intelligence économique en chine et au royaume-uni

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INTERNATIONAL '. Intelligence économique en Chine et au Royaume-Uni Exemples et pratiques Par Philippe CLERC *. L ' intelligence économique est devenue un sujet qu'il convient de prendre en considération, compte tenu de l'importance et de l'intérêt que celui-ci suscite dans une majorité de pays. À la fois politique, stratégie nationale et démarche d'entreprise, l'intelligence économique constitue une capacité de compréhension collective des enjeux et des réalités de l'environnement économiqùe, culturel, social et politique, un processus d'aide à la décision et au pilotage des stratégies, notamment par des démarches d'influence. L.:auteurse propose de revenir sur les spécificités et les pratiques mises en place en matière d'intelligence économique en Chine et au Royaume-Uni. , Philippe Clerc est diplômé en sciences politiques (lEP Grenoble), et titulaire d'un Diplôme d'études approfondies (DEA) en sciencesdes organisa- tions(ParisDauphine).En 1992,il est chargé de mission au Commissariat général du Plan. rapporteur généraldu groupe de travail présidé par Henri Martre "Intelligence économique et stratégie des entreprises" (Documentation française, 1994). En 1995, il occupe le poste de chefde lamissioncompétitiv~éet sécurité économique au Secrétariatgénéral de la défense nationale (SGDN). Président de J'Association française pour le développement de l'intelligence économique (AFDIE), il est actuellementdirecteur de l'intelli- gence économique. de l'innova- tion et des technologies de l'information à l'Assemblée des chambresfrançaises de commer- ce et d'industrie (ACFCI). Notre point de vue, partagé avec d'autres (1)est que l'intelligence économique dans chaque pays se nourrit d'une culture stratégique spécifique (latine, chinoise, asiatique, anglo-saxonne). Celle-ci fonde des comporte- ments et des savoir-faire concurrentiels ou coopératifs . spécifiques. Elle s'exprime à travers des organisations 1 particulières. Ces fondamentaux se retrouvent au sein "d'écoles" d'intelligence économique - américaine, suédoise, française, anglaise, chinoise - et sont transmis dans des enseignements de plus en plus aboutis, ainsi qu'au sein de communautés de pratiques. Pour illustrer cette dynamique à l'oeuvre dans les systèmes nationaux d'intelligence économique, nous avons choisi deux exemples. 1~ TRIMESTRE 2006 - N° 218

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Page 1: Intelligence économique en Chine et au Royaume-Uni

INTERNATIONAL

'. Intelligenceéconomique en Chine

et au Royaume-UniExemples et pratiques

Par Philippe CLERC *.

L' intelligence économique est devenue un sujet qu'ilconvient de prendre en considération, compte tenu del'importance et de l'intérêt que celui-ci suscite dans une

majorité de pays. À la fois politique, stratégie nationale etdémarche d'entreprise, l'intelligence économique constitue unecapacité de compréhension collective des enjeux et des réalitésde l'environnement économiqùe, culturel, social et politique, unprocessus d'aide à la décision et au pilotage des stratégies,notamment par des démarches d'influence. L.:auteurse propose de revenir sur lesspécificités et les pratiques mises en place en matière d'intelligence économiqueen Chine et au Royaume-Uni.

, Philippe Clerc est diplômé ensciences politiques (lEPGrenoble), et titulaire d'unDiplôme d'études approfondies(DEA) en sciencesdes organisa-tions (ParisDauphine).En 1992,ilest chargé de mission auCommissariat général du Plan.rapporteur généraldu groupe detravail présidé par Henri Martre"Intelligence économique etstratégie des entreprises"(Documentation française, 1994).En 1995, il occupe le poste dechefde lamissioncompétitiv~éetsécurité économique auSecrétariatgénéral de la défensenationale (SGDN). PrésidentdeJ'Association française pour ledéveloppement de l'intelligenceéconomique (AFDIE), il estactuellementdirecteur de l'intelli-gence économique. de l'innova-tion et des technologies del'information à l'Assemblée deschambresfrançaises de commer-ce et d'industrie (ACFCI).

