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HAON DESPROGIEN. FILIATIONS LITTÉRAIRES ET PANTHÉON PERSONNEL Florence Leca Mercier et Anne-Marie Paille! élange savoureux et cocasse du ludique et du polémique, entre langue littéraire et vulgarité maîtrisée, l'humour bien particulier de Pierre Desproges s'inscrit dans une tradition fran- çaise à la fois littéraire et populaire. Filiations littéraires Desproges, sans doute le plus littéraire des humoristes français, se considérait lui-même comme un « écriveur », et il se met en scène, parodiant cette tradition de la langue littéraire française, soucieuse d'élégance, « cherchant sans y croire l'idée fulgurante d'où jaillirait l'une de ces pages implacables où la délicatesse nacrée du style le dispute à la clairvoyance rigoureuse de l'analyse austère au lyrisme glacé » (i). La première filiation, la plus ancienne, c'est la veine burlesque, le plaisir de jouer avec la langue, qui remonte à François Rabelais, dont l'humoriste d'ailleurs se réclame :

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Date : JUIL/AOUT 18

Pays : FrancePériodicité : Mensuel

Journaliste : Florence LecaMercier et Anne-Marie Paillet

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HAON DESPROGIEN.FILIATIONS LITTÉRAIRESET PANTHÉON PERSONNEL

Florence Leca Mercier et Anne-Marie Paille!

élange savoureux et cocasse du ludique et dupolémique, entre langue littéraire et vulgaritémaîtrisée, l'humour bien particulier de PierreDesproges s'inscrit dans une tradition fran-çaise à la fois littéraire et populaire.

Filiations littéraires

Desproges, sans doute le plus littéraire des humoristes français, se

considérait lui-même comme un « écriveur », et il se met en scène,

parodiant cette tradition de la langue littéraire française, soucieuse

d'élégance, « cherchant sans y croire l'idée fulgurante d'où jaillirait

l'une de ces pages implacables où la délicatesse nacrée du style le

dispute à la clairvoyance rigoureuse de l'analyse austère au lyrisme

glacé » (i).

La première filiation, la plus ancienne, c'est la veine burlesque, le

plaisir de jouer avec la langue, qui remonte à François Rabelais, dont

l'humoriste d'ailleurs se réclame :

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« François Rabelais tut en son temps le plus éblouissantserviteur des belles-lettres françaises, non pas malgré,mais à cause de l'artisanale magie de son verbe dontles superbes jurons colorés déculottaient déjà ces hémi-plégiques du langage qui cachent leurs mots crus etmontrent au tout-venant leurs langues cuites, surbouil-lies, sans saveurs et sans images. (2) »

C'est de cette jouissance de la langue que témoignent les nom-breux néologismes, comme « complexoïde », « émouvance », le tru-culent « zigounipiloupiler » ; ou les mots-valises (télescopage de deuxmots) tels « perversatile », ou « libidœil ».

Mais l'humour de Desproges est loin d'être gratuit. On reconnaîtla tradition d'une ironie humaniste à la Voltaire lorsqu'il dénonce lesfanatismes ou la guerre en feignant d'en valoriser les codes. Il suffitd'ouvrir le premier chapitre du Manuel de savoir-vivre à l'usage desrustres et des malpolis, intitulé « Les bonnes manières à la guerre »,qui pose la question insolite, mais cruciale : « L'ennemi, pourquoifaire ? »

« L'altesse et la sérénité, [...] ça ne s'attrape pas au lit comme lavérole ou le droit d'aînesse » : ce n'est pas Voltaire qui parle, c'est bienDesproges dans les Chroniques de la haine ordinaire (à partir d'uncalembour sur « altesse sérénissime », il est vrai) qui suggère cette fausseéquation entre les privilèges et la maladie Rorence Leca Merc|er; maî(re de

vénérienne, qui «s'attrape au l i t», rappe- conférences à Sorbonne Université,

lam également le mot de Figaro au Comte et Anne Mane Paillet-maître de

AI A i / i • conférences à l'École normaleAlmaviva : « vous vous êtes donne la peineL superieure de Pans, enseignent la

de naître ». Voltaire, lui, comparait, en sens l inguis t ique et la stylistique Elles ontinverse, la vérole, maladie très européenne, publié ensemble « ie suis un artiste

