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ALBERTO MANGUEL JOURNAL D’UN LECTEUR TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR CHRISTINE LE BŒUF ACTES SUD

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JOURNAL D’UN LECTEUR

Parce que la lecture est peut-être avant tout une“conversation”, tout lecteur éprouve le besoin de“répondre” aux textes qui l’interpellent et confèrentà sa propre vie un surcroît d’existence.

Ayant décidé de relire, une année durant, ses livresde prédilection tels qu’ils lui semblaient suscepti-bles de refléter le chaos contemporain ou d’enrichiret d’éclairer son rapport personnel au monde, AlbertoManguel offre ici, entre carnet intime et recueil decitations, ce journal dont l’érudition à la fois sensibleet subversive rend compte à merveille de l’infini du“dialogue” entre toute œuvre et son lecteur.

Ecrivain, traducteur, éditeur, citoyen canadien né en Argentine,Alberto Manguel a, au terme de nombreux voyages, choiside s’installer en France. Il est notamment l’auteur d’Unehistoire de la lecture (Actes Sud, 1998), qui lui a valu leprix Médicis essai.

DIFFUSION :Québec : LEMÉAC ISBN 2-7609-2564-1Suisse : SERVIDISFrance et autres pays : ACTES SUD Dép. lég. : mai 2006 (France)7,50 € TTC France / www.actes-sud.fr

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JOURNAL D’UN LECTEURTRADUIT DE L’ANGLAIS PAR CHRISTINE LE BŒUF

BABEL, UNE COLLECTION DE LIVRES DE POCHE

ISBN 2-7427-6165-9 (AS 3543)

couv journal d'un lecteur 31/03/06 10:51 Page 1

ACTES SUD

JOURNAL D’UN LECTEUR

Parce que la lecture est peut-être avant tout une“conversation”, tout lecteur éprouve le besoin de“répondre” aux textes qui l’interpellent et confèrentà sa propre vie un surcroît d’existence.

Ayant décidé de relire, une année durant, ses livresde prédilection tels qu’ils lui semblaient suscepti-bles de refléter le chaos contemporain ou d’enrichiret d’éclairer son rapport personnel au monde, AlbertoManguel offre ici, entre carnet intime et recueil decitations, ce journal dont l’érudition à la fois sensibleet subversive rend compte à merveille de l’infini du“dialogue” entre toute œuvre et son lecteur.

Ecrivain,traducteur,éditeur,citoyen canadien né en Argentine,Alberto Manguel a,au terme de nombreux voyages,choiside s’installer en France.Il est notamment l’auteur d’Unehistoire de la lecture(Actes Sud,1998),qui lui a valu leprix Médicis essai.

DU MÊME AUTEUR

Dernières nouvelles d’une terre abandonnée, Babel, 1998.Une histoire de la culture, Actes Sud / Leméac, 1998 ; Babel,2000.Dictionnaire des lieux imaginaires (en collaboration avecGianni Guadalupi), Actes Sud / Leméac, 1998 ; Babel, 2001.Dans la forêt du miroir. Essai sur les mots et le monde, ActesSud / Leméac, 2000 ; Babel, 2003.Le Livre d’images, Actes Sud / Leméac, 2001.Stevenson sous les palmiers, Actes Sud / Leméac, 2001 ; Babel,2005.Chez Borges, Actes Sud / Leméac, 2003 ; Babel, 2005.Kipling, une brève biographie, Actes Sud / Leméac, 2004.Journal d’un lecteur, Actes Sud / Leméac, 2004.Un amant très vétilleux, Actes Sud / Leméac, 2005.Un retour, Actes Sud / Leméac, 2005.

Titre original :A Reading DiaryEditeur original :

Alfred A. Knopf, Canada© Alberto Manguel, 2004

© ACTES SUD, 2004pour la traduction française

ISBN 2-7427-6165-9

Photographie de couverture :© Simo Neri/Opale, 2006

978-2-330-08529-2

ALBERTO MANGUEL

JOURNALD’UN

LECTEURtraduit de l’anglais

par Christine Le Bœuf

ACTES SUD

Ce livre est pour Craig.

