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Institut National des Langues et Civilisations Orientales L2 Arabe littéral Année universitaire 2012-2013 Introduction à l'islamologie Cours de Mme COMERRO Introduction Histoire du monothéisme Cours n°1 La Sîra ou la vie du prophète Muhammad Cours n°2 Le Hadith Cours n°3 Le Coran Cours n°4 Violence et vérité dans le monothéisme Cours n°5 La relation entre hommes et femmes Cours n°6 La Charia et son évolution Modalités d'examen: - contrôle continu: participation, trois fiches de lecture; - examen final: dissertation ou commentaire de texte. John BENMUSSA

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Institut National des Langues et Civilisations Orientales

L2 Arabe littéral

Année universitaire 2012-2013

Introduction à l'islamologie

Cours de Mme COMERRO

Introduction Histoire du monothéisme

Cours n°1 La Sîra ou la vie du prophète Muhammad

Cours n°2 Le Hadith

Cours n°3 Le Coran

Cours n°4 Violence et vérité dans le monothéisme

Cours n°5 La relation entre hommes et femmes

Cours n°6 La Charia et son évolution

Modalités d'examen:

− contrôle continu: participation, trois fiches de lecture;

− examen final: dissertation ou commentaire de texte.

John BENMUSSA

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IntroductionHistoire du monothéisme

Le message central de l'Islam est l'unicité de Dieu (tawhid). Ce monothéisme n'est pas une conception propre à l'islam: elle est partagée par le judaïsme et le christianisme.Le monothéisme a une histoire. Il y a des religions dans le monde qui ne sont pas monothéistes. On dit que le judaïsme est le premier à avoir professé le monothéisme, suivi par le christianisme qui a donné du monothéisme une définition pariculière, la « Trinité » (un dieu qui se module en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint Esprit), qui a mis plusieurs siècles à s'élaborer depuis le premier concile (assemblée d'autorité ecclésiastique des évêques) de Nicée en 327.

Cette unicité de Dieu est affirmée de façon centrale par le Coran. Le premier pilier du credo islamique est la profession de foi (shahâda: « Il n'y a de dieu que Dieu et Muhammad est son Prophète »). Des thèmes développés dans le Coran sont communs au judaïsme et à l'islam: résurrection des morts, Jugement dernier à la fin des temps. Ces thèmes apparaissent vers le IIIe siècle avant notre ère et sont à peine présents dans la partie hébraïque de la Bible, que les Juifs nomment TaNaK (acronyme de Torah, loi, Nebiim, prophètes, Ketoubim, écrits) et les Chrétiens l'Ancien Testament.

Les historiens et les exégètes ne confondent plus l'histoire d'Israël avec la présentation théologique qu'en fait la Bible, qui commence par le récit de la création du monde par le dieu unique.

Certains passages de la Bible admettent implicitement l'existence d'autres dieux: − « Tu n'auras pas d'autres dieux face à Moi » (Exode 20, 3);− « Dieu s'est dressé dans l'assemblée divine. Au milieu des dieux, Il juge » (Psaumes 82,

verset 1).− « Qui, dans le ciel, rivalise avec YHVH1? » (Psaumes 89, 6-8);− Hélion, dieu très haut, et YHVH, dieu particulier à Israël (Deutéronome 32,8).

À l'origine, Israël reconnaît l'existence d'autres dieux; ce n'est pas une situation de monothéisme, mais d'hénothéisme (un dieu prédominant par rapport aux autres), de monolâtrie (culte d'une seule divinité).

Le monothéisme universel apparaîtrait avec les prophètes de l'exil, après la destruction de Jérusalem par les Babyloniens en 587 avant JC (livre d'Isaïe). Le livre prophétique d'Isaïe est une compilation. Il y aurait eu un prophète, Isaïe, qui aurait vécu au VIIIe siècle avant JC. Il aurait eu des disciples qui auraient vécu à Babylone après la destruction du royaume de Juda et qui auraient continué la prophétie de leur maître (le deuxième Isaïe). Un troisième Isaïe aurait vécu lors de la reconstruction du temple (utilisation de la pseudépigraphie). Israël monothéiste dès l'origine est une reconstruction tardive, après la période de l'exil à Babylone au VIe siècle.Depuis le XVIe siècle, les exégètes estiment que Moise n'est pas l'auteur de la Torah (il ne peut pas raconter sa propre mort).Les textes les plus proches concernant le monothéisme se trouvent entre le Deutéro-Isaïe (43, 10-11; 44, 6-8; 45, 5-7) et le Coran (57, 3).

I) La période des patriarches: Abraham, Isaac, Jacob, Joseph

1 Dans la Bible: YHVH, Elohim (pluriel de El).

John BENMUSSA

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L'histoire d'Abraham a été écrite en plusieurs fois à partir de scènes indépendantes les unes des autres, qui revêtent des significations religieuses fortes: la terre promise, la descendance (Sarah était stérile, la naissance d'Isaac est considérée comme le fruit d'une promesse divine) et une bénédiction universelle. Le cycle de Jacob est plus unifié, complet et anecdotique.

Il y a un certain nombre d'hypothèses sur la formation du peuple d'Israël qui ne reprennent pas le schéma biblique (présence de tout Israël en Égypte, exode, conquête, installation en Canaan). Israël se serait constitué progressivement à partir de groupes indépendants, finalement organisés en royaume au Xe siècle sous le commandement de David.

Il faut essayer de comprendre comment des groupes indépendants ont fini par se reconnaître de la même entité, Israël, et de la même religion du Dieu YHVH. La filiation Abraham-Isaac-Jacob est une généalogie fictive qui veut expliquer la construction de cette entité: on a construit sous forme généalogique des traditions qui appartiendraient à des peuples différents. Le partiarche le plus ancien serait Jacob (ancêtre des douze tribus), nommé aussi Israël, à la suite d'un combat qu'il aurait mené contre l'ange de Dieu.

Les exégètes estiment que la première place donnée à Abraham aurait été faite à partir de la séparation des deux royaumes, quand il n'est plus resté que le royaume de Juda, le royaume d'Israël ayant disparu deux siècles avant, en 722, sous les coups des Assyriens. Abraham aurait été le patriarche d'Hébron (première capitale du roi David).

II) L'exode et Moïse

Les patriarches sont reliés artificiellement par l'histoire de Joseph. Entre Joseph et Moïse, il s'est écoulé un laps de temps sur lequel la Bible ne nous dit rien. Le caractère monolâtrique de la croyance d'Israël remonterait à Moïse qui l'impose à des clans sortis d'Égypte à la suite d'une révélation de YHVH qu'il aurait reçue au Mont Sinaï. Moïse et ceux qui lui succèdent introduisent le culte de YHVH dans la terre de Canaan (Palestine/Israël).

Autre hypothèse: selon les archéologues Finkelstein et Silberman, la formation du peuple d'Israël s'est faite lentement à partir des populations autochtones de Canaan. L'idée d'une population cananéenne qui prend le pouvoir en Égypte et est vaincue est le souvenir de cela. Les épisodes de l'installation en Égypte et de l'Exode sont à replacer dans le cadre plus vaste des migrations des populations de Canaan vers le riche delta égyptien (invasion des Hyksos, populations sémitiques installées en Égypte, qui ont régné entre 1670 et 1570 avant JC). Le récit biblique d'une saga nationale aurait été composé au VIIe siècle sous le règne du roi Josias à partir de traditions plus anciennes évoquant des colons cananéens établis en Égypte avant d'être contraint à retourner dans leur pays. Josias, après la chute de Samarie, voulait étendre le royaume de Juda vers le nord pour créer un État puissant sous le gouvernement d'un roi unique de la lignée de David, et le culte d'un dieu unique dans le Temple de Jérusalem.

III) La conquête violente de la « terre promise »

Le récit de la conquête (censée se dérouler au XIIIe siècle), qui est décrite dans le livre de Josué, est remise en cause par les archéologues et les historiens. Les données archéologiques contredisent une conquête violente: la destruction de Jéricho est antérieure au Xe siècle; on trouve des contradictions dans le livre de Josué (Josué traite avec les Gabaonites; la conquête n'est pas achevée à la mort de Josué).

John BENMUSSA

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L'hypothèse des historiens et des archéologues (Römer) est qu'Israël est l'aboutissement d'un processus long et complexe, et qu'il s'est formé à partir des populations autochtones (Hébreux > Habiru), en conflit avec les rois des cités-États cananéennes.

Le modèle littéraire d'une guerre sainte a été trouvé dans la littérature assyrienne. Les Assyriens diffusent des documents juridiques et de propagande dans lesquels le roi d'Assyrie demande la soumission des ennemis. C'est Assur, le grand dieu des Assyriens, qui détruit le royaume d'Israël. Le royaume de Juda aurait calqué sa propagande sur la littéraure assyrienne. Entre 722 et 587, le roi Josias aurait profité de l'affaiblissement de l'Assyrie pour reconquérir les anciennes terres du royaume d'Israël (une partie du livre de Josué aurait été composée à ce moment-là). YHVH se comporte comme Assur (dieu conquérant). Cette conception triomphaliste d'un dieu guerrier, qui conduit son peuple à de nombreuses victoires, est revue après la destruction de Jérusalem.

IV) L'époque royale: Saül, David, Salomon

La Bible donne une énorme importance aux royaumes de David et de Salomon (premier et second livre de Samuel et moitié du premier livre des Rois). Or les découvertes archéologiques ne permettent pas de corroborer cette hypothèse: on n'avait pas encore de structure urbaine développée; on parle donc de chefferie ou de structure pré-étatique, plutôt que d'époque royale.

V) La monarchie

À la mort de Salomon (930), s'établit un schisme entre les tribus:− dix tribus ont suivi Jéroboam et ont fondé le royaume d'Israël avec Samarie pour capitale; il

sera détruit en 722 par les Assyriens;− les deux autres tribus ont suivi Roboam, le fils de Salomon, et ont constitué le royaume de

Juda avec Jérusalem comme capitale: il sera détruit en 587 par les Babyloniens.

