politique de démosthènes de 354 à 346 av. j.-c

67
Bulletin de correspondance hellénique La politique de Démosthènes de 354 à 346 av. J.-C. Paul Cloché Citer ce document / Cite this document : Cloché Paul. La politique de Démosthènes de 354 à 346 av. J.-C.. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 47, 1923. pp. 97-162; doi : 10.3406/bch.1923.3010 http://www.persee.fr/doc/bch_0007-4217_1923_num_47_1_3010 Document généré le 18/05/2016

Upload: tuttle-buttle

Post on 07-Jul-2016

217 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Politique de Démosthènes de 354 à 346 av. J.-C.

TRANSCRIPT

Bulletin de correspondancehellénique

La politique de Démosthènes de 354 à 346 av. J.-C.Paul Cloché

Citer ce document / Cite this document :

Cloché Paul. La politique de Démosthènes de 354 à 346 av. J.-C.. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 47,

1923. pp. 97-162;

doi : 10.3406/bch.1923.3010

http://www.persee.fr/doc/bch_0007-4217_1923_num_47_1_3010

Document généré le 18/05/2016

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES

DE 354 A 346 AVANT J.-C.

La politique démosthénienne a été récemment étudiée par MM. Kabrstedt et Pokorny '■[',. Ayant critiqué dans ce Bulletin les conclusions de Kahrstedt sur la période 346-339, au seuil de laquelle s'arrêtent les recherches de Pokorny (cf. la Grèce de 346 à 339 avant J.-C, BCfl, 1920, pp. 108-139), nous voudrions ici-même compléter cette étude en examinant la période qui précède la paix de 346. Les travaux que nous avons consacrés à cette époque '2) nous permettront de renouveler sur plus d'un point les conclusions de nos prédécesseurs; il est possible, en eiïet, de renforcer et de préciser nombre des objections que Pokorny adresse à la thèse de Kahrstedt; et il convient également de rejeter ou de modifier une partie de ces objections; généralement justifiée, la critique de Pokorny ne s'appuie pas toujours sur des arguments très solides, et elle en néglige dont la portée serait considérable,. Notre conception finale de la politique démosthénienne ressemble fort à celle de cet auteur;

Ί) Kahrstedt [U), Forschungen zur ileschichte des uusyehenden f'iinf'len und des vierlen Jahrhunderls, Berlin, 'JlU; Pokorny ;E.;, Studien zur </riechischen t'rPschichte i/u sec/islen und fii.uflen Jahrzehnl des vierlen Jahrhunderts υ. Chr., Dise, inauji. (ïreii'swald. l'JlU.

2- FAiuie. chrouijlurjlijuP sur In troisième iluerre Sacrée XJfi-mS avant J.-C.) Paris. 1915; Les iinupes ae Del/iliPs et lu politique hellénique fie :156 a 327 avant ./.-'.'., DCI1, 1316, pp. 18-1Ί2:ί.« lirèce de. 3.',ϋ ά 3o!J avant ,I.~C,BCII, 1920. pp. 10S-K1Î); Lu <Ί,ίί:ρ el \ l'E<wple. de -ÎO.5/4 « .14 '2; l avant J.-C, Revue é<jij[jlolo'jique, l'Jl'J. pp. 21u-2.j8, et 11)21. pp. «2-127.

BCH, X

98 PAUL CLOCHÉ

mais la méthode importe autant ou plus que les conclusions ; il convient, autant que possible, de ne rien retenir des objections et arguments inopérants ou médiocres et de ne rien laisser échapper des objections et arguments efficaces.

Γ

Le discours sur les Symmetries ( 3 ?> 4 ) (\). — C'est la première harangue politique de Démosthènes. L'orateur a alors 30 ans. Il a eu des débuts difficiles ; il apporte dans la vie publique beaucoup de talent, d'idées et de connaissances, qui sont le fruit de nombreuses lectures, de méditations ardentes et prolongées ; sa '.< formation » très personnelle le classe un peu en marge des principaux courants qui se partagent la vie politique. Resté plutôt pauvre, n'ayant sauvé que de*; débris de son patrimoine (Plutarque. Déiiiosfhhtes,§), obligé de travailler pour vivre, il inclinera, en général, vers le parti démocratique et « patriote » ; mais il sera loin d'adhérer à toutes les conceptions des orateurs de ce parti : ainsi, plus d'une l'ois, il se séparera d'Hégésippos (surtout avant 346 : à partir de cette époque; on constate entre les deux orateurs une communauté de vue et d'action bien marquée : cf. la Grèce de 346 à 339, BCH, 1920, pp. 124, 130-131. etc.).

On connaît le thème du discours de 354 : ne pas faire au Grand Roi, dont les préparatifs inquiètent les Athéniens, une guerre qui serait impopulaire en Grèce; mais s'organiser et attendre. Généralement on a vu dans cette harangue l'œuvre d'un patriote clairvoyant, redoutant pour son pays une aventure grosse de périls (2). Mais récemment on a imaginé l'hypo-

(1) Nous examinerons successivement, comme nos prédécesseurs, les affaires de 354 (discours sur les Symmories), de 353/2 'discours pour les Méf/alopolitains;, de 352/1 ^discours contre Arislokrates), de 351 ('discours pour la liberté des Rho- diens et discours sur les Ré formes >, de 351/350 rapports avec la Perse}, de 349/8 (Olynthiemies) et de 34*ï/fi négociations finales).

(2) Cf. Grote, XVII, p. 108 (trad. Sadous; ; II. Weil, Dérnosth'ene, les Harangues, p. -î; Schâfer, Demosthenes und seine Zeit, I2, p. 465 (Démosthènes poursuit

LA POLITIQUE DE DÉMOST11ÈNES DE 354 A, 346rAV. J.-C. 99?

thèse que voici; (1).. La. campagne « insensée » des chauvins contre la Perse inquiétait-Ie parti d'Eubule, cjui voyait le salut d'Athènes dans l'entente formée avec le Roi en 355. Ce parti; n'osanti pas avouer hautement: sa î« persophilie » (il eût été balayé par l'indignation: : populaire),, sa tactique était· toute^ indiquée- :: affirmer que- la guerre à la Perse restait, l'idéal suprême, mais ajouter que les temps n'étaient pas mûrs et qu'il: fallait d'abord \ se réorganiser;, bref, tenir, uin langage tout pareil'à celui du discours sur. les Symmorivs. Lesdéclamations patriotiques delà harangue et le plan de réorganisation navale ne sont» là que pour laforme-: c'est l'accessoire ; l'essentiel; c'ests le conseil de résignation que l'on adresse au Démos.

Cette appréciation a été en partie approuvée par Pokorny,. qui; voit dans l'orateur, de 354 f un membre du parti d'Eubule (pp. .78-79).. Encore jeune, Démosthènes ne pouvait? briller- qu'ens adhérant, pour un temps, au parti/ dominant. Son discours ménage les riches et correspond \ point par point au. programme de la. « non-intervention ». Mais (ici Pokorny se sépare de Kahrstedt), s'iLpréconise cette politique, ce n'est pas pour qu'Athènes, en ménageant la Perse, réussisse à gagner la faveur de cet> Empire ■:' affaiblie,; discréditée, la Perse aperdu toute puissance réelle. Si Démosthènes conseille la « non-intervention-», c'est parce qu'une guerre au Roi eût été une absurdité,, et à cause de son adhésion au programme d'Eubule..

Nous rejetons également, l'hypothèse d'un: Démosthènes « persophile'»; mais nous nous proposons de· réfuter plus à fond qu'on ne; l'a fait l'argumentation de Kahrstedt. Nous verrons ensuite ce qu'il faut penser de la prétendue adhésion de Démosthènes au parti d'Eubule (en 334).

L'examen des circonstances au: milieu desquelles le discours' fut prononcé nous montre déjà qu'en 3oo et 354 les relations entre Athènes et le Roi étaient peu propices à la tentative persophile que. l'on attribue à Démosthènes. En-355," Athènes n'a-

un dotible but : apaiser l'enthousiasme belliqueux; en profiter pour provoquer, la réforme navale).

;i) Cf. Kahrstedt,- pp. 94-ytf;

100 ν PAUL CLOCHÉ

nullement formé une « entente » avec- le-Rbi ;: la paix alors conclue avec les Alliés fut simplement une victoire des « pacifistes » comme Isocrate (discours .sur ία Paix·. Pokornv l'a bien; montré (p. 81) : à cette paix, succéda non-pas l'entente, mais seulement; la neutralité. Nous. irons plus loin: la paix désastreuse de 355 "a exaspéré un; grand nombre de patriotes athéniens, capables de peser un jour sur le gouvernement ; loin- de rapprocher Athènes et· la Perse, elle a; donc plutôt compliqué que préparé la tâche qu'aurait voulu réaliser,1 selon Kahrstedt, le discours de:354;.

A son hypothèse, cet auteur adjoint une explication, qui n'a pas été réfutée, de la politique- thébaine en- 354/3 (p. 97). Si; Thèbes, îu la fin de 354, a résolu de soutenir contre le Hoi le satrape Artabazos, c'est parce qu'elle voyait les Athéniens, .ses ennemis, se rapprocher de son ancien allié, le Roi. depuis 355- (paix de 355 ; défaite du- parti chauvin en 354). En réalité, la paix de 355 pouvait-elle vraiment irriter Thèbes? Athènes avait- rappelé son général et perdu ses principaux- alliés : loin dej s1inquiéter,.Thèbes ne pouvait que se réjouir de l'humiliation' et dui préjudice ainsisubis par sa rivale. Quant au maintien de la paix athéno-perse en 354". il ne signifie pas davantage un rapprochement positif entre Athènes et le Roi ; celui-ci n'avait manifesté par aucun service qu'il sût gré à Athènes de ne pas l'avoir attaqué; Thèbes- n'avait, donc pas> à s'inquiéter;: elle pouvait même être satisfaite à l'idée que les armements perses venaient d'être l'occasion d'un demi-recul pour les Athéniens (c'en était un, que de pousser d'abord le crid'alarme. puis de rester en paix).

Les circonstances, , en 354, étaient donc bien peu propices à une alliance avec la Perse ; les deux gouvernements athénien \ etperse étaient enpaix, rien de plus: et une< bonne partie de ropinion.athénienne notait violemment persophobe. Ce n'est pas une raison décisive, toutefois, pour que Démosthènes n'ait; pas rêvé d'une telle alliance et essayé d'y préparer les esprits. Que nous apprend donc sur ce sujet le discours de: 354'.?: A coup sûr, il conseille le maintien de la paix ; mais, d'une

LA-POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 3θ4; A 346'AV. J.-C. 101<

part, il ne s'occupe pas que de la paix à sauvegarder; d'autre part, il tend, à indisposer les auditeurs contre la. Perse et: fournit presque des arguments ou des prétextes au parti « chauvin » (1).

Dans le plan de réforme navale dressé par Demosthenes, Kahrstedt n'a vu qu'un accessoire.. Or, rien, absolument rien,, n'autorise pareille affirmation, qui se heurte tout droit au fait suivant : si l'orateur n'avait pas vraiment désiré cette réforme, il lui eût largement suifi de se borner à quelques conseils généraux et vagues ; point n'était besoin de dresser le plans minutieux et précis que l'on connaît !§ 14 et suiv.J. En réalité, il'cst tout aussi normal d'admettre que les deux principaux conseils donnés par Demosthenes (maintien de la paix et réorganisation- navale) sont également sérieux et sincères.

La harangue n'est- donc pas uniquement ou· principalement destinée à sauver la paix : elle vise à la réorganisation* consciencieuse et. mûrement étudiée de- la puissance- navale d'Athènes. Mais il y a mieux. Non seulement Kahrstedt. (cf. Pokorny, p. 84) ne peut tirer de ce discours aucune» indication· positive touchant la; « persophilie » de Démosthènes ; mais, par endroits, l'orateur manifeste à l'égard de la' Perse certaine hostilité dédaigneuse ou brutale, peu faite assurément pour faciliter un rapprochement athéno-perse. « Si le Roi est grandement fier de ses richesses, il devra reconnaître son infériorité par rapport à vous, même en ce domaine » (§ 29) : étrange façon de préparer une alliance avec la Perse que de dénigrer ainsi un souverain dont la puissance était, surtout financière. L'alliance avec Ic-Roi; dit l'orateur, ne peut rien apporter aux Athéniens : « la. fortune et* les dieux nous font voir en lui un prince dont l'amitié est nuisible, et l'inimitié précieuse » (^ .3 fi) : singulier moyen de frayer les voies à l'entente que Démosthènes aurait. souhaitée. Et l'orateur. ne,' se se borne pas à dénigrer le Roi : il l'insulte : « Montrons-lui que,, sile parjure n'était pas une honte pour les Grecs, comme iU

Ί) Sur ohs ileux points, la critique ilu Pnkorny est fort insuffisante.

102: PAUL, CLOCHÉ

est pour lui un titre d'honneur..., » (§39). Bref,: Démosthènes voudrait inspirer à son auditoire (et le fait est important quand ι il; s'agit d'uni gouvernement « d'opinion», comme celui d'Athènes au iv* siècle) un^sentiment de profond; mépris vis-à- vis -de la Perse et combattre tout projet d'alliance, qu'il ne- parlerait pas autrement. Qu'on n'objecte pas qu'il va se hâter de conseiller le maintien de la paix: s'il avait voulu plus que la? paix,, s'il· avait voulu- voir Athènes adopter, une politique « persophile », il se fût gardé de parler ainsi ; iln'eûtipas fait,, certes, l'éloge, dangereux, de la puissance royale;, mais il n'eût, niinjurié ni dénigré le Roi; Detels propos n'étaient pas nécessaires pour détourner les Athéniens d'une politique belliqueuse :; ils étaient sûrement, nuisibles si l'on, voulait* préparer une: entente avec la Perse. On peutrnême dire qu'ils fournissaient un semblant d'argument aux chauvins, qui pouvaient riposter : . « Si l'inimitié duRoi est si précieuse » 'cf. $ 36\ « que ne lui: faisons-nous la guerre î ».

Si le discours est aussh peu « persophile » que; possible, démontre-t-ilï du moins que Démosthène est alors partisan. d'Eubule? D'abord, il n'est1 pas certain* que l'orateur, pour « percer », ait été contraint de se ranger aux côtés d'Eubule. Déjà éloquent (sa harangue en témoigne),, s'il* avait pris parti contre Eubule; il eût peut-être été battu, mais il eût; réussie tout aussi'bienà se faire un nom. L'orateur patriote et démocrate Hégésippos: était déjà .connu : il avait fait, voter d'importants décrets (cf. IG, éd. minor, 125, p. 63: décret de 357, prévoyant des peines très dures contre qu iconque attaquerait Érétrie et autres villes eubéennes alliées d'Athènes ; cf. Pseudo- Démosth., VII, 39 et suiv. : projet de décret de 337 (condamné par le tribunal), annexant une parti, du territoire de: Cardia ;. cf. Eschine, III, 118 : décret d'alliance athéno-phocidienne, en 356/o (1),.. et, il· ne représentait pas précisément: la tendance: d'Eubule. Celle-ci était-elle même « dominante »? Pas toujours, en tout cas, puisque Hégésipftos avait; réussi à faire voter l'al-

(1) Eubule était précisément \cf. Détnosth., XV11I, 162) grand partisan tie l'entente avec Thèbes, contre laquelle l'alliance de .'556/."» est dirigée 'cf. infra}.

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354" A- 346* AV. J.-C. 103:

lianceavec la Phocide,. notable succès pour la politique d'"« intervention5».

Mais, en fait, est-il prouvé que 'Demosthenes ait pleinement adhéré, en: 354, à la politique d'Eubule? Non. S'il :, repousse alors toute idée de -guerre- avec le Roi. il ne se déclare pas = Tennemi'de toute intervention; rieninepiouve que, si, dans le même temps, l'intervention lui eût paru utile ailleurs qu'en Perse, Une l'eût pas conseillée. Sa collaboration avec Eubule peut n'<Hre qu'une rencontre, non' seulement temporaire, mais locale, limitée aux/relations athéno-perses.

Pour démontrer l'adhésion de Démosthènes au parti d'Eubule, on a.fait;grand: état:(cf. Pokorny, p. 86) des déclarations- par lesquelles l'orateur s'oppose à- uni prélèvement sur; la fortune. Mais cette- opposition est toute temporaire et conditionnelle ; elle n'a-rien*d'une doctrine : « Pour l'instant, il ne faut pas: parler de contributions... (υιή λέγειν- νυνί : $': 24"*. ») ; « il· faut aujourd'hui laisser l'argent aux mains «les possédants (νυν· αεν εάν...) : nulle part; il· ne peut être mieux gardé pour la cilê», f§ 28). Les riches son l . donc avertis"^ qu'en· cas de besoin; l'État pourra puiser largement dans leur fortune.

De plus, toutien? conseillant: la paix,, Démosthènes propose avec une égale netteté et une égale énergie tout un programme de réformes. Ce programme - implique nécessairement' des dépenses, qui n'étaient probablement* pas dirgoût d'Eubuie et de son parti; Sans doute, les riches n'étaient pas les seuls amis de la paix; mais c'est un fait. qu'en général ils tenaient pour la- non-intervention (l);v leurs· théoriciens- l'auteur, des. Ποροί, Isocrate, etc;) s'expriment. fort clairement à cet égard. Tout en; flattant le Démos, Eubule a donc pour lui l'ensemble de lav société riche. Or, au programme démosthénien de 354, figurent des réformes qui, en définitive, menaciMit surloutles riches. Quand' l'orateur réclame une armée· de mille cavaliers,, des hoplites en très grand nombre, et une flotte de 300 navires (sj 13),

'Γ. Nfjiis voyons mênie ({u'au ive siècle « les ^ens d'affaires » armateurs, com- merçaQts, industriels· <■ qui formaient le parti de la guerre jadis, forment le parti de la paix » Glotz, Le travail ilnns la Grèce ancienne, Paris, 1920,' p.-, 375).

104 PAUL CLOCHE

comment les Athéniens aisés ou riches, chez lesquels se recrutent les cavaliers, les triérarques et une partie fies hoplites, ne seraient-ils pas gravement inquiets? Quand Démosthènes déclare qu'il faut porter de 1200 à 2000 le nombre, des triérarques <§ 1(}ι, non pas pour accroître réellement h1 nombre; des triérarques, mais pour que l'institution- fonctionne mieux, les riches ne vont-ils pas avoir peur? (1Ί Les projets que suggère l'orateur en vue de couper court au désordre régnant dans la marine, de mieux assurer la responsabilité des triérarques et d'obtenir des services un meilleur rendement ^ 21-231, ne menacent- ils pas la foule, des égoïsmes invétérés et tenaces? ■ 2) Sans doute, aucun décret n'est proposé; mais n'était-il pas déjà alarmant que de tels projets fussent formulés avec rigueur et précision?

Ainsi, le discours de 3."l, certainement hostile à la guerre contre la l'erse, s(»ns amorcer le moins du monde une entente avec cet Empire, n'est pas davantage l'œuvre d'un adepte résolu de la politique, d'Eubule. Il ménage et réserve l'avenir; délibérément ou non. il laisse la voie ouverte à une politique, d'intervention. Certains (3) sont même allés jusqu'à nier qu'il y ait eu collaboration, fût-ce limitée, en 39 1. entre Eubule et Démosthène* : pour détourner Athènes d'agir contre Philippe, Eubule, dit-on, a pu favoriser en sous-main le courant « per- sophobe »: si bien qu'en parlant pour la paix, Démosthènes luttait déjà contre Eubule. Cette hypothèse, totalement opposée à celle de Kahrstedt et de Pokorny, n'est ni démontrée ni probable. En stimulant l'enthousiasme des « chauvins », Eubule eût joué un jeu dangereux pour sa politique. Il est plus simple d'admettre qu'il y a eu rencontre (sans lendemain et sur un

,1) Cf. Hrillant (article sur \n trier archie, dans le Dictionnaire des Antiquités) : la loi Pr'ri.'indre !5."t7) avait adouci le système de la triérarchie, en instituant un nombre maximum de triérarques M200): Démosthènes fut vivement frappé « îles inconvénients de la loi Périandre » et aussi des habitudes invétérées de négligence et d'incurie qui régnaient dans le fonctionnement de l'institution.

'2; « Vous connaîtrez ainsi... la place de chaque tribu..., enfin quels sont les triérarques 'τριήραο/οι τίνες : § "!'■}) ».

■.y, Cf. Senator. Γ2, p. î:;9.

LA POLITIQTE DE DÉMOSTHÈNES DE 3, Ή A 340 AV. J.-C. 105

terrain bien déterminé'· entre Démosthènes et les partisans de la non-intervention.