AVANT-PROPOS

… que nous devons chercher labo-rieusement la signification de chaquemot, de chaque ligne, en conjectu-rant, grâce à ce que nous possédonsde sagesse, de valeur et de générosité,un sens plus large que celui qu’au-torise l’usage courant.

THOREAU, Walden.

Comme tout homme de bon goût, Mé-nard avait horreur de ces mascaradesinutiles, tout juste bonnes – disait-il –à procurer le plaisir plébéien de l’ana-chronisme ou (ce qui est pire) à nousébaubir avec l’idée primaire que toutesles époques sont semblables ou diffé-rentes.

JORGE LUIS BORGES, Fictions,trad. de P. Verdevoye, Gallimard.

Il y a des livres que nous parcourons dans l’allé-gresse, oubliant chaque page lue sitôt tournéela suivante ; d’autres que nous lisons avec révé-rence, sans les oser ni approuver ni contester ;d’autres qui se bornent à nous renseigner etexcluent d’avance nos commentaires ; d’autres

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encore que, parce que nous les aimons si fortet depuis si longtemps, nous ne pouvons querépéter, mot à mot, car nous les connaissons,au sens propre, par cœur. Et il y en a beau-coup encore qui tiennent de tous ceux-là etqui, au lieu de susciter le silence (respectueuxou ravi), nous aiguillonnent, nous prennentaux épaules, exigent de nous que nous réagis-sions par une opinion, une réflexion, une ques-tion, un souvenir, un désir.

La lecture est une conversation. Des fous selancent dans des dialogues imaginaires dont ilsentendent l’écho quelque part dans leur tête ;les lecteurs se lancent dans un dialogue simi-laire, provoqué par les mots sur une page. Si, leplus souvent, la réaction du lecteur n’est pasconsignée, il arrive aussi qu’un lecteur éprouvele besoin de prendre un crayon et de répondredans les marges d’un texte. Ce commentaire,cette glose, cette ombre qui accompagne par-fois nos livres préférés transpose le texte en unautre temps et une autre expérience ; il prête dela réalité à l’illusion qu’un livre nous parle etnous incite (nous, ses lecteurs) à exister.

Voici quelques années, après mon cinquante-troisième anniversaire, j’ai décidé de relirequelques-uns de mes vieux livres préférés etj’ai été frappé, une fois de plus, par la façondont leurs univers d’autrefois, dans leur com-plexité et la multiplicité de leurs strates, mesemblaient refléter le triste chaos du mondedans lequel je vis. Tel passage d’un roman illu-minait soudain un article d’un quotidien ; tellescène rappelait un épisode à demi oublié ; telmot déclenchait une longue réflexion. J’aidécidé de garder une trace écrite de ces ins-tants.

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Dans un souci de structure, ou d’ordre (ou detout échafaudage imaginaire dont nous choisis-sions d’étayer notre imagination), il m’est apparuque, si je relisais un livre par mois, je pourraismener à bien, en un an, quelque chose qui tien-drait à la fois du carnet intime et du recueil decitations : un ensemble de notes, réflexions, im-pressions de voyage et descriptions d’amis etd’événements publics ou privés, le tout suscitépar mes lectures. J’ai dressé une liste de ce queseraient les livres choisis. Il me paraissait impor-tant, pour l’équilibre, qu’il y eût un peu de tout.(Comme je suis, c’est le moins qu’on puissedire, un lecteur éclectique, cette exigence ne futpas difficile à satisfaire.)

La lecture est une tâche confortable, solitaire,lente et sensuelle ; l’écriture aussi possédaitjadis certaines de ces qualités. Ces derniers temps,néanmoins, la profession d’écrivain a acquis descaractères autrefois propres à celles de commisvoyageur ou d’acteur du répertoire, et l’on attenddes écrivains qu’ils se produisent en représen-tations uniques dans des lieux reculés poury chanter les mérites de leurs propres livres enlieu et place de balais-brosses ou d’encyclopé-dies. Ces obligations sont la cause principaledes voyages qui, tout au long de mon année delecture, m’ont entraîné dans tant de villes diffé-rentes, d’où j’aspirais pourtant à rentrer chezmoi, dans ma maison d’un petit village de France,où se trouvent mes livres et mon travail.