Jusqu'aux premiers rois inclus (David et Salomon), le passé d'Israël n'est documenté que dans la Bible. Un seul texte égyptien, la stèle de Merneptah (1230 avant JC), mentionne peut-être le nom d'Israël: « Israël est dévasté, sa semence n'est plus ». Une entité qui s'appellerait Israël aurait été vaincue par les Égyptiens.À partir de la séparation des deux royaumes, des témoignages extérieurs viennent corroborer ou infléchir ce que nous dit la Bible de l'histoire du peuple juif.

De fortes influences étrangères se développent sous la monarchie pour introduire d'autres cultes à côté de celui de YHVH. Des prophètes protestataires luttent contre cette influence: Achab et son épouse Jézabel, combattue par le prophète Élie; la reine Athalie, fille de Jézabel, qui a épousé un roi de Juda.

VI) Exil et retour d'exil

Deux périodes clés pour l'écriture de la Bible:− VIIe siècle avant JC (roi Josias);− à partir de 587 avant JC (exil à Babylone après la destruction de Jérusalem).

Josias a régné sur le petit royaume de Juda. Avec l'affaiblissement de l'Assyrie, il a essayé de reconquérir le royaume du Nord. Il est tombé contre les Égyptiens. Son projet politique a échoué: unifier le royaume de Juda et l'ex-royaume d'Israël dans une seule capitale, Jérusalem, avec un seul

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temple, et un seul dieu, YHVH (Rois II, 23). En 587, c'est la destruction du royaume de Juda par les Babyloniens et la déportation de l'élite de la population. Cela signifie l'échec du dieu national, YHVH, qui s'est montré incapable de défendre son peuple.

Les théologiens de l'exil apportent des réponses à cet échec:− les théologiens du courant deutéronomiste éditent une histoire qui s'étend de l'époque de

Moïse jusqu'à la chute du royaume de Juda en expliquant la catastrophe par la colère de YHVH devant les infidélités du peuple et des chefs (exclusivisme et rejet des autres peuples);

− les théologiens du courant sacerdotal éditent une histoire plus universaliste: un seul Dieu a créé le ciel et la terre, il a fait alliance avec Noé (c'est-à-dire toute l'humanité); tous les peuples sont appelés à reconnaître YHVH, le seul vrai Dieu.

On situe l'émergence d'un monothéisme universel au moment de l'exil à Babylone: en Grèce, au VIe siècle, on voit apparaître les philosophes présocratiques qui essayent de trouver une explication naturelle au monde, qui s'organise autour d'un principe unique (Thalès, Pythagore, Parménide, Empédocle2, Héraclite). On essaye de sortir de la multiplicité des dieux.

En Mésopotamie, le dernier roi babylonien, Nabonide, vaincu par les Perses, avait essayé de faire du dieu lunaire Sin le dieu unique de l'empire. Le clergé babylonien, qui défend le dieu Mardouk, rallie alors le roi perse Cyrus et lui livre Babylone en 539. Cyrus se présente comme l'élu de Mardouk pour pacifier l'univers.Le prophète Isaïe fait de ce roi Cyrus le messie d'Israël: le peuple hébreu fait d'un roi perse son messie. On a retrouvé au XIXe siècle le cylindre de Cyrus qui montre les hauts faits du nouveau roi de Babylone après la conquête, qui se réfère au dieu Mardouk qui lui a donné Babylone, lui a permis de conquérir d'autres populations (Mèdes plus au nord-ouest) et de devenir le roi du monde.

L'influence perse sur la monothéisme judéen s'accroît sous Darius et ses successeurs qui introduisent le culte d'Ahura Mazda, qui devient la religion de l'empire achéménide. Sous les sucesseurs de Darius (Xerxès, Artaxerxès), l'élite juive peut revenir en Canaan. L'élaboration du monothéisme juif trouve donc des circonstances favorables dans l'empire achéménide.

VII) De la reconstruction du Temple de Jérusalem à sa destruction définitive

Après la domination perse, le Moyen-Orient est soumis à l'invasion des Grecs avec Alexandre le Grand et ses successeurs, les Lagides et les Séleucides. En 168, le roi séleucide Antiochus IV Épiphane veut helléniser les juifs. C'est la révolte des Maccabées à la suite de laquelle la Judée devient indépendante pour un siècle avant d'être conquise par les Romains (Pompée en 63). Les Romains mettent au pouvoir une dynastie pro-romaine: Hérode est nommé gouverneur puis roi des Juifs par le Sénat romain.Pendant 250 ans, entre le livre de Daniel (rédigé vers 164 en réaction à la persécution d'Antiochus Épiphane) et la fin du premier siècle de notre ère, le judaïsme produit toute une littérature, notamment apocalyptique, reflet de la crise traversée par Israël.

L'apocalyptique annonce la fin des temps, le renversement de l'ordre établi et la naissance d'un nouveau monde. Le terme « apocalypse » signifie « révélation ». Cette révélation porte sur le monde invisible et les desseins de Dieu dans l'histoire considérée comme une totalité qui commence

2 Empédocle: dieu cosmique constitué de quatre éléments qui constituent toute chose, avec le principe d'amour qui unit et la haine qui désunit.

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avec la création et s'achève avec une autre création. Le genre littéraire apocalyptique comporte des traits babyloniens et perses: les anges et les démons (si Dieu est unique et transcendant, il faut des moyens pour qu'il communique avec les hommes; il ne s'adresse plus directement aux hommes).

VIII) À l'époque de Jésus de Nazareth

À l'époque de Jésus, au Ier siècle de notre ère, le monothéisme (unicité de Dieu) va de soi, pas l'idée de la résurrection et du Jugement dernier (les Saducéens n'y croyaient pas).

L'idée de résurrection apparaît dans la Bible, dans la vision du prophète Ezéchiel qui évoque la restauration nationale d'Israël. Celle de Jugement dernier apparaît dans le livre de Daniel. L'idée de résurrection, de Jugement dernier, d'anges vient des religions perses (zoroastrisme, mazdéisme) mais avec un dualisme auquel la foi juive résiste. Un satan apparaît mais il est soumis à Dieu.

On avait du mal à articuler cette idée d'un dieu unique, créateur et tout-puissant qui aurait ordonné le monde, et le désordre, le mal, la corruption qui règnent dans le monde. On dit que le monde va vers sa fin: il y aura un jugment, un autre monde, cette possibilité enfin réalisée d'une justice qui récompensera les bons et punira les mauvais. Cette idée apparaît peu dans la bible hébraïque. Se développe l'idée que le monde va mal et que c'est bientôt la fin des temps. Dans le Nouveau Testament, la partie chrétienne de la Bible, l'epsérance d'une vie future fonctionne comme une évidence. L'annonce du règne de Dieu, qui est centrale dans la prédication de Jésus, possède une dimension eschatologique (propre à la fin des temps).

L'idée de Jugement dernier ne se trouve pas seulement dans le judaïsme. Elle se trouve aussi dans le dernier livre de La République de Platon avec le mythe d'Er le Pamphylien, dont les éléments sont empruntés aux traditions orphiques et pythagoriciennes. Elle se trouve aussi dans le zoroastrisme iranien.

Philon d'Alexandrie, auteur juif qui écrivait en grec, propose une autre exégèse de l'épisode d'Isaac: le vrai père d'Isaac n'est pas Abraham mais Dieu; Sarah dit que Dieu lui a donné le rire (Isaac > dhahaka: rire).

Le lien entre l'apocalyptique et la divination: l'haruspicine (lecture des entrailles), pratique antique des Arcadiens qui s'est maintenue en Babylonie, a pu influencer ce nouveau courant de l'apocalyptique.

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Le mythe d'Er le PamphylienPlaton, La République, livre X

Mort au combat, Er le Pamphylien est transporté chez lui pour y être enseveli. Placé sur le bûcher, il revient à la vie et dit ce qu'il a vu. Il a connu pendant douze jours le voyage des âmes vers une prairie, où il a entendu raconter les expériences des âmes dans leur périple de punitions et de récompenses.

Après sept jours dans la prairie, les âmes partent dans un lieu où une colonne de lumière tient les extrémités des liens du ciel, avec le fuseau de Nécessité et ses sept cercles concentriques, et une Sirène sur chaque cercle, produisant ensemble une harmonie, sur laquelle chantent les trois Moires3, filles de la Nécessité (« Tient-les-sorts », « Fait-la-trame », « Sans-Retour »).

Là, les âmes doivent choisir une nouvelle vie, chacune étant responsable de son choix. Un « interprète » des trois Moires lance des jetons, et chaque âme ramasse celui qui est tombé près d'elle et est fixée sur le numéro d'ordre qu'elle a tiré. L'interprète pose devant les âmes les nombreux et divers modèles d'existence (animaux, tyrans, pauvres, exilés, mendiants, hommes célèbres, athlètes, hommes privés). Le dernier à passer ne doit pas se décourager: s'il fait un choix réfléchi, aura une existence « sans rien de mauvais ». Le premier, sans avoir réfléchi, a choisi la tyrannie, « mais il ne s'était pas aperçu que son destin comportait qu'il dévorerait ses propres enfants ».

Il faut donc se préparer à ce choix pour résister à la tentation de la richesse et du pouvoir. Plusieurs choisissent sans réfléchir. Dans la plupart des cas, les âmes choisissent en fonction de leur existence antérieure. Agamemnon, par exemple, qui hait le genre humain pour ses malheurs, prend l'existence d'un aigle. Ulysse, de même, épuisé par ses souffrances et « guéri de son amour des honneurs », choisit la vie d'un homme « sans fonction officielle ».

Puis la Moire Tient-les-sorts (Lachésis) donne à chacun son génie « qui l'accompagnerait dans l'existence », et Nécessité ratifie le choix. Les âmes campent dans la plaine du Léthé (oubli en grec), boivent l'eau de l'oubli et sont projetées dans la vie. Er n'a pas bu l'eau de l'oubli, mais, « sur la manière dont il était arrivé dans son corps, il ne savait rien ».

Commentaire

Les âmes justes bénéficieront de récompenses: l'homme qui a été vertueux durant sa vie mortelle voit la félicité qu'il a causée multipliée par dix, celui qui ne l'a pas été se voit infliger une souffrance dix fois supérieure à celle qu'il a causée.

