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JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL VERS 1395-1460 par M. TRIBOUT de MOREMBERT La petite ville de Poligny en Franche-Comté a produit, dans le cours des siècles — et principalement au Moyen Age — des hommes de grande valeur. On connaît Jacques Coytier, médecin de Louis XI, et le cardinal Rolin ; on connaît moins Pierre Ver- cey, évêque d'Amiens, Jean Doroz, évêque de Lausanne, Jean de Thoisy, évêque d'Auxerre, Jean Langret, évêque de Bayeux et conseiller du roi de France, Jean de Fruyn, archevêque de Besançon, et surtout Jean Chevrot, évêque de Tournai. La famille Chevrot est établie à Poligny au moins dès le xiv e siècle. Un Vuillemin Chevrot est prévôt du lieu en 1372 ; il est vraisemblablement le frère d'Estevenin, grand-père du pré- lat qui vivait en 1385 1 . Jean Chevrot, fils d'un autre Jean inhumé en la chapelle de Tournai, à Poligny, et d'une dame Charbonnier, naquit à la fin du xiv e siècle. Eut-il des frères et soeurs ? Les documents en mentionnent deux : Etienne, qui prendra femme en la personne d'Henriette de Valin, dont il n'aura pas d'enfant, et Sibille, épouse de Jean Marriot de Dijon (décédé avant 1453). Celle-ci aura une fille, Jehanne, dame d'Aumont, qui épousera Etienne Fauquier, écuyer de Philippe le Bon. Un de leurs fils, Jean, aura d'ailleurs pour parrain le prélat. C'est Sibille qui sera héritière universelle des biens de l'évêque de Tournai. 1 Vuillemin Chevrot est signalé dans les Archives de Poligny, A 16. Estevenin est mentionné dans une fondation pour la collégiale de Poligny (Archives du Jura, 12 G) : « quatre sols... sur sa maison derrière, séant au bourg de Poligny, prez de la porte des Marsealx pour le présent appelée porte de l'horloge » (19 octo- bre 1405). 1

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Page 1: JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL VERS 1395 …

JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL VERS 1395-1460

par M. TRIBOUT de MOREMBERT

La petite ville de Poligny en Franche-Comté a produit, dans le cours des siècles — et principalement au Moyen Age — des hommes de grande valeur. On connaît Jacques Coytier, médecin de Louis XI, et le cardinal Rolin ; on connaît moins Pierre Ver-cey, évêque d'Amiens, Jean Doroz, évêque de Lausanne, Jean de Thoisy, évêque d'Auxerre, Jean Langret, évêque de Bayeux et conseiller du roi de France, Jean de Fruyn, archevêque de Besançon, et surtout Jean Chevrot, évêque de Tournai.

La famille Chevrot est établie à Poligny au moins dès le xive siècle. Un Vuillemin Chevrot est prévôt du lieu en 1372 ; il est vraisemblablement le frère d'Estevenin, grand-père du pré­lat qui vivait en 1385 1.

Jean Chevrot, fils d'un autre Jean inhumé en la chapelle de Tournai, à Poligny, et d'une dame Charbonnier, naquit à la fin du xive siècle. Eut-il des frères et sœurs ? Les documents en mentionnent deux : Etienne, qui prendra femme en la personne d'Henriette de Valin, dont il n'aura pas d'enfant, et Sibille, épouse de Jean Marriot de Dijon (décédé avant 1453). Celle-ci aura une fille, Jehanne, dame d'Aumont, qui épousera Etienne Fauquier, écuyer de Philippe le Bon. Un de leurs fils, Jean, aura d'ailleurs pour parrain le prélat. C'est Sibille qui sera héritière universelle des biens de l'évêque de Tournai.

1 Vuillemin Chevrot est signalé dans les Archives de Poligny, A 16. Estevenin est mentionné dans une fondation pour la collégiale de Poligny (Archives du Jura, 12 G) : « quatre sols... sur sa maison derrière, séant au bourg de Poligny, prez de la porte des Marsealx pour le présent appelée porte de l'horloge » (19 octo­bre 1405).

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Photo ACL, Bruxelles

Jean CHEVROT

(Détail du Triptyque des Sept sacrements au Konînklijk Museum voor schone Künsten, Antwerpen)

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Photo A. Dingjam, Den Haag

Jean CHEVROT

(Détail de la Déposition de Croix au Mauritshuis de La Haye)

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174 JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL

Son oncle Simon, abbé de Goailles, conseiller du duc de Bourgogne et chef de son conseil, travailla de bonne heure à son éducation. A son exemple, il entra dans les ordres et il devint très vite chanoine de Besançon, puis, le 7 septembre 1417, maître es arts et bachelier es décrets2. L'année suivante, il était licencié. Revenu dans sa ville natale, il cumule les bénéfices 3 : chapelain de la chapelle Saint-Jean de Salins (1424), archidiacre de Rouen (1429), chanoine de Notre-Dame de Beaune (1435).

I. — Jean Chevrot à la cour de Bourgogne

Jusque là, il ne semble pas avoir joué un rôle de premier plan, bien qu'il fût membre du conseil ducal, où son oncle et son ami Jean Chousat l'avaient fait entrer. Ce dernier, lui aussi originaire de Poligny, après avoir rempli les fonctions de tréso­rier du comté de Bourgogne dès 1395, avait été nommé, par Phi­lippe le Hardi, receveur général de toutes ses finances. Jean sans Peur et Philippe le Bon l'avaient confirmé dans cette charge. Il devait mourir en 1433, laissant le souvenir d'un homme fort généreux et très expert dans l'art des livres 4.

Il faisait partie, comme Chevrot, du conseil ducal, organisme très considéré, présidé par le chancelier, généralement un évêque, assisté de plusieurs conseillers. « Deux ou trois fois par semaine, il était tenu audience publique pour tous ceux, notamment pour les humbles et les pauvres, qui avaient à se plaindre des grands et des riches. Le duc trônait sur un siège élevé, sous un magni­fique baldaquin de tapisserie. Deux maîtres des requêtes et un audiencier lui présentaient à genoux les requêtes qu'un secrétaire devait spécifier, également à genoux. Toute la cour, y compris les princes du sang et les ambassadeurs, devaient y assister, à leur grand déplaisir » 5.

On aimerait savoir s'il y fut, quelque jour, parlé de la « Pucelle » d'Orléans et ce que Jean Chevrot pensait d'elle. S'il n'eut pas l'occasion de la voir, il en entendit sûrement chuchoter

2 Archives du Doubs, G 178, p. 80, et Archives de la Côte-d'Or, Β 5971. 3 Archives de la Côte-d'Or, Β 5982, 5986 et G 2481 (chanoines, fol. 13). 4 G.DOUTREPONT, La littérature française à la cour de Bourgogne, Paris, 1909. 5 O. CARTELLIERA La cour des ducs de Bourgogne, 1946, p. 89.

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J E A N CHEVROT, E V Ê Q U E D E TOURNAI E T D E TOUL 175

par son oncle, l'abbé de Goailles. On sait qu'après sa capture en 1430, le duc Philippe se rendit au logis où Jeanne attendait d'être livrée aux Anglais. Monstrelet raconte, dans sa Chronique, cette entrevue à laquelle il aurait assisté. Chevrot, chanoine de Rouen, au lieu où fut brûlée l'humble fille des Marches de Lorraine, ne fut pas sans connaître ses exploits, d'autant plus qu'il participait déjà à la vie politique.

Il est mêlé, en effet, aux grandes conférences ; il accompa­gne Philippe le Bon à Nevers, puis à Paris, à ces préliminaires de paix qui se terminèrent par le traité d'Arras. Le Congrès s'était ouvert en ce lieu le 5 août 1435. Le duc de Bourgogne y était venu avec une brillante escorte et il avait fallu beaucoup d'efforts et de concessions pour calmer ses scrupules, ses rancunes et ses inquiétudes. Les plénipotentiaires avaient fini par accepter docile­ment les conditions du duc, qui conservait tout ce qu'il avait usurpé par ruse ou par force depuis une vingtaine d'années 6. De plus, il était dispensé, sa vie durant, de tout hommage au roi de France et devenait un véritable souverain à l'intérieur du royaume.

Rêvait-il de reconstituer un Etat de Bourgogne, de ressusci­ter l'ancienne Lotharingie ? Ce n'est pas impossible. A la fin de sa vie, en 1467, il peut, en tout cas, mesurer son œuvre :

« Les Pays-Bas à peu près en entier sont à lui, autant dire les deux royaumes actuels de Belgique et de Hollande, plus le département actuel du Nord. Artois et Picardie, fortement assis en terre française, flanquent ce groupe septentrional, de telle sorte que toute la côte de la Manche et de la mer du Nord appar­tient au même maître, depuis la Somme jusqu'au Zuyderzée, mer­veilleuse façade maritime où l'Escaut et le Rhin, trouant les sables, ouvrant leurs estuaires et leurs ports, ménagent les actifs débouchés par où vont et viennent passagers et marchandises. Le long de ces artères privilégiées circule tout le trafic d'un hinter­land incomparable, celui qui correspond, à cette date, au plus actif des pays industriels du monde occidental. Le Luxembourg, les comtés de Thionville et de Rethel, le Lothier ou Basse-Lor­raine, en attendant la Haute-Alsace, dont le dernier duc se saisira,

6 LAVISSE, Histoire de France, t. IV, p. 77-78.

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176 JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL

forment un groupe compact de possessions intermédiaires entre les domaines flamands ou néerlandais et les domaines bourgui­gnons proprement dits. Ceux-ci, plus au sud, ont pour noyau la Franche-Comté (ou comté de Bourgogne, de mouvance impériale) et la Bourgogne ducale (apanage valois), tandis qu'autour gravi­tent des annexes, Maçonnais, Nivernais temporairement tenu par des collatéraux, Charollais qui, par son affectation à l'héritier présomptif, joue le rôle d'un Dauphiné ducal. Depuis les pentes du Jura d'où, par delà les ondulations de la plaine suisse, on aperçoit les dentelures des grandes Alpes, jusqu'aux polders de Frise, des médiocres quais de Saône au triomphant négoce d'An­vers, des approches lumineuses du Rhône latin aux fécondantes bruines de Zelande, cent territoires et vingt races offrent à l'envi leurs ressources variées et complémentaires » 7.

Philippe le Bon n'est pas un ingrat. Il sait récompenser ses bons serviteurs. Il va le montrer très vite à son fidèle conseiller en lui faisant octroyer, non sans peine, l'évêché de Tournai.

De tous les sièges épiscopaux de « Belgica secunda », Tournai était, après ceux de Liège, Arras et Cambrai, le plus ancien en date et l'un des mieux dotés. Créé en 1146, suffragant de Reims il s'étendait le long de la rive gauche de l'Escaut, de la Mortagne à la mer. Il embrassait, dans ses limites, 506 paroisses éparpillées en Flandre et Tournaisis. Un pouillé du xve siècle les répartit ainsi : 217 pour les décanats de Tournai, d'Hesdin, de Seclin, de Lille et de Courtrai, dans l'archidiaconé de Tournai ; 160 pour les décanats de Gand, de Roulers, d'Audenarde et de Waes, dans l'archidiaconé de Gand ; 129 pour les décanats de Bruges, d'Ar-denbourg et d'Oudenbourg, dans l'archidiaconé de Bruges8. Le traité de Cateau-Cambrésis, en 1559, rattachera le diocèse à la province de Cambrai, dont il sera le suffragant avec Arras, Saint-Omer et Namur. Il accueillera alors des prélats de grande valeur ou de haute naissance : un Berlaymont, un Croy, un Coëtlogon, un Beauvau, un Salm-Salm, parmi tant d'autres.

7 J. CALMETTE, Histoire du Moyen Age, t. VII, p. 531-2. 8 Joseph WARICHEZ, Etat bénéficiai de la Flandre et du Tournaisis au temps de

Philippe le Bon, dans les Analectes pour servir à Vhistoire ecclésiastique de Belgique, t. 38.

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JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL 177

Au xve siècle, presque tout le diocèse était territoire ducal, sauf la ville même, placée sous la souveraineté directe du roi de France. On comprend pourquoi Philippe le Bon avait intérêt à y mettre une de ses créatures. Dans sa zone d'influence se trou­vaient déjà des hommes tout dévoués à sa personne : à Cambrai et à Utrecht, Jean et David, deux bâtards de Jean sans Peur ; à Liège, son neveu, un adolescent de dix-sept ans, Louis de Bour­bon ; partout ailleurs, des amis éprouvés à défaut de proches parents.

L'évêché de Tournai étant donc venu à vaquer en 1433 par la mort de Jean de Thoisy, ancien chancelier de Bourgogne, Phi­lippe le Bon recommanda Jean Chevrot au pape, cependant que Charles VII, roi de France, appuyait Jean d'Harcourt, évêque d'Amiens. Celui-ci fut nommé aussitôt (22 avril) par le chapitre auprès duquel il avait agi secrètement.

Pour contenter les deux partis, le pape lui avait alors offert l'archevêché de Narbonne, mais Jean d'Harcourt, fort de l'appui du roi de France, l'avait refusé et en avait appelé au concile de Baie. L'évêché de Tournai avait de plus forts revenus, c'est tout ce qui l'intéressait quant à lui, mais son souverain avait d'autres visées. Le duc ordonna aussitôt à ses sujets de ne point le recon­naître pour évêque et il fit saisir le temporel. Philippe le Bon, soulignons-le, cependant, était en très bons termes avec le pape. Il prêtera, en tout temps, son bras pour l'extermination de l'héré­sie et il attendra, en retour, de l'Eglise le soutien de sa politique. Sa piété sera sincère ; il passera des heures plongé dans la prière ; il fera largement l'aumône ; il lira volontiers les ouvra­ges sur la religion et la théologie ; il encouragera les ordres reli­gieux, et une sainte comme Colette de Corbie trouvera toujours le meilleur accueil auprès du duc et de son conseiller.