Enfin on n'a pas assez observé qu'en 3o4 Démosthènes se sépare également de certains patriotes dans ses appréciations sur la Grèce 1). Celle-ci était alors déchirée par la guerre Sacrée : il est remarquable que l'orateur ne paraisse établir aucune distinction entre les combattants. Or, Athènes était l'alliée des Phocidiens '2). Pour ces alliés d'Athènes et pour Lacédémone, leur alliée commune, Démosthènes n'a pas un mot de svmpathie. Sparte a combattu le Roi en Syrie, quelques années plus tot '3o0l·, elle est l'ennemie de Thèbes, qui n'a pas encore rompu avec la Perse : Démosthènes n'en déclare, pas moins que les Grecs (dont il n'excppte pas Lacédémone), dans leurs rapports avec le Roi, ne songent qu'à leurs intérêts propres, sans se soucier de ceux de la Grèce ('$ (j). Quand il déplore les déchirements de la Grèce, rien n'indique qu'il ait de^ préférences marquées pour un campplutùt que pour l'autre. Un tel discours pouvait déplaire aux partisans de l'alliance phocidienne. et. d'abord, à son principal auteur, Hégésippos.

Mais il y a mieux. Ceux des Grecs que déteste le plus le parti d'IIégésippos, ce sont les Thébains, contre lesquels a été conclue l'alliance athéno-phocidienne ; or, c'est sans animosité que Démosthènes s'exprime sur leur compte : « Les Thébains, selon moi, sont si éloignés de vouloir marcher contre les Grecs aux cotés du Grand Roi, qu'ils achèteraient bien cher, s'ils le pouvaient, l'occasion d'effacer les torts qu'ils ont eus jadis vis- à-vis des Grecs » ($ 34). Un tel langage devait importuner, sinon exaspérer, le parti anti-thébain (3).

Mais qu'on ne se hâte pas de conclure qu'en parlant ainsi, l'orateur a voulu faire sa cour à Eubule (qu'un -discours de

• I) Sur ce point, il tend, à certains égards, à se rapprocher d'EubuIe : mais ces divergences dureront, entre Démosthènes et ces orateurs patriotes, même quand il soutiendra à fond la politique «l'intervention cf. infra, § II).

(2) Les avait-elle déjà secourus militairement ? Justin (VIII, i; parle de secours envoyés ;Ί Philomélos; Diodore est muet à cet égard.

.'!' « Vous n'aimez pas ». dit à ce sujet Démosthènes aux Athéniens, « entendre dire du bien au sujet des Thébains, ce bien fût-il vrai » ,§ 33'..

106 PAUL CLOCHÉ

Demosthenes nous présente comme favorable à Thèbes : XVIII, 162 : cf. .supra) : la preuve en est qu'en 353/2, lorsqu'il n'aura plus rien «le commun avec le parti de la non-intervention, l'attitude de Démosthènes vis-à-vis de Thèbes ne s'inspirera pas davantage de la tradition violemment auli-thébaine %cf. § II). Son absence d'hostilité radicale à l'égard de Thèbes est donc bien l'effet d'une conception personnelle, (4 non d'une adhésion pure et simple à la politique d'Eubule. Déjà, Démosthènes est, avant lout, « lui-même », et il le restera. Il ne s'annonce pas comme le partisan systématique de la non-intervention; il préconise une politique de dépenses et de renforcement naval, qui est. «lu moins, la condition d'une politique fortement active et « interventioniste >κ Mais l'intervenlion, qu'il ne conseille pas encore id «jue ses projets conditionnent ou préparent, il n'en veut pas (pour l'instant) contre la Perse, et il se pourrait bien aussi qu'il la jugeât inopportune contre les Thébains ; si ses projets peuvent inquiéter les riches, les pacifiques, le parti d'Eubule, son discours n'en est pas moins désagréable, par certains ct^té^, à une fraction de^ « radicaux », des patriotes. Lorsqu'il conseillait, en 354, la non-intervention, Démosthènes n'adhérait pas à fond au système de la non-intervention: lorsqu'il exposait les conditions financières et navales de l'intervention, il ne recommandait pas nécessairement toute intervention, et, en particulier, une intervention contre les Thébains.

On allait bien le voir en 353/2.

II

Le discours pour Ips Mégalopolitains (353/2). — Le discours de 354 a pu contribuer, entre autres causes, à calmer les ardeurs guerrières; mais, si les Athiiniens suivirent les conseils pacifiques de Démosthènes, ils ne paraissent pas avoir cherché à organiser la paix armée, la paix forte et intimidante, que souhaitait l'orateur.

(Test une raison de plus d'admettre que le maintien de la

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE .354 A .346 AV. J.-C. 107

paix' athéno-perse · ne fut pour rien^ dans* l'envoudes secours thébains à Artabazos contre le Roi (auprintemps-353). Mais il· est naturel que cette expédition ait mécontenté la Perse. Dès lors,. un homme d'Etat qui eût voulu, dans l'intérêt- de som pays, servir les intérêts du Roi, pouvait s'empresser, de saisir toute occasion de nuire aux, Thébains. Cette occasion,·, selon - Kahrstedt, allait bientôt surgir : ce fut. la guerre entre Sparte et Megalopolis et l'appel adressé par Megalopolis aux Athéniens. Une grande partie de ceux-ci répugnaient à l'intervention ; mais Démosthènes la conseilla très chaudement. Pourquoi? Parce que, dit Kahrstedt (pp. 102:et suiv.), si l'intervention devait gêner Sparte, elle nuirait plus gravement encore à Thèbes (et, ainsi; gagnerait à Athènes la faveur/ de la Perse) :. Thèbes perdrait, au profit > d'Athènes, le protectorat jusqu'alors exercé surles Arcadiens.

Cette* hypothèse a été justement combattue par; Pokorny, dont. il; n'est pas inutile de reviser et de renforcer les objections 'pp. 88-94). Ilallègue: d'abord que le grand-Roi, en conflit avec ses satrapes, devait être fort inattentif à ces lointains; démêlés péloponésiens. En réalité, Démosthènes se place essentiellement au point de vue des intérêts athéniens ; son discours est avant tout dirigé contre Sparte, qu'il faut empêcher de devenir trop puissante et qui doit être tenue en échec par les Péloponésiens, comme Thèbes par les Béotiens (XVI, 4; cf. XXIII;, 102). Si, de temps à autre, Démosthènes s'élève contre Thèbes· (XVI; 11, 13,. 16, 18, etc.), c'est qu'il fallait bien faire ces concessions à l'opinion, athénienne, très montée contre les Thébains. Démosthènes va même jusqu'à envisager l'éventualité d'une alliance athéno-thébaine, si Sparte continue à progresser trop; fortement '§ 20). S'il compte que les Arcadiens se détacheront de Thèbes pour. s'allier à Athènes, c'est moins par haine de Thèbes que par crainte de Sparte et . par désir très vif de · voir Athènes entourée d'alliés : le point de vue athénien prime tout. Démosthènes ne veut plus ; de l'isolement, dans lequel; se trouvait Athènes en 354 : voilà pourquoi il se sépare du parti de la non-intervention- : « les rapports d'Athènes avec la

108 PAUL CLOCHÉ

Perse n'ont joué là-dedans aucun roi ο ». Il ne faut pas alléguer non plus, comme Kahrstedt. que la Macédoine est alors l'ennemie de la Perse et que Demosthenes, en soutenant la Perse, cherche à favoriser Athènes dans sa lutte contre la Macédoine. C'est seulement plus tard que. Démosthènes attaquera à fond Philippe : dans le discours de 353/2, celui-ci n'est pas nommé; d'ailleurs, battu par Onymarchos. il paraissait encore peu dangereux, ïïn résumé, des divers motifs que Kahrstedt assigne au discours (haine contre Thèbes, hostilité contre la Macédoine, désir de gagner la faveur perse;, aucun ne résiste a l'analyse.

Cette critique de Pokorny, juste en somme l'saufsur certains points), nous paraît incomplète et insuffisante; elle laisse tomber d'importants arguments, des objections, et ne met pas en bonne lumière la situation un peu spéciale que ce discours l'ait à Démosthènes dans les milieux politiques du temps.

Tout d'abord, il n'est pas démontré que le Hoi ait vu avec indifférence les conflits péloponé^iens ; sans doute, les révoltes des satrapes l'occupaient avant tout; mais, précisément parce que Thèbes secourait ellîcacement Artabazos, le Hoi ne devait [tas rester indifférent à des luttes dans lesquelles risquait d'être atteint le prestige des Thébains (que Sparte écrasât leurs alliés arcadiens, ou qu'Athènes, leur autre rivale, substituât son protectorat au leur Ί)ι.

Mais de ce que l'intervention athénienne pouvait, à certains égards, inquiéter Thèbes et ainsi plaire à la Perse, il ne s'ensuit nullement que cette intervention ait été préconisée par Démosthènes pour nuire à Thèbes et gagner la faveur perse (c'est là, essentiellement, la thèse de Kahrstedt). Pokorny dit que le discours n'est pas animé d'une violente hostilité à l'égard de Thèbes : il eût pu rappeler que cette absence d'hostilité acharnée n'est pas chose nouvelle chez Démosthènes, et qu'elle caractérisait déjà certains passages du discours de 354 ('cf. §33- 34 : cf. supra § II. Sans doute, Démosthènes souhaite queThèbes soit dépouillée de son hégémonie en IJéotie (ïj 4, 25, etc.) ; mais

1) Cette substitution possible du protectorat athénien au protectorat thébain, Kahrstedt a eu raison d'y insister : c'est là l'élément le plus solide de sa thèse.

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A )»46 AV. J.-C. 1()9

ce sont là des vœux que tout patriote athénien pouvait formuler sans songer le moins du monde à la Perse. De plus, comme Pokorny Γα bien vu, ces vœux, antithébains n'empêchent nullement Demosthenes de prévoir l'éventualité d'une alliance athéno-thébaine : «. Si les Lacédémoniens s'emparent de Megalopolis, Messène se trouvera en péril, et s'ils s'emparent aussi de cette ville, j'affirme que nous deviendrons alors nécessairement les alliés des Thébains » (§ 20 (1).

Mais voici contre la thèse de Kahrsledt des objections capitales, dont nous n'avons pas trouvé trace chez son contradicteur. Que conseille, au fond, Demosthenes? (Test qu'Athènes prenne une attitude nettement hostile à Lacédémone, non pas, sans doute, pour lui nuire positivement, pour lui arracher des territoires ou de* sujets, mais pour l'empêcher de réaliser son rêve d'hégémonie péloponé«ienne. Même si Lacédémone cède à une pression diplomatique d'Athènes, elle restera certainement en très mauvais termes avec une puissance qui l'aura ainsi contrainte de reculer et de lâcher sa proie; et si elle refuse de céder et que la guerre surfisse entre elle et Athènes, la rupture n'en sera que plus éclatante. Or, une telle rupture entre les deux grande.* rivales de Thèbes ne pourra évidemment que réjouir et fortifier celte cité. Ο sera la dislocation de la coalition que Thèbes ;i combattue à Mantinée et qui s'est maintenue ou renouvelée en !i."6/o, à l'occasion du conflit entre Thèbes et la Fhocide. Un tel événement eût été pour les Thé- bains d'un intérêt capital, incomparable. Kn conseillant l'intervention contre Sparte. Démosthènes rendait donc à Thèbes un signalé service (tout en songeant, avant tout, à l'intérêt de sa patrie): était-ce bien le moyen de gagner à Athènes la faveur du Roi, alors combattu par Thèbes?

La rupture qu'eût entraînée entre Athènes et Sparte l'acceptation du projet démosthénieu eût été d'autant plus caractérisée qu'en li")'i Mate du discours selon notre chronologie (2))

(l)C.e. na^aue, que Pnk-irny eut ilù citer intégralement, paraît avoir échappé a l'observation <le Kahrste>it.

>/2) Cf. notre Étude chruualor/tque sur la trui/si'mae yuerre Sucrée, pp. 84, % et suiv.

110" PAUL -CLOCHÉ.'.

ces Jeux; puissances viennent de· marcher de; concert au secours des Phocidiens, après l'écrasement d'Onymarchos. :.; l'armée coalisée allail-elle se disloquer aux portes mêmes de la Béotie ? Auvprintemps 353, l'alliance athéno-spartiate avec la Phocide s'était encore manifestée par la présence à Delphes de naopes athéniens et lacédémoniens (cf.. notre étude sut ries naopes de Delphes et la -politique: hellénique,. BCH, 191Gj . pp. 104, 112) :cette alliance allait-elle se rompre en'l'automne 353?:

Démosthènes rendait; donc;à Thèbes ungrand^ service? en poussant à-la rupture entre ses deux; principales rivales. Il· lui: en rendait un autre, très relatif, mais incontestable, en conseil^ lant aux Athéniens de sauvegarder l'indépendance arcadienne. Assurément, en secourante les ennemis de Sparte au. lieu et place de Thèbes, Athènes affaiblirait, le prestige de cette dernière puissance, tout em barrant- la route à. l'agrandissement de Lacédémone ; il y aurait; donc diminution; au moins-passagère, de la puissance thébaine (1). Mais, si Athènes n'intervenait pas, le prestige thébain n'en serait pas moins gravement atteintpar l'etiondrement de l'œuvre d'Epaminondas et la restauration de l'hégémonie laconienne; Toute la question? est donc de savoir' laquelle-des deux possibilités était la plus redoutable; Or il· n'est guère- douteuxque la seconde l'était: plus1 que la; premieres l'intervention athénienne pouvait' du- moins permettre le maintien partiel· de l'œuvre d'Epaminondas, menacée d'écroulement total· par la victoire de Sparte ;:. celle-ci anéantirait à la fois le protectorat thébain et l'indépendance- desr Péloponésiens :; l'intervention? d'Athènes ne détruirait (jue* le protectorat thébain.Thèbes étant actuellement' impuissante à sauvegarder l'autonomie, de ses clients (et c'est, cette, incapacité provisoire qui explique la requête adressée à Athènes par- les? Arcadiens), le mieux n'élait-il pas encore qu'Athènes <e substituât à Thèbes ? D'ailleurs, en intervenant,. Athènes n'était même pas sûre de conquérir la durable amitié

[1) Démosthènes le comprend si bien qu'il déclare que Megalopolis, pour, prix ■ du secours athénien, devra briser son traité d'alliance avec Thèbes (§27). .

LA.. POLITIQUE' DE -.DEMOSTHENES DE -354 A 346 - AV. J.-C. Ill

des Arcadiens ::une fois h» danger conjuré, ceux-ci pouvaient- parfaitement: revenir à leurs premiers el anciens alliés (dont ils devaient: excuser l'actuelle abstention; due à: la pression, phocidienne).

Bref, si Athènes n'intervenait pas, tout le fruit de l'effort1 thébain: dans le Pélopouèse était anéanti ; en outre, la coalition athéno-spartiate. qui menaçait ■ Thèbes ou; la paralysait, subsistait pleinement: Si Athènes, suivant le conseil de Démosthènes, intervenait, les résultats de la politique d'Epaminondàs ■- étaient; en partie sauvés ; l'avenir dé l'influence thébaineFdansf le Péloponèse était au? moins réservé; et Thèbes voyait, à son grand profit.- s'écrouler: le système· diplomatique de 369-356.\ On voit combien; le discours de 353/2: était dangereux pour Thèbes, pour, l'actuelle ennemie de là Perse, et propre à gagner aux Athéniens, s'ils écoutaient :Démosthènes, lafaveur du Roi.

Parmi- les avantages que pouvait faire espérer aux Thébains le succès du discours de Demosthenes, il -en- est un qui mérite une mention : particulière. Sparte promettait aux ; Athéniens, pour prix de leur. bienveillante neutralité, de les aidera recou- vrerOropos, retombée en 307/0 aux mains des Thébains. Le discours mentionne à (lTverses reprises Oropos et la promesse Spartiate. Kahrstedt (p. 103) en: tire argument pour sa thèse et'; prétend que Démosthènes avait des chances île gagner les Athéniens à sa politique anti-thébaine à cause de la perte dOropos, qu'il rappelle plusieurs fois, ravivant ainsi un cuisant souvenir. Argument sans valeur, mais intéressant, et qui n'a pas été réfuté. En fait, iKse retourne contre la. thèse Kahrstedt. D'abord,- point* n'était besoin -que Démosthènes omît de rappeler la perte d'Oro-- pos pour que s'éteignît la rancune des ennemis de Thèbes : leurs griefs, qui ne concernaient pas uniquement cette question, étaient bien trop vivaces. Ensuite 'et surtout), si l'on examine de près la façon dont Démosthènes traite ce sujet dOropos, ons'aper- cevra qu'elle ne menace en rien l'intérêt thébain, tout au contraire : ilsemble bien -qu'au· fond l'orateur fasse bon marché des revendications athéniennes- sur- cette ville-frontière. Sans doute, il proclame (pouvait-il faire autrement?) la. néces-

112 PAUL CLOCHÉ

site pour Athènes de recouvrer Oropos; mais sur quoi compte- t-il pour qu'un tel but soit atteint? Sur l'appui décisif de Sparte, à qui Athènes aura laissé les mains libres dans le Péloponèse? .Non. Démosibènes compte sur la reconnaissance que Sparte doit aux Athéniens, qui Tout secourue contre Thèbes en 362 ; cette reconnaissance. Sparte est tenue de l'éprouver quoi qu'il arrive, même si Athènes contrecarre ses ambitions pélopo- nésiennes : « Quand môme leurs tentatives seraient traversées par notre alliance avec les Arcadiens, les Spartiates devraient éprouver plus de gratitude pour l'aide que nous leur prêtâmes quand ils étaient sur le point de succomber, que de colère contre notre opposition actuelle à leurs iniques projets. Comment donc pourraient-ils ne pas seconder notre essai de recouvrer Oropos, ■sans passer pour les plus inr/rats des mortels ! » (§ 13). Voilà donc le seul espoir de Démosthènes : la gratitude lucédémonienne : garantie évidemment peu sérieuse. L'orateur n'était pas assez ingénu pour s'imaginer que Sparte allait s'efforcer, par simple reconnaissance, sans rien exiger en retour, de faire rétablir les droits d'Athènes sur Oropos. L'intérêt de Sparte était même, en un sens, de voir Oropos. rester aux mains des Thébains le plus longtemps possible : c'était une excellente « pomme de discorde » entre Athéniens et Thébains, donc un motif de sécurité de plus pour Lacé'lémoue.

Plus loin, Démosthènes s'exprime ainsi : « Je pense que, sans abandonner à Laeéilémone une partie des Arcadiens, notre ville pourra recouvrer Oropos avec le concours des Lacédé- moniens eux-mêmes, s'ils veulent ai/ir avec justice » ;$ 18). Mais, encore une fois, rien ne garantit que Sparte voudra observer la justice. Et du moment que Démosthènes se contente ou paraît se contenter d'un espoir aussi fragile, c'est qu'au fond la question d'Oropos (beaucoup moins grave, en effet, que le problème de l'équilibre péloponésien) lui importe médiocrement.

Mais il y a mieux encore : l'orateur n'osera pas soutenir jusqu'au bout, envers et contre tout, qu'il est absolument impossible que Sparte se dérobe à ses devoirs de gratitude et d'équité, et il

LA POLITIQUE DE DÉMOSTHÈNES DE 3θ4 A 346 AV. J.-C. \{'A

avouera en même temps -on indifférence relative touchant le sort d'Oropos : « Quand même il serait évident que notre opposition à la mainmise de Lncédémone sur le Péloponèse nous enlèvera toute possibilité de reprendre Oropos mieux vaudrait encore, à mon avis, renoncer à Oropos que de laisser les Péloponésiens à la merci de Lacédé/none » (§18^. Voilà qui est décisif. Demosthenes n'a donc pu proposer à son auditoire que des garanties fragiles (et que, sans doute, il jugeait telles) en faveur des revendications sur Oropos; il a repoussé la garantie autrement solide qu'eût été l'adhésion aux projets conquérants de Sparte; et, en définitive, il a avoué que mieux valait encore laisser à Thèbes un fragment du territoire national que d'abandonner de vastes régions du Péloponèse aux anciens tyrans de Messène. A cet égard encore, Thèbes pouvait se féliciter relativement de la politique conseillée par l'orateur. Au total, si les Athéniens écoutaient Démosthènes, ce serait la brouille entre Athènes et Sparte, fait d'un intérêt capital pour les Thébains, le maintien de l'indépendance péloponésienne, créée par Epa- minondas. l'espoir pour Thèbes de recouvrer un jour sa clientèle arcadienne, et la quasi-certitude de conserver Oropos. Peut- on soutenir que de pareilles perspectives désoleraient les Thé- bains et souriraient au Grand-Roi, leur ennemi?

