j. gusfield, ,la culture des problèmes publics. l’alcool au volant : la production d’un ordre...

3
290 Comptes rendus / Sociologie du travail 53 (2011) 273–292 En outre, si elle montre, après G. Simmel notamment, l’effet désaliénant de l’introduction du marché sur les relations sociales, contrairement à l’auteur allemand, elle ne décrit pas les limites de cette libéralisation, qui est loin d’être exempte de violence sociale, d’inégalités, de rapports de domination. Ainsi plaide-t-elle pour le micro-crédit, outil de la « créativité entrepreneuriale » des pauvres, oubliant les critiques de Jean-Michel Servet, pourtant cité, qui a montré les limites de ces conceptions très libérales du micro-crédit enjoignant à chacun, d’autant plus qu’il est pauvre, de trouver en lui des ressources à l’entrepreneuriat 2 . Cette volonté normative qui s’exprime au début et à la fin de l’ouvrage le dessert et ne rend pas justice à la finesse des analyses qui le composent. D’autant plus que lorsque L. Fontaine évoque la période contemporaine, le propos se fait très général, invoquant des entités essentiali- sées comme le tiers-monde, les pays en développement, l’Afrique, sans montrer leurs complexités et leurs variations. Si ce livre est essentiel pour comprendre les liens entre organisation écono- mique et organisation sociale à l’époque moderne, ses incursions dans l’époque contemporaine sont beaucoup moins convaincantes et ne prennent pas suffisamment en compte les travaux existants. Jeanne Lazarus EHESS, institut Marcel Mauss, 10, rue Monsieur-le-Prince, 75006 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2011.03.011 La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, J. Gusfield. Economica, Paris (2009). 354 pp. [traduction et postface de D. Cefaï] La traduction franc ¸aise du livre publié par Joseph Gusfield en 1981 et la riche postface que lui donne Daniel Cefaï (100 pages) confirment que le cas de l’alcool au volant peut « mériter l’attention du lecteur sophistiqué, pour ne pas parler du temps et de l’énergie du sociologue confirmé » (p. 17). Près de trente ans après la publication de l’ouvrage aux Presses de l’université de Chicago, cela n’allait pas de soi. Le lecteur de la traduction franc ¸aise a entre les mains un ouvrage bâti autour d’un « sujet mineur » et nourri par une enquête empirique menée au cours des années 1970 dans le lointain comté de San Diego en Californie. Il peut trouver un intérêt aux questions qui mobilisent alors le temps et l’énergie de J. Gusfield. Comment la conduite d’une automobile sous l’emprise de l’alcool est-elle devenue un problème public ? Pourquoi la définition et la solution à ce problème public sont-elles formulées d’une certaine manière et pas d’une autre ? Mais, peut-il encore être étonné par la réponse apportée ? Le problème public de l’alcool au volant a fait l’objet d’un travail collectif de construction de jugements, à la fois cognitifs et moraux, qui se sont imposés et qui nous conduisent à imputer au seul comportement individuel du conducteur la responsabilité des accidents de la route. Au-delà de ces questions et de la réponse fournie, le mérite de ce texte et de sa traduction sont donc davantage à rechercher dans l’ambition théorique de l’ouvrage et le large éventail des connaissances qu’il mobilise pour la satisfaire. En effet, J. Gusfield enjoint son lecteur à chausser les lunettes de l’analyse culturelle, c’est-à-dire à se doter de focales taillées par 2 Jean-Michel Servet, Banquiers aux pieds nus. La microfinance, Odile Jacob, Paris, 2006.

Upload: fabrice-hamelin

Post on 28-Oct-2016

216 views

Category:

Documents


3 download

TRANSCRIPT

Page 1: J. Gusfield, ,La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique (2009) Economica,Paris 354 pp. [traduction et postface de D. Cefaï]

290 Comptes rendus / Sociologie du travail 53 (2011) 273–292

En outre, si elle montre, après G. Simmel notamment, l’effet désaliénant de l’introduction dumarché sur les relations sociales, contrairement à l’auteur allemand, elle ne décrit pas les limitesde cette libéralisation, qui est loin d’être exempte de violence sociale, d’inégalités, de rapports dedomination. Ainsi plaide-t-elle pour le micro-crédit, outil de la « créativité entrepreneuriale » despauvres, oubliant les critiques de Jean-Michel Servet, pourtant cité, qui a montré les limites deces conceptions très libérales du micro-crédit enjoignant à chacun, d’autant plus qu’il est pauvre,de trouver en lui des ressources à l’entrepreneuriat2.

