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HANS JONAS LA RELIGION GNOSTIQUE Le message du Dieu Étranger et les débuts du christianisme TRADUIT DE L ANGLAIS PAR LOUIS EVRARD Pour recevoir régulièrement, sans aucun engagement de voire part, l'Actualité Littéraire Flammarion, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse à Flammarion, Service ALF, 26, rue Racine, 75278 PARIS Cedex 06. "Vous y trouverez présentées toutes les nouveautés mises en vente chez votre libraire : romans, essais, sciences humaines, documents, mémoires, biographies, aventures vécues, livres d'art, livres pour la jeunesse, ouvrages d'utilité pratique... III II Mil II 051 019021 3 FLAMMARION

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  • HANS JONAS

    LA RELIGION GNOSTIQUE Le message du Dieu tranger et les dbuts du christianisme

    TRADUIT DE L ANGLAIS PAR LOUIS EVRARD

    Pour recevoir rgulirement, sans aucun engagement de voire part, l'Actualit Littraire Flammarion, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse Flammarion, Service ALF, 26, rue Racine, 75278 PARIS Cedex 06. "Vous y trouverez prsentes toutes les nouveauts mises en vente chez votre libraire : romans, essais, sciences humaines, documents, mmoires, biographies, aventures vcues, livres d'art, livres pour la jeunesse, ouvrages d'utilit pratique...

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    FLAMMARION

  • ABRVIATIONS PRFACE

    C.H. : Corpus Hermeticum (Edition Nock & Festugire, Les Belles Lettres, 1945-1954).

    E.V. : Evangile de Vrit {Evangelium Veritatis, dit et traduit par M. Malinine, H.-Ch. Puech, G. Quispel, Zurich, 1956).

    G. : Ginza. Der Schatz oder das Grosse Buch der Man-der (traduit en allemand par M. Lidzbarski, Goet-tingue, 1925) [Ginza. Le Trsor ou le Grand Livre des mandens"].

    J. : Das Johannesbuch der Mander, dit et traduit en allemand par M. Lidzbarski, Giessen, 1915 (Le Livre de Jean des mandens).

    B.G. : (Beroinensis gnosticus) Papyrus de Berlin 8502, contenant YEvangile selon Marie [-Madeleine}, YApocryphon de Jean, la Sophia de Jsus-Christ, les Actes de Pierre. Traduction partielle de Cari Schmidt, 1907 ; dition et traduction de Walter C. Till, 1952. Voir ici pp. 379, n. 5 et 381, n. 1.

    Dans la nuit des premiers temps de notre re apparat confusment un cortge d'tres mythiques dont les effigies colossales, surhumaines, pourraient peupler la vote et les murs d'une deuxime chapelle Sixtine. Les attitudes, les gestes, les rles assigns, le drame reprsent vaudraient au spectateur des tableaux qui ne sont pas dans une imagination nourrie aux pisodes bibliques ; pourtant ces tableaux feraient sur lui l'effet singulier du dj connu, et son motion irait jusqu'au trouble. La scne serait la mme, le thme tout aussi exalt : la cration du monde, la destine de l'homme, la chute et la rdemption, les choses premires et dernires. Mais combien plus nombreux seraient les personnages, combien plus bizarres les symboles, combien plus effrns les sentiments ! Tout ou presque tout se jouerait dans les hauteurs, aux royaumes divin, anglique ou dmoniaque ; de ce drame, o des personnages prcosmiques agitent le monde surnaturel, le drame de l'homme en son monde naturel ne serait qu'un cho affaibli et lointain. Nanmoins, ce mystre droul en pleine transcendance et avant le Temps, une fois dpeint dans des actions et passions d'tres semblance humaine, parlerait l'homme avec force : la divinit induite en tentation ; les bienheureux Eons secous par l'inquitude ; la Sagesse dvoye de Dieu, la Sophia, errant en proie sa folie dans le vide et le noir qu'elle a elle-mme suscits, qutant sans fin, se lamentant, souffrant, se repentant, versant grand-peine sa passion dans la matire, et dans l'me son ardent dsir ;

  • LA RELIGION GNOSTIQUE

    un Crateur aveugle et arrogant, qui se prend pour le Trs Haut et fait la morgue toute la cration, alors qu'elle est comme lui le produit de la faute et de l'ignorance ; l'Ame prise au pige, gare dans le labyrinthe du monde, cherchant s'vader, reculant d'pouvante la vue des horribles archontes, portiers de la prison cosmique ; un Sauveur venu de l'au-del de Lumire, s'aven-turant dans l'univers infernal, illuminant les tnbres, ouvrant un chemin, amenant la rconciliation dans le divin. Rcit de nuit noire et de clart, d'ignorance et de connaissance, de fureur et de srnit, d'amour-propre et de compassion, non pas la proportion de l'homme, mais la grandeur d'tres ternels qui ne sont point exempts de souffrance ni d'erreur.

    Cette histoire n'a pas trouv son Michel-Ange, son Dante ni son Milton. Plus svre en sa discipline, le credo biblique sut rsister la tempte, et il ne resta que l'Ancien et le Nouveau Testament pour faonner l'esprit et l'imagination de l'homme occidental. De ceux qui, dans la fivre de ces temps de transition, protestrent contre la foi nouvelle, la mirent l'preuve, essayrent de lui donner un autre sens, les enseignements sont oublis, les critures enterres dans les tomes des rfutateurs ou dans les sables des pays d'antiquit. Notre art, notre littrature, tant d'autres choses encore seraient tout diffrents si le message gnostique avait prvalu.

    Quand le peintre ne bouge, quand le pote se tait, il faut que l'homme d'tude, pench sur ces fragments, reconstruise le monde vanoui et, avec des moyens moins vigoureux, lui redonne forme et vie. Il peut le faire aujourd'hui mieux que jamais auparavant : voici que les sables ont restitu des fragments du dpt enseveli. Il y va d'autre chose qu'un simple intrt d'antiquaire, car dans toute son tranget, dans la violence qu'il"fait la raison, dans l'immodration de son juge-ment, ce mode de sentiment, de vision et de pense avait sa profondeur ; et sans sa voix, ses intuitions et mme ses erreurs, il nous manquerait un tmoignage sur l'humanit. Tout rprouv qu'il fut, il reprsente l'une des voies qui s'offraient alors au carrefour des croyances. Ses rouges lueurs clairent les commencements du christianisme, les affres dans lesquelles notre monde est n. Il

    PRFACE (1957) 9

    y a bien longtemps, une dcision a t prise, et elle s'est faite hritage : aujourd'hui, les hritiers comprendront mieux ce qui leur est chu, s'ils savent quelle pense disputa jadis leur foi l'me de l'homme.