Si le discours de 'MV.i/2 n'est pas une entreprise anti-thébaine, destinée à gagner la faveur perse, il ne manifeste pas davantage une vive hostilité contre la Macédoine, qui, selon Kahrstedt, serait déjà la grande adversaire de la Perse. Sur ce point, nous serons beaucoup plus bref ; Pokorny (pp. Î.W-94") a rappelé très justement que la harangue ne nomme pas une seule fois Philippe; celui-ci, d'ailleurs, dit Pokorny, venait d'être battu en l'automne 3")o et paraissait peu dangereux aux Athéniens au début de .ΊΠ2 (date Au discours). L'auteur a, raison, d'après s.a chronologie. ; mais la nôtre mène à une conclusion toute pareille : selon nous 'Vf. notre Etude clu'onoloijvjue. pp. 06-100), le discours est d'août 'λΐΥλ. environ : à ce moment-là, Philippe a, sans doute, vaincu Onyinarchos > vers juin) ; mais, depuis, la Phocide s'est reconstituée; ses alliés l'ont secourue, et, surtout. Athènes

BCH, XLVIl «l'.<J:i . *

114 PAUL CLOCHÉ t

est en train de barrer victorieusement les Thermopyles au Macédonien- (/îïm/tf -rA/vmo/oy/yMe, p. ί)1).. Celui-ci paraît peu dangereux : d'oùde silence deDémosthènes à son sujet.

Enfin, eommenU ce -discours classe-t-ili Démosthènes parmi* les groupements politiques de 353? Sur ce point essentiel; les conclusionsde Pokorny ne sont pas pleinement satisfaisantes. Il a raison <le soutenir que l'orateur s'est ellorce principalement de servir: l'intérêt' national, en- combatlantles aspirations de Sparte et en cherchant ainsi; à entourer Athènes de nouveaux: alliés; ila raison «Je «lire que le discours s'oppose à la politiques de non-intervention, C'est l'évidence môme: Mais l'auteur pourrait* bien se- tromper sur, uni point important,, et, de plus, il donne· une- idée incomplètede l'opposition ;u laquelle s'est heurté Demosthenes. ΙΓ afïir me que Démosthènes s'est séparé' en.353/2du parti;d'P]ubule. auquel il aurait pleinement appartenu en 3o4 (cf. ,^ 1} : en réalité, si. en;354, Démosthènes aalé- conseillé la guerre contre la Perse, il n'a nullement affirmépar. là qu'il fût, hostile à toute intervention;. rien ne prouve que, si Sparte avait^attaqué Megalopolis- en· 354, Demosthenes n'eût pas alors invité ses concitoyens à secourir les Arcadiens. C'est que, si: Athènes n'avait' nul; intérêt vital à attaquer l'Empire; perse, qui ne la menaçait pas, elle avait- tout à, craindre d'une mainmise de Sparte sur le Péloponèse. Les circonstances avaient' changé ; en: 354, elles commandaient' l'abstention ; en 353/2, elles conseillaient l'intervention. Une telle intervention entraînerait. sans doute des dépenses considérables :d'où les répugnances des citoyens aisés et riches, qui formaient le gros du parti d'Eubule ; mais dès 354, dès l'époque de sa; prétendue adhésion au dit; parti, Démosthènes montrait assez qu'il jugeait nécessaire pour-Athènes une armée et une flotte, imposantes et : de grands eliorts financiers (cf. ^1): eii353/2,il n'a pas changé..

Le voilà donc aux prises avec le parti d'Eubule. Mais cette, constatation;, suffit-elle vraiment à le définir? Pokorny/ paraît; penser: qu'ilr n'y avait alors à Athènes que deux· partis : celui: delà non-interventionî(Eubule) et celui de l'intervention, qui-

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 34G AV. J.-C. 115"

vient de faire une brillante recrue enla personne de Démos- thènes. En réalité, « l'intervention » pouvaitr être dirigée, dans: les sens les plus divers. Pour les patriotes, en 353/2, il y avait au moins deux' politiques très différentes à poursuivre : celle· que conseillaient Démosthènes et les avocats zélés de la cause arcadienne(l) (lutte contre Lacédémone), et celle qui découlait' du traité athéno-phocidien de 356/5, traité conclu à l'instigation du « radical » Ilégésippos et dirigé contre Thèbes. Les patriotes anti-lhébains devaient bien se dire quela rupture avec Lacédémone (inévitable si Ton écoutait Demosthenes) encouragerait: Thèbes et la- relèverait,* pourles multiples raisons que nous avons exposées plus haut. Quand Demosthenes, lout à ses préoccupations anti-laconiennes, conseillait presque l'abandon des revendications sur Oropos et même, éventuellement, l'alliance avec Thèbes, comment les auteurs de l'alliance anti-thébaine de 356 n'eussent-ils pas joint leur opposition ù celle de leurs vieux ennemis, les partisans drEubuIe? Que des partis très différents se trouvent pour une fois coalisés, malgré l'hostilité habituelle de leurs conceptions, c'est là un fait qui n'est pas absolument· exceptionnel.

En conseillant la lutte contre Spa rie,. Démosthènes heurtait donc de front à la fois.« les pacifistes » et une fraction des :. patriotes, la politique modeste et effacée d'un Eubule et la poli- tiqueradicalement anti-thébaine d'Hégésippos et autres démocrates. -.Pas plus qu'en: 354, Demosthenes ne -paraît adhérer à. aucune tendance régnante ; ses conceptions sont assez larges et: souples *pour.ne pas s'enfermer dans : des traditions rigides ; il· ne veut-pas qu'Athènes reste l'esclave de son entente avec Lacé- démone contre Thèbes; il pense qu'elle doit avoir une politique bien à elle, indépendante et1 résolue (2):. Voilà pourquoi; em

il) Cf. XVI, 1-2. Eq fait,· Démosthènes soutient la uiAme . thèse, mais il leur reproche de paraître se placer au point «le vue arcadien. et non au point de vue athénien, le seul qui compte.

•2) Une des raisons pour lesquelles Démosthènes : a adopté une telle attitude peut être cherchée dans sa formation, intellectuelle, dans ses lectures ■. d'adolescent." Il : connaît', bien ι ses allusions à de tels événements sont, fréquentes! les luttes ardentes de jadis entre Athènes et Sparte; instruit, lettré, Démosthènes

116 PAUL, CLOCHÉ ■

353 comme* en 334 (cf. XIV, M-U'-icî:.sitpra, § 1), il prend'

parti contre le sentiment de nombreux Athéniens, violemment anti-thébains. Ce sont ceux dont Hégésippos représentait parfaitement la tendance en 357 et en 356/5, quand il faisait voter le décret concernant l'Eubée (1), où l'influence d'Athènes s'était- heurtée * à celle de Thèbes, et le: décret d'alliance avec la-, Phocîde.

La conception que Pokorny se fait de la politiquedémosthé- nienne en- 353/2, sans être fausse, est donc incomplète et mérite d'être précisée et mieux définie. Ni Eubule.ni Hégésippos n'avaient lieu de se louer du discours de Démosthènes, qui, d'ailleurs; n'eut; pas de succès. La démarche qu'il conseillait se heurtait à trop d'obstacles, à lafois aux habitudes de mollesse et d'inaction que pratiquait ou encourageait le parti d'Eubule, et à une tradition, déjà ancienne et. solide d'entente avecLacédémone contre Thèbes ; on avait là une alliée relativement éprouvée : on ne voulait pas la perdre. Tout récemment encore, on venait de collaborer avec Sparte dans le collège delphique des naopes (printemps-353 : cf. '.BCHi 1916. p. 1121 ; Athènes et Sparte avaient assuré, dé concert, le salut de la Phocide après la. mort1 d'Onymarchos [zî. noiv e Etude chronologique, p. 84). On resta donc fidèle à la politique de 369-356 : Athènes s'abstint de secourir les Péloponésiens, tandis que les Phocidiens envoyaient à Sparte 3.000 ̂ mercenaires ici. Etude chronologique, p. 100): «jn même tpmps. des naopes atbéniens- paraissaient àDelphes (automne 353 : cf. notre étude, BCHi. 1910, p. 1121. Ainsi continuait à se manifester l'entente formée en:356 entre Athènes, Sparte et laPhocide. Au printemps 352!: encore (cf. BCH* 1916. p. 112). des Athéniens figurent parmi, les -naopes de Delphes. La politique démosthénienne n'avait, d'ailleurs échoué qu'en: partie : en 352.". Thèbes parviendra à·-

est encore, à certains égards, un homme du v« siècle .ou du début de son siècle;, plus enclin parfois . à redouter les Spartiates que les Thébains, alliés il'Athènes. en 395 et en 3T8.

vl) IG., éd. minor, 125, p. 63 (cf. supra, % 1). Sur la guerre, athéno-thébaine. en Eubée, cf. Diodore, XVI..7 ; Démosthènes, VIII,. 74, etc.

LA POLITIQUE DE DÉMOSTHÈNES DE 354 A 340 AV. J.-C. 117

sauver l'équilibre du Péloponèse (Diodore, XVI, 39) ; mais Athènes avait perdu l'occasion d'acquérir de nouveaux alliés.

Quelques mois plus tard (352/Γ, Démosthènes allait être de nouveau amené à exposer publiquement ses conceptions essentielles : Athènes doit agir principalement dans son intérêt, par elle-même, sans se subordonner à aucune puissance étrangère. Kahrstedt a cru discerner dans l'attitude qu'adopta Démosthènes en cette circonstance un nouvel indice de sa politique u persophile ». C'est cette affaire que nous allons examiner.

III

Le discours contre Aristokratès (352/1). — Résumons d'abord les faits essentiels qui servent de cadre h ce discours. En 357, les hostilités ont cessé entre Athènes et le roi thrace Kerse- bleptès. En 353 (1), l'Athénien Aristokratès proposait à ia Boule un décret conçu à peu près ainsi : quiconque tuerait Charidémos (premier ministre de Kersebleptès) pourrait être arrêté sur le territoire de tout allié d'Athènes; quiconque soustrairait le coupable à l'arrestation serait exclu de la confédération » (Démosth. contre Aristokratès (XXIII), 91) ; et peu après, Aristomachos proposait qu'Athènes choisît Charidémos pour général « comme étant le seul homme capable de lui faire rendre Amphipolis » [ibid. 14}. Ces proboiileumata devinrent caducs, une fois écoulée l'année 353/2. En 353/2 (2), « Charès, stratège des Athéniens, s'empara de Sestos...; Kersebleptès..., par hostilité à l'égard de Philippe et par amitié pour Athènes, abandonna aux Athéniens les cités de Chersonese, à l'exception de Cardia, et le Démos envoya des clérouques dans ces villes » (Diod. XVI, 34, 3). Cet envoi eut lieu avant la fin de 353/2 (cf. Foucart, Ath. en Chers., pp. 29-30).

T. Sur la «late, cf. Kahle, De ppinosihenis Androlioneae Timocrateap Arislo- crateae lemponhus, Diss. inautf. Gnttingen, l'jO'J, p. ~ et suiv.

>2) Sur la date, cf. P. Foucart, Le* Athéniens dans la Chersonese de Thrace uu IVe siècle, i'joa, pp. 2S--29.

PAUL .CLOCHÉ,

Vers la même époque, Philippe avait i paru: en Thrace et poussé vers Maronée;avoc l'appui moral de Kersebleptès (cf. . Démosth., XXIII,M83) ; mais le prince thrace Amadokos lui avait barré la route. Au début de 352/ l·,. la proposition d'Aristokratès était, attaquée devant l'Héliée. On connaît le thème sommaire du réquisitoire,- composé par Démosthènes : le décret est contraire aux lois et à l'intérêt d'Athènes ;; onne doit pas avantager un roi thrace plutôt qu'un autre, surtout étant donné1 que ce roi et son. premier, ministre, en 359-357 et en 353/2, onts combattu les intérêts athéniens.

A ce réquisitoire. Kahrstedt (pp: 107-112) a rattachésa conception- d'un· Démosthènes « persophile ». Les propositions d'Aristokratès et d'Aristomachos étaient très avantageuses pour Athènes : pour;atfaiblir la situation de Philippe en Thrace t'où il'se trouvait en 352, selon Kahrstedt) et pour reprendre Am phi- polis, Athènes avait tout intérêt à acquérir l'alliance de Kersebleptès,. le plus importances chefs d'Etat voisins des détroits. Mais l'intérêt' de la Perse s'opposait à toute action* vigoureuse en Thrace contre Philippe, donc à l'alliance athéno-thrace : en 352,. le Roi s'apprêtait à; reconquérir l'Egypte ; il fallait, que, durant cette difficile expédition, la tranquillité régnât aux confins nord-occidentaux -de son Empire ; dès lors,. Démosthènes devait s'opposer à. toute guerre athéno-thrace contre la Macédoine.

A. cette. thèse, Pokorny (pp. 95 et suiv.) objecte,, d'abord, que (d'après la démonstration de- Kahle : cf. supra) les propositions d'Aristokratès et d'Aristomachos ontprécédé la poussée de Philippe en Thrace, qu'ildate du printemps-353 : donc, elles! n'ont pu être provoquées par le désir d'organiser contre Philippe la'· résistance athénienne, avec l'aide de; Kersebleptès, qui; d'ailleurs» à cette époque, est au mieux avec Philippe (cf. Dém. XXIII, 183). Aristomachos, dans sa proposition, n'a parlé que- d'Amphipolis (Dém: XXIII; 1 4} : si Philippe avait alors menacé la Thrace, c'est une telle menace qu'Aristomachos eûtiavant tout signalée. De plus,. nulle part le discours de Démosthènes ne fail· allusion, pour, la combattre, à une alliance projetée;

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 3i(j AV. J.-C. 119

contre Philippe. Or il était trop facile ù l'oraleur, pour combattre un tel projet, de tirer argument de l'affaire deMaronée et de dire (à peu près) : « Ne vous fiez pas à un homme qui vous demande votre alliance contre Philippe et qui, récemment, a traité avec ce prince ». Il n'en fait rien : dès lors la thèse de Kahrstedt manque de tout fondement. En réalité, Démosthènes ne craignait rien d'une poussée de Philippe en Thrace ; il témoignait ainsi d'une certaine imprévoyance, puisqu'il la fin de 352 Philippe assiégera Iléréon Teichos ; mais Démosthènes n'était pas nécessairement toujours très prévoyant; d'ailleurs il a pu alors s'égarer sur la vraie force de Philippe, à cause de l'échec macédonien aux Thermopyles en 353/2.

Quant à l'intérêt de la Perse, n'était-il pas plutôt (p. 100) dans la conclusion d'une alliance athéno-thrace, qui eût refoulé le Macédonien loin des détroits? En repoussant le prétendu projet d'alliance anti-macédonienne, Démosthènes risquait plutôt de nuire aux intérêts perses. Au surplus, qu'Athènes s'alliât ou non à Kersebleptès. Philippe pouvait toujours attaquer (ou ne pas attaquer; en Thrace : c'est de lui que tout dépendait.

Nous voudrions modifier et compléter sur certains points cette critique fort pénétrante. Nous allons essayer de montrer, d'abord, que tout n'est pas nécessairement faux dans l'hypothèse qui sert de base au raisonnement de Kahrstedt : en 352, on a pu encore agiter à Athènes un projet d'alliance avec la Thrace contre Philippe. Nous montrerons ensuite ([lie, même en ce cas, même si Philippe était encore en 352/1 aux abords de la Thrace, Démosthènes avait d'excellentes raisons de combattre le projet d'Aristokratès, sans songer le moins du monde à l'intérêt de la Perse (indépendamment de la question de légalité du décret).

Si ancienne qu'ait été la double proposition d'Aristokratès et d'Arisfomachos par rapport au discours de Demosthenes (un an et demi d'intervalle), elle a pu semer dans le public athénien certains espoirs touchant Amphipolis et, en général, la lutte contre Philippe; beaucoup d'Athéniens ont pu ainsi s'habituer

120 PAUL (LOCHE

à regarder comme profitable une alliance avec la Thrace. Déjà, du reste, en 356, les Athéniens avaient conclu un traité avec l'un des princes thraces contre Philippe : c'est l'objet d'un notable décret de Callisthénès (juillet 356i T.. Il est naturel que l'idée ait été repris»; <·η .'»."3.

Une telle idée a pu se renforcer encore quand, en 353/2, Kersebleptès se -rapprocha d'Athènes 'vDiod. XVI, 3i, 3) : à ce rapprochement, Diodoie donne pour motif la haine éprouvée par le roi contre Philippe : il est fort po-sible, du moins, que Kersebleplès ait alors déclaré. aux Athéniens qu'il craignait et détestait Philippe ; de là à l'idée d'une alliance anti-macédonienne, il n'y avait pas loin. Au début de l'année 352/1, quand la proposition d'Arislokratès est attaquée, les tentatives en vue d'une alliance athéno-tiuace sont encore très nettes cf. Démosth. XXIII, 191, 194 : Kersebleptès sh dit l'ami d'Athènes, prétend- lui rendre service, etc.i. Qu'il ne s'agisse pas alors expressément d'une alliance contre Philippe, soit en vue. de lui reprendre Amphipolis, soit en vue de le chasser des abords de la Thrace), c'est possible ; mais ce n'est pas certain, et, en tout cas, d'une entente entre Athènes et Kersebleptès, pouvait toujours sortir une guerre en commun contre la Macédoine, que. celle-ci prît l'offensive ou qu'on cherchât à lui enlever les places et territoires conquis par elle en 337 et 350 (Amphipolis, Pydna, Cré- nides etc : de cette dernière ville il est expressément question dans le traité de juillet 356 : Athènes promet de la faire restituer à son allié thrace en cas de victoire sur Philippe : cf. Fou- cart, Ath. en Chrr.s., p. 26).

Il est donc très possible qu'en cherchant à faire condamner la proposition d'Aristokratès, Démosthènes ait indirectement combattu un projet d'alliance anti-macédonienne (2) : l'hypo-

(1} Cf. Foucart. Ath. in Chers., pp. 2i-26. Sur 1^ sort «le cette coalition entre Athènes et divers princes du Xord, cf. Diodoie, XVI. 22.

2) Demosthenes. (Tailleurs, en attaquant le décret, pouvait garder le silence sur le prnjet d'aliance avpc la Thrace contre Philippe : L'ir:t^r^t de l'accusation n'était pas d'attirer nettement l'attention suc ce point. l'nkorny p. 'jii dit que Demosthenes n'aurait pas pu se taire sur un tel projet. 11 le pouvait, a la rigueur, sil s'agissait, comme ('"est possible, non d'une proposition formelle, mais d'une con-

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE.3ÎÎ4 A .346 AV. J.-C. 121

thèse initiale de Kahrstedt présente au moins quelque appa- rpnee de crédit. Dès lors, il convient d'examiner quelles raisons pouvait avoir Demosthenes de s'opposer à un pareil projet. Selon nous, cette altitude s'explique très suffisamment par d'autres motifs que la prétendue « persophilie » de l'orateur. Nous allons montrer d'abord qu'une alliance athéno-thrace contre Philippe pouvait très bien ne pas sembler indispensable', puis nous verrons qutds motifs Démosthènes pouvait avoir de lu tenir pour dangereuse.

Si l'on admet qu'au début de l'année ·Ί Γ» 2 / 1 (date du discours), Philippe n'est plus installé dans le voisinage de la Thrace (I;, on attribuera naturellement un intérêt moindre au projet d'entente athéno-thrace (2) : il est clair que la présence de Philippe en des pays très éloignés de la Thrace (en Illyrie, selon nous; en The^sMlie, selon Pokorny) enlevait à un tel projet une partie de son importance. Mais même si l'on admet, comme le veut Kahrstedt (p. ."il), que Philippe est resté aux abords de la Thrace du printemps à l'automne-3r>2, doit-on penser que l'alliance avec Kersobleptès s'imposait, et qu'ainsi le discours de 352/1 a desservi l'intérêt d'Athènes? Tel n'est pas notre avis. Même en une pareille circonstance, Démosthènes pouvait parfaitement se dire qu'arrêté aux Thermopyles en 333/2, arrêté près de Maronée par Amadokos (XX1I1, 183), menacé tout au moins (ce qu'on ne dit pas assez) par le rapprochement athéno-

séqupnce probable de l'entente que désirait ouvertement Kersebleptës. Le silence de Démosthènes n'est d'ailleurs pas complet, puisqu'il rappelle les propos tenus en liô'î sur Charidémos, « seul capable de faire rendre Amphipolis » aux Athéniens § 14.. En combattant la proposition d'Aristokratès, c'est donc bien une politique de guerre en commun à la Macédoine que Démosthènes, sans le proclamer clairement, pouvait combattre.

(1; C'est l'avis de Pokorny, qui date du printemps Γ>."."{ l'affaire de Maronée et pense que Philippe ne reparaîtra en Thrace qu'en novembre 3."2. C'est aussi, dans un système chronologique très différent, notre opinion ι cf. Elude chronologique, p. 92. note· : nous datons de l'automne-.'!·":! ou [au plus tard) du printemps-352 l'affaire de Maronée et nous estimons que Philippe a alors quitté la Thrace, où il ne reparaîtra qu'en novembre "*>2.