Cette volonté normative qui s’exprime au début et à la fin de l’ouvrage le dessert et ne rendpas justice à la finesse des analyses qui le composent. D’autant plus que lorsque L. Fontaineévoque la période contemporaine, le propos se fait très général, invoquant des entités essentiali-sées comme le tiers-monde, les pays en développement, l’Afrique, sans montrer leurs complexitéset leurs variations. Si ce livre est essentiel pour comprendre les liens entre organisation écono-mique et organisation sociale à l’époque moderne, ses incursions dans l’époque contemporainesont beaucoup moins convaincantes et ne prennent pas suffisamment en compte les travauxexistants.

Jeanne LazarusEHESS, institut Marcel Mauss, 10, rue Monsieur-le-Prince,

75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2011.03.011

La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique,J. Gusfield. Economica, Paris (2009). 354 pp. [traduction et postface de D. Cefaï]

La traduction francaise du livre publié par Joseph Gusfield en 1981 et la riche postface quelui donne Daniel Cefaï (100 pages) confirment que le cas de l’alcool au volant peut « mériterl’attention du lecteur sophistiqué, pour ne pas parler du temps et de l’énergie du sociologueconfirmé » (p. 17). Près de trente ans après la publication de l’ouvrage aux Presses de l’universitéde Chicago, cela n’allait pas de soi.

Le lecteur de la traduction francaise a entre les mains un ouvrage bâti autour d’un « sujetmineur » et nourri par une enquête empirique menée au cours des années 1970 dans le lointaincomté de San Diego en Californie. Il peut trouver un intérêt aux questions qui mobilisent alorsle temps et l’énergie de J. Gusfield. Comment la conduite d’une automobile sous l’emprise del’alcool est-elle devenue un problème public ? Pourquoi la définition et la solution à ce problèmepublic sont-elles formulées d’une certaine manière et pas d’une autre ? Mais, peut-il encore êtreétonné par la réponse apportée ? Le problème public de l’alcool au volant a fait l’objet d’un travailcollectif de construction de jugements, à la fois cognitifs et moraux, qui se sont imposés et quinous conduisent à imputer au seul comportement individuel du conducteur la responsabilité desaccidents de la route.

Au-delà de ces questions et de la réponse fournie, le mérite de ce texte et de sa traductionsont donc davantage à rechercher dans l’ambition théorique de l’ouvrage et le large éventaildes connaissances qu’il mobilise pour la satisfaire. En effet, J. Gusfield enjoint son lecteurà chausser les lunettes de l’analyse culturelle, c’est-à-dire à se doter de focales taillées par

2 Jean-Michel Servet, Banquiers aux pieds nus. La microfinance, Odile Jacob, Paris, 2006.

Page 2: J. Gusfield, ,La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique (2009) Economica,Paris 354 pp. [traduction et postface de D. Cefaï]

Comptes rendus / Sociologie du travail 53 (2011) 273–292 291

l’anthropologie culturelle et à envisager l’action publique à partir d’une perspective dramatur-gique. Cette démarche se caractérise par l’usage de concepts tels que ceux de « mythe » et de« rituel », ou de notions comme « rhétorique », « drame » et « performance ». Cet intérêt pour lecontenu de la définition et de la solution au problème public étudié, conduit l’auteur à renoncerà analyser finement les institutions impliquées, leurs intérêts et leurs conflits. Les connaissancesfactuelles qui, dans les premiers chapitres, offrent un riche point de vue sur l’histoire et les acteursde la politique publique de sécurité routière aux États-Unis, disparaissent ainsi au fil du développe-ment de la problématique au profit d’un examen des catégories à travers lesquelles le phénomèneest réfléchi et « devient objet de conscience ». Ce parti-pris peut dérouter, y compris le « lecteursophistiqué », et conduit à réduire l’objet étudié à quelques-unes de ses dimensions seulement.J. Gusfield en a parfaitement conscience, mais il le fait pour mieux montrer la pertinence des outilsde l’analyse dramaturgique pour comprendre la formulation particulière du problème public del’alcool au volant.

