiture, et m me il a bien voulu accepter de boire un verre de� �  mon fameux bordeaux. Est-ce que vous le trouvez bon ? m a-t-il dit. J ai� � � �  r pondu que je me contentais du gros vin achet l picerie des Quatre-Tilleuls.� � � ��  Il a paru rassur .�

J ai eu l impression tr s nette qu il avait une id e en t te, mais qu il tait� � � � � � � �  d j d cid la garder pour lui. Il m coutait d un air distrait, tandis que son� � � � � �� �  regard me posait malgr lui une question laquelle j aurais t bien en peine de� � � � �  r pondre, puisqu il refusait de la formuler. Comme d habitude lorsque je me sens� � �  intimid j ai parl un peu tort et travers. Il y a certains silences qui vous� � � � �  attirent, vous fascinent, on a envie de jeter n importe quoi dedans, des paroles� �

Tu es un dr le de corps, m a-t-il dit, enfin. Un plus nigaud, on n en trouverait� � � �  pas dans tout le dioc se, s r ! Avec a, tu travailles comme un cheval, tu te� � �  cr ves. Il faut que Monseigneur ait vraiment grand besoin de cur s pour te mettre� �  une paroisse dans les mains ! Heureusement que c est solide, au fond, une paroisse�  ! Tu risquerais de la casser.

Je sentais bien qu il tournait en plaisanterie, par piti pour moi, une mani re de� � �  voir tr s r fl chie, tr s sinc re. Il a lu cette pens e dans mes yeux.� � � � � �

Je pourrais t accabler de conseils, quoi bon ? Lorsque j tais professeur de� � � ��  math matiques, au coll ge de Saint-Omer, j ai connu des l ves tonnants qui� � � � � �  finissaient par r soudre des probl mes tr s compliqu s en d pit des r gles� � � � � �  d usage, comme a, par malice. Et puis quoi, mon petit, tu n es pas sous mes� � �  

ordres, il faut que je te laisse faire, donner ta mesure. On n a pas le droit de�  fausser le jugement de tes sup rieurs. Je te dirai mon syst me une autre fois.� �

Quel syst me ?� �

Il n a pas r pondu directement.� �

Vois-tu, les sup rieurs ont raison de conseiller la prudence. Je suis moi-m me� � �  prudent, faute de mieux. C est ma nature. Rien de plus b te qu un pr tre� � � �  irr fl chi qui jouerait les cervel s, pour rien, par genre. Mais tout de m me,� � � � �  nos voies ne sont pas celles du monde ! On ne propose pas la V rit aux hommes� �  

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comme une police d assurances ou un d puratif. La Vie est la Vie. La V rit du bon� � � �  Dieu, c est la Vie. Nous avons l air de l apporter, c est elle qui nous porte, mon� � � �  gar on.�

En quoi me suis-je tromp ? ai-je dit. (Ma voix tremblait, j ai d m y reprendre� � � � �  deux fois.)�

Tu t agites trop, tu ressembles un frelon dans une bouteille. Mais je crois� � �  

que tu as l esprit de pri re.� �

J ai cru qu il allait me conseiller de filer Solesmes, de me faire moine. Et� � �  encore un coup, il a devin ma pens e. ( a ne doit pas tre tr s difficile,� � � � �  d ailleurs.)�

Les moines sont plus finauds que nous, et tu n as pas le sens pratique, tes� �  fameux projets ne tiennent pas debout. Quant l exp rience des hommes, tiens,� � �  n en parlons pas, a vaut mieux. Tu prends le petit comte pour un seigneur, tes� �  gosses de cat chisme pour des po tes dans ton genre, et ton doyen pour un� �  socialiste. Bref, en face de ta paroisse toute neuve, tu m as l air de faire une� �  dr le de mine. Sauf respect, tu ressembles ces cornichons de jeunes maris qui se� �  flattent d tudier leur femme alors qu elle a pris leur mesure, en long et en� �� � �  

large, du premier coup.

Alors ? (Je pouvais peine parler, j tais confondu.)� � � ��

Alors ? H bien, continue, qu est-ce que tu veux que je te dise ! Tu n as pas� � � � �  l ombre d amour-propre, et il est difficile d avoir une opinion sur tes� � �  exp riences, parce que tu les fais fond, tu t engages. Naturellement, on n a pas� � � �  tort d agir selon la prudence humaine. Souviens-toi de cette parole de Ruysbroeck�  l Admirable, un Flamand comme moi : Quand tu serais ravi en Dieu, si un malade� �  te r clame une tasse de bouillon, descends du septi me ciel, et donne-lui ce qu il� � �  demande. C est un beau pr cepte, oui, mais il ne doit pas servir de pr texte� � � � � la paresse. Car il y a une paresse surnaturelle qui vient avec l ge,��  l exp rience, les d ceptions. Ah ! les vieux pr tres sont durs ! La derni re des� � � � �  

imprudences est la prudence, lorsqu elle nous pr pare tout doucement nous passer� � �  de Dieu. Il y a de vieux pr tres effrayants.�

Je rapporte ses paroles comme je puis, plut t mal. Car je les coutais peine. Je� � �  devinais tant de choses ! Je n ai aucune confiance en moi, et pourtant ma bonne�  volont est si grande que j imagine toujours qu elle saute aux yeux, qu on me� � � �  jugera sur mes intentions. Quelle folie ! Alors que je me croyais encore au seuilde ce petit monde, j tais d j entr bien avant, seul et le chemin du retour�� � � � �  ferm derri re moi, nulle retraite. Je ne connaissais pas ma paroisse, et elle� �  feignait de m ignorer. Mais l image qu elle se faisait de moi tait d j trop� � � � � �  nette, trop pr cise. Je n y saurais rien changer d sormais qu au prix d immenses� � � � �  efforts.

M. le cur de Torcy a lu l pouvante sur mon ridicule visage, et il a compris� ��  s rement que toute tentative pour me rassurer e t t vaine ce moment. Il s est� � � � � �  tu. Je me suis forc sourire. Je crois m me que j ai souri. C tait dur.� � � � ��

Mauvaise nuit. trois heures du matin, j ai pris ma lanterne et je suis all� � � jusqu l glise. Impossible de trouver la clef de la petite porte, et il m a�� �� �  fallu ouvrir le grand portail. Le grincement de la serrure a fait, sous lesvo tes, un bruit immense.�

Je me suis endormi mon banc, la t te entre mes mains et si profond ment qu� � � �� l aube la pluie m a r veill . Elle passait travers le vitrail bris . En sortant� � � � � �  

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du cimeti re j ai rencontr Ars ne Miron, que je ne distinguais pas tr s bien, et� � � � �  qui m a dit bonjour d un ton goguenard. Je devais avoir un dr le d air avec mes� � � �  yeux encore gonfl s de sommeil, et ma soutane tremp e.� �

Je dois lutter sans cesse contre la tentation de courir jusqu Torcy. H te�� �  imb cile du joueur qui sait tr s bien qu il a perdu, mais ne se lasse pas de� � �  l entendre dire. Dans l tat nerveux o je suis, je ne pourrais d ailleurs que me� �� � �  perdre en vaines excuses. quoi bon parler de pass ? L avenir seul m importe, et� � � �  

je ne me sens pas encore capable de le regarder en face.

M. le cur de Torcy pense probablement comme moi. S rement m me. Ce matin, tandis� � �  que j accrochais les tentures pour les obs ques de Marie Perdrot, j ai cru� � �  reconna tre son pas si ferme, un peu lourd, sur les dalles. Ce n tait que le� ��  fossoyeur qui venait me dire que son travail tait fini.�

La d ception a failli me faire tomber de l chelle Oh ! non, je ne suis pas pr t� �� � � � 

J aurais d dire au docteur Delbende que l glise n est pas seulement ce qu il� � �� � �  imagine, une esp ce d tat souverain avec ses lois, ses fonctionnaires, ses� ��  arm es, un moment, si glorieux qu on voudra, de l histoire des hommes. Elle� � � �  

marche travers le temps comme une troupe de soldats travers des pays inconnus� �  o tout ravitaillement normal est impossible. Elle vit sur les r gimes et les� �  soci t s successives, ainsi que la troupe sur l habitant, au jour le jour.� � �

Comment rendrait-elle au Pauvre, h ritier l gitime de Dieu, un royaume qui n est� � �  pas de ce monde ? Elle est la recherche du Pauvre, elle l appelle sur tous les� �  chemins de la terre. Et le Pauvre est toujours la m me place, l extr me pointe� � � � �  de la cime vertigineuse, en face du Seigneur des Ab mes qui lui r p te� � �  inlassablement depuis vingt si cles, d une voix d Ange, de sa voix sublime, de sa� � �  prodigieuse Voix : Tout cela est vous, si vous prosternant, vous m adorez� � � � �

Telle est peut- tre l explication surnaturelle de l extraordinaire r signation des� � � �  multitudes. La Puissance est la port e de la main du Pauvre, et le Pauvre� �  

l ignore, ou semble l ignorer. Il tient ses yeux baiss s vers la terre, et le� � �  S ducteur attend de seconde en seconde le mot qui lui livrerait notre esp ce, mais� �  qui ne sortira jamais de la bouche auguste que Dieu lui-m me a scell e.� �

Probl me insoluble : r tablir le Pauvre dans son droit, sans l tablir dans la� � ��  Puissance. Et s il arrivait, par impossible, qu une dictature impitoyable, servie� �  par une arm e de fonctionnaires, d experts, de statisticiens, s appuyant eux-m mes� � � �  sur des millions de mouchards et de gendarmes, r ussissait tenir en respect, sur� �  tous les points du monde la fois, les intelligences carnassi res, les b tes� � �  f roces et rus es, faites pour le gain, la race d hommes qui vit de l homme car� � � � �  sa perp tuelle convoitise de l argent n est sans doute que la forme hypocrite, ou� � �  peut- tre inconsciente de l horrible, de l inavouable faim qui la d vore le� � � � �  d go t viendrait vite de l aurea mediocritas ainsi rig e en r gle universelle, et� � � � � �  

l on verrait refleurir partout les pauvret s volontaires, ainsi qu un nouveau� � �  printemps.

Aucune soci t n aura raison du Pauvre. Les uns vivent de la sottise d autrui, de� � � �  sa vanit , de ses vices. Le Pauvre, lui, vit de la charit . Quel mot sublime.� �

Je ne sais pas ce qui s est pass cette nuit, j ai d r ver. Vers trois heures du� � � � �  matin (je venais de me faire chauffer un peu de vin et j miettais dedans mon pain��  comme d habitude) la porte du jardin s est mise battre, et si violemment que� � �  j ai d descendre. Je l ai trouv e close, ce qui, d une certaine mani re, ne m a� � � � � � �  pas autrement surpris, car j tais s r de l avoir ferm e la veille, ainsi que�� � � �  

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chaque soir, d ailleurs. Vingt minutes plus tard environ, elle s est mise encore� � � battre, plus violemment que la premi re fois (il faisait beaucoup de vent, une�  vraie temp te). C est une ridicule histoire� � �

J ai recommenc mes visites la gr ce de Dieu ! Les remarques de M. le cur de� � � � � �  Torcy m ont rendu prudent : je t che de m en tenir un petit nombre de questions� � � �  faites le plus discr tement que je puis, et en apparence du moins banales.� � �  Selon la r ponse, je m efforce de porter le d bat un peu plus haut, pas trop,� � �  

jusqu ce que nous rencontrions ensemble une v rit , choisie aussi humble que�� � �  possible. Mais il n y a pas de v rit s moyennes ! Quelque pr caution que je� � � �  prenne, et quand j viterais m me de le prononcer des l vres, le nom de Dieu�� � �  semble rayonner tout coup dans cet air pais, touffant, et des visages qui� � �  s ouvraient d j , se ferment. Il serait plus juste de dire qu ils s obscurcissent,� � � � �  s ent n brent.� � �

Oh ! la r volte qui s puise d elle-m me en injures, en blasph mes, cela n est� �� � � � �  rien, peut- tre ? La haine de Dieu me fait toujours penser la possession.� � � � Alors le diable s empara de lui (Judas). Oui, la possession, la folie. Au� � � �  lieu qu une certaine crainte sournoise du divin, cette fuite oblique le long de la�  Vie, comme l ombre troite d un mur, tandis que la lumi re ruisselle de toutes� � � � �  parts Je pense aux b tes mis rables qui se tra nent jusqu leur trou apr s avoir� � � � �� �  

servi aux jeux cruels des enfants. La curiosit f roce des d mons, leur� � �  pouvantable sollicitude pour l homme est tellement plus myst rieuse Ah ! si nous� � � �  pouvions voir, avec les yeux de l Ange, ces cr atures mutil es !� � �

Je vais beaucoup mieux, les crises s espacent, et parfois il me semble ressentir�  quelque chose qui ressemble l app tit. En tout cas, je pr pare maintenant mon� � � �  repas sans d go t toujours le m me menu, pain et vin. Seulement, j ajoute au vin� � � � �  beaucoup de sucre et laisse rassir mon pain plusieurs jours, jusqu ce qu il soit�� �  tr s dur, si dur qu il m arrive de le briser plut t que le couper le hachoir est� � � � �  tr s bon pour a. Il est ainsi beaucoup plus facile dig rer.� � � �

Gr ce ce r gime, je viens bout de mon travail sans trop de fatigue, et je� � � �  commence m me reprendre un peu d assurance Peut- tre irai-je vendredi chez M.� � � � �  

le cur de Torcy ? Sulpice Mitonnet vient me voir tous les jours. Pas tr s� �  intelligent, certes, mais des d licatesses, des attentions. Je lui ai donn la� �  clef du fournil, et il entre ici en mon absence, bricole un peu partout. Gr ce� � lui, ma pauvre maison change d aspect. Le vin, dit-il, ne convient pas son� �  estomac, mais il se bourre de sucre.

Il m a dit les larmes aux yeux que son assiduit au presbyt re lui valait beaucoup� � �  de rebuffades, de railleries. Je crois surtout que sa mani re de vivre d concerte� �  nos paysans si laborieux, et je lui ai reproch s v rement sa paresse. Il m a� � � �  promis de chercher du travail.

Mme Dumouchel est venue me trouver la sacristie. Elle me reproche d avoir refus� � � sa fille l examen trimestriel.� �

J vite autant que possible de faire allusion dans ce journal certaines preuves�� � �  de ma vie que je voudrais oublier sur-le-champ, car elles ne sont pas de celles,h las ! que je puisse supporter avec joie et qu est-ce que la r signation, sans� � � �  la joie ? Oh ! je ne m exag re pas leur importance, loin de l ! Elles sont des� � �  plus communes, je le sais. La honte que j en ressens, ce trouble dont je ne suis�  pas ma tre, ne me fait pas beaucoup d honneur, mais je ne puis surmonter� �  l impression physique, la sorte de d go t qu elles me causent. quoi bon le� � � � �  nier ? J ai vu trop t t le vrai visage du vice, et bien que je sente r ellement au� � �  fond de moi une grande piti pour ces pauvres mes, l image que je me fais malgr� � � � moi de leur malheur est presque intol rable. Bref, la luxure me fait peur.�

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L impuret des enfants, surtout Je la connais. Oh ! je ne la prends pas non plus� � �  au tragique ! Je pense, au contraire, que nous devons la supporter avec beaucoupde patience, car la moindre imprudence peut avoir, en cette mati re, des�  cons quences effrayantes. Il est si difficile de distinguer des autres les�  blessures profondes, et m me alors si p rilleux de les sonder ! Mieux vaut parfois� �  les laisser se cicatriser d elles-m mes, on ne torture pas un abc s naissant. Mais� � �  a ne m emp che pas de d tester cette conspiration universelle, ce parti pris de� � � �  

ne pas voir ce qui, pourtant, cr ve les yeux, ce sourire niais et entendu des�  adultes en face de certaines d tresses qu on croit sans importance parce qu elles� � �  ne peuvent gu re s exprimer dans notre langage d hommes faits. J ai connu aussi� � � �  trop t t la tristesse, pour ne pas tre r volt par la b tise et l injustice de� � � � � �  tous l gard de celle des petits, si myst rieuse. L exp rience, h las ! nous� �� � � � �  d montre qu il y a des d sespoirs d enfant. Et le d mon de l angoisse est� � � � � �  essentiellement, je crois, un d mon impur.�

Je n ai donc pas parl souvent de S raphita Dumouchel, mais elle ne m en a pas� � � �  moins donn , depuis des semaines, beaucoup de soucis. Il m arrive de me demander� �  si elle me hait, tant son adresse me tourmenter para t au-dessus de son ge. Les� � �  ridicules agaceries qui avaient autrefois un caract re de niaiserie,�  d insouciance, semblent trahir maintenant une certaine application volontaire qui�  

ne me permet pas de les mettre tout fait au compte d une curiosit maladive� � �  commune beaucoup de ses pareilles. D abord, elle ne s y livre jamais qu en� � � �  pr sence de ses petites compagnes, et elle affecte alors, mon gard, un air de� � �  complicit , d entente, qui m a longtemps fait sourire, dont je commence peine� � � � � sentir le p ril. Lorsque je la rencontre, par hasard, sur la route et je la� �  rencontre un peu plus souvent qu il ne faudrait elle me salue pos ment,� � �  gravement, avec une simplicit parfaite. J y ai t pris un jour. Elle m a attendu� � � � �  sans bouger, les yeux baiss s, tandis que j avan ais vers elle, en lui parlant� � �  doucement. J avais l air d un charmeur d oiseaux. Elle n a pas fait un geste,� � � � �  aussi longtemps qu elle s est trouv e hors de ma port e, mais comme j allais� � � � �  l atteindre sa t te tait inclin e si bas vers la terre que je ne voyais plus� � � � �  que sa petite nuque t tue, rarement lev e elle m a chapp d un bond, jetant� � � � � � �  dans le foss sa gibeci re. J ai d faire rapporter cette derni re par mon enfant� � � � �  

de ch ur, qu on a tr s mal re u.� � � �

Mme Dumouchel s est montr e polie. Sans doute l ignorance de sa fille justifierait� � �  assez la d cision que j ai prise, mais ce ne serait qu un pr texte. S raphita est� � � � �  d ailleurs trop intelligente pour ne pas se tirer avantageusement d une seconde� �  preuve, et je ne dois pas courir le risque d un d menti humiliant. Le plus� � �  discr tement possible, j ai donc essay de faire comprendre Mme Dumouchel que� � � �  son enfant me paraissait tr s avanc e, tr s pr coce, qu il convenait de la tenir� � � � �  en observation quelques semaines. Elle rattraperait vite ce retard et, de toutemani re, la le on porterait ses fruits.� �

La pauvre femme m a cout rouge de col re. Je voyais la col re monter dans ses� � � � �  joues, dans ses yeux. L ourlet de ses oreilles tait pourpre. La petite vaut� � �  

bien autant que les autres, a-t-elle dit enfin. Ce qu elle veut, c est qu on lui� � �  fasse son droit, ni plus ni moins. J ai r pondu que S raphita tait une� � � � �  excellente l ve, en effet, mais que sa conduite, ou du moins ses mani res, ne me� � �  convenaient pas. Qu mani res ? Un peu de coquetterie , ai-je r pondu. Ce mot� � � � � �  l a mise hors d elle-m me. De la coquetterie ! De quoi que vous vous m lez,� � � � �  maintenant ! La coquetterie ne vous regarde pas. Coquetterie ! C est-y l affaire� �  d un pr tre, ct heure ! Sauf votre respect, monsieur le cur , je vous trouve� � � � �  bien jeune pour parler de a, et avec une gosse encore !� �

Elle m a quitt l -dessus. La petite l attendait sagement, sur un banc de l glise� � � � ��  vide. Par la porte entreb ill e, j apercevais les visages de ses compagnes,� � �  

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j entendais leurs rires touff s elles se bousculaient s rement pour voir.� � � � �  S raphita s est jet e dans les bras de sa m re, en sanglotant. Je crains bien� � � �  qu elle n ait jou la com die. Que faire ? Les enfants ont un sens tr s vif du� � � � �  ridicule et ils savent parfaitement, une situation donn e, la d velopper jusqu� � �� ses derni res cons quences, avec une logique surprenante. Ce duel imaginaire de� �  leur camarade et du cur , visiblement, les passionne. Au besoin ils inventeraient,�  pour que l histoire f t plus s duisante, dur t plus longtemps.� � � �

Je me demande si je pr parais mes le ons de cat chisme avec assez de soin. L id e� � � � �  m est venue ce soir que j avais esp r trop, beaucoup trop, de ce qui n est en� � � � �  somme qu une obligation de mon minist re, et des plus ingrates, des plus rudes.� �  Que suis-je, pour demander des consolations ces petits tres ? J avais r v de� � � � �  leur parler c ur ouvert, de partager avec eux mes peines, mes joies oh ! sans� � �  risquer de les blesser, bien entendu ! de faire passer ma vie dans cet�  enseignement comme je la fais passer dans ma pri re Tout cela est go ste.� � � �

Je m imposerai donc de donner beaucoup moins d sormais l inspiration.� � � �  Malheureusement, le temps me fait d faut, il sera n cessaire de prendre encore un� �  peu sur mes heures de repos. J ai r ussi cette nuit, gr ce un repas� � � �  suppl mentaire que j ai parfaitement dig r . Moi qui regrettais jadis l achat de� � � � �  ce bienfaisant bordeaux !

Visite hier au ch teau, qui s est achev e en catastrophe. J avais d cid cela tr s� � � � � � �  vite, apr s mon d jeuner pris d ailleurs bien tard, car j avais perdu beaucoup de� � � �  temps Berguez, chez Mme Pigeon, toujours malade. Il tait pr s de quatre heures� � �  et je me sentais en train comme on dit, tr s anim . ma grande surprise car� � � � � �  M. le comte passe g n ralement au ch teau l apr s-midi du jeudi je n ai� � � � � � �  rencontr que Mme la comtesse.�

Comment expliquer qu arriv si dispos, je me sois trouv tout coup incapable de� � � �  tenir une conversation, ou m me de r pondre correctement aux questions pos es ? Il� � �  est vrai que j avais march tr s vite. Mme la comtesse, avec sa politesse� � �  parfaite, a feint d abord de ne rien voir, mais il lui a bien fallu, la fin,� �  s inqui ter de ma sant . Je me suis fait, depuis des semaines, une obligation� � �  

d esquiver ces sortes de questions, et m me je me crois autoris mentir. J y� � � � �  r ussis d ailleurs assez bien, et je m aper ois que les gens ne demandent qu me� � � � ��  croire, d s que je d clare que tout va bien. Il est certain que ma maigreur est� �  exceptionnelle (les gamins m ont donn le sobriquet de Triste vir ce qui� � � � �  signifie en patois triste voir ) et pourtant l affirmation que a tient de� � � � � �  famille ram ne instantan ment la s r nit sur les visages. Je suis loin de le� � � � � �  d plorer. Avouer mes ennuis, ce serait risquer de me faire vacuer, comme parle le� �  cur de Torcy. Et puis, faute de mieux car je n ai gu re le temps de prier il� � � � �  me semble que je ne dois partager qu avec Notre-Seigneur, le plus longtemps�  possible du moins, ces petites mis res.�

J ai donc r pondu Mme la comtesse qu ayant d jeun tr s tard, je souffrais un� � � � � � �  peu de l estomac. Le pis est que j ai d prendre cong brusquement, j ai descendu� � � � �  

le perron comme un somnambule. La ch telaine m a gentiment accompagn jusqu la� � � ��  derni re marche, et je n ai m me pas pu la remercier, je tenais mon mouchoir sur� � �  ma bouche. Elle m a regard avec une expression tr s curieuse, ind finissable,� � � �  d amiti , de surprise, de piti , d un peu de d go t aussi, je le crois. Un homme� � � � � �  qui a mal au c ur est toujours si ridicule ! Enfin elle a pris la main que je lui�  tendais en disant comme pour elle-m me, car j ai devin la phrase au mouvement de� � �  ses l vres : Le pauvre enfant ! ou peut- tre : Mon pauvre enfant !� � � � � �

J tais si surpris, si mu, que j ai travers la pelouse pour gagner l avenue ce�� � � � � �  joli gazon anglais auquel M. le comte tient tant, et qui doit garder maintenant latrace de mes gros souliers.

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Oui, je me reproche de prier peu, et mal. Presque tous les jours, apr s la messe,�  je dois interrompre mon action de gr ces pour recevoir tel ou tel, des malades,�  g n ralement. Mon ancien camarade du petit s minaire, Fabregargues, tabli� � � �  pharmacien aux environs de Montreuil, m envoie des bo tes- chantillons� � �  publicitaires. Il para t que l instituteur n est pas satisfait de cette� � �  concurrence, car il tait seul jadis rendre ces menus services.� �

Comme il est difficile de ne m contenter personne ! Et quoi qu on fasse, les gens� �  paraissent moins dispos s utiliser les bonnes volont s qu inconsciemment� � � �  d sireux de les opposer les unes aux autres. D o vient l incompr hensible� � � � �  st rilit de tant d mes ?� � ��

Certes, l homme est partout l ennemi de lui-m me, son secret et sournois ennemi.� � �  Le mal jet n importe o germe presque s rement. Au lieu qu il faut la moindre� � � � � �  semence de bien, pour ne pas tre touff e, une chance extraordinaire, un� � �  prodigieux bonheur.

Trouv ce matin, dans mon courrier, une lettre timbr e de Boulogne, crite sur un� � �  mauvais papier quadrill , tel qu on en trouve dans les estaminets. Elle ne porte� �  

pas de signature.

Une personne bien intentionn e vous conseille de demander votre changement. Le� �  plus t t sera le mieux. Lorsque vous vous apercevrez enfin de ce qui cr ve les� �  yeux de tout le monde, vous pleurerez des larmes de sang. On vous plaint mais onvous r p te : Filez !� � � �

Qu est-ce que c est que a ? J ai cru reconna tre l criture de Mme P griot, qui a� � � � � �� �  laiss ici un carnet o elle notait ses d penses de savon, de lessive et d eau de� � � �  Javel. videmment, cette femme ne m aime gu re. Mais pourquoi souhaiterait-elle si� � �  vivement mon d part ?�

J ai envoy un bref mot d excuses Mme la comtesse. C est Sulpice Mitonnet qui a� � � � �  

bien voulu le porter au ch teau. Il ne se faisait pas fier.�

Encore une nuit affreuse, un sommeil coup de cauchemars. Il pleuvait si fort que�  je n ai pas os aller jusqu l glise. Jamais je ne me suis tant efforc de� � �� �� �  prier, d abord pos ment, calmement, puis avec une sorte de violence concentr e,� � �  farouche, et enfin le sang-froid retrouv grand-peine avec une volont� � � � � presque d sesp r e (ce dernier mot me fait horreur), un emportement de volont ,� � � �  dont tout mon c ur tremblait d angoisse. Rien.� �

Oh ! je sais parfaitement que le d sir de la pri re est d j une pri re, et que� � � � �  Dieu n en saurait demander plus. Mais je ne m acquittais pas d un devoir. La� � �  pri re m tait ce moment aussi indispensable que l air mes poumons, que� �� � � �  l oxyg ne mon sang. Derri re moi, ce n tait plus la vie quotidienne, famili re,� � � � �� �  

laquelle on vient d chapper d un lan, tout en gardant au fond de soi-m me la� �� � � �  certitude d y entrer d s qu on le voudra. Derri re moi il n y avait rien. Et� � � � �  devant moi un mur, un mur noir.

Nous nous faisons g n ralement de la pri re une si absurde id e ! Comment ceux qui� � � �  ne la connaissent gu re peu ou pas osent-ils en parler avec tant de l g ret ?� � � � � �  Un Trappiste, un Chartreux travaillera des ann es pour devenir un homme de pri re,� �  et le premier tourdi venu pr tendra juger de l effort de toute une vie ! Si la� � �  pri re tait r ellement ce qu ils pensent, une sorte de bavardage, le dialogue� � � �  d un maniaque avec son ombre, ou moins encore une vaine et superstitieuse� �  requ te en vue d obtenir les biens de ce monde, serait-il croyable que des� � �  

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milliers d tres y trouvassent jusqu leur dernier jour, je ne dis pas m me tant�� �� �  de douceurs ils se m fient des consolations sensibles mais une dure, forte et� � �  pl ni re joie ! Oh ! sans doute, les savants parlent de suggestion. C est qu ils� � � �  n ont s rement jamais vu de ces vieux moines, si r fl chis, si sages, au jugement� � � �  inflexible, et pourtant tout rayonnants d entendement et de compassion, d une� �  humanit si tendre. Par quel miracle ces demi-fous, prisonniers d un r ve, ces� � �  dormeurs veill s semblent-ils entrer plus avant chaque jour dans l intelligence� � �  des mis res d autrui ? trange r ve, singulier opium qui, loin de replier� � � �  

l individu sur lui-m me, de l isoler de ses semblables, le fait solidaire de tous,� � �  dans l esprit de l universelle charit !� � �

J ose peine risquer cette comparaison, je prie qu on l excuse, mais peut- tre� � � � �  satisfera-t-elle un grand nombre de gens dont on ne peut attendre aucune r flexion�  personnelle s ils n y sont d abord encourag s par quelque image inattendue qui les� � � �  d concerte. Pour avoir quelque fois frapp au hasard, du bout des doigts, les� �  touches d un piano, un homme sens se croirait-il autoris juger de haut la� � � �  musique ? Et si telle symphonie de Beethoven, telle fugue de Bach le laisse froid,s il doit se contenter d observer sur le visage d autrui le reflet des hautes� � �  d lices inaccessibles, n en accusera-t-il pas que lui-m me ?� � �

H las ! on en croira sur parole des psychiatres, et l unanime t moignage des� � �  

Saints sera tenu pour peu ou pour rien. Ils auront beau soutenir que cette sorted approfondissement int rieur ne ressemble aucun autre, qu au lieu de nous� � � �  d couvrir mesure notre propre complexit il aboutit une soudaine et totale� � � �  illumination, qu il d bouche dans l azur, on se contentera de hausser les paules.� � � �  Quel homme de pri res a-t-il pourtant jamais avou que la pri re l ait d u ?� � � � ��

Je ne tiens litt ralement pas debout, ce matin. Les heures qui m ont paru si� �  longues ne me laissent aucun souvenir pr cis rien que le sentiment d un coup� � �  parti on ne sait d o , re u en pleine poitrine, et dont une mis ricordieuse� � � �  torpeur ne me permet pas encore de mesurer la gravit .�

On ne prie jamais seul. Ma tristesse tait trop grande, sans doute ? Je ne�  demandais Dieu que pour moi. Il n est pas venu.�

 ������

Je relis ces lignes crites au r veil, ce matin. Depuis� � �

Si ce n tait qu une illusion ? Ou peut- tre Les Saints ont connu de ces�� � � � �  d faillances Mais s rement pas cette sourde r volte, ce hargneux silence de� � � �  l me, presque haineux�� �

Il est une heure : la derni re lampe du village vient de s teindre. Vent et� ��  pluie.

M me solitude, m me silence. Et cette fois aucun espoir de forcer l obstacle, ou� � �  

de le tourner. Il n y a d ailleurs pas d obstacle. Rien. Dieu ! je respire,� � �  j aspire la nuit, la nuit entre en moi par je ne sais quelle inconcevable, quelle�  inimaginable br che de l me. Je suis moi-m me nuit.� �� �

Je m efforce de penser des angoisses pareilles la mienne. Nulle compassion� � �  pour ces inconnus. Ma solitude est parfaite, et je la hais. Nulle piti de moi-�m me.�

Si j allais ne plus aimer !�

Je me suis tendu au pied de mon lit, face contre terre. Ah ! bien s r, je ne suis� �  

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pas assez na f pour croire l efficacit d un tel moyen. Je voulais seulement� � � � �  faire r ellement le geste de l acceptation totale, de l abandon. J tais couch au� � � �� �  bord du vide, du n ant, comme un mendiant, comme un ivrogne, comme un mort, et�  j attendais qu on me ramass t.� � �

D s la premi re seconde, avant m me que mes l vres n aient touch le sol, j ai eu� � � � � � �  honte de ce mensonge. Car je n attendais rien.�

Que ne donnerais-je pour souffrir ! La douleur elle-m me se refuse. La plus�  habituelle, la plus humble, celle de mon estomac. Je me sens horriblement bien. Jen ai pas peur de la mort, elle m est aussi indiff rente que la vie, cela ne peut� � �  s exprimer.�

Il me semble avoir fait rebours tout le chemin parcouru depuis que Dieu m a tir� � � de rien. Je n ai d abord t que cette tincelle, ce grain de poussi re rougeoyant� � � � � �  de la divine charit . Je ne suis plus que cela de nouveau dans l insondable Nuit.� �  Mais le grain de poussi re ne rougeoie presque plus, va s teindre.� ��

 ������

Je me suis r veill tr s tard. Le sommeil m a pris brusquement sans doute, la� � � � �  

place o j tais tomb . Il est d j l heure de la messe. Je veux pourtant crire� �� � � � � �  encore ceci, avant de partir : Quoi qu il arrive, je ne parlerai jamais de ceci� � personne, et nomm ment M. le cur de Torcy.� � �

La matin e est si claire, si douce, et d une l g ret merveilleuse Quand j tais� � � � � � ��  tout enfant, il m arrivait de me blottir, l aube, dans une de ces haies� � �  ruisselantes, et je revenais la maison tremp , grelottant, heureux, pour y� �  recevoir une claque de ma pauvre maman, et un grand bol de lait bouillant.

Tout le jour, je n ai eu en t te que des images d enfance. Je pense moi comme� � � � � un mort.

(N. B. Une dizaine de pages d chir es manquent au cahier. Les quelques mots qui� � �  

subsistent dans les marges ont t ratur s avec soin.)� � �

 ������

Le docteur Delbende a t retrouv ce matin, la lisi re du bois de Bazancourt,� � � � �  la t te fracass e, d j froid. Il avait roul au fond d un petit chemin creux,� � � � � �  bord de noisetiers tr s touffus. On suppose qu il aura voulu tirer lui son� � � �  fusil engag dans les branches, et le coup sera parti.�

 ������

Je m tais propos de d truire ce journal. R flexion faite, je n en ai supprim�� � � � � � qu une partie, jug e inutile, et que je me suis d ailleurs r p t e tant de fois� � � � � �  

que je la sais par c ur. C est comme une voix qui me parle, ne se tait ni jour ni� �  nuit. Mais elle s teindra avec moi, je suppose ? Ou alors�� �

J ai beaucoup r fl chi depuis quelques jours au p ch . force de le d finir un� � � � � � �  manquement la loi divine, il me semble qu on risque d en donner une id e trop� � � �  sommaire. Les gens disent l -dessus tant de b tises ! Et, comme toujours, ils ne� �  prennent jamais la peine de r fl chir. Voil des si cles et des si cles que les� � � � �  m decins discutent entre eux de la maladie. S ils s taient content s de la� � �� �  d finir un manquement aux r gles de la bonne sant , ils seraient d accord depuis� � � �  longtemps. Mais ils l tudient sur le malade, avec l intention de le gu rir. C est�� � � �  justement ce que nous essayons de faire, nous autres. Alors, les plaisanteries sur

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le p ch , les ironies, les sourires ne nous impressionnent pas beaucoup.� �

Naturellement, on ne veut pas voir plus loin que la faute. Or la faute n est,�  apr s tout, qu un sympt me. Et les sympt mes les plus impressionnants pour les� � � �  profanes ne sont pas toujours les plus inqui tants, les plus graves.�

Je crois, je suis s r que beaucoup d hommes n engagent jamais leur tre, leur� � � �  sinc rit profonde. Ils vivent la surface d eux-m mes, et le sol humain est si� � � � �  

riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, quidonne l illusion d une v ritable destin e. Il para t qu au cours de la derni re� � � � � � �  guerre, de petits employ s timides se sont r v l s peu peu des chefs ; ils� � � � �  avaient la passion du commandement sans le savoir. Oh ! certes, il n y a rien l� � qui ressemble ce que nous appelons du nom si beau de conversion convertere� � � mais enfin, il avait suffi ces pauvres tres de faire l exp rience de l h ro sme� � � � � � �  l tat brut, d un h ro sme sans puret . Combien d hommes n auront jamais la� �� � � � � � �  

moindre id e de l h ro sme surnaturel, sans quoi il n est pas de vie int rieure !� � � � � �  Et c est justement sur cette vie-l qu ils seront jug s : d s qu on y r fl chit un� � � � � � � �  peu, la chose para t certaine, vidente. Alors ? Alors d pouill s par la mort de� � � � �  tous ces membres artificiels que la soci t fournit aux gens de leur esp ce, ils� � �  se retrouveront tels qu ils sont, qu ils taient leur insu d affreux monstres� � � � � �  non d velopp s, des moignons d hommes.� � �

Ainsi faits, que peuvent-ils dire du p ch ? Qu en savent-ils ? Le cancer qui les� � �  ronge est pareil beaucoup de tumeurs indolore. Ou, du moins, ils n en ont� � �  ressenti, pour la plupart, une certaine p riode de leur vie, qu une impression� � �  fugitive, vite effac e. Il est rare qu un enfant n ait pas eu, ne f t-ce qu� � � � �� l tat embryonnaire une esp ce de vie int rieure, au sens chr tien du mot. Un�� � � � �  jour ou l autre, l lan de sa jeune vie a t plus fort, l esprit d h ro sme a� �� � � � � � �  remu au fond de son c ur innocent. Pas beaucoup, peut- tre, juste assez cependant� � �  pour que le petit tre ait vaguement entrevu, parfois obscur ment accept , le� � �  risque immense du salut, qui fait tout le divin de l existence humaine. Il a su�  quelque chose du bien et du mal, une notion du bien et du mal pure de toutalliage, encore ignorante des disciplines et des habitudes sociales. Mais,naturellement, il a r agi en enfant, et l homme m r ne gardera de telle minute� � �  

d cisive, solennelle, que le souvenir d un drame enfantin, d une apparente� � �  espi glerie dont le v ritable sens lui chappera, et dont il parlera jusqu la� � � ��  fin avec ce sourire attendri, trop luisant, presque lubrique, des vieux�

Il est difficile d imaginer quel point les gens que le monde dit s rieux sont� � �  pu rils, d une pu rilit vraiment inexplicable, surnaturelle. J ai beau n tre� � � � � ��  qu un jeune pr tre, il m arrive encore d en sourire, souvent. Et avec nous, quel� � � �  ton d indulgence, de compassion ! Un notaire d Arras que j ai assist ses� � � � �  derniers moments personnage consid rable, ancien s nateur, un des plus gros� � �  propri taires de son d partement me disait un jour et, semble-t-il, pour� � �  s excuser d accueillir mes exhortations avec quelque scepticisme, d ailleurs� � �  bienveillant : Je vous comprends, monsieur l abb , j ai connu vos sentiments,� � � �  moi aussi, j tais tr s pieux. onze ans, je ne me serais pour rien au monde�� � �  

endormi sans avoir r cit trois Ave Maria, et m me je devais les r citer tout d un� � � � �  trait, sans respirer. Autrement, a m aurait port malheur, mon id e� � � � � � �

Il croyait que j en tais rest l , que nous en restions tous l , nous, pauvres� � � � �  pr tres. Finalement, la veille de sa mort, je l ai confess . Que dire ? Ce n est� � � �  pas grand-chose, a tiendrait parfois en peu de mots, une vie de notaire.�

 ������

Le p ch contre l esp rance le plus mortel de tous, et peut- tre le mieux� � � � � �  accueilli, le plus caress . Il faut beaucoup de temps pour le reconna tre, et la� �  

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tristesse qui l annonce, le pr c de, est si douce ! C est le plus riche des� � � �  lixirs du d mon, son ambroisie. Car l angoisse� � � �

(La page a t d chir e.)� � � �

J ai fait aujourd hui une d couverte bien trange. Mlle Louise laisse g n ralement� � � � � �  son vesp ral son banc, dans la petite case dispos e cet effet. J ai trouv ce� � � � � �  matin le gros livre sur les dalles, et comme les images pieuses dont il est plein

s taient parpill es, j ai d le feuilleter un peu malgr moi. Quelques lignes�� � � � � �  manuscrites, au verso de la page de garde, me sont tomb es sous les yeux. C tait� ��  le nom et l adresse de Mademoiselle une ancienne adresse probablement� � � � Charleville (Ardennes). L criture est la m me que celle de la lettre anonyme. Du�� �  moins, je le crois.

pr sent, que m importe ?� � �

Les grands de ce monde savent cong dier sans r plique d un geste, d un regard, de� � � �  moins encore. Mais Dieu�

Je n ai perdu ni la Foi, ni l Esp rance, ni la Charit . Mais que valent, pour� � � �  l homme mortel, en cette vie, les biens ternels ? C est le d sir des biens� � � �  

ternels qui compte. Il me semble que je ne les d sire plus.� �

Rencontr M. le cur de Torcy aux obs ques de son vieil ami. Je puis dire que la� � �  pens e du docteur Delbende ne me quitte pas. Mais une pens e, m me d chirante,� � � �  n est pas, ne peut pas tre une pri re.� � �

Dieu me voit et me juge.