Des savants ont imaginé qu’avant la naissancede l’Univers existait un état de potentialité où letemps et l’espace se trouvaient en suspens, “dansun brouillard de possibilités”, selon la formuled’un commentateur, jusqu’au big-bang. Une telleexistence latente ne devrait étonner nul lecteur,

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pour qui tout livre existe comme en rêve jus-qu’à ce que les mains qui l’ouvrent et les yeux quile parcourent en éveillent les mots. Les pagesque voici représentent ma tentative de rendrecompte de quelques-uns de ces éveils.

ALBERTO MANGUEL

2002

JUIN

L’INVENTION DE MOREL

Samedi

Il n’y a guère plus d’un an que nous sommesinstallés dans notre nouvelle maison en Franceet, déjà, je dois partir, aller rendre visite à mafamille à Buenos Aires. Je n’en ai pas envie. J’aienvie de profiter du village en été, de la maisonqui reste fraîche grâce à l’épaisseur de ses vieuxmurs. J’ai envie de commencer à ranger leslivres sur les étagères que nous venons de cons-truire. Je voudrais rester chez moi à travailler.

Dans l’avion, je sors un exemplaire de L’In-vention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares, l’histoired’un homme échoué sur une île apparemmenthabitée par des fantômes, que j’ai lue pour lapremière fois voici trente, trente-cinq ans.

C’est la première fois que je reviens à BuenosAires depuis la crise de décembre qui a décro-ché le peso du dollar, anéanti l’économie etruiné des milliers de gens. En ville, on ne voitguère de signes du désastre en dehors du faitque, juste avant le coucher du soleil, les ruessont envahies par des hordes de cartoneros,hommes, femmes et enfants qui tentent d’assu-rer leur subsistance en ramassant sur les trottoirs

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des déchets recyclables. Il se peut que la plu-part des crises soient invisibles : nuls mensongespathétiques ne les accompagnent pour nousaider à en apercevoir les ravages. Des magasinsferment, des gens ont l’air hagard, les prix s’en-volent, mais la vie continue : les restaurants sontpleins, les magasins ont toujours en stock decoûteux produits importés (bien que j’aie en-tendu une femme se plaindre : “Je ne trouveplus nulle part d’aceto balsámico !”), la villebruit d’activité longtemps après minuit. Touristedans la cité où jadis j’étais chez moi, je ne voispas les bas quartiers qui s’étendent, les hôpitauxqui manquent de tout, les banqueroutes, la classemoyenne à la soupe populaire.

Mon frère veut m’acheter un nouvel enregis-trement du Magnificat de Bach. Il s’arrête de-vant cinq distributeurs avant d’en trouver un quiaccepte de lui céder quelques billets. Je luidemande ce qu’il fera quand il ne trouvera plusde distributeur obligeant. Il y en aura toujoursau moins un, répond-il avec une confiancemagique.

L’Invention de Morel commence par une phrasecélèbre de nos jours dans la littérature argentine :“Aujourd’hui, sur cette île, un miracle s’est pro-duit.” Il semble qu’en Argentine les miraclessoient quotidiens. Le narrateur de Bioy : “Il n’y aici ni hallucinations ni images : il n’y a que deshommes réels, au moins aussi réels que moi.”

Picasso disait que tout était miracle et que c’étaitun miracle de ne pas fondre dans son bain.

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Plus tard

Je passe devant l’appartement de Bioy près ducimetière de La Recoleta où reposent les famillesaristocratiques d’Argentine, enfouies sous desmausolées ornementés surmontés d’anges enpleurs et de symboliques colonnes brisées. Bioy,dont les romans (même situés dans des îleslointaines ou dans d’autres villes) rendent comptede l’atmosphère fantasmagorique de la cité où ila toujours vécu, détestait La Recoleta : il trouvaitabsurde qu’on persistât dans le snobisme aprèsla mort.