Notre point de vue, partagé avec d'autres (1)est quel'intelligence économique dans chaque pays se nourritd'une culture stratégique spécifique (latine, chinoise,asiatique, anglo-saxonne). Celle-ci fonde des comporte-ments et des savoir-faire concurrentiels ou coopératifs .spécifiques. Elle s'exprime à travers des organisations 1particulières. Ces fondamentaux se retrouvent au sein"d'écoles" d'intelligence économique - américaine,suédoise, française, anglaise, chinoise - et sont transmisdans des enseignements de plus en plus aboutis, ainsiqu'au sein de communautés de pratiques.

Pour illustrer cette dynamique à l'œuvre dans lessystèmes nationaux d'intelligence économique, nousavons choisi deux exemples.

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INTERNATIONAL

Premièrement, la Chine, pour détecter comment, selonquelles pratiques et quelles organisations, l'intelligenceéconomique peut devenir le vecteur d'accès et d'accultu-ration à l'économie de marché dans une démarche résolued'hégémonie commerciale. Deuxièmement, le Royaume-Uni, parce qu'il déploie des stratégies redoutables, alliantveille, culture de réseau et influence, à travers un disposi-tif d'intelligence économique non formalisé.

( 1) Bernard Nadoulek, Lépopéedes civilisations, Eyrolles, 2005.François Jullien, "conférence surl'eflicac~é",PUF,Paris, 2005.

De ces deux exemples, il convient, certainement, detirer des leçons en termes d'intelligence organisationnelleet stratégique, au moment où la France constate le décro-chage de ses positions technologiques, peine à innover ycompris dans les secteurs traditionnels, redouteune faiblesse durable de son commerce interna-tional et tente de définir une stratégie de recon-quête. En effet, chacun de ces deux pays pilotesa croissance internationale en s'appuyant surdes réseaux d'intelligence économique éprou-vés (Chine) ou reconfigurés (Royaume-Uni).

;~Il existe

une écolechinoisedel'intelligenceéconomique.

La Chine: l'apprentissage des savoir-faire anglo-saxonsde l'intelligence concurrentielle

Il existe une école chinoise de l'intelligence écono-mique. Nous formulons l'hypothèse qu'elle se renforceactuellement pour former un "mix stratégique", redou-table arme d'appui à la conquête des marchés et que nosindustriels rencontrent régulièrement dans les négocia-

Il tions sur les transferts de technologies au cœur des grandsl' contrats. De quoi s'agit-il? Du croisement des cultures

stratégiques et des pratiques d'intelligence économique,un phénomène amplifié par la mondialisation. Commentse traduit-il? Dans une savante conjugaison de la penséestratégique traditionnelle chinoise et des méthodologiesde l'école américaine de l'intelligence concurrentielle oudu business intelligence.

L'intelligence économique et stratégique en Chine estl'héritière du philosophe Sun Zu qui recommandait, enparticulier, d'attaquer les plans de l'ennemi par "l'infor-

REVUE DE LA GENDARMERIE NAnONAlE

INTERNATIONAL

(2) Interview de Q. Miao.'Explosion de la demande pourl'intelligence compétitive enChine", Le MOC!, n° 1720,septembre 2005.

(3) 'Le Mofcom chinois à la conquê-

te de la planète", 1ntelligence

Online, 7 janvier 2005.

(4) Ministère japonais del'Industrie.

mation préalable" acquise par des agents secrets etpermè~tant d'anticiper les intentions de l'adversaire. LesChinois disposent d'un éminent savoir-faire en matière deveille scientifique et technique.