J ai r solu de continuer ce journal parce qu une relation sinc re, scrupuleusement� � � �  exacte des v nements de ma vie, au cours de l preuve que je traverse, peut� � ��  m tre utile un jour qui sait ? utile moi, ou d autres. Car alors que mon�� � � � �  c ur est devenu si dur (il me semble que je n prouve plus aucune piti pour� �� �  personne, la piti m est devenue aussi difficile que la pri re, je le constatais� � �  

cette nuit encore tandis que je veillais Adeline Soupault, et bien que jel assistasse pourtant de mon mieux), je ne puis penser sans amiti au futur� �  lecteur, probablement imaginaire, de ce journal Tendresse que je n approuve gu re� � �  car elle ne va sans doute, travers ces pages, qu moi-m me. Je suis devenu� �� �  auteur ou, comme dit M. le doyen de Blangermont, po te Et cependant� � �

Je veux donc crire ici, en toute franchise, que je ne me rel che pas de mes� �  devoirs, au contraire. L am lioration, presque incroyable, de ma sant favorise� � �  beaucoup mon travail. Aussi n est-il pas absolument juste de dire que je ne prie�  pas pour le docteur Delbende. Je m acquitte de cette obligation comme des autres.�  Je me suis m me priv de vin ces derniers jours, ce qui m a dangereusement� � �  affaibli.

Court entretien avec M. le cur de Torcy. La ma trise que ce pr tre admirable� � �  exerce sur lui-m me est vidente. Elle clate aux yeux, et pourtant on en� � �  chercherait vainement le signe mat riel, elle ne se traduit par aucun geste,�  aucune parole pr cise, rien qui sente la volont , l effort. Son visage laisse voir� � �  sa souffrance, l exprime avec une franchise, une simplicit vraiment souveraines.� �  En de telles conjonctures, il arrive de surprendre chez les meilleurs un regardquivoque, de ces regards qui disent plus ou moins clairement : Vous voyez, je� �  tiens bon, ne me louez pas, cela m est naturel, merci Le sien cherche na vement� � � �  votre compassion, votre sympathie, mais avec une noblesse ! Ainsi pourrait mendierun roi. Il a pass deux nuits pr s du cadavre, et sa soutane, toujours si propre,� �  si correcte, tait chiffonn e de gros plis en ventail, toute tach e. Pour la� � � �  

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premi re fois de sa vie, peut- tre, il avait oubli de se raser.� � �

Cette ma trise de soi se marque pourtant ce signe : la force surnaturelle qui� �  mane de lui n a subi aucune atteinte. Visiblement d vor d angoisse (le bruit� � � � �  court que le docteur Delbende s est suicid ) il reste faiseur de calme, de� �  certitude, de paix. J ai offici ce matin avec lui, en qualit de sous-diacre.� � �  J avais cru d j observer que d ordinaire, au moment de la cons cration, ses� � � � �  belles mains tendues sur le calice tremblaient un peu. Aujourd hui, elles n ont� � �  

pas trembl . Elles avaient m me une autorit , une majest Le contraste avec le� � � �  visage creus par l insomnie, la fatigue, et quelque vision plus torturante que� � �  je devine cela ne saurait r ellement se d crire.� � �

Il est parti sans avoir voulu prendre part au d jeuner des fun railles, servi par� �  la ni ce du docteur qui ressemble beaucoup Mme P griot, bien que plus grosse� � � �  encore. Je l ai accompagn jusqu la gare, et comme le train ne devait passer� � ��  qu une demi-heure plus tard, nous nous sommes assis sur un banc. Il tait tr s� � �  las, et au grand jour, en pleine lumi re, son visage m apparaissait plus meurtri.� �  Je n avais pas encore remarqu deux rides au coin de la bouche, d une tristesse et� � �  d une amertume surprenantes. Je crois que cela m a d cid . Je lui ai dit tout� � � � � coup :

Ne craignez-vous pas que le docteur ne se soit� �

Il ne m a pas laiss achever ma phrase, son regard imp rieux avait comme clou le� � � �  dernier mot sur mes l vres. J avais beaucoup de mal ne pas baisser le mien, car� � �  je sais qu il n aime pas a. Les yeux qui flanchent , dit-il. Enfin ses traits� � � � �  se sont adoucis peu peu, et m me il a presque souri.� �

Je ne rapporterai pas sa conversation. tait-ce d ailleurs une conversation ? Cela� �  n a pas dur vingt minutes, peut- tre La petite place d serte, avec sa double� � � � �  rang e de tilleuls, semblait beaucoup plus calme encore que d habitude. Je me� �  souviens d un vol de pigeons passant r guli rement au-dessus de nous, toute� � � �  vitesse, et si bas qu on entendait siffler leurs ailes.�

Il craint, en effet, que son vieil ami ne se soit tu . Il tait tr s d moralis ,� � � � �  para t-il, ayant compt jusqu au dernier moment sur l h ritage d une tante tr s� � � � � � �  g e qui avait mis r cemment tout son bien entre les mains d un homme d affaires� � � � �  tr s connu, mandataire de Monseigneur l v que de S , contre le service d une� �� � � �  rente viag re. Le docteur avait jadis gagn beaucoup d argent, et le d pensait en� � � �  lib ralit s toujours tr s originales, un peu folles, qui ne restaient pas toujours� � �  secr tes et l avaient fait soup onner d ambitions politiques. Depuis que ses� � � �  confr res plus jeunes s taient partag sa client le, il n avait pas consenti� �� � � � � changer ses habitudes : Que veux-tu ? Ce n tait pas un homme faire la part du� �� �  feu. Il m a r p t cent fois que la lutte contre ce qu il appelait la f rocit� � � � � � � � des hommes et la b tise du sort tait men e en d pit du bon sens, qu on ne� � � � �  gu rirait pas la soci t de l injustice qui tuerait l une tuerait l autre. Il� � � � � � �  comparait l illusion des r formateurs celle des anciens pasteuriens qui r vaient� � � �  

d un monde aseptique. En somme, il se tenait pour un r fractaire, rien de plus, le� �  survivant d une race disparue depuis longtemps suppos qu elle e t jamais exist� � � � � � et qu il menait contre l envahisseur, devenu avec les si cles, le possesseur� � � �  

l gitime, une lutte sans espoir et sans merci. Je me venge , disait-il. Bref,� � �  il ne croyait pas aux troupes r guli res, comprends-tu ? Lorsque je rencontre� � �  une injustice qui se prom ne toute seule, sans gardes, et que je la trouve ma� �  taille, ni trop faible, ni trop forte, je saute dessus, et je l trangle. a lui�� � �  co tait cher. Pas plus tard que le dernier automne, il a pay les dettes de la� �  vieille Gachevaume, onze mille francs, parce que M. Duponsot, le minotier, s tait��  arrang pour racheter les cr ances et guettait la terre. videmment la mort de sa� � �  satan e tante lui a port le dernier coup. Mais quoi ! Trois ou quatre cent mille� �  

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Puis il a gard longtemps le silence. La petite place tait toujours aussi� �  d serte, aussi claire, et intervalles r guliers, dans leur ronde monotone, les� � �  grands oiseaux semblaient fondre sur nous du haut du ciel. J attendais�  machinalement leur retour, ce sifflement pareil celui d une immense faux.� �

Dieu seul est juge, fit-il de sa voix calme. Et Maxence (c est la premi re fois� � �  que je l entendais appeler ainsi son vieil ami) tait un homme juste. Dieu juge� �  les justes. Ce ne sont pas les idiots ou les simples canailles qui me donnent

beaucoup de souci, tu penses ! quoi serviraient les Saints ? Ils paient pour�  racheter a, ils sont solides. Tandis que� �

Ses deux mains taient pos es sur ses genoux, et ses larges paules faisaient� � �  devant lui une grande ombre.

Nous sommes la guerre, que veux-tu ? Il faut regarder l ennemi en face,� � � � faire face, comme il disait, souviens-toi ? C tait sa devise. la guerre, qu un�� � �  bonhomme de troisi me ou quatri me ligne, qu un muletier du service des tapes� � � �  l che pied, a n a pas autrement d importance, pas vrai ? Et s il s agit d un� � � � � � �  g teux de civil qui n a qu lire le journal, qu est-ce que tu veux que a fasse� � �� � �  au g n ralissime ? Mais il y a ceux de l avant. l avant, une poitrine est une� � � � �  poitrine. Une poitrine de moins, a compte. Il y a les Saints. J appelle Saints� �  

ceux qui ont re u plus que les autres. Des riches. J ai toujours pens , part� � � �  moi, que l tude des soci t s humaines, si nous savions les observer dans un�� � �  esprit surnaturel, nous donnerait la clef de bien des myst res. Apr s tout l homme� � �  est l image et la ressemblance de Dieu : lorsqu il essaie de cr er un ordre� � � � � � sa mesure, il doit maladroitement copier l autre, le vrai. La division des riches�  et des pauvres, a doit r pondre quelque grande loi universelle. Un riche, aux� � �  yeux de l glise, c est le protecteur du pauvre, son fr re a n . quoi ! Remarque�� � � � �  qu il l est souvent malgr lui, par le simple jeu des forces conomiques. comme� � � �  ils disent. Un milliardaire qui saute, et voil des milliers de gens sur le pave,�  Alors, on peut imaginer ce qui se passe dans le monde invisible lorsque tr buche�  un de ces riches dont je parle, un intendant des gr ces de Dieu ! La s curit du� � �  m diocre est une b tise. Mais la s curit des Saints, quel scandale ! Il faut tre� � � � �  fou pour ne pas comprendre que la seule justification de l in galit des� � �  

conditions surnaturelles, c est le risque. Notre risque. Le tien, le mien.�

Tandis qu il parlait ainsi, son corps restait droit, immobile. Qui l aurait vu� �  assis sur ce banc, par ce froid apr s-midi ensoleill d hiver, l e t pris pour un� � � � �  brave cur discutant des mille riens de sa paroisse et doucement vantard, aupr s� �  du jeune confr re d f rent, attentif.� � �

Retiens ce que je vais te dire : tout le mal est venu peut- tre de ce qu il� � �  ha ssait les m diocres. Tu hais les m diocres , lui disais-je. Il ne s en� � � � � �  d fendait gu re, car c tait un homme juste, je le r p te. On devrait prendre� � �� � �  garde, vois-tu. Le m diocre est un pi ge du d mon. La m diocrit est trop� � � � �  compliqu e pour nous, c est l affaire de Dieu. En attendant, le m diocre devrait� � � �  trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud ils ont�  

besoin de chaleur, pauvres diables ! Si tu cherchais r ellement Notre-Seigneur,� �  tu le trouverais , lui disais-je encore. Il me r pondait : Je cherche le bon� � �  Dieu o j ai le plus chance de le trouver, parmi ses pauvres. Vlan ! Seulement,� � �  ses pauvres, c taient tous des types dans son genre, en somme, des r volt s, des�� � �  seigneurs. Je lui ai pos la question, un jour : Et si J sus-Christ vous� � �  attendait justement sous les apparences d un de ces bonshommes que vous m prisez,� �  car sauf le p ch , il assume et sanctifie toutes nos mis res ? Tel l che n est� � � � �  qu un mis rable cras sous l immense appareil social comme un rat pris sous une� � � � �  poutre, tel avare un anxieux convaincu de son impuissance et d vor par la peur de� �  manquer . Tel semble impitoyable qui souffre d une esp ce de phobie du pauvre,� � � �  cela se rencontre, terreur aussi inexplicable que celle qu inspirent aux� � �  

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nerveux les araign es ou les souris. Cherchez-vous Notre-Seigneur parmi ces� �  sortes de gens ? lui demandais-je. Et si vous ne le cherchez pas l , de quoi vous�  plaignez-vous ? C est vous qui l avez manqu Il l a peut- tre manqu , en effet.� � � � � � �

On est revenu cette nuit ( la tomb e de la nuit plut t) dans le jardin du� � �  presbyt re. J imagine qu on se proposait de tirer la sonnette lorsque j ai ouvert� � � �  brusquement la lucarne, juste au-dessus de la fen tre. Les pas se sont loign s� � �  tr s vite. Un enfant, peut- tre ?� �

M. le comte sort d ici. Pr texte : la pluie. chaque pas, l eau giclait de ses� � � �  longues bottes. Les trois ou quatre lapins qu il avait tu s faisaient au fond du� �  carnier un tas de boue sanglante et de poils gris, horrible voir. Il a pendu�  cette besace au mur, et tandis qu il me parlait, je voyais travers le r seau de� � �  cordelettes, parmi cette fourrure h riss e, un il encore humide, tr s doux, qui� � � �  me fixait.

Il s est excus d aborder son sujet tout de suite, sans d tours, avec une� � � �  franchise militaire. Sulpice passerait dans tout le village pour avoir des m urs,�  des habitudes abominables. Au r giment, il aurait, selon l expression de M. le� �  comte, fris le conseil de guerre . Un vicieux et un sournois, telle est la� � �  sentence.

Comme toujours, des bruits qui courent, des faits qu on interpr te, rien de� �  pr cis. Par exemple, il est certain que Sulpice a servi plusieurs mois chez un�  ancien magistrat colonial en retraite, de r putation douteuse. J ai r pondu qu on� � � �  ne choisissait pas ses ma tres. M. le comte a lev les paules et m a jet un� � � � �  regard rapide, de haut en bas, qui signifiait clairement : Est-il sot, ou feint-�il de l tre ?�� �

J avoue que mon attitude avait de quoi le surprendre. Il s attendait, je suppose,� �  des protestations. Je suis rest calme, je n ose pas dire indiff rent. Ce que� � � �  

j endure me suffit. J coutais d ailleurs ses propos avec l impression bizarre� �� � �  qu ils s adressaient un autre que moi cet homme que j tais, que je ne suis� � � � ��  plus. Ils venaient trop tard. M. le comte aussi venait trop tard. Sa cordialit� 

m a paru cette fois bien affect e, un peu vulgaire m me. Je n aime pas beaucoup� � � �  non plus son regard qui va partout, saute d un coin l autre de la pi ce avec une� � � �  agilit surprenante, et revient se planter droit dans mes yeux.�

Je venais de d ner, la cruche de vin tait encore sur la table. Il a rempli un� �  verre, sans fa on, et m a dit : Vous buvez du vin aigre, monsieur le cur , c est� � � � �  malsain. Il faudrait tenir votre cruche bien propre, l bouillanter.�� �

Mitonnet est venu ce soir comme d habitude. Il souffre un peu du c t , se plaint� � �  d touffements et tousse beaucoup. Au moment de lui parler, le d go t m a saisi,�� � � �  une sorte de froid, je l ai laiss son travail (il remplace fort adroitement� � �  quelques lames pourries du parquet), je suis all faire les cent pas sur la route.�  Au retour, je n avais encore rien d cid , bien entendu. J ai ouvert la porte de la� � � �  

salle. Occup raboter ses planches, il ne pouvait ni me voir ni m entendre. Il� � �  s est pourtant retourn brusquement, nos regards se sont crois s. J ai lu dans le� � � �  sien la surprise, puis l attention, puis le mensonge. Non pas tel ou tel mensonge,�  la volont du mensonge. Cela faisait comme une eau trouble, une boue. Et enfin� � je le fixais toujours, la chose n a dur qu un instant, quelques secondes peut-� � �tre, je ne sais la vraie couleur du regard est apparue de nouveau, sous cette� �  lie. Cela ne peut se d crire. Sa bouche s est mise trembler. Il a ramass ses� � � �  outils, les a soigneusement roul s dans un morceau de toile, et il est sorti sans�  un mot.

J aurais d le retenir, l interroger. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais d tacher� � � �  

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les yeux de sa pauvre silhouette, sur la route. Elle s est d ailleurs redress e� � �  peu peu, et m me en passant pr s de la maison Degas, il a soulev sa casquette� � � �  d un geste tr s cr ne. Vingt pas plus loin, il a d siffler une de ces chansons� � � �  qu il aime, d affreuses rengaines sentimentales, dont il a soigneusement copi le� � �  texte sur un petit carnet. Je suis rentr dans ma chambre ext nu une lassitude� � � �  extraordinaire. Je ne comprends rien ce qui s est pass . Sous des dehors un peu� � �  timides, Sulpice est plut t effront . De plus il se sait beau parleur, il en� �  abuse. Qu il ait manqu cette occasion de se justifier t che facile ses yeux,� � � � �  

car il n a s rement qu une petite estime de mon exp rience, de mon jugement cela� � � � �  m tonne beaucoup. Et d ailleurs, comment a-t-il pu deviner ? Je ne crois pas�� �  avoir dit un mot, et je le regardais s rement sans m pris, sans col re Reviendra-� � � �t-il ?

Comme je m tendais sur mon lit pour essayer de prendre un peu de repos, quelque��  chose a paru se briser en moi, dans ma poitrine, et j ai t pris d un tremblement� � � �  qui dure encore, au moment o j cris.� ��

Non, je n ai pas perdu la foi ! Cette expression de perdre la foi comme on� � �  perd sa bourse ou un trousseau de clefs m a toujours paru d ailleurs un peu� �  niaise. Elle doit appartenir ce vocabulaire de pi t bourgeoise et comme il faut� � �  l gu par ces tristes pr tres du XVIIIe si cle, si bavards.� � � �

On ne perd pas la foi, elle cesse d informer la vie, voil tout. Et c est pourquoi� � �  les vieux directeurs n ont pas tort de se montrer sceptiques l gard de ces� � ��  crises intellectuelles, beaucoup plus rares sans doute qu on ne pr tend. Lorsqu un� � �  homme cultiv en est venu peu peu, et d une mani re insensible, refouler sa� � � � �  croyance en quelque recoin de son cerveau, o il la retrouve par un effort de�  r flexion, de m moire, e t-il encore de la tendresse pour ce qui n est plus,� � � �  aurait pu tre, on ne saurait donner le nom de foi un signe abstrait, qui ne� �  ressemble pas plus la foi, pour reprendre une comparaison c l bre, que la� � �  constellation du Cygne un cygne.�

Je n ai pas perdu la foi. La cruaut de l preuve, sa brusquerie foudroyante,� � ��  inexplicable, ont bien pu bouleverser ma raison, mes nerfs, tarir subitement en

moi pour toujours, qui sait ? l esprit de pri re, me remplir d border d une� � � � � � �  r signation t n breuse, plus effrayante que les grands sursauts du d sespoir, ses� � � �  chutes immenses, ma foi reste intacte, je le sens. O elle est, je ne puis�  l atteindre. Je ne la retrouve ni dans ma pauvre cervelle, incapable d associer� �  correctement deux id es, qui ne travaille que sur des images presque d lirantes,� �  ni dans ma sensibilit ni m me dans ma conscience. Il me semble parfois qu elle� � �  s est retir e, qu elle subsiste l o certes je ne l eusse pas cherch e, dans ma� � � � � � �  chair, dans ma mis rable chair, dans mon sang et dans ma chair, ma chair�  p rissable, mais baptis e. Je voudrais exprimer ma pens e le plus simplement, le� � �  plus na vement possible. Je n ai pas perdu la foi, parce que Dieu a daign me� � �  garder de l impuret . Oh ! sans doute, un tel rapprochement ferait sourire des� �  philosophes ! Et il est clair que les plus grands d sordres ne sauraient garer un� �  homme raisonnable au point de lui faire mettre en doute la l gitimit , par� �  

exemple, de certains axiomes des g om tres. Une exception cependant : la folie.� �  Apr s tout, que sait-on de la folie ? Que sait-on de la luxure ? Que sait-on de�  leurs rapports secrets ? La luxure est une plaie myst rieuse au flanc de l esp ce.� � �  Que dire, son flanc ? la source m me de la vie. Confondre la luxure propre� � � � l homme, et le d sir qui rapproche les sexes, autant donner le m me nom la� � � �  tumeur et l organe qu elle d vore, dont il arrive que sa difformit reproduise� � � � �  effroyablement l aspect. Le monde se donne beaucoup de mal, aid de tous les� �  prestiges de l art, pour cacher cette plaie honteuse. On dirait qu il redoute,� � � chaque g n ration nouvelle, une r volte de la dignit , du d sespoir le reniement� � � � � �  des tres encore purs, intacts. Avec quelle trange sollicitude il veille sur les� �  petits pour att nuer par avance, force d images enchanteresses, l humiliation� � � �  

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d une premi re exp rience presque forc ment d risoire ! Et lorsque s l ve quand� � � � � �� �  m me la plainte demi-consciente de la jeune majest humaine bafou e, outrag e par� � � �  les d mons, comme il sait l touffer sous les rires ! Quel dosage habile de� ��  sentiment et d esprit, de piti , de tendresse, d ironie, quelle vigilance complice� � �  autour de l adolescence ! Les vieux martinets ne s affairent pas plus aux c t s de� � � �  l oisillon, son premier vol. Et si la r pugnance est trop forte, si la pr cieuse� � � �  petite cr ature, sur qui veillent encore les anges, prise de naus es, essaie de� �  vomir, de quelle main lui tend-on le bassin d or, cisel par les artistes, serti� �  

par les po tes, tandis que l orchestre accompagne en sourdine, d un immense� � �  murmure de feuillage et d eaux vives, ses hoquets !�

Mais le monde n a pas fait pour moi tant de frais Un pauvre, douze ans,� � �  comprend beaucoup de choses. Et que m aurait servi de comprendre ? J avais vu. La� �  luxure ne se comprend pas, elle se voit. J avais vu ces visages farouches, fix s� �  tout coup dans un ind finissable sourire. Dieu ! Comment ne s avise-t-on pas� � �  plus souvent que le masque du plaisir, d pouill de toute hypocrisie, est� �  justement celui de l angoisse ? Oh ! ces visages voraces qui m apparaissent encore� �  en r ve, une nuit sur dix, peut- tre ces faces douloureuses ! Assis derri re� � � � �  le comptoir de l estaminet, croupetons car je m chappais sans cesse de� � � ��  l appentis obscur o ma tante me croyait occup apprendre mes le ons, ils� � � � � �  surgissaient au-dessus de moi et la lueur de la mauvaise lampe, suspendue par un

fil de cuivre, toujours balanc e par quelque ivrogne, faisait danser leur ombre au�  plafond. Tout jeune que je fusse, je distinguais tr s bien une ivresse de l autre,� �  je veux dire que l autre, seule, me faisait r ellement peur. Il suffisait que� �  par t la jeune servante une pauvre fille boiteuse au teint de cendre pour que� � �  les regards h b t s prissent tout coup une fixit si poignante que je n y puis� � � � � �  penser encore de sang-froid Oh ! bien s r, on dira que ce sont l des impressions� � �  d enfant, que l insolite pr cision de tels souvenirs, la terreur qu ils� � � �  m inspirent apr s tant d ann es, les rend justement suspects Soit ! Que les� � � � �  mondains aillent y voir ! Je ne crois pas qu on puisse apprendre grand-chose des�  visages trop sensibles, trop changeants, habiles feindre et qui se cachent pour�  jouir comme les b tes se cachent pour mourir. Que des milliers d tres passent� ��  leur vie dans le d sordre et prolongent jusqu au seuil de la vieillesse parfois� � �  bien au del les curiosit s jamais assouvies de l adolescence, je ne le nie pas,� � � �  

certes. Qu apprendre de ces cr atures frivoles ? Elles sont le jouet des d mons,� � �  peut- tre, elles n en sont pas la vraie proie. Il semble que Dieu, dans je ne sais� �  quel dessein myst rieux, n ait pas voulu permettre qu elles engageassent� � �  r ellement leur me. Victimes probables d h r dit s mis rables dont elles ne� � � � � � �  pr sentent qu une caricature inoffensive, enfants attard s, marmots souill s mais� � � �  non corrompus, la Providence permet qu elles b n ficient de certaines immunit s de� � � �  l enfance Et puis quoi ? Que conclure ? Parce qu il existe des maniaques� � �  inoffensifs, doit-on nier l existence des fous dangereux ? Le moraliste d finit,� �  le psychologue analyse et classe, le po te fait sa musique, le peintre joue avec�  ses couleurs comme un chat avec sa queue, l histrion clate de rire, qu importe !� � �  Je r p te qu on ne conna t pas plus la folie que la luxure et la soci t se d fend� � � � � � �  contre elles deux, sans trop l avouer, avec la m me crainte sournoise, la m me� � �  honte secr te, et presque par les m mes moyens Si la folie et la luxure ne� � �  

faisaient qu un ?�

Un philosophe l aise dans sa biblioth que aura l -dessus, naturellement, une� � � �  opinion diff rente de celle d un pr tre, et surtout d un pr tre de campagne. Je� � � � �  crois qu il est peu de confesseurs qui n prouvent, la longue, l crasante� �� � ��  monotonie de ces aveux, une sorte de vertige. Moins encore de ce qu ils entendent�  que de ce qu ils devinent, travers le petit nombre de mots, toujours les m mes,� � �  dont la niaiserie suffoque lorsqu on les lit mais qui, chuchot s dans le silence� �  et l ombre, grouillent comme des vers, avec l odeur du s pulcre. Et l image nous� � � �  obs de alors de cette plaie toujours ouverte, par o s coule la substance de� � ��  notre mis rable esp ce. De quel effort n e t pas t capable le cerveau de l homme� � � � � � �  

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si la mouche empoisonn e n y avait pondu sa larve !� �

On nous accuse, on nous accusera toujours, nous autres pr tres c est si facile !� � �  de nourrir au fond de notre c ur une haine envieuse, hypocrite, de la virilit :� � �  

quiconque a quelque exp rience du p ch n ignore pas pourtant que la luxure menace� � � �  sans cesse d touffer sous ses v g tations parasites, ses hideuses prolif rations,�� � � �  la virilit comme l intelligence. Incapable de cr er, elle ne peut que souiller� � �  d s le germe la fr le promesse d humanit ; elle est probablement l origine, au� � � � � �  

principe de toutes les tares de notre race, et d s qu au d tour de la grande for t� � � �  sauvage dont nous ne connaissons pas les sentiers, on la surprend face face,�  telle quelle, telle qu elle est sortie des mains du Ma tre des prodiges, le cri� �  qui sort des entrailles n est pas seulement d pouvante mais d impr cation :� �� � � � C est toi, c est toi seule qui as d cha n la mort dans le monde !� � � � � �

Le tort de beaucoup de pr tres plus z l s que sages est de supposer la mauvaise� � �  foi : Vous ne croyez plus parce que la croyance vous g ne. Que de pr tres ai-� � � �je entendu parler ainsi ! Ne serait-il pas plus juste de dire : la puret ne nous�  est pas prescrite ainsi qu un ch timent, elle est une des conditions myst rieuses� � �  mais videntes l exp rience l atteste de cette connaissance surnaturelle de� � � � � �  soi-m me, de soi-m me en Dieu, qui s appelle la foi. L impuret ne d truit pas� � � � � �  cette connaissance, elle en an antit le besoin. On ne croit plus, parce qu on ne� �  

d sire plus croire. Vous ne d sirez plus vous conna tre. Cette v rit profonde, la� � � � �  v tre, ne vous int resse plus. Et vous aurez beau dire que les dogmes qui� �  obtenaient hier votre adh sion sont toujours pr sents votre pens e, que la� � � �  raison seule les repousse, qu importe ! On ne poss de r ellement que ce qu on� � � �  d sire, car il n est pas pour l homme de possession totale, absolue. Vous ne vous� � �  d sirez plus. Vous ne d sirez plus votre joie. Vous ne pouviez vous aimer qu en� � �  Dieu, vous ne vous aimez plus. Et vous ne vous aimerez plus jamais en ce monde nidans l autre ternellement.� � �

(On peut lire au bas de cette page, en marge, les lignes suivantes, plusieurs foisratur es mais encore d chiffrables : J ai crit ceci dans une grande et pl ni re� � � � � �  angoisse du c ur et des sens. Tumulte d id es, d images, de paroles. L me se� � � � ��  tait. Dieu se tait. Silence.)

Impression que cela n est rien encore, que la v ritable tentation celle que� � �  j attends est loin derri re, qu elle monte vers moi, lentement, annonc e par ces� � � � �  vocif rations d lirantes. Et ma pauvre me l attend aussi. Elle se tait.� � � �  Fascination du corps et de l me.��

(La brusquerie, le caract re foudroyant de mon malheur. L esprit de pri re m a� � � �  quitt sans d chirement, de lui-m me, comme un fruit tombe )� � � �

L pouvante n est venue qu apr s. J ai compris que le vase tait bris en�� � � � � � �  regardant mes mains vides.

Je sais bien qu une pareille preuve n est pas nouvelle. Un m decin me dirait sans� � � �  

doute que je souffre d un simple puisement nerveux, qu il est ridicule de� � �  pr tendre se nourrir d un peu de pain et de vin. Mais d abord je ne me sens pas� � �  puis , loin de l . Je vais mieux. Hier j ai fait presque un repas : des pommes de� � � �  terre, du beurre. De plus, j arrive ais ment bout de mon travail. Dieu sait� � �  qu il m arrive de d sirer soutenir une lutte contre moi-m me ! Il me semble que je� � � �  reprendrais courage. Ma douleur d estomac se r veille parfois. Mais alors elle me� �  surprend, je ne l attends plus de seconde en seconde comme jadis� �

Je sais aussi qu on rapporte beaucoup de choses, vraies ou fausses, sur les peines�  int rieures des Saints. La ressemblance n est qu apparente, h las ! Les Saints ne� � � �  devaient pas se faire leur malheur, et je sens d j que je me fais au mien. Si� � �  

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je c dais la tentation de me plaindre qui que ce f t, le dernier lien entre� � � �  Dieu et moi serait bris , il me semble que j entrerais dans le silence ternel.� � �

Et pourtant j ai fait un long chemin, hier, sur la route de Torcy. Ma solitude est�  maintenant si profonde, si v ritablement inhumaine que l id e m tait venue, tout� � � ��  coup, d aller prier sur la tombe du vieux docteur Delbende. Puis j ai pens� � � � � 

son prot g , ce Rebattut que je ne connais pas. Au dernier moment la force m a� � � �  manqu .�

Visite de Mlle Chantal. Je ne me crois pas capable de rapporter ce soir quoi quece soit d un pareil entretien, si bouleversant Malheureux que je suis ! Je ne� �  sais rien des tres. Je n en saurai jamais rien. Les fautes que je commets ne me� �  servent pas : elles me troublent trop. J appartiens certainement cette esp ce de� � �  faibles, de mis rables, dont les intentions restent bonnes, mais qui oscillent�  toute leur vie entre l ignorance et le d sespoir.� �

J ai couru ce matin jusqu Torcy, apr s la messe. M. le cur de Torcy est tomb� �� � � � malade chez une de ses ni ces, Lille. Et il ne rentrera pas avant huit ou dix� �  jours au moins. D ici l� �

crire me para t inutile. Je ne saurais confier un secret au papier, je ne� �  

pourrais pas. Je n en ai d ailleurs probablement pas le droit.� �

La d ception a t si forte qu en apprenant la nouvelle du d part de M. le cur ,� � � � � �  j ai d m appuyer au mur pour ne pas tomber. La gouvernante m observait d un� � � � �  regard plus curieux qu apitoy , d un regard que j ai d j surpris plus d une fois� � � � � � �  depuis quelques semaines, et chez des personnes bien diff rentes le regard de� �  Mme la comtesse, celui de Sulpice, d autres encore On dirait que je fais peur, un� �  peu.

La laveuse Martial tendait sa lessive dans la cour, et comme je me donnais le�  temps de souffler avant de me remettre en route, j ai parfaitement entendu que les�  deux femmes parlaient de moi. L une d elles a dit plus haut, d un accent qui m a� � � �  fait rougir : Pauvre gar on ! Que savent-elles ?� � �

Journ e terrible pour moi. Et le pis, c est que je me sens incapable d aucune� � �  appr ciation raisonnable, mod r e, de faits dont le v ritable sens m chappe peut-� � � � ��tre. Oh ! j ai connu des moments de d sarroi, de d tresse. Mais alors, et mon� � � � �  insu, je gardais cette paix int rieure o les v nements et les tres se� � � � �  refl taient comme dans un miroir, une nappe d eau limpide qui me renvoyait leur� �  image. La source est troubl e maintenant.�

Chose trange, honteuse peut- tre ? alors que, par ma faute s rement, la pri re� � � �  m est d un si faible secours, je ne retrouve un peu de sang-froid qu cette� � ��  table, devant ces feuilles de papier blanc.

Oh ! je voudrais bien que cela ne f t qu un r ve, un mauvais r ve !� � � �

 ������

En raison des obs ques de Mme Ferrand j ai d dire ma messe 6 heures, ce matin.� � � �  L enfant de ch ur n est pas venu, je me croyais seul dans l glise. cette heure,� � � �� �  en cette saison, peine le regard porte-t-il un peu plus loin que les marches du�  ch ur, et le reste est dans l ombre. J ai entendu tout coup, distinctement, le� � � �  faible bruit d un chapelet glissant le long d un banc de ch ne, sur les dalles.� � �  Puis plus rien. la b n diction, je n ai pas os lever les yeux.� � � � �

Elle m attendait la porte de la sacristie. Je le savais. Son mince visage tait� � �  

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encore plus tortur qu avant-hier, et il y avait ce pli de la bouche, si� �  m prisant, si dur. Je lui ai dit : Vous savez bien que je ne puis vous recevoir� �  ici, allez-vous-en ! Son regard m a fait peur, je ne me croyais pourtant pas� �  l che. Mon Dieu ! quelle haine dans sa voix ! Et ce regard restait fier, sans�  honte. On peut donc ha r sans honte ? Mademoiselle, ai-je dit, ce que j ai� � �  promis de faire, je le ferai. Aujourd hui ? Aujourd hui m me. C est que� � � � � � �  demain, monsieur, il serait trop tard. Elle sait que je suis venue au presbyt re,�  elle sait tout. Rus e comme une b te ! Je ne me m fiais pas jadis : on s habitue� � � � � 

ses yeux, on les croit bons. Maintenant je voudrais les lui arracher, ses yeux,oui, je les craserais avec le pied, comme a ! Parler ainsi, deux pas du� � � �  Saint-Sacrement, n avez-vous aucune crainte de Dieu ! Je la tuerai, m a-t-elle� � �  dit. Je la tuerai ou je me tuerai. Vous irez vous expliquer de a, un jour, avec�  votre bon Dieu !

Elle d bitait ces folies sans lever la voix, au contraire. Parfois, je ne� �  l entendais qu peine. Je la voyais tr s mal aussi, du moins je distinguais mal� �� �  ses traits. Une main pos e sur la muraille, l autre laissant pendre contre la� �  hanche sa fourrure, elle se penchait vers moi, et son ombre, si longue sur lesdalles, avait la forme d un arc. Mon Dieu, les gens qui croient que la confession�  nous rapproche dangereusement des femmes se trompent bien ! Les menteuses ou lesmaniaques nous font plut t piti , l humiliation des autres, des sinc res, est� � � �  

contagieuse. C est ce moment-l seulement que j ai compris la secr te domination� � � � �  de ce sexe sur l histoire, son esp ce de fatalit . Un homme furieux a l air d un� � � � �  fou. Et les pauvres filles du peuple que j ai connues dans mon enfance, avec leurs�  gesticulations, leurs cris, leur grotesque emphase me faisaient plut t rire. Je ne�  savais rien de cet emportement silencieux qui semble irr sistible, de ce grand�  lan de tout l tre f minin vers le mal, la proie cette libert , ce naturel dans� �� � � �  le mal, la haine, la honte Cela tait presque beau, d une beaut qui n est pas de� � � � �  ce monde-ci ni de l autre d un monde plus ancien, d avant le p ch , peut-� � � � � � �tre ? d avant le p ch des Anges.� � � � �

J ai repouss depuis cette id e comme j ai pu. Elle est absurde, dangereuse. Elle� � � �  ne m a pas paru belle d abord, et je ne me la formulais d ailleurs� � �  qu imparfaitement. Le visage de Mlle Chantal tait tout pr s du mien. L aube� � � �  

montait lentement travers les vitres crasseuses de la sacristie, une aube�  d hiver, d une effrayante tristesse. Le silence entre nous deux, bien entendu,� �  n avait dur qu un instant, la dur e d un Salve Regina (et, en effet, les paroles� � � � �  du Salve Regina, si belles, si pures, m taient venues r ellement sur les l vres,�� � �  mon insu).�

Elle a d s apercevoir que je priais. Elle a frapp du pied, avec col re. Je lui� � � �  ai pris la main, une main trop petite, trop souple, qui s est peine raidie dans� �  la mienne. Je devais serrer plus fort que je ne pensais, sans doute. Je lui ai dit: Agenouillez-vous d abord ! Elle a un peu pli les genoux, devant la Sainte� � � �  Table. Elle y appuyait les mains et me regardait, d un air d insolence et de� �  d sespoir inimaginables. Dites : Mon Dieu, je ne me sens capable en ce moment� �  que de vous offenser, mais ce n est pas moi qui vous offense, c est ce d mon que� � �  

j ai dans le c ur. Elle a pourtant r p t mot par mot, d une voix d enfant qui� � � � � � � �  r cite. C est presque une petite fille, apr s tout ! Sa longue fourrure avait� � �  gliss tout fait terre, et je marchais dessus. Elle s est relev e brusquement,� � � � �  elle m a chapp plut t, et le visage tourn vers l autel, elle a dit entre ses� � � � � �  dents : Vous pouvez bien me damner si vous voulez, je m en moque ! J ai fait� � � �  semblant de ne pas entendre. quoi bon ?�

Mademoiselle, ai-je repris, je ne poursuivrai pas cet entretien ici, au milieu�  de l glise. Il n y a qu une place o je puisse vous entendre, et je l ai pouss e�� � � � � �  doucement vers le confessionnal. Elle s est mise d elle-m me genoux. Je n ai� � � � � �  pas envie de me confesser. Je ne vous le demande pas. Pensez seulement que ces�  

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cloisons de bois ont entendu l aveu de beaucoup de hontes, qu elles en sont comme� �  impr gn es. Vous avez beau tre une demoiselle noble, l orgueil ici est un p ch� � � � � � comme les autres, un peu plus de boue sur un tas de boue. Assez l -dessus ! a-t-� �elle dit. Vous savez tr s bien que je ne demande que la justice. D ailleurs, je me� �  fiche de la boue. La boue, c est d tre humili e comme je suis. Depuis que cette� �� �  horrible femme est entr e dans la maison, j ai mang plus de boue que de pain.� � � � Ce sont des mots que vous avez appris dans les livres. Vous tes une enfant, vous�  devez parler en enfant. Une enfant ! il y a longtemps que je ne suis plus une�  

enfant. Je sais tout ce qu on peut savoir, d sormais. J en sais assez pour toute� � �  la vie. Restez calme ! Je suis calme. Je vous souhaite d tre aussi calme que� � ��  moi. Je les ai entendus cette nuit. J tais juste sous leur fen tre, dans le parc.�� �  Ils ne prennent m me plus la peine de fermer les rideaux. (Elle s est mise rire,� � �  affreusement. Comme elle n avait pas voulu rester genoux, elle devait se tenir� �  pli e en deux, le front contre la cloison, et la col re aussi l touffait). Je� � ��  sais parfaitement qu ils s arrangeront pour me chasser, co te que co te. Je dois� � � �  partir pour l Angleterre, mardi prochain. Maman a une cousine l -bas, elle trouve� �  ce projet tr s convenable, tr s pratique Convenable ! Il y a de quoi se tordre !� � �  Mais elle croit tout ce qu ils lui disent, n importe quoi, absolument comme une� �  grenouille gobe une mouche. Pouah ! Votre m re, ai-je commenc Elle m a� � � � � �  r pondu par des propos presque ignobles, que je n ose pas rapporter. Elle disait� �  que la malheureuse femme n avait pas su d fendre son bonheur, sa vie, qu elle� � �  

tait imb cile et l che. Vous coutez aux portes, ai-je repris, vous regardez� � � � �  par le trou des serrures, vous faites le m tier d espionne, vous, une demoiselle,� �  et si fi re ! Moi, je ne suis qu un pauvre paysan, j ai pass deux ans de ma� � � �  jeunesse dans un mauvais estaminet o vous n auriez pas voulu mettre les pieds,� �  mais je n agirais pas comme vous, quand ce serait pour sauver ma vie. Elle s est� � �  lev e brusquement, s est tenue devant le confessionnal, t te basse, le visage� � �  toujours aussi dur. J ai cri : Restez genoux. genoux ! Elle m a ob i de� � � � � � � � �  nouveau.

Je m tais reproch l avant-veille d avoir pris au s rieux ce qui n tait peut-�� � � � � ��tre qu obscure jalousie, r veries malsaines, cauchemars. On nous a tellement mis� � �  en garde contre la malice de celles que nos vieux trait s de morale appellent si�  dr lement les personnes du sexe ! J imaginais tr s bien alors le haussement� � � � �  

d paules de M. le cur de Torcy. Mais c est que je me trouvais seul ma table,�� � � �  r fl chissant aux paroles machinalement retenues par la m moire et dont l accent� � � �  s tait perdu sans retour. Au lieu que j avais devant moi maintenant un visage�� �  trange, d figur non par la peur, mais par une panique plus profonde, plus� � �  int rieure. Oui, j ai l exp rience d une certaine alt ration des traits assez� � � � � �  semblable, seulement je ne l avais observ e jusqu alors que sur des faces� � �  d agonisants et je lui attribuais, naturellement, une cause banale, physique. Les�  m decins parlent volontiers du masque de l agonie . Les m decins se trompent� � � � �  souvent.