    L'tude du gnosticisme est presque aussi vieille que le gnosticisme lui-mme. C'est surtout de son fait et son choix puisqu'il tait l'agresseur qu'il fut ds l'origine une conviction guerroyante et qu'il s'exposa au minutieux examen de ceux dont il menaait de subvertir la cause. L'enqute fut mene dans la chaleur du conflit et comme s'il y avait reconvention des plaignants. Les Pres de l'Eglise primitive instruisirent contre les hrsies dans de longs ouvrages (quant aux faits articuls par l'adversaire, nous ne les avons pas, si tant est qu'il y en ait eu) ; poussant leurs investigations chez les anctres spirituels du gnosticisme, ils les envelopprent dans la dnonciation de cette entreprise d'erreur. Aussi avons-nous, dans leurs crits, non seulement la principale source la seule jusqu' ces derniers temps o nous puisons la connaissance de l'enseignement gnostique, mais aussi la toute premire thorie de sa nature et de son origine. Pour eux, prononcer que le gnosticisme, ou ce qui en lui dnaturait la vrit chrtienne, provenait de la philosophie hellnique, c'tait dresser l'acte de son accusation ; pour nous, c'est l une hypothse parmi d'autres possibles, qui vaut comme telle, qui est pertinente au diagnostic historique du phnomne, et qu'il convient de juger selon ses mrites. Le dernier des grands hrsiologues, Epiphane de Salamis, crivit au ive sicle de notre re. De ce moment, le pass tant pass, la polmique n'ayant plus son aliment dans la vie, l'oubli tomba sur tout ce sujet jusqu'au xixe sicle, o les historiens y revinrent dans un esprit de recherche impartiale. Par nature, l'objet de l'enqute restait du domaine des thologiens, comme tout ce qui touche aux commencements du christianisme. Mais les thologiens protestants qui se livrrent cette nouvelle tude (des Allemands pour la plupart) abordrent leur tche en historiens dsormais hors de cause, mme si tels courants de pense contemporains pouvaient orienter leurs sympathies et inflchir leurs jugements. C'est alors qu'on vit natre des coles diverses, qui

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  • 10 LA RELIGION GNOSTIQUE PRFACE (1957) 11

    diffrrent d'opinion sur la nature historique du gnos-ticisme. Chose assez naturelle, on ressuscita la thse hellnique et plus particulirement platonicienne des Pres de l'Eglise, sans toutefois s'en tenir leur autorit. Il est vrai que ds l'abord on ne pouvait viter d'y penser : elle seule, la lettre des tmoignages gnos-tiques tait assez vocatrice, ne ft-ce que par l'emploi de termes philosophiques ; et puis ce que l'on savait des premiers sicles rendait la chose vraisemblable. Il semblait mme qu'on et peine le choix, tant qu'on vit dans la pense grecque et dans la pense judo-chrtienne les seules forces capables d'influence dans cette priode. Or, prendre le gnosticisme comme une quantit, et la partager ces deux diviseurs dj connus, on est encore en prsence d'un reste trop important. Aussi l'cole hellnique trouva en face d'elle, ds le dbut du xixe sicle, une cole orientale o l'on soutenait que le gnosticisme manait d'une philosophie orientale plus ancienne. L'intuition tait juste, mais elle avait une faiblesse : elle maniait l une grandeur mal dfinie et mme inconnue, cette philosophie orientale dont elle dduisait la nature et la prexistence des ralits du gnosticisme, au lieu d'en tablir l'existence indpendamment. Toutefois cette position trouva une plus ferme assise du jour o, admettant que l'lment suppos oriental du gnosticisme tait de caractre mythologique plutt que philosophique, on abandonna la recherche de ces spculations mystrieuses. En gnral, disons que jusqu' ce jour on a plus ou moins insist sur la provenance grecque ou orientale, selon qu'on estimait dterminant l'aspect philosophique ou mythologique, rationnel ou irrationnel du phnomne. C'est vers la fin du sicle qu'on a vu la thse grecque et rationnelle culminer dans la clbre formule de Harnack : le gnosticisme, c'est l'hellnisation aigu1 du christianisme .

    La scne changea dans l'entre-temps, quand l'humaniste et l'orientaliste pntrrent dans le champ o le thologien s'tait jusqu'alors trouv seul. Les recherches sur le gnosticisme firent dsormais partie de l'tude d'ensem-

    1. Akute: se dit d'une maladie. Au figur: urgente, prcipite. Hellnisation radicale et prmature , traduit M.H.-Ch. Puech, 1934 (N.d.T.)

    ble de l'Antiquit finissante, o des disciplines diverses coordonnrent leurs efforts. Pour lors, c'tait la jeune science des orientalistes qui pouvait ajouter le plus de choses ce que la thologie et la philologie classique avaient offrir. La notion fort gnrale et fort vague d'une pense orientale cda la place la connaissance concrte de plusieurs traditions nationales confondues dans la culture de ce temps ; et la notion d'hellnisme elle-mme se trouva modifie quand on inclut ces influences htrognes et distinctes dans son image, jusqu'alors grecque avant tout. Quant au gnosticisme en particulier, du jour o l'on prit connaissance de matriaux forte teneur mythologique, tels que les textes coptes ou mandens, l'explication par la philosophie grecque reut un coup dont elle ne se remit jamais compltement, encore qu'on n'ait jamais pu, vu la nature du dossier, l'abandonner tout fait. Le diagnostic devenait largement affaire de gnalogie, et l le champ s'ouvrait tout grand : on fit une tude fouille des com-binaisons changeantes, des diffrentes filiations orientales dont faisaient natre l'ide les matriaux versicolores babyloniens, gyptiens, iraniens afin de dterminer les principaux d'o et quoi de la gnose, et avec ce rsultat gnral que le tableau en devint de plus en plus syncrtique. Tout dernirement on a voulu, dans cette recherche d'une filiation prdominante, voir l'origine de la gnose dans le judasme : correction indispensable d'un oubli d'hier, mais qui finalement ne sera pas plus la hauteur du phnomne entier que d'autres explications partielles et partiellement vraies. Aussi bien, s'agissant d'lments dont on a pu remonter la gnalogie, toutes les investigations de dtail du demi-sicle coul se rvlent divergentes plutt que convergentes, et nous laissent une image du gnosticisme dont le trait saillant parat tre l'absence de tout caractre unificateur. Or ces mmes investigations ont aussi tendu peu peu l'aire du phnomne, plus vaste aujourd'hui que le groupe d'hrsies chrtiennes primitivement comprises sous ce nom * et dans son ampleur nouvelle, comme dans sa plus grande complexit, le gnosticisme est toujours plus rvlateur de toute la civilisation o il a pris naissance, et dont le caractre dominant fut le syncrtisme.

  • 12 LA RELIGION GNOSTIQUE PREFACE (1957) 13

    Le luxe de dtails historiques et la pulvrisation du sujet en motifs issus de traditions spares se refltent bien dans l'ouvrage de Wilhelm Bousset sur les problmes cardinaux du gnosticisme (Hauptprobleme der Gnosis, 1907), qui reprsenta toute une cole et domina longtemps le champ d'tude. Le prsent ouvrage n'est pas entirement de cette famille-l. Il y a de longues annes, quand j'abordai pour la premire fois l'tude du gnosticisme sous la gouverne de Rudolf Bultmann, ce champ tait riche des solides acquisitions de la philologie et de la confondante moisson de la mthode gntique. A quoi je n'eus ni la prtention ni l'intention de rien ajouter. La tche que je m'assignais, quelque peu diffrente mais complmentaire des recherches qui avaient prcd, visait un but philosophique : comprendre l'esprit qui parlait par ces voix et dgager, de la dconcertante multiplicit de ses expressions, une unit qui ft intelligible. Il y avait un esprit gnostique, et par consquent une essence du gnosticisme pris dans sa totalit : telle fut l'impres-sion que je reus du premier jour o j'approchai les tmoignages, et elle ne fit que s'aviver dans l'intimit grandissante. A sonder, interprter cette essence, je trouvai un double intrt, historique et surtout philosophique. Pareille tude augmentait considrablement notre intelligence d'une priode qui fut critique pour l'humanit occidentale ; mais elle va plus loin encore en nous dcouvrant une des ractions les plus radicales de l'homme devant la situation qui lui est faite, et les intuitions que seule une aussi radicale rsolution peut sus-citer ; par l, elle augmente en nous l'intelligence de l'humain.