à... la controverse : « dans notre continent, dégagé »Pierre Desproges rhumour'le style, l'humanisme (Rue d'Ulm,

cette maladie nous est particulière, comme 2014) et le Sens de ,.humour 5tylS:

la controverse » (Candide). La vérole semble genres, contextes (L'Harmattan, 2018)un prétexte pour introduire un autre fléau, la controverse, qu'on ne s'at-tendait pas à voir invitée ici - au lecteur d'apprécier le sous-entendu...Ce discours critique imprévisible, Desproges en use pour dénoncer la

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torture, en amorçant l'énoncé sur un élément totalement anodin, etmême loufoque, pour aboutir à une dénonciation grave :

« Bien plus que le costume trois pièces et la pince à vélo,c'est la pratique de la torture qui permet de distinguer àcoup sûr l'homme de la bête. (3) »

II exploite ici la tradition du faux éloge, du paradoxe ironique : supé-riorité de l'homme sur l'animal?... Voltaire dans le Dictionnaire philo-sophique ne s'y prenait pas autrement pour dénoncer la guerre, dans cetécosystème bien particulier : « les mouches sont nées pour être mangéespar des araignées, les araignées par les hirondelles, les hirondelles par lespies-grièches, les pies-grièches par les aigles, les aigles pour être tués parles hommes, et les hommes, pour se tuer les uns les autres. »

Endormir la vigilance pour assurer l'effet de choc: Desproges,dans ses phrases qui font le grand écart entre deux univers, l'a apprisdes plus grands. Quant à la dénonciation des stéréotypes, bourgeois,racistes ou machistes, Desproges a un illustre prédécesseur :

« Blondes : plus chaudes que les brunes (Voy. brunes) »« Brunes : plus chaudes que les blondes (Voy. blondes) »

Desproges ? Non : Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues (lerenvoi illogique manifeste évidemment le second degré de l'énoncé).

Clichés et idées reçues, emblèmes de la médiocrité qu'il exècre,sont bien pour Desproges une cible privilégiée. Bon nombre de défi-nitions de Flaubert sont en fait des prescriptions, rappelant le genredu manuel ou du guide, dont s'inspire Desproges. « Italie : doit sevoir immédiatement après le mariage », écrivait Flaubert. Desprogesajoute une touche d'absurdité, en répondant ainsi à la question « Quiemmener en voyage de noces ? » :

« Au départ, afin de mettre toutes les chances de votrecôté pour que votre voyage de noces soit un succès total,[...] la première chose à faire est de partir SEUL. »

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Plus proche de nous, on peut déceler dans la désinvolture de Des-

proges l'héritage d'Alphonse Allais et sa « fumisterie », ses aphorismesparadoxaux, son humour noir (« À quoi bon prendre la vie au sérieux,

puisque de toute façon nous n'en sortirons pas vivants ? »). L'image de

Desproges « ni de droite ni de gauche », contre toute forme de médio-

crité, rappelle la posture de cet écrivain, à la fois anarchiste et réac-

tionnaire, qui était chroniqueur comme lui, et qui a débuté sur scène

(celle du Chat-Noir). Quant au mélange du littéraire et du vulgaire,

des niveaux de langue que cultivait Allais, Desproges le systématise

avec le voisinage de l'imparfait du subjonctif et de termes grossiers :

« Pourquoi a-t-il fallu, comme un vieux eon de cheval qui retourne

au picotin, que je poussasse la porte à battants pour aller réclamer undemi? (4) »

D'Alphonse Allais, Desproges hérite encore la fabrique de fausses

citations, comme cette plaisanterie volontairement douteuse, attri-

buée à un homme tristement célèbre, non pour sa phrase mais pour

ses crimes contre l'humanité : « car, comme le disait Himmler, on ne

peut pas être au four et au moulin » (5).