Que dire, que faire en faveur de cette cr ature bless e dont la vie semblait� �  couler flots de quelque mutilation invisible ? Et malgr tout, il me semblait� �  que je devais garder le silence quelques secondes encore, courir ce risque.

J avais d ailleurs retrouv un peu de force pour prier. Elle se taisait aussi.� � �

ce moment, il s est pass une chose singuli re. Je ne l explique pas, je la� � � � �  rapporte telle quelle. Je suis si fatigu , si nerveux, qu il est bien possible,� �  apr s tout, que j aie r v . Bref, tandis que je fixais ce trou d ombre o , m me en� � � � � � �  plein jour, il m est difficile de reconna tre un visage, celui de Mlle Chantal a� �  commenc d appara tre peu peu, par degr s. L image se tenait l , sous mes yeux,� � � � � � �  dans une sorte d instabilit merveilleuse, et je restais immobile comme si le� �  moindre geste e t d l effacer. Bien entendu, je n ai pas fait la remarque sur-le-� � � �champ, elle ne m est venue qu apr s coup. Je me demande si cette esp ce de vision� � � �  n tait pas li e ma pri re, elle tait ma pri re m me peut- tre ? Ma pri re�� � � � � � � � �  

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tait triste, et l image tait triste comme elle. Je pouvais peine soutenir� � � �  cette tristesse, et en m me temps, je souhaitais de la partager, de l assumer tout� �  enti re, qu elle me p n tr t, rempl t mon c ur, mon me, mes os, mon tre. Elle� � � � � � � � �  faisait taire en moi cette sourde rumeur de voix confuses, ennemies, quej entendais sans cesse depuis deux semaines, elle r tablissait le silence� �  d autrefois, le bienheureux silence au-dedans duquel Dieu va parler Dieu parle� � �

Je suis sorti du confessionnal, et elle s tait lev e avant moi ; nous nous sommes�� �  

trouv s de nouveau face face, et je n ai plus reconnu ma vision. Sa p leur tait� � � � �  extr me, ridicule presque. Ses mains tremblaient. Je n en peux plus, a-t-elle� � �  dit d une voix pu rile. Pourquoi m avez-vous regard e ainsi ? Laissez-moi ! Elle� � � � �  avait les yeux secs, br lants. Je ne savais que r pondre. Je l ai reconduite� � �  doucement jusqu la porte de l glise. Si vous aimiez votre p re, vous ne�� �� � �  resteriez pas dans cet horrible tat de r volte. Est-ce donc cela que vous appelez� �  aimer ? Je ne l aime plus, a-t-elle r pondu, je crois que je le hais, je les� � �  hais tous. Les mots sifflaient dans sa bouche, et la fin de chaque phrase,� �  elle avait comme un hoquet, un hoquet de d go t, de fatigue, je ne sais. Je ne� �  veux pas que vous me preniez pour une sotte, a-t-elle dit sur un ton de suffisanceet d orgueil. Ma m re s imagine que je ne sais rien de la vie, comme elle dit. Il� � �  faudrait que j eusse les yeux dans ma poche. Nos domestiques sont de vrais singes�  et elle les croit sans reproche des gens tr s s rs . Elle les a choisis, vous� � � � �  

pensez ! On devrait mettre les filles en pension. Bref, dix ans, avant peut-�tre, je n ignorais plus grand chose. Cela me faisait horreur, piti , je� � � �  l acceptais quand m me, comme on accepte la maladie, la mort, beaucoup d autres� � �  n cessit s r pugnantes auxquelles il faut bien se r signer. Mais il y avait mon� � � �  p re. Mon p re tait tout pour moi, un ma tre, un roi, un dieu un ami, un grand� � � � �  ami. Petite fille, il me parlait sans cesse, il me traitait presque en gale,�  j avais sa photographie dans un m daillon, sur ma poitrine, avec une m che de� � �  cheveux. Ma m re ne l a jamais compris. Ma m re Ne parlez pas de votre m re.� � � � � �  Vous ne l aimez pas. Et m me Oh ! vous pouvez continuer, je la d teste, je l ai� � � � � �  toujours d Taisez-vous ! H las ! il y a dans toutes les maisons, m me� � � �  chr tiennes, des b tes invisibles, des d mons. La plus f roce tait dans votre� � � � �  c ur, depuis longtemps, et vous ne le saviez pas. Tant mieux, a-t-elle dit. Je� �  voudrais que cette b te f t horrible, hideuse. Je ne respecte plus mon p re. Je ne� � �  

crois plus en lui, je me moque du reste. Il m a tromp e. On peut tromper une fille� �  comme on trompe sa femme. Ce n est pas la m me chose, c est pire. Mais je me� � �  vengerai. Je me sauverai Paris, je me d shonorerai, je lui crirai : Voil ce� � � � �  que vous avez fait de moi ! Et il souffrira ce que j ai souffert ! J ai r fl chi� � � � �  un moment. Il me semblait que je lisais mesure sur ses l vres d autres mots� � �  qu elle ne pronon ait pas, qui s inscrivaient un un, dans mon cerveau, tout� � � �  flamboyants. Je me suis cri comme malgr moi : Vous ne ferez pas cela. Ce n est� � � � �  pas de cela que vous tes tent e, je le sais ! Elle s est mise trembler si� � � � �  fort qu elle a d s appuyer des deux mains au mur. Et il s est pass un autre� � � � �  petit fait que je rapporte avec l autre, sans l expliquer non plus. J ai parl au� � � �  hasard, je suppose. Et cependant j tais s r de ne pas me tromper. Donnez-moi la�� � �  lettre, la lettre qui est l , dans votre sac. Donnez-la-moi sur-le-champ ! Elle� �  n a pas essay de r sister, elle a seulement eu un profond soupir, elle m a tendu� � � �  

le papier, en haussant les paules. Vous tes donc le diable ! a-t-elle dit.� � � �

Nous sommes sortis presque tranquillement, mais j avais peine me tenir debout,� �  je marchais courb en deux, ma douleur d estomac, presque oubli e, se faisait� � �  sentir de nouveau, plus forte, plus angoissante que je ne l avais jamais connue.�  Un mot du cher vieux docteur Delbende m est revenu en m moire : la douleur en� �  broche. C tait cela, en effet. Je pensais ce blaireau que M. le comte avait�� �  clou au sol, devant moi, d un coup d pieu, et qui agonisait perc de part en� � �� �  part, dans le foss , abandonn m me des chiens.� � �

Mlle Chantal ne faisait d ailleurs nullement attention moi. Elle marchait t te� � �  

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haute travers les tombes. J osais peine la regarder, je tenais sa lettre entre� � �  mes doigts et elle jetait parfois les yeux dessus, obliquement, avec uneexpression trange. Il m tait difficile de la suivre, chaque pas risquait de� ��  m arracher un cri, et je me mordais cruellement les l vres. Enfin j ai jug que� � � �  cet ent tement contre la douleur n allait pas sans beaucoup d orgueil, et je l ai� � � �  pri e simplement de s arr ter une minute, que je n en pouvais plus.� � � �

C tait la premi re fois peut- tre que je regardais un visage de femme. Oh ! bien�� � �  

s r, je ne les vite pas d ordinaire, et il m arrive d en trouver d agr ables,� � � � � � �  mais, sans partager le scrupule de quelques-uns de mes camarades du s minaire, je�  connais trop la malice des gens pour ne pas observer la r serve indispensable un� �  pr tre. Aujourd hui la curiosit l emportait. Une curiosit dont je ne puis� � � � �  rougir. C tait, je crois, la curiosit du soldat qui se risque hors de la�� �  tranch e pour voir enfin l ennemi d couvert ou encore Je me rappelle qu sept� � � � � ��  ou huit ans, accompagnant ma grand-m re chez un vieux cousin d funt et laiss seul� � �  dans la chambre, j ai soulev le linceul et regard ainsi le visage du mort.� � �

Il y a des visages purs, d o rayonne la puret . Tel avait t sans doute jadis� � � � �  celui que j avais sous les yeux. Et maintenant il avait je ne sais quoi de ferm ,� �  d imp n trable. La puret n y tait plus, mais la col re, ni le m pris, ni la� � � � � � � �  honte n avaient r ussi encore effacer le signe myst rieux. Ils y grima aient� � � � �  

simplement. Sa noblesse extraordinaire, presque effrayante, t moignait de la force�  du mal, du p ch , qui n tait pas le sien Dieu ! sommes-nous si mis rables que la� � �� � �  r volte d une me fi re puisse se retourner contre elle-m me ! Vous avez beau� � � � � �  faire, lui dis-je (nous nous trouvions tout au fond du cimeti re pr s de la petite� �  porte qui ouvre sur l enclos de Casimir, dans ce coin abandonn o l herbe est si� � � �  haute qu on ne distingue plus les tombes, des tombes abandonn es depuis un� �  si cle), un autre que moi e t refus de vous entendre, peut- tre. Je vous ai� � � �  entendue, soit. Mais je ne rel verai pas votre d fi. Dieu ne rel ve pas les d fis.� � � �  Rendez-moi la lettre et je vous tiendrai quitte de tout, fit-elle. Je saurai�  

bien me d fendre seule. Vous d fendre contre qui, contre quoi ? Le mal est plus� � �  fort que vous, ma fille. tes-vous si orgueilleuse que de vous croire hors�  d atteinte ? Du moins de la boue, si je veux, dit-elle. Vous tes vous-m me de� � � � �  la boue. Des phrases ! Est-ce que votre bon Dieu d fend maintenant d aimer son� � �  

p re ? Ne prononcez pas ce mot d amour, ai-je dit, vous en avez perdu le droit,� � �  et sans doute le pouvoir. L amour ! il y a par le monde des milliers d tres qui� ��  le demandent Dieu, sont pr ts souffrir mille morts pour que tombe dans leur� � �  bouche calcin e une goutte d eau, de cette eau qui ne fut pas refus e la� � � �  Samaritaine, et qui l implorent en vain. Moi qui vous parle� � �

Je me suis arr t temps. Mais elle a d comprendre, elle m a paru boulevers e.� � � � � �  Il est vrai que, bien que j eusse parl voix basse ou pour cette raison peut-� � � �tre la contrainte que je m imposais devait donner ma voix un accent� � � �  particulier. Je la sentais comme trembler dans ma poitrine. Sans doute cette jeunefille me croyait-elle fou ? Son regard fuyait le mien, et je croyais voirs tendre le creux d ombre de ses joues. Oui, ai-je repris, gardez pour d autres�� � � �  une telle excuse. Je ne suis qu un pauvre pr tre tr s indigne et tr s malheureux.� � � �  

Mais je sais ce que c est que le p ch . Vous ne le savez pas. Tous les p ch s se� � � � �  ressemblent, il n est qu un seul p ch . Je ne vous parle pas un langage obscur.� � � �  Ces v rit s sont la port e du plus humble chr tien, pourvu qu il veuille bien� � � � � �  les recueillir de nous. Le monde du p ch fait face au monde de la gr ce ainsi que� � �  l image refl t e d un paysage, au bord d une eau noire et profonde. Il y a une� � � � �  communion des p cheurs. Dans la haine que les p cheurs se portent les uns aux� �  autres, dans le m pris, ils s unissent, ils s embrassent, ils s agr gent, ils se� � � � �  confondent, ils ne seront plus un jour, aux yeux de l ternel, que ce lac de boue��  toujours gluant sur quoi passe et repasse vainement l immense mar e de l amour� � �  divin, la mer de flammes vivantes et rugissantes qui a f cond le chaos. Qu tes-� � ��vous pour juger la faute d autrui ? Qui juge la faute ne fait qu un avec elle,� �  

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l pouse. Et cette femme que vous ha ssez, vous vous croyez bien loin d elle,�� � �  alors que votre haine et sa faute sont comme deux rejetons d une m me souche.� �  Qu importent vos querelles ? des gestes, des cris, rien de plus du vent. La� �  mort, vaille que vaille, vous rendra bient t l immobilit , au silence.� � � �  Qu importe, si d s maintenant vous tes unis dans le mal, pris tous les trois dans� � �  le pi ge du m me p ch une m me chair p cheresse compagnons oui,� � � � � � � � �  compagnons ! compagnons pour l ternit .� �� � �

Je dois rapporter tr s inexactement mes propres paroles, car il ne reste rien de�  pr cis dans ma m moire que les mouvements du visage sur lequel je croyais les� �  lire. Assez ! m a-t-elle dit d une voix sourde. Les yeux seuls ne demandaient� � � �  pas gr ce. Je n avais jamais vu, je ne verrai jamais sans doute de visage si dur.� �  Et pourtant je ne sais quel pressentiment m assurait que c tait l son plus grand� �� �  et dernier effort contre Dieu, que le p ch sortait d elle. Que parle-t-on de� � �  jeunesse, de vieillesse ? Cette face douloureuse tait-elle donc la m me que� �  j avais vue, quelques semaines plus t t, presque enfantine ? Je n aurais su lui� � �  donner un ge, et peut- tre n en avait-elle pas, en effet ? L orgueil n a pas� � � � �  d ge. La douleur non plus, apr s tout.�� �

Elle est partie sans mot dire, brusquement, apr s un long silence Qu ai-je fait !� � �  

Je reviens tr s tard d Aubin o j ai d visiter des malades, apr s d ner. Inutile� � � � � � �  s rement d essayer de dormir.� �

Comment l ai-je laiss e aller ainsi ? Je ne lui ai m me pas demand ce qu elle� � � � �  attendait de moi !

La lettre est toujours dans ma poche, mais je viens de regarder la suscription :elle est adress e M. le comte.� �

Ma douleur au creux de l estomac, en broche , ne cesse pas, le dos m me est� � � �  sensible. Naus es perp tuelles. Je suis presque heureux de ne pouvoir r fl chir :� � � �  la f roce distraction de la souffrance est plus forte que l angoisse. Je pense� � � 

ces chevaux r tifs que, petit enfant, j allais voir ferrer chez le mar chal� � �  Cardinat. D s que la cordelette poiss e de sang et d cume s tait li e autour de� � �� �� �  leurs naseaux, les pauvres b tes restaient tranquilles, couchant les oreilles et�  tremblant sur leurs longues jambes. T as t in compte, grand fou ! disait le� � � �  mar chal, avec un rire norme.� �

J ai mon compte, moi aussi.�

La douleur a cess tout coup. Elle tait d ailleurs si r guli re, si constante� � � � � �  que, la fatigue aidant, je sommeillais presque. Lorsqu elle a c d je me suis lev� � � � d un bond, les tempes battantes, le cerveau terriblement lucide, avec l impression� �  la certitude de m tre entendu appeler� � �� �

Ma lampe br lait encore sur la table.�

J ai fait le tour du jardin, vainement. Je savais que je ne trouverais personne.�  Tout cela me semble encore un r ve, mais dont chaque d tail m appara t si� � � �  clairement, dans une esp ce de lumi re int rieure, d illumination glac e qui ne� � � � �  laisse aucun coin d ombre o je puisse retrouver quelque s curit , quelque repos� � � � � C est ainsi qu au-del de la mort, l homme doit se revoir lui-m me. Ah ! oui,� � � � �  qu ai-je fait ! Voil des semaines que je ne priais plus, que je ne pouvais plus� �  prier. Je ne pouvais plus ? qui sait ? Cette gr ce des gr ces se m rite comme une� � �  autre, et je ne la m ritais plus, sans doute. Enfin, Dieu s tait retir de moi,� �� �  de cela, du moins, je suis s r. D s lors, je n tais plus rien, et j ai gard pour� � �� � �  

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moi seul ce secret ! Bien plus : je me faisais une gloriole de ce silence gard ,�  je le trouvais beau, h ro que. Il est vrai que j ai tent de voir M. le cur de� � � � �  Torcy. Mais c est aux genoux de mon sup rieur, de M. le doyen de Blangermont, que� �  je devais aller me jeter. Je lui aurais dit : Je ne suis plus en tat de� �  gouverner une paroisse, je n ai ni prudence, ni jugement, ni bon sens, ni�  v ritable humilit . Voil quelques jours encore, je me permettais de vous juger,� � �  je vous m prisais presque. Dieu m a puni. Renvoyez-moi dans mon s minaire, je suis� � �  un danger pour les mes !� �

Il e t compris, lui ! Qui ne comprendrait d ailleurs, ne serait-ce qu la lecture� � ��  de ces pages mis rables o ma faiblesse, ma honteuse faiblesse, clate chaque� � � �  ligne ! Est-ce le t moignage d un chef de paroisse, d un conducteur d mes, d un� � � �� �  ma tre ? Car je devrais tre le ma tre de cette paroisse, et je m y montre tel que� � � �  je suis : un malheureux mendiant qui va, la main tendue, de porte en porte, sansoser seulement frapper. Ah ! bien s r, je n ai pas refus la besogne, j ai fait de� � � �  mon mieux, quoi bon ? Ce mieux n tait rien. Le chef ne sera pas seulement jug� �� � sur les intentions : ayant assum la charge, il reste comptable des r sultats. Et� �  par exemple, en refusant d avouer le mauvais tat de ma sant , faut-il croire que� � �  je n ob issais qu un sentiment, m me exalt , du devoir ? Avais-je d ailleurs le� � �� � � �  droit de courir ce risque ? Le risque d un chef est le risque de tous.�

Avant-hier d j je n eusse pas d recevoir Mlle Chantal. Sa premi re visite au� � � � �  presbyt re tait peine convenable. Du moins aurais-je pu l interrompre avant� � � �  que Mais j ai agi seul, comme toujours. Je n ai voulu voir que cet tre, devant� � � �  moi, au bord de la haine et du d sespoir ainsi que d un double gouffre, et tout� �  chancelant visage tortur ! Certes, un tel visage ne saurait mentir, une telle� � �  d tresse. Pourtant d autres d tresses ne m ont pas mu ce point. D o vient que� � � � � � � �  celle-ci m a paru comme un d fi intol rable ? Le souvenir de ma mis rable enfance� � � �  est trop proche, je le sens. Moi aussi, j ai connu jadis ce recul pouvant devant� � �  le malheur et la honte du monde Dieu ! la r v lation de l impuret ne serait� � � � �  qu une preuve banale si elle ne nous r v lait nous-m mes. Cette voix hideuse,� � � � � �  jamais entendue, et qui, du premier coup, veille en nous un long murmure� �

Qu importe ! Il fallait agir avec d autant plus de r flexion, de prudence. Et j ai� � � �  

port mes coups au hasard, risqu d atteindre, travers la b te ravisseuse, la� � � � �  proie innocente, d sarm e Un pr tre digne de ce nom ne voit pas seulement le cas� � � �  concret. Comme d habitude, je sens que je n ai tenu nul compte des n cessit s� � � �  familiales, sociales, des compromis, l gitimes sans doute, qu elles engendrent. Un� �  anarchiste, un r veur, un po te, M. le doyen de Blangermont a bien raison.� �

Je viens de passer une grande heure ma fen tre, en d pit du froid. Le clair de� � �  lune fait dans la vall e une esp ce d ouate lumineuse, si l g re que le mouvement� � � � �  de l air l effile en longues tra n es qui montent obliquement dans le ciel, y� � � �  semblent planer une hauteur vertigineuse. Toutes proches pourtant Si proches� �  que j en vois flotter des lambeaux, la cime des peupliers. chim res !� � � �

Nous ne connaissons r ellement rien de ce monde, nous ne sommes pas au monde. ma� �  

gauche, je voyais une grande masse sombre cern e d un halo, et qui, par contraste,� �  a le luisant d un rocher de basalte, une densit min rale. C est le point le plus� � � �  lev du parc, un bois plant d ormes, et vers le sommet de la colline, d immenses� � � � �  sapins que les temp tes d ouest mutilent chaque automne. Le ch teau est sur� � �  l autre versant, il tourne le dos au village, nous tous.� �

Non ! j ai beau faire, je ne me rappelle plus rien de cette conversation, aucune�  phrase pr cise On dirait que mon effort pour la r sumer en quelques lignes, dans� � �  ce journal, a fini de l effacer. Ma m moire est vide. Un fait me frappe cependant.� �  Alors que, d ordinaire, il m est impossible d aligner dix mots de suite sans� � �  broncher, il me semble que j ai parl avec abondance. Et pourtant j exprimais,� � �  

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pour la premi re fois peut- tre, sans pr cautions, sans d tours, sans scrupule� � � �  aussi, je le crains, ce sentiment tr s vif (mais ce n est pas un sentiment, c est� � �  presque une vision, cela n a rien d abstrait), l image, enfin, que je me fais du� � �  mal, de sa puissance, car je m efforce habituellement d carter une telle pens e,� �� �  elle m prouve trop, elle me force comprendre certaines morts inexpliqu es,�� � �  certains suicides Oui, beaucoup d mes, beaucoup plus d mes qu on n ose� �� �� � �  l imaginer, en apparence indiff rentes toute religion, ou m me toute morale,� � � � �  ont d , un jour entre les jours un instant suffit soup onner quelque chose de� � � �  

cette possession, vouloir y chapper co te que co te. La solidarit dans le mal,� � � �  voil ce qui pouvante ! Car les crimes, si atroces qu ils puissent tre, ne� � � �  renseignent gu re mieux sur la nature du mal que les plus hautes uvres des saints� �  sur la splendeur de Dieu. Lorsque, au grand s minaire, nous commen ons l tude de� � ��  ces livres qu un journaliste franc-ma on du dernier si cle L o Taxil, je crois� � � � � � avait mis la disposition du public sous le titre, d ailleurs mensonger, de� � � Livres secrets des confesseurs , ce qui nous frappe d abord c est l extr me� � � � �  pauvret des moyens dont l homme dispose pour, je ne dis pas offenser, mais� �  outrager Dieu, plagier mis rablement les d mons Car Satan est un ma tre trop� � � �  dur : ce n est pas lui qui ordonnerait, comme l Autre, avec sa simplicit divine :� � �  Imitez-moi ! Il ne souffre pas que ses victimes lui ressemblent, il ne leur permetqu une caricature grossi re, abjecte, impuissante, dont se doit r galer, sans� � �  jamais s en assouvir, la f roce ironie de l ab me.� � � �

Le monde du Mal chappe tellement, en somme, la prise de notre esprit !� �  D ailleurs, je ne r ussis pas toujours l imaginer comme un monde, un univers. Il� � � �  est, il ne sera toujours qu une bauche, l bauche d une cr ation hideuse,� � �� � �  avort e, l extr me limite de l tre. Je pense ces poches flasques et� � � � �� �  translucides de la mer. Qu importe au monstre un criminel de plus ou de moins ! Il�  d vore sur-le-champ son crime, l incorpore son pouvantable substance, le dig re� � � � �  sans sortir un moment de son effrayante, de son ternelle immobilit . Mais� �  l historien, le moraliste, le philosophe m me, ne veulent voir que le criminel,� �  ils refont le mal l image et la ressemblance de l homme. Ils ne se forment� � � �  aucune id e du mal lui-m me, cette norme aspiration du vide, du n ant. Car si� � � �  notre esp ce doit p rir, elle p rira de d go t, d ennui. La personne humaine aura� � � � � �  t lentement rong e, comme une poutre par ces champignons invisibles qui, en� � �  

quelques semaines, font d une pi ce de ch ne une mati re spongieuse que le doigt� � � �  cr ve sans effort. Et le moraliste discutera des passions, l homme d tat� � ��  multipliera les gendarmes et les fonctionnaires, l ducateur r digera des�� �  programmes on gaspillera des tr sors pour travailler inutilement une p te� � �  d sormais sans levain.�

(Et par exemple ces guerres g n ralis es qui semblent t moigner d une activit� � � � � � prodigieuse de l homme, alors qu elles d noncent au contraire son apathie� � �  grandissante Ils finiront par mener vers la boucherie, poques fixes,� � �  d immenses troupeaux r sign s.)� � �

Ils disent qu apr s des milliers de si cles, la terre est encore en pleine� � �  jeunesse, comme aux premiers stades de son volution plan taire. Le mal, lui� �  

aussi, commence. Mon Dieu, j ai pr sum de mes forces. Vous m avez jet au� � � � �  d sespoir comme on jette l eau une petite b te peine n e, aveugle.� � � � � �

 ������

Cette nuit semble ne devoir jamais finir. Au dehors, l air est si calme, si pur,�  que j entends distinctement, chaque quart d heure, la grosse horloge de l glise� � ��  de Morienval, trois kilom tres Oh ! sans doute un homme calme sourirait de mon� � �  angoisse, mais est-on ma tre d un pressentiment ?� �

Comment l ai-je laiss e partir ? Pourquoi ne l ai-je pas rappel e ?� � � � �

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La lettre tait l , sur ma table. Je l avais retir e par m garde de ma poche, avec� � � � �  une liasse de papiers. D tail trange, incompr hensible : je n y pensais plus. Il� � � �  me faut d ailleurs un grand effort de volont , d attention pour retrouver au fond� � �  de moi quelque chose de l impulsion irr sistible qui m a fait prononcer ces mots� � �  que je crois entendre encore : Donnez-moi votre lettre. Les ai-je prononc s� � �  

r ellement ? Je me le demande. Il est possible que tromp e par la crainte, le� �  remords, Mademoiselle se soit crue hors d tat de me cacher son secret. Elle��  m aura tendu la lettre spontan ment. Mon imagination a fait le reste� � �

Je viens de jeter cette lettre au feu sans la lire. Je l ai regard e br ler. De� � �  l enveloppe crev e par la flamme, un coin de papier s est chapp , bient t noirci.� � � � � �  L criture s y est dessin e une seconde en blanc sur noir, et je crois avoir vu�� � �  distinctement : Dieu� � � �

Mes douleurs d estomac sont revenues, horribles, intol rables. Je dois r sister� � � � l envie de m tendre sur les pav s, de m y rouler en g missant, comme une b te.� �� � � � �  Dieu seul peut savoir ce que j endure. Mais le sait-il ? (N. B. Cette derni re� �  phrase crite en marge, a t ratur e.)� � � �

Sous le premier pr texte venu le r glement du service que Mme la comtesse fait� � �  c l brer chaque semestre pour les morts de sa famille je suis all ce matin au� � � �  ch teau. Mon agitation tait si grande qu l entr e du parc, je me suis arr t� � �� � � � � longtemps pour regarder le vieux jardinier Clovis fagotant du bois mort comme � l ordinaire. Son calme me faisait du bien.�

Le domestique a tard quelques instants, et je me suis rappel brusquement, avec� �  terreur, que Mme la comtesse avait r gl sa note le mois dernier. Que dire ? Par� �  la porte entreb ill e, je voyais la table dress e pour la collation matinale, et� � �  qu on venait de quitter sans doute. J ai voulu compter les tasses, les chiffres se� �  brouillaient dans ma t te. l entr e du salon, Mme la comtesse me regardait� � � � � depuis un moment de ses yeux myopes. Il me semble qu elle a hauss les paules,� � � �  

mais sans m chancet . Cela pouvait signifier : Pauvre gar on ! toujours le m me,� � � � �  on ne le changera pas ou quelque chose d approchant.� � �

Nous sommes entr s dans une petite pi ce qui fait suite la salle de r ception.� � � �  Elle m a d sign un si ge, je ne le voyais pas, elle a fini par le pousser elle-� � � �m me jusqu moi. Ma l chet m a fait honte. Je viens vous parler de� �� � � � �  mademoiselle votre fille , ai-je dit.�

Il y a eu un moment de silence. Certes, entre toutes les cr atures sur qui veille�  jour et nuit la douce providence de Dieu, j tais certainement l une des plus�� �  d laiss es, des plus mis rables. Mais tout amour-propre tait comme mort en moi.� � � �  Mme la comtesse a cess de sourire. Je vous coute, a-t-elle dit, parlez sans� � �  crainte, je crois en savoir beaucoup plus long que vous sur cette pauvre enfant. � 

Madame, ai-je repris, le bon Dieu conna t le secret des mes, lui seul. Les plus� �  clairvoyants s y laissent prendre. Et vous ? (elle feignait de tisonner le feu� �  avec une attention passionn e) vous rangez-vous parmi les clairvoyants ? Peut-� �tre voulait-elle me blesser. Mais j tais bien incapable cette minute de� �� �  ressentir aucune offense. Ce qui l emporte toujours en moi, d ordinaire, c est le� � �  sentiment de notre impuissance tous, pauvres tres, de notre aveuglement� �  invincible, et ce sentiment tait alors plus fort que jamais, c tait comme un� ��  tau qui me serrait le c ur. Madame, ai-je dit, si haut que la richesse ou la� � �  naissance nous ait plac s, on est toujours le serviteur de quelqu un. Moi, je suis� �  le serviteur de tous. Et encore, serviteur est-il un mot trop noble pour unmalheureux petit pr tre tel que moi, je devrais dire la chose de tous, ou moins�  

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m me, s il pla t Dieu. Peut-on tre moins qu une chose ? Il y a des choses� � � � � � � �  de rebut, des choses qu on jette, faute de pouvoir s en servir. Et si, par� �  exemple, j tais reconnu par mes sup rieurs incapable de remplir la modeste charge�� �  qu ils m ont confi e, je serais une chose de rebut. Avec une telle opinion de� � � �  vous-m me, je vous trouve bien imprudent de pr tendre Je ne pr tends rien,� � � � � �  ai-je r pondu. Ce tisonnier n est qu un instrument dans vos mains. Si le bon Dieu� � �  lui avait donn juste assez de connaissance pour se mettre de lui-m me votre� � �  port e, lorsque vous en avez besoin, ce serait peu pr s ce que je suis pour vous� � �  

tous, ce que je voudrais tre. Elle a souri, bien que son visage exprim t� � �  certainement autre chose que la gaiet , ou l ironie. J tais d ailleurs bien� � �� �  surpris de mon calme. Peut- tre faisait-il avec l humilit de mes paroles un� � �  contraste qui l intriguait, la g nait ? Elle m a regard plusieurs fois la� � � � � �  d rob e, en soupirant. Que voulez-vous dire de ma fille ? Je l ai vue hier,� � � � � � l glise. l glise ? vous m tonnez. Les filles r volt es contre leurs parents�� � � �� �� � �  n ont rien faire l glise. L glise est tout le monde, madame. Elle m a� � � �� � �� � � �  regard de nouveau, cette fois en face. Les yeux semblaient sourire encore, tandis�  que tout le bas de sa figure marquait la surprise, la m fiance, un ent tement� �  inexprimable. Vous tes dupe d une petite personne intrigante. Ne la poussez� � � �  pas au d sespoir, ai-je dit, Dieu le d fend.� � �

Je me suis recueilli un moment. Les b ches sifflaient dans l tre. Par la fen tre� �� �  

ouverte, travers les rideaux de linon, on voyait l immense pelouse ferm e par la� � �  muraille noire des pins, sous un ciel taciturne. C tait comme un tang d eau�� � �  croupissante. Les paroles que je venais de prononcer me frappaient de stupeur.Elles taient si loin de ma pens e, un quart d heure plus t t ! Et je sentais bien� � � �  aussi qu elles taient irr parables, que je devrais aller jusqu au bout. L tre� � � � ��  que j avais devant moi ne ressemblait gu re non plus celui que j avais imagin .� � � � �

Monsieur le cur , a-t-elle repris, je ne doute pas que vos intentions soient� �  bonnes, excellentes m me. Puisque vous reconnaissez volontiers votre inexp rience,� �  je n insisterai pas. Il est, d ailleurs, certaines conjonctures auxquelles� � � exp riment ou non un homme ne comprendra jamais rien. Les femmes seules savent� � �  les regarder en face. Vous ne croyez qu aux apparences, vous autres. Et il est de�  ces d sordres Tous les d sordres proc dent du m me p re, et c est le p re du� � � � � � � � �  

mensonge. Il y a d sordre et d sordre. Sans doute, lui dis-je, mais nous� � � �  savons qu il n est qu un ordre, celui de la charit . Elle s est mise rire,� � � � � � �  d un rire cruel, haineux. Je ne m attendais certes pas a-t-elle commenc . Je� � � � � �  crois qu elle a lu dans mon regard la surprise, la piti , elle s est domin e� � � �  aussit t. Que savez-vous ? que vous a-t-elle racont ? Les jeunes personnes sont� � �  toujours malheureuses, incomprises. Et on trouve toujours des na fs pour les�  croire Je l ai regard e bien en face. Comment ai-je eu l audace de parler ainsi� � � � �  ? Vous n aimez pas votre fille, ai-je dit. Osez-vous ! Madame, Dieu m est� � � � � �  t moin que je suis venu ici ce matin dans le dessein de vous servir tous. Et je�  suis trop sot pour avoir rien pr par par avance. C est vous-m me qui venez de me� � � �  dicter ces paroles, et je regrette qu elles vous aient offens e. Vous avez le� � �  pouvoir de lire dans mon c ur, peut- tre ? Je crois que oui, madame , ai-je� � � �  r pondu. J ai craint qu elle ne perd t patience, m injuri t. Ses yeux gris, si� � � � � �  

doux d ordinaire, semblaient noircir. Mais elle a finalement baiss la t te, et de� � �  la pointe du tisonnier, elle tra ait des cercles dans la cendre.�

Savez-vous, dit-elle enfin d une voix douce, que vos sup rieurs jugeraient� � �  s v rement votre conduite ? Mes sup rieurs peuvent me d savouer, s il leur� � � � � �  pla t, ils en ont le droit. Je vous connais, vous tes un brave jeune pr tre,� � � �  sans vanit , sans ambition, vous n avez certainement pas le go t de l intrigue, il� � � �  faut qu on vous ait fait la le on. Cette mani re de parler cette assurance ma� � � � �  parole, je crois r ver ! Voyons, soyez franc. Vous me prenez pour une mauvaise�  m re, une mar tre ? Je ne me permets pas de vous juger. Alors ? Je ne me� � � � �  permets pas non plus de juger Mademoiselle. Mais j ai l exp rience de la� � �  

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souffrance, je sais ce que c est. votre ge ? L ge n y fait rien. Je sais� � � � � �� �  aussi que la souffrance a son langage, qu on ne doit pas la prendre au mot, la�  condamner sur ses paroles, qu elle blasph me tout, soci t , famille, patrie, Dieu� � � �  m me. Vous approuvez cela peut- tre ? Je n approuve pas, j essaie de� � � � � �  comprendre. Un pr tre est comme un m decin, il ne doit pas avoir peur des plaies,� �  du pus, de la sanie. Toutes les plaies de l me suppurent, Madame. Elle a p li�� � �  brusquement et fait le geste de se lever. Voil pourquoi je n ai pas retenu les� � �  paroles de Mademoiselle, je n en avais d ailleurs pas le droit. Un pr tre n a� � � �  

d attention que pour la souffrance, si elle est vraie. Qu importent les mots qui� �  l expriment ? Et seraient-ils autant de mensonges Oui, le mensonge et la v rit� � � � � sur le m me plan, jolie morale ! Je ne suis pas un professeur de morale , ai-je� � �  dit.