Chacun, après la mort, choisit sa destinée et est entièrement responsable: la divinité est hors de cause. Le génie qui accompagne l'âme l'oblige à se tenir à son choix mais n'est pas responsable de ce choix. Dans la mesure où le choix des âmes dépend de la vie passée, on peut dire que la vie future dépend de cette dernière et qu'il existe bien une récompense et une sanction de la justice dans l'au-delà.

Si l'on commet le mal, c'est par ignorance: « Nul n'est méchant volontairement ». C'est la philosophie qui fera discerner vie bonne er vie mauvaise et permettra de choisir la meilleure vie possible. Elle permet de se détacher des choses sensibles (cf. l'allégorie de la caverne, livre VII).

3 Les Moires (en grec ancien Μοῖραι, littéralement les « portions de destin assignées à chaque homme ») sont des divinités du Destin implacable. Elles sont assimilées aux Parques dans la mythologie romaine.

John BENMUSSA

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Il s'agit d'âmes séparées des corps. Elles sont séparées en deux groupes, les justes et les fauteurs d'injustice (Jugement dernier). Socrate insiste sur l'injustice politique, crime par excellence, parce que les gouvernants sont responsables des gouvernés. L'image utilisée est celle d'une fileuse, la déesse Nécessité. Un immense roué englobe les huit sphères terrestres. Ses trois filles tissent le fil de la vie des humains et des animaux. Dans cette vision de la Nécessité, d'un ordre nécessaire du monde, Platon introduit la liberté de l'homme, responsable de son existence (Monod, Le hasard et la nécessité). Le hasard est l'ordre de passage: le premier est le plus favorisé, mais fait un mauvais choix et choisit la vie d'un tyran; le dernier, Ulysse, choisit la vie qu'il aurait choisie s'il avait été numéro un, une vie ordinaire. Le choix judicieux vient corriger le hasard. D'un certaine manière, le séjour sous la terre, l'expérience de la souffrance nous entraînent à choisir une vie bonne: une morale s'installe.

John BENMUSSA

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Cours n°1La Sîra ou la vie du prophète Muhammad

La profession de foi musulmane (shahâda) est constituée de deux parties: « Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu; Muhammad et son Prophète ». La première partie qui affirme l'unicité de Dieu n'est pas propre à l'islam. On peut situer historiquement l'émergence du monothéisme au VIe siècle avant notre ère. C'est la seconde partie de la shahâda qui est propre à l'islam. Elle affirme l'existence d'un prophète arabe, Muhammad, envoyé de Dieu. Sa proclamation, en langue arabe, est devenue un livre, le Coran.

Les sources islamiques (Q 17, 110) témoignent d'un judaïsme bien implanté dans les oasis du Nord de la Péninsule à Yathrib (qui deviendra Médine) comme de la conversion au judaïsme des rois au Yémen.

Le christianisme aussi était bien installé en Arabie, au Yémen: l'oasis de Najran, considérée comme un centre du christianisme arabe dès la seconde moitié du Ve siècle, est attaquée par le roi juif du Yémen, Yusuf; cette attaque entraîne une réaction de la part des Éthiopiens qui installent sur le trône du Yémen un prince chrétien. L'un de ses successeurs, le roi Abraha, fait construire une cathédrale dans sa nouvelle capitale de Sanaa et lance une expédition au centre de l'Arabie en 552. Il a voulu attaquer le sanctuaire de La Mecque parce qu'il faisait concurrence à la cathédrale de Sanaa. Il aurait voulu intervenir en Arabie pour étendre son territoire. En 570, les Perses s'installent au Yémen: période d'effondrement du royaume du Yémen.

I) Un prophète arabe

On dit que le Prophète est né l'année de l'éléphant (570). La vie du Prophète Muhammad se déroule dans la première moitié du VIIe siècle entre La Mecque et Médine, dans le Hedjaz. Entre 622, an 1 du calendrier hégirien institué sous la deuxième calife 'Umar, et 632, l'Arabie s'est progressivement unifiée dans une nouvelle entité politico-religieuse, la Umma islamique.

Comment savons-nous ce que nous savons sur l'émergence de la communauté musulmane?

1) Sources archéologiques

Il n'y a pas de fouilles archéologiques à La Mecque ni à Médine, ce qui aurait permis de confronter les données des écritures saintes avec des témoignages externes. Des fouilles ont lieu dans le reste de l'Arabie depuis une trentaine d'années, mettant au jour des vestiges d'antiques cités. Le domaine le plus intéressant pour la première période islamique est celui des inscriptions épigraphiques. Une inscription rupestre à 17 km de Mada'in Salih est datée de l'an 24 de l'Hégire: « Au nom de Dieu, je suis Zuhayr, j'écris au temps où Omar est mort, année vingt-quatre ».

2) Sources non islamiques

Les témoignanes contemporains de l'époque des conquêtes offrent l'intérêt de n'être pas reconstruits en fonction d'une évolution théologique postérieure comme les sources islamiques, mais de livrer quelques aspects du « premier islam » et de sa réception. Cependant elles s'inscrivent dans un cadre culturel qui peut aussi déterminer complètement la perception de l'événement. Ainsi dans la chronique arménienne du Pseudo-Sébéos qui aurait été écrite vers 660, Muhammad

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est un marchand versé dans la connaissance de Moïse, qui fait d'Abraham un élément central de sa prédication. Il lance les Arabes, alliés aux enfants d'Israël, à la conquête de la « terre promise ». D'autres écrits font mention de façon plus laconique de la conquête de la Palestine comme la chronique syriaque de Thomas le Presbytre rédigée vers 640 en Mésopotamie, ou de la relation des chrétiens avec Mu'awiyya, le premier calife omeyyade, comme une courte chronique syriaque a été composée vers 790 par Jean Bar Penkaye, moine syrien en Mésopotamie, qui insiste surtout sur la paix apportée par Mu'awiyya.

3) Sources littéraires islamiques

Le premier document contemporain est le Coran (fragments coraniques de la seconde moitié du VIIe siècle). À travers le Coran, on peut avoir une idée de la doctrine prêchée par Muhammad. Il fait allusion à un certain nombre d'événements de la vie du Prophète et de la communauté. Cependant le mode allusif du texte ne peut fournir à l'historien le récit précis des événements survenus pendant la carrière du Prophète. Leur narration détaillée ne se trouve que dans des sources littéraires compilées au IXe siècle.

Sourate 93, « Al-Duhâ »: Muhammad n'est pas cité, mais les exégètes ont conclu qu'il est orphelin. Dieu l'a guidé avant la révélation. Sourate 8, « Al-Anfâl »: on fait allusion à quelque chose de bien connu, l'événement de Badr. C'est un mode allusif qui ne permet pas de raconter la vie du Prophète sans le secours de la tradition.

Nous pouvons trouver des éléments biographiques sur Muhammad et la première communauté musulmane dans les genres suivants:

− les tafsîr (commentaires) du Coran;− le Hadith, tradition qui rapporte les faits et paroles du prophète Muhammad, compilé dans

des ouvrages à partir du IXe siècle; ils s'appuie sur une tradition antérieure, censée remonter au VIIe siècle; des traditions apocryphes ont été introduites dans ce corpus; les recueils de hadith sont classés par thèmes ou par transmetteurs;

− la Sîra, vie du Prophète composée d'informations liées logiquement et chronologiquement (biographie ou hagio-biographie);

− les ouvrages de Ta'rîkh, histoire universelle, depuis la création, composée à partir du IXe siècle;

− les Tabaqât, classifications des Compagnons du Prophète et de leurs Successeurs: Ibn Sa'd (mort au début du XXe siècle) classe les hommes généalogiquement (biographie du Prophète, de ses Compagnons, de ses Sucesseurs) et géographiquement;

− les Maghâzî, récits d'expéditions militaires du Prophète et de ses Compagnons en Arabie;− les Ansâb (livres de généalogie).

Deux barrages en Arabie ont été fait construire quand Mu'awiyya était commandeur des croyants.Des pièces de monnaie portent le nom de Mu'awiyya avec son titre écrit en persan (41 de l'Hégire).Un papyrus daté de 22 de l'Hégire est un protocole grec et arabe (document égyptien).

Ces compilations sont des recueils de témoignages dont certains remonteraient aux témoins oculaires des événements rapportés. Il y a débat chez les historiens sur la valeur que l'on peut accorder à ces témoignages pour un ensemble de raisons:

− la distance temporelle: les événements dont on nous parle se sont déroulés au VIIe siècle; les ouvrages que nous avons sont des compilations du IXe siècle;

− nous avons des transmissions multiples du même événement: ces variantes de la transmission dovient constituer un objet historique à part entière;

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− une écriture de l'histoire liant le présent au passé: on se construit une mémoire du passé en fonction des enjeux du présent;

− la construction de l'événement dans le récit qui en est fait (propre à toute écriture historique); les événements rapportés se sont-ils déroulés exactement de cette façon-là au VIIe siècle? Au fur et à mesure que la doctrine de l'islam devient une doctrine théologique constituée, on ne va plus raconter les événements de la même manière. On a quelques lignes allusives: on ne sait pas quel est le contexte, tout ce que l'auditoire premier connaissait et que l'auteur ne se donne pas la peine de rapporter.

II) La Sîra d'Ibn Hishâm transmise d'après Ibn Ishâq

La plus célèbre biographie de Muhammad est celle de Ibn Hishâm (mort en 218 de l'Hégire). Il n'est pas l'auteur de la Sîra. Il rapporte celle de Ibn Ishâq (151/768) et s'est servi de la transmission de Al-Bakkâ'î.L'historien et commentateur du Coran Tabarî nous transmet des éléments de la biographie d'Ibn Ishâq par Salama b. Fadl.Un autre disciple d'Ibn Ishâq s'appelle Ibn Bukayr. Son récit commence avant la naissance du Prophète et s'arrête à la bataille de Uhud.

Ibn Ishâq appartenait à une famille de mawlâ (iranien). Son grand-père, un affranchi, se spécialise dans la transmission. Il a vécu à Médine et en Irak sur les dernières années de sa vie. Il a été un maître qui a eu des disciples.