    Les rsultats de ces tudes prolonges sont publis en allemand dans l'ouvrage intitul Gnosis und sptantiker Geisi (la Gnose et l'esprit de l'antiquit finissante), dont le premier volume parut en 1934, et le deuxime par la faute des circonstances en 1954 seulement ; le troisime et dernier volume est encore paratre. Le prsent ouvrage, s'il se place au mme point de perspective que la grande tude et s'il en reprend nombre d'arguments, diffre d'elle par l'envergure, l'organisation et l'intention littraire. En premier lieu, il se contient dans l'aire que d'un consentement gnral on appelle gnostique, et s'in-

    terdit toute excursion vers les espaces plus tendus, et plus sems de controverses, o l'autre tude s'efforait par extension de sens de dcouvrir la prsence d'un principe gnostique mtamorphis dans des manifestations toutes diffrentes des phnomnes premiers (par exemple dans les systmes d'Origne et de Plotin). Si le champ est ainsi restreint, ce n'est pas que la manire de voir ait chang ; c'est tout simplement que le livre envisag est d'un autre genre. En second lieu, comme il s'agissait de toucher le secteur cultiv aussi bien que le savant, on a t de l'expos ce qu'il pouvait avoir de laborieusement philosophique, de trop technique dans le langage sujet de bien des plaintes propos des volumes allemands. Pour la mme raison, on en a banni les discussions de mthode et la controverse rudite, sauf au bas de quelques pages. En revanche, le livre que voici va plus loin que le travail prcdent certains gards : quelques textes sont plus longuement expliqus, comme le Chant de la Perle ou le Pomandrs, qui font l'objet de commentaires approfondis ; et puis l'on a pu y inclure des matriaux rcemment recouvrs. C'est donc un livre nouveau et non une traduction, mais il rpte invitablement, dans une rdaction quelque peu diffrente, certains passages de l'ouvrage allemand.

    New Rochelle, N.Y., novembre 1957.

    Note du traducteur.

    On abrge ici les remerciements de l'auteur ses diteurs allemands (Vandenhoeck et Ruprecht, Goettingue) qui l'ont laiss libre de traiter nouveau son sujet en anglais ; et Miss Jay Macpherson (Victoria Collge, Toronto) qui l'a assist dans la rdaction.

    M. Jonas expose encore qu'il a donn en anglais sa propre traduction des textes grecs et latins, sauf mention contraire ; que les textes mandens sont produits dans sa version anglaise de la traduction allemande de

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    Lidzbarski, et qu'il en a us de mme l'gard des textes coptes, syriaques et perses ; qu'il a adapt d'autres traductions existantes en langues modernes (allemandes ou franaises en gnral, notamment dans le cas des crits coptes) ; et que s'il s'est trouv devant plusieurs traductions d'un mme texte (c'est le cas pour une bonne partie du matriel manichen d'Orient et pour le Chant de la Perle ), il en a tir la version synoptique et composite qui lui paraissait la meilleure.

    Pour cette dition franaise, on s'est report frquemment aux originaux grecs et latins, aux traductions franaises et trangres autorises ou la littrature du sujet ; on a pris mainte fois conseil de l'auteur ; et il est heureux que diverses citations aient pu tre rendues grce l'aide amicale de M. Henri-Charles Puech. Nanmoins, on s'est fait une rgle de rendre les textes cits sans trop s'carter de la version propose en anglais ; on s'est donc trouv, et l, dans le cas de signaler en note des diffrences d'interprtation. Dans une notice du traducteur, la fin du volume, sont allgues les raisons de diffrents partis adopts.

    PRFACE A LA DEUXIME DITION

    Deux complments substantiels viennent augmenter cette deuxime dition de The Gnostic Religion. Un chapitre nouveau (XII) est consacr la grande dcouverte de Nag Hammdi en Egypte : on savait trop peu de chose de son contenu, au temps de la premire rdaction, pour se permettre mieux qu'un petit nombre de rfrences et de citations. En pilogue, aprs le traitement d'ensemble du sujet historique, un essai vient tablir un rapport entre le gnosticisme et des formes rcentes, voire contemporaines, de la vie spirituelle : Gnosti-cisme, nihilisme et existentialisme. Le texte de la premire dition de The Gnostic Religion est conserv intact et entier, sauf quelques corrections de dtail.

    Le nouvel pilogue, tel qu'il est imprim ici, est la version rvise d'un article publi pour la premire fois en 1952 1. Comme il se trouve que des morceaux de cet article ont t incorpors plus tard dans le prsent livre, on a jug bon, pour viter d'autres rptitions, d'omettre de l'article devenu pilogue deux passages que le lecteur voudra bien rechercher dans le corps de l'ouvrage quand ils lui seront signals : ils demeurent parties intgrantes de l'essai, qui a son existence indpendante. A la vrit, cette discussion, qui hasarda une confrontation du gnosticisme antique et de phnomnes tout modernes, outre-

    1. Gnosticism and Modem Nihilism , Social Research, 19 (1952), pp. 430-452. Une version tendue, en allemand, Gnosis und moderner Nihilismus , a paru dans Kerygma und Dogma, 6 (1960), pp. 155-171. (N..T.)

  • 16 LA RELIGION GNOSTIQUE

    passe les strictes limites de l'tude historique laquelle ce livre est consacr pour le reste ; mais nous comprendrons plus profondment le gnosticisme lui-mme si nous faisons l'examen, si spculatif soit-il, de ses rapports aux phnomnes religieux et spirituels, et ce sont mme ces phnomnes d'aujourd'hui qui ont des chances d'tre mieux compris la faveur de cette entreprise.

    New Rochelle, N.Y., juillet 1962.

    A L'OCCASION DE LA TROISIME IMPRESSION (1970)

    Depuis la premire dition de ce livre, de grands chan-gements se sont produits dans le domaine du gnosticisme. Sur les fameux documents de Nag Hammdi, c'est peine si un dbut d'information pntrait dans le domaine public. Des quelque cinquante-trois traits, ou plus, n'avait t publi que l'Evangile de Vrit, dont je pouvais tout juste insrer quelques citations. Il tait manifeste, et il l'est encore plus depuis ces dbuts, que la mirifique trouvaille de 1946 marque un tournant dans notre connaissance des choses gnostiques. Jamais auparavant une dcouverte archologique n'avait ainsi, d'un seul coup et radicalement, chang l'tat de la documentation dans tout un champ d'tudes. De la grande disette, nous tions projets du jour au lendemain dans la grande richesse, pour ce qui tait des sources originales non contamines par la tradition seconde. Pourtant les circonstances se ligurent pour ralentir dsesprment l'ouverture de ce trsor la communaut savante internationale. Dans la deuxime dition, il a t tenu compte des progrs accomplis jusqu'en 1962 (chap. xn); ce dont on disposait alors ne reprsentait toujours qu'une petite partie du corpus. Depuis, les choses ont avanc. On a fini par travailler en commun, et des quipes de spcialistes s'affairent sur les treize codex. (L'UNESCO, grce un accord avec la Rpublique Arabe Unie, a form le projet de publier des planches photographiques. Pour les pays de langue anglaise, le Coptic Gnostic Library Project de

  • 18 LA RELIGION GNOSTIQUE

    l'Institute for Antiquity and Christianity, Claremont University Center, fait office, sous la direction de James M. Robinson, de centre de coordination de la recherche et de publication. (Une dition anglaise s'y prpare, qui sera publie par la maison Brill, Leyde.) Nous voici donc au point o, semble-t-il, nous pourrons avoir en mains, en quelques annes, le plus gros de cette collection de documents. C'est l'heure des coptologues. Tous les autres intresss retiennent leur souffle et, s'ils sont sages, leur plume. Un jour il faudra, de toute ncessit, rca-pituler ces connaissances nouvelles et dire en quoi elles importent pour l'image que nous nous faisons du gnosti-cisme en son ensemble ; mais pour le moment, il faut attendre. D'autre part, l'tudiant a droit qu'on lui donne, dans une rimpression de 1970, quelques indications qui lui permettront de faire son propre chemin vers les tmoignages, ce stade intermdiaire. A ce dessein, j'ai tch de mettre jour le Supplment bibliographique (jusqu'au dbut de 1970) et j'ai donn une attention particulire l'ensemble de Nag Hammdi. Pour ce faire, l'aide des professeurs James M. Robinson et David M. Scholer m'a t prcieuse.