Enguerrand de Monstrelet rapporte les événements dans sa Chronique : « Si fist le pape ceste translation pour contenter les deux parties, et par especial ledit duc. » Celui-ci, usant alors d'autorité, envoya le comte d'Etampes, son cousin, avec une com­pagnie de gens d'armes s'assurer de l'évêché et installer Etienne Vivien, parent de l'évêque et son procureur. A peine les céré­monies étaient-elles commencées qu'il fut mis à la porte avec violence. Une partie des habitants, français de sentiments, s'étaient

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rendus à la cathédrale « où estoit ledit Vivien assis en la chayère de Tevesque, faisant les cérémonies et appréhendons qui lui avoient esté commises a faire au nom d'ycelui Chevrot, en pre­nant la possession de l'eveschié. Si le tirèrent jus de ladicte chayère très rudement, en lui desrompant son sourplis et aultres habille­ments. Et en y eut plusieurs qui en icelle fureur le vouloient met­tre à mort. Mais, pour les apaisier, la justice de la ville le fist prendre et mettre prisonnier, en donnant a entendre à ces com­munes qu'il seroit puny par ladicte justice et qu'ilz fussent contens » 9.

Le duc, ayant appris ces faits, fit aussitôt confisquer tous les biens meubles et immeubles qui appartenaient, dans l'étendue de ses Etats, aux habitants de Tournai et défendit à ses sujets d'entreprendre aucun commerce avec eux. Cette querelle dura quatre années, le 5 novembre 1436, Jean Chevrot faisait enfin prendre possession « par ung chanoine de Cambray nommé maistre Robert Auclair qui, pour le dessusdit, y fut assés courtoisement receu et obey comme son procureur », en même temps que Jean d'Harcourt, « voyant qu'il n'y avoit nul moyen de jouyr paisible­ment des biens d'iceluy evesché », décidait, après en avoir référé au roi de France, d'accepter le siège de Narbonne. Quant à Jean Chevrot, il attendit d'entrer à Tournai qu'il en eût le temps.

On sait qu'il fut un des conseillers les plus écoutés du duc. En 1433 et 1434, il fit partie des ambassades qui se rendirent en Angleterre pour essayer de convaincre le roi de conclure une paix générale et de rendre la liberté au duc d'Orléans, prisonnier depuis tant d'années. Il avait assisté ensuite aux séances du conseil où fut traité du complot contre le chancelier Rolin 10.

9 Chronique d'Enguerrand de Monstrelet (éd. Douet-d'Arcq, Soc. de l'Hist. de France), t. V, 1861, p. 59-60. On consultera aussi Jean COUSIN, Histoire de Tour-nayt 1619. L'évêché de Tournai, dit le Père Lachaize, « ne se donnoit qu'à des personnes les plus distinguées et par leur naissance et par leur noblesse ».

Le statut de la ville était assez exceptionnel : Henri Pirenne a parlé d'une « petite république », Paul Rolland d'une « quasi-indépendance communale ». Alors que le pouvoir suprême y avait été attribué à l'évêque en 898, la ville, appuyée par le roi de France, élimina le pouvoir episcopal à la fin du xiie siècle. Tournai fut donc, du moins jusqu'en 1521 et à l'exception de quelques courtes périodes, une ville quasi indépendante, s'administrant elle-même sous l'autorité théorique du roi de France » (John GILISSEN, Les villes en Belgique, dans les Recueils de la Société Jean Bodin, t. VI (la ville), Bruxelles, 1954, p. 542.) Mentionnons pour mémoire l'ouvrage de J. TROUSSAERT, Le sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Age, Paris, 1963. L'auteur ignore tout de l'activité du prélat. Une biographie de l'évêque complète donc cette lacune.

10 DB BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne, 1826, t. VI, p. 292.

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En 1435, il était à Nevers, à l'assemblée qui allait préparer la conférence d'Arras ; le 30 juillet, il entrait dans la capitale de l'Artois aux côtés de Philippe le Bon ; « les principaux cheva-valiers et gentilshommes de ses Etats l'accompagnaient ainsi que les princes et seigneurs, ses vassaux et ses parents, les ducs de Gueldre et de Bar, le damoiseau de Clèves, les comtes de Nevers, d'Etampes, de Vaudémont, de Ligny, de Saint-Pol, de Salins. Il était escorté de trois cents archers vêtus à la livrée ; tout le peuple criait Noël, et montrait une joie merveilleuse » n . La jour­née d'Arras fut un triomphe de la politique bourguignonne. « En 1435, dans un congrès de paix européen tel que le monde n'en avait pas vu depuis longtemps, en présence de deux cardinaux, des légats du pape et du concile de Baie, des ambassadeurs, de tous les rois et princes d'importance, le grand duc d'Occident daignait rentrer dans l'obéissance de son suzerain... Ce fut une humiliation inouïe pour la couronne de France, lorsqu'à Saint-Vaast, en pré­sence de tous les peuples, un conseiller, au nom du roi des lys, s'agenouilla devant le duc Philippe et, solennellement, fit amende honorable...

« Jamais on ne revint par la suite à une entente sincère entre la maison royale et le comte-duc. Jamais la France ne put oublier la défaite qu'elle avait subie à Arras. Jamais le duc Phi­lippe ne put se décider à paraître à la cour et à rendre son hom­mage au roi Charles, comme premier pair et vassal...

« Le traité d'Arras dénouait l'alliance contre nature avec l'Angleterre » 12.

Les alliés de la veille chercheront alors à déclarer la guerre au duc et multiplieront les provocations. Le conseil était fort par­tagé sur la résolution qu'il convenait de prendre. « Les uns son­geaient quelle grande chose serait une guerre avec les Anglais ; combien elle coûterait de dépenses ; quelle en serait l'issue ; comment on pourrait y mettre fin. Ils disaient au duc que le roi Charles son nouveau seigneur et les princes de France ne pour­raient lui être d'aucun secours dans ses embarras et dans ses périls... C'étaient surtout les amis et les partisans de la maison de Luxembourg qui étaient de cet avis... » 13.

11 D B BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne,, op. cit. 12 O. CARTELLIERA La cour des ducs de Bourgogne, p . 17-19. 13 D E BARANTE, Hist, des ducs d® Bourgogne, op. cit.

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180 JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL

Au contraire, Jean Chevrot, les seigneurs de la maison de Croy, les sires de Charni et de Crèvecœur, tous les partisans de France entraient dans les vues du duc et poussaient à la guerre. « Ils disaient qu'il fallait au plus tôt attaquer Calais et le comté de Guiñes, et s'en emparer ; les pays de Flandres et de Hollande fourniraient volontiers des subsides pour faire une si belle con­quête. » Philippe le Bon se rangea à leur avis (1436) et déclara la guerre aux Anglais. Il manqua, hélas ! son entreprise et ne réus­sit pas à prendre Calais. Les Anglais, par représailles, ravagèrent toute la côte maritime de la Flandre. Bruges et Gand se révoltèrent alors et le prince eut fort à faire pour les ramener dans »»on obéis­sance.

Peu de temps avant cette guerre, l'évêque de Tournai avait accompagné, à la cour de France, le duc de Brabant et la comtesse de Hainaut en vue de « parfaire et accomplir... le traité de paix nagaires pourparlé devant sa ville d'Arras ». On connaît le résultat de cette mission qui fut favorable au duc de Bourgogne 14.

Jean Chevrot est constamment aux côtés du duc. N'est-il pas alors « chief du conseil en l'absence de Monsieur son Chance­lier » ? Il se soucie fort peu, pour l'instant, de son évêché de Tournai. En 1439, cependant, il n'en était guère éloigné puis­qu'il assistait à Cambrai et à Saint-Omer aux fêtes qui accompa­gnèrent le mariage du jeune comte de Charoláis, fils de Philippe le Bon, avec Catherine, puînée de Charles VII, âgée alors de dix ans.

Il sort à peine d'une négociation qu'il lui faut en commencer une autre. En cette même année 1439, voici que le comte de Ligny fait parler de lui. Tombé dans la disgrâce du duc, il accu­mulait chaque jour contre lui de nouveaux griefs. Il s'était mis en rapport avec le conseil d'Angleterre et il avait entamé des négociations à l'insu de tous ; il tenait garnison ouverte ; il refu­sait obéissance aux officiers de Philippe et les faisait molester par ses gens ; il délivrait même des lettres de sauvegarde réser­vées au seul souverain.

14 Archives du Nord, Β 317, pièce 2, et Β 318 (27 mars 1436).

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J E A N CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET D E TOUL 181

C'est l'affaire de la taille qui fera déborder l'eau du vase. Le duc « avait ordonné une nouvelle taille sur le bailliage de Péronne et ses officiers voulurent la recueillir dans les villages des seigneuries de Ham et de Nesle : le comte de Ligny prétendit qu'elle n'était pas due puisqu'elle n'avait pas été consentie par les trois Etats du pays et il interjeta appel. Le duc ordonna qu'on passât outre et les sergents furent envoyés avec des archers pour procéder à l'exécution. Jacques de Béthune, bailli de Ham, fit aussitôt monter à cheval les gens de sa garnison, courut sur les archers ; il y en eut de blessés et de maltraités ».

Il écrivit ensuite une longue lettre au conseil du duc, expli­quant pourquoi il refusait la taille et comment Jacques de Bé­thune, « sur la clameur des pauvres femmes de la campagne, que les archers dépouillaient et insultaient, avait cru qu'une compa­gnie d'écorcheurs dévastait le pays et n'avait pu supposer que c'étaient des officiers du duc... Il s'était engagé à toute réparation et humilité, s'il était trouvé en faute ». Le comte de Ligny protes­tait de sa bonne foi et de son bon droit et il concluait en priant les membres du conseil d'intercéder en sa faveur afin que justice lui fût rendue.

« Lorsque cette lettre arriva, elle donna lieu à de grandes délibérations ; beaucoup de seigneurs et surtout le sire Hugues de Lannoy représentaient que si l'on procédait par voie de fait, il en adviendrait de grand malheurs. Le comte de Ligny était homme de grande entreprise, maître d'un grand nombre de for­teresses, allié des Angais, à qui il pourrait les livrer. On ajoutait qu'il avait rendu pendant longtemps de grands services au duc de Bourgogne et pourrait lui être encore nécessaire ; car les Fran­çais faisaient de jour en jour plus d'entreprises sur les domaines du duc, et se conformaient mal à la paix d'Arras. Ainsi parlaient ceux qui, dans le conseil, avaient toujours incliné au parti Anglais ; mais le duc les écoutait froidement » 15.

On s'arrêta néanmoins à une résolution plus sage, Philippe le Bon envoya à Cambrai Nicolas Rolin, Jean Chevrot, les sires de Lannoy et de Saveuse pour parlementer avec le comte de Ligny et ses conseillers. « Un projet d'accommodement fut dressé;

15 DE BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne, t. VII, p. 27 et suiv.

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le comte y fit d'abord quelques corrections. Comme elles ne con­vinrent point toutes aux conseillers de Bourgogne, ils y firent à leur tour plusieurs changements et le projet fut rapporté au comte de Ligny. Il était fier et peu patient. » « Ah ! dit-il, le chancelier et l'évêque de Tournai pensent faire de moi à leur fantaisie ; mais ne c'est pas mon plaisir. » Et il déchira soudainement le papier. Les seigneurs qui l'entouraient et ses conseillers eurent grand peine à le calmer. Cependant, l'accord fut conclu.

Le prélat était à peine revenu que le duc lui confiait la tête de l'ambassade destinée à représenter la Bourgogne aux Etats du Royaume à Orléans. « De toutes parts, chacun, et le roi tout le premier, n'avait d'autre désir, d'autre volonté que de s'occuper du bien du royaume, de son gouvernement, et du moyen de le mettre en bonne paix, justice et police. » On décida alors qu'une conférence de la paix se tiendrait à Saint-Omer en mai 1440. Les Anglais y seraient invités. En attendant, le roi de France publiait une ordonnance mettant « les gens de guerre sous meilleure disci­pline ». Ils en avaient grand besoin, d'autant plus que précisément le dauphin venait de se révolter contre son père et essayait d'en­traîner à sa suite Philippe le Bon.

Après en avoir délibéré en son conseil, le duc déclara « que pour nul motif, il ne lui accorderait faveur ni aide, s'il s'agissait de faire la guerre au roi son père ; qu'au contraire il était prêt à s'employer de toutes manières pour le faire rentrer en grâce, et lui conseillait de le tenter ». Jean Chevrot fut un des ambassa­deurs qui s'en vinrent trouver Charles VII dans ce but.

Le 12 janvier 1440, « accompagné d'une multitude de gen­tilshommes sans nombre et de la duchesse de Bourgogne », le prélat entrait enfin dans sa ville episcopale. Le prince lui avait consenti un royal cadeau : trois mille écus d'or « pour considé­ration des grans, notables et aggréables services qu'il luy a faiz par long temps et fait chascun jour, eu regard à ce que de tout ledit service il n'a eu aucun don pécuniel et pour luy aidier à porter les fraiz que, à l'occasion de sa promotion dudit eveschié, avoir luy a convenu et convient, tant à paier le vacquant d'icellui comme du vacquant de l'archeveschié de Narbonne pour son pré­décesseur evesque translaté illec » 16.

16 Archives du Nord, Β 1966, fol. 188 (Chambre des comptes de Lille).

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J E A N CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL 183

Le 5 mai, Chevrot, aux côtés de l'évêque de Verdun, assistait à Hesdin, en la chapelle du château, au sacre de Jean de Bour­gogne, nouvellement promu à l'archevêché de Cambrai 17.

Entre temps, le duc d'Orléans était libéré des geôles anglai­ses, où il se morfondait depuis vingt-cinq ans, contre une rançon de 120.000 écus d'or, « les deux tiers de ce que depuis sept ans le conseil d'Angleterre avait pu obtenir en subside des Etats du Royaume assemblé en Parlement ». Par Calais et Gravelines, où l'attendaient le duc et la duchesse de Bourgogne, il se rendit a Saint-Omer, où il épousa Marie de Clèves, nièce de Philippe, en présence des évêques de la province.

« Trois jours après, à la Saint-André, le duc résolut de tenir son chapitre de la Toison d'Or et de pourvoir à cinq places qui étaient vacantes. L'évêque de Tournai et le chancelier de Bour­gogne allèrent consulter le duc d'Orléans pour savoir si ce serait son plaisir de recevoir l'ordre... Il répondit qu'il serait honoré de porter l'ordre de son cousin » 18.