Ibn Hishâm n'a sélectionné qu'une partie de l'ouvrage initial d'Ibn Ishâq qui se présentait comme une histoire universelle commençant avec la création du monde et se poursuivant avec l'histoire des prophètes antérieurs à Muhammad. La Sîra transmise par Ibn Hishâm débute par l'histoire du Yémen et s'achève sur l'enterrement du Prophète. Par ailleurs, Ibn Hishâm intervient pour ajouter ses propres commentaires, rectifiant les vers de certains poèmes ou proposant des explications d'ordre lexical ou grammatical.

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Récit de la calomnie (ifk) contre 'Â'isha dans la Sîra d'Ibn Hishâm

Hadith al-ifk (calomnie contre 'Â'isha): dans la sourate de la lumière, on a une allusion à cet événement. Il y a une intrigue (une des épouses du Prophète est accusée d'adultère), un arrière fond politique des conflits de Muhammad avec ses adversaires à Médine et avec les tribus voisines. C'est un événement qui ne sert pas la cause du Prophète au départ.

Q 24, 11-20: « Ceux qui ont répandu la calomnie, il s'agit d'une bande parmi vous. Ne pensez pas que c'est mauvais pour vous. Au contraire, c'est un bien pour vous. Chaque homme de cette bande aura pris sa part du pêché, mais celui qui aura la plus grande part aura un châtiment terrible ».

Cette tribu faisait partie d'une confédération dans le domaine d'influence de La Mecque. Muhammad et ses partisans attaquent cette tribu pour fragiliser les gens de La Mecque, détruire leurs routes commerciales, les arrêter, leur nuire économiquement.

Informations ethnographiques: les femmes accompagnaient les hommes lors des expéditions. Ce sont des pratiques installées en Arabie à cette époque. Avant de partir en expédition, le Prophète tire au sort avec des flèches pour savoir laquelle de ses épouses l'accompagnerait; le sort a tiré 'Â'isha. Elle s'installe dans le palanquin, les hommes soulèvent le palanquin et le fixent: il n'y a pas de contact direct. Le récit de la calomnie est introduit par trois isnâd différents, dont une femme. On n'est pas dans le cas de figure où le témoignage d'une homme équivaut à celui de deux femmes.

Safwân n'était ni de Qoraysh ni de Médine; il était d'une tribu qui a fait allégeance, les Banû Soulaym.Il avait vu 'Â'isha avant que le voile ne soit imposé aux femmes. Elle ne lui adresse pas la parole. Il n'y a pas de contact entre eux. On est toujours dans la justification. Elle s'allonge et s'endort; elle n'est pas angoissée; elle sait qu'on va venir à sa recherche. Dès qu'elle arrive, les calomnies se déchaînent. Elle n'accuse personne.

'Â'isha sent de la froideur chez son époux; elle lui demande la permission de retourner chez sa mère. Il n'y a pas d'explication.

Mistah fait le mal en calomniant la femme du Prophète. Il attire le malheur sur la famille. Sa mère le maudit en trébuchant.

Abdallah ibn Ubayy est le chef des Munafiq (Hypocrites), partisans sur lesquels on ne peut pas vraiment compter.

Dans le texte français, le Prophète n'a jamais eu à se plaindre de 'Â'isha. On ne désigne pas l'épouse par son nom propre mais par « famille ». Le Prophète défend à la fois la réputation de 'A'isha et de Safwân.

On parle de Usay b. Hudayr (Aws), Sa'd b. 'Ubâda (Khazraj). Ubada a été un des premiers musulmans de Médine. Il rivalisait avec Ubayy pour la direction des Khazraj. Dans cette affaire, c'est la solidarité des Khazraj entre eux qui l'emporte. Ubada faisait partie du clan des Banû Sa'ida. Après la mort du Prophète, les Ansâr se réunissent chez eux et élisent Ubada. Abû Bakr rassemble la majorité des suffrages.

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La résolution de l'affaire: Dieu intervient concrètement. Les commentateurs musulmans appellent cela asbâb al-nuzûl (causes de la révélation). Une fois que le Prophète a eu cette révélation, il ordonne que ceux qui avaient répandu les calomnies soient fouettés, sauf Ubayy, étant donné son statut social.

Complexité des rapports sociaux: le Prophète est obligé de respecter la loi qui consiste à donner une compensation à celui qui a été frappé.

1) Transmission

Le texte arabe se présente comme une compilation d'informations de longueur inégale introduites par une chaîne de transmission (isnâd)

La chaîne de transmission est un des outils de la scientificité médiévale. C'est sur elle que va porter l'effort critique des traditionnalistes arabes. On vérifiera la continuité historique entre les garants de la chaîne et on évaluera le degré de fiabilité de chacun. On reprochera à Ibn Ishâq d'utiliser une chaîne combinée: Ibn Ishâq transmet de Ibn Shihâb al-Zuhrî qui va le recevoir de plusieurs personnes. On lui reprochera aussi de rapporter des données d'informateurs non qualifiés dans le cercle du savoir religieux ou d'hommes anonymes. En revanche, ce recours à des informateurs non spécialisés et à une mémoire collective nous apparaît comme les prémices d'une démarche historiographique.

2) Poésie

Le traducteur a jugé inutile de rapporter les nombreux vers de poésie qui parsèment le texte arabe de la Sîra. Cette poésie est le témoin plus ou moins authentique d'une autre mémoire que celle du savoir proprement religieux, parce qu'elle donne une expression particulièrement crue aux valeurs tribales: c'est le cas du conflit qui éclate entre Hassân b. Thâbit, un des calomniateurs, et Safwân, le principal accusé. Ce dernier s'emporte et frappe le poète qui l'a dénoncé de façon allusive en vers.

3) Généalogie

La traducteur a le plus souvent évité de nous fournir les informations généalogiques plus ou moins précises qui définissent les personnages en les inscrivant dans la réalité sociale de leur temps.Les ouvrages de généalogie, qui rassemblent toutes sortes d'anecdotes sur les personnages cités, consigneront une part importante de la mémoire des Arabes.

4) Philologie

La traducteur n'a pas jugé bon de nous rapporter les interventions explicites d'Ibn Hishâm sur la version de son prédécesseur. Elles peuvent corriger telle ou telle information, rectifier l'attribution de tel vers à tel poète, mais surtout apporter des commentaires d'ordre lexical ou grammatical sur des mots rares du texte coranique, en s'appuyant sur d'autres versets ou sur la poésie ancienne.

Tous ces éléments contribuent à faire de la Sîra d'Ibn Ishâq / Ibn Hishâm autre chose qu'une oeuvre purement hagiographique. Ils manifestent l'intérêt des anciens musulmans, à côté du savoir religieux, pour les questions historiques, linguistiques et littéraires.

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Cours n°2Le Hadith

L'islam a deux sources canoniques:− le Coran, qui rapporte la parole de Dieu;− le Hadith, qui rapporte la pratique idéale du Prophète (son comportement, faits et gestes).

On utilise deux termes pour désigner cette tradition prophétique: sunna (coutume) et hadith (récit). On peut considérer que le hadith est une des sources de la sunna, mais ces deux termes sont devenus presque équivalents.

Entre le Coran et le Hadith, il y a un genre particulier, le hadith qudsî (hadith dans lequel c'est Dieu qui parle, mais c'est le sens qui est rapporté, pas la lettre).

Le Coran a été rapidement mis par écrit après la mort du Prophète (sous le califat de 'Uthman). Pour le Hadith, c'est plus tardif: on situe le début de sa mise par écrit au début du VIIIe siècle, avec Ibn Shihâb al-Zuhrî (124/742), de la tribu médinoise des Banû Zuhra. Cela ne veut pas dire qu'avant les gens ne prenaient pas de notes sommaires. Le Hadith a été mis par écrit à l'initiative des califes omeyyades.

Entre le début du VIIIe siècle et la moitié du IXe siècle, on a à faire à un corpus de hadiths qui va croissant. Les musulmans s'inquiètent: on commence à développer des outils pour vérifier l'authenticité de tel ou tel hadith.

Les musulmans ont retenu six ouvrages canoniques; ceux de Bukhârî (256/870) et de Muslim (261/875) ont la préférence. Ils ont décidé de ne retenir, dans cet immense corpus des hadiths, que ceux dont ils s'étaient assurés, à travers une analyse fine des chaînes de transmission, qu'ils étaient authentiques. Dans leurs ouvrages, on rassemble toutes les catégories de hadith.

Sur le Hadith shiite: on a à faire à une tradition différente. Les grands recueils sont plus tardifs. Dans la chaîne de transmission des Shiites, on doit forcément avoir 'Ali ou un imam (qui a une science infaillible).

Un hadith se présente avec un isnâd (chaîne de transmission) et un matn (contenu). Il se présente comme une unité autonome de signification. C'est sur la chaîne de transmission que s'exerce l'effort critique des musulmans et la scientificité médiévale.

Deux grands types de recueils de hadiths:− musnad: classement par transmetteur ('Â'isha, 'Umar);− muSannaf: classement par matière (prière, mariage, jihâd).

I) La question de l'authenticité du Hadith dans la Tradition

Devant le volume croissant des propos rapportés du Prophète ou de ses Compagnons, la question de leur authenticité se pose très rapidement et, à partir de la deuxième moitié du VIIIe siècle, divers outils scientifiques sont progressivement élaborés pour constituer la science médiévale du Hadith qui culminera aux IIe et IVe siècles. Ces outils qui définissent essentiellement les conditions de production d'une tradition portent sur:

− la fiabilité de la transmission d'une tradition (sahîh > hasan > da'îf);

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− la fréquence d'une tradition: on regarde si elle est transmise par un grand nombre de personnes (mutawâtir) ou par quelques unes seulememt (âhâd);

− la continuité (muttasil) ou la discontinuité (munqati') de la chaîne des garants (munfasil: un maillon dont on n'est pas complètement sûr);

− l'origine de l'information: remontant au Prophète (marfu'); à un Compagnon du Prophète (mawqûf); à un Successeur (maqtû); au Prophète mais avec une interruption dans la chaîne de transmission (mursal);

− la qualité des transmetteurs: hommes de confiance (thiqa), menteurs (kadhâb), laxistes (layyin al-hadîth), en rassemblant des éléments biographiques (Tabaqât d'Ibn Sa'd, qui classe tous les Compagnons, leurs Successeurs et tous les transmetteurs en fonction d'un ordre chronologique et géographique); il y a toute une littérature qu'on appelle al-jahr wa al-ta'dîl (désapprobation et approbation).