    Chapitre premier

    Introduction : Occident et Orient dans l'hellnisme.

    Toute vocation de l're hellnistique doit commencer par Alexandre le Grand. Quand il conquiert l'Orient (344-323 avant J.-C), l'histoire du monde antique change de direction. Des conditions qu'il a cres nat l'unit culturelle la plus vaste qu'on ait jamais vue ; elle durera prs de mille ans, avant de succomber dans les conqutes de l'Islam. La nouvelle ralit, qu'Alexandre a rendue possible et qu'il a mme voulue, c'est l'union de l'Occident et de l'Orient. Ici, l'Occident signife le monde grec, entourant la mer Ege ; l'Orient , c'est l'aire des vieilles civilisations orientales, qui s'tend de l'Egypte aux confins de l'Inde. Si la cration politique d'Alexandre se disloque aprs sa mort, l'amalgame des cultures continue paisiblement aux cours des sicles suivants. C'est la fois une srie de fusions rgionales et l'essor d'une civilisation commune et supra-nationale, dite hellnistique. Quand la puissance romaine dissoudra les entits politiques spares pour les transformer en provinces de l'Empire, elle ne fera que donner forme cette unit ; elle consacrera cette homognit qui, ds longtemps, aura prvalu dans les faits sans souci des frontires ni des dynasties.

    Dans l'Empire romain, gographiquement plus tendu, les mots d'Orient et d'Occident prennent un sens nouveau.

  • A

    20 INTRODUCTION OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME 21

    /*

    L'Orient sera la moiti grecque du monde romain, l'Occident la moiti latine. La moiti grecque, au demeurant, comprend l'ensemble du monde hellnistique, dont la Grce n'est dsormais qu'une partie mineure ; autrement dit, elle est faite de toute la part de l'hritage d'Alexandre qui n'est pas retombe sous la souverainet barbare . Voil donc, dans cette perspective largie, l'Orient constitu par une synthse de ces deux parties que nous distinguions, l'Occident hellnique et l'Orient asiatique. Aux jours de Thodose, le monde romain est dfinitivement scind en un empire d'Orient et un empire d'Occident, et cette situation culturelle trouve son expression dernire : sous Byzance, la moiti orientale du monde s'unifie pour former cet empire grec dont Alexandre avait eu la vision et que l'hellnisme a rendu possible, encore que la renaissance de la Perse, au-del de l'Euphrate, en ait rduit l'tendue gographique. Paralllement, la division de la chrtient en deux Eglises, la latine et la grecque, reflte et perptue la mme situation culturelle dans le domaine du dogme religieux. C'est cette unit d'espace et de culture, qu'Alexandre cra et qui subsista sous les formes successives des royaumes des Diadoques, des provinces orientales de l'Empire romain, de l'Empire byzantin, et, dans le mme temps, de l'Eglise grecque, cette unit cimente par la synthse hellnistique-orientale, qui offre un cadre aux mouvements spirituels tudis dans ce livre. Dans ce chapitre d'introduction, il nous faut montrer l'arrire-plan de ces mouvements en disant quelques mots de plus sur l'hellnisme en gnral, et en clairant, d'une part, certains aspects de ses parties constitutives, l'Hellade et l'Asie ; d'autre part, les circonstances de leur rencontre et de leur mariage, et la faon dont elles laissrent postrit commune.

    I. LE RLE DE L'OCCIDENT.

    Quelles furent les conditions et les particularits historiques de l'volution que nous avons signale ? A l'union dont la conqute d'Alexandre avait jet les bases, on

    s'tait prpar des deux cts. Pralablement, l'Orient comme l'Occident taient alls aussi loin que possible sur la voie de leur unit interne, surtout de leur unit politique : l'Orient s'tait unifi sous la domination perse, l'Occident sous l'hgmonie macdonienne. Ainsi l'assujettissement de la monarchie perse par la macdonienne engageait tout l'Occident et tout l'Orient.

    Les progrs de la culture n'avaient pas moins dispos l'un et l'autre monde, de faon bien diffrente assurment, jouer le rle qui lui tait destin dans la nouvelle association. Les civilisations ne peuvent mieux se mler qu'au moment o la pense, dgage ici et l des conditions locales, sociales et nationales, est assez mancipe pour revtir une validit plus ou moins gnrale, et donc pour se transmettre et s'changer. Pour lors, la pense n'tait plus attache ces ralits spcifiques de l'histoire que furent par exemple la polis athnienne ou les castes de la socit orientale ; elle s'tait coule dans les formes plus libres des principes abstraits; qui peuvent se donner pour applicables toute l'humanit, que l'on peut tudier, que l'on peut soutenir par raisonnement, et qui peuvent se mesurer d'autres principes dans le champ d'une discussion rationnelle.

    La culture grecque la veille des conqutes d'Alexandre.

    Quand Alexandre parut, l'Hellade tait parvenue ce point de maturit cosmopolite, et dans la ralit et dans sa conscience d'elle-mme. Ce fut la condition pralable de sa russite : condition positive, laquelle correspondait en Orient une condition ngative. Pendant plus d'un sicle, toute la culture grecque avait pouss dans cette direction. C'est grand-peine qu'on et fait l'essai d'implanter les idaux de Pindare dans la cour d'un Nabucho-donosor ou d'un Artaxerxs, et dans les bureaucraties de leurs royaumes. Depuis Hrodote, le pre de l'histoire (qui vcut au cinquime sicle avant J.-C), les coutumes et opinions des barbares avaient excit la curiosit des Grecs ; mais le mode de vie hellnique tait conu et fait pour les seuls Hellnes, et encore tait-il la convenance de ceux-l seuls qui taient ns libres et pleinement

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    citoyens. Les idalits morales et politiques, et l'ide mme de connaissance, taient lies des conditions sociales bien dtermines ; elles ne prtendaient pas valoir pour les hommes en gnral. On peut mme dire que la notion d'homme en gnral, pour ce qui tait de l'usage pratique, n'tait pas encore en possession de son bien. Nanmoins, la rflexion philosophique et le dveloppement de la civilisation urbaine l'amenrent peu peu se dgager et se formuler explicitement durant le sicle qui prcda1 celui d'Alexandre. Les sophistes avaient ouvert les yeux aux hommes du ve sicle. En levant l'individu au-dessus de l'Etat et de ses normes, en reprsentant le naturel comme oppos au lgal; ils avaient dpouill la loi de son caractre immmorialement sacr : les normes morales et politiques taient toutes relatives. Relevant ce dfi du scepticisme, Socrate et Platon en appelaient non pas la tradition, certes, mais la connaissance conceptuelle de l'intelligible, c'est--dire la thorie rationnelle; et le rationalisme porte en lui les germes de l'universalisme; Il fallait, prchaient les cyniques, faire un nouvel examen des rgles de conduite en vigueur ; le simple particulier devait se suffire lui-mme ; les valeurs traditionnelles de la socit, telles que le patriotisme, mritaient l'indiffrence ; et il importait de s'affranchir de tout prjug* A mesure que les vieilles cits-Etats dclinaient intrieurement et qu'extrieurement elles perdaient leur indpendance, ce qu'il y avait de particulier dans leur culture allait s'affaiblissant, et l'on y trouvait un sentiment plus vif de ce qui gardait force spirituelle et porte gnrale.