S'il n'est pas certain que le prélat ait accompagné le duc aux conférences de Nevers en 1442, on sait, par contre, que, la même année, il participa à l'accueil fait par son souverain au nouvel empereur allemand. Il se trouva à Besançon avec la noblesse du duché, puis à Saint-Claude, où Philippe le Bon se rendit ensuite en pèlerinage. De retour à Dijon, le duc reçut la visite d'Elisabeth de Görlitz, douairière de Luxembourg, qui l'avait reconnu pour son héritier et qui lui avait vendu ses Etats. Mais ses sujets, « qui avaient d'abord consenti à la vente, s'étaient révoltés depuis et avaient cessé de lui payer les impôts. Ils avaient déclaré que leurs véritables seigneurs et les héritiers de leur ancien duc étaient Ladislas, roi de Bohème, Anne qui avait épousé Guillaume de Brunswick de la maison de Saxe, et Elisabeth qui épousa depuis Casimir, roi de Pologne : tous trois enfants de l'empereur Albert d'Autriche. Les gens de la duchesse avaient été chassés de Luxem­bourg et de Thionville... » Elle avait bien protesté sans succès

17 Archives du Nord, Β 3405. Jean de Bourgogne, fils naturel de Jean sans Peur et d'Agnès de Croy, fut sacré à Hesdin par Quentin Menart, archevêque de Besançon.

18 Jean COUSIN, Histoire de Toumay, p. 219, et DE BARANTE, Hist, des duœs de Bourgogne, VII, 71-72.

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auprès de l'empereur ; elle venait maintenant implorer son neveu Philippe (1443) qui réunit son conseil pour lui donner réponse et qui en profita pour ajouter la question d'Orient à l'ordre du jour 19.

Les conclusions du conseil furent les suivantes : en ce qui concernait la question d'Orient, le duc pouvait promettre à l'empe­reur Paléologue toute son aide contre les Turcs ; au regard de l'autre, il devait lever une armée et envoyer des lettres de défi aux gens du Luxembourg. Philippe le Bon, à la tête de ses troupes, se rendit bien vite maître du pays.

Le duc fait grand cas de son conseil, et ses conseillers, ses bons serviteurs, il ne les oublie pas. Ainsi, il alloue à Guy Guil-baut, conseiller et premier maître en la Chambre des comptes de Lille, la somme de 495 francs pour plusieurs voyages faits en la compagnie de l'évêque de Tournai et d'autres membres de son conseil, « durant le temps de deux ans et trois mois ou environ que nous avons été absent de noz pais de Flandres, Brabant, Artoys, Haynnau, Picardie et autres de par deçà » 20.

Jean Chevrot lui-même reçoit chaque année, à Pâques et à la Saint-Rémy, la somme de 500 francs, sans compter les autres libéralités ducales 21. Aussi peut-il facilement augmenter ses biens meubles et immeubles. En 1445, au hasard d'un de ses déplace­ments à Dijon, il se rendra à Poligny et achètera l'hôtel d'Antoine de Toulongeon, seigneur de Montrichard 22.

Le prélat voyage en effet beaucoup. Il a bien du mérite à le faire en un pays constamment ravagé par les bandes de soudards et de pillards. Mais sa présence n'est-elle pas nécessaire à Bruxelles et à Dijon, aux réunions fréquentes des Etats de Flandres et de Bourgogne ? S'il n'accompagne pas la duchesse, en 1445, à

19 D E BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne, VI I , 129 et suiv. 20 Archives du Nord, Β 1979. 21 Archives du Nord, Β 1978, fol. 47. 22 S. PIDOUX, Mon vieux Poligny, I , 168, et CHEVALIER, Mémoires historiques sur la

ville et seigneurie de Poligni avec des recherches relatives à Vhistoire du comté de Bourgogne et de ses anciens Souverains, Lons- le-Saunier , 1769, I I , 347. L ' évêque avait d ' impor tan t s revenus, no tamment une pension de 2.460 livres comme conseil ler du duc et des ren tes s u r les sal ines de Salins (Archives du Nord, Β 1978, fol. 47 ; Archives de la Côte-d'Or, Β 6008 ; Ch. BIGARNE, Documents sur la famille du chancelier Rolin, dans les Mémoires de la Société Eduenne, VI , 1877, p . 490).

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Châlons-sur-Marne, il suit néanmoins et de très près la marche des négociations, car les affaires se traitent aussi bien dans les conseils. On y examine, presqu'à chaque séance, les griefs qui sont fort nombreux du duc à l'encontre du roi de France et, parmi les plus importants, le droit de monnayage, qui n'était pas assu­jetti au contrôle des officiers royaux, ou le droit de collation des bénéfices.

Quand Chevrot n'est pas à Dijon, il est à la cour de Bruxelles. Un document de juillet 1446 n'est-il pas ainsi libellé : « Par Mgr le Duc, vous et l'evesque de Tournay présens » 23. A partir de ce moment, d'ailleurs, le prélat résidera plus souvent à Tournai, où il s'occupera des affaires de son diocèse. Ses inter­ventions dans les affaires ducales ne se ralentissent cependant pas. Le 1er octobre 1448, avec le chancelier Rolin, le président Arme­nier, Jean de Croy et quelques autres, il fait partie d'une ambas­sade auprès de Charles VII. Il rencontre à Paris le comte de Dunois, Bertrand de Beauvau, le procureur général Douvet et l'évêque de Laon, avec qui il s'entretient des querelles de juridiction soulevées par l'exécution du traité d'Arras 24. Il est aussi mêlé, à la même époque, à l'affaire des Gantois révoltés.

Depuis 1448 surtout, ceux-ci en avaient pris à leur guise, cherchant continuellement à obtenir de nouveaux privilèges pour leur ville, refusant de payer les taxes sur le blé et le sel. En 1451, les meneurs avaient reconnu leurs torts et demandé leur pardon au duc, mais celui-ci, « sans s'arrêter à ce qui avait été promis en son nom» (c'est-à-dire leur grâce), les avait exilés loin de ses Etats.

« Quand cette nouvelle fut connue des Gantois, la rage s'em­para d'eux, ils se virent trahis par leur prince, et trompés par les seigneurs qui les avaient assurés que leur soumission serait autre­ment récompensée. Tout était depuis longtemps en fermentation.

23 Archives de la ville de Mets, II, 166 (collection de Salis). Il s'agit d'un don à Regnault Le Poyne « archier de corps », de 46 livres et 40 gros à prendre sur lez biens confisqués de Jehan Caboche (Sceau de cire rouge aux armes de Bour­gogne).

24 A. MIROT, Charles VII et ses conseillers, dans les Annales de Bourgogne, 1942, p. 207.

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Le peuple s'assembla aussitôt. Dix-huit gentilshommes, riches bour­geois ou magistrats, du parti du duc, furent saisis, mis en prison, et à grand-peine sauvés de la fureur des séditieux. Les baillis, les échevins, une foule de gens paisibles, sortirent à la hâte de la ville. Pendant trois semaines, elle demeura sans magistrats, sans justice. Pendant plusieurs mois, on ne vit à Gand que supplices, tortures, confiscations, bannissements. »

Grâce au nombre de ses « bourgeois forains », aux paysans qu'elle enrôla de force, aux mercenaires anglais dont elle loua les services, la puissante commune put tenir en échec pendant plus d'un an les garnisons chargées de la bloquer. Mais ses milices, malgré tout leur courage, n'étaient pas capables d'affronter une bataille rangée contre une armée régulière. Les progrès de l'art de la guerre enlevaient aux soldats improvisés des métiers toute chance de vaincre » 25.

Philippe le Bon avait très vite compris que cette affaire ne pourrait se terminer que par les armes ; il lui fallait cependant la neutralité du roi de France. Une ambassade, partie la lui demander, revint avec une réponse affirmative. Le duc pressa alors ses préparatifs et commença, en 1452, une guerre qui s'an­nonça longue et rude et qui fut marquée par le siège d'Audenarde, par les combats de Lokeren et de Rupelmonde. En mai 1452, les Gantois demandèrent l'aide au roi de France, qui leur dépêcha simplement quelques ambassadeurs dans l'espoir de ramener la paix.

Ceux-ci arrivèrent à Tournai, ville à la dévotion du roi de France ; ils y remarquèrent une certaine agitation, car les habi­tants soutenaient les Gantois, du moins moralement. De là, ils se rendirent à Bruxelles, où ils eurent une entrevue avec les gens du conseil, notamment avec le chancelier et Jean Chevrot, qui promirent de provoquer une rencontre avec le duc. Elle eut lieu à Termonde. Ce tête-à-tête fut suivi d'une conférence à laquelle prirent part le chancelier et le prélat (21 juin 1453). Les ambassadeurs se rendi­rent enfin à Gand, où ils constatèrent la mauvaise volonté des habi­tants. La guerre reprit avec plus d'acharnement que jamais. Elle se termina par la bataille de Gavres le 23 juillet et par la soumis­sion de Gand et du pays de Waes.

25 H. PIRENNE, Les villes et les institutions urbaines, I (1939), 268.

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Le duc, après sa victoire, assembla son conseil et entendit les avis de chacun. Jean Chevrot réclama pour ses diocésains égarés une large absolution. Philippe le Bon se laissa attendrir. « Dieu qui m'a aujourd'hui accordé la victoire me donnera aussi la grâce de lui en témoigner reconnaissance et de faire quelque chose qui lui soit agréable. Or, ce Dieu mon Créateur et Sauveur est plein de pitié et de miséricorde ; pour suivre son plaisir et son commandement, bien que par son divin secours, j'aie la main sur mes sujets les Gantois, toutefois je veux user de miséricorde... » 26.

« Gand dut renoncer à son indépendance et à l'hégémonie territoriale dont il avait joui jusqu'alors. Tous les usages contraires aux textes de ses chartes furent abolis. Les doyens des métiers, des bourgeois et des tisserands cessèrent de participer aux élections magistrales ; le bailli recouvra le contrôle sur l'administration urbaine ; les franchises des bourgeois forains furent amoindries... enfin et surtout, les petites villes et les villages de la châtellenie furent soustraits au pouvoir des Gantois... Du reste, le duc ne lui enleva que ses prérogatives politiques : il ne toucha ni à son droit d'étape ni à son autonomie locale » 2T.

En avril 1458, il y fit une entrée solennelle ; « les Gantois surpassèrent en magnificence tout ce qu'on avait vu en pareille occasion... Les illuminations dans la ville et sur la rivière, les banquets, la musique, les danses embellirent cette joyeuse entrée, et le duc, en signe de parfaite réconciliation, accepta un repas à l'hôtel de ville qui coûta, dit-on, dix mille écus d'or ».

L'année suivante, l'évêque de Tournai fut mêlé aux négocia­tions concernant le mariage du comte de Charoláis, fils du duc avec Isabelle de Bourbon, sa nièce. Les futurs époux étant cousins germains, il fallait une dispense du pape ; on résolut de la deman­der une fois les fiançailles conclues et d'en charger Jean Chevrot. Le Saint-Siège le délégua à son tour pour faire l'enquête canonique, et c'est lui, le 31 octobre 1454, qui donna la dispense 28. Monsieur de Charoláis fut un mari modèle : « ce fut un exemple bien rare

26 D E BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne, VI I , 434. 27 H. PiRENNE., Les villes... p . 269, et D E BARANTE, Hist., V i l i , 82 et suiv. 28 Archives du Nord, Β 428.

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et fort admiré dans un temps où les princes respectaient si peu la foi du mariage et où chacun se faisait gloire de tromper les fem­mes » 29.

Effectivement, les mœurs de ce temps n'étaient guère austères et « Dame Volupté » régnait à la cour de Bourgogne avec autant de facilité qu'à la cour de France. Les maîtresses de Philippe étaient nombreuses et nombreux les bâtards. Que devait penser l'évêque, si le conseiller ne pouvait rien dire ? Jean Chevrot était trop foncièrement honnête et pieux pour ne pas déplorer un tel laisser-aller dans une cour toujours en tournois et en fêtes. Une des plus célèbres fut, à Lille, cette « Fête du Faisan» (17 juin 1454), qui commença par une joute et se termina par un banquet d'une origi­nalité inouïe, auquel assistèrent tous les familiers du duc, tous les seigneurs de quelque importance, voire des bourgeois opulents. Nicolas Rolin y fut avec sa femme Guigone de Salins ; Jean Chevrot y fut sans doute aussi, car il est des banquets où l'on ne peut se dérober. C'est ce jour-là que Philippe décida de se croiser contre le Turc et que tous les assistants promirent de suivre son exemple 30. Au cours de cette fête, préparée avec le plus grand soin, tous les conseillers formulèrent leur avis, puisqu'il s'agissait de faire une impression durable sur les chevaliers et d'exalter en eux un noble enthousiasme. Le duc Philippe avait regardé le triomphe des Infi­dèles « comme un outrage infligé à sa personne » ; il avait voulu que tout l'Orient et l'Occident sachent qu'il était décidé « à porter secours à la Sainte Eglise prisonnière et outragée ».

En 1455, le prélat est mêlé à l'affaire de l'évêché d'Utrecht. Le 25 mars, Raoul de Diepholt était mort ; les chanoines avaient élu pour le remplacer, le 7 avril, leur prévôt Ghisbert de Brederode, qui appartenait à une des plus anciennes familles de Hollande, mais « cet évêché était riche, puissant et la souveraineté du pays en dépendait ; aussi avait-il été de tous les temps un grand objet d'ambition pour les princes, et il y avait eu souvent des guerres pour décider les élections du chapitre episcopal d'Utrecht. Le duc de Bourgogne désirait vivement que son fils bâtard David, déjà évêque de Thérouanne, passât sur le siège d'Utrecht. Outre l'accrois-

29 D E BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne, VI I , 473. 30 O. CARTELLIERA La cour des ducs de Bourgogne, 180 et suiv.

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sèment d'honneur et de puissance qu'il en attendait, il y voyait un moyen de contenir dans le repos les gens de Hollande. De son côté, le duc de Gueldre avait recommandé aux chanoines d'élire Etienne de Bavière ». Ceux-ci, en définitive, avaient fait un autre choix.