Elle perdait visiblement patience, et j attendais qu elle me signifi t mon cong .� � � �  Elle aurait s rement souhait me renvoyer, mais chaque fois qu elle jetait les� � �  yeux sur mon triste visage (je le voyais dans la glace, et le reflet vert despelouses le faisait para tre encore plus ridicule, plus livide), elle avait un�  imperceptible mouvement du menton, elle semblait retrouver la force et la volont� de me convaincre, d avoir le dernier mot. Ma fille est tout simplement jalouse� �  de l institutrice, elle a d vous raconter des horreurs ? Je pense qu elle est� � � �  surtout jalouse de l amiti de son p re. Jalouse de son p re ? Et que serais-je,� � � � �  

moi ? Il faudrait la rassurer, l apaiser. Oui, je devrais me jeter ses� � � �  pieds, lui demander pardon ? Du moins ne pas la laisser s loigner de vous, de� ��  sa maison, avec le d sespoir dans le c ur. Elle partira pourtant. Vous pouvez� � � �  l y forcer. Dieu sera juge.� �

Je me suis lev . Elle s est lev e en m me temps que moi, et j ai lu dans son� � � � �  regard une esp ce d effroi. Elle semblait redouter que je la quittasse et en m me� � �  temps lutter contre l envie de tout dire, de livrer son pauvre secret. Elle ne le�  retenait plus. Il est sorti d elle enfin, comme il tait sorti de l autre, de sa� � �  fille. Vous ne savez pas ce que j ai souffert. Vous ne connaissez rien de la� �  vie. cinq ans, ma fille tait ce qu elle est aujourd hui. Tout, et tout de� � � �  suite, voil sa devise. Oh ! vous vous faites de la vie de famille, vous autres�  pr tres, une id e na ve, absurde. Il suffit de vous entendre (elle rit) aux� � � � �  

obs ques. Famille unie, p re respect , m re incomparable, spectacle consolant,� � � �  cellule sociale, notre ch re France, et patati, et patata L trange n est pas que� � �� �  vous disiez ces choses, mais que vous imaginiez qu elles touchent, que vous les�  disiez avec plaisir. La famille, monsieur� �

Elle s est arr t e brusquement, si brusquement qu elle a paru ravaler ses paroles,� � � �  au sens litt ral du mot. Quoi ! tait-ce la m me dame, si r serv e, si douce, qu� � � � � �� ma premi re visite au ch teau, j avais vue blottie au fond de sa grande berg re,� � � �  son visage pensif, sous la dentelle noire ? Sa voix m me tait si chang e que� � � �  j avais peine la reconna tre, elle devenait criarde, tra nait sur les derni res� � � � �  syllabes. Je crois qu elle s en rendait compte et qu elle souffrait terriblement� � �  de ne pouvoir se dominer. Je ne savais que penser d une pareille faiblesse chez�  une femme d habitude si ma tresse d elle-m me. Car mon audace s explique encore :� � � � �  

j avais probablement perdu la t te, je me suis jet en avant, la mani re d un� � � � � �  timide, qui, pour tre s r de remplir son devoir jusqu au bout, se ferme toute� � �  retraite, s engage fond. Mais elle ? Il lui tait si facile, je crois, de me� � �  d concerter ! Un certain sourire aurait probablement suffi.�

Mon Dieu, est-ce cause du d sordre de ma pens e, de mon c ur ? L angoisse dont� � � � �  je souffre est-elle contagieuse ? J ai, depuis quelque temps, l impression que ma� �  seule pr sence fait sortir le p ch de son repaire, l am ne comme la surface de� � � � � �  l tre, dans les yeux, la bouche, la voix On dirait que l ennemi d daigne de�� � � �  rester cach devant un si ch tif adversaire, vient me d fier en face, se rit de� � �  moi. Nous sommes rest s debout c te c te. Je me souviens que la pluie fouettait� � � �  

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les vitres. Je me souviens aussi du vieux Clovis qui, sa besogne faite, s essuyait�  les mains son tablier bleu. On entendait, de l autre c t du vestibule, un bruit� � � �  de verres choqu s, de vaisselle remu e. Tout tait calme, facile, familier.� � �

Singuli re victime ! a-t-elle repris. Une petite b te de proie, plut t. Voil ce� � � � �  qu elle est.�

Son regard m observait en dessous. Je n avais rien r pondre, je me suis tu. Ce� � � �  

silence a paru l exasp rer.� �

Je me demande pourquoi je vous confie ces secrets de ma vie. N importe ! Je ne� �  vais pourtant pas vous mentir ! C est vrai que je d sirais passionn ment un fils.� � �  Je l ai eu. Il n a v cu que dix-huit mois. Sa s ur, d j , le ha ssait Oui, si� � � � � � � �  petite qu elle f t, elle le ha ssait. Quant son p re� � � � � �

Elle a d reprendre son souffle avant de poursuivre. Ses yeux taient fixes, ses� �  mains, qu elle tenait pendantes, faisaient le geste de se raccrocher, de se�  soutenir quelque chose d invisible. Elle avait l air de glisser sur une pente.� � �

Le dernier jour, ils sont sortis tous les deux. Quand ils sont revenus, le petit�  tait mort. Ils ne se quittaient plus. Et comme elle tait habile ! Ce mot vous� �  

semble trange, naturellement ? Vous vous figurez qu une fille attend sa majorit� � � pour tre une femme, hein ? Les pr tres sont souvent na fs. Lorsque le chaton joue� � �  avec la pelote de laine, j ignore s il pense aux souris, mais il fait exactement� �  ce qu il faut. Un homme a besoin de tendresse, dit-on, soit. Mais d une esp ce de� � �  tendresse, d une seule, rien qu une de celle qui convient sa nature, celle� � � � �  pour laquelle il est n . La sinc rit , qu importe ! Est-ce que nous autres, m res,� � � � �  nous ne donnons pas aux gar ons le go t du mensonge, des mensonges qui, d s le� � �  berceau, apaisent, rassurent, endorment, des mensonges doux et ti des comme un�  sein ? Bref, j ai bien vite compris que cette petite fille tait ma tresse chez� � �  moi, que je devrais me r signer au r le sacrifi , n tre que spectatrice, ou� � � ��  servante. Moi qui vivais du souvenir de mon fils, le retrouvais partout sa�  chaise, ses robes, un jouet bris , mis re ! Que dire ? Une femme comme moi ne� � �  s abaisse pas certaines rivalit s d shonorantes. Et d ailleurs, ma mis re tait� � � � � � �  

sans rem de. Les pires disgr ces familiales ont toujours quelque chose de risible.� �  Bref, j ai v cu. J ai v cu entre ces deux tres, si exactement faits l un pour� � � � � �  l autre, bien que parfaitement dissemblables, et dont la sollicitude mon gard� � � � toujours complice m exasp rait. Oui, bl mez-moi si vous voulez, elle me� � � �  d chirait le c ur, elle y versait mille poisons, j aurais pr f r leur haine.� � � � � �  Enfin, j ai tenu bon, j ai subi ma peine en silence. J tais jeune alors, je� � ��  plaisais. Lorsqu on est s re de plaire, qu il ne tient qu vous d aimer, d tre� � � �� � ��  aim e, la vertu n est pas difficile, du moins aux femmes de ma sorte. Le seul� �  orgueil suffirait nous tenir debout. Je n ai manqu aucun de mes devoirs.� � � �  Parfois m me je me trouvais heureuse. Mon mari n est pas un homme sup rieur, il� � �  s en faut. Par quel miracle Chantal, dont le jugement est tr s s r, souvent� � �  f roce, n a-t-elle pas compris que Elle n a rien compris. Jusqu au jour Notez� � � � � �  bien, monsieur, que j ai support toute ma vie des infid lit s sans nombre, si� � � �  

grossi res, si pu riles, qu elles ne me faisaient aucun mal. D ailleurs, d elle et� � � � �  de moi, ce n tait pas moi, certes, la plus tromp e !�� � �

Elle s est tue de nouveau. Je crois que j ai machinalement pos ma main sur son� � �  bras. J tais bout d tonnement, de piti . J ai compris, madame, lui dis-je.�� � �� � � �  Je ne voudrais pas que vous regrettiez un jour d avoir tenu au pauvre homme que je�  suis des propos que le pr tre seul devrait entendre. Elle m a jet un regard� � � �  gar . J irai jusqu au bout, a-t-elle dit d une voix sifflante. Vous l aurez� � � � � � �  voulu ainsi. Je ne l ai pas voulu ! Il ne fallait pas venir. Et d ailleurs� � � �  vous savez bien forcer les confidences, vous tes un rus petit pr tre. Allons !� � �  finissons-en ! Que vous a dit Chantal ? T chez de r pondre franchement. Elle� � �  

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frappait du pied comme sa fille. Elle se tenait debout, le bras repli sur la�  tablette de la chemin e, mais sa main s tait crisp e autour d un vieil ventail� �� � � �  plac l parmi d autres bibelots, et je voyais le manche d caille clater peu� � � �� � � peu sous ses doigts. Elle ne peut pas souffrir l institutrice, elle n a jamais� � �  souffert ici personne ! Je me suis tu. R pondez donc ! Elle vous aura racont� � � � que son p re Oh ! ne niez pas, je lis la v rit dans vos yeux. Et vous l avez� � � � �  crue ? Une mis rable petite fille qui ose Elle n a pu achever je crois que mon� � � � �  silence, ou mon regard, ou ce je ne sais quoi qui sortait de moi, quelle�  

tristesse l arr tait avant qu elle ait pu r ussir hausser le ton et chaque� � � � � �  fois elle devait reprendre, bien que tremblant de d pit, sa voix ordinaire,� � peine plus rauque. Je crois que cette impuissance, qui l avait d abord irrit e,� � �  finissait par l inqui ter. Comme elle desserrait les doigts, l ventail bris� � �� � glissa hors de sa paume, et elle en repoussa vivement les morceaux sous lapendule, en rougissant. Je me suis emport e , commen a-t-elle, mais la feinte� � � �  douceur de son accent sonnait trop faux. Elle avait l air d un ouvrier maladroit� �  qui, essayant ses outils l un apr s l autre, sans trouver celui qu il cherche, les� � � �  jette rageusement derri re lui. Enfin, c est vous de parler. Pourquoi tes-� � � � �vous venu, que demandez-vous ? Mlle Chantal m a parl de son d part tr s� � � � �  prochain. Tr s prochain, en effet. La chose est d ailleurs r gl e depuis� � � � �  longtemps. Elle vous a menti. De quel droit vous opposeriez-vous reprit-elle en�  s effor ant de rire. Je n ai aucun droit, je voulais seulement conna tre vos� � � � �  

intentions, et si la d cision est irr vocable Elle l est. Je ne pense pas� � � � �  qu une jeune fille puisse raisonnablement consid rer un s jour de quelques mois en� � �  Angleterre, dans une famille amie, comme une preuve au-dessus de ses forces ?� � C est pourquoi j aurais souhait m entendre avec vous pour obtenir de mademoiselle� � � �  votre fille qu elle se r signe, ob isse. Ob ir ? Vous la tueriez plut t ! Je� � � � � � �  crains, en effet, qu elle ne se porte quelque extr mit . quelque extr mit� � � � � � � � comme vous parlez bien ! Vous voulez sans doute insinuer qu elle se tuera ? Mais�  c est la derni re chose dont elle soit capable ! Elle perd la t te pour une� � �  angine, elle a horriblement peur de la mort. Sur ce point-l seulement elle�  ressemble son p re. Madame, ai-je dit, ce sont ces gens-l qui se tuent.� � � � � Allons donc ! Le vide fascine ceux qui n osent pas le regarder en face, ils s y� � �  jettent par crainte d y tomber. Il faut qu on vous ait appris cela, vous l aurez� � � �  lu. Cela d passe bien votre exp rience. Vous avez peur de la mort, vous ? Oui,� � �  

madame. Mais permettez-moi de vous parler franchement. Elle est un passage tr s�  difficile, elle n est pas faite pour les t tes orgueilleuses. La patience m a� � � �  chapp . J ai moins peur de ma mort que de la v tre , lui dis-je. C est vrai� � � � � � �  que je la voyais, ou croyais la voir, en ce moment, morte. Et sans doute l image�  qui se formait dans mon regard a d passer dans le sien, car elle a pouss un cri� �  touff , une sorte de g missement farouche. Elle est all e jusqu la fen tre.� � � � �� � � Mon mari est libre de garder ici qui lui pla t. D ailleurs l institutrice est sans� � �  ressources, nous ne pouvons la jeter la rue pour satisfaire aux rancunes d une� �  effront e ! Une fois encore elle n a pu poursuivre sur le m me ton, sa voix a� � � �  fl chi. Il est possible que mon mari se soit montr son gard trop trop� � � � � �  attentif, trop familier. Les hommes de son ge sont volontiers sentimentaux ou� �  croient l tre. Elle s arr ta de nouveau. Et si cela m est gal, apr s tout !�� � � � � � � �  Quoi ! J aurais souffert, depuis tant d ann es, des humiliations ridicules il� � � �  

m a tromp e avec toutes les bonnes, des filles impossibles, de vrais souillons� � � et je devrais aujourd hui, alors que je ne suis plus qu une vieille femme, que je� �  me r signe l tre, ouvrir les yeux, lutter, courir des risques, et pourquoi ?� � ��  Faut-il faire plus de cas de l orgueil de ma fille que du mien ? Ce que j ai� �  endur , ne peut-elle donc l endurer son tour ? Elle avait prononc cette� � � � �  phrase affreuse sans lever le ton. Debout dans l embrasure de l immense fen tre,� � � �  un bras pendant le long du corps, l autre dress par-dessus sa t te, la main� � �  chiffonnant le rideau de tulle, elle me jetait ces paroles comme elle e t crach� � un poison br lant. travers les vitres tremp es de pluie, je voyais le parc, si� � �  noble, si calme, les courbes majestueuses des pelouses, les vieux arbressolennels Certes, cette femme n e t d m inspirer que piti . Mais alors que� � � � � �  

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d ordinaire il m est si facile d accepter la faute d autrui, d en partager la� � � � �  honte, le contraste de la maison paisible et de ses affreux secrets me r voltait.�  Oui, la folie des hommes m apparaissait moins que leur ent tement, leur malice,� �  l aide sournoise qu ils apportent, sous le regard de Dieu, toutes les puissances� � �  de la confusion et de la mort. Quoi ! l ignorance, la maladie, la mis re d vorent� � �  des milliers d innocents, et lorsque la Providence, par miracle, m nage quelque� �  asile o puisse fleurir la paix, les passions viennent s y tapir en rampant, et� �  sit t dans la place, y hurlent jour et nuit comme des b tes Madame, lui dis-je,� � � �  

prenez garde ! Garde qui ? quoi ? vous, peut- tre ? Ne dramatisons rien.� � � � �  Ce que vous venez d entendre, je ne l avais encore avou personne. Pas m me� � � � � � � votre confesseur ? Cela ne regarde pas mon confesseur. Ce sont l des sentiments� �  dont je ne suis pas ma tresse. Ils n ont d ailleurs jamais inspir ma conduite. Ce� � � �  foyer, monsieur l abb , est un foyer chr tien. Chr tien ! m criai-je. Le mot� � � � � � ��  m avait frapp comme en pleine poitrine, il me br lait. Certes, madame, vous y� � � �  accueillez le Christ, mais qu en faites-vous ? Il tait aussi chez Ca phe.� � � � Ca phe ? tes-vous fou ? Je ne reproche pas mon mari, ni ma fille de ne pas me� � � �  comprendre. Certains malentendus sont irr parables. On s y r signe. Oui, madame,� � � �  on se r signe ne pas aimer. Le d mon aura tout profan , jusqu la r signation� � � � �� �  des saints. Vous raisonnez comme un homme du peuple. Chaque famille a ses�  secrets. Quand nous mettrions les n tres la fen tre, en serions-nous plus� � �  avanc s ? Tromp e tant de fois, j aurais pu tre une pouse infid le. Je n ai rien� � � � � � �  

dans mon pass dont je puisse rougir. B nies soient les fautes qui laissent en� � �  nous de la honte ! Pl t Dieu que vous vous m prisiez vous-m me ! Dr le de� � � � � �  morale. Ce n est pas la morale du monde, en effet. Qu importe Dieu le� � � �  prestige, la dignit , la science, si tout cela n est qu un suaire de soie sur un� � �  cadavre pourri. Peut- tre pr f reriez-vous le scandale ? Croyez-vous les� � � � �  pauvres aveugles et sourds ? H las ! la mis re n a que trop de clairvoyance ! Il� � �  n est cr dulit pire, madame, que celle des ventres repus. Oh ! vous pouvez bien� � �  cacher aux mis rables les vices de vos maisons, ils les reconnaissent de loin,� � l odeur. On nous rebat les oreilles de l abomination des pa ens, du moins� � �  n exigeaient-ils des esclaves qu une soumission pareille celle des b tes� � � �  domestiques, et ils souriaient, une fois l an, aux revanches des Saturnales. Au�  lieu que vous autres, abusant de la Parole divine qui enseigne au pauvrel ob issance du c ur, vous pr tendez d rober par ruse ce que vous devriez recevoir� � � � �  

genoux, ainsi qu un don c leste. Il n est pire d sordre en ce monde que� � � � �  l hypocrisie des puissants. Des puissants ! Je pourrai vous nommer dix fermiers� �  plus riches que nous. Mais, mon pauvre abb , nous sommes de tr s petites gens.� � � On vous croit des ma tres, des seigneurs. Il n y a d autre fondement de la� � �  puissance que l illusion des mis rables. C est de la phras ologie. Les� � � � �  mis rables se soucient bien de nos affaires de famille ! Oh ! madame, lui dis-� �je, il n y a r ellement qu une famille, la grande famille humaine dont Notre-� � �Seigneur est le chef. Et vous autres, riches, auriez pu tre ses fils privil gi s.� � �  Rappelez-vous l Ancien Testament : les biens de la terre y sont tr s souvent le� �  gage de la faveur c leste. Quoi donc ! N tait-ce pas un privil ge assez pr cieux� �� � �  que de na tre exempt de ces servitudes temporelles qui font de la vie des�  besogneux une monotone recherche du n cessaire, une lutte puisante contre la� �  faim, la soif, ce ventre insatiable qui r clame chaque jour son d ? Vos maisons� �  

devraient tre des maisons de paix, de pri re. N avez-vous donc jamais t mue de� � � � � �  la fid lit des pauvres l image na ve qu ils se forment de vous ? H las, vous� � � � � � �  parlez toujours de leur vie, sans comprendre qu ils d sirent moins vos biens que� �  ce je ne sais quoi, qu ils ne sauraient d ailleurs nommer, qui enchante parfois� �  leur solitude, un r ve de magnificence, de grandeur, un pauvre r ve, un r ve de� � �  pauvre, mais que Dieu b nit ?� �

Elle s est avanc e vers moi, comme pour me signifier mon cong . Je sentais que mes� � �  derni res paroles lui avaient donn le temps de se reprendre, je regrettai de les� �  avoir prononc es. les relire, elles m inqui tent. Oh, je ne les d savoue pas,� � � � �  non ! Mais elles ne sont qu humaines, rien de plus. Elles expriment une d ception� �  

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tr s cruelle, tr s profonde, de mon c ur d enfant. Certes, d autres que moi, des� � � � �  millions d tres de ma classe, de mon esp ce, la conna tront encore. Elle est dans�� � �  l h ritage du pauvre, elle est l un des l ments essentiels de la pauvret , elle� � � � � �  est sans doute la pauvret m me. Dieu veut que le mis rable mendie la grandeur� � �  comme le reste, alors qu elle rayonne de lui, son insu.� �

J ai pris mon chapeau que j avais pos sur une chaise. Lorsqu elle m a vu au� � � � �  seuil, la main sur la poign e de la porte, elle a eu un mouvement de tout l tre,� ��  

une sorte d lan, qui m a boulevers . Je lisais dans ses yeux une inqui tude�� � � �  incompr hensible.�

Vous tes un pr tre bizarre, dit-elle d une voix qui tremblait d impatience,� � � � �  d nervement, un pr tre tel que je n en ai jamais connu. Quittons-nous du moins�� � �  bons amis. Comment ne serais-je pas votre ami, madame, je suis votre pr tre,� �  votre pasteur. Des phrases ! Que savez-vous de moi, au juste ? Ce que vous� �  m en avez dit. Vous voulez me jeter dans le trouble, vous n y r ussirez pas.� � � �  J ai trop de bon sens. Je me suis tu. Enfin, dit-elle en frappant du pied,� � �  nous serons jug s sur nos actes, je suppose ? Quelle faute ai-je commise ? Il est�  vrai que nous sommes, ma fille et moi, comme deux trang res. Jusqu ici nous n en� � � �  avions rien laiss para tre. La crise est venue. J ex cute les volont s de mon� � � � �  mari. S il se trompe Oh ! il croit que sa fille lui reviendra. Quelque chose a� � �  

boug dans son visage, elle s est mordu les l vres, trop tard. Et vous, le� � � �  croyez-vous, madame ? ai-je dit. Dieu ! Elle a jet la t te en arri re et j ai� � � � �  vu oui, j ai vu le temps d un clair, l aveu monter malgr elle des� � � � � � �  profondeurs de son me sans pardon. Le regard surpris en plein mensonge disait :� � oui , alors que l irr sistible mouvement de l tre int rieur jetait le non� � � �� � � � par la bouche entrouverte.

Je crois que ce non l a surprise elle-m me, mais elle n a pas tent de le� � � � � �  reprendre. Les haines familiales sont les plus dangereuses de toutes pour laraison qu elles se satisfont mesure, par un perp tuel contact, elles ressemblent� � �  ces abc s ouverts qui empoisonnent peu peu, sans fi vre.� � � �

Madame, lui dis-je, vous jetez un enfant hors de sa maison, et vous savez que�  

c est pour toujours. Cela d pend d elle. Je m y opposerai. Vous ne la� � � � � � �  connaissez gu re. Elle a trop de fiert pour rester ici par tol rance, elle ne le� � �  souffrirait pas. La patience m chappait. Dieu vous brisera ! m criai-je.� �� � � ��  Elle a pouss une sorte de g missement, oh, non pas un g missement de vaincu qui� � �  demande gr ce, c tait plut t le soupir, le profond soupir d un tre qui recueille� �� � � �  ses forces avant de porter un d fi. Me briser ? Il m a d j bris e. Que peut-il� � � � � �  d sormais contre moi ? Il m a pris mon fils. Je ne le crains plus. Dieu l a� � � �  loign de vous pour un temps, et votre duret Taisez-vous ! La duret de� � � � � �  votre c ur peut vous s parer de lui pour toujours. Vous blasph mez, Dieu ne se� � � �  venge pas. Il ne se venge pas, ce sont des mots humains, ils n ont de sens que� �  pour vous. Mon fils me ha rait peut- tre ? Le fils que j ai port , que j ai� � � � � �  nourri ! Vous ne vous ha rez pas, vous ne vous conna trez plus. Taisez-vous !� � � �  Non, je ne me tairai pas, madame. Les pr tres se sont tus trop souvent, et je� �  

voudrais que ce f t seulement par piti . Mais nous sommes l ches. Le principe une� � �  fois pos , nous laissons dire. Et qu est-ce que vous avez fait de l enfer, vous� � �  autres ? Une esp ce de prison perp tuelle, analogue aux v tres, et vous y enfermez� � �  sournoisement par avance le gibier humain que vos polices traquent depuis lecommencement du monde les ennemis de la soci t . Vous voulez bien y joindre les� � �  blasph mateurs et les sacril ges. Quel esprit sens , quel c ur fier accepterait� � � �  sans d go t une telle image de la justice de Dieu ? Lorsque cette image vous g ne,� � �  il vous est trop facile de l carter. On juge l enfer d apr s les maximes de ce�� � � �  monde et l enfer n est pas de ce monde. Il n est pas de ce monde, et moins encore� � �  du monde chr tien. Un ch timent ternel, une ternelle expiation le miracle est� � � � �  que nous puissions en avoir l id e ici-bas, alors que la faute peine sortie de� � �  

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nous, il suffit d un regard, d un signe, d un muet appel pour que le pardon fonce� � �  dessus, du haut des cieux, comme un aigle. Ah ! c est que le plus mis rable des� �  hommes vivants, s il croit ne plus aimer, garde encore la puissance d aimer. Notre� �  haine m me rayonne et le moins tortur des d mons s panouirait dans ce que nous� � � ��  appelons le d sespoir, ainsi que dans un lumineux, un triomphal matin. L enfer,� �  madame, c est de ne plus aimer. Ne plus aimer, cela sonne vos oreilles ainsi� �  qu une expression famili re. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer� �  moins, ou aimer ailleurs. Et si cette facult qui nous para t ins parable de notre� � �  

tre, notre tre m me comprendre est encore une fa on d aimer pouvait� � � � � � �  dispara tre, pourtant ? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand m me,� � � prodige ! L erreur commune tous est d attribuer ces cr atures abandonn es� � � � � �  quelque chose encore de nous, de notre perp tuelle mobilit alors qu elles sont� � �  hors du temps, hors du mouvement, fix es pour toujours. H las ! si Dieu nous� �  menait par la main vers une de ces choses douloureuses, e t-elle t jadis l ami� � � �  le plus cher, quel langage lui parlerions-nous ? Certes, qu un homme vivant, notre�  semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jet tel quel dans ces�  limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j irais le disputer son� �  bourreau. Partager son sort ! Le malheur, l inconcevable malheur de ces pierres� �  embras es qui furent des hommes, c est qu elles n ont plus rien partager.� � � � � �

Je crois rapporter assez fid lement mes propos, et il se peut qu la lecture, ils� ��  

fassent quelque impression. Mais je suis s r de les avoir prononc s si� �  maladroitement, si gauchement qu ils devaient para tre ridicules. peine ai-je pu� � �  articuler distinctement les derniers. J tais bris . Qui m e t vu, le dos appuy�� � � � � au mur, p trissant mon chapeau entre les doigts, aupr s de cette femme imp rieuse,� � �  m e t pris pour un coupable, essayant vainement de se justifier. (Sans doute� �  tais-je cela, en effet.) Elle m observait avec une attention extraordinaire. Il� � �  n y a pas de faute, dit-elle d une voix rauque, qui puisse l gitimer Il me� � � � �  semblait l entendre travers un de ces pais brouillards qui touffent les sons.� � � �  Et en m me temps la tristesse s emparait de moi, une tristesse ind finissable� � �  contre laquelle j tais totalement impuissant. Peut- tre fut-ce la plus grande�� �  tentation de ma vie. ce moment, Dieu m a aid : j ai senti tout coup une larme� � � � �  sur ma joue. Une seule larme, comme on en voit sur le visage des moribonds, � l extr me limite de leurs mis res. Elle regardait cette larme couler.� � �

M avez-vous entendue ? fit-elle. M avez-vous comprise ? Je vous disais qu aucune� � � �  faute au monde J avouais que non, que je ne l avais pas entendue. Elle ne me�� � �  quittait pas des yeux. Reposez-vous un moment, vous n tes pas en tat de faire� �� �  dix pas, je suis plus forte que vous. Allons ! tout cela ne ressemble gu re ce� �  qu on nous enseigne. Ce sont des r veries, des po mes. Je ne vous prends pas pour� � �  un m chant homme. Je suis s re qu la r flexion vous rougirez de ce chantage� � �� �  abominable. Rien ne peut nous s parer, en ce monde ou dans l autre, de ce que nous� �  avons aim plus que nous-m mes, plus que la vie, plus que le salut. Madame, lui� � �  dis-je, m me en ce monde, il suffit d un rien, d une pauvre petite h morragie� � � �  c r brale, de moins encore, et nous ne connaissons plus des personnes jadis tr s� � �  ch res. La mort n est pas la folie. Elle nous est plus inconnue en effet.� � � � � L amour est plus fort que la mort, cela est crit dans vos livres. Ce n est pas� � � �  

nous qui avons invent l amour. Il a son ordre, il a sa loi. Dieu en est ma tre.� � � �  Il n est pas le ma tre de l amour, il est l amour m me. Si vous voulez aimer, ne� � � � � �  

vous mettez pas hors de l amour. Elle a pos ses deux mains sur mon bras, sa� � �  figure touchait presque la mienne. C est insens , vous me parlez comme une� � � �  criminelle. Les infid lit s de mon mari, l indiff rence de ma fille, sa r volte,� � � � �  tout cela n est rien, rien, rien ! Madame, lui dis-je, je vous parle en pr tre,� � �  et selon les lumi res qui me sont donn es. Vous auriez tort de me prendre pour un� �  exalt . Si jeune que je sois, je n ignore pas qu il est bien des foyers comme le� � �  v tre, ou plus malheureux encore. Mais tel mal qui pargne l un, tue l autre, et� � � �  il me semble que Dieu m a permis de conna tre le danger qui vous menace, vous,� �  vous seule. Autant dire que je suis la cause de tout. Oh ! Madame, personne ne� �  

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sait par avance ce qui peut sortir, la longue, d une mauvaise pens e. Il en est� � �  des mauvaises comme des bonnes : pour mille que le vent emporte, que les roncestouffent, que le soleil dess che, une seule pousse des racines. La semence du mal� �  et du bien vole partout. Le grand malheur est que la justice des hommesintervienne toujours trop tard : elle r prime ou fl trit des actes, sans pouvoir� �  remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautescach es empoisonnent l air que d autres respirent, et tel crime, dont un mis rable� � � �  portait le germe son insu, n aurait jamais m ri son fruit, sans ce principe de� � �  

corruption. Ce sont des folies, de pures folies, des r ves malsains. (Elle� � �  tait livide.) Si on pensait ces choses on ne pourrait pas vivre. Je le� � � �  crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une id e claire de la solidarit� � qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrionsplus vivre, en effet. �

lire ces lignes, on pensera sans doute que je ne parlais pas au hasard, que je�  suivais un plan. Il n en tait rien, je le jure. Je me d fendais, voil tout.� � � �

Daignerez-vous me dire quelle est cette faute cach e, fit-elle apr s un long� � �  silence, le ver dans le fruit ? Il faut vous r signer la volont de Dieu,� � � � � �  ouvrir votre c ur. Je n osais pas lui parler plus clairement du petit mort, et� � �  le mot de r signation a paru la surprendre. Me r signer ? quoi ? Puis elle� � � � � �  

a compris tout coup.�

Il m arrive de rencontrer des p cheurs endurcis. La plupart ne se d fendent contre� � �  Dieu que par une esp ce de sentiment aveugle, et il est m me poignant de retrouver� �  sur les traits d un vieillard, plaidant pour son vice, l expression la fois� � �  niaise et farouche d un enfant boudeur. Mais cette fois j ai vu la r volte, la� � �  vraie r volte, clater sur un visage humain. Cela ne s exprimait ni par le regard,� � �  fixe et comme voil , ni par la bouche, et la t te m me, loin de se redresser� � �  fi rement, penchait sur l paule, semblait plut t plier sous un invisible fardeau� �� � � Ah ! les fanfaronnades du blasph me n ont rien qui approche de cette simplicit� � � tragique ? On aurait dit que le brusque emportement de la volont , son�  embrasement, laissait le corps inerte, impassible, puis par une trop grande� �  d pense de l tre.� ��

Me r signer ? a-t-elle dit d une voix douce qui gla ait le c ur, qu entendez-� � � � � �vous par l ? Ne le suis-je point ? Si je ne m tais r sign e, je serais morte.� �� � �  R sign e ! Je ne le suis que trop, r sign e ! j en ai honte (sa voix, sans� � � � �  s lever de ton, avait une sonorit bizarre, et comme un clat m tallique). Oh,�� � � �  j ai plus d une fois, jadis, envi ces femmes d biles qui ne remontent pas de� � � �  telles pentes. Mais nous sommes b ties chaux et sable, nous autres. Pour� � �  emp cher ce mis rable corps d oublier, j aurais d le tuer. Ne se tue pas qui� � � � �  veut. Je ne parle pas de cette r signation-l , lui dis-je, vous le savez bien.� � � � Quoi donc ? Je vais la messe, je fais mes p ques, j aurais pu abandonner toute� � �  pratique, j y ai pens . Cela m a paru indigne de moi. Madame, n importe quel� � � � �  blasph me vaudrait mieux qu un tel propos. Il a, dans votre bouche, toute la� �  duret de l enfer. Elle s est tue, le regard fix sur le mur. Comment osez-� � � � � �

vous ainsi traiter Dieu ? Vous lui fermez votre c ur, et vous Je vivais en� � �  paix, du moins. J y serais morte. Cela n est plus possible. Elle s est� � � � �  redress e comme une vip re. Dieu m tait devenu indiff rent. Lorsque vous m aurez� � � �� � �  forc e convenir que je le hais, en serez-vous plus avanc , imb cile ? Vous ne� � � � �  le ha ssez plus, lui dis-je. La haine est indiff rence et m pris. Et maintenant,� � �  vous voil enfin face face, Lui et vous. Elle regardait toujours le m me point� � � �  de l espace, sans r pondre.� �

ce moment, je ne sais quelle terreur m a pris. Tout ce que je venais de dire,� �  tout ce qu elle m avait dit, ce dialogue interminable m est apparu d nu de sens.� � � � �  Quel homme raisonnable en e t jug autrement ? Sans doute m tais-je laiss berner� � �� �  

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par une jeune fille enrag e de jalousie et d orgueil, j avais cru lire le suicide� � �  dans ses yeux, la volont du suicide, aussi clairement, aussi distinctement qu un� �  mot crit sur le mur. Ce n tait qu une de ces impulsions irr fl chies dont la� �� � � �  violence m me est suspecte. Et sans doute la femme qui se tenait devant moi, comme�  devant un juge, avait r ellement v cu bien des ann es dans cette paix terrible des� � �  mes refus es, qui est la forme la plus atroce, la plus incurable, la moins� �  humaine, du d sespoir. Mais une telle mis re est justement de celles qu un pr tre� � � �  ne devrait aborder qu en tremblant. J avais voulu r chauffer d un coup ce c ur� � � � �  

glac , porter la lumi re au dernier rec s d une conscience que la piti de Dieu� � � � �  voulait peut- tre laisser encore dans de mis ricordieuses t n bres. Que dire ? Que� � � �  faire ? J tais comme un homme qui, ayant grimp d un trait une pente�� � �  vertigineuse, ouvre les yeux, s arr te bloui, hors d tat de monter ou de� � � ��  descendre.

C est alors non ! cela ne peut s exprimer tandis que je luttais de toutes mes� � � �  forces contre le doute, la peur, que l esprit de pri re rentra en moi. Qu on� � �  m entende bien : depuis le d but de cet entretien extraordinaire, je n avais cess� � � � de prier, au sens que les chr tiens frivoles donnent ce mot. Une malheureuse� �  b te, sous la cloche pneumatique, peut faire tous les mouvements de la�  respiration, qu importe . Et voil que soudain l air siffle de nouveau dans ses� � � �  bronches, d plie un un les d licats tissus pulmonaires d j fl tris, les art res� � � � � � �  

tremblent au premier coup de b lier du sang rouge l tre entier est comme un� � ��  navire la d tonation des voiles qui se gonflent.� �

Elle s est laiss e tomber dans son fauteuil, la t te entre ses mains. Sa mantille� � �  d chir e tra nait sur son paule, elle l arracha doucement, la jeta doucement� � � � � � ses pieds. Je ne perdais aucun de ses mouvements, et cependant j avais�  l impression trange que nous n tions ni l un ni l autre dans ce triste petit� � �� � �  salon, que la pi ce tait vide.� �

Je l ai vue tirer de son corsage un m daillon, au bout d une simple cha ne� � � �  d argent. Et toujours avec cette m me douceur, plus effrayante qu aucune violence,� � �  elle a fait sauter de l ongle le couvercle dont le verre a roul sur le tapis,� �  sans qu elle par t y prendre garde. Il lui restait une m che blonde au bout des� � �  

doigts, on aurait dit un copeau d or.�

Vous me jurez a-t-elle commenc . Mais elle a vu tout de suite dans mon regard� � �  que j avais compris, que je ne jurerais rien. Ma fille, lui ai-je dit (le mot� �  est venu de lui-m me mes l vres), on ne marchande pas avec le bon Dieu, il faut� � �  se rendre lui, sans condition. Donnez-lui tout, il vous rendra plus encore. Je�  ne suis ni un proph te, ni un devin, et de ce lieu o nous allons tous, Lui seul� �  est revenu. Elle n a pas protest , elle s est pench e seulement un peu plus vers� � � � �  la terre, et chaque parole, je voyais trembler ses paules. Ce que je puis� � �  vous affirmer n anmoins, c est qu il n y a pas un royaume des vivants et un� � � �  royaume des morts, il n y a que le royaume de Dieu, vivants ou morts, et nous�  sommes dedans. J ai prononc ces paroles, j aurais pu en prononcer d autres,� � � � �  cela avait ce moment si peu d importance ! Il me semblait qu une main� � �  

myst rieuse venait d ouvrir une br che dans on ne sait quelle muraille invisible,� � �  et la paix rentrait de toutes parts, prenait majestueusement son niveau, une paixinconnue de la terre, la douce paix des morts, ainsi qu une eau profonde.�

Cela me para t clair, fit-elle d une voix prodigieusement alt r e, mais calme.� � � � �  Savez-vous ce que je me demandais tout l heure, il y a un instant ? Je ne� �  devrais pas vous l avouer peut- tre ? H bien, je me disais : S il existait� � � � �  quelque part, en ce monde ou dans l autre, un lieu o Dieu ne soit pas duss -je� � � �  y souffrir mille morts, chaque seconde, ternellement j y emporterais mon� � � � � � (elle n osa pas prononcer le nom du petit mort) et je dirais Dieu : Satisfais-� � �toi ! crase-nous ! Cela vous para t sans doute horrible ? Non, madame.� � � � � 

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Comment, non ? Parce que moi aussi, madame, il m arrive parfois Je n ai pu� � � � �  achever. L image du docteur Delbende tait devant moi, sur le mien son vieux� � �  regard us , inflexible, un regard o je craignais de lire. Et j entendais aussi,� � �  je croyais entendre, cette minute m me, le g missement arrach tant de� � � � �  poitrines d hommes, les soupirs, les sanglots, les r les notre mis rable� � � �  humanit sous le pressoir, cet effrayant murmure� �

Allons donc ! m a-t-elle dit lentement. Est-ce qu on peut ? Les enfants m mes,� � � �  

les bons petits enfants au c ur fid le En avez-vous vu mourir seulement ? Non,� � � �  madame. Il a crois sagement ses petites mains, il a pris un air grave et et� � � � j avais essay de le faire boire, un moment auparavant, et il y avait encore, sur� �  sa bouche gerc e, une goutte de lait Elle s est mise trembler comme une� � � � �  feuille. Il me semblait que j tais seul, seul debout, entre Dieu et cette��  cr ature tortur e. C tait comme de grands coups qui sonnaient dans ma poitrine.� � ��  Notre-Seigneur a permis n anmoins que je fisse face. Madame, lui dis-je, si� �  notre Dieu tait celui des pa ens ou des philosophes (pour moi, c est la m me� � � �  chose) il pourrait bien se r fugier au plus haut des cieux, notre mis re l en� � �  pr cipiterait. Mais vous savez que le n tre est venu au-devant. Vous pourriez lui� �  montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement leclouer sur une croix, qu importe ? Cela est d j fait, ma fille Elle n osait� � � � � �  pas regarder le m daillon qu elle tenait toujours dans sa main. J tais si loin de� � ��  

m attendre ce qu elle allait faire ! Elle m a dit : R p tez cette phrase� � � � � � � � cette phrase sur l enfer, c est de ne plus aimer. Oui, madame. R p tez !� � � � � � � � L enfer, c est de ne plus aimer. Tant que nous sommes en vie, nous pouvons nous� �  faire illusion, croire que nous aimons par nos propres forces, que nous aimonshors de Dieu. Mais nous ressemblons des fous qui tendent les bras vers le reflet�  de la lune dans l eau. Je vous demande pardon, j exprime tr s mal ce que je pense.� � �  Elle a eu un sourire singulier qui n a pas r ussi d tendre son visage� � � � �  

contract , un sourire fun bre. Elle avait referm le poing sur le m daillon, et de� � � �  l autre main, elle serrait ce poing sur sa poitrine. Que voulez-vous que je dise� �  ? Dites : Que votre r gne arrive. Que votre r gne arrive ! Que votre volont� � � � � � soit faite. Elle s est lev e brusquement, la main toujours serr e contre sa� � � �  poitrine. Voyons, m criai-je, c est une parole que vous avez r p t e bien des� �� � � � �  fois, il faut maintenant la prononcer du fond du c ur. Je n ai jamais r cit le� � � � �  

Pater depuis depuis que D ailleurs, vous le savez, vous savez les choses avant� � �  qu on ne vous les dise , a-t-elle repris en haussant les paules, et cette fois� � �  avec col re. Puis elle a fait un geste dont je n ai compris le sens que plus tard.� �  Son front tait luisant de sueur. Je ne peux pas, g mit-elle, il me semble que� � �  je le perds deux fois. Le r gne dont vous venez de souhaiter l av nement est� � � �  aussi le v tre et le sien. Alors, que ce r gne arrive ! Son regard s est lev� � � � � � sur le mien, et nous sommes rest s ainsi quelques secondes, puis elle m a dit :� � � C est vous que je me rends. moi ! Oui, vous. J ai offens Dieu, j ai d� � � � � � � � � � le ha r. Oui, je crois maintenant que je serais morte avec cette haine dans le�  c ur. Mais je ne me rends qu vous. Je suis un trop pauvre homme. C est comme� �� � �  si vous d posiez une pi ce d or dans une main perc e. Il y a une heure, ma vie� � � � �  me paraissait bien en ordre, chaque chose sa place, et vous n y avez rien laiss� � � debout, rien. Donnez-la telle quelle Dieu. Je veux donner tout ou rien, nous� � �  

sommes des filles ainsi faites. Donnez tout. Oh ! vous ne pouvez comprendre,� �  vous me croyez d j docile. Ce qui me reste d orgueil suffirait bien vous damner� � � �  ! Donnez votre orgueil avec le reste, donnez tout. Le mot peine prononc ,� � � �  j ai vu monter dans son regard je ne sais quelle lueur, mais il tait trop tard� �  pour que je puisse emp cher quoi que ce soit. Elle a lanc le m daillon au milieu� � �  des b ches en flammes. Je me suis jet genoux, j ai enfonc mon bras dans le� � � � �  feu, je ne sentais pas la br lure. Un instant, j ai cru saisir entre mes doigts la� �  petite m che blonde, mais elle m a chapp , elle est tomb e dans la braise rouge.� � � � �  Il s est fait derri re moi un si terrible silence que je n osais pas me retourner.� � �  Le drap de ma manche tait br l jusqu au coude.� � � �

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Comment avez-vous os ! ai-je balbuti . Quelle folie ! Elle avait recul vers le� � � �  mur, elle y appuyait son dos, ses mains. Je vous demande pardon , a-t-elle dit� �  d une voix humble. Prenez-vous Dieu pour un bourreau ? Il veut que nous ayons� �  piti de nous-m mes. Et d ailleurs, nos peines ne nous appartiennent pas, il les� � �  assume, elles sont dans son c ur. Nous n avons pas le droit d aller les y chercher� � �  pour les d fier, les outrager. Comprenez-vous ? Ce qui est fait est fait, je n y� � �  peux rien. Soyez donc en paix, ma fille , lui dis-je. Et je l ai b nie.� � � �

Mes doigts saignaient un peu, la peau se soulevait par plaques. Elle a d chir un� �  mouchoir et m a pans . Nous n changions aucune parole. La paix que j avais� � �� �  appel e sur elle tait descendue sur moi. Et si simple, si famili re qu aucune� � � �  pr sence n aurait pu r ussir la troubler. Oui, nous tions rentr s si doucement� � � � � �  dans la vie de chaque jour que le t moin le plus attentif n e t rien surpris de ce� � �  secret, qui d j ne nous appartenait plus.� �

Elle m a demand de l entendre demain en confession. Je lui ai fait promettre de� � �  ne rapporter personne ce qui s tait pass entre nous, m engageant observer� �� � � �  moi-m me un silence absolu. Quoi qu il arrive , ai-je dit. En pronon ant ces� � � � �  derniers mots, j ai senti mon c ur se serrer, la tristesse m a envahi de nouveau.� � �  Que la volont de Dieu soit faite.�

J ai quitt le ch teau onze heures et il m a fallu partir imm diatement pour� � � � � �  Dombasle. Au retour je me suis arr t la corne du bois, d o l on d couvre le� � � � � � �  plat pays, les longues pentes peine sensibles qui d valent lentement vers la� �  mer. J avais achet au village un peu de pain et de beurre, que j ai mang de bon� � � �  app tit. Comme apr s chaque d cisive preuve de ma vie, j prouvais une sorte de� � � � ��  torpeur, un engourdissement de la pens e, qui n est pas d sagr able, me donne une� � � �  curieuse illusion de l g ret , de bonheur. Quel bonheur ? Je ne saurais le dire.� � �  C est une joie sans visage. Ce qui devait tre, a t , n est d j plus, voil� � � � � � � � tout. Je suis rentr chez moi tr s tard, et j ai crois sur la route le vieux� � � �  Clovis qui m a remis un petit paquet de la part de Mme la comtesse. Je ne me�  d cidais pas l ouvrir, et pourtant je savais ce qu il contenait. C tait le� � � � ��  petit m daillon, maintenant vide, au bout de sa cha ne bris e.� � �

Il y avait aussi une lettre. La voici. Elle est trange.�

Monsieur le cur , je ne vous crois pas capable d imaginer l tat dans lequel� � � ��  vous m avez laiss e, ces questions de psychologie doivent vous laisser� �  parfaitement indiff rent. Que vous dire ? Le souvenir d sesp r d un petit enfant� � � � �  me tenait loign e de tout, dans une solitude effrayante, et il me semble qu un� � �  autre enfant m a tir e de cette solitude. J esp re ne pas vous froisser en vous� � � �  traitant ainsi d enfant ? Vous l tes. Que le bon Dieu vous garde tel, jamais !� �� �

Je me demande ce que vous avez fait, comment vous l avez fait. Ou plut t, je ne� � �  me le demande plus. Tout est bien. Je ne croyais pas la r signation possible. Et�  ce n est pas la r signation qui est venue, en effet. Elle n est pas dans ma� � �  nature, et mon pressentiment l -dessus ne me trompait pas. Je ne suis pas�  

r sign e, je suis heureuse. Je ne d sire rien.� � �

Ne m attendez pas demain. J irai me confesser l abb X , comme d habitude. Je� � � � � � � �  t cherai de le faire avec le plus de sinc rit , mais aussi avec le plus de� � �  discr tion possible, n est-ce pas ? Tout cela est tellement simple ! Quand j aurai� � �  dit :

J ai p ch volontairement contre l esp rance, chaque heure du jour, depuis� � � � � � �  onze ans , j aurai tout dit. L esp rance ! Je l avais tenue morte entre mes bras,� � � � �  par l affreux soir d un mars venteux, d sol j avais senti son dernier souffle sur� � � � �  ma joue, une place que je sais. Voil qu elle m est rendue. Non pas pr t e cette� � � � � �  

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fois, mais donn e. Une esp rance bien moi, rien qu moi, qui ne ressemble pas� � � ��  plus ce que les philosophes nomment ainsi, que le mot amour ne ressemble� � l tre aim . Une esp rance qui est comme la chair de ma chair. Cela est�� � �  inexprimable. Il faudrait des mots de petit enfant.