    En somme, l'ide de culture avait volu tel point qu'au temps d'Alexandre, il tait possible de se dire hellne non point par naissance mais par ducation, et qu'un homme n barbare avait la facult de devenir un vritable Hellne. Dsormais la raison tait ce qu'il y avait en l'homme de plus lev, et en la sacrant ainsi souveraine, on dcouvrait l'homme en tant que tel ; et l'on concevait la manire d'tre des Hellnes comme une culture bonne pour tous, au sens humaniste du mot. Il restait une tape en ce chemin, ce fut celle des stociens : ils avancrent cette proposition que la libert, ce souverain bien de l'thique des Hellnes, est une qualit

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    purement intrieure, indpendante des conditions extrieures, et que la vraie libert peut parfaitement se trouver chez un esclave, pourvu qu'il ait la sagesse; Tout ce qui tait grec devint affaire d'attitude et de qualit mentales, telles enseignes que tout sujet rationnel, c'est--dire tout homme, tait admis y participer. Selon la thorie dominante, l'entour organis de l'homme, ce n'est plus avant tout la polis, comme pour Platon, comme pour Aristote encore, mais le kosmos, dont nous voyons qu'on l'appelle parfois la vritable et la grande polis pour tous . Etre un bon citoyen du kosmos, un kosmo-polits, tel est l'objet moral de l'homme. Son titre cette citoyennet, ce n'est rien d'autre que la possession du logos, ou de la raison : ce principe distinctif fait de lui un homme et le met en relation immdiate avec le principe analogue qui gouverne l'univers. L'idologie cosmopolite devait atteindre sa pleine maturit sous l'Empire romain ; mais de ce moment universaliste de la pense grecque, tous les caractres essentiels taient prsents ds l'poque d'Alexandre. Cette disposition de l'esprit collectif inspira son aventure ; en retour, elle se trouva puissamment fortife de ses succs.

    Le cosmopolitisme et la nouvelle colonisation grecque.

    Telle tait l'ampleur intrieure de cet esprit qu'Alexandre exporta dans les tendues du vaste monde. Dsormais, l'Hellade se trouva partout o cette vie urbaine, avec ses institutions et son organisation, se dveloppa d'aprs le modle grec. Cette vie, la population indigne pouvait l'adopter galit de droits, par le moyen de l'assimilation culturelle et linguistique. On tait bien loin de la vieille colonisation des ctes mditerranennes, qui avait tabli des colonies purement grecques sur les confins des grands arrire-pays barbares , sans intention aucune d'amalgamer indignes et colonsj On aspirait dsormais, en fondant des colonies sur les pas d'Alexandre et cette intention entrait dans son programme politique , crer d'emble une symbiose d'un genre tout nouveau dont la russite, mme s'il s'agissait d'hel-

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    INTRODUCTION

    lniser l'Orient, exigeait une certaine rciprocit. Dans la nouvelle aire gopolitique, l'lment grec ne restait plus attach la continuit gographique avec la mre-patrie, et en gnral avec ce qui avait t jusqu'alors le monde grec ; au contraire, il se rpandit dans les tendues continentales de l'Empire hellnique. A la diffrence des colonies primitives, les villes ainsi fondes n'taient pas les filles de telle ou telle mtropole particulire : elles s'alimentaient au rservoir de la nation grecque cosmopolite. Ce n'est pas entre elles et avec la cit-mre qu'elles entretenaient leurs principaux rapports, mais avec les indignes du voisinage, chacune d'elles tant ainsi comme un lieu de cristallisation pour le pays environnant.' Surtout, ces villes n'taient plus des tats souverains ; elles relevaient de royaumes dont l'administration tait centralise. Voil qui changeait la situation des habitants vis--vis de l'ensemble politique. La cit-tat classique faisait entrer le citoyen dans ses proccupations ; il les identifiait avec les siennes propres, puis-qu'il se gouvernait lui-mme par l'intermdiaire des lois de la cit. Les grandes monarchies hellnistiques ne rclamaient ni ne permettaient cette troite identification personnelle ; et tout comme elles n'exigeaient nul attachement moral de leurs sujets, de mme l'individu se dtachait d'elles cet gard et, en tant que personne prive (statut qu'on et difficilement admis dans l'ancien monde hellnique), trouvait satisfaire ses besoins so-ciaux dans des associations librement et volontairement constitues, o il se trouvait en famille d'ides, de religion, de mtier.

    En principe, les noyaux des cits nouvellement fondes taient composs de ressortissants grecs ; mais ds le dbut, dans le projet qui donnait naissance chaque ville et aux termes de sa charte, on prvoyait d'y inclure massivement les populations indignes. En bien des cas, ces groupes d'autochtones devenaient peuples citadins pour la premire fois de leur histoire, et qui plus est, peuples de cits organises selon le modle grec, et donc administres par elles-mmes. Dans l'esprit d'Alexandre, cette politique de fusion devait aller jusqu' l'union des races : pour juger de la profondeur de cette intention, il n'est que de songer ces fameuses ftes nuptiales de

    OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME

    Suse, o dix mille Macdoniens, officiers et soldats, pou-srent des filles de la Perse.

    L'hellnisation de l'Orient.

    Le pouvoir assimilateur d'une entit comme la cit hellnique dut tre confondant. Associs ses institutions, au train de sa vie, les citoyens non hellnes s'hellnisrent rapidement. On en a un indice trs net dans le fait qu'ils apprirent la langue grecque, bien qu'ils fussent, ds le commencement sans doute, suprieurs en nombre aux Grecs de naissance ou aux Macdoniens. Que par la suite quelques unes de ces villes aient grandi dmesurment, comme Alexandrie ou Antioche, on ne peut l'expliquer si ce n'est par l'affluence continue de populations orientales, qui pourtant n'altrrent pas le caractre hellnistique des communauts. On finit mme par voir, dans le royaume des Sleucides, en Syrie, en Asie mineure, des agglomrations orientales se transformer en adoptant les constitutions municipales hellniques, en se dotant de gymnases et d'autres institutions typiques, et recevoir des gouvernements centraux la charte qui garantissait les droits et dfinissait les devoirs de toute cit du modle grec. En procdant, pour ainsi dire, leur fondation nouvelle, ces villes tmoignaient des progrs de l'hellnisation, et elles les favorisaient leur tour en y allant de leur impulsion. Il existait un autre agent d'hellnisation : les administrations qui servaient les monarchies employaient la langue grecque.

    Qu'on pt tre hellne par l'ducation et non pas ncessairement par la naissance, voil qui sonnait comme une invite. Les plus sensibles des fils de l'Orient conquis l'acceptrent avec empressement. Ds la gnration qui succde celle d'Aristote, nous les voyons en activit dans les sanctuaires mmes de la sagesse grecque. Snon, fils de Mnasas (autrement dit, de Manass), fondateur de l'cole stoque, tait d'origine phnicienne et chypriote ; le grec n'tait pas sa langue maternelle, et pendant toute sa longue carrire, ses auditeurs d'Athnes purent remarquer son accent particulierJ De ce moment jusqu'aux derniers temps de l'Antiquit, l'Orient hellnis-

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    tique suscita, en un flux continu, des hommes d'origine souvent smite qui, sous des noms grecs, en langue grecque et selon l'esprit grec, apportrent leur appoint la civilisation prpondrante. Les antiques foyers du pourtour de l'Ege vivaient toujours, mais le centre de gravit de la culture grecque, dsormais culture universelle, s'tait dplac vers d'autres rgions. Elle eut ses fertiles ppinires dans les cits hellnistiques du Proche-Orient, et dans Alexandrie par excellence. Les noms tant gnralement hellniss, souvent nous ne pouvons plus dmler si tel auteur d'Apame ou de Byblos en Syrie, de Gadara en TransJordanie, est de race grecque ou smite ; or, dans ces creusets de la refonte hellnistique, pareille question finit par n'avoir plus de sens : une troisime entit venait de natre, s