L’originalité du cheminement théorique est encore confortée par l’attention portée au droit età la science pour comprendre l’action publique de sécurité routière. Dans la première partie del’ouvrage, ce sont donc les usages des « faits » construits, traités et transmis par la science quiintéressent l’auteur et notamment leur mise à contribution dans la construction de la théorie du« conducteur incompétent ». Le travail scientifique et ses restitutions alimentent le débat publicd’informations souvent exagérées ou amputées qui contribuent à créer un véritable ordre cognitif,c’est-à-dire des représentations et des croyances partagées sur le problème de l’alcoolisme. Dansla deuxième partie, l’auteur donne à voir un droit créateur d’un ordre moral en s’intéressant auxdimensions culturelles de la loi, plutôt qu’à ses dimensions utilitaires ou encore aux activités dansla salle d’audience. La justice ordinaire produit des mythes et accomplit des rites qui élaborent lafigure de « l’ivrogne-tueur ». Les discours de la loi font de l’alcool au volant un délit moralementcondamnable et qui devient ainsi beaucoup plus qu’une infraction au code de la route. La rencontrede ces deux ordres, cognitif et moral, produit l’ordre symbolique qui donne son sous-titre àl’ouvrage.

Le travail de D. Cefaï aide à dissiper le possible malaise du lecteur face à une matrice analytiqueaussi singulière, en réussissant une solide mise en contexte intellectuelle et historique du textequ’il a traduit et en partie annoté. Il n’hésite pas non plus à identifier les limites du travail deJ. Gusfield, bien que son propre texte s’attache surtout à en rappeler le caractère innovant et à ensuggérer l’actualité. La tâche est d’autant plus utile que le texte s’appuie sur des références desannées 1970. Certaines sont devenues des classiques (Goffman, Edelman, Garfinkel) mais paspour tous et pas pour toutes les disciplines (Burke). De ce point de vue, le travail de tracabilitéintellectuelle auquel se livre D. Cefaï est précieux. Mais, ce faisant, il s’adresse lui aussi d’abordà un lecteur sophistiqué.

Nul doute que le texte soit destiné aux sociologues et plus particulièrement aux sociologuesdu droit, des sciences et de l’action publique. Si, en 1981, il porte le souci de bousculer cesspécialistes — à travers l’action publique concue comme un drame — la réunion des textes aaujourd’hui une autre ambition, que l’on percoit dans la dénonciation, par D. Cefaï, des « lecturesparesseuses » du texte original. Ce souci de faire comprendre toute la sophistication d’un texte,dans lequel beaucoup se sont contentés de picorer, est louable. De ce point de vue, il a raisonde vouloir faire (re)découvrir ce travail et celui des auteurs sur lesquels il s’appuie. Pour autant,le texte de J. Gusfield peut aussi être abordé sans souci d’exhaustivité ou effort d’exégèse. Lesanalystes de l’action publique l’ont d’ailleurs fait en ne retenant souvent de ce texte que lesquelques pages ou sont discutées les notions de problèmes publics et leur propriété. Il n’est doncpas certain que le long texte de D. Cefaï parvienne à changer ces habitudes de lecture. Il est plus

Page 3: J. Gusfield, ,La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique (2009) Economica,Paris 354 pp. [traduction et postface de D. Cefaï]

292 Comptes rendus / Sociologie du travail 53 (2011) 273–292

sûr qu’il aidera les nouveaux lecteurs à mieux mobiliser ce classique de la sociologie de l’actionpublique.

Fabrice HamelinSite de Marne-la-Vallée, Le Descartes 2, Institut francais des sciences et technologies des

transports, de l’aménagement et des réseaux (IFSTTAR), département d’économie et sociologiedes transports, 2, rue de la Butte-Verte, 93166 Noisy-le-Grand cedex, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2011.03.007