Dès les années 1950, le gouvernement favorise sondéveloppement au sein de l'Académie des sciences. Lesréseaux dans ce domaine sont animés par l'Institutd'information scientifique et technique, les expertschinois pratiquant les techniques du suivi de l'état del'art, de "démontage de produits", de transfert de techno-logie. L'évolution, en Chine, doit s'opérer dans l'affirma-tion claire de la distinction entre espionnage économiqueet recueil d'information ouverte. L'intelligence écono-mique dans son acception contemporaine - la gestion durenseignement économique recueilli par des moyenslégaux - s'est bâtie dans la mouvance de la disciplinefondée par l'école américaine, mais en toute indépen-dance. L'un de ses fondateurs emblématique est le profes-seur Qihao Miao, directeur de la Shangai Library. Il estvice-président fondateur de l'organisation qui rassembleles professionnels de l'intelligence concurrentielle, TheSociety of Competitive Intelligence China, créée en 1991,et s'efforce de faire « le lien entre la communauté inter-

nationale et les professionnels chinois (2)». Elle comprendaujourd'hui mille membres dont quatre cents entrepriseset six cents membres individuels, organise chaque annéeune conférence et propose plusieurs formations. En 2002,les experts chinois avaient déjà publié une dizained'ouvrages/manuels sur l'intelligence concurrentielle. En.2005, une nouvelle revue trimestrielle d'intelligence 1économique a été lancée en langue chinoise.

Dans l'organisation chinoise, le ministère du commerceextérieur (3)(Mofcom), surnommé "ministère du monde",est considéré comme le système de renseignement écono-mique le plus puissant de la planète. Réorganisé, dans lesannées 1990, sur le modèle du Miti (4)japonais, il a pourmission d'accompagner les mutations économiques de laChine sur l'échiquier mondial. On repère dans son organi-sation des structures d'intelligence économique et les têtes

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INTERNATIONAL

de réseaux mondiaux. Ces structures ont en charge lepilotage d'actions et de fonctions ciblées, d'analyse etd'interprétation (département des affaires économiques etdu commerce international, département des sciences etdes technologies, "Think tanks" tel que l'Institut derelations internationales qui regroupe environ cinq centsexperts chercheurs).

le dispositifd'intelligenceéconomique

chinois se déploierapidement etles stratèges

innovent.

Les réseaux de renseignement économiquesont considérables et difficiles à identifier et àévaluer. Tête de pont de la stratégie de guerreéconomique de la Chine, les réseaux duMofcom coopèrent avec les services de laSécurité d'État (Guoanbu) et ses réseauxd'agents dits de "poissons en eau profonde". Ilss'appuient sur les puissantes diasporas chinoisesà travers le monde (entre 25 et 50 millions d'individus),sur d'innombrables sociétés écrans et des associationsd'étudiants. Les Américains considèrent, à cet égard, queles universités et les écoles sont le maillon faible de leurpropre dispositif de sécurité économique vis-à-vis del'offensive des réseaux chinois, y compris mafieux.

Le dispositif d'intelligence économique de la Chine sedéploie rapidement et les stratèges innovent. À ce propos,les auteurs chinois de La guerre hors limite (5)illustrent lerapprochement des nouvelles matrices stratégiques anglo-saxonnes fondées sur l'art de l'influence, levier d'actioncher aux Chinois. Ils considèrent, en effet, que pour. « éviter la course aux armements épuisante et sans espoir,

l , la réponseest un élargissementdesactionsdeguerreà tousles domaines autres que le domaine militaire, à tous lesmoyens autres que les moyens militaires» : art de la guerreéconomique et de l'information, l'influence devient outilde puissance.

(5) Qiao Liang&W.Xiangsui.Laguerre hors limrtes. Payot &Rivages.Paris.2003

Royaume-Uni: réseau, veille et influence

Nous avons choisi de présenter ici la stratégie offensiveque le gouvernement Blair a décidé de lancer pourcombler le retard britannique en matière d'innovation et

REVUEDELA GEND.IIMERIEIWIOIW.E

INTERNATIONAL

(6) www.businesslink.gov.uk

(7) www.globaJwatchonline.comet "Comment Londresdéveloppeses technologies.. IntelligenceOnLine. 15juillet 2005.

dynamiser le commerce international. Adossée dans lacontinuité des constructions établies, elle allie commedans une chaîne de valeur un système de veille en réseauà des stratégies de lobbying et d'influence.