Philippe le Bon s'adressa au pape, qui envoya, en 1456, des bulles au bâtard de Bourgogne ; les chanoines refusèrent de les enregistrer. Il vint lui-même à La Haye pour mieux s'occuper de ce différend, puis il confia à Jean Chevrot et à Antoine de Croy, son premier chambellan, le soin de le régler sur place 31. Ni l'un ni l'autre ne réussirent. Le duc rassembla alors une armée. « Lorsque Ghisbert de Brederode vit le danger où tout l'évêché se mettait pour le maintenir, il renonça à sa dignité» (septembre 1457). Philippe le nomma son conseiller, le fit doyen du chapitre de Bruges et lui permit de prélever une forte pension sur les évêchés de Thérouanne et d'Utrecht. Le 12 septembre, le bâtard de Bour­gogne prenait possession.

Au même moment, de violents dissentiments opposaient le duc à son fils. Philippe prétendait, avec quelque raison, semble-t-il, que le comte de Charoláis se faisait mener par un parti contraire aux intérêts de la cour. Le chancelier Rolin et Jean Chevrot usèrent de toute leur influence auprès du comte pour le réconcilier avec son père. Ils suivirent aussi de très près, avec tout le conseil, la lutte ouverte que menait le dauphin contre Charles VIL Le futur Louis XI s'était réfugié dans les Etats de Bourgogne, et il s'en était fallu de peu qu'en 1457 la guerre éclatât à propos de lui entre la France et le duc. Celui-ci était tout dévoué au dauphin, son neveu et le roi de France, qui connaissait mieux que quiconque son fils, disait : « Mon cousin de Bourgogne ne sait pas ce qu'il fait de nourrir le renard qui mangera ses poules ». Jusqu'en 1461, jusqu'à la mort de Charles VII, la situation demeura très tendue entre les deux souverains ; plusieurs ambassades essayèrent d'aplanir ce différend joint à quelques autres, et Jean Chevrot fut très étroite­ment mêlé à toutes ces discussions.

Il ne se rendit cependant pas au concile de Mantoue, convo­qué par le nouveau pape Pie II « pour aviser en commun aux moyens de défendre la chrétienté contre les Turcs qui faisaient tou-

31 Archives du Nord, Β 2020.

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jours de nouveaux progrès ». On sait que l'ambassade de Philippe comprenait de nombreux conseillers, clercs ou laïques, dont le duc de Clèves, le sire de Croy et l'évêque d'Arras. C'est ce dernier qui, en l'assemblée du Concile, excusa le duc de Bourgogne. C'est encore lui, Jean Jouffroi, qui, en 1459, reçut les ambassadeurs de Charles VII venus exhorter le dauphin « à rentrer dans son devoir ».

Pourquoi l'évêque de Tournai était-il absent de ces céré­monies ? Tout simplement pour cause de maladie. En janvier 1458, il avait rédigé son testament et ceci laissait penser qu'il s'attendait à une fin prochaine. Il devait vivre cependant encore dix-huit mois.

IL — Uévêque de Tournai

« L'épiscopat de la fin du xve siècle et du début du xvie nous offre une gamme extrêmement riche de personnalités, reproduisant l'infinie variété des types humains où le meilleur côtoie le pire » 32. Combien de prélats ne résident plus dans leur diocèse, préférant vivre à la cour, laissant leurs ouailles à l'abandon ; combien de prélats font étalage d'une richesse éhontée, cumulant bénéfices sur bénéfices, ajoutant, à leurs évêchés, des abbayes de plus en plus nombreuses ! La dispense papale couvre d'ailleurs ces irrégula­rités. Beaucoup d'évêques aussi « devenaient les actifs et dévoués serviteurs de leurs souverains, qui leur faisaient volontiers une place dans le gouvernement et qui utilisaient souvent leurs compé­tences pour leur politique étrangère ou intérieure. Hommes d'affaires ou brillants diplomates, ils n'étaient plus pasteurs d'âmes » 33.

Ce sera le cas de Jean Chevrot. On sait comment il a pris possession du siège de Tournai, protégé par le duc de Bourgogne, qui voulait placer à tout prix, dans cette ville française, un prélat à sa dévotion. La lutte fut chaude entre France et Bourgogne, mais Philippe le Bon, alors le plus fort, eut facilement le dessus, et Rome s'inclina.

32 AUBENAS et RICARD., L'Eglise et la Renaissance» t. XV de YHist. de l'Eglise, Bloud e t Gay, 1951, p . 313.

33 AUBENAS et RICARD, L'Eglise et la Renaissance, XV, 317-318.

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Jean Chevrot, comme son successeur Guillaume Fulastre, s'occupera beaucoup plus de politique que de pastorale, et l'on comprend l'amère critique du chroniqueur Chastellain : « Ces grans théologiens et ces gens dévots qui rien ne savent des affaires du monde ne sont experts des humaines convenabletés. » Faisons excep­tion pour l'évêque de Tournai, qui, très tôt, avait fait partie des conseils du duc et s'y connaissait en politique.

Nous ne reviendrons pas sur son rôle à la cour ; nous verrons simplement le prélat dans son diocèse. « Homme tout vieil, par impotence et pesanteur de corps », si l'on en croit le même Chas­tellain, nommé en 1433, il fit prendre possession en 1436 et il entra personnellement le 12 janvier 1440. La duchesse Isabelle de Bour­gogne avait voulu être présente, ce qui prouve en quelle estime elle le tenait.

Le 5 mai, il assistait au sacre du bâtard de Bourgogne, promu à l'archevêché de Cambrai, et il reprenait bien vite le chemin de la cour ducale. Il faudra attendre cinq ans pour voir le nom de Jean Chevrot réapparaître dans les documents d'église, encore la majeure partie concernent-ils sa ville natale de Poligny, pour laquelle il a gardé une particulière dilection.

Son activité à Tournai sera très vite passée en revue 34. Le 13 avril 1445, il convoque un synode au cours duquel il examine les statuts de ses prédécesseurs, et en 1448, il préside la cérémonie de la bénédiction de Nicolas Flament, nommé abbé de Saint-Martin de Lille, alors dans son diocèse. Il règle ensuite, avec son chapitre, la collation de l'office de chantre et, en 1455, il fait établir l'état de son diocèse. Le document a jadis été publié ; il donne des renseignements très précis et très précieux pour l'histoire religieuse et sociale de cette partie des Flandres.

Chaque curé devait fournir un rapport sur sa paroisse. Le caractère personnel des uns et des autres n'est pas sans intérêt. « Bien qu'issu d'une même prescription episcopale communiquée par écrit... l'ordre de Jean Chevrot n'est pas compris de la même façon par tous les doyens et ne trouve pas chez tous la même sym­pathie, ni le même zèle. Il en résulte une curieuse variété dans

34 Summa Statutorum Synodalium..., Lille, 1726, caput XL VII (Joannes Chevrot).

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les réponses au décret, comme aussi une utilité spéciale, correspon­dante à la conception des rapporteurs et au genre de sollicitude qu'ils y ont mise. De ce chef, le décanat de Bruges offre de l'inté­rêt pour les métiers, celui d'Hesdin pour les monnaies, celui de Lille pour les établissements charitables, celui de Tournai pour les censes et les lieux-dits, celui de Roulers pour les désastres de la guerre, celui d'Ardenbourg pour les ravages de la mer, et ainsi de suite » 35.

Les mêmes rapports donnent des renseignements sur l'organi­sation intérieure des établissements charitables. « Généralement, la direction supérieure en appartient à des laïcs, souvent aux magistrats communaux ou à leurs délégués. A Gand, nous trouvons même ces administrateurs jaloux de leurs prérogatives, au point qu'ils refusent obstinément de répondre à l'injonction de Jean Chevrot. »

En 1457, le prélat est présent à la reconnaissance des reliques de l'apôtre tournaisien Piat, conservées à Seclin. La même année, Guillaume, évêque de Sarepta, son suffragant, préside la dédicace de l'église de Tournai et la translation des restes de saint Arnould dans une autre châsse.

Fut-il mêlé au procès des Vaudois d'Arras en 1459 ? De loin, assurément. Le siège episcopal d'Arras était alors occupé par Jean Jouffroy, qui, à ses côtés, participa à plusieurs missions politiques. Les prélats durent se concerter d'autant plus que la « Vauderie » d'Arras pouvait avoir des ramifications dans les diocèses voisins. En 1460, l'inquisiteur de Tournai fit même partie du tribunal charger de juger le sire de Beaufort et quelques prétendus héréti­ques, mais il prit parti pour eux, car il avait constaté le peu de fondement de l'accusation. Par contre, « le célèbre magister Jehan Taincture, de Tournai, qui, jadis, avait enseigné à Cologne et en avait été une des lumières les plus fêtées, prit aussi la parole pour flétrir, dans un sermon, la conduite des Vaudois. Il en appela aux princes et juges chrétiens, les adjurant d'arracher la mauvaise herbe et de la brûler » 3 6 .

35 Joseph W A R I C H E Z , Etat bénéficiai de la Flandre et du Tonrnaisis, dans les Ana-lectes pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, t. 38, p. 5 et suiv.

36 O. CARTELLIERA La cour des ducs de Bourgogne^ 1946, p . 247-264, et D E BARANTE, Hist, des ducs de Bourgogne, V I I I , 151 et suiv.

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Jean Chevrot donna, quant à lui, des conseils de modération. Il déclara même qu'autant qu'on saisirait des Vaudois dans son diocèse, autant il en ferait mettre en liberté.

Fatigué par tant de missions, presque constamment alité, Jean Chevrot allait bientôt demander à être déchargé de ses fonctions à la cour. Guillaume Fulastre, évêque de Toul, favori du duc et qui rêvait de jouer un grand rôle auprès de lui, « agréable homme, doux parlier, affable », si Ton en croit le chroniqueur Chastellain, s'offrit à permuter son évêché avec le sien. Chevrot accepta et demanda à Rome l'expédition de nouvelles bulles, qui arrivèrent le 1er septembre 1460. Les chanoines de Toul, qui ne pouvaient se résoudre à perdre leurs droits d'élection, se réunirent et postulèrent aussi Jean Chevrot, mais le pape ne fit aucune attention à leur démarche ; « il décida que, dans les bulles, il ne serait fait mention que de la résignation que Fulastre et Chevrot avaient faite de leurs évêchés entre ses mains et de leur nomination immédiate à leurs nouveaux sièges par le Souverain Pontife» 3T.

Le rôle de Jean Chevrot à Tournai est terminé. L'évêque y aura laissé, en tout cas, la réputation d'un prélat généreux. De son vivant, il donnera à son église une croix d'argent doré fort pré­cieuse et une image d'argent de saint Jean l'Evangéliste, « pesant vingt-deux marcs et demye, pour estre mise sur le grand autel aux grandes solemnités », cinq chappes, une chasuble, une dalmatique en drap d'or et velours, des livres d'église ; il fondera une messe à l'occasion de la fête de saint Hippolyte et une autre pour les Trépassés, à dire journellement après Matines ; il augmentera « les distributions de ceux qui comparent à toutes les heures canoniales », durant l'A vent et de la Septuagésime au Carême.

C'est lui qui fera construire la salle episcopale « du costé du Belfroy où jadis on tenait le marché aux poulets » ; c'est lui encore qui fera édifier à Lille un hôpital et une maison très confor­table qu'il cédera à son successeur 38.

37 R. P . BENOIT, Hist, ecclésiastique et politique de Toul, 1707, p. 552, et Abbé GUILLAUME, Hist, du diocèse de Toul, I I , 1866, 236.

38 Guillaume GOZET, Hist, ecclésiastique des Pays-Bas, 1613 ; J e a n COUSIN, Histoire de Tournai, 1619 ; Biographie nationale de Belgique, 1873, t. IV.

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Son testament va nous permettre de mesurer ses ultimes lar­gesses 39. Signé de sa main, « manu propria », daté de Lille le 18 janvier 1458 — de Lille où il fait de fréquents séjours depuis quelques mois —. il débute par des considérations générales sur la mort :

« Nous Jehan Chevrot de Poligny ou conté de Bourgogne par la grâce de Dieu evesque de Tournay indigne, cognoissans la fragi­lité de lumaine nature et que les jours de lomme sont briefs et la fin tousieurs preste dadvenir, car homme nest qui ne soit et de la mort n'est riens plus certain ne plus incertain que leure quelle doit venir. Pourtant et afin que quant le plaisir de Notre Seigneur sera que viegne le derrenier de noz jours, nous a doné pour les angois-seuses douleurs et esguillons de la mort querans jour despasse et de delay et ne le pouvans recouvrer appeliez de Dieu notre créa­teur et universal seigneur de toutes choses crées, comme inutile et infructueux serviteur, ne soyons trouvé dormans et riens ne portons avec nous fors les pechiés et ignorances de notre vie et jeunesse sans fruit de bonnes œuvres... avons fait et ordonné, faisons et ordonnons notre testament et derrenière voulenté en la fourme et manière qui s'ensuit. »

Après s'être recommandé à Dieu, à la Vierge, aux saints et au « bon angelé especial ordonné de Dieu à notre garde », il demande que le jour et au lieu de son trépas, s'il arrive toutefois à heure convenable, on fasse dire cent messes de Requiem, à trois sols chacune, puis que six cents autres soient chantées « continuellement de jour à autre et le plus tost que faire se pourra : deux cent messes du Saint-Esprit, deux cent de Notre-Dame et deux cent de Requiem ». Au cas où la mort surviendrait « à heure non conve­nable pour dire messes », le prélat entendait que les gens d'église chantent jour et nuit jusqu'à son enterrement, « avec luminaire et eau benoîte et la croix », les vigiles des Morts et les psaumes de la Pénitence.

Il règle ensuite le lieu de sa sépulture en la cathédrale de Tournai, « auprez de feu messire Watier de Malvis », qui le précé­da sur ledit siège de 1219 à 1251, et il demande à ses exécuteurs testamentaires de l'y faire mener, au cas où il décéderait ailleurs.

39 Le testament est conservé aux Archives de la cathédrale de Tournai. Nous rele­vons ici ce qui concerne le diocèse. Les donations à l'église de Poligny seront étudiées dans le chapitre suivant.

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Parmi les fondations concernant Tournai, nous en relevons une pour le bout de l'an. « Les vigilles et lendemain, commenda-tiones et messe » devront être chantées, après quoi l'on distribuera aux « présens habituez en icelle église qui ont acoustumé de pren­dre distributions d'argent la somme de douze deniers », tant à la messe qu'aux vigiles ; les enfants de chœur recevront chacun « ung grand blanc pain » et les pauvres cent livres.