Je voulais vous dire ces choses d s ce soir. Il le fallait. Et puis, nous n en� � �  reparlerons plus, n est-ce pas ? plus jamais ! Ce mot est doux. Jamais. En�  l crivant, je le prononce tout bas, et il me semble qu il exprime d une mani re�� � � �  

merveilleuse, ineffable, la paix que j ai re ue de vous.� � �

J ai gliss cette lettre dans mon Imitation, un vieux livre qui appartenait� � � maman, et qui sent encore la lavande, la lavande qu elle mettait en sachet dans�  son linge, l ancienne mode. Elle ne l a pas lue souvent, car les caract res sont� � � �  petits et les pages d un papier si fin que ses pauvres doigts, gerc s par les� �  lessives, n arrivaient pas les tourner.� �

Jamais plus jamais Pourquoi cela ? C est vrai que ce mot est doux.� � � �

J ai envie de dormir. Pour achever mon br viaire, il m a fallu marcher de long en� � �  large, mes yeux se fermaient malgr moi. Suis-je heureux ou non, je ne sais.�

Six heures et demie.

Mme la comtesse est morte cette nuit.

������

J ai pass les premi res heures de cette affreuse journ e dans un tat voisin de� � � � �  la r volte. La r volte c est de ne pas comprendre, et je ne comprends pas. On peut� � �  bien supporter des preuves qui semblent d abord au-dessus de nos forces qui de� � �  nous conna t sa force ? Mais je me sentais ridicule dans le malheur, incapable de�  rien faire d utile, un embarras pour tous. Cette d tresse honteuse tait si� � �  grande, que je ne pouvais pas m emp cher de grimacer. Je voyais dans les glaces,� �  les vitres, un visage qui semblait d figur moins par le chagrin que par la peur,� �  

avec ce rictus navrant qui demande piti , ressemble un hideux sourire. Dieu !� �

Tandis que je m agitais en vain, chacun s employait de son mieux, et on a fini par� �  me laisser seul. M. le comte ne s est gu re occup de moi, et Mlle Chantal� � �  affectait de ne pas me voir. La chose s est pass e vers deux heures du matin. Mme� �  la comtesse a gliss de son lit, et dans sa chute, elle a bris un r veille-matin� � �  pos sur la table. Mais on n a d couvert le cadavre que beaucoup plus tard,� � �  naturellement. Son bras gauche, d j raidi, est rest un peu pli . Elle souffrait� � � �  depuis plusieurs mois de malaises auxquels le m decin n avait pas attach� � � d importance. L angine de poitrine, sans doute.� �

Je suis arriv au ch teau tout courant, ruisselant de sueur. J esp rais je ne sais� � � �  quoi. Au seuil de la chambre j ai fait, pour entrer, un grand effort, un effort�  

absurde, mes dents claquaient. Suis-je donc si l che ! Son visage tait recouvert� �  d une mousseline et je reconnaissais peine ses traits, mais je voyais tr s� � �  distinctement ses l vres, qui touchaient l toffe. J aurais tant d sir qu elle� �� � � � �  sour t, de ce sourire imp n trable des morts, et qui s accorde si bien avec leur� � � �  merveilleux silence ! Elle ne souriait pas. La bouche, tir e vers la droite,� �  avait un air d indiff rence, de d dain, presque de m pris. En levant la main pour� � � �  la b nir, mon bras tait de plomb.� �

Par un hasard trange, deux s urs qu teuses taient venues la veille, au ch teau,� � � � �  et M. le comte avait propos , leur tourn e faite, de les reconduire aujourd hui en� � �  voiture, la gare. Elles avaient donc couch ici. Je les ai trouv es l , toutes� � � �  

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menues dans leurs robes trop larges, avec leurs gros petits souliers crott s. Je�  crains que mon attitude ne les ait surprises. Elles m observaient tour tour la� � �  d rob e, je ne pouvais me recueillir. Je me sentais de glace, sauf ce creux dans� �  ma poitrine, tout br lant. J ai cru tomber.� �

Enfin, Dieu aidant, il m a t possible de prier. J ai beau m interroger� � � � �  maintenant, je ne regrette rien. Que regretterais-je ? Si, pourtant ! Je pense quej aurais pu veiller cette nuit, garder intact quelques heures de plus le souvenir�  

de cet entretien qui devait tre le dernier. Le premier aussi, d ailleurs. Le� �  premier et le dernier. Suis-je heureux ou non, crivais-je Sot que j tais ! Je� � ��  sais pr sent que je n avais jamais connu, que je ne retrouverai plus jamais des� � �  heures aussi pleines, si douces, toutes remplies d une pr sence, d un regard,� � �  d une vie humaine, tandis qu hier soir, accoud ma table, je tenais serr entre� � � � �  mes paumes le vieux livre auquel j avais confi ma lettre, ainsi qu un ami s r� � �� �  et discret. Et ce que j allais perdre si vite, je l ai volontairement enseveli� �  dans le sommeil, un sommeil noir, sans r ves C est fini maintenant. D j le� � � � �  souvenir de la vivante s efface et la m moire ne gardera, je le sais, que l image� � �  de la morte, sur laquelle Dieu a pos sa main. Que voudrait-on qui me rest t dans� �  l esprit de circonstances si fortuites travers lesquelles je me suis dirig� � � comme t tons, en aveugle ? Notre-Seigneur avait besoin d un t moin, et j ai t� � � � � � � choisi, faute de mieux sans doute, ainsi qu on appelle un passant. Il faudrait que�  

je fusse bien fou pour m imaginer avoir tenu un r le, un vrai r le. C est d j� � � � � � trop que Dieu m ait fait la gr ce d assister cette r conciliation d une me avec� � � � � � �  l esp rance, ces noces solennelles.� � �

J ai d quitter le ch teau vers deux heures, et la s ance du cat chisme s est� � � � � �  prolong e beaucoup plus tard que je n avais pens , car nous sommes en plein examen� � �  trimestriel. J aurais bien d sir passer la nuit aupr s de Mme la comtesse, mais� � � �  les religieuses sont toujours l , et M. le chanoine de la Motte-Beuvron, un oncle�  de M. le comte, a d cid de veiller avec elles. Je n ai pas os insister. M. le� � � �  comte, d ailleurs, continue me montrer une froideur incompr hensible, c est� � � �  presque de l hostilit . Que croire ?� �

M. le chanoine de la Motte-Beuvron, que j nerve visiblement aussi, m a pris un�� �  

moment part pour me demander si, au cours de notre entretien d hier, Mme la� �  comtesse avait fait quelque allusion sa sant . J ai tr s bien compris qu il� � � � �  m invitait ainsi, discr tement, parler. L aurais-je d ? Je ne le pense pas. Il� � � � �  faudrait tout dire. Et le secret de Mme la comtesse, qui ne m a jamais appartenu�  tout entier, m appartient moins que jamais, ou plus exactement, vient de m tre� ��  d rob pour toujours. Puis-je pr voir quel parti en tireraient l ignorance, la� � � �  jalousie, la haine peut- tre ? Maintenant que ces atroces rivalit s n ont plus de� � �  sens, vais-je risquer d en r veiller le souvenir ? Et ce n est pas seulement d un� � � �  souvenir qu il s agit, je crains qu elles ne restent encore longtemps vivantes,� � �  elles sont de celles que la mort ne d sarme pas toujours. Et puis, les aveux que�  j ai re us, si je les rapporte, ne para tront-ils pas justifier d anciennes� � � �  rancunes ? Mademoiselle est jeune, et je sais, par exp rience, combien sont�  tenaces, ineffa ables peut- tre, les impressions de jeunesse Bref, j ai r pondu� � � � � � 

M. le chanoine que Mme la comtesse avait manifest le d sir de voir se r tablir� � �  l entente parmi les membres de sa famille. Vraiment ? a-t-il dit s chement.� � �  tiez-vous son confesseur, monsieur le cur ? Non. Je dois avouer que son ton� � � �  m aga ait un peu. Je crois qu elle tait pr te para tre devant Dieu , ai-je� � � � � � � � �  ajout . Il m a regard d un air trange.� � � � �

Je suis rentr dans la chambre une derni re fois. Les religieuses achevaient leur� �  chapelet. On avait entass le long du mur des gerbes de fleurs apport es par des� �  amies, des parents qui n ont cess de d filer tout au long du jour et dont la� � �  rumeur presque joyeuse remplissait la maison. chaque instant, le phare d une� �  automobile clatait dans les vitres, j entendais grincer le sable des all es,� � �  

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monter les appels des chauffeurs, le son des trompes. Rien de tout cela n arr tait� �  le monotone ronronnement des bonnes s urs, on aurait dit deux fileuses.�

Mieux que celle du jour, la lumi re des cires d couvrait le visage travers la� � �  mousseline. Quelques heures avaient suffi pour l apaiser, le d tendre, et le cerne� �  agrandi des paupi res closes faisait comme une sorte de regard pensif. C tait� ��  encore un visage fier, certes, et m me imp rieux. Mais il semblait se d tourner� � �  d un adversaire longtemps brav face face, pour s enfoncer peu peu dans une� � � � �  

m ditation infinie, insondable. Comme il tait d j loin de nous, hors de notre� � � �  pouvoir ! Et soudain j ai vu ses pauvres mains, crois es, ses mains tr s fines,� � �  tr s longues, plus vraiment mortes que le visage, et j ai reconnu un petit signe,� �  une simple gratignure que j avais aper ue la veille, tandis qu elle serrait le� � � �  m daillon contre sa poitrine. La mince feuille de collodion y tenait encore. Je ne�  sais pourquoi mon c ur alors s est bris . Le souvenir de la lutte qu elle avait� � � �  soutenue devant moi, sous mes yeux, ce grand combat pour la vie ternelle dont�  elle tait sortie puis e, invaincue, m est revenu si fort la m moire que j ai� � � � � � �  pens d faillir. Comment n ai-je pas devin qu un tel jour serait sans lendemain,� � � � �  que nous nous tions affront s tous les deux l extr me limite de ce monde� � � � �  invisible, au bord du gouffre de lumi re ? Que n y sommes-nous tomb s ensemble !� � � � Soyez en paix , lui avais-je dit. Et elle avait re u cette paix genoux. Qu elle� � � �  la garde jamais ! C est moi qui la lui ai donn e. merveille, qu on puisse� � � � �  

ainsi faire pr sent de ce qu on ne poss de pas soi-m me, doux miracle de nos� � � � �  mains vides ! L esp rance qui se mourait dans mon c ur a refleuri dans le sien,� � �  l esprit de pri re que j avais cru perdu sans retour, Dieu le lui a rendu, et qui� � �  sait ? en mon nom, peut- tre Qu elle garde cela aussi, qu elle garde tout ! Me� � � �  voil d pouill , Seigneur, comme vous seul savez d pouiller, car rien n chappe� � � � �� � votre sollicitude effrayante, votre effrayant amour.�

J ai cart le voile de mousseline, effleur des doigts le front haut et pur,� � � �  plein de silence. Et pauvre petit pr tre que je suis, devant cette femme si�  sup rieure moi hier encore par l ge, la naissance, la fortune, l esprit, j ai� � �� � �  compris oui, j ai compris ce que c tait que la paternit .� � �� �

En sortant du ch teau, j ai d traverser la galerie. La porte du salon tait� � � �  

grande ouverte, et aussi celle de la salle manger o des gens s affairaient� � �  autour de la table et grignotaient des sandwiches en h te, avant de rentrer chez�  eux. Telle est la coutume de ce pays. Il y en avait qui, au passage d un membre de�  la famille, surpris la bouche pleine, les joues gonfl es, se donnaient beaucoup de�  mal pour prendre un air de tristesse et de compassion. Les vieilles dames surtoutm ont paru j ose peine crire le mot affam es, hideuses. Mlle Chantal m a� � � � � � � �  tourn le dos, et j ai entendu, sur mon passage, comme un murmure. Il me semble� �  qu on parlait de moi.�

Je viens de m accouder la fen tre. Le d fil des automobiles continue l -bas, ce� � � � � �  sourd grondement de f te On l enterre samedi.� � �

Je suis all ce matin, d s la premi re heure, au ch teau. M. le comte m a fait� � � � �  

r pondre qu il tait tout son chagrin, qu il ne pouvait me recevoir, et que M.� � � � �  le chanoine de la Motte-Beuvron serait au presbyt re cet apr s-midi, vers deux� �  heures, afin de s entendre avec moi au sujet des obs ques. Que se passe-t-il ?� �

Les deux bonnes s urs m ont trouv si mauvaise mine, qu elles ont r clam au valet� � � � � �  de chambre, mon insu, un verre de porto que j ai bu avec plaisir. Ce gar on, le� � �  neveu du vieux Clovis, ordinairement poli et m me empress , a r pondu tr s� � � �  froidement mes avances. (Il est vrai que les domestiques de grandes maisons�  n aiment gu re la familiarit , d ailleurs probablement maladroite, de gens tels� � � �  que moi.) Mais il servait table, hier soir, et je pense qu il a d surprendre� � �  certains propos. Lesquels ?

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Je ne dispose que d une demi-heure pour d jeuner, changer de douillette (il� �  recommence pleuvoir) et ranger un peu la maison, qui est depuis quelques jours�  dans un d sordre abominable. Je ne voudrais pas scandaliser M. le chanoine de la�  Motte-Beuvron, d j si mal dispos mon gard. Il semble donc que j aurais mieux� � � � � �  faire que d crire ces lignes. Et cependant j ai plus que jamais besoin de ce� �� �  

journal. Le peu de temps que j y consacre est le seul o je me sente quelque� �  volont de voir clair en moi. La r flexion m est devenue si p nible, ma m moire� � � � �  

est si mauvaise je parle de la m moire des faits r cents, car l autre ! mon� � � � �  imagination si lente, que je dois me tuer de travail pour m arracher on ne sait� �  quelle r verie vague, informe, dont la pri re, h las ! ne me d livre pas toujours.� � � �  D s que je m arr te, je me sens sombrer dans un demi-sommeil qui trouble toutes� � �  les perspectives du souvenir, fait de chacune de mes journ es coul es un paysage� � �  de brumes, sans rep res, sans routes. condition de le tenir scrupuleusement,� �  matin et soir, mon journal jalonne ces solitudes, et il m arrive de glisser les�  derni res feuilles dans ma poche pour les relire lorsque au cours de mes�  promenades monotones, si fatigantes, d annexe en annexe, je crains de c der mon� � �  esp ce de vertige.�

Tel quel, ce journal tient-il trop de place dans ma vie je l ignore. Dieu le� �  sait.

M. le chanoine de la Motte-Beuvron sort d ici. C est un pr tre bien diff rent de� � � �  ce que j imaginais. Pourquoi ne m a-t-il pas parl plus nettement, plus� � �  franchement ? Il l e t souhait , sans doute, mais ces hommes du monde, si� � �  corrects, redoutent visiblement de s attendrir.�

Nous avons d abord r gl le d tail des obs ques, que M. le comte veut correctes,� � � � �  sans plus, selon assure-t-il le d sir maintes fois exprim de son pouse. La� � � � �  chose faite, nous sommes rest s silencieux l un et l autre assez longtemps,� � �  j tais tr s g n . M. le chanoine, le regard au plafond, ouvrait et fermait�� � � �  machinalement le bo tier de sa grosse montre d or. Je dois vous pr venir, dit-il� � � �  enfin, que mon neveu Omer (M. le comte s appelle Omer, je l ignorais) d sire vous� � �  rencontrer ce soir en particulier. J ai r pondu que j avais donn rendez-vous� � � � � � 

quatre heures au sacristain pour d plier les tentures, et que je me rendrais�  aussit t apr s au ch teau. Allons donc, mon enfant, vous le recevrez au� � � �  presbyt re. Vous n tes pas le chapelain du ch teau, que diable ! Et je vous� �� �  conseillerais m me de vous tenir sur une grande r serve, ne vous laissez pas� �  entra ner discuter avec lui les actes de votre minist re. Quels actes ? Il a� � � � �  r fl chi avant de r pondre. Vous avez vu ma petite-ni ce ici ? Mlle Chantal� � � � � �  est venue m y trouver, monsieur le chanoine. C est une nature dangereuse,� � �  indomptable. Elle a su vous mouvoir, sans doute ? Je l ai trait e durement. Je� � � �  crois plut t l avoir humili e. Elle vous hait. Je ne le pense pas, monsieur le� � � � �  chanoine, elle s imagine peut- tre me ha r, ce n est pas la m me chose. Vous� � � � � �  croyez avoir quelque influence sur elle ? Non certes, pour le moment. Mais elle�  n oubliera pas, peut- tre, qu un pauvre homme tel que moi lui a tenu t te un jour,� � � �  et qu on ne trompe pas le bon Dieu. Elle a donn de votre entrevue une version� � �  

bien diff rente. son aise. Mademoiselle est trop orgueilleuse pour ne pas� � �  rougir t t ou tard de son mensonge, et elle aura honte de celui-ci. Elle a bien�  besoin d avoir honte. Et vous ? Oh ! moi, lui dis-je, regardez ma figure. Si� � �  le bon Dieu l a faite pour quelque chose, c est bien pour les soufflets, et je� �  n en ai encore jamais re u. ce moment, son regard est tomb sur la porte de la� � � � �  cuisine laiss e entrouverte, et il a vu ma table encore recouverte de la toile�  cir e, avec le reste de mon repas : du pain, des pommes (on m en avait apport une� � �  manne hier) et la bouteille de vin aux trois quarts vide. Vous ne prenez pas�  grand soin de votre sant ? J ai l estomac tr s capricieux, lui r pondis-je, je� � � � � �  dig re tr s peu de chose, du pain, des fruits, du vin. Dans l tat o je vous� � � �� �  vois, je crains que le vin ne vous soit plus nuisible qu utile. L illusion de la� �  

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sant n est pas la sant . J ai t ch de lui expliquer que ce vin tait un vieux� � � � � � � �  bordeaux fourni par le garde-chasse. Il a souri.

Monsieur le cur , a-t-il repris sur un ton d gal gal, presque de d f rence,� � �� � � � �  il est probable que nous n avons pas deux id es communes en ce qui touche le� �  gouvernement des paroisses, mais vous tes le ma tre dans celle-ci, vous en avez� �  le droit, il suffit de vous entendre. J ai trop souvent ob i dans ma vie pour ne� �  pas me faire quelque id e de la v ritable autorit , n importe o je la trouve.� � � � �  

N usez de la v tre qu avec prudence. Elle doit tre grande sur certaines mes. Je� � � � �  suis un vieux pr tre, je sais combien la formation du s minaire nivelle les� �  caract res, et souvent, h las ! jusqu les confondre dans une commune m diocrit .� � �� � �  Elle n a rien pu contre vous. Et la raison de votre force est justement d ignorer,� �  ou de n oser vous rendre compte, quel point vous diff rez des autres. Vous� � � �  vous moquez de moi, lui dis-je Un trange malaise m avait saisi, je me sentais� � �  trembler de frayeur devant ce regard ind finissable dont l impassibilit me� � �  gla ait. Il ne s agit pas de conna tre son pouvoir, monsieur le cur , mais la� � � � �  mani re dont on s en sert, car c est cela justement qui fait l homme. Qu importe� � � � �  un pouvoir dont on n use jamais ou dont on n use qu demi ? Dans les grandes� � ��  conjonctures comme dans les petites, vous engagez le v tre fond, et sans doute� � � votre insu. Cela explique bien des choses. �

Il avait pris sur mon bureau, tout en parlant, une feuille de papier, tir lui� �  le porte-plume, l encrier. Puis il poussa le tout devant moi. Je n ai pas besoin� � �  de savoir ce qui s est pass entre vous et et la d funte, dit-il. Mais je� � � �  voudrais couper court des propos imb ciles, et sans doute dangereux. Mon neveu� �  remue ciel et terre, Monseigneur est si simple qu il le prend pour un personnage.�  R sumez en quelques lignes votre conversation d avant-hier. Il n est pas question� � �  d tre exact, encore moins il appuya sur ces mots de rien d couvrir de ce qui�� � � �  a t confi non seulement votre honneur sacerdotal, cela va sans dire, mais� � � � � votre simple discr tion. D ailleurs ce papier ne quittera ma poche que pour tre� � �  mis sous les yeux de Son Excellence. Mais je me m fie des ragots. Comme je ne� �  r pondais pas, il m a fix encore une fois, tr s longuement, de ses yeux� � � �  volontairement teints, de ses yeux morts. Pas un muscle de son visage ne�  bougeait. Vous vous d fiez de moi , a-t-il repris d une voix tranquille,� � � �  

assur e, sans r plique. J ai r pondu que je ne comprenais pas qu une telle� � � � �  conversation p t faire l objet d un rapport, qu elle n avait pas eu de t moins, et� � � � � �  que par cons quent Mme la comtesse aurait t seule capable d en autoriser la� � � �  divulgation. Il a hauss les paules. Vous ne connaissez pas l esprit des� � � �  bureaux. Pr sent par moi, on acceptera votre t moignage avec reconnaissance, on� � �  le classera, et personne n y pensera plus. Sinon, vous vous perdrez dans des�  explications verbales, d ailleurs inutiles, car vous ne saurez jamais parler leur�  langage. Quand vous leur affirmeriez que deux et deux font quatre, ils vousprendront encore pour un exalt , pour un fou. Je me taisais. Il m a pos la main� � � �  sur l paule. Allons, laissons cela. Je vous reverrai demain, si vous le�� �  permettez. Je ne vous cache pas que j tais venu dans l intention de vous pr parer�� � �  la visite de mon neveu, mais quoi bon ? Vous n tes pas de ces gens qui� � ��  

peuvent parler pour ne rien dire, et c est malheureusement ce qu il faudrait.� � � 

Enfin, m criai-je, qu ai-je fait de mal, que me reproche-t-on ? D tre ce que�� � � ��  vous tes, il n y a pas de rem de cela. Que voulez-vous, mon enfant, ces gens ne� � � �  ha ssent pas votre simplicit , ils s en d fendent, elle est comme une esp ce de� � � � �  feu qui les br le. Vous vous promenez dans le monde avec votre pauvre humble�  sourire qui demande gr ce, et une torche au poing, que vous semblez prendre pour�  une houlette. Neuf fois sur dix, ils vous l arracheront des mains, mettront le�  pied dessus. Mais il suffit d un moment d inattention, vous comprenez ?� �  D ailleurs, parler franc, je n avais pas une opinion bien favorable de ma� � �  d funte ni ce, ces filles de Tr ville-Sommerange ont toujours t une dr le� � � � � �  d esp ce, et je crois que le diable lui-m me ne tirerait pas ais ment un soupir de� � � �  leurs l vres, et une larme de leurs yeux. Voyez mon neveu, parlez-lui comme vous�  

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l entendrez. Souvenez-vous seulement qu il est un sot. Et n ayez aucun gard pour� � � �  le nom, le titre et autres fariboles dont je crains que votre g n rosit ne fasse� � �  trop de cas. Il n y a plus de nobles, mon cher ami, mettez-vous cela dans la t te.� �  J en ai connu deux ou trois, au temps de ma jeunesse. C taient des personnages� ��  ridicules, mais extraordinairement caract ris s. Ils me faisaient penser ces� � �  ch nes de vingt centim tres que les Japonais cultivent dans de petits pots. Les� �  petits pots sont nos usages, nos m urs. Il n est pas de famille qui puisse� �  r sister la lente usure de l avarice lorsque la loi est gale pour tous, et� � � �  

l opinion juge et ma tresse. Les nobles d aujourd hui sont des bourgeois honteux.� � � �  �

Je l ai accompagn jusqu la porte, et m me j ai fait quelques pas avec lui sur� � �� � �  la route. J imagine qu il attendait de moi un mouvement de franchise, de� �  confiance, mais j ai pr f r me taire. Je me sentais trop incapable de surmonter� � � � � ce moment une impression p nible, que je n aurais d ailleurs su d guiser son� � � � �  regard trange, qui se posait sur moi par instants, avec une curiosit tranquille.� �  Comment lui dire que je ne me faisais pas la moindre id e des griefs de M. le�  comte, et que nous venions de jouer, sans qu il s en dout t, aux propos� � �  interrompus ?

Il est si tard que je juge inutile d aller jusqu l glise, le sacristain a d� �� �� � 

faire le n cessaire.�

La visite de M. le comte ne m a rien appris. J avais d barrass la table, remis� � � �  tout en ordre, mais laiss naturellement la porte du placard ouverte. Comme� � �  celui du chanoine, son regard est tomb du premier coup sur la bouteille de vin.�  C est une esp ce de gageure. Quand je pense mon menu de chaque jour, dont bien� � �  des pauvres ne se contenteraient pas, je trouve un peu irritante cette surprise dechacun constater que je ne bois pas que de l eau. Je me suis lev sans h te, et� � � �  j ai t fermer la porte.� � �

M. le comte s est montr tr s froid, mais poli. Je crois qu il ignorait la� � � �  d marche de son oncle, et il m a fallu r gler de nouveau la question des obs ques.� � � �  Il conna t les tarifs mieux que moi, discute le prix des cires, et a d sign lui-� � �

m me d un trait de plume, sur le plan de l glise, la place exacte o il d sire� � �� � �  que soit dress le catafalque. Son visage est pourtant marqu par le chagrin, la� �  fatigue, sa voix m me a chang , elle est moins d sagr ablement nasale que� � � �  d habitude, et dans son complet noir tr s modeste, avec ses fortes chaussures, il� �  ressemble un riche paysan quelconque. Ce vieil homme endimanch , pensais-je,� � �  est-ce donc l le compagnon de l une, le p re de l autre H las ! nous disons :� � � � � � �  la Famille, les familles, comme nous disons aussi la Patrie. On devrait beaucoupprier pour les familles, les familles me font peur. Que Dieu les re oive merci !� �  

Je suis s r pourtant que le chanoine de la Motte-Beuvron ne m a pas tromp . En� � �  d pit de ses efforts, M. le comte s est montr de plus en plus nerveux. Vers la� � �  fin, j ai cru m me qu il allait parler, mais il s est pass ce moment une chose� � � � � �  

horrible.

En fouillant dans mon bureau pour y trouver une formule imprim e dont nous avions�  besoin, j avais parpill des papiers un peu partout. Tandis que je les reclassais� � �  en h te, je croyais entendre derri re mon dos son souffle plus pr cipit , plus� � � �  court, j attendais d une seconde l autre qu il romp t le silence, je prolongeais� � � � � �  expr s ma besogne, l impression est devenue si forte que je me suis retourn� � � brusquement, et il s en est fallu de peu que je le heurtasse. Il tait debout tout� �  pr s de moi, tr s rouge et il me tendait un papier pli en quatre qui avait gliss� � � � sous la table. C tait la lettre de Mme la comtesse, j ai failli pousser un cri,�� �  et tandis que je la lui prenais des mains, il a d s apercevoir que je tremblais� �  

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car nos doigts se sont crois s. Je crois m me qu il a eu peur. Apr s quelques� � � �  phrases insignifiantes, nous nous sommes quitt s sur un salut c r monieux. J irai� � � �  au ch teau demain matin.�

J ai veill toute la nuit, le jour commence poindre. Ma fen tre est rest e� � � � �  ouverte et je grelotte. peine puis-je tenir ma plume entre les doigts, mais il�  me semble que je respire mieux, je suis plus calme. Certes, je ne pourrais pasdormir, et pourtant ce froid qui me p n tre me tient lieu de sommeil. Il y a une� �  

heure ou deux, tandis que je priais, assis sur mes talons, la joue pos e contre le�  bois de ma table, je me suis senti tout coup si creux, si vide, que j ai cru� �  mourir. Cela tait doux.�

Heureusement, il restait un peu de vin au fond de la bouteille. Je l ai bu tr s� �  chaud et tr s sucr . Il faut avouer qu un homme de mon ge ne peut gu re esp rer� � � � � �  entretenir ses forces avec quelques verres de vin, des l gumes, et parfois un�  morceau de lard. Je commets certainement une faute grave en retardant de jour enjour ma visite au m decin de Lille.�

Je ne crois pourtant pas que je sois l che. J ai seulement beaucoup de mal� � � lutter contre cette esp ce de torpeur qui n est pas l indiff rence, qui n est pas� � � � �  non plus la r signation, et o je recherche presque malgr moi un rem de mes� � � � �  

maux. S abandonner la volont de Dieu est si facile lorsque l exp rience vous� � � � �  prouve chaque jour que vous ne pouvez rien de bon ! Mais on finirait par recevoiramoureusement comme des gr ces les humiliations et les revers qui ne sont�  simplement que les fatales cons quences de notre b tise. L immense service que me� � �  rend ce journal est de me forcer d gager la part qui me revient de tant� �  d amertumes. Et cette fois encore, il a suffi que je posasse la plume sur le�  papier pour r veiller en moi le sentiment de ma profonde, de mon inexplicable�  impuissance bien faire, de ma maladresse surnaturelle.�

(Il y a un quart d heure, qui e t pu me croire capable d crire ces lignes, si� � ��  sages en somme ? Je les cris pourtant.)�

Je me suis rendu hier matin au ch teau comme je l avais promis. C est Mlle Chantal� � �  

qui est venue m ouvrir. Cela m a mis en garde. J esp rais qu elle me recevrait� � � � �  dans la salle, mais elle m a presque pouss dans le petit salon, dont les� �  persiennes taient closes. L ventail bris se trouvait encore sur la chemin e,� �� � �  derri re la pendule. Je crois que Mademoiselle a surpris mon regard. Son visage�  tait plus dur que jamais. Elle a fait le geste de s asseoir dans le fauteuil o� � � deux jours plus t t ce moment, j ai cru saisir dans ses yeux comme un clair,� � � � �  je lui ai dit : Mademoiselle, je ne dispose que d un peu de temps, je vous� �  parlerai debout. Elle a rougi, sa bouche tremblait de col re. Pourquoi ? Parce� � �  que ma place n est pas ici, ni la v tre. Elle a eu une parole horrible,� � �  tellement au-dessus de son ge que je ne puis croire qu elle ne lui ait pas t� � � � souffl e par un d mon. Elle m a dit : Je ne crains pas les morts. Je lui ai� � � � �  tourn le dos. Elle s est jet e entre moi et la porte, elle me barrait le seuil de� � �  ses deux bras tendus. Ferais-je mieux de jouer la com die ? Si je pouvais� � �  

prier, je prierais. J ai m me essay . On ne prie pas avec cela ici Elle� � � � �  montrait sa poitrine. Quoi ? Appelez a comme vous voudrez, je crois que c est� � � �  de la joie. Je devine ce que vous pensez, que je suis un monstre ? Il n y a pas� �  de monstres. Si l autre monde ressemble ce qu on raconte, ma m re doit� � � � �  comprendre. Elle ne m a jamais aim e. Depuis la mort de mon fr re, elle me� � �  d testait. N ai-je pas raison de vous parler franchement ? Mon opinion ne vous� � �  importe gu re Vous savez que si, mais vous ne daignez pas l avouer. Au fond,� � � �  votre orgueil vaut le mien. Vous parlez comme un enfant, lui dis-je. Vous�  blasph mez aussi comme un enfant. Et je m avan ai d un pas vers la porte, mais� � � � �  elle tenait la poign e entre ses mains. L institutrice fait ses malles. Elle� � �  part jeudi. Vous voyez que ce que je veux, je l obtiens. Qu importe, lui dis-je,� � �  

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cela ne vous avancera gu re. Si vous restez telle que vous tes, vous trouverez� �  toujours ha r. Et si vous tiez capable de m entendre, j ajouterais m me Quoi� � � � � � � �  ? Eh bien, c est vous que vous ha ssez, vous seule ! Elle a r fl chi un� � � � � �  moment. Bah ! fit-elle, je me ha rai si je n obtiens pas ce que je d sire. Il� � � �  faut que je sois heureuse, sinon ! D ailleurs c est leur faute. Pourquoi m ont-� � � �ils enferm e dans cette sale bicoque ? Il y a des filles, je suppose, qui m me ici� �  trouveraient le moyen d tre insupportables. Cela soulage. Moi, j ai horreur des�� �  sc nes, je les trouve ignobles, je suis capable de souffrir n importe quoi sans� �  

broncher. Quand tout votre sang bout dans les veines, ne pas lever la voix,�  rester tranquillement pench e sur son ouvrage les yeux mi-clos, en mordant sa�  langue, quel plaisir ! Ma m re tait ainsi, vous savez. Nous pouvions rester des� �  heures, travailler c te c te, chacune dans son r ve, dans sa col re, et papa,� � � � �  bien entendu, ne s apercevait de rien. ces moments-l , on croit sentir je ne� � �  sais quoi, une force extraordinaire qui s accumule au fond de vous, et la vie tout�  enti re ne sera pas assez longue pour la d penser Naturellement, vous me traitez� � �  de menteuse, d hypocrite ? Le nom que je vous donne, Dieu le conna t, lui dis-� � �je. C est ce qui m enrage. On ne sait pas ce que vous pensez. Mais vous me� � �  conna trez telle que je suis, je le veux ! Est-il vrai que des gens lisent dans�  les mes, est-ce que vous croyez ces histoires ? Comment cela peut-il se faire ?� �  N avez-vous pas honte de ces bavardages ? Pensez-vous que je n ai pas devin� � � � 

depuis longtemps que vous m avez fait quelque tort, j ignore lequel, et que vous� �  

br lez de m en jeter l aveu la face ? Oui, j entends bien. Vous allez me� � � � � �  parler de pardon, jouer au martyr ? D trompez-vous, lui dis-je, je suis le� �  serviteur d un ma tre puissant, et comme pr tre, je ne puis absoudre qu en son� � � �  nom. La charit n est pas ce que le monde imagine, et si vous voulez bien� �  r fl chir ce que vous avez appris jadis, vous conviendrez avec moi qu il est un� � � �  temps pour la mis ricorde, un temps pour la justice et que le seul irr parable� �  malheur est de se trouver un jour sans repentir devant la Face qui pardonne. Eh�  bien, dit-elle, vous ne saurez rien ! Elle s est cart e de la porte, me� � � �  laissant le passage libre. Au moment de franchir le seuil, je l ai vue une�  derni re fois debout contre le mur, les bras pendants, la t te pench e sur la� � �  poitrine.

M. le comte n est rentr qu un quart d heure plus tard. Il revenait des champs,� � � �  

tout crott , la pipe la bouche, l air heureux. je crois qu il sentait l alcool.� � � � �  Il a paru tonn de me trouver l . Ma fille vous a donn les papiers, c est le� � � � � �  d tail de la c r monie fun bre c l br e pour ma belle-m re par votre pr d cesseur.� � � � � � � � � �  Je d sire qu on fasse de m me pour les obs ques, quelques d tails pr s. Les� � � � � � � �  tarifs ont malheureusement chang depuis. Voyez ma fille. Mais Mademoiselle ne� � �  m a rien transmis. Comment ! vous ne l avez pas vue ? Je viens de la voir.� � � � � Par exemple ! Pr venez Mademoiselle , a-t-il dit la femme de chambre.� � �  Mademoiselle n avait pas quitt le petit salon, je pense m me qu elle se trouvait� � � �  derri re la porte, elle est apparue sur-le-champ. Le visage de M. le comte a�  chang si vite que je n en croyais pas mes yeux. Il semblait horriblement g n .� � � �  Elle le regardait d un air triste, avec un sourire, comme on regarde un enfant�  irresponsable. Elle m a fait m me un signe de la t te. Comment croire un pareil� � � �  sang-froid chez un tre si jeune ! Nous avons parl d autre chose, M. le cur et� � � � �  

moi, dit-elle d une voix douce. Je trouve que vous devriez lui donner carte�  blanche, ces chinoiseries sont absurdes. Il faudrait que vous signiez aussi lech que pour Mlle Ferrand. Souvenez-vous qu elle part ce soir. Comment, ce soir !� � �  Elle n assistera pas aux obs ques ? Cela va para tre extraordinaire tout le� � � �  monde. Tout le monde ! Je me demande au contraire qui s apercevra de son� �  absence. Et puis, que voulez-vous ? elle pr f re partir. Ma pr sence� � � �  embarrassait visiblement M. le comte, il avait rougi jusqu aux oreilles, mais la�  voix de Mademoiselle tait toujours si parfaitement pos e, si calme, qu il tait� � � �  impossible de ne pas lui r pondre sur le m me ton. Six mois de gages, reprit-il,� � �  je trouve a exag r , ridicule C est pourtant la somme que vous aviez fix e,� � � � � � �  maman et vous, lorsque vous parliez de la cong dier. D ailleurs ces trois mille� �  

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francs pauvre Mademoiselle ! suffiront peine au voyage, la croisi re co te� � � � �  deux mille cinq. Quoi, une croisi re ? Je croyais qu elle allait se reposer� � � � Lille, chez sa tante Premaugis ? Pas du tout. Voil dix ans qu elle r ve d un� � � � �  voyage circulaire en M diterran e. Je trouve qu elle a rudement raison de prendre� � �  un peu de bon temps. La vie n tait pas si gaie ici, apr s tout. M. le comte a�� � �  pris le parti de se f cher. Bon, bon, t chez de garder pour vous ces sortes de� � �  r flexions. Et qu est-ce que vous attendez encore ? Le ch que. Votre carnet est� � � �  dans le secr taire du salon. Fichez-moi la paix ! votre aise, papa. Je� � � �  

voulais seulement vous pargner de discuter ces questions avec mademoiselle, qui�  est boulevers e. Il a regard sa fille en face pour la premi re fois, mais elle� � � �  a soutenu ce regard avec un air de surprise et d innocence. Et bien que je ne�  pusse douter ce moment qu elle jou t une affreuse com die, il y avait dans son� � � �  attitude je ne sais quoi de noble, une sorte de dignit encore enfantine,�  d amertume pr coce qui serrait le c ur. Certes, elle jugeait son p re, ce jugement� � � �  tait sans appel, et probablement sans pardon, mais non sans tristesse. Et ce�  n tait pas le m pris, c tait cette tristesse qui mettait le vieil homme sa�� � �� �  merci, car il n tait rien, en lui, h las ! qui p t s accorder avec une telle�� � � �  tristesse, il ne la comprenait point. Je vais le signer, ton ch que, fit-il.� �  Reviens dans dix minutes. Elle le remercia d un sourire.� �

C est une enfant tr s d licate, tr s sensible, on doit la m nager beaucoup, me� � � � � �  

dit-il d un ton rogue. L institutrice ne la m nageait pas assez. Aussi longtemps� � �  que sa m re a v cu, la pauvre femme a pu viter les heurts, et maintenant� � � �

Il m a pr c d dans la salle manger, mais sans m offrir un si ge. Monsieur le� � � � � � � �  cur , a-t-il repris, autant vous parler franc. Je respecte de clerg , les miens� �  ont toujours entretenu d excellents rapports avec vos pr d cesseurs, mais� � �  c taient des rapports de d f rence, d estime, ou plus exceptionnellement�� � � �  d amiti . Je ne veux pas qu un pr tre se m le de mes affaires de famille. Il� � � � � �  nous arrive d y tre m l s malgr nous, lui dis-je. Vous tes la cause� � � � � � �  involontaire du moins inconsciente de d un grand malheur. J entends que la� � � � �  conversation que vous venez d avoir avec ma fille soit la derni re. Tout le monde,� �  et vos sup rieurs eux-m mes, conviendraient qu un pr tre aussi jeune que vous ne� � � �  saurait pr tendre diriger la conscience d une jeune fille de cet ge. Chantal� � �  

n est d j que trop impressionnable. La religion a du bon, certes, et du meilleur.� � �  Mais la principale mission de l glise est de prot ger la famille, la soci t ,�� � � �  elle r prouve tous les exc s, elle est une puissance d ordre, de mesure.� � � � Comment, lui dis-je, ai-je t la cause d un malheur ? Mon oncle La Motte-� � � �Beuvron vous clairera l -dessus. Qu il vous suffise de savoir que je n approuve� � � �  pas vos imprudences, et que votre caract re, il attendit un moment votre� � �  caract re autant que vos habitudes me paraissent un danger pour la paroisse. Je�  vous pr sente mes respects.� �

Il m a tourn le dos. Je n ai pas os monter jusqu la chambre. Il me semble que� � � � ��  nous ne devons approcher des morts qu avec une grande s r nit . Je me sentais trop� � � �  boulevers par les paroles que je venais d entendre et auxquelles je ne pouvais� �  trouver aucun sens. Mon caract re, soit. Mais les habitudes ? Quelles habitudes ?�

Je suis rentr au presbyt re par le chemin qu on appelle, j ignore pourquoi,� � � �  chemin de Paradis un sentier boueux, entre deux haies. Il m a fallu presque� �  aussit t courir jusqu l glise o le sacristain m attendait depuis longtemps.� �� �� � �  Mon mat riel est dans un tat d plorable, et je dois reconna tre qu un s rieux� � � � � �  inventaire, fait temps, m e t pargn bien des soucis.� � � � �

Le sacristain est un vieil homme assez grognon et qui, sous des fa ons rev ches et� �  m me grossi res, cache une sensibilit capricieuse, fantasque. On rencontre� � �  beaucoup plus souvent qu on ne croit, chez des paysans, cette sorte d humeur� �  presque f minine qui semble le privil ge des riches oisifs. Dieu sait m me combien� � �  

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peuvent tre fragiles, leur insu, des tres mur s depuis des g n rations,� � � � � �  parfois depuis des si cles, dans un silence dont ils ne sauraient mesurer la�  profondeur, car ils ne disposent d aucun moyen pour le rompre, et d ailleurs n y� � �  songent pas, associant na vement au monotone labeur quotidien, le lent d roulement� �  de leurs r ves jusqu au jour o parfois solitude des pauvres !� � � � � �

Apr s avoir battu les tentures, nous nous sommes repos s un instant sur le banc de� �  pierre de la sacristie. Je le voyais dans l ombre, ses deux mains normes crois es� � �  

sagement autour de ses maigres genoux, le corps pench en avant, la courte m che� �  de cheveux gris plaqu s contre le front tout luisant de sueur. Que pense-t-on de� �  moi dans la paroisse ? ai-je demand brusquement. N ayant jamais chang avec� � � � �  lui que des propos insignifiants, ma question pouvait para tre absurde et je�  n attendais gu re qu il y r pond t. La v rit est qu il m a fait attendre� � � � � � � � �  longtemps. Ils racontent que vous ne vous nourrissez point, a-t-il fini par�  articuler d une voix caverneuse, et que vous tournez la t te des gamines, au� �  cat chisme, avec des histoires de l autre monde. Et vous ? qu est-ce que vous� � � �  pensez de moi, vous, Ars ne ? Il a r fl chi plus longtemps encore que la� � � �  premi re fois, au point que j avais repris mon travail, je lui tournais le dos.� � � mon id e, vous n tes pas d ge J ai essay de rire, je n en avais pas envie.� � �� �� � � � � �  Que voulez-vous, Ars ne, l ge viendra ! Mais il poursuivait sans m entendre� � �� � �  

sa m ditation patiente, obstin e. Un cur est comme un notaire. Il est l en cas� � � � �  

de besoin. Faudrait pas tracasser personne. Mais voyons, Ars ne, le notaire� �  travaille pour lui, moi je travaille pour le bon Dieu. Les gens se convertissentrarement tout seuls. Il avait ramass sa canne, et appuyait le menton sur la� �  poign e. On aurait pu croire qu il dormait. Convertir a-t-il repris enfin,� � � �  convertir J ai septante et trois ans, j ai jamais vu a de mes yeux. Chacun na t� � � � �  tel ou tel, meurt de m me. Nous autres dans la famille, nous sommes d glise. Mon� ��  grand-p re tait sonneur Lyon, d funte ma m re servante chez M. le cur de� � � � � �  Wilman, et il n y a pas d exemple qu un des n tres soit mort sans sacrements.� � � �  C est le sang qui le veut comme a, rien faire. Vous les retrouverez tous l -� � � � �haut , lui dis-je. Cette fois, il a r fl chi longtemps, longtemps. Je l observais� � � �  de biais tout en vaquant ma besogne et j avais perdu l espoir de l entendre de� � � �  nouveau, lorsqu il a prof r son dernier oracle d une voix us e, inoubliable,� � � � �  d une voix qui semblait venir du fond des ges. Quand on est mort, tout est mort� � �  

, a-t-il dit.�

J ai feint de ne pas comprendre. Je ne me sentais pas capable de r pondre, et� �  d ailleurs quoi bon ? Il ne croyait certes pas offenser Dieu par ce blasph me� � �  qui n tait que l aveu de son impuissance imaginer cette vie ternelle dont son�� � � �  exp rience des choses ne lui fournissait aucune preuve valable, mais que l humble� �  sagesse de sa race lui r v lait pourtant certaine et laquelle il croyait, sans� � �  rien pouvoir exprimer de sa croyance, h ritier l gitime, bien que murmurant,� �  d innombrables anc tres baptis s N importe, j tais glac , le c ur m a manqu� � � � � �� � � � � tout coup, j ai pr text une migraine, et je suis parti seul, dans le vent, sous� � � �  la pluie.