Les Anglais possèdent un savoir-faire historique enmatière d'intelligence économique (fonctionnement enréseau, intérêt national partagé, technique de guerreéconomique...), ce qui leur a permis de se doter d'uneculture offensive du renseignement économique large-ment diffusée dans les grands groupes. Un regard sur ledispositif d'appui à la stratégie nationale d'innovation etd'exportation permet d'identifier la main de l'État. Dès1995, le gouvernement britannique met en place uneorganisation sophistiquée d'appui à l'innovation et àl'export: les business links. Véritables réseaux territoriauxd'appui et de diffusion de pratiques et d'informationsutiles aux entrprises, cette organisation de quarante-cinqpoints locaux dispose d'un site gouvernemental (6)surlequel on peut lire un échantillon de la culture britanniqued'intelligence économique. Plusieurs fiches méthodolo-giques, illustrées par des témoignages de dirigeants dePME, indiquent des techniques de management offensifde la concurrence: «à propos de mon concurrent,comment pense-t-il ? Quelles sont ses forces, ses faiblesses?Comment s'informer sur lui? Où peut-il être attaqué? Oùle risque d'attaquer est-il le plus grand? »

La seconde pièce du dispositif britannique, plus récente,est le réseau Globalwatch(1J.

IlIl s'agit d'un réseau de veille et de lobbying international 1au service des entreprises britanniques. Il fournit un appuiciblé sur l'identification et l'accès à des technologies et despratiques étrangères en matière d'innovation. La revueGlobal Watch Magazine, accessibleen ligne, permet d'appré-cier la valeur de la partie visible du dispositif de veille et dele comparer, par exemple, aux productions de l'Agence pourla diffusion de l'information technologique (Adit) qui ainnové dans ce domaine depuis de nombreuses années.

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INTERNATIONAL INTERNATIONAL

,,'

nos crispations et de nos "conservatismes stratégiques",'comme ce fut le cas dans les années 1990, avec "l'extinc-tlon" de la prometteuse politique pilotée par le comitépour la compétitivité et la sécurité économique. La Chineet le Royaume-Uni innovent et transforment leurs organi-sations et leurs stratégies. Allons voir de plus près. .

Ce réseau international est piloté par le départementinnovation (Innovation group) du ministère du Commerceet de l'industrie, ainsi que par le ministère des Mfairesétrangères. L'animation en a été confiée à un acteur privéhistorique de l'innovation au Royaume-Uni, PERAInnovation. Le dispositif de veille sur l'innovation, lestechnologies et les marchés correspondantsdispose de quinze implantations dans lemonde, dont neuf en Asie pour mieux servir lesentreprises. Il est nourri par le réseau humaindes International Technology Promoters, dontla mission de veille, d'influence et de lobbyingconsiste à repérer, négocier et promouvoir lesintérêts de l'économie et des entreprises britan-niques, notamment en organisant des missionsrégulières à l'étranger pour les entreprises.

Les Anglais sesont dotés

d'une cultureoffensive du

renseignementéconomique.

La stratégie britannique est complétée par deux dispo-sitifs d'orientation stratégique. Le premier est un disposi-tif de prospective, le programme dit Forsight dont lesmissions sont d'identifier les futures opportunités, "lechamp des possibles" pour l'économie britannique dansles domaines scientifiques et techniques. Le second est uneunité de stratégie technologique, le Technology StrategyBoard, comité consultatif auprès du gouvernement,composé de patrons de la recherche de grands groupes,tels qu'IBM, Pfizer...

IliP.9!l La France a fait le choix d'une stratégie ambitieuse en~ matière d'intelligence économique. Confiée à M. Alain

Juillet, elle apparaît à la hauteur des enjeux que d'innom-brables rapports et diagnostics ont identifiés, notammentdans sa déclinaison territoriale et de sécurité économiqueoffensive. Mais, cette stratégie permettra-t-elle à la Francede recouvrer des marges de manœuvre et d'influence àl'international? L'effort à produire est, à notre avis, encoreconsidérable de ce point de vue. Le risque est grand defreiner, voire de perdre les avancées essentielles accompliesaujourd'hui. Cette stratégie ne risque-t-elle pas de pâtir de

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