Ses libéralités envers le diocèse sont nombreuses. Il donne à la fabrique de Tournai tout ce qui lui sera dû des « novalles de Flandres », le jour de son trépas ; à la trésorerie, une chasuble de velours à bâtons d'or, une aube garnie d'amict et d'étole, de mani­pule et cordon, « avec les paremens de semblable couleur pour servir à l'autel de Nostre Dame derrière le grant autel là où, nouvellement, avons fondé une messe cotidienne perpétuelle » ; à l'église, les deux volumes de S. Augustin : De civitate Dei, qui se trouvaient alors à Thérouanne, où Monseigneur d'Utrecht les faisait transcrire.

Il fait ensuite des dons aux Augustins, aux Chartreux et aux Cordeliers de Tournai, à l'abbaye Saint-Nicolas-lez-Tournai, aux églises de la ville, aux sœurs grises de l'ordre de Saint-François, aux hôpitaux Saint-Eleuthère et Saint-Jacques ; il n'oublie pas les vieux prêtres, les filles-Dieu, les ladres, les enfants trouvés, les prisonniers « de notre court » et de la cité.

Il passe alors à sa ville de Lille. Déjà en 1445, il avait fait don au chapitre Saint-Pierre de deux dîmes sises à Meteren, à condition qu'il fonde annuellement une fête double en l'honneur de saint Hippolyte 40 ; il avait ensuite fait bâtir au même lieu un hôpital et construire une maison qu'il donnera, sous certaines conditions, à son successeur, sur le siège episcopal.

Par son testament, il remet à la fabrique de la collégiale Saint-Pierre tout ce qui lui sera dû, « à cause de notre prébende en icelle église au jour de notre trépas » ; il n'oublie pas les églises Saint-Sauveur, Saint-Etienne, Saint-Maurice, Sainte-Cathe­rine et Saint-André ; les Jacobins, les Cordeliers, les églises de Wazemnes et de Lezennes, de Seclin, Harlebecque, Comines, Ar-

40 Archives du Nord, Β 1527. Acte du 17 juin 1445.

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denbourg, Hai et Wez, Hesdin, les hôpitaux de Courtray, Harle-becque, Seclin, Dorchies, Comines, Roulers, Menin, Guistelles, Ham, Audenarde, Thoroult, etc., les couvents des quatre ordres mendiants de Bruges et de Gand, les Cordeliers d'Audenarde.

Jean Chevrot pense ensuite à ses filleules et ses filleuls, à ses familiers et serviteurs : Pierre Choux, trésorier et chanoine de Tournai, l'évêque de Sarepta, son suffragant, Jean Vincent, conseiller et maître des requêtes de l'hôtel de Monseigneur le duc de Bourgogne, Gilles de Hulland, son chapelain et secrétaire, Antoine Gavod, chanoine de Lille, Riquier Du Bout de la Ville, chanoine de Lille, son secrétaire. Celui-ci reçoit, entre autres, une petite Bible en parchemin couverte de drap de damas violet et le livre De Vita Christi, en trois volumes, couvert de blanc cuir. Il récompense encore Claude Dubois, maître d'hôtel, Gerart Libert, chapelain, Jean Segglé, chambrier et apothicaire, Watelet Le Cuvelz, barbier, Pierrot de Laubel, un de ses familiers, Jeannot Dubois, cuisinier, Symonnet Lomme, maréchal, les écuyers de service le jour de son décès, tous les serviteurs des cuisines et des étables ; il n'oublie pas le « petit maistre Jehan, filz naturel de maistre Jehan de Stales, chanoine de Lille », Colart de Groete, « povre marchant demeurant à Bruges ».

Il en arrive alors à sa maison de Lille, située près de l'église Saint-Pierre, « sur la rue d'Angleterre, faisant le coing de la rue des Béguines et aboutant par derrière aux murs de la ville », com­prenant « jardins, maisonnages, estable, grange et autres edif-fices ». Il demande qu'elle soit laissée à son successeur pour le prix de 2.500 écus d'or et à condition qu'il le décharge de la réparation des maisons de l'évêché. La somme elle-même devrait « estre convertie en acquisition de rentes pour l'augmentation et continuation des deniers qui restent à donner en icelle église ». Si l'évêque refusait cette maison, l'église de Tournai la prendrait aux mêmes conditions, mais on sait que Guillaume Fulastre ne fit aucune difficulté pour l'acheter.

Enfin, Jean Chevrot institue comme exécuteurs testamentaires Philippe Couraud, abbé de Saint-Pierre-lès-Gand, Jehan Lamelin, officiai, Pierre Choux, trésorier et chanoine de céans ; Jehan Vin­cent, chanoine de Besançon et de Tournai, Jehan Deschamps, cha­noine de Tournai, receveur, Riquier Du Bout de la Ville, chanoine de Lille, secrétaire, et Claude Dubois, maître d'hôtel.

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Au cas où des contestations surgiraient, les exécuteurs devraient prendre l'avis des évêques d'Utrecht et de Toul, de Monseigneur d'Anthume, chancelier du duc de Bourgogne, de Monseigneur de Croy, comte de Porcien, de Messire Bauldouin d'Oignies, gouver­neur de Lille.

Il termine en priant le duc et la duchesse et le comte de Cha-rollais de lui pardonner les fautes et négligences qu'il aurait pu commettre dans son service. Il donne enfin 60 écus d'or à ses exécuteurs testamentaires et en outre à l'abbé de Saint-Pierre-lès-Gand, « les litz, couche et tapisserie entièrement de la chambre dessus la porte de nostre hostel de Lille là où il a acoustumé de coucher ».

Il peut donc partir tranquille. Ses affaires sont réglées. Nul ne sait la maladie qui l'emportera, près de trois années plus tard.

On a vu que son activité s'était fort ralentie depuis 1458 et qu'il avait accepté, le 1er septembre 1460, de permuter son évêché avec celui de Toul. Il prit donc ses dispositions pour gagner son nouveau diocèse et il s'arrêta dans sa maison de Lille pour s'aliter. Il ne devait plus se relever.

Le 23 septembre, il mourut. Ses obsèques et funérailles furent faites comme il l'avait demandé. Cent messes de Requiem furent célébrées dans le diocèse, trois hautes à diacre et sous-diacre à la cathédrale, « la première du Saint-Esprit, la seconde de Notre-Dame et la tierce de Requiem » ; des aumônes furent distribuées avec largesse aux pauvres : treize d'entre eux reçurent même journellement douze deniers une année entière.

Les messes terminées, le corps du prélat fut inhumé dans le chœur de l'église, à côté de la tombe de Watier de Malwis, près du grand autel, sous la châsse contenant les reliques de saint Hip-polyte, qu'il avait jadis fait venir de Poligny. Un monument de marbre noir portant un gisant en cuivre, son blason et une inscrip­tion latine lui fut élevé par les soins de son successeur et du chapitre. Les protestants le détruisirent en 1566 41.

41 Voir au chapitre IV tout ce qui concerne le monument et les statues de Jean Chevrot.

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Quant à son cœur, il demanda par testament qu'il fût déposé devant l'autel de la chapelle de Tournai, qu'il avait fondée en la collégiale de Poligny. Durant un an, chaque jour, des messes alternativement de Saint-Esprit, de Notre-Dame et de Requiem devaient être chantées et des aumônes distribuées aux pauvres. Une fort belle statue du prélat en prières fut placée contre un pilier de ladite chapelle. Elle orne aujourd'hui, à tort, la chapelle Saint-Léonard.

Guillaume Fulastre était à peine arrivé à Tournai qu'il appre­nait la mort de son prédécesseur. Elle arrangeait tout, car Char­les VII, une nouvelle fois, avait voulu placer un de ses favoris. Il lui restait cependant à recevoir l'autorisation royale. Le roi aurait-il fait des difficultés à l'accorder, c'est possible ? Mais, le 22 juillet 1461, il mourait à son tour et Louis XI, mieux disposé en faveur de l'ancien évêque de Toul, lui permit de prendre pos­session du siège.

Guillaume Fulastre, bâtard d'un gouverneur de la province du Mans, légitimé seulement en 1460, était le neveu du cardinal Fulastre, mathématicien et savant helléniste. D'abord bénédictin de Saint-Pierre-lès-Châlons, prieur de Sermaize, puis abbé de Saint-Thierry, au diocèse de Reims, et de Saint-Bertin, au diocèse de Saint-Omer, il avait rendu de si grands services au duc de Bour­gogne, en diverses affaires, que celui-ci lui avait fait octroyer, en 1437, l'évêché de Verdun.

Malgré ses qualités d'administrateur et en raison de son attachement au duc de Bourgogne, il ne put gagner la confiance et l'affection de ses diocésains. Il se résolut à changer d'évêché et il accepta celui de Toul en 1449, mais il rencontra une telle hostilité de la part des bourgeois et du clergé qu'il dut jeter l'inter­dit sur la ville (1455). Il entretint alors le duc de Bourgogne de toutes ses difficultés. Philippe le Bon lui laissa entrevoir le siège de Tournai, virtuellement vacant dès 1458 par la grave maladie de Jean Chevrot. Comme Charles VII envisageait le même évêché pour un de ses favoris, il fallait aller vite. Seule la permutation arrangerait les choses. On connaît la suite 42.

42 Sur la vie de Guillaume Fulastre, on consultera Baron DU TEIL, Un amateur d'art du XVe siècle, Guillaume Fillatre, évêque de Tournai, 1920, et de nombreux articles dans les Bulletins de la Société des Antiquaires de Morinie.

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Guillaume Fulastre, président du grand conseil du duc de Bourgogne, chancelier de la Toison d'Or, dont il écrivit l'histoire qu'il dédia à Charles le Téméraire, mourut à Gand le 22 août 1473.

Pour le siège de Toul, qui avait été administré au spirituel pendant la vacance par le dominicain Jean Obem, évêque de Chris-topolis, et par Frédéric de Clisentaines, vicaire général, la lutte sera des plus chaudes. C'est finalement Antoine de Neufchâtel, fils du maréchal de Bourgogne et cousin du duc, qui l'emportera. A peine âgé de treize ans, il étai* déjà abbé de Luxeuil et chanoine de Besançon. Les bulles papales furent signées le 17 octobre 1460 ; il fit prendre possession en janvier suivant. Pour amadouer le chapitre mécontent, Guillaume Fulastre, comme le maréchal et le duc de Bourgogne, lui écrivirent des lettres qui « montrent quel langage mielleux ces seigneurs savaient employer pour séduire et disposer favorablement les vénérables chanoines » 4 3 . Antoine de Neufchâtel demeura sur le siège de Toul jusqu'en 1495.

III. — Le bienfaiteur de Poligny

Jean Chevrot garda toute sa vie, pour sa Comté natale, un parti­culier attachement. Il y possédait quelques bénéfices. N'était-il pas, depuis 1417, chanoine de Besançon et, depuis 1435, chapelain de la chapelle Saint-Jean de Salins ? De 1449 à 1458, il allait ajouter, à ces charges honorifiques, celle de prieur commendataire de prieuré de Vaux, situé non loin de cette abbaye de Goailles qu'il fréquenta lorsque son oncle en était l'abbé. Antoine de Clai­ron, chantre de Vaux, gouverna le prieuré à sa place, et lorsqu'il sentit sa fin prochaine, il le céda à son neveu Pierre Choux, chanoine de Besançon et chancelier de Tournai44.

L'évêque n'oublia jamais son prieuré. Ainsi, le 18 novembre 1454, « pour le grand désir, devoción et affection qu'avons à l'église de Vaulx et pour l'augmentation du divin service d'icelle église », il lui donne une pièce de pré, à Miery, « appelé le prez

43 Sur Antoine de Neufchâtel , voir Abbé GUILLAUME., Hist, du diocèse de Toul, 1866, I I , 231, 238 et suiv.

44 Dom CHASSIGNET, Hist, du prieuré de Yaux-sur-Poligny, dans les Mémoires de la Soc. d'Emulation du Jura, 1866, p . 261-262, 2 vol. — CHEVALIER, Mémoires historiques sur la ville... de Poligny.

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Jehan Geslin contenant six soitures ou environ... chargié et affecté d'un bousseal de froment et de trois sols de rente ou cense dessus chacun an ». En contrepartie, il réclame une messe solennelle d'anniversaire pour le salut de son âme et de celles de ses succes­seurs 45.

Quinze mois plus tard, lors d'un de ses passages en Franche-Comté, il se rend à Vaux et règle un différend concernant le four banal de Molain 4β.

Les libéralités envers sa ville natale sont autrement impor­tantes. Grâce à la générosité de Jean Chousat, qui donna le terrain et les fonds, une église paroissiale, dédiée à saint Hippolyte, avait pu être construite dès 1429, et le pape Eugène IV l'avait érigée en collégiale le 28 avril 14314 T . Jean Chevrot, pour sa part, contribua aux frais de construction de la tour du clocher, où se voyaient jadis ses armes, et à l'érection de la chapelle dite de Tournai. Située du côté de l'épître, elle fut dédiée à la Vierge et à saint Antoine. Le prélat y plaça, à côté d'autres reliques, celles du célèbre ermite qu'il avait obtenues de Rome et, bientôt, la chapelle de Tournai devint un centre de pèlerinage.

Le 12 janvier 1446, il fonde l'office du jour de saint Antoine avec messe solennelle à diacre et sous-diacre, vêpres et vigiles des morts ; le lendemain, il ordonne que soit chantée une messe de Requiem sur le tombeau de Jean Chevrot, son père, « inhumé en ladite chapelle », pour le salut de son âme et celle de ses ascen­dants et descendants. Pour cette fondation, le prélat laisse « plu­sieurs bons héritages et rentes » à Grozon et il pose certaines con­ditions. Ainsi veut-il que, sur l'autel, se trouvent six cierges pesant chacun une livre, qu'on allumera à l'Elévation et à l'Agnus Dei ; ainsi veut-il qu'à chaque office, deux chanoines et les choriaux se tiennent en chapes dans ladite chapelle et que les cloches sonnent

45 Archives du Jura, 13 H 8. Original signé de Chevrot et daté « en notre hôtel à Lille en Flandre ». Une soiture est une mesure de pré équivalente à ce qu'un homme peut faucher en un jour ; un bousseal est un tonnelet.