Desproges s'inscrit également dans cette tradition bien française

du jeu avec les proverbes et les expressions figées, allant d'Allais à

Pierre Daninos et à Pierre Dac en passant par Jules Renard : « Par-

tir, c'est mourir un peu, mais mourir, c'est partir beaucoup » ; « Je

me suis toujours demande si les gauchers passaient l'arme à droite »

(Allais). Même jeu chez Desproges, sur les clichés littéraires: «Je

semis le fa se dérober sous mes pas alors que, normalement, c'est le

sol, c'est vous dire à quel point j'étais bouleversé » (6) ; aussi bien

que sur des expressions courantes : « je suis gaucher contrariant »,

ou « je suis un artiste dégagé » (7). En même temps qu'à une fête

du langage, on assiste à une critique acerbe de la bien-pensance,

lorsqu'il oppose ainsi la pauvreté cachée à la misère voyante, « la

lèpre avec moignon sur rue » (8).

C'est ce mélange bien particulier du loufoque incongru et du para-

doxe à la Voltaire qui fait l'humour proprement desprogien : « Les ani-

maux sont moins intolérants que nous: un cochon affamé mangera

du musulman. (9) »

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Au panthéon de l'humour desprogien

« Humoriste, c'est un mot grave et prétentieux commephilosophe, ou spécialiste: je ne suis pas un spécialistede l'humour. C'est par humilité que je ne veux pas êtrehumoriste. En revanche, c'est par vanité que je ne veuxpas être comique. Un comique, c'est un type qui a le nezrouge, qui pète à table, qui se met une fausse barbe : çame glace totalement » (lû).

S'il ne veut donc pas être Coluche ; s'il salue en Pierre Perret l'ama-teur de bonne chère plutôt que l'humoriste (« Pierrot, mon frère,comme moi tu sais ce que jouir veut dire » (ll)) ; s'il se veut avanttout irrécupérable, dans tous les sens du terme, Pierre Desproges anéanmoins un panthéon personnel, et ses fleurs d'humour noir etvachard sont entées dans un terreau fertile qui va d'Alexandre Vialatteà l'Almanach Vermot. Ce célèbre éphéméride est une source durabled'inspiration potache. Tout amateur se souvient de « II faut tout plier,tout peut se plier » (12), parodie approximative de la chanson de Brel« Ne me quitte pas » ; ou encore de : « II fallait qu'un homme se levâtet qu'il fustigeât l'inconduite des enfants. Il est né, c'est Serre » (13).Mais chez Desproges l'Almanach Vermot est élevé au rang des belles-lettres, nourri de prose Grand Siècle, tout en périodes classiques, avecimparfaits du subjonctif et clausules.

Les hommages que le procureur au « Tribunal des flagrants délires »rendit à ses modèles sont nombreux, éloges empoisonnés (on ne serefait pas), mais parfois sans mélange: « Même pour rire, je suis inca-pable d'enfoncer Cavanna » ; et à propos de Reiser, il souligne « saluxuriante carrière d'humoriste graphique » (14).

Sa famille de cœur est hétéroclite par les genres artistiques maisreliée par un même ADN de provocation et d'iconoclastie. Aux côtésdes écrivains, des humoristes, on trouve des dessinateurs (Cavanna,Reiser, Serre, Sine, Sempé) ; des showmen (Pierre Doris, Pierre Dac,Francis Blanche, Jacques Martin, Jean Yanne, « qui a plus fait pourla promotion du mauvais goût en France que Jaruzelski pour la pro-

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motion de Solidarnosc en Pologne » (15)) ; des chanteurs (RobyLapointe, Georges Brassens, qui « était plus qu'un chanteur. C'étaitune très belle langue » (16)).

Dans ce panthéon, il convient de distinguer ceux avec qui il se sentdes affinités électives par leur conception de l'humour (humour noir,

mauvais goût, provocation parfois extrême), et ceux qui sont aussides modèles stylistiques, comme Vialatte et, pour la partie scène, lesduos Pierre Dac-Francis Blanche et Jean Yanne-Jacques Martin, grâceà qui le jeune Desproges trouvera sa voie et sa « voix », c'est-à-dire cephrasé si particulier, équivalent vocal de la période oratoire à l'écrit,qui rend distingués le plus pourri des calembours ou la plus borderlinedes saillies.