On s'est aussi intéressé au contenu des traditions en distinguant deux modes de transmission: propos rapportés littéralement (bi-l-lafz) ou dans leur contenu global (bi-l-mâ'na). Le problème majeur était celui des contradictions (ikhtilâf al-hadith) apparues dans ce vaste corpus hétérogène, que l'on s'est employé à résoudre par différents moyens: estimation de la plus ou moins grande fiabilité des chaînes de transmission; établissement de règles générales et d'exceptions; recours à la théorie de l'abrogation dans le cadre d'une chronologie reconstruite de la révélation et de la prédication. Une littérature s'est occupée des divergences entre hadiths: muhtalif al-hadith.

II) La question de l'authenticité du Hadith dans la recherche occidentale

1) Analyse critique des textes contenus dans la littérature du Hadith

Ce premier champ de recherche a été marqué par l'apport du savant hongrois Goldziher (Études sur la tradition islamique, 1952) qui a su mettre en évidence les tendances religieuses ou politico-religieuses dissimulées derrière les nombreux hadiths contradictoires ou tendancieux qui constituent la littérature religieuse. Goldziher s'est penché surtout sur la critique du texte, du contenu (matn). Sa théorie est la suivante: au premier siècle, avec l'extension des conquêtes, on passe d'un monde à un autre. Les traditions qui pouvaient concerner la ville de Médine se trouvent insuffisantes pour gérer cet immense empire qu'était devenue la communauté musulmane.

Deux voies différentes pour faire face à cet afflux de problèmes nouveaux qu'il fallait gérer:− ashâb al-ra'y: opinions arbitraires mais réfléchies des Qâdî;− ashâb al-hadith: toute pratique doir reposer sur le Coran ou une tradition du Prophète; on

forge des hadiths pour s'appuyer sur cette autorité du Prophète.

Ce mouvement engendre une critique du Hadith: on travaille sur les chaînes de transmission pour savoir si certaines sont plus authentiques que d'autres. La théorie de l'abrogation permet de réduire des contradictions en disant que telle ou telle révélation a été abrogée.

Goldziher a lu les recueils de hadiths et y trouve de nombreuses contradictions derrière lesquelles on devine des groupes religieux ou des tendances politiques différents:

− pour les shiites, Fatima, la fille du Prophète, aurait été injustement privée de son héritage matériel, et 'Ali de son héritage politique et religieux;

− on va avoir des hadiths en faveur de l'oncle du Prophète, Abû Tâlib; pour les shiites, il s'agit de restaurer la mémoire du père de 'Ali.

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Goldziher est frappé par ces contradictions derrière lesquelles il devine des débats qui se sont développés au cours des siècles (sans compter des traditions anachroniques: on y voyait le don prophétique de Muhammad). Cette critique du Hadith porte sur des contenus irréconciliables.

2) Histoire de la jurisprudence islamique

La jurisprudence ou fiqh occupe une place centrale parmi les sciences religieuses islamiques et le Hadith est l'un de ses fondements. Renversant la perspective normative, des chercheurs comme Joseph Schacht (1965) puis Coulson (1986) ont considéré que le point de départ de la littérature du Hadith était le fiqh, et non l'inverse. Cette nouvelle perspective repose sur l'analyse de la situation historique consécutive aux vastes acquisitions territoriales des premières conquêtes et l'analyse des ouvrages du fiqh.

Pour administrer un tel ensemble de populations, la politique générale des Omeyyades fut de préserver, par nécessité, la pratique administrative existant dans les provinces, ce qui entraîna l'assimilation d'institutions d'origine étrangère (le contrat de dhimma qui accorde protection aux juifs et aux chrétiens en échange d'une taxe est analogue au statut du non citoyen, fides, dans l'empire romain; l'agoranomos byzantin et le sâhib al-sûq ou muhtasib; les fondations pieuses byzantines et les waqf). Cependant des juges musulmans (Qâdî) sont institués auprès des gouverneurs. Leur pouvoir de décision (ra'y) est grand en l'absence d'une administration centrale et d'une juridiction d'ordre supérieur, et aussi dans la mesure où la législation coranique est peu systématique, se présentant comme un ensemble de solutions ad hoc. Ce qui caractérise cette première étape de la législation est donc un processus de croissance anachique, en fonction du pouvoir discrétionnaire des juges, des préfets de police ou des prévôts des marchands. Les problèmes ont surgi trop vite et à trop grande échelle pour permettre une réflexion systématique pouvant conduire à une science du droit. Les solutions adoptées le sont en fonction de l'efficacité immédiate et concourent à la réussite d'un système pratique d'administration.

Les premières écoles juridiques se constituent dans les dernières décennies omeyyades. Ce sont elles qui vont commencer à élaborer une science du droit fondée sur le ra'y du juge, puis sur le consensus à l'intérieur d'une école locale qui devient une sunna locale. Le ra'y cède peu à peu la place au raisonnement juridique qui se coule dans la déduction analogique (qiyâs). Par ailleurs, des traditions remontant au Prophète ou à ses compagnons circulent et on va tout naturellement tenter de faire remonter la sunna locale à leur autorité. Avec le changement de dynastie, la volonté politique est grande de faire revivre la période médinoise de l'islam. Dans la deuxième moitié du IIe siècle, un courant dogmatique s'oppose aux écoles de droit. À la pratique juridique courante, on oppose une confirmation plus stricte au Coran et à l'autorité du Prophète. Il y a conflit potentiel entre cette dernière et le consensus des savants des écoles de droit locales. Dans l'ouvrage de l'imam Mâlik (179/795), le Muwatta, nous avons le reflet d'une situation juridique où se juxtaposent le ra'y, le consensus local et les traditions du Prophète.

Avec l'imam al-Shâfi'î, nous assistons à une étape fondamentale de la constitution du droit islamique. Face à la pluralité des écoles locales, à la diversité croissante des doctrines et aux controverses internes et externes qu'elles entraînent, le but d'al-Shâfi'î est l'unification du droit. Pour cela, il faut présenter une théorie solide des sources d'où le droit doit dériver. C'est ce qu'il élabore dans son épître, la Risâla, qui établit quatre sources ou fondements (usûl) de la loi: le Coran, la Sunna prophétique, le consensus (ijmâ') et le raisonnement analogique (qiyâs).Ce qu'il faut retenir, c'est l'autorité nouvelle octroyée à Muhammad en tant que source de droit, venant immédiatement après la parole de Dieu. Al-Shâfi'î soutient que les décisions du Prophète

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sont d'inspiration divine. Il se fonde sur l'interprétation de versets coraniques, l'injonction réitérée d'obéir à Dieu et son Envoyé, la mention du Livre et de la Sagesse, assimilée aux actes prophétiques. À partir de là, on ne peut plus opposer son ra'y à un hadith jugé authentique.Le consensus (ijmâ) n'est plus celui d'une école locale, mais celui de la communauté tout entière, ce qui rend sa portée limitée à quelques éléments fondamentaux, comme la prière par exemple. Il s'agit en effet d'éliminer tout consensus limité et local et la diversité juridique qui en résulte. Le raisonnement analogique est subordonné aux trois sources précédentes. Il doit avoir pour point de départ un principe du Coran, de la Sunna ou du consensus. Ainsi par cette extension du champ juridique couvert par la révélation divine, la doctrine se fait rigide et le domaine de la spéculation législative indépendante des premiers siècles se tarit.

De son étude de la jurisprudence islamique primitive et de son évolution progressive vers une conception normative, Schacht établit qu'un grand nombre de pratiques ont été légitimées en étant rattachées fictivement au Prophète sous la forme de hadiths. La grande majorité des traditions légales attribuées au Prophète ne sont pas authentiques, mais sont le résultat d'une rétroprojection de la pratique juridique.

La position de Coulson vient nuancer quelque peu cette thèse: le Coran a soulevé des problèmes qui ont concerné la première communauté musulmane et auxquels le Prophète a dû être confronté. Environ 600 versets concernent la législation (prière, jeûne, pélerinage) et la pratique juridique proprement dite (tenue vestimentaire des femmes, butin de guerre, interdiction du porc, sanction de la fornication, héritage, divorce, mariage, prix du sang). Ce n'est pas un système: ce sont des versets qui répondent à des problèmes ad hoc. La législation coranique correspond à la situation de la communauté qui évolue avec Muhammad comme chef. Si l'on soutient que toutes les traditions légales ne remontent qu'au début du VIIIe siècle et que nous n'avons plus trace d'aucune décision du Prophète, on crée un vide dans l'histoire de l'évolution du droit de la société musulmane.

3) Analyse critique des chaînes de transmission (isnâd)

C'est Schacht qui avait introduit le concept de common link (chaînon commun), qui devient central dans le théorie de Juynboll (2009), et désigne, dans les chaînes de transmission d'un même hadith, le premier nom en qui s'origine un embranchement multiple. Ce personnage est le responsable de la mise en circulation du hadith et de sa formulation, ou de sa création. Juynboll estime que, plus le nombre de personnes ayant transmis un hadith est grand, plus l'historicité de cette transmission peut être affirmée. A contrario, un seule voie de transmission (single strand) à partir du Prophète induit le doute: comment une tradition n'a-t-elle pu être transmise qu'à une seule personne à la fois?

Les hypothèses de Schacht et celles de Juynboll ont été discutées par Motzki, qui voit dans le common link, non pas le créateur d'un hadith, mais le premier grand collecteur de traditions, un maître dont l'enseignement a bénéficié d'un grand nombre de disciples. Il propose une explication au phénomène du single strand: celui-ci ne représente pas la seule voie de transmission possible, mais correspond à l'isnâd qui a été attribué par le collecteur pour désigner celui qui a été son informateur dans la génération des Successeurs, et l'informateur de son informateur dans la génération des Compagnons. On peut supposer que d'autres voies de transmission existent pour le même hadith, mais qu'elles ont disparu car elles ne sont pas passées par ces premiers grands collecteurs (pauvreté des informations et des sources disponibles pour la reconstruction des voies de transmission). Cette possibilité n'est pas à exclure, mais ne doit pas conduire à la conclusion que tous les single strands entre le Prophète et le common link sont fictifs et que tous les textes sont des inventions de ce dernier.