Le Buenos Aires d’aujourd’hui me fait l’effetd’un lieu fantomatique. A son départ définitifd’Argentine, Gombrowicz a écrit : “Argentine !Dans mes rêves, les yeux mi-clos, je la chercheune fois encore en moi – de toutes mes forces.L’Argentine ! C’est si étrange, et tout ce que jevoudrais savoir, c’est ceci : pourquoi n’ai-je ja-mais ressenti en Argentine une telle passion pourl’Argentine ? Pourquoi m’assaille-t-elle à présent,alors que je suis au loin ?” Je comprends sa per-plexité. Telle une cité antique en ruine, ellevous hante à distance. Le passé y est présent enstrates, génération sur génération de fantômes :compagnons de mon enfance, condisciples dis-parus, survivants meurtris.

Dans le Magnificat, le chœur superpose d’in-nombrables répétitions d’omnes, omnes genera-tiones, foule après foule de morts qui se dressentpour porter témoignage.

A Buenos Aires même, les gens ne les voientpas, les fantômes. Les gens semblent vivre dans

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un état d’optimisme dément. “Ça ne peut pas em-pirer”, “quelque chose va survenir”.

Pour Remy de Gourmont (envers qui Bioy avaitune dette non reconnue), nous nous devons d’êtreheureux, ne fût-ce que par amour-propre.

Silvia, une ancienne camarade de classe, meraconte qu’on a posé devant notre école uneplaque à la mémoire des élèves assassinés parles militaires. Elle dit que je reconnaîtrai plu-sieurs noms.

Dimanche

Les Argentins se sont longtemps vantés de leurprétendue viveza criolla, leur ruse endémique.Mais cette mentalité d’escroc est une arme àdouble tranchant. Dans la littérature, elle a pourincarnation Ulysse, lequel était, pour Homère,un héros astucieux, sauveur des Grecs, fléau deTroie, vainqueur de Polyphème et des Sirèneset, pour Dante, un menteur et un tricheur con-damné au huitième cercle de l’enfer. Bien queces temps derniers les Argentins paraissent avoirconfirmé le verdict de Dante, je me demandes’il est encore possible de revenir à la visiond’Homère et d’utiliser ce don dangereux à vain-cre des prodiges et à surmonter des obstacles.Je ne suis guère optimiste.

En décembre dernier, j’ai terminé un articled’humeur paru dans Le Monde en disant quedésormais “l’Argentine n’est plus et les canaillesqui l’ont détruite vivent encore”. Un psychanalysteargentin indigné a comparé ma conclusion à

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celle des banquiers européens et américainsqui, refusant toute culpabilité, voyaient dans lachute de l’Argentine quelque chose commeune juste rétribution de son arrogance. Sansdoute une comparaison aussi absurde est-elledue à l’incapacité propre à ce psychanalyste(comme à la plupart des Argentins) d’accepterle fait que, si les choses doivent changer, il fautque ce soit pour prendre une forme nouvelle,celle d’une société redéfinie pourvue d’uneJustice valable.

Plus tard

L’expérience du quotidien niée par ce que nousvoudrions qu’elle soit, que vient nier à son tource que nous espérons qu’elle est en réalité.

Le narrateur sans nom du roman de Bioy esten cavale, toujours persuadé que même là, surcette île perdue, “on” va venir l’attraper. Et, enmême temps, il s’attend plus ou moins à desévénements miraculeux : le salut, de quoi man-ger, une rencontre amoureuse. Du dedans dupersonnage, fuite et imagination sont cohé-rentes ; du dehors, on croit voir se déployer unefolle réalité double, bicéphale et contradictoire.

La réalité matérielle de l’île confirme l’impres-sion de cauchemar du narrateur, sauf qu’elle estfiltrée, bien entendu, par les yeux de ce mêmenarrateur. Je suis assis dans un café. On sert lecafé accompagné de sachets de sucre ornés desvisages de personnages célèbres du XXe siècle.J’ai le choix entre Chaplin et Mandela. Quelqu’una laissé dans un cendrier un sachet vide à l’effigie

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