46 Archives du Jura, 13 H 113. Original du 6 mars 1456.

47 Sur la fondation, voir ROUSSET, Les communes du Jura, IV, 254 et suiv.

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comme à la plus grande fête de Tannée. Il règle enfin les sommes qui seront distribuées à chacun 48.

Le même jour, par un autre document, il fonde trois cha-pellenies, en la chapelle de Tournai. Il rappelle qu'il a déjà donné à celle-ci « plusieurs vêtements, reliques, joyaulx et aultres orne-mens d'aultel » et qu'il a institué un office en l'honneur de la Trinité, de la Vierge, des saints du Paradis « et en especial du glo­rieux S. Monsieur S. Anthoine ». Il veut faire plus et il fonde trois chapellenies à perpétuité « qui seront desservies par trois preb-tres chappellains ». Chaque jour, perpétuellement, devra être chantée « une messe pour le remède et salut de notre âme et desusdites âmes de nosdits père, mère, frères et sœurs, prédéces­seurs et successeurs ».

Les chapelains seront tenus de fournir deux cierges de cire pesant chacun au moins une demi-livre, « une torche bonne et convenable qui sera allumée à la lévation du corps Notre Sei­gneur », le pain, le vin et toutes choses nécessaires au service divin, ainsi qu'une lampe remplie d'huile qui devra brûler au cours de cet office et d'autres offices solennels nommément dési­gnés. Les chapelains devront dire eux-mêmes ces messes, à moins d'en être légitimement empêchés, ils devront résider à Poligny et ne pas s'en éloigner plus d'un mois, sous peine d'être privés de leur office.

La collation de ces chapellenies, qui ne seront pas réputées être des bénéfices, appartiendra au doyen de la collégiale.

48 Archives du Jura, 12 G (original et copies). Plusieurs pièces originales se trouvant dans le même fonds sont relatives aux dîmes de Grozon (1436-1453). Ces rentes furent achetées par le prélat à Guillaume de Vienne, seigneur de Pagny, de Saint-George et de fíainte-Croix, qui les tenait de Jehan de Plaigne, conseiller du duc, maître de ses monnaies. Il s'agissait notamment de « certaine taille ou rente de 60 livres estevenans que ledit seigneur de Saint Georges avait droit de prendre et percevoir par chascun an sur les habitants de Grozon, ensemble toutes autres rentes et revenus... audit lieu de Grozon et des vins qui croissent es vignes de l'Abergement ». Le prélat acheta également à Jean de Toulongeon des terres, rentes et revenus, situés dans les châtellenies de Poligny, Montrond et Valempoulières » (Jura, 12 G. Original dans le fonds de la collégiale de Poligny). Par la suite (24 mars 1448), l'évêque donna à la chapelle une rente de 130 francs achetée à Jean de Vienne, seigneur de Bussy et de Sellières, et assise sur cette dernière seigneurie (Archives du château d'Arlay, 5/40). Le 6 février 1449, Chevrot acheta encore à Pierre de Lanthenne, seigneur de Pintre, 75 livres estevenans de rente annuelle sur la grande saulnerie de Salins pour le prix de 1200 francs (Jura, 12 G). Une autre rente de 200 francs achetée en 1448 (Archives de la Côte-d'Or, Β 6008. Ces diverses rentes seront affectées à la messe du jour de saint Antoine et à la messe quotidienne dite de Tournai, fondée en 1453.

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Il énumère ensuite les rentes, cens et revenus qu'il entend laisser à la chapelle de Tournai et il désigne les trois premiers chapelains : Jean Marche, Pierre Guy et Oudin Montrond.

Ce document nous fournit également un premier inventaire des vêtements, joyaux, reliques et ornements que le prélat avait laissés aux desservants.

Parmi les témoins cités, on rencontre Jean de Fruyn, doyen de Besançon, Pierre Choux, chancelier et chanoine de Tournai, Jacques Morel, doyen de Poligny, les chanoines de la collégiale et plusieurs seigneurs dont Jean, Girard et Humbert de Plaigne, Etienne Chevrot, frère du prélat, et Pierre Faulquier, son neveu 4Ö. Nous retrouvons une partie de ceux-ci dans une procuration datée de Lille, le 15 novembre 1453. Jean Chevrot institue, pour gérer les affaires de la chapelle de Tournai, Jean de Fruyn, son parent, doyen de Besançon avant d'en devenir l'archevêque-élu 50, Pierre Choux, Pierre Faulquier, écuyer, et Henri Vincent, conseiller du duc de Bourgogne. L'évêque les autorisait « de faire passer, con­sentir et accorder, pour et en nom de nous, toutes manières de cessions et transports de quelconque nos biens meubles et immeubles, fiefs et héritages présens et a venir, en la meilleure et plus seure forme et mandement que faire se pourra, pour et au prouffict de fondation et dotation du divin service par nous ordonné, estre faict perpétuellement pour les doyen, chanoines, maistre chantre et choriaulx de l'église collégiale de S. Ypolite de Poligny, en la chapelle de Monseigneur Saint-Anthoine que avons fait de nou­vel ediffier et constituer lez ladite église... » 51.

Ainsi, une nouvelle fondation avait été faite par l'évêque. Il s'agissait d'une messe quotidienne dite de Tournai, devant être chantée par les doyen et chanoines, et répondue par le chanoine maître de musique et les enfants de chœur.

La créatron de l'office de maître de musique remontait au même jour ; elle avait été approuvée par le duc de Bourgogne.

49 Archiver du Jura, 12 G (copie de l'époque et deux copies de 1768). 50. Jean de Fruyn, élu archevêque de Besançon, ne fut pas agréé par le Souverain

Pontife ; grâce à Jean Chevrot, il reçut une pension en échange de sa renon­ciation (J. GAUTHIER, Jean de Fruyn, archevêque-élu de Besançon, dans les Mémoires de la Société d'Emulation du Doubs, 1901, p. 268 et suiv.)

51 Archives du Jura, 12 G (fonds de la collégiale) et 1 F 125 (fonds divers).

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« En ladicte église collégiale, y aura doresnavant perpétuelle­ment un homme chantre expert en l'art et science de musique pour aprendre et instruire quatre enfants choriaux. » Ceux-ci devront résider en sa maison 52. Il devra « les tenir et alimenter selon leur exigence et nature pour tant mieux et plus convenable­ment les entretenir en leurs voix et instruire et apprendre en Fart et science de musique et aussy en bonnes mœurs et cérémonies de ladicte église ».

Il ordonne « que toutes et quantes fois que l'un desdits en­fants choriaux fera muance de voix ou qu'il s'absentera ou que pour autre cause soit mis hors du nombre desdits quatre enfans choriaux », il soit remplacé autant que possible par un jeune enfant de Poligny ayant une bonne voix. Chaque année, ces enfants recevront des robes « fourées de blancs agneaux », des chaperons, des chapes de drap pour l'hiver, des rochets et surplis.

Ils chanteront chaque jour « une messe à nottes » dont il règle le cérémonial.

C'est Jean Chousat, à vrai dire, qui avait le premier institué l'office du chanoine-chantre et prévu les quatre enfants de chœur. Les parents de ces derniers devaient s'engager à les laisser rem­plir ces fonctions jusqu'à l'âge de dix-sept ans et leur fournir les vêtements d'église. Ce n'étaient que des clercs subalternes. Jean Chevrot, voulant donner plus de lustre au service de sa chapelle et aux cérémonies de l'église, résolut d'ériger une véritable maî­trise de musique. Il la confia, en 1449, à Jean Casier, de Lille, professeur aussi zélé qu'habile. Les progrès furent si satisfaisants que le prélat sollicita du duc Philippe une des douze prébendes de chanoine, sous la condition que le chapitre aurait la faculté de choisir lui-même, à l'avenir, ce chanoine et de le prendre où

52 « La maison qui fait l'angle de la rue des Cinq-Cors et de la rue du Théâtre présente un curieux encorbellement sur angle saillant. L'une des consoles qui le supportent est datée de 1664. La porte est précédée d'un petit perron formé de pierres non cimentées, au milieu desquelles on reconnaît, en particulier, ^les restes de deux beaux et grands lions du xve siècle. « C'est la maison que les inventaires appellent « maison des choriaux » ou encore « maison de la maîtrise ». Nous avons pu l'identifier, grâce à la difficulté survenue à son sujet, le 24 mars 1725 entre le chapitre et le vigneron Maurice Flizat. Elle avait, sur le cimetière, une porte blasonnée aux armes de Tournay » (S. PIDOUX DE LA MADUÈRE., Mon vieux Poligny. Souvenirs, Ü932, I, 55). La maison avait été vendue le 4 juin 1796 comme bien national (ROUSSET, Dictionnaire des communes du Jura, V, 261-62).

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bon lui semblerait, sans distinction de nationalité, pourvu qu'il fût instruit en musique 53.

L'évêque établit ensuite un marguillier ou sacristain qui avait pour mission de sonner les cloches, de veiller sur les orne­ments et reliquaires, de fournir pain et vin, de préparer l'autel, « laver les nappes, corporaux, ramoner, nettoyer ladite chapelle et les verrières, oter et étendre les tapisseries et autres ornements d'icelles, apporter en le benoitier l'eau pour benister au diman­che », en un mot entretenir la chapelle et la librairie attenante.

Pour le bon accomplissement de toutes ces choses, Jean Che-vrot donne un certain nombre de rentes à Grozon et sur les salines de Salins54, ainsi qu'une maison à Grozon, dite maison de la confrérie, avec ses appartenances 55.

Le 7 juin 1455, Quentin Menard, archevêque de Besançon, faisait la dédicace de la chapelle de Tournai. Il accordait des indulgences de cent jours et quarante jours à ceux et celles qui la visiteraient à certaines fêtes de l'année 56.

En 1477, dix-sept ans après la mort de Jean Chevrot, était dressé l'inventaire des biens meubles appartenant à la chapelle de Tournai. En 1518, un autre plus détaillé était aussi établi. Il comprenait les livres, reliques, chapes, ornements et joyaux ; il était d'une prodigieuse variété et d'une grande richesse 57.

Parmi les livres, on relève un missel à l'usage de Besançon, enluminé d'or et d'azur ; un autre en deux volumes, un petit greal (graduel) « auquel sont notées les messes sollempnées de l'an­née et les messes ordinaires de ladite chapelle », un livre d'orgue.

53 ROUSSET, Dictionnaire... des communes, V, 261-62. 54 Voir la note 48. 55 Archives du Jura 12 G (Original en mauvais état, trois copies du xvine siècle).

CHEVALIER, Mémoires historiques sur Poligny..., II, 655-8, n'a publié qu'une partie du texte. Des témoins sont Philippe Courault de Poligny, abbé de Saint-Pierre-lès-Gand, Pierre Choux, chancelier de l'église de Tournai, Jean Vincent, conseiller des requêtes en l'hôtel du duc, Antoine Gavod, chanoine de Tournai, Claude du Bois, écuyer du comte de Charoláis, Jean Rivot, curé de Saint-Vaast de Valen­ciennes. L'original est signé : « Ita est Joannes, episcopus Tornacensis ».

56 Archives du Jura, 12 G (Original). 57 Le premier inventaire figure dans la charte de fondation de la chapelle de Tournai

(Archives du Jura, 12 G) ; le second, établi le 29 juin 1477, a été publié dans le Bulletin de la Société d'agriculture, sciences et arts de Poligny, 1873, p. 240-242 ; le troisième, de 1518, existe en original aux Archives du Jura (12 G) et en copie aux mêmes Archives (1 F 128) ; il a fait l'objet d'une publication dans la Revue des Sociétés savantes des départements, 6e série, IV, 1876, p. 227-237).

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Les reliques et reliquaires sont remarquables : un reliquaire d'argent orné d'un saphir, d'une croix d'or et d'une « ymaige de sainct Anthoine » ; une châsse d'argent dorée « armoyée sur le faicte des armes de mondit sieur de Tournay », contenant entre autres des reliques de saint Symphorien, saint Maurice, sainte Catherine et sainte Barbe ; un reliquaire de marbre jaspé bordé d'argent, « assis sur ung siège de cuyvre doré d'or » ; un autre d'argent doré, orné d'un ange aux ailes émaillées ; un autre d'argent au pied de cuivre doré, formant chambre à reliques ; un autre encore contenant une dent de saint Antoine, formé d'un ange doré assis sur un siège d'argent ; une image de Notre-Dame, portant sur sa tête une couronne d'argent dorée, garnie de perles, de pierres rouges et perses ; une croix d'argent ; plusieurs « paix » (patènes) ; un vaisseau de cristal, contenant des reliques de saint Piat.

Chevalier, dans son Histoire de Poligny, signale quelques-unes de ces reliques que Jean Chevrot « avait reçu des archevêques de Trêves et de Cologne ». Il cite, entre autres, une parcelle de la vraie croix et une relique considérable de saint Antoine. On pense qu'il avait été gratifié de la parcelle de la vraie croix par un prince, au cours d'une de ses négociations. Elle était enchâssée dans une croix de vermeil donnée par Pierre Vercey, évêque d'Amiens, et par Jacques Coytier, premier président de la Cham­bre des comptes de Paris, Je célèbre médecin de Louis XL Quant à la relique de saint Antoine, pour laquelle Chevrot donna le vais­seau de vermeil « bien travaillé dans le goût ancien », c'était un ossement considérable, tiré sans doute de la cathédrale de Tournai, qui prétendait être en possession d'une partie des reliques du céno­bite 58. Le reliquaire existait encore en 1791 et figurait dans l'inven­taire dressé par les commissaires du district.

On rencontre ensuite des calices frappés aux armes du prélat, un encensoir, des chaînettes d'argent, des chandeliers, deux paires de fer « à faire hosties », des cuillers d'argent...

58 CHEVALIER, Mémoires historiques..., I I , 118-9. Sur Coyt ier , on consu l te ra M. TRIBOUT DE MOREMBERT, Un lavori du roi, Jacques Coytier premier médecin de Louis XI, Dole, 1961.