"il Conçu comme projet H<seiit;pl!euieiit détVnsif : si on l'envisage comme préludant il une offensive* contre Philippe, il pouvait prêter à de graves critiques vcf. infra).

PAUL CLOCHÉ.

olynthien {ibid. 109), Philippe n'était pas;encore extrêmement redoutable.. Au milieu de 352, un orateur athénien; encouragé par le brillant succès des Thermopyles, par la prise de Sestos (353/2); par l'alliance du Thrace 'Amadokos et par la rupture naissante entre Olynthe: et; Philippe,, pouvait bien*considérer sans réelle inquiétude la présence en Thrace occidentale d'une armée qui, depuisdes mois, d'ailleurs, n'avait pas bougé. On* dira que, de là; Philippe pouvait attaquer, Kersebleptès et venir menacer la Chersonese. Mais Démosthènes admet fort nettement (§ 191-192) qu'au cas où Kersobleplès serait en péril, Athènes aille à son'secours et que l'on oublie les griefs qu'on peut avoir contre lui. (Vest donc que l'orateur n'attend -et ne redoute nul- lementdeses adversaires une objection ainsi conçue ::« la Thrace est en péril : il. faut voler h son ai.de! »

Ainsi; l'alliance athéno-thrace pouvait fort? bien, à cette époque, ne pas être jugée indispensable. Mais- il y a mieux : Démosthènes avait de bonnes raisons de l'eslimer préjudiciable4 aux intérêts athéniens. Elle présentait, en· effet, pour Athènes un double péril, du coté do Philippe et du côté de Kersebleptès. L'alliance' une fois conclue, Athènes et la Thrace pouvaient prendre contre le Macédonien· une offensive destinée à le refouler loin des confins du royaume thrace et à rendre Amphi- polis aux Athéniens (puisque aussi bien tel était au moins l'un des buts du rapprochement désiré1. Le succès d'une telle offensive eût été évidemment d'une- importance capitale ; pour- Athènes. Du: même ̂ coup, d'ailleurs, si vraiment Philippe menaçait la; Perse (comme le croit' Kahrstedt). le résultat eût été excellent pour cet Empire : la route d'Asie aurait été encore plus solidement barrée au Macédonien. Mais, en ce cas, Démosthènes eût combattu à fond l'intérêt de la Perse : que devient alors la thèse de -· Kahrstedt ?"

Mais il fallait bien aussi prévoir un échec. Une telle prévision eût été parfaitement raisonnable : il n'y avait qu'à se. rappeler le précédent· de 35G/5. Philippe avait rapidement écrasé les princes du ι Nord coalisés (Diod; XVI; 22), , pendant qu'Athènes, leur alliée, restait dans l'inaction : rien ne garan-

LA , POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 > A V. - J.-C. 1 23 '

tissait qu'elle serait plus active en 352; Si un homme d'Etat, d'ailleurs, pouvait; se montrer pessimiste dans ses pronostics en pareille * matière, c'était bien Demosthenes, ,. qui, dans son ̂ discours même de 352/1, s'exprime ainsi: « Aujourd'hui ...vous n'avez pas dans le Trésor, de quoi subvenir, aux besoins d'une armée... ; les ressources vous font défaut » (§ 209); et l'année suivante, dans sa harangue « sur les Réformes » (§ 27), il renou- vellera ces plaintes sur l'épuissement des revenus publics (1).

Une défaite athéno-thrace était donc fort possible;. or elle eût été grosse de conséquences graves ; Philippe, vainqueur, pouvait pénétrer en Thrace,, refouler les alliés et menacer très sérieusement la Chersonese. Cette fois, sans doute, la. Perse pourrait être inquiète de l'approche des Macédoniens; mais ce serait d'abord une bien mauvaise affaire pour Athènes et ses clérouques (2) : des considérations d'intérêt athénien, suffisent» donc largement, dans cette hypothèse, à expliquer les craintes et l'opposition de Démosthènes (3).

Dm côté- de Kersebleptès également, une - alliance athéno- thrace offrait des dangers pour, A thènes. , Sii- l'on compare, par exemple, l'alliance que désirait Démosthènes entre Athènes et: les Arcadiens, cm; 353,. ou entre Athènes et Rhodes en1 35Γ (cf. infra, § IV) avec celle que rêvaient entre Athènes et la Thrace les partisansde-Charidèmos, on. est frappé dé la différence suivante. Dans les coalitions souhaitées par Démosthènes, Athènes;. de toute évidence, devait rester la puissance dirigeante, d'autant, plus naturellement: que c'est à son concours qu'Arcadiens et Rhodiens devraient leur liberté; ces peuples ne seraient pas réellement' fortifiés par une telle alliance, et

(1) Sur l'authenticité et la date .3ol) de ce dernier discours, cf. l'excellente* démonstration de P. Foucart : Étude sur Didymos, d'après un papyrus de Berlin {Mémoires de VAc. des Inscr. et β.-Ζ,., tome XXXVIII, 1909Ï, pp. 100, 102, 104, etc.

(2) Près des : détroits, les intérêts < athéniens étaient fortement solidaires des intérêts- perses -: il y avait là comme une nécessité géographique. La même remarque s'impose encf qui. concerne * la période 346-339 : cf." notre article, BCll, 1920, pp. 34, 43, etc.

(3} Selon Kahrstedt. d'ailleurs, c'est uniquement, en. vue de l'intérêt athénien ■ que Démosthènes cherchait à favoriser la Perse.

124 PAUL CLOCHÉ

Athènes verrait s'accroître sa propre influence (cf. .supra, §11). L'alliance- athéno-llirace, au contraire, grandirait dangereusement Kersebleptès. et elle ne laisserait- pas aux Athéniens une prise suffisante sur leur allié surtout à cause de l'une de ses conditions essentielles, que nous verrons). Kersebleptès pouvait chercher à profiter de son entente avec Athènes pour imposer son joug aux autres rois thraces (comme Amadokos) et réaliser son ancien rêve d'unification de la Thrace à son profit. Or il est clair qu'Athènes, souveraine de la Chersonese, avait intérêt à voir la Thrace plus ou moins morcelée et Kersebleptès relativement impuissant. Ce système avait été consacré, en somme, par le traité de .ΊΓ37 (1). L'une des préoccupations essentielles de Demosthenes, dans son discours de 352/1, c'est précisément cette sécurité de la Chersonese. On n'a pas assez remarqué qu'il la manifeste dès les premières lignes du réquisitoire, en termes formels et extrêmement vigoureux : « Vous assurer la possession de la Chersonese, empêcher qu'on ne ...vous l'enlève de nouveau, voilà la tâche qui va ht occuper tout entier » >$ 1). D'où sa lutte contre le décret d'Aristokratès, qui peut avoir pour effet de « priver la Ville de la Chersonese » ('§ 3). Et un peu plus loin (§ 8), il vantera les bienfaits du morcellement de la Thrace (2) : il veut qu'on empêche Kersebleptès d'étendre sa domination sur la Thrace entière (S 15); pas plus que Thèbcs et Lacédémone, aucun roi thrace ne doit être trop puissant vis-à-vis de ses voisins : il y va de la sécurité de la Chersonese § 102) (3). Bref, iî y avait dans ces conséquences possibles de l'alliance athéno-thrace (agrandissement du pou-

;1) Cf. l'inscription commentée par P. Foucart, Alli. en Chers., pp. 14 et suiv. Une étude attentive de ce traité, d'ailleurs, montrerait qu'il présentait divers inconvénients pour Athènes, pour sa -liberté d'action, pour sa dignité nationale et hellénique; mais, au total, il marquait un propres dans les rapports athéno- thraces : d'où l'éloge relatif que lui décerne le discours contre Aristokratès (S 173). (Cf. notre étude sur ce traité, Revue de Philologie, janvier iy22).

(2". Ce paragraphe S a été particulirnunent commenté par P. Foucart, Ath. en Chera., p. 14.

'.T. Passage bien connu et souvent cité : il importait de noter que la préoccupation touchant la Chersonese domine l'orateur depuis le début de son discours.

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 AV. J.-C. 125

voir de Kersebleptès et insécurité, de la Chersonese) un danger que ne présentait pas assurément l'alliance projetée par Demosthenes, en 353, avec les Péloponésiens : Kersebleptès ne pouvait qu'y gagner et Athènes ne pouvait qu'y perdre.

Que dans une coalition avec la Thrace, Athènes dût paraître tout au plus égale, sinon quelque peu inférieure, à son alliée (du moins dans la région même où voisinaient les deux puissances), c'est ce qui résultait particulièrement de la grave circonstance suivante : môme en 353/2, lorsqu'il proclamait son hostilité à l'égard de Philippe, Kersebleptès refusait de livrer aux Athéniens la ville de Cardia, la clef de la Chersonese, qui pouvait, lui servir de base d'opérations contre la presqu'île 'όρυ.ητηρ'.ον. . . γρήτιΐλον του τζοος ήαας -ολευ,ου, dit excellemment Demosthenes : $ 181 ; en 341 encore, l'orateur qualifiera Cardia de « cité la plus importante de la Chersonese : IX. 35). De cette position, qui barrait l'isthme menant en Thrace, Kersebleptès pouvait, en effet, « passer sans coup férir en Chersonese » : voilà pourquoi, dans toutes les conventions antérieures, il. avait toujours fait déclarer Cardia « réservée pour lui-même » (§ 181). Toutes proportions gardées, on peut dire que Cardia formait comme « les Thermopyles » de la Chersonese : Athènes, en 353/2, avait fait un énergique et heureux effort pour barrer à. son ennemi Philippe les « Portes » de la Grèce centrale : allait elle donc accepter pour allie, un prince qui tenait et refusait d'abandonner « les Portes » de la Chersonese athénienne? Où serait l'égalité dans une telle alliance, où run des deux partenaires pourrait à tout instant exercer sur l'autre une etucaee et rude pression? Λ fortiori, privée de Cardia,. Athènes serait-elle incapable, de pénétrer à sa guise en Thrace et de jouer ainsi dans la coalition le role dirigeant, prépondérant, qu'un homme d'État patriote eût sans doute rêvé pour elle. La « suzeraineté » glorieuse et fructueuse qu'elle pouvait acquérir en soutenant Megalopolis et Rhodes (cf. ^ II et IV), l'obtiendrait-elle jamais vis-à-vis de la Thrace, si celle-ci restait à l'abri de la pression athénienne, en gardant l'isthme de Cardia?

126* PAUL CLOCHÉ

En -fait, la persistance de Kersebleptès à refuser de -livrer Cardia aux: Athéniens aura, après : 346, la conséquence suivante : c'est Philippe qui héritera de l'influence exercée sur cette ville par le roi* thrace,. et. cela auî grand- détriment d'Athènes (1) : même quand il s<· proclamait l'ennemi de Phi- - lippe et l'ami d'Athènes,. Kersebleptès, par l'une des conditions qu'il mettait à. l'alliance athénienne, travaillait pour la Macédoine. Sn Démosthènes, en; repoussant l'alliance thrace. contre Philippe, a; pu1 manifester quelque imprévoyance (2);. que dire de l'imprudence de Kersebleplès!

En résumé, l'alliance offerte à Athènes, outre qu'elle pouvait ne pas spmbler indispensable, la plaçait; dans- une: situation* particulièrement périlleuse vis-à-vis de Philippe.. et;. surtout, < dans une situation humiliée et précaire vis-à-vis de la Thrace. Contre un projet gros- de. telles conséquences,, contre une entente d'une pareille nature, Démosthènes : devait se rebeller d'autanUplus vigoureusement qu'il avait ; l'année précédente souhaité et proposé une alliance autrement prestigieuse et sûre pour sa patrie. De toute façon, son opposition, n'apparaît nullement comme destinée à gagnera-Athènes la bienveillance de la Perse, qu'une victoire athéno-thrace eût mise davantage à, l'abri des coups éventuels de Philippe et qu'un désastre athéno- thrace, très possible, n'eût pas plus menacée et compromise· que la. Chersonese athénienne: Donc, si un- projet d'alliance avec la Thrace contre Philippe, analogue àla coalition, antimacédonienne de 3o6j.a été agité en 352; (comme c'est. possible) et, de toute façon, s'il y a eu;, comme c'est certain, un projet de rapprochement athéno-thrace visant ou non Philippe, Démosthènes était parfaitement fondé, du point de vue athénien, à; le combattre, comme· il· avait conseillé, en- 353,' du;

(1) Sur le conflit athéno-macédonien â propos de Cardia, ci. La Grèce de 346 à 339, BCH, 1920/ p. 05.

{2) Cf. Weil, Les -plaidoyers politiques de Démosthènes (deuxième série), p. 171 ; Foucart, Ath. en Chers., p. 31 : une ■ Thrace unifiée, disent: ces : auteurs, eût été - une bonne barrière contre Philippe ens Thrace, même si celui-ci était encore aux; abords ; du pays ■ (cf. supra, , l'exposé des motifs ; qui ; pouvaient .< tranquilliser Démosthènes).

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE. 354 A 346 AV. J.-C. 127

pointde vue national, la lutte conlre Sparte, et comme il va réclamer, en 3a 1, du même point de vue. l'intervention en faveur des Rhodiens.

IV

La politique <lnnosUu:nieniie en 351 et m 350. — En novembre 352, Philippe s'emparait d'IIéréon Teichos, menaçant ainsi la Chersonese : qu'il soit resté aux abords de la Thrace ou qu'il s'en soit éloigné, il recommençait donc sa poussée vers l'Est. Kahrstedt a pensé :'p. H2ï que Philippe, redoulant une coalition athéno-thrace, voulait l'empêcher de se constituer. C'est très possible, en eilet ; mais l'attaque de Philippe s'explique plus simplement encore par le développement de sa politique de. conquêtes. En tout cas, les Athéniens prirent d'énergiques résolutions (cf. Dém. Οι. Ill, ί). Ce vote, dit Kahrsledt, fut très désagréable à Demosthenes : il voyait surgir la guerre qu'il avait tant redoutée pour le Roi aux confins de l'Empire perse: il a dû évidemment combattre de telles mesures.

Tout en accordant à Kahrstedt que Démosthènes n'a pas parlé en faveur de ces décrets <il s'en serait assurément vanté), Pokorny (pp. 101-1021 fait très bien observer qu'aucun texte ne nous montre l'orateur combattant ces décrets ; et il ajoute, avec beaucoup de pénétration, que, la guerre paraissant désormais inévitable en Thrace, mieux valait encore pour la Perse qu'Athènes y envoyât des forces contre Philippe et protégeât ainsi les contins de l'Empire : l'abstention athénienne, soi- disant conseillée par Démosthènes, ne pouvait qu'accroître le danger couru par la Perse.

Philippe étant tombé malade, tout rentra bientôt dans le calme. L'année 351 sera marquée par une nouvelle intervention de Démosthènes à la tribune : pas plus que les précédents, quoi qu'en dise Kahrstedt, ce discours ne renferme la moindre intention « persophile » (1). Il s'agit de la harangue pronon-

(1) Nous ne ferons pas état, ici, «le la première Philippique, que la critique traditionnelle date du printemps 3ol cf. Denys d"Halicarnasse, 1,4, p. "23. Cf.

128 PA CL CLOCHÉ

cée en 35 1/0 un sujet des affaires de Rhodes. Dans le deuxième semestre de 351, on apprenait à Athènes l'échec do la grande expédition perse en Egypte cf. Démosth. ΧΛ\ 12). Vers le môme temps, les démocrates rhodiens, chassés par les oligarque^, que protégeait une garnison carienne, priaient Athènes de les aider à rentrer à Rhodes. Démosthènes appuya leur demande ; il invoqua la nécessité pour Athènes de soutenir la démocratie contre les tyrans, malgré les exhortations des orateurs anti-démocrates, malgré le souvenir de la guerre sociale (révolte rliodienne contre Athènes en 357) et malgré la vague menace d'un contlit avec la Perse que pouvait provoquer l'intervention athénienne.

Fidèle à son ingénieux système, Kahrstedt 'pp. Hi etsuiv.) a attribué à la démarche de Démosthènes un caractère perso- phile. Après sa grave défaite en Egypte,, le Roi, dit-il, a dû redouter l'agrandissement de la puissance carienne; dès lors, l'Etat qui dépouillerait . A r té mise de la possession de Rhodes gagnerait la faveur du Roi : voilà pourquoi Démosthènes conseille l'intervention à Rhodes contre Artémise. Naturellement, pas plus qu'en 354 et en 353, il ne pouvait avouer qu'il parlait dans l'intérêt du Roi : d'où les « tirades » démocratiques. Il remplit très habilement une double tâche : d'une part, il exalte l'orgueil patriotique, des chauvins, grands ennemis du Roi (i; 12. 23) ; d'autre part, il s'efforce de rassurer les « pacifi-

Schiifer, II2, pp. 72-73 ; Blass. AtlUdie lipredsmnkeit. 111% pp. .'{00-301. etc.1 et qui. plus récemment, a été située au printemps 349 'cf. Schwartz. Festschrift Theodor Mommsen.. . . : Demos I, he «es ersle Philippiku, 1893, p. 30 et suiv. ; Kahrstedt, p. 32, note 10S : Pokorny, p. 125,. Les arguments invoqués en faveur de cette dernière datp ne sont pas assez décisifs pour qu'on puisse rejeter la chronologie de notre unique source. La /r° Plûlippique, a-t-on dit, parle des mouvements de Philippe contre Olynthe ^ 17) : ces mouvements, préludant à la grande entreprise de Philippe contre cette ville, se placent au printemps 3ii). La maladie de Philippe, à laquelle le discours fait allusion, c'est celle île 330 et non celle de 332 : ce qui a dû tromper Denys.·. Mais rien ne prouve que Philippe n'ait pas déjà, dès 332/1, esquissé quelque démontration contre Olynthe (démonstration provoquée par le rapprochement athéno-ulynthien de 332Ί : cf. Dém. XXIII, 109); et rien ne prouve que la maladie dont parle le discours soit celle de 330 plutôt que celle de 332.

La» politique de démosîhènes de 354 a 346 av. j.-c. 129 s

ques », inquiets, qui ont peur de la colère perse, en? leur affirmant que le danger de guerre, est inexistant (ce: qu'il pense aui fond, puisqu'il estime qu'Athènes, en intervenant à- Rhodes, servira les intérêts perses). En somme, Démosthènes reste sur le terrain du discours « persophile » de 354 (lui-même l'affirme au § 6) ; c'est bien à tort que la critique · moderne a cru* à: la- sincérité des déclarations contre la Perse' (§23).. Du reste, Démosthènes échouera : Athènes ne voudra pas «tirer pour la- Perse les marrons du feu» ' pp- - 114-117).

A cette thèse, Pokorny répond, d'abord- que, le loyalisme des princes cariens- ne s'étant jamais démenti,. le Roi*n'avait nulle raison de se méfier d'Arlémise (pp.. 104 et suiv.); au début de 350; le successeur de celle-ci soutiendra à fond: lai cause perse. Au contraire; le Rown'eut pas vu de bon œil Tin- tluence athénienne devenir, prépondérante à Rhodes, aux portes r de sonEmpire. Démosthènes ne parle donc certainement pas en faveur des intérêts perses : ce qui. ne veut pas dire qu'il souhaite une guerre avec la Perse ;: mais, sans la* souhaiter, il ne la craint pas : si le Roi la fait, il est certain que les Athéniens saurontilui répondre (§ 23). En intervenant pour la liberté rho- dienne, Athènes restera lidèle à sa tradition: démocratique et acquerra de nouveaux alliés : Démosthènes s'inspire donc du; même idéal qu'en· 353 ; sa harangue est celle d'un ; « radical » ardemment interventioniste, qui lutte à fond contre le parti de; la paix (Eubule).

Nous pensons aussi que Démosthènes, en appuyant la requête des démocrates rhodiens, ne songeait nullement à servir l'intérêt de la Perse., Nous ajouterons certains arguments à ceux qu'a présentés Pokorny, et nous essayerons de préciser mieux qu'il ne l'a fait l'attitude de Démosthènes en 35l· vis-à-vis des Grecs et vis-à-vis du Roi:

Nous ferons t d'abord * remarquer qu'en, 35 1; les circonstances étaient assez favorables à une action" extérieure d'Athènes: du moins n'avait-elle pas à redouter pour l'instant uneattaque de. Philippe, malade om occupé en Illyrie (cf. Phil. I,. 48, si le discours date de 351). En Thrace, Kersebleptès se tenait tran-

•BCH.'XLVIl (IV23). y

130 -■ PAUL CLOCHÉ:

quille. Les affaires du ;Péloponèse avaient été réglées par* le uiaintien du statu f]iw( cf. Diod. XVI,J 39).