La première rencontre est celle de l'humoriste Pierre Dons :

« Quand j'étais étudiant, je claquais tout mon argentde poche à entraîner nuitamment des connes lettrées àl'Échelle de Jacob ou à la Galerie 55 pour aller me sub-juguer les neurones à sarcasmes sous l'éclat ravageur deshorreurs salubres que Pierre Dons rugissait en rafales au-dessus de nos coca-rhum » (17).

Chez Doris, comme chez le dessinateur Serre, dont il gratifie lesPetits anges d'une « Préface puérilophobique », ou encore Sine, « cedessinateur haineux, raciste et borné », qui « a foutu des boutons derage à plusieurs générations de bien-pensants » (18), Desproges appré-cie le dynamitage des tabous ; il jubile, et honore le courage de ceshumoristes à endosser le rôle du bouffon qui profère les mots incon-venants et prend le risque d'assumer l'opprobre d'un discours dont,pour notre confort, nous ne retirons qu'un lâche rire de libération.

La mort, la maladie, les enfants, la vieillesse, la pauvreté, les grandsdrames du siècle comme la Shoah, rien n'est tabou pour Doris ni pourDesproges. Pierre Doris évoque ainsi dans un sketch radiophoniquela pauvreté de sa famille : « Dans ma famille nous mangions à la carte :nous nous mettions à table, mon père sortait un jeu de cartes et c'estcelui qui tirait l'as de trèfle qui bouffait. (19) » Humour noir, auquel

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fait écho chez Desproges ce conseil aux personnes âgées pour « vieillirsans déranger les jeunes » : « À table, broutez sobrement, sans forcersur les protides qui sont hors de prix. (20) »

Desproges salue chez l'autre Pierre son affectation de misogynie,de gérontophobie et de puérilophobie, le summum du mauvais goûtet de la jubilation étant d'associer les catégories concernées à la mort:« J'avais un frère merveilleux, très en avance pour son âge puisqu'ilétait mort-né ». Nous retrouvons cette noirceur chez Desproges :« Tiens le chat n'est plus sur même, sans doute quelle est froide. (21) »

Desproges ira cependant plus loin, lui qui n'hésite pas à battre sacoulpe après avoir plaisanté sur les fours crématoires : « Quarante ansont passé, mais tomes les plaies ne sont pas refermées, c'est pourquoi,afin qu'ils ne me tiennent pas rigueur de l'esprit grinçant que j'afficheici dans le seul but d'être à la mode, je prie sincèrement les anciensnazis de bien vouloir m'excuser de me moquer d'eux aussi sottement

et aussi peu charitablement. (22) »Puis vint Vialatte (1901-1971), écrivain et chroniqueur, « d'une

prose infiniment élégante, d'un humour plus tendre et plus désespéréqu'un la mineur final dans un rondo de Satie » (23). L'élégance decette phrase desprogienne, toute en balancements ternaires, épousel'élégance de celle de Vialatte et la définition (« un humour tendreet désespéré ») pourrait s'appliquer à l'« écriveur » lui-même, tant ledésespoir est le fond de son humour.

À Vialatte, dont il goûte les chroniques autant que les « vins vieux »(24), il emprunte plus que les titres de ses Chroniques, ou le genre del'almanach - il lui doit un style : le sens de la phrase périodique ; de laponctuation (« La ponctuation, c'est la respiration du texte. C'est sa

vie même », disait Vialatte) ; l'art de la formule conclusive décalée : « Etc'est ainsi qu'Allah est grand », clausule récurrente devenue le véritablemot de passe des vialattiens, à laquelle fait écho, dans les Chroniques dela haine ordinaire le fameux : « Quant au mois de mars, je le dis sansaucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver » ;enfin l'effet de surprise : « La distinction demande des dons. Si on enmanque, chercher à l'obtenir en cultivant habituellement des soucisélevés, tels que sauver la France, avoir les oreilles propres, employer le

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subjonctif» (25) auquel répond le desprogien conseil: « Pour luttercontre le mal de mer, sucez une noix de muscade. Si vous n'avez pasde noix de muscade, allez-y à bicyclette. (26) »

Chez Vialatte, Desproges se forge un style, sublimant la provoca-tion et la vulgarité par le travail de la langue, ce qu'il synthétise parl'expression « verve massacrante et anglo-rabelaisienne » (27).