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Si, depuis Schacht, on n'osait plus franchir la ligne rouge du common link dans la datation historique d'une tradition, la méthode développée par Motzki permet de le faire. Cette méthode (isnâd cum matn) ne s'appuie pas seulement sur l'analyse des chaînes de transmission, mais aussi sur les variantes textuelles spécifiques propres à telle ou telle chaîne. L'établissement de familles de textes pour un même hadith lui permet de reconstruire un noyau originel du texte. Motzki ne soutient pas que tous les hadiths remontent authentiquement au Prophète, mais que le common link reçoit bien ses éléments textuels d'un informateur, ce qui permet de reculer la datation historique au dernier tiers du Ier siècle. Il estime aussi possible que, dans leur noyau primitif, ces informations puissent refléter des événements qui se sont effectivement déroulés.

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Cours n°3Le Coran

Le Coran est devenu un texte écrit dans la deuxième moitié du Ier siècle. La Tradition a conservé plusieurs récits de la mise par écrit du Coran.Les nombreux récits autour de la mise par écrit du Coran, dont nous savons gobalement qu'elle a eu lieu sous le califat de 'Uthman (24-35/644-656), peuvent manifester l'inquiétude des traditionnistes à voir la constitution du mushaf s'inscrire dans une conjoncture historique peu favorable: un califat contesté dans une période troublée de fortes dissensions. La circulation des différents recueils du Coran, qui n'étaient pas simplement les dépositaires d'une proclamation prophétique, mais sans doute au sens plein de ce dîn qui fonde la nouvelle communauté, une des sources de légitimité et d'autorité, pouvait présenter un danger pour le pouvoir de Médine. Par ailleurs, le choix de Zayd b. Thâbit, un homme lié à 'Uthman, n'était pas suffisamment consensuel. La version retenue par Bukhârî nous transmet le récit le plus consensuel possible des circonstances de la constitution du Coran. En procédant par dés-historicisation des informations, elle occulte la rivalité de groupes régionaux, et les personnes dont ils se réclament. L'existence d'autres masâhif est reconnue, mais dans l'acte même de leur destruction par le feu. La portée normative de ce récit nous dit ce qui doit être. Nous ne sommes pas dans l'anecdote historique, mais dans une vision prospective au service de l'idéal d'une communauté. D'autant que l'écriture défective sans diacrition utilisée dans les plus anciens documents coraniques ne permet pas d'atteindre l'objectif visé par le troisième calife 'Uthman: fixer un texte pour empêcher les divergences dans la récitation. La description historique, en effet, intéresse peu les traditionnistes qui cherchent plutôt des solutions à des problèmes d'ordre légal, en l'occurrence la fiabilité d'une transmission impeccable du Coran. Chacun des récits véhiculés par la Tradition est une réponse apportée à ce problème.

La première solution est confier l'initiative de l'assemblage du Coran aux successeurs immédiats du Prophète dont la légitimité ne faisait pas de doute: Abû Bakr, souvent associé à 'Umar. En revanche, du côté shiite, l'initiative reviendra à 'Ali, cousin et gendre du Prophète, reconnu comme premier imam. L'établissement du texte se fait bien avant le califat de 'Uthman, peu de temps après la mort du fondateur, voire au moment de sa mort. On nous dit par exemple qu'Abû Bakr avait rassemblé le Coran sur des papyrus ou que 'Ali, immédiatement après la mort du Prophète, « avait juré de ne pas revêtir son manteau avant d'avoir rassemblé le Coran ».

La deuxième solution table sur la qualification exceptionnelle de Zayd b. Thâbit. Son nom apparaît dans la liste de « ceux qui avaient rassemblé le Coran au temps de l'Envoyé de Dieu ». Il peut ainsi tout écrire de mémoire (version retenue par Tabarî). Le fait qu'il ait été l'un des scribes du Prophète permet de justifier le choix de ce seul Compagnon au détriment de 'Abd Allâh b. Mas'ûd par exemple.Cette solution peut être combinée avec celle de l'antériorité: le choix de Zayd n'est pas seulement celui de 'Uthman. Il était déjà celui d'Abû Bakr.

La troisième solution est celle d'une collecte qui rassemble toute la communauté primitive dans l'acte de constitution du futur mushaf. Cette collecte fait appel à la mémoire des hommes. Encore faut-il assurer les conditions de fiabilité dans la transmission du texte. La solution la plus ancienne paraît être celle de la nécessité des deux témoins. On la rapporte par exemple dans un récit de 'Urwa b. al-Zubayr (94/712), dont on sait qu'il a été l'une des sources de Zuhrî: Abû Bakr envoie deux hommes, 'Umar et Zayd, à la porte de la mosquée écrire ce qu'on vient leur réciter du livre de Dieu. Mais il faut que le témoignage soit le fait de deux hommes pour être enregistré. Cette nécessité correspond à l'injonction coranique: « Faites appel à deux témoins parmi vos hommes ».

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Dans la version retenue par Bukhârî, le thème de la collecte est combiné avec celui de la qualification exceptionnelle de Zayd: il y a collecte de l'intérieur de la communauté, mais sous la direction d'un maître d'oeuvre qualifié, Zayd, l'un des scribes du Prophète. Quelques hommes de Quraysh rejoignent ensuite l'homme des Ansâr pour l'établissement définitif du texte.

La quatrième solution est celle du consensus des Compagnons. Comme pour la collecte, c'est de nouveau la communauté qui est impliquée dans la constitution du mushaf, mais à travers une catégorie plus juridique, celle des Compagnons. Cette solution a paru d'une telle légitimité que les récits qui en témoignent ne font pas remonter l'établissement du texte avant 'Uthman. Devant les divergences dans la récitation du Coran, le calife réunit les Compagnons du Prophète et leur demande de mettre par écrit un texte qui servira d'imâm à tous les membres de la commmunauté. Les Compagnons se mettent au travail et, lorsqu'il leur arrive d'être en contradiction sur tel ou tel verset, ils font appel à l'homme auquel le Prophète a fait réciter le passage en question. Certaines traditions font simplement mention des Compagnons de Muhammad, d'autres de douze hommes également répartis entre Muhâjirûn de La Mecque et Ansâr de Médine, d'autres encore de ceux qui se trouvaient à Médine ou dans les environs. Cette solution reflète l'un des aspects les plus rigides de la jurisprudence défendu par certaines des écoles de droit musulman: se référer premièrement à la pratique du Prophète et deuxièmement au consensus des Compagnons, sans élargissement aux gens de la Syrie et de l'Irak, en dehors des frontières naturelles de la péninsule arabique.

La cinquième solution, le recours à la dernière récitation du Prophète avant sa mort, emprunte un motif nettement hagiographique. Certaines traditions racontent que l'ange Gabriel faisait réciter chaque année au Prophète tous les fragments coraniques « descendus » par révélation au cours de la période écoulée, depuis le début de sa carrière prophétique. L'année de sa mort, l'ange fait réciter au Prophète l'ensemble du Coran par deux fois. Cette dernière récitation, destinée à se fixer dans la mémoire des Compagnons, sert alors de critère idéal pour évaluer la qualité de la transmission. Elle suppose un Coran déjà entièrement fixé et ordonné, au moins oralement, avant la mort du Prophète. Cette solution vient souvent se combiner avec celle du consensus des Compagnons ou avec la qualification exceptionnelle de Zayd qui connaît cette dernière récitation.

La dernière solution est que l'écriture du mushaf de 'Uthman n'est qu'une formalité car il existait un texte déjà constitué du vivant même du Prophète. Cela peut être des feuillets chez 'A'isha qui contiennent le texte original du Coran, exactement contemporain de la révélation; ou, pour les shiites, le Coran dicté chaque jour à 'Ali par le Prophète. Mais la réponse qui va s'imposer au cours des siècles chez les sunnites est celle d'une identité entre le mushaf de Zayd et la dernière récitation du Prophète. Cette dernière tradition opère un double glissement: le premier nous fait passer d'une écriture occasionnelle de la révélation par l'un des scribes du Prophètes, Zayd, à la mise par écrit de la dernière récitation; le second confond la dernière récitation du Prophète avec celle de Zayd. L'identité est désormais parfaite; c'est elle qui perdurera dans la Tradition.

Le texte coranique a été fixé très tôt dans son ductus consonnantique qui permet de multiples vocalisations. Sept lectures canoniques ont été reconnues, parfois dix, voire quatorze. À Bagdad, la réforme d'Ibn Mujâhid (324/936), qu'il présente dans un ouvrage intitulé Les sept lectures, marque une étape importante dans l'histoire du texte coranique, non seulement du fait d'avoir été entérinée par le pouvoir politique, mais également en raison du processus de canonisation qu'elle amorce ou prolonge. À partir du Ve siècle, les sept lectures sélectionnées par Ibn Mujâhid commencent à s'imposer presque exclusivement dans la récitation; elles sont systématisées, quoique de façon variable, tandis que les autres lectures restent objet de science ou de spécialité.

John BENMUSSA

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Cours n°4Violence et vérité dans le monothéisme

Réformateurs et radicaux

Les versets les plus violents se trouvent dans la sourate 9, al-Tawba (la repentance), qu'on appelle aussi Bara'a (le désaveu). Tout au long de cette sourate, il y a des appels à combattre et à tuer les « associateurs ». Cettes sourate comporte un verset qu'on a appelé le verset du sabre.

Quand on aborde le problème de la tolérance du Coran, on oppoe deux versets: « Pas de contrainte en religion » (sourate 2, verset 256) et le verset du sabre (sourate 9, verset 5). Les exégètes expliquent le contradiction par la chonologie de la révélation, en disant que le premier verset a été révélé au moment où le Prophète n'avait pas reçu l'ordre de tuer les mécréants. Au fur et à mesure que le rapport de force s'est inversé, ordre lui a été donné de combattre. Le verset du sabre abolit le verset précédent.

Le verset 5 de la sourate 9

Les « mois sacrés » renvoient au contexte de la péninsule arabique, où, pendant un certain nombre de mois, le combat était interdit pour permettre la libre circulation (lieux de pèlerinage).