Mais Taclion athénienne à-Rhodes devait-elle, dans la, pensée de Démosthènes, favoriser la Perse? On peut à la- rigueur admettre que le Grand' Roi, au moment de son expédition en*. Egypte, a eu quelques difficultés avec Artémise. Pokorny croit au parfaits loyalisme de cette princesse, sans quoi, dit-il (p. 105), « les Perses n'auraient pu gagner l'Egypte avec de si grandes forces ». Ce n'est pas absolument certain.- Il* se peut, en tout cas, qu'il y ait eu alors quelque froideur entre la· Perse'· et la Carie. (Certains passages de la harangue de Démosthènes laissent entendre que l'orateur, du ',· moins,, ne croyait pas à une parfaite entente entre les dcuxpuissances : « Si le Roi terminait au gré de- ses vœux la campagne d'Egypte, Artémise ferait certainement tous ses elForts pour le mettre en possession. de Rhodes, non·! par bienveillance , mais pour- gagner· la faveur d'un puissant voisin; mais, commeTentreprise, dit-on,, est en train d'échouer, Artémise· pense que cette île, devenue inutile au Roi;. menacerait* ses propres Etats comme une citadelle ; elle- aimerait donc; mieux, semble-t-il; vous la céder, sans vous la1 livrer, ouvertement toutefois, que de la. voir aux. mains du- Roi; »(§. 11-12). L'harmonie- ne semble donc pas complètement régner entre la Perse et"

la Carie.- Voilà ce qu'on; peut accorder à:la thèse de Kahrstedt:

Mais de là à soutenir que le Roiavait un;intérêtpressanl-à voir les Carienschassés de Rhodes (surtout au profit d'Athènes), il y a loin: La présence des Cariens à Rhodes ne gênait pas vraimenUle Rol·: il· eûti peut-être préféré garder. l'île uniquement pour lui; mais, en somme,* les intérêts vitaux de l'Empire n'étaient* pasr atteints par la persistance de l'intïuence carienne endette région : sinon;. depuis longtemps, le Roi eût fait effbrl· pour l'en chasser (cf. Pokorny, p.. 105). Quanbà la, défaite- subie en^ Egypte,-. elle1 avait sans doute irrité le- Roi; mais ilmy avait pas de raison pour qu'il tournât sa colère contre· Artémise,- si< celle-ci n'était coupable, à son égard que de froideur.

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 Ai346 AV. J.-C. 131

Mais nous avons une autre raison de- penser, que Démos- Ihènes, en-cette circonstance, s'est inspiré essentiellement de- l'intérêt' athénien et de la tradition démocratique, sans songer s le moins du monde à la- Perse. Vers la môme époque, l'orateur soutenait des idées toutes voisines dans un discours très différent, dont l'objet n'avait, nul rapport avec la requête des Rhodiens. Il ί s'agit du discours sur les Réformes (περί σύνταξες) (1). Demosthenes y tient le langage suivant : « S'ilvous suffisait (Athéniens) de rester en repos, sans vous occuper des affaires des Grecs, je vous parlerais autrement ·, mais vous prétendez tenir le premier rang » : il ne-faut donc pas qu'Athènes se laisse aller « à l'inaction et vive dans l'isolement » (επί πολλής [Λεν ησυχίας καΐ ηρεαίας υαών : § 8). Ce langage résolument inter-- ventioniste tend à montrer que le conseild'intervenir à Rhodes ne s'inspire pas uniquement dès circonstances et, moins encore, de l'intérêt momentané de la Perse. Et Demosthenes va- encore insister sur ce point à la fin du discours : «< Je vous exhorte, puisque vous êtes Athéniens, à;préparer vos forces :' il serait honteux;., de renoncera cette tradition. d'héroïque orgueil que vous ont léguée vos pères. 11 n'est- pas en votre pouvoir,* même le voudriez-vous, de vous désintéresser des affaires des Hellènes...', ce seiaitun (Iéshonneur-que d'abandonner vos amis.... car vous avez -fait (jadis) delà politique hellénique »;(§; 34-35).

Cette politique d'intervention, Athènes doit la pratiquer plus- spécialement au profit des démocraties. C'est à* cause -de? l'indolence athénienne qu'a été détruite la démocratie de Mytilène :. α il en e stale même de celle de-Rhodes » (§f8). Or,, il ne s'agit plus ici de répondre à une requête d'exilés rhodiens; c'est donc que Démosthènes est réellement et sérieusement préoccupé dû sort des libertés rhodiennes, indépendamment de toute circonstance extérieure,, comme l'expédition perse en Egypte, les relations; perso-cariennes, etc;

Le caractère général et systématique de ces conseils se marque encore vigoureusement^dàns le passagequi suit :.« (Quels que1

(1) Sur la date -351; peut-être même premier semestre de· 351), cf. Foucart, Etude sur Didymos, pp. 103 et suiv.

132 PAUL CLOCHÉ,

soient vos griefs), nous devons détester davantage les oligarchies que les démocraties , en'raison des principes politiques mêmes » (§8). Or, c'est tout à fait l'opinion du- discours pour la liberté des Rhodiens ($ 18). On aura peine à, admettre, eiu présence d'une telle; similitude, que, dans cette ■ dernière* harangue, l'orateur soutienne la thèse d'un jour ou d'un moments: nous touchons ici au fond même de la conceptiondémosthénienne.

Cette : hostilité ; profonde et vivace do Demosthenes à l'égard des oligarchies (ou des tyrannies) se manifeste déjà dans le^ discours contre Aristokratès, de: façon d'autant plus remarquable que, parmi les alliés d'Athènes,. figurait un· ούνάττης, . Phayllos dePhocide : c'est Démosthènes lui-même qui le qualifie ainsi» (XXIII, 124) ; "l'une des raisons pour lesquelles \\ s'oppose au décret en faveur de Charidémos, c'est qu'il ne veut pas voir Athènes se faire la - «· satellite*» d'un tyran. En .Ί51, dans le discours pour les Rhodiens. cette haine de l'oligarchie* est formulée en termes tels qu'elle ne paraît faire nulle exception· entre les ennemis et les alliés d'Athènes ; or, parmi ces alliés, se trouvaitSparte, dontle régime. était alors nettement- oligarchique; si bien que la conséquence rigoureuse du principe démosthénien: eût été le relâchement de l'alliance athéno- - Spartiate, de la: coalition de 356 : « Je ne: puis », dit Démosthènes,. « regarder comme sûres les relations d'amitié avec les oligarchies ; il est impossible que la sympathie s'établisse entre oligarques (ολ'.γοί! et démocrates (πολλοί), entre ceux qui cherchent à dominer eteeux.qui préfèrent, vivre sous le régime de. l'égalité des droits » (§ 18). Il: est donc: probable qu'au : fond; sans le dire très nettement (à cause des circonstances), Démosthènes estunédiocrement ilatté de l'alliance athéno-spartiate. Et cependant, en 3ol, grâce à la force'thébaine, le rêve d'hégémonie Spartiate s'est évanoui (cf. § II). « Je m'étonne», continue l'orateur, « qu'aucun de vous ne considère que, si.· Chios, Mytilène, Rhodes et la presque totalitédes Grecs subissent le régime oligarchique, notre constitution (démocratique) se. trouvera, du coup, mise en péril » (§ 19). Les libres institutions d'Athènes r sont donc compromises, selon· Démosthènes, par

LA POLITIQUE DE. DÉMOSTHÈNES DE 354 A 346 AV; J.-C. 133

l'existence du régime en honneur à Sparte. Bientôt, enfin, il va rappeler aux Athéniens l'un des. souvenirs les plus douloureux de leur histoire et l'un des moins propres à- ranimer les sympathies laconophiles :.il montre Sparte. réclamant l'extradition des Athéniens fugitifs, qu'il s'agit de livrer aux Trente, et Argos résistant aux oppresseurs (§ 22). Or, en 351, Sparte: est l'alliée de. la Phocide et d'Athènes, et Argos vient de combattre cette : alliée d'Athènes aux côtés desThébains et .des Arcadiens (Diod., XVI, 39). Mais, comme il· l'a fait en. 353, Démosthènes sait s'élever au-dessus des circonstances au nom des principes.

Naturellement, contre cette: politique d'intervention^ démocratique, s'élevait" avec vigueur le parti d'Eubulc. Et Démos- thènes de tlétrir les orateurs qui attaquent les intérêts de l'État,, les « fauteurs de l'oligarchie », qui ont1 obtenu la pleine confiance du Démos (§30-33). Le. passage est bien connu, et nous ne l'aurions même pas rappelé si: le discours sur les Réformes (351) ne contenait des allusions toutes semblables. Ici encore,, Dérnosthènes attaque résolumentlesorateurs auxquels le peuple a lâchement confié ses destinées, qui ν se sont enrichis à ses dépens et qui « règlent tout selon leur gré » (οια τούτων ά-αντα - τιράττετα·. : §31. Cf /'

§ 20 : είς η οΰο, .υπερ,τήν ττόλιν). Le rapprochement s'impose entre de tels passages et les déclarations analogues du discours sur les affaires de Rhodes, et ilachève^ d(i mettre en lumière la portée générale, à la fois démocratique et. nationale, de ce dernier discours. C'est bien, en; vertu, de principes généraux, et non pour des raisons diplomatiques très- particulières et temporaires, que Démosthènes, quoi qu'endise Ivahrstedt, a chaudement appuyé la demande rhodienne.

Cet appui, d'ailleurs, ne va pas jusqu'à faire de Demosthenes un ennemi de la Perse. S'il tient parfois un langage hardi et injurieux à l'égard de cette puissance ■ 1) § 23), il ne conseille

Ί) Le ton même, dpre et ilédaigneux, qu'emploie ici l'orateur (« vous qui avez si souvent vaincu. le (ίΐ-anJ Roi, vous qui n'avez- jamais été battus ni par ses esclaves ni par lui-même «, « vous qui êtes Athéniens, vous auriez peur de ce Barbare »j... ressemble, quoi qu'en dise Pokorny (p. 19), à celui du discours de 354

134f PAUL CLOCHÉ'

pas aux Athéniens de l'écraser (en quoi «ίΓ diffère des chauvins, de 354 j , qui, en 351; n'eussent: peut-être pas mieux demandé que de renouveler leur tentative). Au contraire, Démosthènes déclare ; avec ; une parfaite clarté - que l'autorité du Roi sur les lîarbares, à l'intérieur de son Empire, doit être pleinement respectée (I). Rhodes, qui n'est même pas sujette du Roi, est une île grecque : donc elle doit être libérée; mais en pays barbare, la légitimité du pouvoir du Roi est absolue. « Étant admis ; aux conseils du Roi », dît-il, « je lui'adresserais les; mômes exhortations qu'à vous et Y 'engagerais à combattre pour .ses possessions, si des Grecs venaient- à les attaquer » (§ 7). Il blâme nettement ceux qui ont engagé le Démos à prendre-parti pour les Egyptiens, révoltés contre le R ο i * (§ 5) : c'est- qu'en effet l'Egypte est pays. barbare («les Egyptiens font partie de l'Empire » : έν ττί àpyyi τ·^,. 'κείνου υιεαερ'.σμένους : § ο), et Athènes n'a pas à intervenir dans les querelles entre Barbares; elle doit libérer, les Grecs du joug barbare (perse ou4 carien) et rester indifférente aux. besognes de police qu'exerce-le Roi dans les» limites du monde barbare.

Ainsi, en 351; comme en 354,. ilm'y a chez Demosthenes nh persophilie ni.persophobie ; sa politique vis-à-vis de la. Perse est déjà ce qu'elle sera en 344/3, celle d'une « stricte défensive; hautaine et réservée » (cf. notre article, la* Grèce de 346 à SS91 Z>C//, 1920; p. 20-21). En 354' la guerre réclamée par les chauvins n'avait; pas pour but'de libérer, des Grecs; elle semblait inutile à Athènes et à; la Grèce ■■'.. Démosthènes s'y est opposé résolument. En 351, la guerre (en admettant qu'elle éclate) consacrera la; liberté d'un Etat grec et accroîtra la puissance d'Athènes : Démosthènes conseille donc à Athènes de ne pas reculer devant la perspective d'un conflit, d'ailleurs très dou-

Un tel langage, adressé à un auditoire aussi impressionnable que TEkklësia, était-il bien de nature A préparer un rapprochement athéno-perse? (Cl. nos conclusions du § I).

(1) C'est là un point important, que Pokorny eût dû mettre en lumière. 11 n'y a: d'ailleurs- nulle conséquence à en tirer en faveur de la thèse de Kahrstedt. Cf. les conclusions que nous avons déjà formulées sur ce sujet dans notre article sur la Ihèce et l'Egypte de 405 j 4 à 342/1; Bévue Êyyplologique, 1921,' p. 114.

LA : POLITIQUE DE : DÉMOSTHÈNES DE 35 Κ A 346 AV." J.-Π. 1 35

teux. Il- n'y a nulle contradiction entre le discours anti-inter- ventioniste de 354 et le discours interventioniste de 351, ou, du· moins,, entre les principes dont ils s'inspirent (raison de plus pour rejeter l'hypothèse- faisant de Démosthènes, en 354,. un partisan d'Eubule et de la non-intervention)..

Mais le discours de 351 eut moins de succès que celui de 354: Athènes ne fit rien pour Rhodes. Grave échec, dit Kahrstedt, pourHa: politique persophile; de Demosthenes : cet échec était; dû à l'action d'Eubule, qui; hostile à toute intervention, n'en voulait, pas davantage au profit -qu'au détriment de la- Perse. ΙΓ: allait obtenir, bientôt unnouveau succès, quand,1, dans l'hiver 351/0, Phocion. Gharès et Charidèmos, envoyés en Thrace, , traitèrent avec le satrape rebelle Orontès (1) : nouvel-indice' d'indépendance à l'égard*- de la Perse ; nouvelle défaite de* Démosthènes. Mais le Grand Roi veillait. Pour forcer Athènes à abandonner son-hostilité, ilse rapprocha des Thébains ::au; début de 350, oubliant l'expédition de Pamménès, il se réconciliait avec Thèbes et- lui;envoyait 300 talents (Diodore, XVI^ 40;. 1). Athènes comprit la leçon : vers mai 350, Phocion, avec 8,000 hommes allait combattreles Cypriotes révoltés contre le Roi (Diod., XVI, 42; 7-9): Démosthènes triomphait (pp., H8- 120).

A; tout ce ; raisonnement, Pokorny ipp. 110-113} objecte; d'abord,, qu'en -35 1/0 le satrape Oronlès n'était probablement plus un rebelle : dès lors, le traité conclu, avec lui ne signifie nullement que les généraux athéniens (et, a fortiori, .leur gouvernement) aient été maL disposés h . l'cgard* do-la Perse. Du·- reste, Démosthènes ne parlant pas d'Urontès dans son discours - de; 351·; on ne peut· savoir si Torateur a été ou nonthostile h: l'alliance avec ce satrape. Ensuite, l'envoi d'argent- du, Grand Roi à Thèbes, situé par Kahrstedt.après le traité avec Orontès, pout tout aussi bien être daté de la fin de 351^ et considéré

.1) Sur ce traité, cf. Hl, -07 éd. minor, p. 'Jl-'Ji). C'est untlécret, très mutilé, de 349/8 : le peuple loue Orontès parce qu'il s'est montré Pinpressé à faire aux. Athéniens tout \>' bien possible. Le décret contient des allusions à des radeaux de blé.

PAUL CLOCHÉ;

comme légèrement antérieur à ce traité : donc, ce ne serait pas- une riposte au; dit: traité; De plus, le^ rapprochement perso- thébain n'est pas du à l'initiative du Roi, mais à celle de Thèbes; (cf. Diod;, XVI; 40) : alors,. où* est ;la « riposte » du Roi à la/ politique « persopliobe» d'Athènes? En réalité, le Roi a très normalement accédé à la demande tbébaine : ayant* besoin de troupes contre i'Égypte, la Phénicie, etc., il envoya de l'argent» en échange de promesses. Enfin, cet argent n'était pas destiné, à combattre Athènes, mais la Phocidc ; si le Roi avait? voulu nuire à Athènes, il se fût plutôt allié à Philippe ; Thèbes, ayant' reçu d'argent, ne seporte pas contre Athènes..

Cette argumentation nous semble particulièrement heureuses sur le point suivant : en 351/0, . c'est Thèbes qui a pris l'initiative du rapprochement avec la Perse ; du* moins, le texte de Diodore est-il formel à cet égard. Peut-être Pokorny se trompe- t-il,. d'ailleurs, en pensant que, dès cette époque, Thèbes a promis au? Roi l'envoi de renforts contre l'Egypte.. Cet envoi (postérieur de huittans environ a la réconciliation) a dû faire plutôt l'objet d'une ambassade perse datant de 344/3 (l).»Même sans que.Thèbes ait fait au Roi une promesse précise et déterminée, celui-ci ne: pouvait guère hésiter à conclure un rapprochement qui,, un jour ou l'autre, lui serait utile : dans l'intérêt général de sa politique, il devait se féliciter- de voir, reconstituée « l'entente cordiale » de 367-354.

Pokorny reconnaît qu'il n'est pas absolument certain qu'Oron- tès ait été soumis au Roi en 351 ; mais, même s'il? était encore ï rebelle, nous ne voyons pas en quoi le Roi pouvait être réellement froissé et inquiet du traité; conclu entre les généraux athéniens et ce satrape : ili n'y avait rien là de comparable à l'entente formée en = 353 entre Thèbes et Artabazos ; l'objet de l'accord était limité, économique plutôt que politique ; en s'adressant;. pour éviter; toute surprise désagréable et pour obtenir' divers avantages matériels, au ι puissant satrape de

(1) Cf. notre étude chronologique sur la. Grèce et l'Egypte île 405/4 à 342/1, Revue Égyptolof/ique,, 1919, pp. 254 et suiv.; cf. notre deuxième étude survie même sujet {ibid., 1921, pp. 116-1Π).

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 AV. J.-C. 137*

Dascylie, les généraux athéniens ne manifestaient aucun dessein, aucune velléité même d'attaquer, la Perse.

Quand cet arrangement est conclu,. d'ailleurs (fin de l'année 351), remarque justement- Pokorny, le Roi a déjà pu, se réconcilier avec Thèbes : c'est. d'autant; plus notre avis qu'à la , différence de cet auteur et de Kahrstedt nous avons cru pouvoir dater du? début de Tannée 351/0 la réconciliation perso- thébaine (cf.- notre Etude chronologique sur la* troisième guerre- Sacrée, p. .107 : c'est là, en effet, le premier événement .que Diodore silue en l'année 351/0 : XVI,. 40;\.1). En ce cas, cette réconciliation précéderait d'au moins plusieurs mois le traité des généraux avec Orontès.

Enfin, Pokorny exagère quand il laisse entendre que. lai réconciliation perso-thébaine n'était: pas nuisible à Athènes, l'argent du;Roi ne devant pas être employé directement contre cet Etat. Athènes étant toujours l'alliée de la Phocide, l'écrasement de celle-ci, en grandissant les -Thébains, serait pour Athènes une lourde défaite diplomatique, si bien qu'en définitive le cadeau* du Roi aux Thébains ne pouvait qu'être' préjudiciable aux intérêts athéniens (1). Démosthènes avait déclaré en 353; et en 352 (et- ici, Pokorny paraît oublier: certaines des théories essentielles de. l'orateurj qu'Athènes avait intérêt4 à voir les Thébains tenus en échec par les Phocidiens (comme Sparte, devai ti être tenue en : échec par les Péloponésiens': Démosthènes, très librement; ne fait pas ici de différence^ essentielle entre les ennemis et .les alliés d'Athènes) (2). Thèbes, il est vrai, comme le remarque Pokorny, après avoir, reçu l'argent du Hoiv n'a pas porté son armée contre Athènes : ih n'en reste pas moins qu'en cherchant à écraser les Phocidiens, elle s'attaquait à leur alliée et protectrice ; en fin de compte, le désastre phocidien de 346 sera pour Athènes une grave défaite (cf.

(1) Bientôt même,, en 349^ 'rf. infra, S VI, Déinusthènes va ; s'exprimer avec beaucoup d'amertume sur les sentiments de Thèbes vis-à-vis d'Athènes (propos d'autant plus remarquables que cet orateur n'était pas originellement et systématiquement hostile à Thèbes : cf. supra, § I et 11).

(2) Cf. Déruosth.XVi;4 ; XXIII; 102.

138? PAUL CLOCHÉ i

noire appréciation sur ce-point dans les naopes de Delphes et la politique hellénique de- 356 · « 327, BCHl 1910; ρ . 1 1 3).