������

pr sent que ces lignes sont crites, je regarde avec stupeur ma fen tre ouverte� � � �  sur la nuit, le d sordre de ma table, les mille petits signes visibles mes yeux� �  seuls o s inscrit comme en un myst rieux langage la grande angoisse de ces� � �  derni res heures. Suis-je plus lucide ? Ou la force du pressentiment qui me�  permettait de r unir en un seul faisceau des v nements par eux-m mes sans� � � �  importance s est-elle mouss e par la fatigue, l insomnie, le d go t ? Je� � � � � �  l ignore. Tout cela me semble absurde. Pourquoi n ai-je pas exig de M. le comte� � �  une explication que le chanoine de la Motte-Beuvron jugeait lui-m me n cessaire ?� �  D abord parce que je soup onne quelque affreux artifice de Mlle Chantal et que je� �  redoute de le conna tre. Et puis, aussi longtemps que la morte sera sous son toit,�  

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jusqu demain, qu on se taise ! Plus tard peut- tre Mais il n y aura pas de plus�� � � � �  tard. Ma situation est devenue si difficile dans la paroisse que l intervention de�  M. le comte aupr s de Son Excellence aura certainement plein succ s.� �

N importe ! J ai beau relire ces pages auxquelles mon jugement ne trouve rien� � � reprendre, elles me paraissent vaines. C est qu aucun raisonnement au monde ne� �  saurait provoquer la v ritable tristesse celle de l me ou la vaincre,� � �� �  

lorsqu elle est entr e en nous, Dieu sait par quelle br che de l tre Que dire ?� � � �� �  Elle n est pas entr e, elle tait en nous. Je crois de plus en plus que ce que� � �  nous appelons tristesse, angoisse, d sespoir, comme pour nous persuader qu il� �  s agit de certains mouvements de l me, est cette me m me, que depuis la chute,� �� � �  la condition de l homme est telle qu il ne saurait plus rien percevoir en lui et� �  hors de lui que sous la forme de l angoisse. Le plus indiff rent au surnaturel� �  garde jusque dans le plaisir la conscience obscure de l effrayant miracle qu est� �  l panouissement d une seule joie chez un tre capable de concevoir son propre�� � �  an antissement et forc de justifier grand-peine par ses raisonnements toujours� � �  pr caires, la furieuse r volte de sa chair contre cette hypoth se absurde,� � �  hideuse. N tait la vigilante piti de Dieu, il me semble qu la premi re�� � �� �  conscience qu il aurait de lui-m me, l homme retomberait en poussi re.� � � �

Je viens de fermer ma fen tre, j ai allum un peu de feu. En raison de l extr me� � � � �  loignement d une de mes annexes, je suis dispens du je ne sacramentel le jour o� � � � � je dois y c l brer la Sainte Messe. Jusqu ici je n ai pas us de cette tol rance.� � � � � �  Je vais me faire chauffer un bol de vin sucr .�

En relisant la lettre de Mme la comtesse, je croyais la voir elle-m me,�  l entendre Je ne d sire rien Sa longue preuve tait achev e, accomplie. La� � � � � � � �  mienne commence. Peut- tre est-ce la m me ? Peut- tre Dieu a-t-il voulu mettre sur� � �  mes paules le fardeau dont il venait de d livrer sa cr ature puis e. Dans le� � � � �  moment que je l ai b nie, d o me venait cette joie m l e de crainte, cette� � � � � �  mena ante douceur ? La femme que je venais d absoudre et que la mort allait� �  accueillir quelques heures plus tard au seuil de la chambre famili re faite pour�  la s curit , le repos (je me rappelle que le lendemain sa montre se trouvait� �  

encore pendue au mur, la place o elle l avait mise en se couchant), appartenait� � �  d j au monde invisible, j ai contempl sans le savoir, sur son front, le reflet� � � �  de la paix des Morts.

Il faut payer cela, s rement.�

(N. B. Plusieurs pages ici ont t arrach es, en h te semble-t-il. Ce qui reste� � � � �  d criture dans les marges est illisible, chaque mot hach de traits de plume�� �  marqu s si violemment qu ils ont trou le papier en maints endroits.� � �

Une feuille blanche a t laiss e intacte. Elle porte seulement ces lignes :� � �

R solu que je suis ne pas d truire ce journal, mais ayant cru devoir faire� � � �  

dispara tre ces pages crites dans un v ritable d lire, je veux n anmoins porter� � � � �  contre moi ce t moignage que ma dure preuve la plus grande d ception de ma� � � �  pauvre vie, car je ne saurais rien imaginer de pis m a trouv un moment sans� � �  r signation, sans courage, et que la tentation m est venue de� � �

(La phrase reste inachev e. Il manque quelques lignes au d but de la page� �  suivante.)

������

qu il faut savoir rompre tout prix. Comment, ai-je dit, tout prix ? Je ne� � � � �  

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vous comprends pas. Je ne comprends rien toutes ces finesses. Je suis un�  malheureux petit pr tre qui ne demande qu passer inaper u. Si je fais des� �� �  sottises, elles sont ma mesure, elles me rendent ridicule, elles devraient faire�  rire. Est-ce qu on ne pourrait pas aussi me laisser le temps de voir clair ? Mais�  quoi ! on manque de pr tres. qui la faute ? Les sujets d lite, comme ils� � ��  disent, s en vont chez les moines, et c est de pauvres paysans comme moi que� � �  revient la charge de trois paroisses ! D ailleurs, je ne suis m me pas un paysan,� �  vous le savez bien. Les vrais paysans m prisent des gens comme nous, des valets,�  

des servantes, qui changent de pays au hasard des ma tres, quand ils ne sont pas�  contrebandiers, braconniers, des pas grand-chose, des hors-la-loi. Oh ! je ne meprends pas pour un imb cile. Mieux vaudrait que je fusse un sot. Ni h ros, ni� �  saint, et m me Tais-toi, m a dit le cur de Torcy, ne fait pas l enfant.� � � � � �

Le vent soufflait dur, et j ai vu tout coup son cher vieux visage bleui par le� �  froid. Entre l , je suis gel . C tait la petite cabane o Clovis met l abri� � � � �� � � �  ses fagots. Je ne peux pas t accompagner chez toi maintenant, de quoi aurions-� �nous l air ? Et puis le garagiste, M. Bigre, doit me reconduire en voiture jusqu� �� Torcy. Au fond, vois-tu, j aurais d rester quelques jours de plus Lille, ce� � �  temps-l ne me vaut rien. Vous tes venu pour moi ! lui dis-je. Il a d abord� � � � �  hauss les paules avec col re. Et l enterrement ? D ailleurs a ne te regarde� � � � � � �  pas, mon gar on, je fais ce qui me pla t, viens me voir demain. Ni demain, ni� � �  

apr s-demain, ni probablement cette semaine, moins que Assez d moins que.� � � � ��  Viens ou ne viens pas. Tu calcules trop. Tu es en train de te perdre dans lesadverbes. Il faut construire sa vie bien clairement, comme une phrase la�  fran aise. Chacun sert le bon Dieu sa mani re dans sa langue, quoi ! Et m me ta� � � �  tenue, ton air, cette p lerine, par exemple Cette p lerine, mais c est un� � � � �  cadeau de ma tante ! Tu ressembles un romantique allemand. Et puis cette� �  mine ! Il avait une expression que je ne lui avais jamais vue, presque haineuse.�  Je crois qu il s tait d abord forc pour me parler s v rement, mais les mots les� �� � � � �  plus durs venaient seuls maintenant sa bouche et peut- tre s irritait-il de ne� � �  pouvoir les retenir. Je ne fais pas ma mine ! lui dis-je. Si ! d abord tu te� � �  nourris d une mani re absurde. Il faudra m me que je te parle ce sujet, tr s� � � � �  s rieusement. Je me demande si tu te rends compte que Il s est tu. Non, plus� � � � �  tard, a-t-il repris d une voix radoucie, nous n allons pas parler de a dans cette� � �  

cahute. Bref, tu te nourris en d pit du bon sens, et tu t tonnes de souffrir� �� � � ta place, moi aussi, j aurais des crampes d estomac ! Et pour ce qui regarde la� �  vie int rieure, mon ami, je crains que ce ne soit la m me chose. Tu ne pries pas� �  assez. Tu souffres trop pour ce que tu pries, voil mon id e. Il faut se nourrir� � � proportion de ses fatigues, et la pri re doit tre la mesure de nos peines.� � � � C est que je ne Je ne peux pas ! m criai-je. Et j ai tout de suite regrett� � � � �� � � l aveu, car son regard est devenu dur. Si tu ne peux pas prier, rab che !� � �  coute, j ai eu mes traverses, moi aussi ! Le diable m inspirait une telle horreur� � �  de la pri re que je suais grosses gouttes pour dire mon chapelet, hein ? t che� � �  de comprendre ! Oh ! je comprends ! r pondis-je, et avec un tel lan qu il m a� � � � �  examin longuement, des pieds la t te, mais sans malveillance, au contraire� � � � � coute, dit-il, je ne crois pas m tre tromp sur ton compte. T che de r pondre� �� � � � � la question que je vais te poser. Oh ! je te donne ma petite preuve pour ce�  

qu elle vaut, ce n est qu une id e moi, un moyen de me reconna tre, et il m a� � � � � � �  remis dedans plus d un coup, naturellement. Bref, j ai beaucoup r fl chi la� � � � �  vocation. Nous sommes tous appel s, soit, seulement pas de la m me mani re. Et� � �  pour simplifier les choses, je commence par essayer de replacer chacun de nous � sa vraie place, dans l vangile. Oh ! bien s r, a nous rajeunit de deux mille�� � �  ans, et apr s ! Le temps n est rien pour le bon Dieu, son regard passe au travers.� �  Je me dis que bien avant notre naissance pour parler le langage humain Notre-� �Seigneur nous a rencontr s quelque part, Bethl em, Nazareth, sur les routes de� � � �  Galil e, que sais-je ? Un jour entre les jours, ses yeux se sont fix s sur nous,� �  et selon le lieu, l heure, la conjoncture, notre vocation a pris son caract re� �  particulier. Oh ! je ne te donne pas a pour de la th ologie ! Enfin je pense,� �  

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j imagine, je r ve. quoi ! que si notre me qui n a pas oubli , qui se souvient� � � � �  toujours, pouvait tra ner notre pauvre corps de si cle en si cle, lui faire� � �  remonter cette norme pente de deux mille ans, elle le conduirait tout droit� � cette m me place o Quoi ? qu est-ce que tu as ? qu est-ce qui te prend ? Je ne� � � � �  m tais pas aper u que je pleurais, je n y songeais pas. Pourquoi pleures-tu ?�� � � � � La v rit est que depuis toujours c est au jardin des Oliviers que je me retrouve,� � �  et ce moment oui, c est trange, ce moment pr cis o posant la main sur� � � � � � �  l paule de Pierre, il fait cette demande bien inutile en somme, presque na ve�� � � � 

mais si courtoise, si tendre : Dormez-vous ? C tait un mouvement de l me� � �� ��  tr s familier, tr s naturel, je ne m en tais pas avis jusqu alors, et tout� � � � � � � coup Qu est-ce qui te prend ? r p tait M. le cur de Torcy avec impatience.� � � � � �  Mais tu ne m coutes m me pas, tu r ves. Mon ami, qui veut prier ne doit pas�� � �  r ver. Ta pri re s coule en r ve. Rien de plus grave pour l me que cette� � �� � ��  h morragie-l ! J ai ouvert la bouche, j allais r pondre, je n ai pas pu. Tant� � � � � � �  pis ! N est-ce pas assez que Notre-Seigneur m ait fait cette gr ce de me r v ler� � � � �  aujourd hui, par la bouche de mon vieux ma tre, que rien ne m arracherait la� � � �  place choisie pour moi de toute ternit , que j tais prisonnier de la Sainte� � ��  Agonie ? Qui oserait se pr valoir d une telle gr ce ? J ai essuy mes yeux, et je� � � � �  me suis mouch si gauchement que M. le cur a souri. Je ne te croyais pas si� � �  enfant, tu es bout de nerfs, mon petit. (Mais en m me temps il m observait de� � � �  nouveau, avec une telle vivacit d attention que j avais toutes les peines du� � �  

monde me taire, je voyais bouger son regard, et il tait comme au bord de mon� �  secret. Oh ! c est un vrai ma tre des mes, un seigneur !) Enfin, il a hauss les� � � �  paules, de l air d un homme qui renonce. Assez comme a, nous ne pouvons pas� � � � �  rester jusqu ce soir dans cette cahute. Apr s tout, il est possible que le bon�� �  Dieu te tienne dans la tristesse. Mais j ai toujours remarqu que ces preuves-l ,� � � �  si grand que soit l ennui o elles nous jettent, ne faussent jamais notre jugement� �  d s que le bien des mes l exige. On m avait d j r p t sur ton compte des choses� � � � � � � � �  ennuyeuses, emb tantes, n importe ! Je connais la malice des gens. Mais c est vrai� � �  que tu n as fait que des b tises avec la pauvre comtesse, c est du th tre ! Je� � � �� �  ne comprends pas. As-tu lu l Otage de M. Paul Claudel ? J ai r pondu que je ne� � � � �  savais m me pas de qui ni de quoi il parlait. Allons ! tant mieux. Il s agit l -� � � �dedans d une sainte fille qui, sur les conseils d un cur dans ton genre, renie sa� � �  parole, pouse un vieux ren gat, se livre au d sespoir, le tout sous le pr texte� � � �  

d emp cher le Pape d aller en prison, comme si depuis saint Pierre la place d un� � � �  pape n tait pas plut t la Mamertine que dans un palais d cor de haut en bas�� � � � �  par ces mauvais sujets de la Renaissance qui pour peindre la Sainte Viergefaisaient poser leurs gitons ! Remarque que ce M. Claudel est un g nie, je ne dis�  pas non, mais ces gens de lettres sont tous pareils : d s qu ils veulent toucher� � � la saintet , ils se barbouillent de sublime, ils se mettent du sublime partout !�  La saintet n est pas sublime, et si j avais confess l h ro ne, je lui aurais� � � � � � �  d abord impos de changer contre un vrai nom de chr tienne son nom d oiseau elle� � � � �  s appelle Sygne et puis de tenir sa parole, car enfin on n en a qu une, et notre� � � �  Saint-P re le Pape lui-m me n y peut rien. Mais en quoi moi-m me , lui dis-je.� � � � � � � Cette histoire de m daillon ? De m daillon ? Je ne pouvais comprendre.� � � � � Allons, nigaud, on vous a entendus, on vous a vus, il n y a pas de miracle l -� �dedans, rassure-toi. Qui nous a vus ? Sa fille. Mais La Motte-Beuvron t a d j� � � � � 

renseign , ne fais pas la b te. Non. Comment, non ? Par exemple ! H bien, je� � � � �  suis pris, je pense que je dois maintenant aller jusqu au bout, hein ? Je n ai� � �  pas bronch , j avais eu le temps de reprendre un peu de calme. Au cas o Mlle� � �  Chantal e t alt r la v rit , elle l avait fait avec adresse, j allais me d battre� � � � � � � �  dans un inexplicable r seau de demi-mensonges dont je ne m arracherais pas sans� �  risquer de trahir la morte mon tour. M. le cur semblait tonn de mon silence,� � � �  d concert . Je me demande ce que tu entends par r signation Forcer une m re� � � � � � � jeter au feu le seul souvenir qu elle garde d un enfant mort, cela ressemble une� � �  histoire juive, c est de l Ancien Testament. Et de quel droit as-tu parl d une� � � �  ternelle s paration ? On ne fait pas chanter les mes, mon petit. Vous� � � �  pr sentez les choses ainsi, lui dis-je, je pourrais les pr senter autrement.� � � 

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quoi bon ! L essentiel est vrai. Voil tout ce que tu trouves r pondre ?� � � � � � Oui. J ai cru qu il allait m accabler. Il est devenu au contraire tr s p le,� � � � � �  presque livide, j ai compris alors combien il m aimait. Ne restons pas ici plus� � �  longtemps, balbutia-t-il, et surtout refuse de recevoir la fille, c est une�  diablesse. Je ne lui fermerai pas ma porte, je ne fermerai ma porte personne,� �  aussi longtemps que je serai cur de cette paroisse. Elle pr tend que sa m re� � � �  t a r sist jusqu au bout, que tu l as laiss e dans une agitation, un d sordre� � � � � � �  d esprit incroyable. Est-ce vrai ? Non ! Tu l as laiss e Je l ai laiss e� � � � � � � � �  

avec Dieu, en paix. Ah ! (Il a pouss un profond soupir.) Songe qu elle a pu� � �  garder en mourant le souvenir de tes exigences, de ta duret ? Elle est morte� � �  en paix. Qu en sais-tu ? Je n ai m me pas t tent de parler de la lettre. Si� � � � � � � �  l expression ne devait para tre ridicule, je dirais que de la t te aux pieds, je� � �  n tais plus que silence. Silence et nuit. Bref, elle est morte. Qu est-ce que tu�� � �  veux qu on pense ! Des sc nes pareilles ne valent rien pour une cardiaque. Je me� � �  suis tu. Nous nous sommes quitt s sur ces mots.�

J ai regagn lentement le presbyt re. Je ne souffrais pas. Je me sentais m me� � � �  soulag d un grand poids. Cette entrevue avec M. le cur de Torcy, elle tait� � � �  comme la r p tition g n rale de l entretien que j aurais incessamment avec mes� � � � � �  sup rieurs, et je d couvrais presque avec joie que je n avais rien dire. Depuis� � � �  deux jours, et sans que j en eusse tr s clairement conscience, ma crainte tait� � �  

qu on ne m accus t d une faute que je n avais pas commise. L honn tet , en ce cas,� � � � � � � �  m e t d fendu de garder le silence. Au lieu que j tais d sormais libre de laisser� � � �� �  chacun juger sa guise des actes de mon minist re, d ailleurs susceptibles� � �  d appr ciations fort diverses. Et ce m tait aussi un grand soulagement de penser� � ��  que Mlle Chantal avait pu se tromper de bonne foi sur le v ritable caract re d une� � �  conversation qu elle n avait probablement entendue que fort mal. Je suppose� �  qu elle tait dans le jardin, sous la fen tre, dont l entablement est tr s lev� � � � � � � au-dessus du sol.

Arriv au presbyt re, j ai t bien tonn d avoir faim. Ma provision de pommes� � � � � � � �  n est pas puis e, j en fais cuire assez souvent sur les braises, et je les arrose� � � �  de beurre frais. J ai aussi des ufs. Le vin est vraiment m diocre, mais chaud et� � �  sucr , il devient passable. Je me sentais si frileux que j ai rempli cette fois ma� �  

petite casserole. Cela fait la valeur d un verre eau, pas davantage, je le jure.� �  Comme je terminais mon repas, M. le cur de Torcy est entr . La surprise mais� � �  non pas la surprise seule m a clou sur place. Je me suis mis debout, tout� � �  chancelant, je devais avoir l air gar . En me levant, ma main gauche avait� � �  maladroitement effleur la bouteille, elle s est bris e avec un bruit� � �  pouvantable. Une rigole de vin noir, bourbeux, s est mise couler sur les� � �  dalles.

Mon pauvre enfant ! a-t-il dit. Et il r p tait : C est ainsi c est donc� � � � � � �  ainsi d une voix douce. Je ne comprenais pas encore, je ne comprenais rien,� � �  sinon que l trange paix dont je venais de jouir n tait, comme toujours, que�� ��  l annonce d un nouveau malheur. Ce n est pas du vin, c est une affreuse� � � � �  teinture. Tu t empoisonnes, nigaud ! Je n en ai pas d autre. Il fallait m en� � � � � �  

demander. Je vous jure que Tais-toi ! Il a pouss du pied les d bris de la� � � � � �  bouteille, on aurait dit qu il crasait un animal immonde. J attendais qu il e t� � � � �  fini, incapable d articuler un seul mot. Quelle mine veux-tu avoir, mon pauvre� �  gar on, avec un jus pareil dans l estomac, tu devrais tre mort. Il s tait� � � � ��  plac devant moi, les deux mains dans les poches de sa douillette, et quand j ai� �  vu remuer ses paules, j ai senti qu il allait tout dire, qu il ne me ferait pas� � � �  gr ce d un mot. Tiens, j ai rat la voiture de M. Bigre, mais je suis content� � � � �  d tre venu. Assieds-toi, d abord ! Non ! fis-je. Et je sentais ma voix�� � � �  trembler dans ma poitrine, ainsi qu il arrive chaque fois qu un certain mouvement� �  de l me, je ne sais quoi, m avertit que le moment est venu, que je dois faire�� �  face. Faire face n est pas toujours r sister. Je crois m me qu ce moment,� � � ��  

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j aurais avou n importe quoi pour qu on me laiss t tranquille, avec Dieu. Mais� � � � �  nulle force au monde ne m aurait emp ch de rester debout. coute, reprit M. le� � � � �  cur de Torcy, je ne t en veux pas. Et ne va pas croire que je te prenne pour un� �  ivrogne. Notre ami Delbende avait mis le doigt sur la plaie du premier coup. Nousautres, dans nos campagnes, nous sommes tous, plus ou moins, fils d alcooliques.�  Tes parents n ont pas bu plus que les autres, moins peut- tre, seulement ils� �  mangeaient mal, ou ils ne mangeaient pas du tout. Ajoute que faute de mieux, ilss impr gnaient de mixtures dans le genre de celle-ci, des rem des tuer un� � � �  

cheval. Que veux-tu ? T t ou tard, tu l aurais sentie, cette soif, une soif qui� �  n est pas tienne, apr s tout, et a dure, va, a peut durer des si cles, une soif� � � � �  de pauvres gens, c est un h ritage solide ! Cinq g n rations de millionnaires� � � �  n arrivent pas toujours l tancher, elle est dans les os, dans la moelle.� � ��  Inutile de me r pondre que tu ne t es rendu compte de rien, j en suis s r. Et� � � �  quand tu ne boirais par jour que la ration d une demoiselle, n importe. Tu es n� � � satur , mon pauvre bonhomme. Tu glissais tout doucement demander au vin et� � � � quel vin ! les forces et le courage que tu trouverais dans un bon r ti, un vrai.� �  Humainement parlant, le pis qui puisse nous arriver, c est de mourir, et tu tais� �  en train de te tuer. a ne serait pas une consolation de se dire que tu t es mis� �  en terre avec une dose qui ne suffirait seulement pas garder en joie et sant un� �  vigneron d Anjou ? Et remarque que tu n offensais pas le bon Dieu. Mais te voil� � � pr venu, mon petit. Tu l offenserais maintenant.� � �

Il s est tu. Je l ai regard , sans y penser, comme j ai regard Mitonnet, ou� � � � �  Mademoiselle, ou Oh ! oui, je sentais d border de moi cette tristesse Mais lui,� � �  c est un homme fort et tranquille, un vrai serviteur de Dieu, un homme. Lui aussi,�  il a fait face. Nous avions l air de nous dire adieu de loin, d un bord l autre� � � �  d une route invisible.�

Et maintenant, a-t-il conclu d une voix un peu plus rauque que de coutume, ne te� �  monte pas l imagination. Je n ai qu une parole, et je te la donne. Tu es un fameux� � �  petit pr tre quand m me ! Sans vouloir m dire de la pauvre morte, il faut avouer� � �  que Laissons cela ! dis-je. ton aise !� � � �

J aurais bien voulu m en aller, comme j avais fait une heure plus t t, dans la� � � �  

cabane du jardinier. Mais il tait chez moi, je devais attendre son bon plaisir.�  Dieu soit lou ! Il a permis que le vieux ma tre ne me manqu t pas, rempl t encore� � � �  une fois sa t che. Son regard inquiet s est brusquement raffermi, et j ai entendu� � �  de nouveau la voix que je connais bien, forte, hardie, pleine d une myst rieuse� �  all gresse.�

Travaille, a-t-il dit, fais des petites choses, en attendant, au jour le jour.�  Applique-toi bien. Rappelle-toi l colier pench sur sa page d criture, et qui�� � ��  tire la langue. Voil comment le bon Dieu souhaite nous voir, lorsqu il nous� �  abandonne nos propres forces. Les petites choses n ont l air de rien, mais elles� � �  donnent la paix. C est comme les fleurs des champs, vois-tu. On les croit sans�  parfum, et toutes ensemble, elles embaument. La pri re des petites choses est�  innocente. Dans chaque petite chose, y a un Ange. Est-ce que tu pries les�  

Anges ? Mon Dieu, oui, bien s r. On ne prie pas assez les Anges. Ils font un� � � �  peu peur aux th ologiens, rapport ces vieilles h r sies des glises d Orient,� � � � � �  une peur nerveuse, quoi ! Le monde est plein d Anges. Et la Sainte Vierge, est-ce�  que tu pries la Sainte Vierge ? Par exemple ! On dit a Seulement la pries-tu� � � �  comme il faut, la pries-tu bien ? Elle est notre m re, c est entendu. Elle est la� �  m re du genre humain, la nouvelle ve. Mais elle est aussi sa fille. L ancien� � �  monde, le douloureux monde, le monde d avant la Gr ce l a berc e longtemps sur son� � � �  c ur d sol des si cles et des si cles dans l attente obscure,� � � � � � � �  incompr hensible d une virgo genitrix Des si cles et des si cles, il a prot g de� � � � � � �  ses vieilles mains charg es de crimes, ses lourdes mains, la petite fille�  merveilleuse dont il ne savait m me pas le nom. Une petite fille, cette reine des�  

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Anges ! Et elle l est rest e, ne l oublie pas ! Le Moyen Age avait bien compris� � �  a, le Moyen Age a compris tout. Mais va donc emp cher les imb ciles de refaire� � � � leur mani re le drame de l Incarnation , comme ils disent ! Alors qu ils� � � � �  croient devoir, pour le prestige, habiller en guignols de modestes juges de paix,ou coudre des galons sur la manche des contr leurs de chemin de fer, a leur� �  ferait trop honte d avouer aux incroyants que le seul, l unique drame, le drame� �  des drames, car il n y en a pas d autre s est jou sans d cors et sans� � � � � � �  passementeries. Pense donc ! Le Verbe s est fait chair, et les journalistes de ce�  

temps-l n en ont rien su ! Alors que l exp rience de chaque jour leur apprend que� � � �  les vraies grandeurs, m me humaines, le g nie, l h ro sme, l amour m me leur� � � � � � � �  pauvre amour pour les reconna tre, c est le diable ! Tellement que quatre-vingt-� � �dix-neuf fois sur cent, ils vont porter leurs fleurs de rh torique au cimeti re,� �  ils ne se rendent qu aux morts. La saintet de Dieu ! La simplicit de Dieu,� � �  l effrayante simplicit de Dieu qui a damn l orgueil des Anges ! Oui, le d mon a� � � � �  d essayer de la regarder en face et l immense torche flamboyante la cime de la� � �  cr ation s est ab m e d un seul coup dans la nuit. Le peuple juif avait la t te� � � � � �  dure, sans quoi il aurait compris qu un Dieu fait homme, r alisant la perfection� �  de l homme, risquait de passer inaper u, qu il fallait ouvrir l il. Et tiens,� � � ��  justement, cet pisode de l entr e triomphale J rusalem, je le trouve si beau !� � � � �  Notre-Seigneur a daign go ter au triomphe comme au reste, comme la mort, il n a� � � �  rien refus de nos joies, il n a refus que le p ch . Mais sa mort, dame ! il l a� � � � � �  

soign e, rien n y manque. Au lieu que son triomphe, c est un triomphe pour� � �  enfants, tu ne trouves pas ? Une image d pinal, avec le petit de l nesse, les�� ��  rameaux verts, et les gens de la campagne qui battent des mains. Une gentilleparodie, un peu ironique, des magnificences imp riales. Notre-Seigneur a l air de� �  sourire. Notre-Seigneur sourit souvent il nous dit : Ne prenez pas ces� � �  sortes de choses trop au s rieux, mais enfin il y a des triomphes l gitimes, a� � �  n est pas d fendu de triompher, quand Jeanne d Arc rentrera dans Orl ans, sous les� � � �  fleurs et les oriflammes, avec sa belle huque de drap d or, je ne veux pas qu elle� �  puisse croire mal faire. Puisque vous y tenez tant, mes pauvres enfants, je l ai�  sanctifi , votre triomphe, je l ai b ni, comme j ai b ni le vin de vos vignes.� � � � � � Et pour les miracles, note bien, c est la m me chose. Il n en fait pas plus qu il� � � �  ne faut. Les miracles, ce sont les images du livre, les belles images ! Maisremarque bien maintenant, petit : la Sainte Vierge n a eu ni triomphe, ni�  

miracles. Son fils n a pas permis que la gloire humaine l effleur t, m me du plus� � � �  fin bout de sa grande aile sauvage. Personne n a v cu, n a souffert, n est mort� � � �  aussi simplement et dans une ignorance aussi profonde de sa propre dignit , d une� �  dignit qui la met pourtant au-dessus des Anges. Car enfin, elle tait n e sans� � �  p ch , quelle solitude tonnante ! Une source si pure, si limpide, si limpide et� � �  si pure, qu elle ne pouvait m me pas y voir refl ter sa propre image, faite pour� � �  la seule joie du P re solitude sacr e ! Les antiques d mons familiers de� � � � �  l homme, ma tres et serviteurs tout ensemble, les terribles patriarches qui ont� �  guid les premiers pas d Adam au seuil du monde maudit, la Ruse et l Orgueil, tu� � �  les vois qui regardent de loin cette cr ature miraculeuse plac e hors de leur� �  atteinte, invuln rable et d sarm e. Certes, notre pauvre esp ce ne vaut pas cher,� � � �  mais l enfance meut toujours ses entrailles, l ignorance des petits lui fait� � �  baisser les yeux ses yeux qui savent le bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant�  

de choses ! Mais ce n est que l ignorance apr s tout. La Vierge tait l Innocence.� � � � �  Rends-toi compte de ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine ?Oh ! naturellement, elle d teste le p ch , mais enfin, elle n a de lui nulle� � � �  exp rience, cette exp rience qui n a pas manqu aux plus grands saints, au saint� � � �  d Assise lui-m me, tout s raphique qu il est. Le regard de la Vierge est le seul� � � �  regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d enfant qui se soit jamais lev sur� �  notre honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentirsur soi ce regard qui n est pas tout fait celui de l indulgence car� � � �  l indulgence ne va pas sans quelque exp rience am re mais de la tendre� � � �  compassion, de la surprise douloureuse, d on ne sait quel sentiment encore,�  inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le p ch , plus jeune que la� �  

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race dont elle est issue, et bien que M re par la gr ce, M re des gr ces, la� � � �  cadette du genre humain.

Je vous remercie, lui dis-je. Je n ai trouv que ce mot-l . Et m me je l ai� � � � � �  prononc si froidement ! Je vous prie de me b nir , ai-je repris sur le m me� � � � �  ton. La v rit est que je luttais depuis dix minutes contre mon mal, mon affreux� �  mal, qui n avait jamais t plus pressant. Mon Dieu, la douleur serait encore� � �  supportable mais l esp ce de naus e qui l accompagne maintenant abat tout fait� � � � �  

mon courage. Nous tions sur le seuil de la porte. Tu es dans la peine, m a-t-il� � �  r pondu. C est toi de me b nir. Et il a pris ma main dans la sienne, il l a� � � � � �  lev e rapidement jusqu son front, et il est parti. C est vrai qu il commen ait� �� � � � � venter dur, mais pour la premi re fois, je ne l ai pas vu redresser sa haute� �  taille, il marchait tout courb .�

Apr s le d part de M. le cur , je me suis assis un moment dans ma cuisine, je ne� � �  voulais pas trop r fl chir. Si ce qui m arrive, songeais-je, prend tant� � � �  d importance mes yeux, c est parce que je me crois innocent. Il y a certainement� � �  beaucoup de pr tres capables de grandes imprudences, et on ne m accuse pas d autre� � �  chose. Il est tr s possible que l motion ait h t la mort de Mme la comtesse,� �� � �  l erreur de M. le cur de Torcy ne porte que sur le vrai caract re de notre� � �  entretien. Si extraordinaire que cela paraisse, une telle pens e m a t un� � � � �  

soulagement. Alors que je d plore sans cesse mon insuffisance, vais-je tant�  h siter me ranger parmi les pr tres m diocres ? Mes premiers succ s d colier� � � � � ��  ont t trop doux sans doute au c ur du petit malheureux que j tais alors, et le� � � ��  souvenir m en est rest , malgr tout. Je ne supporte pas bien l id e qu apr s� � � � � � �  avoir t un l ve brillant trop brillant ! je doive aujourd hui m asseoir� � � � � � � � � �  au haut des gradins, avec les cancres. Je me dis aussi que le dernier reproche deM. le cur n est pas aussi injuste que je l avais pens d abord. Il est vrai que� � � � �  ma conscience ne me fait l -dessus aucun reproche : je n ai pas choisi volontiers� �  ce r gime qu il trouve extravagant. Mon estomac n en supportait pas d autres,� � � �  voil tout. D ailleurs, pensais-je encore, cette erreur, du moins, n aura� � � �  scandalis personne. C est le docteur Delbende qui avait mis en garde mon vieux� �  ma tre, et le ridicule incident de la bouteille bris e l aura simplement confirm� � � � dans une opinion toute gratuite. �

J ai fini par sourire de mes craintes. Sans doute, Mme P griot, Mitonnet, M. le� �  comte, quelques autres, n ignorent pas que je bois du vin. Et apr s ? Il serait� �  trop absurde qu on d t m imputer crime une faute qui ne serait tout au plus� � � �  qu un p ch de gourmandise, familier beaucoup de mes confr res. Et Dieu sait que� � � � �  je ne passe pas ici pour gourmand.

(J ai interrompu ce journal depuis deux jours, j avais beaucoup de r pugnance� � � � poursuivre. R flexion faite, je crains d ob ir moins un scrupule l gitime qu� � � � � �� un sentiment de honte. Je t cherai d aller jusqu au bout.)� � �

Apr s le d part de M. le cur de Torcy, je suis sorti. Je devais aller d abord� � � �  prendre des nouvelles d un malade, M. Duplouy. Je l ai trouv r lant. Il ne� � � �  

souffrait pourtant que d une pneumonie assez b nigne, au dire du m decin, mais� � �  c est un gros homme, son c ur trop gras a c d tout coup. Sa femme, accroupie� � � � �  devant l tre, faisait tranquillement chauffer une tasse de caf . Elle ne se�� �  rendait compte de rien. Elle a dit simplement : Vous avez peut- tre raison, il� �  va passer. Quelque temps apr s, ayant soulev le drap, elle a dit encore : Le� � � �  voil qui se l che, c est la fin. Lorsque je suis arriv avec les Saintes� � � � �  Huiles, il tait mort.�

J avais couru. J ai eu tort d accepter une grande tasse de caf , m l de geni vre.� � � � � � �  Le geni vre m c ure. Ce qu affirmait le docteur Delbende est vrai, sans doute.� �� � �  Mon c urement ressemble celui de la sati t , d une horrible sati t . L odeur� � � � � � � � �  

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suffit. J ai l impression que ma langue se gonfle dans ma bouche, comme une� �  ponge. J aurais d rentrer au presbyt re. Chez moi, dans ma chambre, l exp rience� � � � � �  m a enseign peu peu certaines pratiques dont on rirait mais qui me permettent� � �  de lutter contre mon mal, de l assoupir. Quiconque a l habitude de souffrir finit� �  tr s bien par comprendre que la douleur doit tre m nag e, qu on en vient souvent� � � � �  bout par la ruse. Chacune a d ailleurs sa personnalit , ses pr f rences, mais� � � � �  

elles sont toutes m chantes et stupides, et le proc d qui s est r v l bon une� � � � � � �  fois peut servir ind finiment. Bref, je sentais que l assaut serait dur, j ai� � �  

commis la sottise de vouloir lui r sister de front. Dieu l a permis. Cela m a� � �  perdu, je le crains.