Les « associateurs » (mushrikûn) sont ceux qui pratiquent le shirk: on associe à Dieu des entités (polythéistes, chrétiens qui associent à Dieu, le Fils et l'Esprit, juifs).

Le verset 29 de la sourate 9: « Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu, et qui ne croient pas au jour dernier, et qui n'interdisent pas ce que Dieu et son Prophète ont interdit, et qui ne suivent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu un livre, jusqu'à ce qu'ils payent la jizzya, en étant abaissés ».

Ce verset a une syntaxe complexe qui peut donner lieu à deux types d'interprétation:− combattez ceux qui ont reçu le livre;− combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et ceux qui ont reçu le livre.

Dire que les chrétiens et les Juifs ne croient pas en Dieu et au jour dernier paraît absurde: ce sont des monothéistes; la croyance dans le jour dernier est partagée par les juifs et les chrétiens.

Les circonstances de la révélation

La révélation du Coran s'est étalée sur 23 ans. Le Coran répond à des questions, à des attaques des opposants, commentent des événements. Il s'agit, à travers la révélation, de répondre aux besoins concrets de la communauté musulmane qui est en train de se constituer.

Pour la sourate Bara'a, on a plusieurs circonstances:− elle aurait été révélée après la rupture du pacte de Hudaybiya (629): il y a eu un problème

entre les alliés de Quraysh et les alliés de Médine; le Prophète a décidé de rompre l'accord passé avec les Mecquois;

− elle aurait été révélée au moment de l'expédition de Tabûk, dans un territoire occupé par une tribu chrétienne, qui a suscité beaucoup d'oppositions (630);

− elle aurait été révélée après la conquête de La Mecque lors du grand pélerinage effectué sous la direction d'Abou Bakr (631);

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− elle aurait été révélée après le pélerinage effectué par le Prophète lui-même (632);

La sourate contient une mention explicite de la bataille de Hunayn (630), de nombreuses allusions à l'opposition à la bataille de Tabûk, dont le nom n'est pas prononcé, des appels à la nécessité du combat (si les musulmans refusent de combattre, Dieu choisira un autre peuple).

I) Rashîd RIDA, commentaire du Manâr

Le Manâr (phare) est une revue fondée au Caire par Rashîd Rida, parue entre 1898 et 1940. Rida est mort en 1935, la revue a été publiée pendant cinq ans par l'organisation des Frères musulmans égyptiens.

Ce commentaire (tafsîr) s'appelle le Manâr parce que le maître de Rida, le shaykh Muhammad 'Abduh (mort en 1905), donnait un cours à la faculté de théologie d'al-Azhar, qui était un commentaire du Coran. Le commentaire commence avec Abduh. À sa mort, c'est Rida qui continue le commentaire de son maître et qui ira jusqu'à la sourate 12.

Le Manâr diffusait les idées du réformisme musulman: faire une réforme de l'islam pour que l'islam puisse correspondre aux attentes de la population du XIXe et du XXe siècle. Il prônait la résistance aux pressions colonialistes. La solution qu'il présentait était de revenir aux fondements de l'islam pour résister au défi de la modernité occidentale: dans ses fondements, l'islam avait unifié toute l'Arabie et conquis une grande partie du monde habité.

Après la Première Guerre mondiale, les Turcs abolissent le califat en 1924. C'est une décision traumatisante pour le monde musulman, suivie de plusieurs congrès pour élire un nouveau calife, mais ces efforts ont été vains. En 1924-1925, c'est aussi la conquête du Hedjaz par les wahabbites (Ibn Séoud), qui avaient déjà conquis une partie de l'Arabie: ils prennent La Mecque et Médine. La conquête a suscité un immense espoir. Rida était un fervent partisan des wahabbites.

Le commentaire du Manâr reste un commentaire traditionnel, qui s'appuie sur la connaissance de la langue et des circonstances de la révélation, avant d'aborder le problème tel qu'il peut préoccuper les musulmans. Rida n'écarte pas la difficulté théologique: comment dire que les juifs et les chrétiens qui ont reçu le livre ne croient pas en Dieu et au jour dernier?Les juifs et les chrétiens ont touché au principe fondamental du monothéisme: le tawhid. Les chrétiens ont divinisé Jésus et les juifs ont divinisé 'Uzayr (verset 30 et 34). Ils accordent à leurs docteurs et moines une autorité qui n'appartient qu'à Dieu. Rida fait remarquer que la Bible, l'Ancien Testament parle très peu de la résurrection, du paradis et de l'Enfer. Pour les chrétiens, c'est plus compliqué parce que Rida ne s'intéresse qu'aux quatre Évangiles et considère apocryphes toutes les Épîtres: dans la partie qui concerne la vie de Jésus, il n'est pas question de résurrection. Les juifs et les chrétiens n'interdisent pas ce que Dieu et le Prophète ont interdit: certains commentateurs avaient compris que juifs et chrétiens ne respectaient pas les mêmes interdits que les musulmans; d'autres commentateurs avaient compris que juifs et chrétiens ne respectaient pas leurs propres interdits; leurs écritures ont été falsifiées.

La différence entre le qitâl et jihâd

Le qitâl est le combat; le jihâd, qu'on peut traduire par guerre sainte, est un effort dans la voie de... Rida appelle au jihâd contre les colonisateurs.

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« Combattez vos désirs comme vous combattez vos ennemis »: le véritable combattant est celui qui combat contre lui-même.

L'islam a contribué à faire disparaître le polythéisme de la péninsule arabique: avec les idolâtres, pas de compromis. En dehors des polythéistes arabes, le Prophète n'a jamais combattu qu'en réponse à ceux qui l'ont attaqué. Rida considère que le jihâd doit être uniquement défensif. Il reconnaît que le Prophète a combattu les polythéistes. À cette exception près, le jihad est toujours défensif.

Rida oppose le jihâd à la guerre. Le jihâd a pour but de répandre la nouvelle religion, tandis que la guerre est quelque chose d'humain, ce qui a tissé l'histoire du monde (guerre de conquête, guerre religieuse ou croisade, guerre d'asservissement des peuples). Il oppose la geste des premiers musulmans à l'histoire barbare des chrétiens et de leur conquête du pouvoir en Europe.

Pour décrire ces conquêtes, il fait appel à son maître Abduh, dont les arguments sont encore reproduits aujourd'hui.Au départ, l'islam a permis d'unifier les tribus de la péninsule arabique comme elles ne l'ont jamais été dans le passé. Une fois cette tâche accomplie, le Prophète a envoyé des lettres aux souverains byzantins, égyptiens et perses pour leur faire parvenir l'islam. Ces souverains n'ont pas répondu et ont fait régner l'insécurité sur les routes commerciales. Le Prophète et ses succeseurs ne font que répondre à une agression. Il a lancé des expéditions qu'il a dirigées ou confiées à ses compagnons dans le but d'assurer la sécurité et de transmettre le message divin. C'est grâce à leur juste comportement, dans la guerre comme dans la paix, que s'est faite l'expansion de l'islam. L'islamisation s'est faite facilement et rapidement parce qu'on avait compris que l'islam était la voie du bonheur. S'est instaurée une relation clientéliste: pour se convertir à l'islam, à l'époque ommeyade, il faut être rattaché à une structure tribale. Il oppose à cela les chrétiens qui ont mis dix siècles à convertir l'Europe par la force du glaive (idée de détacher l'idéal chrétien de sa pratique historique réelle). Rida dit que, si la guerre fait partie des pratiques permanentes des groupes humains, les plus cruels de ses adeptes sont les païens et les chrétiens, et non pas les musulmans. Les gouvernements européens dépensent plus en vue de la guerre qu'en vue de la nation.

Le jihâd s'impose comme une réponse juste à la colonisation. Dans la théorie classique du fiqh, le jihâd est une obligation collective (chaque musulman n'est pas tenu de faire le jihâd: un groupe de musulmans peut suppléer à l'ensemble de la société). Pour Rida, dans cette situation de colonisation du monde musulman, le jihâd devient une obligation individuelle de chaque musulman: accepter la domination d'un non musulman est un péché. Il le traduit en langage moderne comme une « mobilisation générale » face à une agression de l'extérieur.

Il expose la situation des musulmans au XXe siècle. Le Coran doit être un guide pour l'action. Cette visée pragmatique du commenaire doit permettre aux musulmans de prendre position dans les affaires de leur temps. Le monde musulman s'éveille de son long sommeil. L'islam est une religion qui veut la souveraineté, la puissance et la loi. Il doit être doté d'un gouvernement de forme consultative (shûrâ), qui doit être protégé par une armée. Depuis l'intrusion des Occidentaux, l'islam a perdu sa souveraineté: le califat ottoman a été aboli en 1924. Ils se sont attaqués à la religion musulmane en diffusant leur influence à travers leurs écoles missionnaires.

John BENMUSSA

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Panislamisme et panarabisme

Il oppose le panislamisme au panarabisme. Le panislamisme est l'idée qu'il y a une communauté musulmane qui a des intérêts et un idéal commun. Ce panismalisme s'est heurté à un obscurantisme de la part des dirigeants arabes. La lutte contre l'étranger se fait au nom du panarabisme. Pour lui, le nationalisme est une division de la communauté musulmane. C'est une idéologie importée d'Europe qui divise la nation musulmane. Le nationalisme rencontre des échos dans l'histoire des peuples de l'islam. Mais, pour lui, malgré tout, il s'agit d'une division, donc cela ne peut pas être un idéal.

La politique méprisante de la part des Ottomans a conduit à la révolte de Horabi Pacha (1841-1911) contre le Khédive qui a entraîné l'occupation de l'Égypte par les Anglais (1881-1882).

Pour Rida, ce sont les enseignements européens qui ont donné aux particularismes la forme moderne du nationalisme.

Face à ce morcellement nationaliste, qu'en est-il de l'unité politique du monde musulman? Les musulmans ont le devoir de faire le jihâd contre l'autre moitié du monde qui n'est pas musulmane.