Mais en' aidant Thèbes (et cette constatation' suffit contre lai thèsede- Kahrstedt)v le RoL ne cherchait pas précisément à nuire à Athènes, et il n'entendait nullement montrer qu'il: fût dépité de la politique suivie par, Athènes en 351*: aucuntexte ne prête au Roi pareille intention, et on .peut s'expliquer son: envoi d'argent à Thèbes tout simplement par le désir de reconquérir: d'utiles alliés. Cet acte était contraire aux intérêts d'Athènes ; mais, aufond, le Roi* ne voulait > probablement aucun mal à cet Etat, dont la politique ne le gênait guère r en 351, . Athènes n'a même pas essayé de: reconquérir son influence aRhodes. Nuisible;à Athènes, l'envoi des 300 talents aux Thébains n'était pas expressément dirigé contre elle.. Les apparences étant' ainsi à peu près sauves, les Athéniens pouvaient, sans susciter trop d'étonnement, envoyer vers mai350 Phocion et 8000 hommes au secours du Roi contre les rebelles de Chypre : du moins, on laissa faire Phocion, qui put vouloir ainsi (cf. Pokorny, p. 114) occuper ses soldats n'ayant plus rien; à faire en Thrace..

En résumé, rien de « persophile » dans la· politique de Démosthènes en 35 1-350. Pokorny a eu raison de repousser la thèse de Kahrstedt;.mais on. voit que ses arguments doivent être soigneusement revisés et plus d'une, fois modifiés ou complétés. La même conclusion s'impose plus fortement encore en. ce qui concerne les événements de 349-347.

Les ; Olynthiennes et ces premiers pourparlers =■ de -paix. (349- 347). Les années 349 et 348 allaientêtre marquées par des événements d'un intérêt primordial et par plusieurs interventions de Démosthènes à la tribune, : nouvelles manœuvres, selon. Kahrstedt, en. vue défavoriser la Perse.

Pendant que, grâce à l'or du Roi; les Thébains, en 350 et au

LA POLITIQUE . DE DÉMOSTHÈNES DE 354 A 346 AV. J.-C. 1 39

printemps-349, relevaient temporairement leur fortune (cf.. notre Etude chronologique; pp. 116-117), Philippe préparait une; attaque à fond«contre? Olynthe.. Depuis 352,1 cette cité s'était rapprochée d'Athènes (Dém. XXIII; 109) : un tel rapprochement était « une entrave pour Philippe » {01. III; 7). La prise dOlynthe accroîtrait immensément le prestige et la puissance de la Macédoine et porterait à Athènes un coup terrible. Au début de 349,. Philippe avait paru en Illyrie, et vers la fin du printemps, il se dirigeait vers la Chalcidique et commençait à: réduire certaines dépendances d'Olynthe..

Contre ces entreprises, Démosthènes prononça, à; partir de; juillet 349, les trois célèbres discours dans lesquels ilexhorte; les Athéniens k, secourir vigoureusement Olynthe ; d'après divers critiques (cf. supra, § IV), il avait déjà prononcé, dans le môme sens, auprintemps-349; sa première Philippique. Or, selon Kahrstedt (pp. 122-127), ces quatre discours visaient en ■-, réalité le but suivant. Depuis le début de 350; le Grand Roi était occupé à remettre sous le joug les Phéniciens et Cypriotes: rebelles ; cette guerre se prolongea durant les années 350 et 349 ; pour la mener à bien, la Persedevaitètre libre de toute pre'occupation : il fallait donc que Philippe fût retenu et occupé; le plus longtemps possible en Chalcidique ou même en Macédoine : d'où? les exhortations de Démosthènes aux Athéniens pour qu'ils secourent Olynthe et- portent la guerre en Macédoine (bien qu'Olynthe n'eût jamais servi les intérêts athéniens et" môme les eût contrecarrés en 357-356). Ce qui confirme cette thèse, c'est qu'à la fin de 349, Demosthenes deviendra tout à coup « pacifiste' » : il s'opposera,, vainement, à l'intervention athénienne enEubée (où les Macédoniens étaient plus menaçants qu'en Chalcidique), et.il cessera de parler en faveur d'Olynthe; en juillet, 348,. un peu avant la chute d'Olynthe, il fera môme échouer, une plainte déposée contre la proposition pacifique de Philokratès (autorisant Philippe à ouvrir des, pourparlers avec Athènes). Pourquoi ce constraste entre le Démosthènes ardemment:belliqueux de Tété-349 et; lé Démosthènes « pacifiste » de l'automne-349 et de 348? Parce que, à la fin > de.1

140 PAUL. CLOCHÉ *

349, la Perse a complètement réprimé; les révoltes de Chypre et de Phénicie et peut aisément défendre ses intérêts contre une éventuelle poussée de Philippe : il n'est plus nécessaire que ce dernier soit occupé en Macédoine et enChalcidique.

A ce système, Pokorny (pp.- 118-124; 129-137) a opposé les objections suivantes.. D'abord;, si. la guerre athéno-eubéenne: date bien de l'automne 349,. les trois Olynthiennes ne sont pas toutes de l'année 349 :. la, troisième est de mars 348, environ; (cf.-Schafer, II2, pp.. 162-164); ses prétentions sont beaucoup- plus modestes ; elle ne: parle plus, comme les deux premières,, de châtier Philippe, mais de secourir Olynthe,. très menacée- (indice probable que cette Olynthienne est fort postérieure aux deux premières :. la, situation d'Olyntlie a eu le temps de s'aggraver); elle ne dit plus rien des possibilités de rupture, signalées par les deux, autres, entre Philippe et les; Thessaliens : donc, tout espoir est perdu de ce côté-là ; elle signale ($ 35) un- succès de mercenaires : or.il ne peut s'agir ici que des mercenaires de Charidémos, lequel n'est parti pour la Chalcidique qu'à la fin de 349." Enfin, elle contient certainement des allusions ('§ 10-13) à la motion d'Apollodôros contre le théorikon et à. sa condamnation - par L'tléliée : or, ces faits datent.de février 348 au plus tôt (après la deuxième expédition en Ëubée : cf. Pseudo-Démosth. contre. Néèra, 4).

Puisque Démosthènes,. vers mars 348, soutenait encore à fonds la, politique belliqueuse, tout: le système· de Kahrstedt s'eiï'ondre, cet auteur situant à l'automne 349 l'écrasement définitif dès révoltes contre le- Roi. D'ailleurs, à la fin de 349, ces révoltes étaient loin d'être apaisées : Ivahrsledt lui-même nous montre, d'après Isocrate· la Phénicie encore frémissante ; en- 346; l'Egypte, de toute façon, restait' indépendante. D'autre part, ajoute Pokorny, il est peu, vraisemblable que Démosthènes, chef du i parti , « radical ν » «t patriote, ait abandonné son attitude à la finde349 et conseillé la paix : il aurait été aussitôt attaqué à la fois par ses adversaires et*par ses amis politi-- ques; comme -Apollodôros et les autres « radicaux », il a dû rester en348; fidèle à la politique anti-macédonienne de 349.

LA P0L1TICUE DE DÉMOSTHÈNES DE 354 A 3 46 AV. J.-C. i4l*

On objectera, sans doute, à ce raisonnement les deuxinterven- tions. de Démosthènes contre l'expédition d'Eubée (octobre- novembre 349) et en faveur: de Philokratès (vers juillet 348,. selon: Kahrstedt).. La première; de ces interventions,, répond^ Pokorny (p. 133), s'explique très simplement par le désir de ne pas voir les forces athéniennes dispersées, au détriment d'Olyn- the. D'ailleurs, en Eubée, contrairement à ce que dit Kahrstedt, Athènes ne luttait nullement contre « les mercenaires de Philippe. » : Kahrstedt a eu tort de lire dans Eschine: (III,' 37) : -αρά Φιλίτ:-ου ούναυαν : la vraie leçon est :. -αρά Φα λαϊκού...:: c'est, en effet, comme l'indique le même passage, contre des « ΦωκικοΙ : ςένοι » qu'Ath ènes a lutté en Eu bée : . Philippe n'étai t pas encore sérieusement inlervenu' dans les conflits eubéens. L'intervention î de Démosthènes ne prouve donc nullement qu'il ait. abandonné sa; politique anti-macédonienne. Quant' à sa démarche en faveur de Philokratès (Eschine, II, 14), elle date seulement de 347 (cf. Schafer, IP, ρ; 166, noLe 4); il. est matériellement:impos>ible, en effet,, de situer entre les premières intrigues en vue de la paix 'démarches de Phrynon), qui datent de juin: 348. et la chute d'Olynthe (août 348) à-la fois la proposition de Philokratès, les protestations qu'elle souleva et l'intervention, de Démosthènes en sa faveur. Voici la véritable marche des faits: Philokratès a dùcfaire sa proposition ^ encore avant la chute d'Olynthe (juillet 348); Olynthe tombe ;. à Athènes se déchaîne un enthousiasme belliqueux,, auquelîontpris part tous les partis 'automne-hiver 348/7); on; fait appel aux: Grecs (ambassade- d'Eschine). Il est impossible que Démosthènes ait alors défendu la proposition de Philokratès. Celle-ci a été attaquée par Lykinos vers le printemps 347: puis, l'enthousiasme belliqueux s'évanouit, , devant- l'indifférence des Grecs ; ce n'était- plus qu'un souvenir, quand Démosthènes fit condamner^ l'accusateur de Philokratès (été 347). Ainsi, Démosthènes· n'a manifesté aucun « pacilisme » avant la chute d'Olynthe : il s'est associé à l'enthousiasme guerrier de- l'automne 348, et ce n'(jst *ju'une fois perdutout espoir d'ordre diplomatique et militaire qu'il' a appuyé Philokratès : c'est à

142' PAUL CLOCHÉ

partir de cette époque, dira* plus loin> Pokorny (p. 141),, qu'il est partisan de la paix: En, somme, Démosthènes, dans ses; discours de 349 et 348,* comme dans ses interventions contre' l'expédition d'Eubée et en faveur de Philokratès, ne s'est jamais inspiré que des intérêts nationaux; pour. la;politique de guerre, il a lutté jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'au début de: 347 tout espoir de vaincre eût disparu.

Avec Pokorny, nous rejetons la> conception d'un Démosthè- nes « persophile » et nous pensons que l'orateur s'est inspiré avant tout, au cours de cette crise, de l'intérêt national ;: mais nous croyons devoir rejeter une bonne partie de ses arguments, en proposer d'autres et présenter des faits une explication* partiellement différente.. Nous verrons,, d'abord^ que rien ne démontre l'inexactitude de la chronologie traditionnelle touchant1 les trois Olyntkiennes :. toutes trois peuvent très bien* se placer en juillet-octobre 349 '. Puis, nous verrons que l'hypothèse d'un Démosthènes persophile ne découle pas nécessairement: d'une telle chronologie et qu'ilest très possible' d'expliquer l'altitude de Démosthènes après les Qlynthiennes, à par tir de l'automne -349; par des considérations d'ordre^ purement athénien (qui ne sont d'ailleurs pas précisément les mêmes que celles auxquelles a songé Pokorny).

D'abord; Pokorny n*a nullement démontré que la IIIe Olyn- thienne fût très postérieure aux deux autres. Il est vral· qu'elle; ne dit plus rien» du mécontentement thessalienî à l'égard de Philippe : mais, d'abord; il ne faut pas en conclure (cf. Blass, IIP, p., 319) que Philippe avait1 forcément, dans l'intervalle, arrangé ses affaires en Thessalie (2);.de plus, s'il ?y a entre la*

(1) Cf. le système; de Blass, IIP, pp. 319-320,· admis par H. Weil, pp. 162-163, et par Kahrstedt (cf.. supra).,

l2) Weil- écrit (pp. 162-163) : « Si Démosthène ne parle plus du mécontentement des Thessaliens, il ne faut pas en conclure que le roi de Macédoine y avait: déjà mis bon ordre. . Il i est : naturel' que : l'orateur passe sous silence certains embarras de Philippe, dans un discours où il cherche à rabattre des espérances t frivoles. On peut même dire, en retournant l'argument, que Démosthène eût probablement mentionné la campagne heureuse de Philippe dans la Thessalie, siv elle avait déjà eu lieu ». Cette explication est très vraisemblable; mais il y en a une autre, que nous allons voii. -

LA POLITIQUE DE DÉMOSTHÈNES DE 354 -A 346 AV. J.-C. . ί 43 *

IIe et la IIIe Olynthiennes un mois d'intervalle, ou davantage v'août-seplembre; août-octobre à la rigueur;, un tel délai pouvais suffire pour que Philippe, eût efficacement manœuvré auprès des-Thessaliens.

La IIIe Olynthieniw, dit Pokorny, laisse de la situation militaire une impression plus pessimiste que les deux précédentes; or cette situation n'a pu s'aggraver qu'au bout d'un long espace de temps (été .'HO-prinlemps 348). Il est vrai: que ce discours est assez pessimiste : « Je crois qu'aujourd'hui nous devons nous contenter de sauver nos alliés;· quand nous les aurons mis à l'abri, nous pourrons délibérer sur les moyens de punir notre ennemi. . . » $: 1-2). Mais déjà la I" Olynthienne présentait la situation comme très critique pour. Athènes : « IK vous faut marcher vous-mêmes au secours des ()ly?ithiens, si, dumioins, vous avez à cœur de sauver la situation.» (§ 2). C'est « pour empêcher la, destruction... de leur, propre patrie » que combattent les Olynthîens ($ ">). Si Philippe vient à les subjuguer, « qui pourra désormais l'empêcher de se porter où il voudra? » (§12); en eilet; « si· nous n'y veillons,, le théâtre de la-guerre' sera transporté en Attique » (vj 1 Γί) ; c'est « notre propre pays qui'seraï en' péril » (εν αύτη ττ) χώρα : § 15). C'est donc bien l'impression d'un danger-grave et: de la nécessité d'une dutte. defensive qui domine dans ce premier discours. Si! Démos- thènes veut qu'en même temps on.aille combattre Philippe chez lui, ce n'est pas pour le châtier ou: l'écraser : c'est pour mieux assurer le salut d'Olynthe : « Si nous, nous bornons -à secourir les Olynthiens, voyant son pays en sûreté,, il conli- nuerale siège.... et, avec le temps, s" emparera de, la ville. Il"

vous faut donc porter votre secours sur deux points à la fois ■'οεΐ.οή: οιχή τήν ^οήθε'.αν είναι : § 18) (1) ». Puis l'orateur. revient et insiste sur le danger couru par Athènes : si les A thé-

fl) Pokorny lait observer que dans la IIIe Olynthienne § '.M l'auteur exprime la certitude qu'Olynthe succomberais! Athènes ne va pas a son secours1: on voit; que, déjà dans la /re Olynlhienne, Détnosthènes jugeait le secours; athénien .fi indispensable qu'il ; croyait à la chute finale d'Olynthe si Athènes se bornait à secourir la ville sans attaquer en même temps Philippe chez lui.

144 PAUL CLOCHE.

niens doivent porter la guerre loin de- chez eux,. c'est. pour qu'elle épargne leur1 propre- pays· (£25) ;,iPfauL« voler au ν secours d'Olynlhe et (ainsi) contribuer à repousser la guerre loin de chez vous » (§ 28).

Dans ΙάΛΙ" ( )iynC/ûenn e (§ 11), l'orateur insiste également sur. la : nécessité pour Athènes de secourir Olynthe « le ;■ plus: rapidement et le plus efficacement qu'il serarpossible ».

On comprend, d'ailleurs, qu'après l'intervalle d'un ou deux- mois quiis'est écoulé entre les deux: premières Olynthiennes et- la troisième, Demosthenes,, impatienté et irrité du peu d'ardeur des Athéniens (cf. infra* l'insuccès des conseils de l'orateur), ait; haussé .-le -ton;, et; constatant du reste- les progrès qu'a, pu accomplir- Philippe pendant ces quelques^ semaines, ait été réellement plus pessimiste et ait, cherché à accroître l'inquiétude de ses auditeurs; mais déjà, dans sa première harangue; il leur montrait crûment la menace macédonienne.

En somme, le tableau de la situation générale ne diffère pas sensiblement, d'une Olynthienne à- l'autre, et il· nous autorise parfaitement à les grouper à l'intérieur d'un trimestre; la troisième a pu très bien èlre prononcée trois ou quatre mois à peine après l'ouverture des hostilités. Blass (p. 320) fait justement observer (cf. .Weil,- p. .162) que,- dans ce discours, la lutte entre Olynthe et Philippe est présentée comme chose toute nouvelle : « Aujourd'hui se présente une nouvelle occasion de faire la fj uerre » fi; 6). (Dans lalre Olynthienne, on relève une expression analogue :

νυνίοή" καιρός i^/.v. τις, ούτος ο των Όλυνθίων : §9).

L'argument tiré par. Pokornydu; passage sur le succès des mercenaires (III ;■.§.- 3Π) n'est pas probant : en< admettant; qu'il s'agisse des mercenaires de Charidémos, rien ne prouve que celui:ci n'ait pas quitté Athènes avant septembre- ou, octobre -S49 (cf. infra,. nos indications sur les envois de secours à Olynthe).

L'objection tirée de la date du procès d'Apollodôros ne porte pas davantage. Pokorny veut' absolument que le fameux passage de la \W: Olynthienne sur.le théorikon? (§ 10-13) fasse allusion à ce procès et ne puisse s'expliquer si Apollodôros n'a

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 AV* J.-C. 145'

pas été déjà condamné; : Démosthènes a été visiblement intimidé par cette condamnation. En: réalité, ce passage ne parle* pas d'une condamnation déjà prononcée, mais seulement possible ; les craintes de Démosthènes s'expliquent très suffisamment : il.a conscience de heurter, lés passions d'une grandet partie de l'auditoire. Que dit l'orateur? Il demande qu'on abolisse la loi sur le théorikon et qu'on entoure la tribune d'une · pleine sécurité (§11). Est-ce la preuve que déjà Apollodôros a lancé sa proposition? Autrement,· ajoute Démosthènes, Athènes ne trouvera pas d'homme qui consente à « se perdre» (άπολέτθαί.) (§ 12) : « tant que dureront. ces abus, iline faut pas espérer qu'use trouve unhomme... assez fou pour affronter un>périli manifeste » (§13). Il n'y a pas dans ce passage un seul mot qui prouve que, déjà; ce péril ait été affronté, qu'une condamnation; ait été prononcée. Du reste, s'il en avait été ainsi, Démosthènes ne courait nul risque, et il avait tout intérêt, à le rappeler, fût- ce d'un mot,- pour mieux accentuer sa thèse : il n'en fait rien (1).

La thèse dé Pokorny sur la date de la IIIe Olynlhienne n'est ■> donc pas démontrée, et il' reste très- possible de- situer en juillet-octobre 349 les trois discours i2). Voilà une. objection, capitale, contre le système Kahrstedt; à laquelle· il faut renoncer à attribuer une valeur décisive. Mais,, si la IIIe Olynthienne· est de septembre-octobre 349 au plus tard; doit-on; pour cette raison, accepter la thèse de Kahrstedt? Ne peut-on* expliquer autrement et plus simplement l'attitude et, surtout, les changements d'attitude de Démosthènes en ,349/8 et 348/7? La thèse de Kahrstedt, elle aussi, repose sur. une certaine chronologie;

(1) Que les patriotes, d'ailleurs, aient redouté la loi sur le: théorik on avant. aussi bien. qu 'après la condamnation. d'Apollodôros, en voici la preuve : avant, de : présenter · sa motion, - cet orateur : s'entoura; de nombreuses garanties, . qui devaient rester vaines, tuais qui n'en sont pas moins significatives. (Cf. Ps. Dém., contre Néèra, 4).

(2) La IIIe Olynthienne. estainsi postérieure de « trois a quatre ans » à la chute dlléréon Teichos (cf. ΟΙ. 1 1 1 Γ 4Ί : entre les deux faits, il y a eu trois ou quatre années archontales, selon qu'on ajoute ou qu'on retranche la période juillet- septembre 349 1 : 352/1, 351/0, 3oO/49(cf.- Weil, p. 162) : ce qui fait à la rigueur^ quatre ans en comptant pour entière l'année 349/81

BCHrXLVlI (19i3;. 10'

146 PAUL CHOCHÉ.

(cf. .supra) : c'est vers la fin île 349 que le Roi a achevé d'écraser les rebelles et peut enfin* assumer la défense de son Empire., Or, Jln'est pas du tout démontré que l'écrasement, desrebelles date d'octobre-décembre 349. Les textes ne nous donnent aucune date- précise. Judeich· (Kleinasiatische- Studien,, pp.. 174-176) estime que Sidon n'a succombé qu'en 348: maisil n'enfournit aucune preuve (s'ilenétaitainsi, d'ailleurs, le. système Kahrs- tedt, qui date de l'automne 349 l'évolution de Démosthènes vers le pacifisme,, serait également détruit). .Nous avonsanontré (cfi la Grèce et l'Eyypte de 405/4 à- 34*2! f , Revue ÉcjyploUxjique, . 1919," p. 254) qu'il était très possible de faire tenir dans le cours de l'année 350* la répression d'une ré voile commencée vers la fin de 351. À la rigueur,' Sidon peut être tombée au printemps 349. Si l'on admet cette chronologie, très plausible, que devient la thèse delvahrstedt?/

On remarquera quer Pokorny soutient,. au contraire,. qu'à la fin de 349 la révolte était loin d'être aussi écrasée que l'aiïîrme Kahrstedt, et il en, tire les-mêmes conclusions que nous contre* la thèse de cet auteur. Ennéalilé, s'il restait après la chute de Sidon des ferments de mécontentement, c'était > peu de chose ',:. et on peut bien dire ([uaprès cet événementcapitaMe Roi pouvait aisément veiller à la sécuritéde son Empire. Seulement, \\ s'en faut que cet événementulate foreément:de l'automne 349;

Le système Kahrstedt repose donc sur un. fondement' des plus fragiles, surunechronologie au moins très hypothétique et contestable. Elle mérite d'autant moins de retenir l'attention que Tattitude de Démosthènes en: 349-348; s'explique· aisément : par des considérations d'ordre essentiellement athénien, sans qu'il soit besoin de faire intervenir l'hypothèse d'une manœuvre « persophile.» Notre explication, comme on le verra,. se rapproche beaucoup de celle de Pokorny, mais elle^n diiïère aussi; sur bien des points importants (surtout eni ce: qui? concerne l'attitude de Démosthènes en 348). Ces divergences s'expliquent, en partie, parle faitquenous ne tenons;pas pour démontrée: l'hypothèse de Pokorny sur la date de la IIIe Olynthienne (cf.: supra). .