    Dans les villes grecques nouvellement fondes, le rsultat de la fusion fut grec ds le principe. En d'autres lieux, on y aboutit par degrs, dans un cheminement qui se prolongea en pleine Antiquit tardive : on se convertissait l'hellnisme comme on pouvait changer de parti ou de croyance, et ce mouvement durait encore en un temps o dj se dessinait une renaissance des langues et des littratures nationales. De cette rsurgence locale, nous trouvons le tout premier exemple, anachronique vrai dire, dans les vnements bien connus de la priode des Macchabes, dans la Palestine du IIe sicle avant J.-C. Mme au inc sicle de notre re, aprs cinq cents ans de civilisation hellnistique, nous constatons qu'un homme natif de Tyr devint un minent philosophe et auteur grec, et que, sur les instances de ses amis hellnes, il traduisit (ou leur permit de traduire) son nom de Malchus fils de Malchus, c'est--dire son nom de roi , par le grec Basileus, puis adopta celui de Porphyre, de pourpre vtu , allusion son premier nom aussi bien qu' la grande industrie de sa ville natale, la teinture de pourpre. Ce faisant, il proclamait symboliquement son adhsion la cause hellnique, tout en rappelant son extraction phnicienne. Ce qui retient ici notre intrt, c'est que dans le mme temps, un mouvement contraire prenait de l'lan dans son pays natal : on y voyait natre une littrature en langue indigne, illustre par les crits syriaques de Bardesane, de Mani, d'Ephrem. Il y eut

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    partout des mouvements parallles celui-l ; ils s'associaient l'essor de religions populaires nouvelles, contre lesquelles l'hellnisme tait forc de se dfendre.

    L'hllnisme tardif : de la culture profane la culture religieuse.

    Dans la situation que l'on vient d'indiquer, la notion d'hellnisme subit un changement important. Dans l'Antiquit finissante, l'universalisme incontest des premiers sicles hellnistiques fit place de nouvelles diffrences, fondes principalement sur des attitudes spirituelles et aussi, mais titre secondaire, sur des appartenances nationales, rgionales et linguistiques. Jusque-l profane, la culture du commun des hommes s'orientait de plus en plus, par une espce de polarisation mentale, vers l'expression de religiosits particulires, pour aboutir finalement fragmenter l'unit premire en des camps exclusifs. Dans ces circonstances nouvelles, le nom hellnique , sorte de mot d'ordre au sein d'un monde dj compltement hellnis, distinguait une cause militante de ses adversaires chrtiens ou gnostiques, lesquels pourtant, par la langue et la forme littraire, ne faisaient pas moins partie du milieu grec. Sur ce terrain commun, hellnisme devint presque synonyme de conservatisme. La doctrine se fixa, se dfinit et mit en systme pour la dernire fois l'ensemble de la tradition paenne, religieuse aussi bien que philosophique. Ses partisans et ses adversaires vivaient en tous lieux : le champ de bataille s'tendit donc tout le monde civilis. Mais comme la religion, mare montante, avait englouti la pense grecque elle-mme et avait altr son propre caractre, la culture profane hellnistique se changea en une culture paenne caractre religieux prononc, la fois pour se dfendre contre le christianisme et par ncessit interne. Autant dire qu'au moment o la religion universelle prenait son essor, l'hellnisme lui-mme devenait la dnomination d'un type de foi. C'est ainsi que Plotin, et Julien l'Apostat plus encore, envisageaient la cause hellnique, c'est--dire paenne ; laquelle fonda une manire d'Eglise avec son dogme et

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    son apologtique, le no-platonisme. L'hellnisme condamn se rduisait l'tat de cause particulariste, et sur le sol natal. A son heure crpusculaire, la notion d'hellnisme allait la fois s'largissant et se rtrcissant. Elle s'largissait dans la mesure o mme des crations purement orientales, comme les religions de Mithra ou d'Attis, taient comprises dans la tradition hellnique en ce retranchement dernier ; elle se rtr-cissait en ce que toute la cause dfendre devenait la cause d'un parti, et toujours plus celle d'un parti minoritaire. Pourtant, nous l'avons dit, toute la lutte se droula dans une enceinte grecque, c'est--dire dans l'univers de la langue et de la culture hellniques. C'est si vrai que l'Eglise chrtienne d'Orient, victorieuse en cette lutte et dsormais hritire, fut une Eglise prdominance grecque : l'uvre d'Alexandre le Grand triom-phait jusqu'en cette dfaite de l'esprit classique.

    Les quatre tats de la culture grecque.

    En consquence, nous pouvons distinguer quatre phases historiques de la culture grecque : 1 ) avant Alexandre, la phase classique, o la culture est nationale ; 2) aprs Alexandre, l'hellnisme, culture profane et cosmopolite ; 3) l'hellnisme tardif, culture religieuse paenne ; et 4) le byzantinisme, culture chrtienne grecque. La transition de la premire la deuxime phase doit s'expliquer comme un phnomne grec autonome. Dans la deuxime phase (de 300 au er sicle avant J.-C), l'esprit grec tait reprsent par les grandes coles philosophiques rivales, l'Acadmie, les picuriens, et surtout les stociens, tandis que dans le mme temps la synthse grco-orientale tait en bonne voie. De cette phase la troisime, o la civilisation grecque dans son ensemble, et avec elle l'esprit grec, se tourne vers la religion, le passage fut l'uvre de forces foncirement trangres la Grce et qui, provenues de l'Orient, entrrent dans l'histoire comme des facteurs nouveaux. Entre le rgne de la culture hellnistique profane et la position finalement dfensive de l'hellnisme tardif qui s'est fait religieux, s'tendent trois sicles de mouvements spirituels rvo-

    lutionnaires, artisans de cette transformation. Le mouvement gnostique tient une place importante parmi ces manifestations, sur lesquelles nous reviendrons.

    II. LE RLE DE L'ORIENT.

    Jusqu'ici, nous avons considr le rle du monde grec dans la combinaison de l'Occident et de l'Orient, et pour ce faire, nous sommes partis des conditions dj donnes intrieurement, qui ont mis la culture hellnique en mesure de se faire civilisation mondiale immdiatement aprs les conqutes d'Alexandre. Il fallait aussi, bien entendu, qu' l'avenant, d'autres conditions fussent donnes d'avance du ct de l'Orient, si l'on veut s'expliquer le rle qu'il joua dans la combinaison : sa passivit apparente ou relle, sa docilit, sa promptitude tout assimiler. A lui seul, l'assujettissement militaire et politique ne saurait rendre raison de la marche des vnements, comme on le voit tout au long de l'histoire par d'analogues exemples de conqutes dans des zones de haute culture, o assez souvent le vainqueur est culturel-lement conquis par le vaincu. Nous pouvons mme soulever la question de savoir si en un sens plus profond, ou du moins partiellement, pareille aventure n'est pas arrive l'hellnisme ; mais ce qui frappe assurment au premier abord, c'est l'incontestable ascendant de la Grce. Voil qui devait dterminer au moins la forme de toute expression culturelle future. Quelle tait donc la situation du monde oriental la veille des conqutes d'Alexandre'; et comment explique-t-elle que ce monde ait succomb l'expansion de la culture grecque]? Sous quelle forme les forces autochtones de l'Orient survcurent-elles et s'exprimrent-elles dans les nouvelles con-ditions que l'hellnisme leur faisait? Car il va de soi que l'immense Orient, avec ses antiques et fires civilisations, n'tait pas une quantit de matire inerte mettre en forme grecque. Aux deux questions, celle qui touche aux conditions pralables et celle qui regarde la manire de survivre, il est incomparablement plus

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    difficile de rpondre s'il s'agit de l'Orient que s'il s'agit du monde grec. En voici les raisons.