Au pastiche littéraire se joint donc la verve journalistique, avec cetart de la pointe que Desproges cultive en affûtant ses phrases :

« II n'y a pas de justice sociale.La solution ?

Elle est simple : il suffit de prendre aux riches pour don-ner aux pauvres.Et vice versa.En temps de paix, par exemple, les riches auront le droitde prendre la sueur au front des pauvres. Et en tempsde guerre, les pauvres auront le droit de prendre la placedes riches.Au front également. (28) »

L'humour de Desproges, loin de se réduire au jeu de mots, se déploieen effet en jouant sur toutes les formes d'amplification, de digressionou de bifurcation inattendue - et c'est lui qui nous attend au virage,de la phrase grand écart, incisive, à la phrase queue-de-poisson :

« le Pr Léon Métastasenberg émet une hypothèse fortséduisante, certes, mais moins que ma belle-sœurFabienne dont la peau dorée [...] me donne envie demordre dedans, /"...] quand l'air chaud de foin coupés'exhale au crépuscule de juillet. De juillet de l'annéedernière. Cette année, on se gèle les couilles. (29) »

La vulgarité sublimée, il la retrouve chez Cavanna (comparé àRabelais), « l'un des derniers honnêtes hommes de ce siècle pourri »(30) ; et chez Jean Yanne, dont il salue « la rude voix faubourienne

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chargée d'iconoclastie salace et d'irrespect fondamental /. . ._/ qui sin-geait Bossuet » (31).

En résumé, Desproges cède avec ivresse à ce « plaisir aristocratique

de déplaire », cher à Baudelaire lorsqu'il parle du mauvais goût : « Cequ'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, c'est le plaisir aristocratiquede déplaire » (32). Et c'est ce plaisir qu'il partage avec ceux que nousavons regroupés sous le nom de « panthéon desprogien ».

La mention de Baudelaire ici, comme celle de Flaubert plus haut,n'est pas fortuite. Par ses filiations, ses choix, son style, Desprogesapparaît bien comme un dandy de l'humour. Tous ceux dont il serevendique ont en partage l'humour comme élégance du désespoir.

1. Pierre Desproges, Vivons heureux en attendant la mort, Seuil, 1997.2. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, Seuil, 1990.3. Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis, Seuil, 1997.4. Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, Seuil, coll. « Points », 1987.5. Pierre Desproges, Textes de scène, Seuil, 1988.6. Pierre Desproges, Vivons heureux en attendant la mort, op. cit.7. Pierre Desproges, Textes de scéne, op. cit.8. Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, op cit.9. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit.10. Libération, 3 mars 1986.11. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit.12. Pierre Desproges, Textes de scêne, op. cit.13. Préface à Claude Serre, Petits anges, Glénat, 1985.14. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit.15. Idem.16. Interview de Frank Tenaille, Parole et musique, n° 63, octobre 1986.17. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit.18. Pierre Desproges, « Réquisitoire contre Sine », 13 décembre 1982, (es Réquisitoires du Tribunal desflagrants délires, vol. 5, PMP Prod./Tôt ou tard, 2002.19. Pierre Dons, « Mémoire de radio », https://www.youtube.com/watch?v=iOJvSYW_g_E.20. Pierre Desproges, Manuel de savoir-vivre à l'usage des rustres et des malpolis, Seuil, 1997.21. Idem.22. Pierre Desproges, « Réquisitoire contre Pierre Perret », 30 novembre 1982, les Réquisitoires du Tribu-nal des flagrants délires, vol. 6, PMP Prod./Tôt ou tard, 2002.23. Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis, op. cit.24. Pierre Desproges, Textes de scène, op. cit.25. Alexandre Vialatte, Almanach des quatre saisons, Julliard, 2001.26. Pierre Desproges, l'Almanach, Payot et Rivages, 1989.27. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit.28. Pierre Desproges, Textes de scène, op. cit.29. Pierre Desproges, tes étrangers sont nuls, Seuil, coll. « Points », 1998.30. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit.31. (dem.32. Charles Baudelaire, « Fusées », in Œuvres complètes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2004, p. 396.