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 AV. J.-C. 147

D'abord, .l'attitude résolument; hostile que prend* Démos- thènes en juillet 349 à, l'égard de Philippe s'explique très simplement- par le réel et Lira v(v danger que la chute dOlynthe, menacée, forait courir à Athènes (1). Cette attitude de l'orateur; quoi que 'laisstv entendre Kahrstedt,. est loin de contraster avec son attitude antérieure; il avait plusieurs fois attaqué Philippe, sans réticencefen 354 : XVI, M : l'allusion. ne peut guère viser quePhilippe; en,352 : XXIII; 109,121; 127,. 183; en 351, si la Ire PkUippique date- de cette année-là) ; dès 352,, il montrait /XXIII, 109) le prix;. qu'il; attachait,, à l'alliance athéno-olyn- thienne. Rien de plus naturel qu'en 349 il ait vigoureusement réclamé les mesures nécessaires au salut d'Olynthe. Si τ l'attaque contre Philippe est: autrement énergique en 349 qu'en. 352,v c'est qu'en: 353/2 Philippe avait, été arrêté aux Thermo- pyles et en Thrace (cf. supra, §111),. alors qu'en 349 il, marchait à fond contre· Olynthe (2). Tout naturellement.. Démosthènes exhorte les Athéniens à barrer la route; au Macédonien .·; il; voit, dans Olynlhe le dernier boulevard de l'Attique (et cela, dès la^ Ire Olynthienne) : « une fois Olynthe tombée aux, mains de Philippe, qui; pourra-l'cmpêcher de, marcher sur nous? » (I; 25); les Phocidicns sont, impuissants sans le secours d'Athènes; les Thébains, très malidisposés à l'égard d'Athènes, et même tout prêts à se joindre à. Philippe (I,. 20) (3). EtidansualIP Olyn- thienne (§ 8), l'orateur tient île même langage..

(1) Nous laissons de côté ; la tentative qu'il a -pu faire au printemps 34'J en prononçant la Ire Philippique. vu l'incertitude qui règne sur la date de ce discours-

12) II ne sert de rien d'objecter, comme le fait Kahrstedt, qu'Olynthe n'avait jamais rendu. service aux Athéniens et même les avait jadis desservis : depuis 352, au moins, le rapprochement avait commencé entre Olynlhe et Athènes; de plus, Démosthènes · a toujours professé; sans *. ambages, que ' les rancunes doivent se taire devant l'évidente utilité d'un rapprochement 'cf. XV, 16; XXIII, 122, etc.). D'ailleurs, Athènes ne s'était-elle pas rapprochée de Thèbes en 395? de Sparte en 369?

(3J Voilà .une allégation des plus remarquables : les Thébains sont alors pleinement réconciliés avec la Perse, depuis plus d'un an 'cf. g IV) et en même temps (ils le montreront mieux encore en ,'{47 et 346) tout disposés à se jeter dans ' les bras du Macédonien. C'est donc que, quoi qu'en, dise Kahrstedt, on pouvait très bien alors être l'ami à la fois de la. Perse et de la Macédoine. Cet auteur.

l48i " PAUL. CLOCHÉ

Mais Demosthenes ne se borne pas à des exhortations enflammées et vagues -. : il; donne des ; conseils . précis; les seuls qui, . selon lui, puissent vraiment sauver. Olynthe; II demande avant tout l'envoi de troupes nationales, à la fois en Ghalcidique- et en Macédoine (01. Ai 2) ; les Athéniens doivent contribuer à la délivrance d'Olynthe,, à la fois de leurs biens et de leurs personnes (αυτούς ές'.όντας : Οι: Ι, 6: απαντάς !3οτ,8ε"ϊν : ibid:, 28). Même note dans la IIe Olynthienne : αυτούς εςϊέναι προθύαως; (Οι. Π, 27); -άντας εςιέναι. κατά αέρος (ibid. 31) ; et enfin dans la troisième (§6). Du ; reste,, déjà le discours .sur les Réformes (351) et la,.Ire" Philippique: insistaient sur- la nécessité- (l'une armée nationale : cf. Dém.. XIII,' i-o (ττρατεύεσθαι· δ' α 0 το ύ ς ; τήν δύναυαν της πόλεως οίκείαν είναι) ; cf: Phil;, I, 19-27. C'est là,, chez Démosthènes, une ̂ conception déjà ancienne et profonde.

En outre,. l'auteur. des Olynthiennes laisse entendre, d'abord, très prudemment (I; 19-20), puis avec une précision plus nette, mais sans oser encore présenter, de motion (III,' 10- 13),. qu'il? faut absolument affecter le théorikon aux besoins de l'armée.

Tel est, très brièvement résumé, le programme; bien connu, de Démosthènes. Gomment· lès Athéniens ont-ils répondu, à son appel? Il: serait inexact de: dire qu'ils n'aient rien fait; mais on- va· voir que leurs : efforts furent régulièrement· inférieurs à ceux qu'il : tenait pour indispensables et que môme, sur certainspoints, leur politique futdiamétralement opposée à i· celle qu'iU préconisait: A près la Ire Olynthienne, ils ; se - bornèrent ? à· expédier· en Chalcidique 2000 -pellasles mercenaires (pas de troupes nationales) et 38 navires ; rien en Macédoine. , Naturellement'une telle expédition échoua, malgré l'habituelle: énergie de son chef, Charès. D'où- la*t IIe Olynthienne: (vers

veut quïl y ait eu alors deux grandes combinaisons, l'une macédonienne, l'autre perse, englobant les diverses puissances grecques. C'est 'là une conception fort* arbitraire; ce sont des cadres beaucoup trop rigides, que la réalité fait éclater. On pouvait parfaitement servir tout ensemble Philippe et le Grand Roi, et, par conséquent, comme le fait Démosthènes, combattre a fond Philippe sans se soucier du Grand-Roi, et même en prononçant des paroles très dures sur les alliés, du Grand-Roi. (Sur l'amitié de Thèbes et d'Argos à la fois avec la Perse et avec la- Macédoine en 343, cf. BCH, 1920, pp. 22, 26-28).

LA POLITIQUE DE DÉMOSTHÈNES ; DE 354 A 346 AV. J.-C; 1 49

août:349), rappelant aux Athéniens qu'ils doivent contribuer largement de leurs deniers et se porter eux-mêmes, sans exception, au-devant de l'ennemi' (έως avt α-αντες;στρατεύτησ()ε .·:. II,, 27,38)..

Entre la IIe et la IIIe Olynthiennes, nouvelle expédition, ne: comprenant encore que des mercenaires (4250 peltastes et cavaliers et 18 navires), ne devant- opérer qu'en Chalcidique, et confiée à. Gliaridèmos, que; déteste Démosthènes (à tort ou >. à raison, peu importe : nous cherchons ici seulement à expliquer, l'évolution* des sentiments de l'orateur). C'est. donc toujours la. politique de demi-inertie : et de médiocre envergure qui l'emporte : Démosthènes n'a obtenu; qu'un résultat dérisoire (1).

On s'explique ainsi trop bien l'amertume dont est remplie la. \\\&'Olynthienne". l'orateur, estimait qu'Athènes : n'avait pour ainsi dire rienifait, et; sans doute, était à. peu près décidée à ne rien? faire qui en valût la? peine. II? tenta encore un effort, joignant à ses conseils ordinaires une demande touchant l'emploi du théorikon (0/.. III. 10-13) ; mais ses réclamations, à.la fois très pressantes et très prudentes, ne devaient pas émouvoir les Athéniens; Bien mieux :vers octobre-novembre 349, aulieut de? réserver toutes- leurs forces pour la guerre d'Ulynthe, ils allaient, malgré · Démosthènes (V, o), .se lancer. dans l'expédition* d'Eubée. On* peut admettre, à la- rigueur,.que Philippe avait des intelligences· dans ce · pays et y entretenait! des mercenaires; déjà la 1™ Philippique (§37) fait allusion aux. intrigues macédoniennes en: Eubée. Mais Kahrstedt- exagère grandement quand, il dit que- l'action macédonienne dans cette contrée était; beaucoup- plus menaçante pour Athènes qu'en Ghalcidique, parce que l'Eubée était- voisine de l'Attique. En réalité, si Philippe avait entretenu alors en; Eubée une armée vraiment sérieuse et- imposante, jamais Démosthènes n'aurait pu, sans qu'on -le lui reprochât amèrement un jour,-.

(1) Ce n'est qu'à la toute dernière extrémité que les Athéniens se décideront à- envoyer une très petite armée civique de 2.300 cavaliers et hoplites (et en Chai- cidique seulement) : un etl'ort aussi incomplet et tardif était, une dérision; les renforts n'arriveront même pas à Olynthe avant la chute de la ville 'sur ces divers envois, cf. Denys d'Ilalicarnasse, Lettre à Animée, 9).

150" PAUL; CLOCHÉ ί

déconseiller- l'expédition; La ; vérité est que, seule, l'armée macédonienne de Chalcidiqueï comptait et que,. cette armée étant battue; ce seraihun tel coup pour la. puissance et le prestige de Philippe que ses médiocres contingents, eubéens cesseraient d'exister. , L'intérêt- évident .d'AthènesF était donc, de frapper vite: et: forLen»Chalcidique et de^négliger i'Eubée (où une guerre: entraînerait, du reste, de nouveaux frais .-: πόλείλον . ..οαπανηρον, dira Demosthenes : V, "ή.-

Athènes n'en fit? rien ; si bien qu'à la fin«dc 349,i.l'immense effort démosthénien a échoué à peu>près sur toute la ligne; les- Olynthiennr.s et la harangue (perdue) contre l'entreprise d'Eubée ont été prononcées en vain.. Aussi peut-on supposer, en toute vraisemblance, que, dès celte époque, Démosthènes est rempli' d'exaspération; et de· découragement et prend le parti de ne plus renouveler ses tentatives. Pour expliquer le silence qu'il1 a gardé (selon la chronologietraditionnelle, admise par Kahrs- tedt) au;printemps .Ή8, point n'est donc, besoin de recourir à l'hypothèse de la « persophilie » de Démosthènes ; et l'on n'a, pas davantage- le droit d'affirmer qu'en i gardant le silence,, l'orateur commettait une trahison à l'égard du :parti patriote* et « radical ». Il; ne renonçait nullement à son âpre hostilité - contre Philippe; mais il pouvait très bienjugervaine et superflue ; toute nouvel le tentative en. faveur de son programme. Et ce profond; découragement put et ; duh grandir, encore quand^ vers février-mars 348,. Athènes renouvela son; effort en Eubée (cf. Kalirstedt, p. o4 et'suiv. ; Pokorny,,p. 117) aulieu d'abandonner la néfaste expédition (1), et· surtout, quand l'orateur patriote Apollodôros vit sa motion sur le théorikon condamnée par lesr héliastes.. N'est-il: pas infiniment vraisemblable que Démosthènes fut alors navré et écœuré et qu'il.a· décidément désespéré; non^ pas des ressources,. mais < de l'énergie d'Athènes (2)?

,1) Néfaste, aux yeux (Je Démosthènes : ce sonj d'ailleurs ses sentiments seuls , qui importent quand; il. s'agit d'expliquer son < attitude, ses conseils ou ses silences.

(2) Démosthènes avait déjà témoigné parfois d'un. découragement analogue :

LA P0L1L1MUE ÈE DÉMOSTHÈNES DE i 354 A 346 AV. J.-C. .. 1 îîl-

En conséquence; voyant Olynthe perdue et, du- môme coup, Athènes directement et gravement' menacée (puisque,· d'après sa propre opinion, la chute d'Olynthe devait ouvrir à Philippe le chemin de TAttique : cf. supra), il a pu, très naturellement, non pas conseiller, la paix — une telle démarche lui était rendue difficile par ses discours de 349; et, du reste, Urne Ta pas- fâite — , mais estimer que la paix était nécessaire, qu'elle était Tunique- moyen1 de sauver le pays et de ménager l'avenir (1). Ce: « pacifisme· », qu'u n'a·. rien de contradictoire avec l'ardent patriotisme de l'orateur, qui est' fait de désespoir et de résignation* réfléchie et diffère profondément» de= celui^ d'Eubule, a: donc très bien pu précéder la chute d'Olynthe.

En juillet 348^ ilva se manifester positivement. Philokratès lance son décrctautorisant Philippe à ouvrir.des pourparlers :

sur l'antériorité <le ce décret par rapporta la chute d'Olynthe, l'accord" est- général (cf.. supra). 11 n'est pas impossible que

Lykinos ait presque aussitôt attaqué ce décret,, que défendit Démosthènes. Le récit d'Eschine -:mÏIJ 13-14) expose tous ces faits ι avant dp si g naler la < chute d Olynthe et ne dit nullement que l'accusation de Lykinos soit postérieure de plusieurs mois au décret; -

Mais admettons, à Iâ> rigueur, que le procès de Philokratès soit nettement 'postérieur à la chute d'Olynthe : il reste acquis que· Démosthènes-iet c'est là; un pointcapilal) n'a aucunement-- protesté contre ' une proposition- pacifistp antérieure ■ à la chute d'Olynthe <:I). Pourquoi? Sinon parce que- l'orateur, ayant échoué -fréquemment et; lamentablement dans, ses efforts en» faveur d'Olynthe et de la réorganisation; nécessaire des forces nationales, estime que mieux vaut, en effet, maintenant cou--

ainsi, en 351, un tel sentiment se fait'jnur dans le discours sur les Réformes : « Jft vous ai déjà entretenu sur cp sujet... Je vais vous dire sans ambages ce qui m'a le plus découragé (ζΛείίττ,ν âGuaiav) : c'est que personne n'ait ^ardé le souvenir de ces conseils... que j'ai prodigués » iXIIl, 10>.

(1) En somme, accepter d^s 348 la solution qui, à coup sur. de l'avis unanime -, des critiques, sera la sienne en "47 'cf. Pokomy. p. 141).

'21 H. ne l'a évidemment pas fait : Eschine lui eût reproché la contradiction· ■l'une telle attitude aver son intervention contre Lvkinos.

152* PAUL CLOCHÉ

clure la paix. La démarche de Philokratès lui paraît donc très opportune ;- il lui était difficile, à lui, . l'ennemi» déclaré' du* Macédonien, de prendre l'initiative d'un tel décret ; mais qu'il vînt : à être proposé, et . (à moins - d'être resté l'homme plein ; d'ardeur- et d'espoir, qu'il était en 349) il? devait très naturellement laisser taire.

On; peut donc tenir pour très probable que, dès la fin de 349 " et, a fortiori, .dès le printemps 348,' après la condamnation- d'Apollodôros,. Démosthènes avait perdu; tout espoir de sauver Olynthe: (dernier boulevard de l'Attique, à ses yeux),, et' on: peut tenir pour certain qu'en? l'été 348, non seulement un tel·; espoir l'avait pleinement abandonné, mais .-qu'en conséquence il jugeait la paix indispensable; Sinon; il eût vigoureusement · protesté contre le décret Philokratès.

Ses sentiments n'ont? pas ; changé (et ils ne pouvaient guère : changer) après la prise d'Olynthe (août 348). Pokorny, pour qui Démosthènes n'est devenu « pacifiste » qu'en 347 (cf. supra),, paraît penser que l'orateur, resté partisan* de la guerre (1), ae fondé de sérieux espoirs sur l'appel alors adressé aux Grecs par les Athéniens.. Il insiste sur ce fait que Démosthènes, pendant., que; les Athéniens; s'adressaient aux* Péloponésiens, n'a été mêlé- à aucune négociation- de paix et qu'il n'apas combattu? l'enthousiasme belliqueux (son ennemi Eschine n'eût pas manqué de ι le signaler). Rien de plus exact; mais pourquoi interpréter cette attitude comme- une ; approbation de la démarche tentée: auprès des -Grecs? Nous; pensons, au contraire, que? Démosthènes, sans combattre cette4 démarche (c'était bien* difficile à. l'auteur des Oiynthiennes), ne: l'a, pas davantage approuvée, et qu'il·* l'a jugée parfaitement vaine:: et cela pour deux; raisons,, concernant à la fois les' auteurs de l'appel aux; Grecs et ceux* auxquels s'adressait cet appela

Parmi les partisans de cette démarche, il y avail· assurément.

(1) Bien qu'il n'ait" pas pris la parole depuis mars 348 (selon Pokorny) : pourquoi juger étrange et suspect le silence de l'orateur depuis octobre 349 (selon la; chronologie repoussée par. Pokorny) et le trouver normal pendant les quatre ou ■ cinq mois qui s'écoulent de mars 348 à la prise d'Olynthe (août) ?

LA POLITIQUE DE DÉMOSTHÈNES DE 354 A , 346 AV. J.-C. 1 33 '

d'ardents et sincères patriotes, ceux-là, mêmes dontLykinos a puiêtrele: porte-parole, ceux qui, sous la » direction d'Iïégé- sippos, réclameront en î 347/6 la guerre à outrance, (cf. infra, J^ VI) ; mais il y avait aussi de nombreux «pacifistes », Eubule et ses partisans. Comment Démosthènes eût-il pu prendre au ' sérieux- l'initiative de ce parti «dominant (1), qui; après-avoir pendant toute une année refusé d'adopter en faveur d'Olynthe- les. mesures qui; s'imposaient, après avoir envoyé des expéditions insuffisantes en qualité et en quantité, séparées les unes des autres par de longs intervalles, après avoir dispersé entre la Ghalcidique et l'Eubée les forces de la République, après avoir fait échouer l'indispensable mesure financière de salutv national proposée* par Apollodôros et causé par sa^ résistance sournoise ou déclarée aux projets démosthéniens la ruine d'Olyn- the, la chute* du dernier boulevards de^l'Attique,- se proposait, d'émouvoir les Grecs au nom des libertés helléniques? .'"C'était1 une amère dérision.

Quant aux Grecs eux-mêmes, il y a longtemps que Démosthènes n'en attendait plus rien. C'est ce qui \ résulte, d'abord; de l'opinion' même qu'il* s'est faite, et qu'il a > plusieurs fois formulée, sur la situation' militaire : Olynthe était, à ses yeux; le dernier obstacle· qui barrât- aux Macédoniens le chemin de* i'Attique;. l'obstacle est. tombé; dès lors, la partie' est perdue* pour. Athènes (et* depuis des mois, Démosthènes avait dû la; juger ainsi;, puisque les réformes qu'il· estimait indispensables avaient été repoussées) : ce ne sont, pas les Grecs qui sauveront la situation;.

Mais que: Démosthènes n'attende rien- des Grecs (et depuis longtemps), c'est aussi ce quirésulle directement'et clairement: des propos mêmes qu'il a tenus sur leur compte dans les Olynthiennes . Dans la première de ces harangues, l'orateur: exprime formellement son opinion sur ce point : ni les Phoci- diens, ni les Thébains ni aucun autre peuple grec, ne pourront ou* ne voudront venir au secours' des Athéniens- si Olynthe

(l) On peut bien le : qualifier de tel (â. cette époque) puisque le programme démosthénien de réformes fiscales et militaires a échoué 'vcf. supra).

154- " PAUL, CLOCHÉ,

succombe (§ 26). Dans la \\e Olynthienne, se trouve un passage qui» précise^ certaines des raisons pour, lesquelles, en 348,' Démosthènes devait ne nieni espérer d'un appel? aux Grecs., L'orateur vient d'inviter les: Athéniens à profiter duméconlen- tement des Thessaliens, et il· ajoute (3 12-13) : « Veillez à ce que nos ambassadeurs puissent ...démontrer, effectivement que vous agissez... d'une manière digne de: la cité. La parole, sans les, actes,, est chose- vaine Il faut donc que vous montriez (aux. Grecs) un profond changement, une importante transformation». Comment cela? « En contribuant· de votre argent, en faisant campagne, enagissant en * touhavec empressement, si vous voulez que l'on tienne encore compte de vos -paroles-».. Or, en 348* les Athéniens, n'auront pas suivi; ces conseils ; ils n'auront tenté aucun· elfort sérieux de réorganisation fiscale et militaire : en vertu des déclarations mômes de sa IIe Olyn- thienne; Demosthenes- doit penser que; les Grecs ne viendront jamais au secours d'un peuple qui ne sai t ; que parler, , quêter, l'aide. d'autrui; et qui s'est dérobé à l'action (1).