    En premier lieu, pour ce qui est de la priode d'avant Alexandre, nous constatons l'extrme indigence des sources orientales, littrature juive excepte : cette disette fait contraste avec le luxe de renseignements que nous offre la Grce. Toutefois, s'il est vrai que nous pouvons y voir un signe de strilit littraire, c'est en soi un tmoignage historique, et il confirme ce que nous pouvons dduire des sources grecques sur l'tat des nations orientales dans cette priode.

    En outre, cet Orient si vaste, unifi par la seule force dans l'Empire perse, tait loin d'tre une unit culturelle comme le monde grec. L'Hellade tait la mme partout ; l'Orient, dissemblable d'une rgion l'autre. Si donc on s'interroge sur l'tat de la culture avant l'hellnisation, la rponse se divisera en autant de fragments qu'il y aura d'entits culturelles considrer. Voil qui complique aussi le problme de l'hellnisme lui-mme, quand on envisage sa composante orientale. Gustav Droysen, qui inventa le terme d' hellnisme pour dsigner la synthse grco-orientale qui suivit les conqutes d'Alexandre, en a lui-mme restreint l'acception en affirmant qu' proprement parler, il se dveloppa autant d'hllnismes diffrents qu'il y eut d'individualits nationales en cause. Il faut dire qu'en bien des cas, ces facteurs locaux nous sont peu connus sous leur aspect d'origine. Nanmoins, constater l'homognit du monde hellnique venir, on peut penser qu'elle fut prcde d'une certaine similitude gnrale des conditions donnes. De fait, si nous mettons l'Egypte part, nous pouvons discerner dans l'Orient prhellnistique certaines tendances universa-listes, prmices d'un syncrtisme spirituel, o l'on peut voir le pendant de la disposition cosmopolite de l'esprit grec. Nous aurons en dire plus long l-dessus.

    Enfin la suprmatie de la civilisation panhellnique aprs Alexandre signifiait prcisment que l'Orient lui-mme, si tant est qu'il aspirt s'exprimer littrairement, devait le faire dans la langue et la manire des Grecs. Aussi, quand nous examinons tels exemples d'expression personnelle, ne saurions-nous y reconnatre la voix de l'Orient dans la littrature hellnique sans nous

    livrer souvent des distinctions subtiles, dont la dmonstration ne va pas sans ambigut. Il y a l un problme de mthode fort intressant, dont nous aurons traiter plus tard.

    Voil quelques-unes des difficults que nous rencontrons chaque fois que nous essayons de nous former une image plus claire de la moiti orientale de cette ralit mi-partie que nous appelons hellnisme. Nanmoins, nous pouvons nous en faire une ide gnrale, mme si elle repose partiellement sur des conjectures, et nous indiquerons brivement tout ce qu'il est ncessaire d'en savoir pour notre propos. Disons d'abord quelques mots de l'tat du monde oriental la veille de la conqute, car il explique sa lthargie du dbut, et la lenteur de son rveil ensuite.

    L'Orient la veille des conqutes d'Alexandre.

    L'apathie politique et la stagnation culturelle. Politiquement, la cause de cet tat tenait la succession des empires despotiques qui avaient envahi l'Orient dans les sicles prcdents. Par leurs mthodes de conqute et leurs procds de gouvernement, ils avaient pour ainsi dire bris les reins des populations locales ; elles avaient pris l'habitude d'accepter passivement chaque nouveau matre lors des changements d'empire.- Les dcrets du pouvoir central taient de vritables arrts du sort : on ne les discutait pas dans les peuples assujettis, qui faisaient tout simplement partie du butin/ A une poque bien plus tardive, la vision des quatre royaumes de Daniel reflte encore cette passivit des peuples orientaux vis--vis des pouvoirs politiques successifs. Voil "pourquoi les trois batailles qui brisrent la puissance militaire de la monarchie perse livrrent au vainqueur un norme empire o les innombrables populations taient dsormais trangres toute ide de disposer d'elles-mmes, et ne se sentaient mme pas pousses intervenir dans la dcision. Les seules rsistances srieuses caractre populaire, Alexandre les rencontra Tyr et Gaza ; il fallut rduire ces villes par des siges prolongs. Ces exceptions n'avaient rien d'accidentel : mme

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    si elle tait vassale du Grand Roi, la cit phnicienne et probablement Gaza fut dans le mme cas constituait un Etat souverain, et ses citoyens combattirent pour leur propre cause quand les Phniciens et les Grecs, opposs par une ancienne rivalit, se disputrent la domination des mers.

    A l'apathie politique rpondait une stagnation de la culture, dont les causes taient diverses.1 Vieux de plusieurs milliers d'annes, les centres de la civilisation orientale, situs sur les bords de l'Euphrate et du Nil, avaient t aussi les centres du pouvoir politique avant l're perse. Pour lors toute activit intellectuelle y tait arrte, et seule demeurait la formidable inertie des traditions. Nous ne pouvons entrer ici dans des expli-cations qui nous carteraient beaucoup de notre chemin ; notons simplement le fait, qui est de toute vidence, surtout dans le cas de l'Egypte. Cependant, nous pouvons observer que l'immobilit, volontiers dcrie dans notre socit prise de dynamisme, o on la nomme putrfaction, pouvait aussi s'envisager comme indice de la perfection o un systme de vie a pu atteindre. Cette considration peut fort bien valoir pour l'Egypte. v

    Au surplus, les conqurants assyriens et babyloniens avaient pratiqu l'expatriation et la transplantation de peuples entiers, ou plus exactement des couches qui dominaient la vie sociale ou la culture ; ce faisant, ils avaient ananti les forces qui pouvaient dvelopper la culture dans bien des rgions extrieures aux centres anciens. Ces coups du sort avaient souvent frapp des peuples de culture plus jeune, qui n'avaient pas encore montr tout ce dont ils taient capables. L'empire y gagnait, puisque les peuples taient plus traitables et dociles au gouvernement ; mais le pouvoir central payait cher cet avantage, car il tarissait ainsi les sources de sa propre rgnrationPll ne faut pas douter que nous ayons l l'une des raisons de cette torpeur des vieux centres urbains : en brisant les forces nationales et rgionales dans tout le royaume, ils s'entouraient pour ainsi dire d'un dsert, ils isolaient le pouvoir dans ses hautes sphres, ils le drobaient toutes les excitations bnfiques et rajeunissantes qui pouvaient lui venir du dehors et d'en bas. Voil qui peut expliquer en partie

    cette paralysie o l'Orient tait plong avant Alexandre, et qu'il s'en soit relev sous la vivifiante influence de l'esprit hellnique. K

    Les commencements du syncrtisme religieux. Malgr tout, plusieurs circonstances positives disposaient l'Orient jouer le rle que l're hellnistique allait lui assigner. Il ne suffit pas de dire que la passivit gnrale, l'absence de forces capables de conscience et de rsistance, facilitrent l'assimilation. Affaiblies, les cultures indignes ne dressaient plus les obstacles de leurs particularits strictement locales devant la volont de fusion et de plus large synthse ; ces lments venaient plutt grossir le fonds commun. En particulier, le dracinement et le transplantement de peuples entiers eurent deux consquences importantes. D'une part, ils aidrent dgager les contenus culturels de leur sol natal, les abstraire, leur donner la forme transmissible de l'enseignement, et par consquent, en faire des lments disponibles pour un change cosmopolite des ides : c'tait prcisment sous cette forme que l'hellnisme pouvait s'en servir. D'autre part, ils favorisaient dj un syncrtisme prhellnistique, un amalgame de dieux et de cultes d'origines diffrentes et de provenances parfois trs loignes : autre anticipation d'un caractre essentiel du phnomne hellnistique venir. L'histoire biblique offre des exemples de l'un et de l'autre processus.