La nuit est tomb e tr s vite. Pour comble de malheur, j avais des visites faire� � � �  aux environs du fonds Galbat, les chemins y sont mauvais. Il ne pleuvait pas, maisla terre est d argile, elle collait mes semelles, elle ne s che qu en ao t.� � � � �  Chaque fois, les gens me faisaient place au foyer, pr s du po le bourr d un gros� � � �  charbon de Bruays, mes tempes battaient au point qu il m tait difficile� ��  d entendre, je r pondais un peu au hasard, je devais avoir l air bien trange !� � � �  N anmoins j ai tenu bon : un voyage au fonds Galbat est toujours p nible en raison� � �  de l loignement des maisons diss min es travers les prairies, et je ne voulais�� � � �  pas risquer d y perdre une autre soir e. De temps en temps, je consultais� �  furtivement mon petit carnet, je barrais les noms mesure, la liste me paraissait�  

interminable. Lorsque je me suis retrouv dehors, ma t che achev e, je me sentais� � �  si mal que le c ur m a manqu de rejoindre la grande route, j ai suivi la lisi re� � � � �  du bois. Ce chemin me faisait passer tr s pr s de la maison des Dumouchel o je� � �  d sirais me rendre. Depuis deux semaines, en effet, S raphita ne para t plus au� � �  cat chisme ; je m tais promis d interroger son p re.� �� � �

J ai d abord march avec assez de courage, ma douleur d estomac semblait moins� � � �  violente, je ne souffrais plus gu re que de vertiges et de naus es. Je me rappelle� �  tr s bien avoir d pass la corne du bois d Auchy. Une premi re d faillance a d me� � � � � � �  prendre un peu au-del . Je croyais encore lutter pour me tenir debout, et je�  sentais cependant, contre ma joue, l argile glac e. Je me suis lev enfin. J ai� � � �  m me cherch mon chapelet dans les ronces. Ma pauvre t te n en pouvait plus.� � � �  L image de la Vierge-Enfant, telle que me l avait sugg r e M. le cur , s y� � � � � �  

pr sentait sans cesse et, quelque effort que je fisse pour reprendre pleinement�  conscience, la pri re commenc e s achevait en r veries dont je discernais par� � � �  instants l absurdit . Combien de temps ai-je ainsi march , je ne saurais le dire.� � �  Agr ables ou non, les fant mes n apaisaient pas la douleur intol rable qui me� � � �  ployait en deux. Je crois qu elle seule m emp chait de sombrer dans la folie, elle� � �  tait comme un point fixe dans le vain d roulement de mes songes. Ils me� �  poursuivent encore au moment o j cris, et gr ce au ciel, ne me laissent aucun� �� �  remords, car ma volont ne les acceptait point, elle en r prouvait la t m rit .� � � � �  Qu elle est puissante, la parole d un homme de Dieu ! Certes, je l affirme ici� � �  solennellement, je n ai jamais cru une vision, au sens que l on donne ce mot,� � � �  car le souvenir de mon indignit , de mon malheur, ne m a, pour ainsi dire, pas� �  quitt . Il n en est pas moins vrai que l image qui se formait en moi n tait pas� � � ��  de celles que l esprit accueille ou repousse son gr . Oserais-je en faire l aveu� � � �  

?�

(Ici dix lignes ratur es.)�

 ������

La cr ature sublime dont les petites mains ont d tendu la foudre, ses mains� � �  pleines de gr ces Je regardais ses mains. Tant t je les voyais, tant t je ne les� � � �  voyais plus, et comme ma douleur devenait excessive, que je me sentais glisser denouveau, j ai pris l une d elles dans la mienne. C tait une main d enfant,� � � �� �  d enfant pauvre, d j us e par le travail, les lessives. Comment exprimer cela ?� � � �  

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Je ne voulais pas que ce f t un r ve, et pourtant je me souviens d avoir ferm les� � � �  yeux. Je craignais, en levant les paupi res, d apercevoir le visage devant lequel� �  tout genou fl chit. Je l ai vu. C tait aussi un visage d enfant, ou de tr s jeune� � �� � �  fille, sans aucun clat. C tait le visage m me de la tristesse, mais d une� �� � �  tristesse que je ne connaissais pas, laquelle je ne pouvais avoir nulle part, si�  proche de mon c ur, de mon mis rable c ur d homme, et n anmoins inaccessible. Il� � � � �  n est pas de tristesse humaine sans amertume, et celle-l n tait que suavit ,� � �� �  sans r volte, et celle-l n tait qu acceptation. Elle faisait penser je ne sais� � �� � �  

quelle grande nuit douce, infinie. Notre tristesse, enfin, na t de l exp rience de� � �  nos mis res, exp rience toujours impure, et celle-l tait innocente. Elle tait� � � � �  l innocence. J ai compris alors la signification de certaines paroles de M. le� �  cur qui m avaient paru obscures. Il a fallu jadis que Dieu voil t, par quelque� � �  prodige, cette tristesse virginale, car si aveugles et durs que soient les hommes,ils eussent reconnu ce signe leur fille pr cieuse, la derni re n e de leur race� � � �  antique, l otage c leste autour duquel rugissaient les d mons, et ils se fussent� � �  lev s tous ensemble, ils lui eussent fait un rempart de leurs corps mortels.�

Je pense avoir march quelque temps encore, mais je m tais cart du chemin, je� �� � �  tr buchais dans l herbe paisse, tremp e de pluie, qui s enfon ait sous mes� � � � � �  semelles. Lorsque je me suis aper u de mon erreur, j tais devant une haie qui m a� �� �  paru trop haute et trop fournie pour que j esp rasse la franchir. Je l ai long e.� � � �  

L eau ruisselait des branches, et m inondait le cou, les bras. Ma douleur� �  s apaisait peu peu, mais je crachais sans cesse une eau ti de qui me paraissait� � �  avoir le go t des larmes. L effort de prendre mon mouchoir dans ma poche me� �  paraissait absolument irr alisable. Je n avais d ailleurs nullement perdu� � �  connaissance, je me sentais simplement l esclave d une souffrance trop vive, ou� �  plut t du souvenir de cette souffrance car la certitude de son retour tait plus� � �  angoissante que la souffrance m me et je la suivais comme un chien suit son� �  ma tre. Je me disais aussi que j allais tomber dans un moment, qu on me trouverait� � �  l , demi-mort, que ce serait un scandale de plus. Il me semble que j ai appel .� � �  Tout coup mon bras qui s appuyait la haie s est trouv dans le vide, tandis� � � � �  que le sol me manquait. J tais parvenu, sans m en douter, au bord du talus, et�� �  j ai heurt violemment des deux genoux et du front la surface pierreuse de la� �  route. Une minute encore, j ai cru que je m tais remis sur pied, que je marchais.� ��  

Puis je me suis aper u que ce n tait qu en r ve. La nuit m a paru soudain plus� �� � � �  noire, plus compacte, j ai pens que je tombais de nouveau, mais cette fois� �  c tait dans le silence. J y ai gliss d un seul coup. Il s est referm sur moi.�� � � � � �

En rouvrant les yeux, la m moire m est revenue aussit t. Il m a sembl que le jour� � � � �  se levait. C tait le reflet d une lanterne sur le talus, en face de moi. Je�� �  voyais aussi une autre clart , sur la gauche, dans les arbres, et j ai reconnu, du� �  premier coup d il, la maison des Dumouchel, sa v randa ridicule. Ma soutane�� � �  tremp e collait mon dos, j tais seul.� � ��

On avait pos la lanterne tout pr s de ma t te une de ces lanternes d curie, au� � � � ��  p trole, qui donnent plus de fum e que de lumi re. Un gros insecte tournait� � �  autour. J ai essay de me lever, sans y r ussir, mais je me sentais quelques� � �  

forces, je ne souffrais plus. Enfin, je me suis trouv assis. De l autre c t de� � � �  la haie j entendais geindre et souffler les bestiaux. Je me rendais parfaitement�  compte que m me au cas o je parviendrais me mettre debout, il tait trop tard� � � �  pour fuir, qu il ne me restait plus qu supporter patiemment la curiosit de� �� �  celui qui m avait d couvert, qui reviendrait bient t chercher sa lanterne.� � � � H las, pensais-je, la maison des Dumauchel est bien la derni re aupr s de laquelle� � �  j aurais souhait qu on me ramass t. J ai pu me relever sur les genoux, et nous� � � � � �  nous sommes trouv s brusquement face face. Debout elle n tait pas plus haute� � ��  que moi. Sa maigre petite figure n tait gu re moins rus e que d habitude, mais ce�� � � �  que j y remarquai d abord tait un air de gravit douce, un peu solennelle,� � � �  presque comique. J avais reconnu S raphita. Je lui ai souri. Elle a probablement� �  

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cru que je me moquais d elle, la mauvaise lueur s est allum e dans son regard gris� � �  si peu enfantin et qui m a fait plus d une fois baisser les yeux. Je me suis� � � �  

aper u alors qu elle tenait la main une jatte de terre remplie d eau, o nageait� � � � �  une esp ce de chiffon, pas trop propre. Elle a pris la jatte entre les genoux.� � J ai t la remplir la mare, fit-elle, c tait plus s r. Ils sont tous l -bas� � � � �� � �  dans la maison, cause de la noce du cousin Victor. Moi, je suis sortie pour�  rentrer les b tes. Ne risque pas d tre punie. Punie ? On ne m a jamais punie.� � �� � �  Un jour le p re a lev la main sur moi. Ne t avise pas de me toucher, que je lui� � �  

ai dit, ou je m ne la Rousse la mauvaise herbe, elle cr vera d enflure ! La� � � �  Rousse est notre plus belle vache. Tu n aurais pas d parler ainsi, c est mal.� � � � � Le mal, a-t-elle r pliqu en haussant les paules avec malice, c est de se mettre� � � �  dans un tat comme vous voil . Je me suis senti p lir, elle m a regard� � � � � � curieusement. Une chance que je vous ai trouv . En poursuivant les b tes, mon� � �  sabot a roul dans le chemin, je suis descendue, je vous croyais mort. Je vais� �  mieux, je vais me lever. N allez pas rentrer fait comme vous tes, au moins !� � � � Qu est-ce que j ai ? Vous avez vomi, vous avez la figure barbouill e comme si� � � �  vous aviez mang des m res. J ai essay de prendre la jatte, elle a failli� � � � �  m chapper des mains.��

Vous tremblez trop, m a-t-elle dit, laissez-moi, j ai l habitude, oh la la !� � �  C tait bien autre chose la noce de mon fr re Narcisse. Hein, qu est-ce que vous�� � � �  

dites ? Je claquais des dents, elle a fini par comprendre que je lui demandais�  de venir le lendemain au presbyt re, que je lui expliquerais. Ma foi, non, j ai� � �  racont du mal de vous, des horreurs. Vous devriez me battre. Je suis jalouse,�  horriblement jalouse, jalouse comme une b te. Et m fiez-vous des autres. Ce sont� �  des cafardes, des hypocrites. Tout en parlant, elle me passait son chiffon sur�  le front, les joues. L eau fra che me faisait du bien, je me suis lev , mais je� � �  tremblais toujours aussi fort. Enfin ce frisson a cess . Ma petite Samaritaine�  levait sa lanterne la hauteur de mon menton, pour mieux juger de son travail, je�  suppose. Si vous voulez, je vous accompagnerai jusqu au bout du chemin. Prenez� �  garde aux trous. Une fois hors des p turages, a ira tout seul. Elle est partie� � �  devant moi, puis le sentier s largissant, elle s est rang e mon c t , et�� � � � � �  quelques pas plus loin a mis sa main dans la mienne, sagement. Nous ne parlions nil un ni l autre. Les vaches appelaient lugubrement. Nous avons entendu le� �  

claquement d une porte au loin. Faut que je rentre , a-t-elle dit. Mais elle� � �  s est plant e devant moi, dress e sur ses petites jambes. N oubliez pas de vous� � � � �  coucher en rentrant, c est ce qu il y a de mieux. Seulement vous n avez personne� � �  pour vous faire chauffer du caf . Un homme sans femme, je trouve a bien� �  malheureux, bien emprunt . Je ne pouvais d tacher les yeux de son visage. Tout y� � �  est fl tri, presque vieillot, sauf le front, rest si pur. Je n aurais pas cru ce� � �  front si pur ! coutez, ce que j ai dit, n allez pas le croire ! Je sais bien que�� � �  vous ne l avez pas fait expr s. Ils vous auront mis une poudre dans votre verre,� �  c est une chose qui les amuse, une farce. Mais gr ce moi, ils ne s apercevront� � � �  de rien, ils seront bien attrap s O que t es, petite garce ! J ai reconnu la� � � � � � �  voix du p re. Elle a saut le talus, sans plus de bruit qu un chat, ses deux� � �  sabots d une main, sa lanterne de l autre. Chut ! rentrez vite ! Cette nuit� � �  m me, j ai r v de vous. Vous aviez l air triste, comme maintenant, je me suis� � � � �  

r veill e tout pleurant.� � �

Chez moi, il m a fallu laver ma soutane. L toffe tait raide, l eau est devenue� �� � �  rouge. J ai compris que j avais rendu beaucoup de sang.� �

En me couchant j tais presque d cid prendre d s l aube un train pour Lille. Ma�� � � � � �  surprise tait telle la crainte de la mort est venue plus tard que si le vieux� � �  docteur Delbende e t v cu, j aurais sans doute couru jusqu Desvres, en pleine� � � ��  nuit. Et ce que je n attendais pas s est justement r alis , comme toujours. J ai� � � � �  dormi d un trait, je me suis r veill tr s dispos, avec les coqs. M me un fou rire� � � � �  m a pris en regardant de pr s mon triste visage, tandis que je passais et� �  

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repassais le rasoir sur une barbe dont aucun racloir n aura jamais raison, une�  vraie barbe de chemineau, de roulier Apr s tout, le sang qui tache ma soutane� �  pourrait provenir d un saignement de nez ? Comment une hypoth se si plausible ne� �  s est-elle pas pr sent e d abord ? Mais l h morragie aura eu lieu pendant ma� � � � � �  courte syncope, et j tais rest , avant de perdre connaissance, sous l impression�� � �  d une horrible naus e.� �

J irai n anmoins consulter Lille cette semaine, sans faute.� � �

Apr s la messe, visite mon confr re d Haucolte, pour le prier de me remplacer en� � � �  cas d absence. C est un pr tre que je connais peu, mais presque du m me ge que� � � � �  moi, il m inspire confiance. Malgr tous les lavages, le plastron de ma soutane� �  est horrible voir. J ai racont qu un flacon d encre rouge s tait renvers dans� � � � � �� �  l armoire, et il m a pr t obligeamment une vieille douillette. Que pensait-il de� � � �  moi ? Je n ai pu lire dans son regard.�

M. le cur de Torcy a t transport hier dans une clinique d Amiens. Il souffre� � � � �  d une crise cardiaque peu grave, dit-on, mais qui exige des soins, l assistance� �  d une infirmi re. Il a laiss pour moi un billet griffonn au crayon, alors qu il� � � � �  prenait place dans l ambulance : Mon petit Gribouille, prie bien le bon Dieu, et� �  viens me voir Amiens, la semaine prochaine.� �

Au moment de quitter l glise, je me suis trouv en face de Mlle Louise. Je la�� �  croyais tr s loin d ici. Elle tait venue d Arches pied, ses souliers taient� � � � � �  pleins de boue, son visage m a paru sale et d fait, un de ses gants de laine, tout� �  trou , d couvrait ses doigts. Elle jadis si soign e, si correcte ! Cela m a fait� � � �  une peine horrible. Et pourtant, d s le premier mot, j ai compris que sa� �  souffrance tait de celles qu on ne peut avouer.� �

Elle m a dit que ses gages n taient plus pay s depuis six mois, que le notaire de� �� �  M. le comte lui proposait une transaction inacceptable, qu elle n osait s loigner� � ��  d Arches, vivait l h tel. Monsieur va se trouver tr s seul, c est un homme� � � � � � �  faible, go ste, attach ses habitudes, sa fille n en fera qu une bouch e.� � � � � � � � J ai compris qu elle esp rait encore, je n ose dire quoi. Elle s effor ait� � � � � �  

d arrondir ses phrases, comme jadis, et par moments sa voix ressemblait celle de� �  Mme la comtesse, dont elle a pris aussi le plissement des paupi res, sur le regard�  myope L humiliation volontaire est royale, mais ce n est pas tr s beau voir,� � � � �  une vanit d compos e !� � � �

M me Madame, a-t-elle dit, me traitait en personne de condition. D ailleurs mon� � �  grand-oncle, le commandant Heudenert, avait pous une de Noisel, les Noisel sont� �  de leurs parents. L preuve que Dieu m envoie Je n ai pu m emp cher de�� � � � � � �  l interrompre : N invoquez pas Dieu si l g rement. Oh ! il vous est facile de� � � � � �  me condamner, me m priser. Vous ne savez pas ce que c est que la solitude ! On� � �  ne sait jamais, dis-je. On ne va jamais jusqu au fond de sa solitude. Enfin,� �  vous avez vos occupations, les jours passent vite. Cela m a fait sourire malgr� � � moi. Vous devez maintenant vous loigner, lui dis-je, quitter le pays. Je vous� �  

promets d obtenir ce qui vous est d . Je vous le ferai tenir l endroit que vous� � � �  m indiquerez. Gr ce Mademoiselle, sans doute ? Je ne pense aucun mal de cette� � � �  enfant, je lui pardonne. C est une nature violente, mais g n reuse. J imagine� � � �  parfois qu une explication franche Elle avait t un de ses gants et le� � � � �  p trissait nerveusement contre sa paume. Elle me faisait piti , certes et aussi� � �  un peu horreur. Mademoiselle, lui dis-je, d faut d autre chose, la fiert� � � � � devrait vous interdire certaines d marches, d ailleurs inutiles. Et� �  l extraordinaire, c est que vous pr tendiez m y associer. La fiert ? Quitter ce� � � � � �  pays o j ai v cu heureuse, consid r e, presque l gale des ma tres, pour m en� � � � � �� � �  aller comme une mendiante, est-ce l ce que vous appelez fiert ? Hier, d j , au� � � �  march , des paysans qui m auraient jadis salu e jusqu terre, faisaient semblant� � � ��  

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de ne pas me reconna tre. Ne les reconnaissez pas non plus. Soyez fi re ! La� � � �  fiert , toujours la fiert ! Qu est-ce que la fiert , d abord ? Je n avais jamais� � � � � �  pens que la fiert f t une des vertus th ologales Je m tonne m me de trouver ce� � � � � �� �  mot dans votre bouche. Pardon, lui dis-je, si vous voulez parler au pr tre, il� �  vous demandera l aveu de vos fautes pour avoir le droit de vous en absoudre. Je� �  ne veux rien de pareil. Permettez-moi donc alors de m adresser vous dans un� � �  langage que vous puissiez comprendre. Un langage humain ? Pourquoi pas ? Il� �  est beau de s lever au-dessus de la fiert . Encore faut-il l atteindre. Je n ai�� � � �  

pas le droit de parler librement de l honneur selon le monde, ce n est pas un� �  sujet de conversation pour un pauvre pr tre tel que moi, mais je trouve parfois�  qu on fait trop bon march de l honneur. H las ! nous sommes tous capables de nous� � � �  coucher dans la boue, la boue para t fra che aux c urs puis s. Et la honte,� � � � �  voyez-vous, c est un sommeil comme un autre, un lourd sommeil, une ivresse sans�  r ves. Si un dernier reste d orgueil doit remettre debout un malheureux, pourquoi� �  y regarderait-on de si pr s ? Je suis cette malheureuse ? Oui, lui dis-je. Et� � �  je ne me permets de vous humilier que dans l espoir de vous pargner une� �  humiliation plus douloureuse, irr parable, qui vous d graderait vos yeux pour� � �  toujours. Abandonnez ce projet de revoir Mlle Chantal, vous vous aviliriez envain, vous seriez cras e, pi tin e Je me suis tu. Je voyais qu elle se for ait� � � � � � � �  la r volte, la col re. J aurais voulu trouver une parole de piti , mais celles� � � � � �  

qui se pr sentaient mon esprit n eussent servi, je le sentais, qu l attendrir� � � �� �  

sur elle-m me, ouvrir la source d ignobles larmes. Jamais je n avais mieux compris� � �  mon impuissance en face de certaines infortunes auxquelles je ne saurais avoirpart, quoi que je fasse. Oui, dit-elle, entre Chantal et moi, vous n h sitez� � �  pas. C est moi qui ne suis pas de force. Elle m a bris e. Ce mot m a rappel une� � � � � �  phrase de mon dernier entretien avec Mme la comtesse. Dieu vous brisera !� � m tais-je cri . Un pareil souvenir, en cet instant, m a fait mal. Il n y a�� � � � � �  rien briser en vous ! ai-je dit. J ai regrett cette parole, je ne la regrette� � � �  plus, elle est sortie de mon c ur. C est vous qui tes sa dupe ! a r pliqu� � � � � � � Mademoiselle, avec une triste grimace. Elle n levait pas la voix, elle parlait��  seulement plus vite, tr s vite, je ne puis d ailleurs tout rapporter, cela coulait� �  intarissablement de ses l vres gerc es. Elle vous hait. Elle vous hait depuis le� � �  premier jour. Elle a une esp ce de clairvoyance diabolique. Et quelle ruse ! Rien�  ne lui chappe. D s qu elle met le nez dehors, les enfants lui courent apr s, elle� � � �  

les bourre de sucre, ils l adorent. Elle leur parle de vous, ils lui racontent je�  ne sais quelles histoires de cat chisme, elle imite votre d marche, votre voix.� �  Vous l obs dez, c est clair. Et quiconque l obs de, elle en fait son souffre-� � � � �douleur, elle le poursuit jusqu la mort, elle est d ailleurs sans piti . Avant-�� � �hier encore J ai senti comme un coup dans la poitrine. Taisez-vous ! ai-je� � � �  dit. Il faut pourtant que vous sachiez ce qu elle est. Je le sais, m criai-� � � ��je, vous ne pouvez pas la comprendre. Elle a tendu vers moi son pauvre visage�  humili . Sur sa joue livide, presque grise, le vent avait d s cher des larmes,� � �  cela faisait une tra n e luisante qui se perdait dans le creux d ombre des� � �  pommettes. J ai caus avec Famechon, l aide-jardinier qui sert table, en� � � � �  l absence de Fran ois. Chantal a tout racont son p re, ils se tordaient de� � � � �  rire. Elle avait trouv un petit livre, pr s de la maison Dumouchel, elle a lu� �  votre nom la premi re page. Alors l id e lui est venue d interroger S raphita,� � � � � �  

et la petite, comme toujours, s est laiss tirer les vers du nez Je la� � � �  regardais stupide, sans pouvoir articuler un mot. M me en ce moment, o elle e t� � �  d savourer sa vengeance, la col re n arrivait pas donner une autre expression� � � � � ses tristes yeux que celle d une r signation de b te domestique, son visage tait� � � �  seulement un peu moins p le. Il para t que la petite vous a trouv ronflant dans� � � �  le chemin de Je lui ai tourn le dos. Elle a couru derri re moi, et en voyant� � � �  sa main sur ma manche, je n ai pu r primer un mouvement de d go t, il m a fallu un� � � � �  grand effort pour la prendre dans la mienne et l carter doucement. Allez-vous-�� �en ! lui dis-je. Je prierai pour vous. Elle m a fait enfin piti . Tout� � � �  s arrangera, je vous le promets. J irai voir M. le comte. Elle s est loign e� � � � � �  rapidement, t te basse et l g rement de biais, ainsi qu un animal bless .� � � � �

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M. le chanoine de la Motte-Beuvron vient de quitter Ambricourt. Je ne l ai pas�  revu.

Aper u aujourd hui S raphita. Elle gardait sa vache, assise au bout du talus. Je� � �  me suis approch , pas de beaucoup. Elle s est enfuie.� �

videmment, ma timidit a pris, depuis quelque temps, le caract re d une v ritable� � � � �  

obsession. On ne vient pas facilement bout de cette peur irraisonn e, enfantine,� �  qui me fait me retourner brusquement lorsque je sens sur moi le regard d un�  passant. Mon c ur saute dans ma poitrine, et je ne recommence respirer qu apr s� � � �  avoir entendu le bonjour qui r pond au mien. Quand il arrive, je ne l esp rais� � �  d j plus.� �

La curiosit se d tourne de moi, pourtant. On m a jug , que demander de plus ? Ils� � � �  ont d sormais de ma conduite une explication plausible, famili re, rassurante, qui� �  leur permet de se d tourner de moi, de revenir aux choses s rieuses. On sait que� � � je bois tout seul, en cachette les jeunes gens disent en suisse . Cela� � � � �  devrait suffire. Reste, h las ! cette mauvaise mine, cette mine fun bre dont je ne� �  puis naturellement me d faire, et qui s accorde si mal avec l intemp rance. Ils ne� � � �  me la pardonneront pas.

Je craignais beaucoup la le on de cat chisme du jeudi. Oh ! je ne m attendais pas� � �  ce que l argot des lyc es appelle un chahut (les petits paysans ne chahutent� � �  

gu re) mais des chuchotements, des sourires. Il ne s est rien pass .� � � �

S raphita est arriv e en retard, essouffl e, tr s rouge. Il m a sembl qu elle� � � � � � �  boitait un peu. la fin de la le on, tandis que je r citais le Sub tuum, je l ai� � � �  vue se glisser derri re ses compagnes et l amen n tait pas prononc que� � �� �  j entendis d j sur les dalles le clic clac impatient de ses galoches.� � �

L glise vide, j ai trouv sous la chaire le grand mouchoir bleu ray de blanc,�� � � �  trop large pour la poche de son tablier, et qu elle oublie souvent. Je me suis dit�  qu elle n oserait rentrer chez elle sans ce pr cieux objet, car Mme Dumouchel est� � �  

connue pour tenir son bien.�

Elle est revenue, en effet. Elle a couru d un trait jusqu son banc, sans bruit� ��  (elle avait retir ses galoches). Elle boitait beaucoup plus fort qu avant, mais� �  lorsque je l ai appel e, du fond de l glise, elle a de nouveau march presque� � �� �  droit. Voil ton mouchoir. Ne l oublie plus ! Elle tait tr s p le (je l ai� � � � � � � �  rarement vue ainsi, la moindre motion la fait devenir carlate). Elle m a pris le� � �  mouchoir des mains, farouchement, sans un merci. Puis elle est rest e immobile, sa�  jambe malade repli e. Va-t en , lui ai-je dit doucement. Elle a fait un pas� � � �  vers la porte, puis elle est revenue droit sur moi, avec un admirable mouvement deses petites paules. Mlle Chantal m a d abord forc e (elle se levait sur la� � � � �  pointe des pieds, pour me regarder bien en face), et puis apr s apr s Apr s,� � � � � �  tu as parl volontiers ? Que veux-tu, les filles sont bavardes. Je ne suis pas� �  

bavarde, je suis m chante. S r ? S r comme Dieu me voit ! (De son pouce noirci� � � � �  d encre, elle s est sign le front, les l vres.) Je me souviens de ce que vous� � � �  avez dit aux autres, des bonnes paroles, des compliments, tenez, vous appelez�  Z lida mon petit. Mon petit, cette grosse jument borgne ! Faut bien que ce soit�  vous pour penser a ! Tu es jalouse. Elle a pouss un grand soupir, en� � � � �  clignant des yeux, comme si elle cherchait voir au fond de sa pens e, tout au� �  fond. Et pourtant, vous n tes pas beau, a-t-elle dit entre ses dents, avec une� ��  gravit inimaginable. C est seulement parce que vous tes triste. M me quand vous� � � �  souriez, vous tes triste. Il me semble que si je comprenais pourquoi vous tes� �  triste, je ne serais plus jamais mauvaise. Je suis triste, lui dis-je, parce que�  Dieu n est pas aim . Elle a secou la t te. Le ruban bleu tout crasseux qui� � � � �  

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tient sur le haut du cr ne ses pauvres cheveux s tait d nou , flottait dr lement� �� � � �  la hauteur de son menton. videmment, ma phrase lui paraissait obscure, tr s� � �  

obscure. Mais elle n a pas cherch longtemps. Moi aussi, je suis triste. C est� � � �  bon, d tre triste. Cela rach te les p ch s, que je me dis, des fois Tu fais�� � � � � �  donc beaucoup de p ch s ? Dame ! (elle m a jet un regard de reproche, d humble� � � � � �  complicit ) vous le savez bien. C est pas que a m amuse tant, les gar ons ! Ils� � � � �  ne valent pas grand-chose. Si b tes qu ils sont ! Des vrais chiens fous. Tu n as� � � �  pas honte ? Si, j ai honte. Avec Isabelle et No mie, nous les retrouvons souvent� � �  

l -haut, par devers la grande butte des Malicorne, la carri re de sable. On� �  s amuse d abord la glissade. C est moi la plus vaurienne, s r ! Mais quand ils� � � � �  sont tous partis, je joue la morte la morte ? Oui, la morte. J ai fait� � � � � � �  un trou dans le sable, je m tends l , sur le dos, bien couch e, les mains�� � �  crois es, en fermant les yeux. Quand je bouge, si peu que ce soit, le sable me�  coule dans le cou, les oreilles, la bouche m me. Je voudrais que ce ne f t pas un� �  jeu, que je sois morte. Apr s avoir parl Mlle Chantal, je suis rest e l -bas� � � � �  des heures. En rentrant, papa m a claqu e. J ai m me pleur , c est plut t rare� � � � � � � � � Tu ne pleures donc jamais ? Non. Je trouve a d go tant, sale. Quand on pleure,� � � �  la tristesse sort de vous, le c ur fond comme du beurre, pouah ! Ou alors (elle a� �  clign de nouveau les paupi res) il faudrait trouver une autre une autre fa on de� � � �  pleurer, quoi ! Vous trouvez a b te ? Non , lui dis-je. J h sitais lui� � � � � � � �  r pondre, il me semblait que la moindre imprudence allait loigner de moi,� � � 

jamais, cette petite b te farouche. Un jour, tu comprendras que la pri re est� � �  justement cette mani re de pleurer, les seules larmes qui ne soient pas l ches.� � � Le mot de pri re lui a fait froncer les sourcils, son visage s est retrouss comme� � �  celui d un chat. Elle m a tourn le dos, et s est loign e en boitant tr s fort.� � � � � � �  Pourquoi boites-tu ? Elle s est arr t e net, tout son corps pr t la fuite, la� � � � � � �  t te seule tourn e vers moi. Puis elle a eu ce m me mouvement des paules, je me� � � �  suis approch doucement, elle tirait d sesp r ment vers ses genoux sa jupe de� � � �  laine grise. travers un accroc de son bas, j ai vu sa jambe violette. Voil� � � � pourquoi tu boites, lui ai-je dit, qu est-ce que c est ? Elle a saut en� � � �  arri re, je lui ai pris la main comme au vol. En se d battant, elle a d couvert un� � �  peu au-dessus du mollet une grosse ficelle li e si fort que la chair faisait deux�  gros bourrelets, couleur d aubergine. Elle s est d gag e d un bond, sautant� � � � � � cloche-pied travers les bancs, je ne l ai rattrap e qu deux pas de la porte.� � � ��  

Son air grave m a impos silence d abord. C est pour me punir d avoir parl� � � � � � � � Mlle Chantal, j ai promis de garder la ficelle jusqu ce soir. Coupe cela !� �� � � lui ai-je dit. Je lui ai tendu mon couteau, elle a ob i sans dire mot. Mais le�  soudain afflux du sang a d tre terriblement douloureux, car elle a fait une� �  affreuse grimace. Si je ne l avais pas retenue, elle serait s rement tomb e.� � � � Promets-moi de ne pas recommencer. Elle a inclin la t te, toujours gravement,� � �  et elle est partie, en s appuyant de la main au mur. Que Dieu la garde !�

J ai d avoir cette nuit une h morragie insignifiante, certes, mais qu il ne m est� � � � �  gu re possible de confondre avec un saignement de nez.�

Comme il n est pas raisonnable de remettre sans cesse mon voyage Lille, j ai� � �  crit au docteur en lui proposant la date du 15. Dans six jours� �

J ai tenu la promesse faite Mlle Louise. Cette visite au ch teau me co tait� � � �  beaucoup. Heureusement, j ai rencontr M. le comte dans l avenue. Il n a paru� � � �  nullement tonn de ma demande, on aurait dit qu il l attendait. Je m y suis pris� � � � �  moim me beaucoup plus adroitement que je ne l esp rais.� � �

La r ponse du docteur m est arriv e par retour du courrier. Il accepte la date� � �  fix e. Je puis tre de retour d s le lendemain matin.� � �

J ai remplac le vin par du caf noir, tr s fort. Je m en trouve bien. Mais ce� � � � �  r gime me vaut des insomnies qui ne seraient pas trop p nibles, agr ables m me� � � �  

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parfois, n taient ces palpitations de c ur, assez angoissantes, en somme. La�� �  d livrance de l aube m est toujours aussi douce. C est comme une gr ce de Dieu, un� � � � �  sourire. Que les matins soient b nis !�

Les forces me reviennent, avec une esp ce d app tit. Le temps est d ailleurs beau,� � � �  sec et froid. Les pr s sont couverts de gel e blanche. Le village m appara t bien� � � �  diff rent de ce qu il tait en automne, on dirait que la limpidit de l air lui� � � � �  enl ve peu peu toute pesanteur, et lorsque le soleil commence d cliner, on� � � �  

pourrait le croire suspendu dans le vide, il ne touche plus la terre, il�  m chappe, il s envole. C est moi qui me sens lourd, qui p se d un grand poids sur�� � � � �  le sol. Parfois, l illusion est telle que je regarde avec une sorte de terreur,�  une r pulsion inexplicable, mes gros souliers. Que font-ils l , dans cette lumi re� � �  ? Il me semble que je les vois s enfoncer.�

videmment, je prie mieux. Mais je ne reconnais pas ma pri re. Elle avait jadis un� �  caract re d imploration t tue, et m me lorsque la le on du br viaire, par exemple,� � � � � �  retenait mon attention, je sentais se poursuivre en moi ce colloque avec Dieu,tant t suppliant, tant t pressant, imp rieux oui, j aurais voulu lui arracher� � � � �  ses gr ces, faire violence sa tendresse. Maintenant j arrive difficilement� � � � d sirer quoi que ce soit. Comme le village, ma pri re n a plus de poids, s envole� � � � � Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne sais.

Encore une petite h morragie, un crachement de sang, plut t. La peur de la mort� �  m a effleur . Oh ! sans doute, sa pens e me revient souvent, et parfois elle� � �  m inspire de la crainte. Mais la crainte n est pas la peur. Cela n a dur qu un� � � � �  instant. Je ne saurais quoi comparer cette impression fulgurante. Le cinglement�  d une m che de fouet travers le c ur, peut- tre ? Sainte Agonie !� � � � � � �

Que mes poumons soient en mauvais tat, rien de plus s r. Pourtant le docteur� �  Delbende m avait soigneusement auscult . En quelques semaines, la tuberculose n a� � �  pu faire de tr s grands progr s. On triomphe d ailleurs souvent de cette maladie� � �  par l nergie, la volont de gu rir. J ai l une et l autre.�� � � � � �

Fini aujourd hui ces visites que M. le cur de Torcy appelait ironiquement� �  

domiciliaires. Si je ne d testais tant le vocabulaire habituel beaucoup de mes� �  confr res, je dirais qu elles ont t tr s consolantes . Et cependant j avais� � � � � � � �  gard pour la fin celles dont l issue favorable me paraissait des plus douteuses� � � quoi tient cette facilit soudaine des tres et des choses ? Est-elle imaginaire� � �  

? Suis-je devenu insensible certaines menues disgr ces ? Ou mon insignifiance,� �  reconnue de tous, a-t-elle d sarm les soup ons, l antipathie ? Tout cela me� � � �  semble un r ve.�

(Peur de la mort. La seconde crise a t moins violente que la premi re, je crois.� � �  Mais c est bien trange ce tressaillement, cette contraction de tout l tre autour� � ��  de je ne sais quel point de la poitrine )�

Je viens de faire une rencontre. Oh ! une rencontre bien peu surprenante, en somme

! Dans l tat o je me trouve, le moindre v nement perd ses proportions exactes,�� � � �  ainsi qu un paysage dans la brume. Bref, j ai rencontr , je crois, un ami, j ai eu� � � �  la r v lation de l amiti .� � � �

Cet aveu surprendrait beaucoup de mes anciens camarades, car je passe pour tr s�  fid le certaines sympathies de jeunesse. Ma m moire du calendrier, mon� � �  exactitude souhaiter les anniversaires d ordination, par exemple, est c l bre.� � � �  On en rit. Mais ce ne sont que des sympathies. Je comprends maintenant quel amiti peut clater entre deux tres avec ce caract re de brusquerie, de� � � � �  violence, que les gens du monde ne reconnaissent volontiers qu la r v lation de�� � �  l amour.�

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J allais donc vers M zargues lorsque j ai entendu, tr s loin derri re moi, ce� � � � �  bruit de sir ne, ce grondement qui s enfle et d cro t tour tour selon les� � � � �  caprices du vent, ou les sinuosit s de la route. Depuis quelques jours il est�  devenu familier, ne fait plus lever la t te personne. On dit simplement :� � � C est la motocyclette de M. Olivier. Une machine allemande, extraordinaire, qui� �  ressemble une petite locomotive tincelante. M. Olivier s appelle r ellement� � � �  Tr ville-Sommerange, il est le neveu de Mme la comtesse. Les vieux qui l ont connu� �  

ici enfant ne tarissent pas sur son compte, il a fallu l engager dix-huit ans,� �  c tait un gar on tr s difficile.�� � �

Je me suis arr t au haut de la c te pour souffler. Le bruit du moteur a cess� � � � quelques secondes ( cause, sans doute, du grand tournant de Dillonne) puis il a�  repris tout coup. C tait comme un cri sauvage, imp rieux, mena ant, d sesp r .� �� � � � � �  Presque aussit t la cr te, en face de moi, s est couronn e d une esp ce de gerbe� � � � � �  de flammes le soleil frappant en plein sur les aciers polis et d j la machine� � � �  plongeait au bas de la descente avec un puissant r le, remontait si vite qu on e t� � �  pu croire qu elle s tait lev e d un bond. Comme je me jetais de c t pour lui� �� � � � � �  faire place, j ai cru sentir mon c ur se d crocher dans ma poitrine. Il m a fallu� � � �  un instant pour comprendre que le bruit avait cess . Je n entendais plus que la� �  plainte aigu des freins, le grincement des roues sur le sol. Puis ce bruit a�  

cess , lui aussi. Le silence m a paru plus norme que le cri.� � �

M. Olivier tait l devant moi, son chandail gris montant jusqu aux oreilles, t te� � � �  nue. Je ne l avais jamais vu de si pr s. Il a un visage calme, attentif, et des� �  yeux si p les qu on n en saurait dire la couleur exacte. Ils souriaient en me� � �  regardant.

a vous tente, monsieur le cur ? m a-t-il demand d une voix mon Dieu, d une� � � � � � � �  voix que j ai reconnue tout de suite, douce et inflexible la fois celle de Mme� � �  la comtesse. (Je ne suis pas bon physionomiste, comme on dit, mais j ai la m moire� �  des voix, je ne les oublie jamais, je les aime. Un aveugle, que rien ne distrait,doit apprendre beaucoup de choses des voix.) Pourquoi pas, monsieur ? ai-je�  r pondu.�

Nous nous sommes consid r s en silence. Je lisais l tonnement dans son regard, un� � ��  peu d ironie aussi. c t de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une� � � �  tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti ce moment-l jeune, si� �  jeune ah, oui, si jeune aussi jeune que ce triomphal matin ? En un clair,� � �  j ai vu ma triste adolescence non pas ainsi que les noy s repassent leur vie,� � �  dit-on, avant de couler pic, car ce n tait s rement pas une suite de tableaux� �� �  presque instantan ment d roul s non. Cela tait devant moi comme une personne,� � � � �  un tre (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n tais pas s r de la� �� �  reconna tre, je ne pouvais pas la reconna tre parce que oh ! cela va para tre� � � �  bien trange parce que je la voyais pour la premi re fois, je ne l avais jamais� � � �  vue. Elle tait pass e jadis ainsi que passent pr s de nous tant d trangers� � � � ��  dont nous eussions fait des fr res, et qui s loignent sans retour. Je n avais� �� �  

jamais t jeune, parce que je n avais pas os . Autour de moi, probablement, la� � � �  vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acideprintemps, alors que je m effor ais de n y pas penser, que je m h b tais de� � � � � �  travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mesamis devaient redouter, leur insu, le signe dont m avait marqu ma premi re� � � �  enfance, mon exp rience enfantine de la mis re, de son opprobre. Il e t fallu que� � �  je leur ouvrisse mon c ur, et ce que j aurais souhait dire tait cela justement� � � �  que je voulais tout prix tenir cach Mon Dieu, cela me para t si simple� � �  maintenant ! Je n ai jamais t jeune parce que personne n a voulu l tre avec� � � � ��  moi.