L'événement donnera .raison à la. clairvoyance de Démos- thônes : les Grecs ne bougeront pas. L'enthousiasme? belliqueux disparut presque entièrement ; bientôt; vont? s'ouvrir les négociations finales.-

En résumé, l'évolution de la politique démosthénienne au cours de lapériode* tourmentée, qui * va de lâ«Ire Olynthienne à l'échec définitif de, l'appel auxGrecs ne peut, être décrite avec une absolue certitude, faute de textes suffisamment nombreux et clairs; on ne peut que présenter des interprétations, des explications-plus ou moins vraisemblables. Celle de Kahrs- tedt, (Démosthènes ν belliqueux jusqu'en* octobre 349,iunique-

(1) Schâfer, II2, p. 167, pense qu'Eubule, en lançant c^t appel aux Grecs, voulait; échapper au reproche de n'avoir rien tenté pour la patrie. Une manœuvre aussi grossière, en tout cas, ne pouvait tromper Demosthenes. Mais il se peut aussi·, qu'Eubule ait eu une arrière-pensée : voulant la paix à tout prix .. pour d'autres motifs : et depuis plus longtemps que Démosthènes!, il a pu espérer que l'échec de l'ambassade envoyée aux (Jrecs achèverait définitivement île convaincre les patriotes exaspérés, le parti d'Uéfiésippos et de Lj?kinos, qu'il fallait traiter. Il fallait leur donner la preuve décisive qu'il n'y avait rien à faire.

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 AV. J.-C. \ 55 '.

ment pour. permettre au Roi d'achever l'écrasement des rebelles, et pacifiste résolu après la victoire du Roi) se heurte: à l'absence de tout témoignage positif tendant à l'appuyer, et à l'absence de toute certitude· touchant la.datede: cet écrasement. C'est une conjecture absolument « en ·* l'air ».

Celle de Pokorny,. plus naturelle et/ plus simple, se heurte ' aussi à de notables difficultés. Il· n'est pas prouvé lejmoins du monde (la démonstration de Pokorny est très insuffisante à cet; égard) que Démosthènes ait encore prêché la guerre vers· mars 348, et il reste très possible que ses prédications belliqueuses s'arrêtent à l'automne 349: Même si Démosthènes avait encore parlé pour laguerre (c'est-à-dire prononcé la \W Olynthienne) vers mars 348, il resterait qu'en, juillet.348," avant la chute d'Olynthe, il n'a certainement* pas formulé contre la proposition pacifiste de' Philokratès la protestation qu'on eût attendue d'un grand orateur resté partisan ardent et résolu de là guerre (1).. C'est» donc- que, déjà,, il· était résigné à la paix (ce qui, d'ailleurs,. ne signifie nullement qu'il ait cessé: d'être anti-macédonien : cf. supra). Pourquoi? Parce qu'ils jugeait la partie perdue pour Olynthe et, dm même coup, pour Athènes, à cause des multiples raisons que nous avons analysées ci-dessus.

Cette attitude fort significative de Démosthènes en juillet 348 milite directement contre la conception de Pokorny, sans qu'on puisse en tirer la moindreconclusion contre le patriotisme de Démosthènes. Après la; chute d'Olynthe, a fortiori, M'orateur persiste dans son attitude découragée. En somme, d'après l'interprétation de' Pokorny et d'après la nôtre, Démosthènes,, en 349-347, est un patriote, un grand adversaire de la Macédoine, - un- ennemi acharné des habitudes qu'encourageait le parti* d'Eubule. Mais, selon nous, cette hostilité a été plus tôt désespérée o[ consciente de son impuissance que selon l'hypothèse1 de Pokorny : hypothèse que contredisent l'attitude de Démosthènes enjuillet 348; les opinions maintes fois et clairement-

(1) Après avoir, de toute façon, gardé le silence pendant quatre mois (mars- juillet 348).

PAUL CLOCHÉ'

formulées par l'orateur sur· les conditions du salut d'Olynthe, sur les conséquences fatales pour l'Attique de la chute de cette cité, et sur rinutilitéparfaite de tout appel aux Grecs ■''surtout de la part d'un peuple n'ayant àpeu près rien fait pour vaincre).

VI

La paix de 347 j 6: Conclusion. — L'année 347/6 est remplie par les négociations entre Athènes et Philippe. Nous serons beaucoup plus bref sur cette dernière période, Pokorny, selon nous, ayant ici réfuté de: façon particulièrement heureuse et complète la thèse de Kahrstedt.. Ilia montré (1) que Démosthènes n'avait pas alors agi dans l'intérêt de la Perse; Démos- thènes, selon Kahrstedt, aurait cherché «Y faire durer la guerre entre la Phocide et Philippe, pour que celui-ci ne pût pas s'attaquer à l'Empire perse : aussi, par sa hâte, fit-il' exclure* les Phocidiens du congrès de la paix, qui se tint à Athènes en 346. En· réalité," dit très justement Pokorny, Asx Phocide (ou plutôt son; gouvernement, récemment; tombé' sous l'influence· de Plialâikos) était en froid* avec Athènes et ne voulait pas- se faire représenter au* congrès. Or elle le pouvait; étant alliée- d'Athènes (2).. D'autre part, Démosthènes connaissait bien la décomposition intérieure de la Phocide, et ilne pouvait raisonnablement attendre de cet Etat, déchiré, à bout de forces, qu'il continuât longtemps la lutte contre Philippe. Quant à la· ville· d'Halos, en Thessalie, elle n'a pu, matériellement, envoyer des? délégués au congrès, étant bloquée par les Macédoniens. Enfin,, Demosthenes; n'a pas, davantage fait exclure du congrès la Thrace (4): il aurait eu; dit Pokorny, beaucoup plus de chances

(1) Nous abrégeons très fortement» et renvoyons aux exposés très substantiels, des deux auteurs '.cf. Kahrstedt, pp. 128-138 ', Pokorny, pp. 139-167).

(21 Kahrstedt ne range parmi les ΐυμμαχοί proprement dits que les membres; de la ligne maritime, alors très réduite.

'3) Afin, dit Kahrstedt, de pouvoir la sauver seule, plus; tard,, des attaques macédoniennes : la Thrace, en etfet, couvrant le flanc de l'Empire perse, devait· être mise à l'abri des coups de Philippe. Mais Démosthènes, en attendant, voulait que la Thrace fût exclue du congrès de la paix afin de pouvoir, sans soulever d'objection, en exclure la Phocide.

LA POLITIQUE DE DÉMOSTHÈNES DE 354 A 346 AV. J.-C: 157

de sauver cet Etat en mars 346'que plus tard. Si la Thrace· a été exclues du congrès, c'est tout bonnement parce qu'elle, n'était pas une « alliée » : il y avait seulement « entente cordiale » enlre ce pays et Athènes.

Pokorny montre aussi,, contre Kahrstedt, que les «philo- macédoniens » (tel Philokratès) avaient: tout- intérêt: à, faire expressément exclure du traité « les Phocidiens et les Ilaliens » et qu'une formule de serment visant « Athènes et les alliés» ne suffisait pas à exclure- les Phocidiens ; les ambassadeurs macédoniens ont tenté de faire spécifier. expressément:cette exclusion, pour enlever à Athènes tout prétexte à rien réclamer en faveur de la Phocide. Mais l'Ekklèsia s'y refusa. Ce n'est pas, d'ailleurs,. à l'instigation, de * Demosthenes,, dit Pokorny (pp. 159-160), que l'exclusion des Phocidiens fut repoussée : il; s'en serait vanté ; c'est; plutôt sur la demande d'un: politicien" '< d'esprit peu pénétrant; » (ilégésippos- probablement), qui s'imaginait qu'on- pouvait encore* sauver la·. Phocide. Démos- thènes s'est borné à laisser faire.

Une fois la paix conclue à Athènes (avrilv 346), l'ambassade' chargée d'obtenir; les serments de Philippe est partie. Démos- thènes a; alors cherché à sauver la; Thrace,, non' par» perso- philie », mais pour éloigner Philippe de la Chersonese. 11 n'y parvint pas. De plus, à. Pella, ^Macédonien fît-ajouter au traité la clause excluant la Phocide et Halos. La'.responsabilité des ambassadeurs athéniens peut: êtreMci fort médiocre :. tout' dépendait dunoi;

En résumé (pp. 166-167), Démosthènes-s'estavant toutpréoc- cupé de l'intérêt athénien : voulant l'hégémonie pour Athènes et jugeant la paix inévitable, ils'est résigné à celle-ci comme à une trêve, et aussi avec Tespoir de gagner, un jour l'amitié thé- baine contre Philippe (il n'espérait plus rien de la Phocide): il; comptait que Thèbcs, renforcée par, sa victoire, aspirerait à se détacher: de la- Macédoine. L'alliance de 339/8. la communauté d'armes de Chéronée; existait en germe dès 346.

Pokorny semble avoir bien montré, en somme, que Démos- thènes n'a . nul le responsabilité dans la mine de la Phocide,

158' PAUL CLOCHÉ

qui fut à la fois l'œuvre de la force, des intrigues macédoniennes et des Phocidiens eux-mêmes (Phalaikos). Nous; nous bornerons à insister sur un point que Pokorny n'a pas suffisamment: mis en lumière et à critiquer brièvementsa conclusion sur les conceptions de Demosthenes vis-à-vis de Tbèbes.

Cet -orateur,, com me· Pokorny le note très justement, n'a pas combattu positivement la formule de Philokratès excluant du " traité les Phocidiens, et c'est très vraisemblablement Hégé- sippos, ou ι un orateur de son parti, se refusant a désespérer, qui a fait rayer du traité cette exclusion. Autrement dit (et le fait vaut qu'on s'y arrête), Démosthènes, à cette heure suprême, s'est tenu assez nettement en dehors de deux partis très opposés l'un à l'autre (comme en 354 et en 348/7) : le parti philomacédonien, qui n'est qu'une fraction du grand -parti de la paix, et: le parti delà « guerre à outrance », qui n'est qu'une fraction: du parti patriote, et que dirige Ilégésippos.. Démosthènes est assurément l'ennemi de la politique philomacédonienne· de Philokratès ; il a soutenu ce dernier. en 348/7, parce que la paix lui semblait nécessaire; mais il ne voulait* pas d'une paix sacrifiant délibérément les alliés d'Athènes (même quand ils étaient a demi-brouillés avec cette puissance), et, en 346, il n'a certainement pas appuyé la proposition d'exclure, c'est-à-dire- d'écraser, les Phocidiens. Il» a fait aussi·, son* possible pour sauver la Thrace, malgré les lenteurs voulues de l'ambassade.. Enfin, après le retour.de l'ambassade, il a pleinement rompu toute attache, même négative et limitée,. avec les Eschine et les Philokratès : nous n'insistons pas sur ces faits bien connus.

Mais — et ceci est plus significatif encore; Démosthènes- serange nettement aussi en- marge de la fraction' du. parti patriote que dirigeait cet Ilégésippos, dont le scholiaste écrit : « II· fut ι le premier qui parla contre Phillippe, ayant1 envoyé une ambassade pour; traiter de la paix » (Schol. Démosth. XIX; 72). Orateur beaucoup plus en vue et plus brillant qu'Hégésippos; et; Lykinos, Démoslhènes n'a pas provoqué (s'il l'a acceptée) la radiation de la formuleexcluantla Phocide. C'est que, depuis 348 au- moins, comme on l'a vu, Démosthènes

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE: 354 A 346 AV. J.-C. 159-

a perdu- tout espoir.; en 349 j iLdesespérait déjà de lu résistance; phocidiennefO/. I. 26 ; III, 8). Ajoutons que* ce- n'est pas· lui* qui; en 356, avait* fait voter l'alliance anti-thébainc avec la- Phocide : à cet égard, il est peut-être plus libre d'esprit qu'Hé- gésippos, qui, sans doute, a; voulu jusqu'au bout défendre son^ œuvre.

Il est remarquable qu'en 348 et en 346, comme en 354 et en< 353, Démosthênessoit ainsi resté relativement isolé au· milieu des divers partis. Pour.des motifs qui, d'ailleurs, varient d'une époque à l'autre, il n'est pleinement: d'accord; avec aucun; groupe déterminé (1). Le caractère' vigoureusement personnel, et original de sa politique s'est ι donc bien; dessiné à- plusieurs moments de cette première partie de * sa carrière; Parler tout, simplement duiparti « radical » et patriote, sans: distinguer entre ses principaux orateurs, et assimiler pleinement la politique de Démosthènes à celle des « radicaux », c'est (du moins pour cettepériode) aller un peu vite et présenter des faits un. tableaubien sommaire (2).

Les différences marquées qui; en*346, séparent Démosthènes du parti, ou plutôt dégroupe, d'ilégésippos, seraient encore plus frappantes,, s'il avait vraiment, dès cette époque, désiré une alliance athéno-thébaine contre Philippe : politique qu'Hé- gésipposipouvait accepter. en 339/8, sous la- pressions des événements, mais qui, certainement, était auxf antipodes denses

\[) Du moins avec aucun des groupes dont la tendance apparaît sous un aspect relativement simple et bien tranché. On doit admettre, sembie-t-il, que, dès cette période 334-346, Démosthènes, par son grand talent, rallia à ses vues, personnelles (sur l'intervention dans le Péloponèse ou à Rhodes, contre l'alliance avec la Thrace, sur la nécessité de grandes réformes, sur l'opportunité de la paix. en. 347-346, etc.) une minorité; résolue d'auditeurs..

2; Parmi les orateurs qui, en 346, conseillèrent la « guerre à outrance » et qui- méritent ainsi, comme Ilégésippos, d'être opposés à Démosthènes, aux «patriotes résignés », il convient, sans doute, de ranger le vieil; Aristophon,. qui: semble.· avoir prononcé dans l'assemblée d'avril 346, .un discours où il reprochait amèrement aux Athéniens de céder Amphipolis · \cÎ.. le commentaire île · Didymos, col. VIII, 1. Γ<9 ; cf. Foucart, Etude sur Didymos, p. 123;. C'est contre les amis, d'Hégésippos et d'Aristophon, entin, que sera certainement prononcé le discours de Démosthènes « sur la Paix », en l'automne 346.

100' PAUL. CLOCHÉ

tendances en 346,.alors qu'il continuait à lutter avec acharnement pour la.PhuciiJe, que Thèbes s'apprêtait à. écraser; Mais Démosthènes a-t-il, dès 346, envisagé l'idée d'une alliance avec Thèbes? Il faut bien reconnaître que Pokorny n'apporte aucun; commencement de preuve à l'appui de son? hypothèse : pas uns texte, pas une allusion ne s'applique à; un tel1 sujet. D'une manière générale, l'étude des rapporls entre Philippe, Athènes· et Thèbes de 346 à 339 nous montre ■■. plutôt que. jusqu'en 340, les relations entre- Philippe et Thèbes sont restées cordiales ou normales, que l'alliance de 346 s'est solidement maintenue, et même a;étéparfois singulièrement efficace*, aux/ dépens de la Phoeideou^ d'Athènes (1). On ne voit pas bien, quels sont les faits de l'année 346 qui, ont pu autoriser Démosthènes à concevoir sérieusement l'idée d'une rupture entre Thèbes et' Philippe. Assurément, à la; différence d'Hégésippos, il? n'espérai t'< plus rien de la Phocide: mais en a-t il nécessairement, conclu qu'Athènes devait" remplacer l'alliance phocidienne. par l'alliance» thébaine? A-t-il* alors pensé qu'Athènes ne pourrait jamais, par elle-même, grâce àuneforte réorganisation militaire et financière qu'elle n'avait pas encore tentée, prendre sa, revanche contre Philippe? C'est au moins; extrêmement; douteux.

Ajoutons que,. si Démosthènes voulait vraiment alors qu'Athènes- se- rapprochât' de Thèbes, il, eût: vraisemblablement· hésité à parler des Thébains dans les termes sévères et* durs qu'emploie le discours sur la Paix., Déjà, en;349, il montrait les-Thébains comme des ennemis acharnés d'Athènes, prêts à se jeter sur TAttique en compagnie de Philippe (cf. supra, §.V) ; or, dans l'intervalle 349-346, il ne s'était certainement produit; aucun événement capable de modifier ce sentiment de l'orateur au sujet de. Thèbes. Nous entendons même Philokratès, dans le discours que lui prête. Théopompe à l'assemblée, populaire de février 346, insister sur les mauvaises dispositions des Thébains à» l'égard d'Athènes (Didyrnos, coll XIV, . 1; 52 ; cf.

• (1) Cf. notre étude sur. la Grèce de 346 à 339, BCH, 1920,. pp. 111-113, 119-121. 128, 132-134, 153-159.

LA POLITIQUE DE DEMOSTHENES DE 354 A 346 AV. J.-C. 161

Foucart, Et. sur Did., pp.- 121-122). Thèbes avait franchement ! recherché et pratiqué l'alliance macédonienne depuis 347 (1). Il semble môme que Démosthènes soit-plus hostile aux Thé- bains en 349-346 qu'il ne l'a été tout \ au début de sa carrière; politique, notamment en 354 et 353 (cf. .supra,. § I et II).

En résumé, la conception; d'un Démosthènes cherchant à favoriser la Perse et. à gagner sa faveur (en tout honneur, du? reste, et dans l'intérêt d'Athènes) paraît devoir. être pleinement; rejetée. Dès la période.354-346 (et ce sera le cas encore entre* 346î et 339), Démosthènes apparaît comme n'étant ni « perso- phile » ni « persophobe », soucieux de faire protéger contre les atteintes ou la domination, du Barbare d'Asie. toute population hellénique; (2), mais soucieux aussi de ne, pas laisser, prendre l'offensive contre le Roi et respectueux de sa domination traditionnelle sur les Barbares (tels les Egyptiens) : les déclarations de 354 et de 351 concordent pleinement à cet égard; et em 344/3,* sous l'influence- du * parti démosthénien, l'Ekklèsia promettra, de même, de ne pas attaquer, la Perse (cf. BCH$ 1920. p. 127).

C'est donc- nécessairement par des considérations d'ordre athénien et national qu'il convient d'expliquer/les principales ; interventions de Démosthènes à la tribune de 354 à 346 (comme ses interventions de 344/3 : IIe Philippique ; de 342/1'. : discours sur la Chersonese ; et de 341/0 : , IIIs Philippique. Cf. notre étude, BCH, 1920, § II, IV et V). C'est l'intérêt d'Athènes que: Démosthènes a.vouluservir avant tout, mémo quand son action: coïncide, pour des motifs dépure opportunité, sans adhésion foncière et durable au parti « dominant », avec celle d'Eubule

(1) Sur les grands profits que les Thébains ont tirés de cette alliance, en 346, et sur leurs: sentiments, à. cette époque, , vis-à-vis ■'de Philippe (sentiments -de gratitude que signale clairement Démosthënes :. XVIII," 43 : cf. XIX, 112, 141-142 etc.), cf. notre étude sur la Grèce de :146 à MO, DCH, 1920, pp. 113-114; cf. notre étude sur les naopes de Delphes..., BCli; 1916, p. 81;

(2) C'est le cas pour Rhodes en 331," et aussi pour « les villes grecques » que le Roi pourrait vouloir attaquer en 344/3 : cf. notre article BCH, 1920, pp. 126-128..

BCH, XLVIl (1923). 11

162 PAUL CLOCHÉ

(354), même quand il cesse de soutenir une politique d'énergie et de réformes qu'il n'y a plus évidemment aucune chance de faire triompher, comme en 348-346, même quand il s'éloigne, par lassitude et résignation, ou hien en vertu de conceptions diplomatiques différentes (rapports avec Sparte, Thèbes et les Péloponésiens) d'autres orateurs patriotes et démocrates, comme en 348-346 et en 353.

Notre conception générale ressemble fort à celle de Grote, de Sehafer et de Pokorny; mais on a vu, d'abord, que, sur certains points importants, pour certaines époques, elle s'en écarte, ou bien qu'elle suggère d'autres interprétations des faits, d'autres explications de l'attitude de Démosthènes ; ensuite, que, même là où elle cadre avec celle de ces auteurs (notamment de Pokorny), elle rejette une partie des raisons qu'ils ont invoquées, formule de nouvelles objections contre l'hypothèse adverse, et se fonde sur des arguments en partie nouveaux.

Paul Cloché.