Il y a quatre lectures du dâr al-islâm:− tous les territoires sur lesquels les lois de l'islam se sont appliquées à un moment donné de

l'histoire;− tous les territoires où s'est exercée la souveraineté d'un pouvoir islamique authentique: les

quatre premiers califes, les Ommeyades et les Abassides (pas les Ottomans qui sont des Turcs: un hadith du Prophète dit que les gouvernants doivent être de la tribu de Qoraysh);

− les territoires conquis par les seuls Compagnon du Prophète qui avaient le souci de répandre la religion (avec les Ommeyades, on est déjà dans un pouvoir temporel qui n'est plus le califat authentique);

− deux parties: la péninsule arabique, berceau de l'islam, et la Grande Syrie (bilâd ash-shâm), l'Irak et l'Afrique du Nord, qui sont devenus le siège de la civilisation arabe.

Le monde arabe a été contaminé par l'idéologie nationaliste: on ne peut plus s'adresser aux politiques. Le seul espoir réside dans la péninsule arabique, réunifiée sous la domination des wahhabites en 1924.

L'intégrité de la péninsule arabique

Pour Rida, l'intégrité de la péninsule arabe recouvre une importance vitale. Rida dit que s'il était resté des minorités chrétienes ou juives en Arabie, les Occidentaux seraient intervenus en Arabie pour défendre les droits des minorités.Il appelle a débattre du rétablissement du califat. Il oppose les musulmans à la minorité sioniste qui vient de conquérir la Palestine.

II) Sayyid QUTB, À l'ombre du Coran

Sayyid Qutb est un membre des Frères musulmans égyptiens. Il a été pendu par Nasser en 1966 sous l'accusation de complot contre l'État.Ce n'est pas un théologien. Il a une formation moderne. Il a été instituteur et critique littéraire. Il a été envoyé pour un stage pédagogique aux États-Unis entre 1948 et 1951. Cette expérience a été

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révélatrice de ce que pouvait être la société occidentale. En revenant, il rejoint le mouvement des Frères musulmans. Dès 1954, le pouvoir de Nasser déclare son hostilité aux Frères musulmans qui peuvent lui faire ombrage. Au moment de l'assassinat de Hassan al-Bannah en 1948, on dit que les Frères musulmans comptaient un million de membres. À partir de 1954, Sayyid Qutb est emprisonné jusqu'à la fin de sa vie (à part huit mois). Son commentaire du Coran est une oeuvre militante écrite en prison.

Avec le Manâr, on a affaire pour une part à un savoir traditionnel, qui prend en compte les divergences et les présente. Avec Sayyid Qutb, on a affaire à une oeuvre monolithique, dont Qutb dit qu'elle est la véritable vision de l'islam. Si le discours du Manâr s'adresse avant tout aux musulmans, Qutb prend pour interlocuteur l'humanité entière: l'islam a une vocation universelle, et le devoir de chaque musulman est de répandre l'islam, parce qu'il n'y a qu'un seul Dieu, créateur de tous les hommes et du monde dans lequel ils vivent. Il faut prendre le Coran pour juge de sa propre vie et vivre « à l'ombre du Coran ». Il s'agit de refonder un ordre social, incarné à l'époque du Prophète et de ses compagnons, et qui a été recouvert par les forces de la jahilyya, représentée aujourd'hui par la civilsiation européene et américaine.

Pour Sayyid Qutb, la science et la religion ne peuvent être qu'en accord parce que leur source commune est Dieu. Un ordre social qui s'appuirait sur la science et les lois positives ne peut pas s'opposer à un état islamique.

On doit trouver dans le Coran la trace d'une pédagogie divine qui est encore valable aujourd'hui parce que la nature humaine est permanente: tous les hommes ont été créés par Dieu. Il peut y avoir des changements en fonction des époques et des sociétés, mais ces changements ne sont que superficiels.

L'existence de l'islam n'est pas déterminée par les conditions dans lesquelles il est apparu: ce ne sont pas les musulmans qui ont institué l'islam mais l'islam qui a institué les musulmans. Sayyid Qutb parle de « l'asservissement de l'homme par l'homme ».

La lecture de Sayyid Qutb est-elle une lecture littérale du Coran?

On passe par dessus toute l'expérience historique des musulmans et on nous dit qu'il faut revenir aux sources de l'islam. Il faut revenir à la geste du Prophète et de ses compagnons. Le Coran ne nous raconte pas ce qu'il s'est passé pendant les 23 années de la carrière du Prophète. On a des questions ouvertes par le Coran. Si on sait avec exactitude ce qui s'est passé, on le sait en lisant la Sîra, qui est une élaboration de la tradition. Sayyid Qutb s'appuie sur ces données biographiques. Qutb est-il un fondamentaliste ou un intégriste (qui se réfère à la tradition)? Aucune qualification ne colle.

On est à une époque où on estime que l'islam doit s'adapter à a modernité. Avec Sayyid Qutb, l'-islam doit affronter l'Occident, incarnation de cette jahilyya, forces obscures de l'ignorance qui se sont opposées à l'islam. Le jihâd doit devenir offensif.

Commentaire du verset 29 de la sourate 9

Sayyid Qutb est guidé par la volonté de trouver la logique qui débouche sur un appel généralisé au jihâd.

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Dans le verset 29, il trouve à la fois la preuve de l'opposition théologique (les juifs et les chrétiens sont des muchrikûn) et la matrice de tous les événements ultéreurs. La volonté de Dieu est la matrice de tous els événements. Dieu dit que l'islam doit toujours s'affronter aux juifs et aux chrétiens.

Pourquoi la coexistence avec les juifs et les chrétiens est-elle impossible? Il y a un principe intangible dans l'islam: pas de contrainte en religion (lâ ikra fî dîn). Le principe ne s'applique qu'après que les juifs et les chrétiens ont être soumis politiquement (payement d'un impôt). Pour Sayyid Qutb, il ne s'agit pas d'emprunter le point de vue des orientalistes qui pensent que le Prophète aurait modifié son jugement en fonction des rapports de force: sur le fond, l'islam n'a pas varié dans son jugement sur la croyance des juifs et des chrétiens, mais sur le comportement à adopter avec les juifs et les chrétiens.

Les juifs et les chrétiens ont déclaré une guerre à l'islam, les juifs en particulier. Pour lui, les juifs ont trahi de façon successive le Prophète. Ils ont été actifs dans les divisions de la communauté musulmane après la mort de Muhammad, dans la guerre civile qui s'en suivie et dans les divisions entre chiites et sunnites. Sayyid Qutb prend très au sérieux le rôle d'Abdallah Ibn Saba' dans la création d'une opposition entre sunnites et chiites.Il dit que les juifs sont derrière les interprétations qu'on a fait subir aux hadith et à la Sîra, considérés comme des récits sans fondements venus entacher la compréhension du Coran.À l'époque moderne, les juifs sont derrière toutes les catastrophes qui ont pu advenir aux musulmans.

Dès que l'islam a surgi, l'Église a senti le danger que constituait la nouvelle religion face à une doctrine chrétienne, amalgame entre paroles de Jésus, éléments empruntés au paganisme et des aberrations de l'Église. Pour Sayyid Qutb, l'hostilité des Byzantins s'est manifestée devant la libération des colonies impériales. Il s'agit d'une oeuvre positive et de libération. Les croisades se poursuivent avec le colonialisme, l'impéralisme, etc.

Dans ce verset 29, le Coran dit vrai: depuis toujours et pour toujours, les juifs et les chrétiens sont hostiles à l'islam.

L'islam est la seule religion authentique, elle a donc le devoir de lever les obstacles matériels qui empêchent la diffusion du message islamique: « c'est seulement à l'ombe d'un pouvoir musulman que pourra s'accomplir l'euvre de libération de l'homme ».

Sayyid Qutb justifie le paiement de la jizzya: signe de la soumission politique et contribution au budget de la défense. L'effort de guerre ne peut être assumé que par les musulmans. Les juifs et les chrétiens sont protégés mais ne participent pas à l'effort militaire. Les objectifs en matière de justice sociale doivent être prioritaires.

Pour Qutb, on ne discute pas des modalités d'application de la charia tant qu'on n'a pas de gouvernement islamique.

III) Tariq RAMADAN, Jihâd, violence, guerre et paix en islam

On a l'exposé de sa méthode: il ne s'agit pas de s'en tenir à lire l'actualité des événements sans revenir aux sources de l'islam. C'est la position d'un islamiste réformiste.

John BENMUSSA

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Le jihâd est plus englobant que le harb, guerre d'agression. Pour Ramadan, la guerre fait partie de l'histoire humaine; il y a des guerres justes et des guerres injustes. La racine de la violence est en tout homme. Le jihâd pourrait être une guerre qui a des règles. Le Prophète, en revenant d'une expédition, aurait dit: « nous sommes revenus du petit jihâd au grand jihâd » (lutte contre soi-même et ses passions).

Pendant treize ans, à La Mecque, les musulmans ont été persécutés et ont reçu le droit de se défendre, de leur résister.Ramadan a le souci d'inscrire l'islam dans une logique plus universelle, dans la logique des droits de l'Homme.

« Tout, dans le message de l'islam, appalle à la paix et à la coexistence entre les hommes et les nations »: c'est le contraire de Sayyid Qutb.

On est obligé de contextualiser le Coran en revenant à la Sîra ou aux commentaires: ce verset a été révélé une fois que les musulmans ont été expulsés de La Mecque.

Qutb analyse les treize années à La Mecque en disant qu'il n'y a pas eu de violence: c'est quelque chose qui doit servir d'exemple aux musulmans. Quand le rapport de force n'est pas en faveur des musulmans, on est à La Mecque. Si le rapport de force est en faveur des musulmans, le jihâd redevient un devoir. Ce n'est pas la position de Ramadan.

Ramadan se sert du langage des droits de l'Homme, de la logique universelle de la légitime défense, et fait le lien avec l'islam.

« Combattez-les jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'association »: il n'y a pas d'adéquation entre le verset le commentaire. Si les non musulmans ont une attitude amicale vis-à-vis des musulmans, il n'y a pas devoir de les combattre. On a le droit d'interpréter un verset qui appelle au combat par un autre verset qui appelle à ne pas combattre. Un des versets les plus offensifs du Coran est édulcoré par le commentaire.

John BENMUSSA