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Oui, les choses m ont paru simples tout coup. Le souvenir n en sortira plus de� � �  moi. Ce ciel clair, la fauve brume cribl e d or, les pentes encore blanches de� �  gel, et cette machine blouissante qui haletait doucement dans le soleil J ai� � �  compris que la jeunesse est b nie qu elle est un risque courir mais ce� � � � �  risque m me est b ni. Et par un pressentiment que je n explique pas, je comprenais� � �  aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans conna tre quelque�  chose de ce risque juste assez, peut- tre, pour que mon sacrifice f t total, le� � �  moment venu J ai connu cette pauvre petite minute de gloire.� �

Parler ainsi, propos d une rencontre aussi banale, cela doit para tre bien sot,� � �  je le sens. Que m importe ! Pour n tre pas ridicule dans le bonheur, il faut� ��  l avoir appris d s le premier ge, lorsqu on n en pouvait m me pas balbutier le� � � � � �  nom. Je n aurai jamais, f t-ce une seconde, cette s ret , cette l gance. Le� � � � � �  bonheur ! Une sorte de fiert , d all gresse, une esp rance absurde, purement� � � �  charnelle, la forme charnelle de l esp rance, je crois que c est ce qu ils� � � �  appellent le bonheur. Enfin, je me sentais jeune, r ellement jeune, devant ce�  compagnon aussi jeune que moi. Nous tions jeunes tous les deux.�

O allez-vous, monsieur le cur ? M zargues. Vous n tes jamais mont l -� � � � � � � �� � �dessus ? J ai clat de rire. Je me disais que vingt ans plus t t, rien qu� � � � �� caresser de la main, comme je le faisais, le long r servoir tout fr missant des� �  

lentes pulsations du moteur, je me serais vanoui de plaisir. Et pourtant, je ne�  me souvenais pas d avoir, enfant, jamais os seulement d sirer poss der un de ces� � � �  jouets, fabuleux pour les petits pauvres, un jouet m canique, un jouet qui marche.�  Mais ce r ve tait s rement au fond de moi, intact. Et il remontait du pass , il� � � �  clatait tout coup dans ma pauvre poitrine malade, d j touch e par la mort,� � � � �  peut- tre ? Il tait l -dedans, comme un soleil.� � �

Par exemple, a-t-il repris, vous pouvez vous vanter de m pater. a ne vous fait� �� �  pas peur ? Oh ! non, pourquoi voulez-vous que a me fasse peur ? Pour rien.� � � � coutez, lui dis-je, d ici M zargues, je crois que nous ne rencontrerons� � � �  personne. Je ne voudrais pas qu on se moqu t de vous. C est moi qui suis un� � � �  imb cile, a-t-il r pondu, apr s un silence.� � �

J ai grimp tant bien que mal sur un petit si ge assez mal commode et presque� � �  aussit t la longue descente laquelle nous faisions face a paru bondir derri re� � �  nous tandis que la haute voix du moteur s levait sans cesse jusqu ne plus�� ��  donner qu une seule note, d une extraordinaire puret . Elle tait comme le chant� � � �  de la lumi re, elle tait la lumi re m me, et je croyais la suivre des yeux, dans� � � �  sa courbe immense, sa prodigieuse ascension. Le paysage ne venait pas nous, il�  s ouvrait de toutes parts, et un peu au-del du glissement hagard de la route,� �  tournait majestueusement sur lui-m me, ainsi que la porte d un autre monde.� �

J tais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais��  seulement que nous allions vite, tr s vite, de plus en plus vite. Le vent de la�  course n tait plus, comme au d but, l obstacle auquel je m appuyais de tout mon�� � � �  poids, il tait devenu un couloir vertigineux, un vide entre deux colonnes d air� �  

brass es une vitesse foudroyante. Je les sentais rouler ma droite et ma� � � �  gauche, pareilles deux murailles liquides, et lorsque j essayais d carter le� � ��  bras, il tait plaqu mon flanc par une force irr sistible. Nous sommes arriv s� � � � �  ainsi au virage de M zargues. Mon conducteur s est retourn une seconde. Perch� � � � sur mon si ge, je le d passais des paules, il devait me regarder de bas en haut.� � �  Attention ! m a-t-il dit. Les yeux riaient dans son visage tendu, l air� � � �  

dressait ses longs cheveux blonds tout droits sur sa t te. J ai vu le talus de la� �  route foncer vers nous, puis fuir brusquement d une fuite oblique, perdue.� �  L immense horizon a vacill deux fois, et d j nous plongions dans la descente de� � � �  Gesvres. Mon compagnon m a cri je ne sais quoi, j ai r pondu par un rire, je me� � � �  sentais heureux, d livr , si loin de tout. Enfin j ai compris que ma mine le� � �  

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surprenait un peu, qu il avait cru probablement me faire peur. M zargues tait� � �  derri re nous. Je n ai pas eu le courage de protester. Apr s tout, pensais-je, il� � �  ne me faut pas moins d une heure pour faire la route pied, j y gagne encore� � � �

Nous sommes revenus au presbyt re plus sagement. Le ciel s tait couvert, il� ��  soufflait une petite bise aigre. J ai bien senti que je m veillais d un r ve.� �� � �

Par chance, le chemin tait d sert, nous n avons rencontr que la vieille� � � �  

Madeleine, qui liait des fagots. Elle ne s est pas retourn e. Je croyais que M.� �  Olivier allait pousser jusqu au ch teau, mais il m a demand gentiment la� � � �  permission d entrer.�

Je ne savais que lui dire. J aurais donn Dieu sait quoi pour pouvoir le r galer� � �  un peu, car rien n tera de la t te d un paysan comme moi que le militaire a�� � �  toujours faim et soif. Naturellement, je n ai pas os lui offrir de mon vin qui� �  n est plus qu une tisane boueuse peu pr sentable. Mais nous avons allum un grand� � � �  feu de fagots, et il a bourr sa pipe. Dommage que je parte demain, nous aurions� �  pu recommencer L exp rience me suffit, ai-je r pondu. Les gens n aimeraient pas� � � � � �  trop voir leur cur courir sur les routes, la vitesse d un train express.� � �  D ailleurs, je pourrais me tuer. Vous avez peur de a ? Oh ! non Enfin gu re� � � � � � � Mais que penserait Monseigneur ? Vous me plaisez beaucoup, m a-t-il dit. Nous� �  

aurions t amis. Votre ami, moi ? S r ! Et ce n est pourtant pas faute d en� � � � � � �  savoir long sur votre compte. L -bas, on ne parle que de vous. Mal ? Plut t� � � � � Ma cousine est enrag e. Une vraie Sommerange celle-l . Que voulez-vous dire ?� � � � H bien, moi aussi, je suis Sommerange. Avides et durs, jamais satisfaits de rien,�  avec on ne sait quoi d intraitable, qui doit tre chez nous la part du diable, qui� �  nous fait terriblement ennemis de nous-m mes, au point que nos vertus ressemblent�  nos vices, et que le bon Dieu lui-m me aura du mal distinguer des mauvais� � �  

gar ons les saints de la famille si par hasard il en existe. La seule qualit� � � qui nous soit commune est de craindre le sentiment comme la peste. D testant de�  partager avec autrui nos plaisirs, nous avons du moins la loyaut de ne pas�  l embarrasser de nos peines. C est une qualit pr cieuse l heure de la mort, et� � � � � �  la v rit m oblige dire que nous mourons assez bien. Voil . Vous en savez� � � � �  d sormais autant que moi. Tout a ensemble fait des soldats passables.� �  

Malheureusement, le m tier n est pas encore ouvert aux femmes, en sorte que les� �  femmes de chez nous, bigre ! Ma pauvre tante leur avait trouv une devise : Tout� �  ou rien. Je lui disais un jour que cette devise ne signifiait pas grand-chose, � moins qu on ne lui donn t le caract re d un pari. Et ce pari-l , on ne peut le� � � � �  faire s rieusement qu l heure de la mort, pas vrai ? Personne des n tres n est� �� � � �  revenu pour nous apprendre s il a t tenu ou non, et par qui. Je suis s r que� � � � �  vous croyez en Dieu. Chez nous, m a-t-il r pondu, c est une question qu on ne� � � � �  pose pas. Nous croyons tous en Dieu, tous, jusqu aux pires les pires plus que� �  les autres, peut- tre. Je pense que nous sommes trop orgueilleux pour accepter de�  faire le mal sans aucun risque : il y a toujours ainsi un t moin affronter :� �  Dieu. Ces paroles auraient d me d chirer le c ur, car il tait facile de les� � � � �  interpr ter comme autant de blasph mes, et pourtant elles ne me causaient aucun� �  trouble. Il n est pas si mauvais d affronter Dieu, lui dis-je. Cela force un� � �  

homme s engager fond engager fond l esp rance, toute l esp rance dont il� � � � � � � � � �  est capable. Seulement Dieu se d tourne parfois Il me fixait de ses yeux p les.� � � �  Mon oncle vous tient pour un sale petit cur de rien, et il pr tend m me que� � � �  

vous Le sang m a saut au visage. Je pense que son opinion vous est� � � � �  indiff rente, c est le dernier des imb ciles. Quant ma cousine N achevez pas,� � � � � � �  je vous en prie ! ai-je dit. Je sentais mes yeux se remplir de larmes, je ne�  pouvais pas grand-chose contre cette soudaine faiblesse, et ma terreur d y c der� �  malgr moi tait telle qu un frisson m a pris, j ai t m accroupir au coin de la� � � � � � � �  chemin e, dans les cendres. C est la premi re fois que je vois ma cousine� � � �  exprimer un sentiment avec cette D ordinaire elle oppose toute indiscr tion,� � � �  m me frivole, un front d airain. Parlez plut t de moi Oh ! vous ! N tait ce� � � � � � ��  

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fourreau noir, vous ressemblez n importe lequel d entre nous autres. J ai vu a� � � � �  au premier coup d il. Je ne comprenais pas (je ne comprends d ailleurs pas�� � �  encore). Vous ne voulez pas dire que Ma foi si, je veux le dire. Mais vous� � �  ignorez peut- tre que je sers au r giment tranger ? Au r giment ? la� � � � � � � �  L gion, quoi ! Le mot me d go te depuis que les romanciers font mis la mode.� � � � � Voyons, un pr tre ! ai-je balbuti . Des pr tres ? a n est pas les pr tres qui� � � � � � � �  manquent l -bas. Tenez, l ordonnance de mon commandant tait un ancien cur du� � � �  Poitou. Nous ne l avons su qu apr s Apr s ? Apr s sa mort, parbleu ! Et� � � � � � � � � �  

comment est-il Comment il est mort ? Dame, sur un mulet de b t, ficel comme un� � � �  saucisson. Il avait une balle dans le ventre. Ce n est pas ce que je vous� �  demande. coutez, je ne veux pas vous mentir. Les gar ons aiment cr ner, dans� � � � �  ce moment-l . Ils ont deux ou trois formules qui ressemblent assez ce que vous� �  appelez des blasph mes, soyons francs ! Quelle horreur ! Il se passait en moi� � �  quelque chose d inexplicable. Dieu sait que je n avais jamais beaucoup song ces� � � �  hommes durs, leur vocation terrible, myst rieuse, car pour tous ceux de ma� �  g n ration le nom de soldat n voque que l image banale d un civil mobilis . Je me� � �� � � �  souviens de ces permissionnaires qui nous arrivaient charg s de musettes et que�  nous revoyions le m me soir d j v tus de velours des paysans comme les autres.� � � � �  Et voil que les paroles d un inconnu veillaient tout coup en moi une curiosit� � � � � inexprimable. Il y a blasph me et blasph me, poursuivait mon compagnon de sa� � �  voix tranquille, presque dure. Dans l esprit des bonshommes (il pronon ait� �  

bonommes) c est une mani re de couper les ponts derri re eux, ils en ont� � �  l habitude. Je trouve a idiot, mais pas sale. Hors la loi en ce monde, ils se� �  mettent eux-m mes hors la loi dans l autre. Si le bon Dieu ne sauve pas les� �  soldats, tous les soldats, parce que soldats, inutile d insister. Un blasph me de� �  plus pour faire bonne mesure, courir la m me chance que les camarades, viter� �  l acquittement la minorit de faveur, quoi et puis couac ! C est toujours la� � � � � �  m me devise en somme : Tout ou rien, vous ne trouvez pas ? Parions que vous-m me� � � Moi ! Oh ! bien s r, il y a une nuance. Cependant, si vous vouliez seulement� � �  

vous regarder Me regarder ! Il n a pu s emp cher de rire. Nous avons ri� � � � � �  ensemble, comme nous avions ri un moment plus t t, l -bas, sur la route, dans le� �  soleil. Je veux dire que si votre visage n exprimait pas Il s est arr t .� � � � � � �  Mais ses yeux p les ne me d concertaient plus, j y lisais tr s bien sa pens e.� � � � � � L habitude de la pri re, je suppose, a-t-il repris. Dame ! ce langage ne m est pas� � �  

trop familier La pri re ! L habitude de la pri re ! h las, si vous saviez je� � � � � � �  prie tr s mal. Il a trouv une r ponse trange, qui m a fait beaucoup r fl chir� � � � � � � �  depuis. L habitude de la pri re, cela signifie plut t pour moi la pr occupation� � � � �  perp tuelle de la pri re, une lutte, un effort. C est la crainte incessante de la� � �  peur, la peur de la peur, qui mod le le visage de l homme brave. Le v tre� � � � permettez-moi semble us par la pri re, cela fait penser un tr s vieux missel,� � � � �  ou encore ces figures effac es, trac es au burin sur les dalles des gisants.� � �  N importe ! je crois qu il ne faudrait pas grand-chose pour que ce visage f t� � �  celui d un hors-la-loi, dans notre genre. D ailleurs mon oncle dit que vous� �  manquez du sens de la vie sociale. Avouez-le : notre ordre n est pas le leur. Je� �  ne refuse pas leur ordre, ai-je r pondu. Je lui reproche d tre sans amour. Nos� �� �  gar ons n en savent pas si long que vous. Ils croient Dieu solidaire d une esp ce� � � �  de justice qu ils m prisent, parce que c est une justice sans honneur. L honneur� � � � �  

lui-m me, commen ai-je Oh ! sans doute, un honneur leur mesure Si fruste� � � � � �  qu elle paraisse vos casuistes, leur loi a du moins le m rite de co ter cher,� � � �  tr s cher. Elle ressemble la pierre du sacrifice rien qu un caillou, peine� � � � �  plus gros qu un autre caillou mais toute ruisselante du sang lustral. Bien� �  entendu, notre cas n est pas clair et nous donnerions aux th ologiens du fil� � � retordre si ces docteurs avaient le temps de s occuper de nous. Reste qu aucun� �  d eux n oserait soutenir que vivants ou morts nous appartenions ce monde sur� � �  lequel tombe plein, depuis vingt si cles, la seule mal diction de l vangile.� � � ��  Car la loi du monde est le refus et nous ne refusons rien, pas m me notre peau,� �  le plaisir, et nous ne demandons la d bauche que le repos et l oubli, ainsi� � � �  

qu un autre sommeil la soif de l or, et la plupart d entre nous ne poss dent�� � � � �  

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m me pas la d froque immatricul e dans laquelle on les met en terre. Convenez que� � �  cette pauvret -l peut soutenir la comparaison avec celle de certains moines la� � �  mode sp cialis s dans la prospection des mes rares ! coutez, lui dis-je, il y� � � � � �  a le soldat chr tien Ma voix tremblait comme elle tremble chaque fois qu un� � � �  signe ind finissable m avertit que quoi que je fasse mes paroles apporteront,� �  selon que Dieu voudra, la consolation ou le scandale. Le chevalier ? a-t-il�  r pondu avec un sourire. Au coll ge, les bons P res ne juraient encore que par son� � �  heaume et sa targe, on nous donnait la Chanson de Roland pour l Iliade fran aise.� �  

videmment ces fameux prud hommes n taient pas ce que pensent les demoiselles,� � ��  mais quoi ! il faut les voir tels qu ils se pr sentaient l ennemi, cu contre� � � � �  cu, coude coude. Ils valaient ce que valait la haute image laquelle ils� � �  s effor aient de ressembler. Et cette image-l , ils ne l ont emprunt e personne.� � � � � �  Nos races avaient la chevalerie dans le sang, l glise n a eu qu b nir. Soldats,�� � �� �  rien que soldats, voil ce qu ils furent, le monde n en a pas connu d autres.� � � �  Protecteurs de la Cit , ils n en taient pas les serviteurs, ils traitaient d gal� � � ��  

gal avec elle. La plus haute incarnation militaire du pass , celle du soldat-� � �laboureur de l ancienne Rome, ils l ont comme effac e de l histoire. Oh ! sans� � � �  doute, ils n taient tous ni justes ni purs. Ils n en repr sentaient pas moins une�� � �  justice, une sorte de justice qui depuis les si cles des si cles hante la� �  tristesse des mis rables, ou parfois remplit�leur r ve. Car enfin la justice entre les mains des puissants n est qu un� � �  

instrument de gouvernement comme les autres. Pourquoi l appelle-t-on justice ?�  Disons plut t l injustice, mais calcul e, efficace, bas e tout enti re sur� � � � �  l exp rience effroyable de la r sistance du faible, de sa capacit de souffrance,� � � �  d humiliation et de malheur. L injustice maintenue l exact degr de tension� � � � �  qu il faut pour que tournent les rouages de l immense machine fabriquer les� � �  riches, sans que la chaudi re clate. Et voil que le bruit a couru un jour par� � �  toute la terre chr tienne qu allait surgir une sorte de gendarmerie du Seigneur� �  J sus Un bruit qui court, ce n est pas grand-chose, soit ! Mais tenez ! lorsqu on� � � �  r fl chit au succ s fabuleux, ininterrompu, d un livre comme le Don Quichotte, on� � � �  est forc de comprendre que si l humanit n a pas encore fini de se venger par le� � � �  rire de son grand espoir d u, c est qu elle l avait port longtemps, qu il tait�� � � � � � �  entr bien profond ! Redresseurs de torts, redresseurs de leurs mains de fer. Vous�  aurez beau dire : ces hommes-l frappaient grands coups, coups pesants, ils� � �  

ont forc grands coups vos consciences. Aujourd hui encore, des femmes paient� � �  tr s cher le droit de porter leurs noms, leurs pauvres noms de soldats, et les�  na ves all gories dessin es jadis sur leurs cus par quelque clerc maladroit font� � � �  r ver les ma tres opulents du charbon, de la houille ou de l acier. Vous ne� � �  trouvez pas a comique ? Non, lui dis-je. Moi si ! C est tellement dr le de� � � � �  penser que les gens du monde croient se reconna tre dans ces hautes figures, par-�dessus sept cents ans de domesticit , de paresse et d adult res. Mais ils peuvent� � �  courir. Ces soldats-l n appartenaient qu la chr tient , la chr tient� � �� � � � � n appartient plus personne. Il n y a plus, il n y aura plus jamais de� � � �  chr tient . Pourquoi ? Parce qu il n y a plus de soldats. Plus de soldats,� � � � � �  plus de chr tient . Oh ! vous me direz que l glise lui survit, que c est le� � �� �  principal. Bien s r. Seulement il n y aura plus de royaume temporel du Christ,� �  c est fini. L espoir en est mort avec nous. Avec vous ? m criai-je. Ce ne sont� � � ��  

pas les soldats qui manquent ! Des soldats ? Appelez a des militaires. Le� �  dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c est vous qui l avez tu , vous� � �  autres ! Pis que tu : condamn , retranch , puis br l . Nous en avons fait aussi� � � � � �  une Sainte Dites plut t que Dieu l a voulu. Et s il l a lev si haut, ce� � � � � � � �  soldat, c est justement parce qu il tait le dernier. Le dernier d une telle race� � � �  ne pouvait tre qu un Saint. Dieu a voulu encore qu il f t une Sainte. Il a� � � �  respect l antique pacte de chevalerie. La vieille p e jamais rendue repose sur� � � �  des genoux que le plus fier des n tres ne peut qu embrasser en pleurant. J aime� � �  a, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : Honneur aux Dames ! Il� � �  y a l de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se m fient tant des� �  personnes du sexe, hein ? La plaisanterie m aurait fait rire, car elle ressemble� �  

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beaucoup celles que j ai entendues tant de fois au s minaire, mais je voyais que� � �  son regard tait triste, d une tristesse que je connais. Et cette tristesse-l� � � m atteint comme au vif de l me, j prouve devant elle une sorte de timidit� �� �� � stupide, insurmontable. Que reprochez-vous donc aux gens d glise ? ai-je fini� ��  par dire b tement. Moi ? oh ! pas grand-chose. De nous avoir la cis s. La� � � �  premi re vraie la cisation a t celle du soldat. Et elle ne date pas d hier.� � � � �  Quand vous pleurnichez sur les exc s du nationalisme, vous devriez vous souvenir�  que vous avez fait jadis risette aux l gistes de la Renaissance qui mettaient le�  

droit chr tien dans leur poche et reformaient patiemment sous votre nez, votre� �  barbe, l tat pa en, celui qui ne conna t d autre loi que celle de son propre�� � � �  salut les impitoyables patries, pleines d avarice et d orgueil. coutez, lui� � � � �  dis-je, je ne connais pas grand-chose l histoire, mais il me semble que� �  l anarchie f odale avait ses risques. Oui, sans doute Vous n avez pas voulu les� � � � �  courir. Vous avez laiss la chr tient inachev e, elle tait trop lente se� � � � � �  faire, elle co tait gros, rapportait peu. D ailleurs, n aviez-vous pas jadis� � �  construit vos basiliques avec les pierres des temples ? Un nouveau droit, quand leCode justinien restait, comme port e de la main ? L tat contr lant tout et� � � �� �  l glise contr lant l tat, cette formule l gante devait plaire vos politiques.�� � �� � � �  Seulement nous tions l , nous autres. Nous avions nos privil ges, et par-dessus� � �  les fronti res, notre immense fraternit . Nous avions m me nos clo tres. Des� � � �  moines-soldats ! C tait de quoi r veiller les proconsuls dans leurs tombes, et�� �  

vous non plus, vous ne vous faisiez pas fiers ! L honneur du soldat, vous�  comprenez, a ne se prend pas au tr buchet des casuistes. Il n y a qu lire le� � � ��  proc s de Jeanne d Arc. Sur la foi jur e vos Saintes, sur la fid lit au� � � � � � �  suzerain, sur la l gitimit du roi de France, rapportez-vous-en nous, disaient-� � �ils. Nous vous relevons de tout. Je ne veux tre relever de rien, s criait-� � � ��elle. Alors nous allons vous damner ? Elle aurait pu r pondre : Je serai� � � �  donc damn e avec mon serment. Car notre loi tait le serment. Vous aviez b ni ce� � � �  serment, mais c est lui que nous appartenions, pas vous. N importe ! Vous nous� � � �  avez donn s l tat. L tat qui nous arme, nous habille et nous nourrit prend� � �� ��  aussi notre conscience en charge. D fense de juger, d fense m me de comprendre. Et� � �  vos th ologiens approuvent, comme de juste. Ils nous conc dent, avec une grimace,� �  la permission de tuer, de tuer n importe o , n importe comment, de tuer par ordre,� � �  comme au bourreau. D fenseurs du sol, nous r primons aussi l meute, et lorsque� � ��  

l meute a vaincu, nous la servons son tour. Dispense de fid lit . ce r gime-�� � � � � �l , nous sommes devenus des militaires. Et si parfaitement militaires que, dans�  une d mocratie accoutum e toutes les servilit s, celle des g n raux-ministres� � � � � �  r ussit scandaliser les avocats. Si exactement, si parfaitement militaires qu un� � �  homme de grande race, comme Lyautey, a toujours repouss ce nom infamant. Et�  d ailleurs, il n y aura bient t plus de militaires. De sept soixante ans tous� � � � � tous quoi ? au juste ? L arm e m me devient un mot vide de sens lorsque les� � � �  peuples se jettent les uns sur les autres les tribus d Afrique quoi ! des� � �  tribus de cent millions d hommes. Et le th ologien, de plus en plus d go t ,� � � � �  continuera de signer des dispenses des formules imprim es, je suppose, r dig es� � � �  par les r dacteurs du Minist re de la Conscience nationale ? Mais o s arr teront-� � � � �ils, entre nous, vos th ologiens ? Les meilleurs tueurs, demain, tueront sans�  risque. trente mille pieds au-dessus du sol, n importe quelle salet� � � 

d ing nieur, bien au chaud dans ses pantoufles, entour d ouvriers sp cialistes,� � � � �  n aura qu tourner un bouton pour assassiner une ville et reviendra dare-dare,� ��  avec la seule crainte de rater son d ner. videmment personne ne donnera cet� � �  employ le nom de soldat. M rite-t-il m me celui de militaire ? Et vous autres,� � �  qui refusiez la terre sainte aux pauvres cabotins du XVIIe si cle, comment�  l enterrerez-vous ? Notre profession est-elle donc tellement avilie que nous ne�  puissions absolument plus r pondre d un seul de nos actes, que nous partagions� �  l affreuse innocence de nos m caniques d acier ? Allons donc ! Le pauvre diable� � �  qui bouscule sa bonne amie sur la mousse, un soir de printemps, est tenu par vousen tat de p ch mortel, et le tueur de villes, alors que les gosses qu il vient� � � �  d empoisonner ach veront de vomir leurs poumons dans le giron de leurs m res,� � �  

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n aura qu changer de culotte et ira donner le pain b nit ? Farceurs que vous� �� �  tes ! Inutile de faire semblant de traiter avec les C sars ! La cit antique est� � �  morte, elle est morte comme ses dieux. Et les dieux protecteurs de la cit� moderne, on les conna t, ils d nent en ville, et s appellent des banquiers.� � �  R digez autant de concordats que vous voudrez ! Hors de la chr tient , il n y a de� � � �  place en Occident ni pour la patrie ni pour le soldat, et vos l ches complaisances�  auront bient t achev de laisser d shonorer l une et l autre !� � � � � �

Il s tait lev , m enveloppait en parlant de son regard trange, d un bleu�� � � � �  toujours aussi p le, mais qui dans l ombre paraissait dor . Il a jet rageusement� � � �  sa cigarette dans les cendres.

Moi je m en fous, a-t-il repris. Je serai tu avant.� � �

Chacune de ses paroles m avait remu jusqu au fond du c ur. H las ! Dieu s est� � � � � �  remis entre nos mains son Corps et son me le Corps, l me, l honneur de Dieu� � � �� �  dans nos mains sacerdotales et ce que ces hommes-l prodiguent sur toutes les� �  routes du monde Saurions-nous seulement mourir comme eux ? me disais-je. Un� � �  moment, j ai cach mon visage, j tais pouvant de sentir les larmes couler entre� � �� � �  mes doigts. Pleurer devant lui, comme un enfant, comme une femme ! Mais Notre-Seigneur m a rendu un peu courage. Je me suis lev , j ai laiss tomber mes bras,� � � �  

et d un grand effort le souvenir m en fait mal je lui ai offert ma triste� � � �  figure, mes honteuses larmes. Il m a regard longtemps. Oh ! l orgueil est encore� � �  en moi bien vivace ! J piais un sourire de m pris, du moins de piti sur ses�� � �  l vres volontaires je craignais plus sa piti que son m pris. Vous tes un� � � � � �  chic gar on, m a-t-il dit. Je ne voudrais pas un autre cur que vous mon lit de� � � �  mort. Et il m a embrass , la mani re des enfants, sur les deux joues.� � � � �

J ai d cid de partir pour Lille. Mon rempla ant est venu ce matin. Il m a trouv� � � � � � bonne mine. C est vrai que je vais mieux, beaucoup mieux. Je fais mille projets un�  peu fous. Il est certain que j ai trop dout de moi, jusqu ici. Le doute de soi� � �  n est pas l humilit , je crois m me qu il est parfois la forme la plus exalt e,� � � � � �  presque d lirante de l orgueil, une sorte de f rocit jalouse qui fait se� � � �  retourner un malheureux contre lui-m me, pour se d vorer. Le secret de l enfer� � �  

doit tre l .� �

Qu il y ait en moi le germe d un grand orgueil, je le crains. Voil longtemps que� � �  l indiff rence que je sens pour ce qu on est convenu d appeler les vanit s de ce� � � � �  monde m inspire plus de m fiance que de contentement. Je me dis qu il y a quelque� � �  chose de trouble dans l esp ce de d go t insurmontable que j prouve pour ma� � � � ��  ridicule personne. Le peu de soin que je prends de moi, la gaucherie naturellecontre laquelle je ne lutte plus, et jusqu au plaisir que je trouve certaines� �  petites injustices qu on me fait plus br lantes d ailleurs que beaucoup d autres� � � � �  ne cachent-ils pas une d ception dont la cause, au regard de Dieu, n est pas� � �  

pure ? Certes, tout cela m entretient, vaille que vaille, dans des dispositions�  tr s passables l gard du prochain, car mon premier mouvement est de me donner� � ��  tort, j entre assez bien dans l opinion des autres. Mais n est-il pas vrai que j y� � � �  

perds, peu peu, la confiance, l lan, l espoir du mieux ? Ma jeunesse enfin,� �� � � �  ce que j en ai ! ne m appartient pas, ai-je le droit de la tenir sous le� � �  boisseau ? Certes, si les paroles de M. Olivier m ont fait plaisir, elles ne m ont� �  pas tourn la t te. J en retiens seulement que je puis emporter du premier coup la� � �  sympathie d tres qui lui ressemblent, qui me sont sup rieurs de tant de mani res�� � � � N est-ce pas un signe ?�

Je me souviens aussi d un mot de M. le cur de Torcy : Tu n es pas fait pour la� � � �  guerre d usure. Et c est bien, ici, la guerre d usure.� � � �

Mon Dieu, si j allais gu rir ! Si la crise dont je souffre tait le premier� � �  

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sympt me de la transformation physique qui marque parfois la trenti me ann e Une� � � �  phrase que j ai lue je ne sais o me hante depuis deux jours : Mon c ur est avec� � � �  ceux de l avant, mon c ur est avec ceux qui se font tuer. Ceux qui se font tuer� � � � Soldats, missionnaires�

Le temps ne s accorde que trop bien avec ma j allais crire : ma joie, mais le� � � �  mot ne serait pas juste. Attente conviendrait mieux. Oui, une grande, unemerveilleuse attente, qui dure m me pendant le sommeil, car elle m a positivement� �  

r veill cette nuit. Je me suis trouv les yeux ouverts, dans le noir, et si� � �  heureux que l impression en tait presque douloureuse, force d tre� � � ��  inexplicable. Je me suis lev , j ai bu un verre d eau, et j ai pri jusqu� � � � � �� l aube. C tait comme un grand murmure de l me. Cela me faisait penser� �� �� � l immense rumeur des feuillages qui pr c de le lever du jour. Quel jour va se� � �  lever en moi ? Dieu me fait-il gr ce ?�

J ai trouv dans ma bo te aux lettres un mot de M. Olivier, dat de Lille, o il� � � � �  passera, me dit-il, ses derniers jours de permission, chez un ami, 30, rue Verte.Je ne me souviens pas de lui avoir parl de mon prochain voyage dans cette ville.�  Quelle trange co ncidence !� �

La voiture de M. Bigre viendra me chercher ce matin cinq heures trente.�

 ������

Je m tais couch hier soir tr s sagement. Le sommeil n a pu venir. J ai r sist�� � � � � � � longtemps la tentation de me lever, de reprendre ce journal encore une fois.�  Comme il m est cher ! L id e m me de le laisser ici, pendant une absence pourtant� � � �  si courte, m est, la lettre, insupportable. Je crois que je ne r sisterai pas,� � �  que je le fourrerai au dernier moment dans mon sac. D ailleurs il est vrai que les�  tiroirs ferment mal, qu une indiscr tion est toujours possible.� �

H las ! on croit ne tenir rien, et l on s aper oit, un jour qu on s est pris� � � � � � �  soi-m me son propre jeu, que le plus pauvre des hommes a son tr sor cach . Les� � � �  moins pr cieux, en apparence, ne sont pas les moins redoutables, au contraire. Il�  

y a certainement quelque chose de maladif dans l attachement que je porte ces� �  feuilles. Elles ne m en ont pas moins t d un grand secours au moment de� � � �  l preuve, et elles m apportent aujourd hui un t moignage tr s pr cieux, trop�� � � � � �  humiliant pour que je m y complaise, assez pr cis pour fixer ma pens e. Elles� � �  m ont d livr du r ve. Ce n est pas rien.� � � � �

Il est possible, probable m me, qu elles me seront inutiles d sormais. Dieu me� � �  comble de tant de gr ces, et si inattendues, si tranges ! Je d borde de confiance� � �  et de paix.

J ai mis un fagot dans l tre, je le regarde flamber avant d crire. Si mes� �� ��  anc tres ont trop bu et pas assez mang , ils devaient aussi avoir l habitude du� � �  froid, car j prouve toujours devant un grand feu je ne sais quel tonnement�� �  

stupide d enfant ou de sauvage. Comme la nuit est calme ! Je sens bien que je ne�  dormirai plus.

������

J achevais donc mes pr paratifs, cet apr s-midi, lorsque j ai entendu grincer la� � � �  porte d entr e. J attendais mon rempla ant, j ai cru reconna tre son pas. S il� � � � � � �  faut tout dire, j tais d ailleurs absorb par un travail ridicule. Mes souliers�� � �  sont en bon tat, mais l humidit les a rougis, je les noircissais avec de� � �  l encre, avant de les cirer. N entendant plus aucun bruit, j ai voulu aller� � �  jusqu la cuisine, et j ai vu Mlle Chantal assise sur la chaise basse, dans la�� �  

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chemin e. Elle ne me regardait pas, elle avait les yeux fix s sur les cendres.� �

Cela ne m a pas autrement surpris, je l avoue. R sign d avance subir toutes les� � � � � �  cons quences de mes fautes, volontaires ou non, j ai l impression de disposer d un� � � �  d lai de gr ce, d un sursis, je ne veux rien pr voir, quoi bon ? Elle a paru un� � � � �  peu d concert e par mon bonjour. Vous partez demain, para t-il ? Oui,� � � � �  mademoiselle. Vous reviendrez ? Cela d pendra. Cela ne d pend que de vous.� � � � � � Non. Cela d pend du m decin. Car je vais consulter Lille. Vous avez de la� � � �  

chance d tre malade. Il me semble que la maladie doit donner le temps de r ver.�� �  Je ne r ve jamais. Tout se d roule dans ma t te avec une pr cision horrible, on� � � �  dirait les comptes d un huissier ou d un notaire. Les femmes de notre famille sont� �  tr s positives, vous savez ? Elle s est approch e de moi tandis que j talais� � � � ��  soigneusement le cirage sur mes souliers. J y mettais m me un peu de lenteur, et� �  il ne m aurait certainement pas d plu que notre conversation s achev t sur un� � � �  clat de rire. Peut- tre a-t-elle devin ma pens e. Elle m a dit tout coup,� � � � � �  d une voix sifflante : Mon cousin vous a parl de moi ? Oui, ai-je r pondu.� � � � �  Mais je ne pourrais rien vous rapporter de ses propos. Je ne m en souviens plus.� � Que m importe ! Je me moque de son opinion et de la v tre. coutez, lui dis-je,� � � �  vous ne tenez que trop conna tre la mienne. Elle a h sit un moment, et elle a� � � � �  r pondu simplement : Oui, car elle n aime pas mentir. Un pr tre n a pas� � � � �  d opinion, je voudrais que vous compreniez cela. Les gens du monde jugent par�  

rapport au mal ou au bien qu ils sont capables de se faire entre eux, et vous ne�  pouvez me faire ni bien ni mal. Du moins devriez-vous me juger selon que sais-� �je enfin le pr cepte, la morale ? Je ne pourrais vous juger que selon la gr ce,� � � �  et j ignore celles qui vous sont donn es, je l ignorerai toujours. Allons donc !� � � �  vous avez des yeux et des oreilles, vous vous en servez comme tout le monde, jesuppose ? Oh ! ils ne me renseigneraient gu re sur vous ! Je crois que j ai� � � �  souri. Achevez ! Achevez ! que voulez-vous dire ? Je crains de vous offenser.� �  Je me souviens d avoir vu, quand j tais enfant, une sc ne de Guignol, un jour de� �� �  ducasse, Wilman. Guignol avait cach son tr sor dans un pot de terre, et il� � �  gesticulait l autre extr mit de la sc ne pour d tourner l attention du� � � � � � �  commissaire. Je pense que vous vous agitez beaucoup dans l espoir de cacher tous� �  la v rit de votre me, ou peut- tre de l oublier. Elle m coutait� � � � � � ��  attentivement, les coudes pos s sur la table, le menton dans ses paumes, et le�  

petit doigt de sa main gauche entre ses dents serr es. Je n ai pas peur de la� � �  v rit , monsieur, et si vous m en d fiez, je suis tr s capable de me confesser� � � � � � vous, sur-le-champ. Je ne cacherai rien, je le jure ! Je ne vous d fie pas, lui� �  dis-je, et pour accepter de vous entendre en confession, il faudrait bien que voussoyez en danger de mort.

L absolution viendra en son temps, j esp re, et d une autre main que la mienne,� � � �  s r ! Oh ! la pr diction n est pas difficile faire. Papa s est promis� � � � � �  d obtenir votre changement, et tout le monde ici vous prend maintenant pour un�  ivrogne, parce que Je me suis retourn brusquement. Assez ! lui ai-je dit. Je� � � �  ne voudrais pas vous manquer de respect, mais ne recommencez pas vos sottises,vous finiriez par me faire honte. Puisque vous tes ici, contre la volont de� � �  votre p re encore ! aidez-moi ranger la maison. Je n arriverai jamais tout� � � �  

seul. Lorsque j y pense maintenant, je ne puis comprendre qu elle m ait ob i. Au� � � � �  moment m me, j ai trouv cela tout naturel. L aspect de mon presbyt re a chang� � � � � � presque vue d il. Elle gardait le silence et lorsque je l observais de biais,� �� �  je la trouvais de plus en plus p le. Elle a jet brusquement le torchon dont elle� �  essuyait les meubles, et s est de nouveau approch e de moi, le visage boulevers� � � de rage. J ai eu presque peur. Cela vous suffit ? tes-vous content ? Oh ! vous� � �  cachez bien votre jeu. On vous croit inoffensif, vous feriez plut t piti . Mais� �  vous tes dur ! Ce n est pas moi qui suis dur, seulement cette part de vous-m me� � � �  inflexible, qui est celle de Dieu. Qu est-ce que vous racontez l ? Je sais� � �  parfaitement que Dieu n aime que les doux, les humbles D ailleurs si je vous� � �  disais ce que je pense de la vie ! votre ge, on n en pense pas grand-chose.� � � �  

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On d sire ceci ou cela, voil tout. H bien moi, je d sire tout, le mal et le� � � � �  bien. Je conna trai tout. Ce sera bient t fait, lui dis-je en riant. Allons� � � �  donc ! J ai beau n tre qu une jeune fille, je sais parfaitement que bien des gens� �� �  sont morts avant d y avoir r ussi. C est qu ils ne cherchaient pas r ellement.� � � � � �  Ils r vaient. Vous, vous ne r verez jamais. Ceux dont vous parlez ressemblent� � � des voyageurs en chambre. Lorsqu on va droit devant soi, la terre est petite. Si� �  la vie me d oit, n importe ! Je me vengerai, je ferai le mal pour le mal. ce�� � � �  moment l , lui dis-je, vous trouverez Dieu. Oh ! je ne m exprime sans doute pas� �  

bien, et vous tes d ailleurs un enfant. Mais enfin, je puis vous dire que vous� �  partez en tournant le dos au monde, car le monde n est pas r volte, il est� �  acceptation, et il est d abord l acceptation du mensonge. Jetez-vous donc en avant� �  tant que vous voudrez, il faudra que la muraille c de un jour, et toutes les�  br ches ouvrent sur le ciel. Parlez-vous ainsi par par fantaisie ou bien Il� � � � � �  est vrai que les doux poss deront la terre. Et ceux qui vous ressemblent ne la�  leur disputeront pas, parce qu ils ne sauraient qu en faire. Les ravisseurs ne� �  ravissent que le royaume des cieux Elle tait devenue toute rouge, elle a� � �  hauss les paules. On a envie de vous r pondre je ne sais quoi des injures.� � � � �  Est-ce que vous croyez disposer de moi contre mon gr ? Je me damnerai tr s bien,� �  si je veux. Je r ponds de vous, lui dis-je sans r fl chir, me pour me. Elle� � � � � � �  se lavait les mains au robinet de la cuisine, elle ne s est m me pas retourn e.� � �  Puis elle a remis tranquillement son chapeau, qu elle avait t pour travailler.� � �  

Elle est revenue vers moi, pas lents. Si je ne connaissais si bien son visage,�  je pourrais dire qu il tait calme, mais je voyais trembler un peu le coin de sa� �  bouche. Je vous propose un march , a-t-elle dit. Si vous tes ce que je crois� � � � � Je ne suis justement pas celui que vous croyez. C est vous-m me qui vous voyez en� �  moi comme dans un miroir, et votre destin avec. J tais cach e sous la fen tre� �� � �  lorsque vous parliez maman. Tout coup sa figure est devenue si si douce !� � � � ce moment, je vous ai ha . Oh ! je ne crois pas beaucoup plus aux miracles qu aux� �  revenants, mais je connaissais ma m re, peut- tre ! Elle se souciait autant des� �  belles phrases qu un poisson d une pomme. Avez-vous un secret, oui ou non ?� � � C est un secret perdu, lui dis-je. Vous le retrouverez pour le perdre votre� �  tour, et d autres le transmettront apr s vous, car la race laquelle vous� � �  appartenez durera autant que le monde. Quoi ? quelle race ? Celle que Dieu� �  lui-m me a mise en marche, et qui ne s arr tera plus, jusqu ce que tout soit� � � ��  

consomm .� �