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Nombreuses sont les chapes, chasubles, tuniques, dalmatiques, étoles, manipules, aubes et amicts, les courtines et custodes de corporaux, les draps et parements d'autel. On relève notamment un « parement d'aultel du long et du large du tableal de ladite chapelle, fait de toille blanche de lin Gaulchier, en façon de toille d'Espinal, garnie de franges blanches, onquel a une croix paincte de couleur faicte au pinceal, garnie de robes de Nostre Seigneur, du mistère de la Passion Nostre Sçigneur et plusieurs aultres choses en couleurs noires ».

Parmi les objets divers, on notera des tapis de Turquie, un aigle de laiton destiné à servir de lutrin, des chandeliers, une crosse de laiton, une mitre d'évêque, une custode de cuir bouilli << pour mectre la croix que l'on porte tous les jours à la messe » aux armes de l'évêque.

La chapelle de Tournai possédait également une bibliothèque qui contenait de nombreux livres richement enluminés. Dans une lettre qu'il écrivit de Lille aux chanoines et qui se trouvait encore dans les Archives du chapitre en 1790, le prélat, en leur annonçant l'envoi, leur recommandait de les mettre dans leur librairie, d'en avoir grand soin, « et de les faire enchayner de bonnes chaynes de fer pour plus grant seurté » 59. Tous ces livres périrent dans l'in­cendie de Poligny, allumé par les Français en 1638. La chapelle elle-même fut pillée et saccagée. En 1735, elle fut détruite.

Par son testament, Jean Chevrot augmentait encore ses libéra­lités. Une page est consacrée à sa ville natale. Il donne d'abord << trois tappis des Sebilles avec ung autre tappis des VII Sacre-mens de sainte Eglise, figurez selon le Vieil Testament et le Nouvel, lesquelz avons fait faire par deçà ». Il remet ensuite à la chapelle de Tournai ses vêtements blancs « bastuz à or ». Il n'oublie pas les Frères Prêcheurs, la ladrerie, l'hôpital, l'abbaye de Rosières ; il pense à sa famille : aux enfants de son neveu Pierre Faulquier, à qui il a déjà remis la seigneurie de Commenailles, une somme d'argent et « la tapisserie de la chambre devant de nostre hostel de Lille sur la rue, composée de divers personnages » ; à Jean Faul­quier, son filleul, « notre Décret en ung volume et notre Decre­tale en deux volumes. Item une grande et belle Bible en parchemin.

59 ROUSSET, Dictionnaire... des communes du Jura, V, 1854, 235.

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Item, Boece, de Consolatione, aussi en parchemin, en latin et en françois, ensemble le livre intitulé Speculum Regum » ; à ses filleuls et filleules de Bourgogne, dix livres ; à Jean de Louhans, étudiant en droit à Dole, son filleul, 50 livres.

Jean Chevrot a gardé toute sa vie une particulière dilection pour sa ville de Poligny ; il n'oublie pas non plus Besançon, où il avait obtenu son premier canonicat. Le 19 septembre 1543, Jean Fruyn, doyen du chapitre, au nom du prélat son cousin, avait présenté une image de vermeil, haute de six pieds, somptueuse­ment décorée et représentant saint Jean l'Evangéliste. L'évêque lui-même devait remettre plus tard, au même chapitre, sa chapelle pontificale contenant calices, croix et statues en vermeil 60.

La Franche-Comté pouvait considérer l'évêque comme un de ses plus insignes bienfaiteurs.

IV. — Uami de Rogier van der Weyden

Jean Chevrot fut un des plus remarquables mécènes de son temps. La cour de Bourgogne en comptait d'ailleurs de nombreux en dehors de l'évêque, du chancelier Rolin et de Jean Chousat, trésorier général du duc, et parmi eux, Antoine, grand bâtard de Bourgogne, Jean, comte de Dunois, les Croy, l'évêque Guillaume Fulastre, Louis de Bruges, seigneur de la Gruthuyse.

On a déjà vu les dons que le prélat fit à la bibliothèque qu'il avait créée à côté de la chapelle de Tournai, à Poligny : quantité de livres enluminés richement, qu'il avait recommandé de « faire enchayner de bonnes chaynes de fer » ; il avait aussi donné à son filleul Jean Faulquier les Décrets et Decrétales, « une grande et belle bible en parchemin », le De Consolatione de Boece, aussi en parchemin, en latin et en français, et le Speculum Regum.

60 Archives du Doubs, G 181, fol. 252, et G-. 254 (anniversaires). Un anniversaire est ordonné et réglé par le chapitre « propter per eundem Reverendum Patrem datam ecclesie bisontine ymaginem sancti Joannis evangeliste in argento deaura-tam, decoratissimam quidem atque pulcherimam ». Voir aussi CHEVALIER, Mémoires historiques... II, 324, et J. GAUTHIER, Jean de Fruyn, archevêque-élu de Besançon, dans les Mémoires de la Société d'Emulation du Doubs, 1901, p. 268 et suiv.

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A l'église de Tournai, il avait offert les deux volumes de saint Augustin : De Civitate Dei, en latin et en français, qu'il avait fait écrire et qui se trouvaient, en 1460, à Thérouanne où, à la demande de Monseigneur d'Utrecht, ils devaient être recopiés. Ces deux volumes ornés des armes du prélat et magnifiquement décorés sont aujourd'hui à la Bibliothèque de Bruxelles 61. Le frontispice a-t-il été exécuté par Jean van Eyck 62 ? Nous ne le croyons pas.

A Riquier Du Bout de la Ville, chanoine de Lille, il avait remis une petite Bible en parchemin, couverte de drap de damas violet, et le De Vita Christi, en trois volumes, couverts de blanc cuir.

Jean Chevrot devait posséder une importante bibliothèque, et si, dans son testament, on ne relève que peu de livres, c'est parce qu'il les avait auparavant donnés à la collégiale de Poligny. Com­bien doit-on regretter qu'ils aient été brûlés en 1638 ! La cour de Bourgogne avait à son service de nombreux scribes, calligraphes, miniaturistes et relieurs. Chevrot les fréquenta. Il connut Jean de Pestivien, Jean Tavernier, Loyset Liedet, le plus fécond de tous, et Rogier van der Weyden, qui fut surtout peintre, mais qui laissa des miniatures 63.

Il connut les écrivains d'alors : Jean Wauquelin, David Aubert, Jean Mielot. Le premier, « translateur et varlet de chambre » du duc, écrivait des romans, traduisait et calligraphiait. On lui doit les Chroniques de Hainaut, de Jacques de Guyse, le Roman de la Belle Hélène de Constantinople, le Roman de Girart de Roussillon, YHistoire d'Alexandre le Grant 64. Dans chacun de ces ouvrages, le frontispice est sensiblement le même : le chroniqueur Wauquelin remet son travail à Philippe le Bon auprès duquel se tiennent le chancelier Rolin et l'évêque de Tournai, les deux principaux person­nage du duché. La miniature des Chroniques du Hainaut est un

61 Bibliothèque royale de Bruxelles, n° 9013-9016. Voir G. DOUTREPONT, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, 1909, 208.

62 L. FOUREZ, Deux miniatures de Jean van Eyck à VExposition des arts religieux de Tournai, dans Savoir et Beauté, 1949, p. 470-474.

63 Sur la bibliothèque ducale et les artistes, voir O. CARTELLIERA La cour des ducs de Bourgogne, p. 217 et suiv.

64 Les Chroniques de Hainaut (Bibliothèque royale de Bruxelles, no 9242) ; le Roman de Girart de Roussillon (Vienne, no 2549) ; Histoire d'Alexandre le Grant (Bibliothèque nationale, Paris, no 9342).

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J E A N CHEVROT, EVÊQUE D E TOURNAI ET D E TOUL 209

véritable chef-d'œuvre. « La qualité de la miniature est exception­nelle. A coup sûr, elle a été conçue par un très grand maître et l'effigie de Rolin y est à considérer au même titre que celle de Philippe le Bon, comme un authentique portrait, un document contemporain de la plus haute valeur »6 5 . Cette miniature, datée de 1446, puisque le premier volume des Chroniques fut achevé à ce moment, a inspiré directement les frontispices de plusieurs manu» crits sortis de l'atelier de Wauquelin entre 1447 et 1450 qui, tous, reproduisent les traits du prélat, avec plus ou moins de bonheur.

De qui est cette miniature ? Certains l'ont attribuée à Memling, d'autres à Jean van Eyck. Elle n'est pas de sa facture, mais plus vraisemblablement de l'école de Rogier van der Weyden, si elle n'est pas de lui-même. Si l'on compare l'évêque du frontispice à celui du célèbre triptyque des Sept Sacrements, on remarquera leur profonde ressemblance : même visage ovale, mêmes yeux bouffis et sourcils très marqués, même bouche et même menton. On retrou­vera aussi des traits identiques dans le prélat agenouillé de La Déposition de Croix (Mauritshuis, La Haye).

On pourrait pousser la comparaison entre les portraits connus du chancelier Rolin et de Philippe le Bon pour arriver à cette constatation que la miniature des Chroniques de Hmnaut doit être attribuée à van der Weyden. Elle nous donne, en tout cas, une très fidèle image de l'évêque de Tournai, qui avait alors une cinquan­taine d'années.

Jean Chevrot fut l'ami de Rogier van der Weyden, le fils d'un coutelier de Tournai, du même âge que lui. Apprenti de Campin (1427), franc-maître de la guilde de Tournai (1432), peintre officiel de la ville de Bruxelles, Rogier van der Weyden (ou Roger de la Pasture) avait connu le prélat à la cour de Bour­gogne ; il l'avait retrouvé à Tournai lorsque le pape lui confia l'administration de ce diocèse ; ils ne devaient plus se quitter.

65 Dr Jules DESNEUX, Nicolas Rolin, authentique donateur de la Vierge d'Autun, dans La Revue des Arts, déc. 1954, p. 195-200. L'auteur, dans une note, signale fort justement que « l'ecclésiastique debout à gauche est Chevrot, évêque de Tournai ». Dans la miniature de Vienne, le prélat est fort peu ressemblant. L'attribution de la miniature a fait l'objet de controverses (voir O. CARTELLIERA La cour des ducs... p. 321, note 56, et DOUTREPONT., La littérature française..., p. 417-9). Jean Wauquelin est mort en 1452 à Mons.

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Chevrot mourra en 1460 ; le peintre, en 1464. On connaît peu de choses sur sa vie, et son œuvre a été reconstitué grâce à l'ingénio­sité des historiens d'art, à défaut des documents d'archives et de sa signature sur les tableaux 66.

Une des œuvres, indiscutablement de lui, est le fameux rétable des Sept sacrements conservé au Musée d'Anvers et peint à la demande du prélat, dont les armes figurent, trois fois répétées, à côté de celles de la ville de Tournai 6T. C'est une peinture admi­rable au dessin précis, à la couleur lumineuse. Le maître a su placer, dans un espace restreint, toute la vie du chrétien depuis le baptême jusqu'à l'extrême-onction. Les personnages sont des fla­mands et des flamandes aux visages graves et fins, aux attitudes plastiques ; ils évoluent dans une élégante architecture gothique.

Jean Chevrot, revêtu de ses ornements sacerdotaux, est repré­senté, dans le volet gauche, alors qu'il donne la confirmation, et dans le droit, conférant le sacrement de l'ordre, deux des fonctions episcopales ; les autres sacrements : baptême, pénitence, eucha­ristie, mariage et extrême-onction ont pour acteurs des prêtres. Le prélat, au visage ridé, aux traits creusés, a dépassé la cinquan­taine, et s'il posa pour cette œuvre, ce fut avant 1458. Le tableau, postérieur aux Chroniques de Hainaut, a donc été composé entre 1452 et 1455, après le retour d'Italie. Le changement de manière y est nettement marqué. Rogier est dans la plénitude de ses moyens. « Ce graphisme gothique, a écrit Genaille, cet art de spiritualité religieuse lui servent à exprimer la force affective du monde divin. Il peut être ainsi, tour à tour, le peintre pathétique des violentes douleurs et le peintre aimable des secrètes tendres­ses. » Cette peinture en est la synthèse. L'artiste s'est révélé à nouveau, là, un portraitiste de grande classe : la Vierge, saint Jean, les saintes femmes parlent aux yeux et au cœur. Chaque sacrement est d'ailleurs, à lui seul, un tableau écrit d'une rare beauté, animé d'une vie intense. Le mariage et le baptême sont certainement les plus admirables ; on ne se lasse pas de les contempler. Rogier van der Weyden est vraiment le grand maître

66 La vie de van der Weyden est connue. Renvoyons à un des derniers travaux parus de Robert GENAILLE., La peinture dans les anciens Pays-Bas : de van Eck à Bruegel, Paris, 1954, qui donne une bibliographie sommaire.

67 Koninklijk Museum voor schone Künsten, catalogue, no 393-395.

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212 JEAN CHEVROT, EVÊQUE DE TOURNAI ET DE TOUL

de l'école flamande, l'égal de Jean van Eyck, l'idéaliste qui allie les beautés de Toscane aux rigueurs du Nord.

Michel, dans son Histoire de V Art, et Huysmans, dans La Cathédrale, ont chanté aussi ce tableau 68. Le premier écrit :

«En une haute église gothique s'accomplit le drame du cal­vaire : au pied de la croix se tiennent, éplorés, la Vierge au man­teau bleu, à la coiffe blanche, saint Jean au manteau rouge, les saintes femmes vêtues de vert, de rouge, de violet, de jaune. Des groupes de petites figures, habilement distribuées en toutes les parties de l'édifice dont les volets mobiles du rétable reproduisent les collatéraux, nous font assister à l'administration de tous les sacrements. Au-dessus de chaque groupe réel et emblématique, vole un ange, drapé à la couleur symbolique du sacrement qu'il représente et déroulant un phylactère. L'artiste n'a pas seulement cherché la perfection dans le caractère des figures mystiques : ses scènes humaines, ses personnages de toute condition et le minu­tieux détail du milieu où ils agissent nous disent son intention vers la peinture des mœurs. Il ose peindre un mendiant tenant sa sébille, un infirme appuyé sur sa béquille, un bourgeois regardant un livre d'oraisons protégé par un grillage, un diacre qui chante au lutrin, un chien barbet aux pieds d'un mourant... Une nouvelle orientation d'art s'annonce. Par son inspiration réaliste, ce mou­vement est bien du Nord ; mais un principe italien d'enveloppe et de suavité se sent dans la facture. »

Huysmans est un romancier ; sa description sera plus colo­rée :

« Le Musée d'Anvers possède un tryptique de Roger van der Weyden intitulé : les Sacrements. Dans le panneau central consa­cré à l'Eucharistie, le sacrifice du Sauveur se consomme sous une double forme, sous la forme sanglante du Crucifiement et sous la forme mystique de l'oblation pure de l'autel ; derrière la croix, au pied de laquelle gémissent Marie, saint Jean et les saintes fem­mes, un prêtre célèbre la messe et lève l'hostie au milieu d'une cathédrale qui sert comme de toile de fond à l'œuvre.

68 MICHEL, Histoire de l'Art, III (1), p. 226-7, et HUYSMANS, La Cathédrale, 1915 (37e édit.), p. 189-90.

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Sur le volet de gauche sont représentés, en de petites scènes distinctes, les sacrements du Baptême, de la Confirmation, de la Pénitence ; sur le volet de droite, ceux de l'Ordination, du Ma­riage, de l'Extrême-Onction.

Ce tableau, d'une extraordinaire beauté, assure, avec « la Descente de Croix » de Quentin Metsys, l'inestimable gloire du musée belge ; mais je ne m'attarderai pas à vous le décrire ; je supprime les réflexions que suggère l'art souverain du peintre et ne retiens actuellement, dans son ouvrage, que la partie relative au symbolisme des tons.

— Mais êtes-vous certain que Roger van der Weyden ait entendu assigner à ses couleurs des sens ?

— Le doute n'est pas possible, car il a blasonné d'une teinte différente chacun des sacrements, en introduisant, au-dessus de chacune des scènes qui les figurent, un Ange dont la teinte de la robe varie suivant la nature même du Magistère. Ses intentions ne peuvent donc prêter à aucune équivoque ; voici maintenant les couleurs qu'il adapte aux sources de grâce instituées par Notre-Seigneur :

A l'Eucharistie, le vert ; au Baptême, le blanc ; à la Confir­mation, le jaune ; à la Pénitence, le rouge ; à l'Ordination, le violet ; au Mariage, le bleu ; à l'Extrême-Onction, un violet si foncé qu'il est noir.

— Eh bien ! vous avouerez que le commentaire de ce chro-matisme divin n'est pas facile.

— La version picturale du Baptême, de l'Extrême-Onction, de la Prêtrise est claire ; le Mariage même, traduit par le bleu, peut, pour les âmes naïves, se comprendre ; la Communion, armo­riée par le sinopie, se conçoit mieux encore puisque le vert est la sève, l'humilité, l'emblème de la force qui nous régénère ; mais la Confession ne devrait-elle pas être translatée par du violet et non par du rouge... »

Un autre tableau de Van der Weyden, où figure le prélat, est la « Déposition de croix », jadis à Saint-Pierre de Louvain, aujourd'hui au Mauritshuis de La Haye 69. On sait qu'elle a été

69 Royal Pictury Gallery (Mauritshuis), The Hague. Voir PIOT, La Descente de Croix de Louvain, dans la Revue d'histoire et d'archéologie de Bruxelles, 1869.

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exécutée en 1443, dix à douze ans avant la première, pour Wilhelm Edelher et sa femme Adélaïde. L'évêque, plus jeune, est agenouillé, les mains jointes, gantées, tenant la crosse. Les orne­ments sacerdotaux sont plus riches, la mitre plus précieuse. Der­rière lui, saint Pierre et saint Paul, dont on retrouve les traits sur les larges orfrois de la chape. Les visages du Christ, de la Vierge, de saint Jean, des divers personnages sont admirables d'expres­sion. Le fond est orné d'un paysage de châteaux, de lacs, de forêts, de larges routes où se promènent des cavaliers. Ce n'est qu'un décor qui garde par conséquent un rôle secondaire. Seuls les premiers plans ont de l'intérêt. L'œil, pense avec raison l'artiste, ne doit pas être égaré par autre chose.

Jean Chevrot possédait sans doute d'autres œuvres du maître et de ses contemporains. Elles ont disparu. Il avait aussi d'inesti­mables tapisseries. Son testament les mentionne. Il en avait une, dans « la chambre devant », en son hôtel de Lille, représentant divers personnages ; il la donne aux enfants de Pierre Faulquier, ses petits-neveux ; il en donne plusieurs autres à la collégiale de Poligny « pour la décoration du chœur d'icelle aux fêtes solenniez » : trois tapisseries des « Sebilles (Sybilles) », une des Sept Sacrements de la Sainte Eglise « figurez selon le vieil Tes­tament et le Nouvel, lesquelz avons fait faire par deçà ». La dernière, qui se trouvait dans sa chambre à coucher, au-dessus de la porte, en son hôtel, fut remise à l'abbé de Saint-Pierre-lès-Gand, un de ses exécuteurs testamentaires 70.

D'où provenaient ces tapisseries ? De Tournai ou d'Arras ? De ces deux centres peut-être. On sait qu'en 1444, Robert Dary fut payé pour avoir fourni à Jean Chevrot des patrons de tapis­serie 71, et il est probable qu'il les exécuta lui-même. Robert Dary était un maître ; il partageait sa spécialité avec Jean de L'Ortye» On sait aussi qu'en 1449, tous deux passèrent un marché avec les officiers de Philippe le Bon pour la fourniture de la «Tenture de Gedeon ou de la Toison d'Or » que les ducs de Bourgogne

70 Sur l'abbé de Gand, voir L'Œil, revue artistique, n° 15. 71 Eugène SOIL, Les tapisseries de Tournai, dans les Mémoires de la Société histori­

que et littéraire de Tournai, XXII, 1891, 232.

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étalèrent par la suite, avec orgueil, dans les circonstances solen­nelles 72.

Il est possible aussi qu'une de ces tapisseries provienne des ateliers arrageois, qui détenaient alors la première place ; les grandes tapisseries de la cathédrale de Tournai y avaient d'ail­leurs été tissées.

Statue de Jean Chevrot dans l'église de Polîgny

72 M I C H E L , Histoire de l'Art..., I I I (1), 358.

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Rogier van der Weyden, lui-même, « passe pour avoir exercé une notable influence sur le développement de l'art textile. Carel van Mander assure qu'il peignit de véritables modèles. La célèbre tapisserie de Berne représentant la Justice de Trajan et VHistoire d'Herkinhald reproduisait exactement les peintures de Rogier placées jadis dans l'hôtel de ville de Bruxelles et détruites lors du bombardement de la ville sous Louis XIV » 73. La toile des « Sept Sacrements » a pu aussi servir de modèle au carton de la tapisserie qui orna, en 1460, l'église de Poligny.

Que sont devenues ces tentures ? Toutes ont disparu, du moins celles offertes à sa chère ville de Poligny, comme ont disparu les objets précieux et les statues. En 1730, alors que la chapelle de Tournai était en ruines, une statue de Notre-Dame et une autre de saint Antoine furent données par le prince de Beauffremont à la congrégation des vignerons et artisans. Il y a cent ans, la statue de la Vierge couronnait encore le fronton de la chapelle de la congrégation 74.

La chapelle Notre-Dame de Poligny possède enfin une très belle statue de l'art bourguignon représentant Jean Chevrot75. L'évêque est à genoux, la tête légèrement penchée en arrière, les mains jointes dans l'attitude de la prière. Sa figure joufflue, son double menton, sa forte corpulence permettent de supposer que l'artiste a connu le prélat, dont il nous a laissé le fidèle portrait. Les ornements de l'évêque sont d'une grande simplicité. Les vête­ments ecclésiastiques sont cachés par une chape à larges orfrois où un semis de losanges alterne avec une croix cantonnée de trois points placés en triangle. L'encolure porte la même décoration. On admirera le drapé de la chape qui tombe en plis naturels. Le fermali, lui aussi, est très richement sculpté ; la mitre droite, très longue, est admirablement travaillée. Les gants simples sont ornés d'une croix et terminés par un gland. A droite est posée la crosse pastorale.

Quel fut le réalisateur de ce magnifique morceau de pierre ? Deux noms viennent à l'esprit : Claus de Werve, imagier de Phi­lippe le Bon, qui connut très bien Chevrot avant de mourir en

73 M I C H E L , Histoire de l'Art..., I I I (1), 359. 74 ROUSSET, Les communes du Jura, IV, 271. 75 Cette s t a tue figure à l ' inventai re des Monuments h is tor iques depuis le 25 février

1893.

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1439 et qui travailla à Baume-les-Messieurs comme à Saint-Hip-polyte de Poligny, et Antoine le Moiturier, qui fut au service du duc dès 1456 et qui acheva, sur ses ordres, le tombeau de Jean sans Peur. Le fini du travail permet de l'attribuer à un des deux, et plus sûrement au second 76.

Cette statue, qui ressemble aux images de van der Weyden, est placée sur un socle aux armes de Langret, évêque de Bayeux. L'historien Chevalier nous apprend que «vers 1751, un chanoine, chargé de faire replacer quelques statues, fit placer celle de M. Chevrot, évêque de Tournai — statue admirable et de bon goût — dans la chapelle de Notre-Dame, et croyant la rendre plus brillante, y employa le piédestal de celle de M. Langret, évêque de Bayeux, laquelle est dans la chapelle Saint-Léonard ou de Pouget ». A l'origine, la statue se trouvait dans la chapelle de Tournai — aujourd'hui chapelle Saint-Joseph, première au bas du côté droit —, où reposait son cœur. La console portait ses armes : d'or au chevron d'azur chargé en cime d'une croisette ancrée d'or.

Ces mêmes armes se retrouvent sur son sceau. Sous un dais gothique, on voit au centre la Vierge et l'Enfant ; dans des niches latérales, à gauche, saint Jean l'Evangéliste, à droite, sainte Marie-Madeleine, tenant un vase en forme de calice et une palme. « Sous la Vierge, dans une niche, l'évêque, debout, tourné vers la droite, mitré, vêtu de la chasuble, tenant devant lui la crosse (crosseron vers l'extérieur) et bénissant. Sous saint Jean, l'écu de l'évêché et sous sainte Marie-Madeleine, l'écu de l'évêque... ces deux écus placés sur des crosses posées en pal » 7T.

Il est regrettable que le tombeau du prélat ait été détruit pendant les troubles de religion en 1566. La riche sépulture près du maître-autel était ornée d'une statue en bronze de l'évêque couché, mitré, ganté, revêtu d'une large chape. Ses mains tenaient une crosse qu'un dragon, qu'il foulait aux pieds, saisissait par le bout. Le cénotaphe était décoré du blason de l'évêché placé

76 A. HUMBERT, La sculpture sous les ducs de Bourgogne (1361-1483), Laurens, 1913. 77 L. FOUREZ, Les sceaux à l'effigie des évêques de Tournai, dans la Revue belge de

Numismatique et de Sigillographie, 1950, p. 96. On trouve le sceau de Jean Chevrot appendu à un document de 1454 {Archives du Nord, Chambre des comptes, Β 428). Il est signalé et reproduit dans DEMAY, Inventaire, des sceaux de Flandres, no 5959. Le moulage existe aux Archives de France.

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J E A N CHEVROT, E V Ê Q U E D E T O U R N A I E T D E T O U L 219

entre deux cartouches aux armes du prélat78. Au-dessous, on lisait l'épitaphe suivante :

« Obiit insula Flandrorum, in hospitio a se magnifiée fundato, Rev.

in Christo DD. Joannes Chevrotus, archidiaconus Rothomagensis, de Poli-

niaco in comitatu Burgundiae oriundus, episcopus Tornacensis, ducis Bur-

gundiae Philippi consiliarus, qui dédit huic Ecclesiae iconem sancti Joannis

Evangelistae argenteam ponderis 28 marcarum quam ordinavit poni super

altare in solemnibus, insuper crucem argenteam deauratam, duxit distri-

butiones horarum adventuales, fundavit duplex sancti Hippoliti missam

que perpetue post matutinas horas dicendam in altari defunctorum retro

majus altare, insuper contulit Thesaurarie carta, ornamenta, cappas, casu-

lam, dalmaticam et sub dalmaticam aurei panni auri frigerati de veluto albo.

Obiit anno MCCCCLX. »

L'artiste qui exécuta ce tombeau connaissait admirablement son métier. Appartenait-il à l'école de Tournai ou bien vint-il d'ailleurs sculpter le monument du prélat ? Dans ce cas, on pour­rait de nouveau penser à Antoine le Moiturier.

L'école de Tournai était alors très en vogue ; de nombreux ateliers vivaient principalement de l'industrie des sépultures. Un détail est à noter : « l'emploi plus intensif du laiton et du bronze pour les figures des gisants. Les batteurs de cuivre, les « copers-laghere », comme l'un d'eux en gardera le nom, prennent place à cette époque parmi les vrais artistes, car il semble bien que leur art, quelquefois, ne se borna plus seulement à l'exécution, mais qu'eux-mêmes travaillèrent aux modèles de leurs bronzes. Leur métier se révèle, en général, assez beau et plein, et quand on connaît les difficultés d'une belle fonte, on leur rend pleine­ment justice à cet égard » 79.

78 A. BENOIT, Notice sur les monuments funéraires des évêques de Toul, dans les Mémoires de la Société d'archéologie lorraine, 1877, p.373-4 (Reproduction du mausolée).

79 A. HUMBERT, La sculpture sous les ducs de Bourgogne. L'auteur cite de nombreux sculpteurs qui travaillèrent en Flandres et en Bourgogne.

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Jacques de Gerines dit Coperslaghere et Guillaume Le Fevre, fondeurs à Tournai, nous ont laissé de belles productions pleines de nature et de vie.

Aussi pouvons-nous affirmer, pour conclure, que Jean Che-vrot, même s'il n'avait joué aucun rôle politique, par le seul fait qu'il ait été un mécène, nous resterait éminement sympathique 80.

80 Les photographies qui ornent cette étude proviennent du Mauritshuis, La Haye (Déposition de croix) et du Koninklijk Museum voor schone Künsten, d'Anvers ((Triptyque des Sept Sacrements). Nous remercions MM. les conservateurs de ces deux musées de leur aimable autorisation de reproduction. La photographie de la statue provient de nos archives personnelles.

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