    La gense d'un syncrtisme religieux voulu nous est dcrites pour la premire fois dans le second Livre des Rois (XVII, 24-41). Le roi d'Assyrie ayant tabli de nouveaux habitants dans la Samarie vacue, ils adorrent la fois leurs dieux, apports de Babylone et d'ailleurs, et l'Eternel, dont un prtre dsign leur enseigna le culte. L'origine de la secte samaritaine est dans les coutumes de ces peuplades :

    Ainsi elles ont ador VEternel, mais en mme temps elles ont servi leurs idoles. Leurs enfants et les enfants de leurs enfants font encore aujourd'hui ce que les pres ont fait.

    Etendu au monde entier, le syncrtisme religieux allait devenir une caractristique dcisive de l'hellnisme : nous en voyons ici le dbut en Orient mme.

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    Les commencements de l'abstraction thologique dans les religions juive, babylonienne et perse. Fait plus important encore, la substance des cultures locales se transformait en idologies. Pour prendre dans la Bible un autre exemple connu, l'exil Babylone contraignit les Juifs d'amplifier l'lment de leur religion qui demeurait valide loin de la Palestine parce qu'il en dpassait la situation particulire, et d'opposer cet extrait rectifi de leur foi aux autres principes religieux du monde o ils se trouvaient jets. C'tait dresser ides contre ides. Cet affrontement, nous le voyons parfaitement chez le second Isae, qui prsente le pur principe du monothisme comme une cause universelle, affranchie des servitudes proprement palestiniennes du culte de Yahv. Ainsi, le dracinement mme consommait un progrs qui avait commenc, il est vrai, avec les prophtes anciens.

    Sans doute le phnomne juif a-t-il quelque chose d'unique; mais en pleine dsagrgation politique de l'Orient, on peut apercevoir ailleurs certaines volutions parallles, ou l'on peut les dduire de la marche ultrieure des vnements. C'est ainsi que, les Perses ayant vaincu Babylone, la vieille religion babylonienne cessa d'tre un culte d'Etat, fix dans le centre politique et li ses fonctions de gouvernement. Comme elle tait l'une des institutions de la monarchie, elle avait joui d'un statut officiel bien dtermin, et cette troite relation avec l'appareil local d'un pouvoir profane avait soutenu son rle tout en le limitant. Le soutien et la restriction prirent fin avec le statut. Libre de sa fonction politique, la religion se trouva dracine, comme le fut celle d'Isral extirpe de son territoire. Babylone tant condamne la soumission et l'impuissance politique, force fut la religion babylonienne de subsister de son fonds spirituel. Dsormais spare des institutions d'un pouvoir local et de son appareil, et ne jouissant plus du prestige de cette autorit, elle ne pouvait plus compter que sur les qualits distinctives de sa thologie. Il lui fallait en noncer dment les formules, car elles devaient tenir bon face d'autres systmes, eux aussi dgags des attaches temporelles, qui se disputaient les esprits et les mes. C'est ainsi que le dracinement politique finit par librer la substance spirituelle. Devenu

    objet de spculation, le principe gnralis vcut de sa vie propre et rvla ses abstractions implicites. Nous pouvons discerner ici le fonctionnement d'une loi historique, qui nous aide comprendre bien des phnomnes intellectuels de l'Antiquit ultrieure. Pour ce qui est de la religion babylonienne, la russite de ce mouvement vers l'abstraction se manifeste pleinement dans sa forme tardive, sous laquelle il apparut au grand jour de l'hellnisme. Accusant unilatralement les caractres astraux de ses origines, le culte ancien se transforma en une doctrine abstraite, le systme raisonn de l'astrologie, qui allait exercer une puissante influence dans le monde des ides hellnistiques.

    Le mazdisme, pour prendre un dernier exemple, volua de faon comparable. La religion de la Perse antique se dtacha de l'Iran, son sol natal. Transporte en tous pays, de la Syrie l'Inde, par les ressortissants de la Perse, nation dominante quoique faible numriquement, elle s'tait trouve dj en situation plus ou moins cosmopolite parmi les multiples religions de l'Empire perse. Vint la dchance de l'empire : la religion tait prive de son soutien, mais elle n'tait plus enveloppe dans la dtestation d'une tyrannie trangre. De ce moment, dans les pays extrieurs la Perse, elle allait partager avec d'autres croyances les peines et les avantages de la diaspora. Ici encore, d'une tradition nationale aux contours imprcis, se dgagea un principe mtaphysique sans ambigut, lui-mme gnrateur d'un systme de grande porte intellectuelle : le systme du dualisme thologique. Cette doctrine dualiste allait tre, une fois son contenu popularis, l'une des grandes forces l'uvre dans le syncrtisme hellnistique. En Perse mme, la raction nationale qui conduisit successivement la fondation du royaume parthe et du royaume no-perse fut prpare puis accompagne par une restauration religieuse, laquelle son tour fut contrainte de mettre en systme et en dogme le contenu de la vieille religion populaire, opration sous certains rapports analogue la cration du Talmud. Ainsi, dans le pays natal comme dans la diaspora, les vicissitudes produisirent un rsultat semblable : la transformation de la religion tradition-

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    nelle en un systme thologique assez voisin d'une doctrine rationnelle.

    Nous pouvons supposer que dans tout l'Orient, et par d'analogues cheminements, des croyances d'origine locale et nationale s'adaptrent et se firent lments d'un change international des ides. Dans l'ensemble, ces cheminements tendaient vers le dogme, c'est--dire que tel principe, abstrait du corps de la tradition, se dployait en doctrine cohrente. L'influence grecque, pourvoyeuse la fois du ressort et des outils logiques, devait mrir partout cette volution ; mais, comme nous avons tent de le montrer, l'Orient lui-mme l'avait nettement commence ds avant l'hellnisme. Nous en avons donn trois exemples significatifs : le monothisme juif, l'astrologie babylonienne et le dualisme iranien. Entre les forces spirituelles de l'Orient qui concoururent former l'hellnisme, ces trois-l furent matresses, et par la suite elles ne cessrent d'y augmenter leur influence.

    Voil pour ce que nous avons appel conditions pralables . Arrtons-nous un instant considrer que si la premire civilisation cosmopolite a pu natre en ce point de l'histoire, c'est en consquence de catastrophes qui atteignirent la culture de chaque rgion dans son unit et dans son originalit. Sans la chute des tats et des nations, jamais ce mouvement d'abstraction et d'change n'et pris une telle ampleur. On peut le dire aussi de la Grce, mme si la chose y est moins voyante : car la dcadence de la polis, groupement jaloux de son autonomie s'il en fut, offrit par dfaut une condition pralable du mme ordre. Si nous avons omis l'Egypte dans cet aperu, c'est que la situation y tait tout fait diffrente. Or les grandes forces qui furent, avec celles de l'hritage grec, les ouvrires de la synthse hellnistique provenaient de l'Asie smitique ou iranienne : aussi pouvons-nous limiter notre esquisse la situation asiatique.

    L'Orient sous l'hellnisme.

    Examinons brivement la destine de l'Orient sous la nouvelle loi de l'hellnisme. Ce que nous constatons ds

    l'abord, c'est que l'Orient se fit silencieux pour plusieurs sicles, et presque invisible sous l'aveuglante lumire hellnique; En regard de ce qui allait suivre partir du premier sicle de l're chrtienne, nous pouvons appeler ce stade initial la priode de latence de l'esprit oriental ; et partant de cette observation, nous diviserons l're hellnistique en deux priodes distinctes : la priode de la prdominance grecque et de l'Orient submerg, et la priode de raction d'un Orient renaissant, de contre-attaque spirituelle, pourrait-on dire, qui lui permit de pntrer victorieusement dans l'Occident et de donner un nouveau tour la culture universelle/ Bien entendu, nous parlons ici de la vie intellectuelle et non des vnements politiques. En ce sens, l'hellnisation de l'Orient domine la premire priode, et l'orientalisation de l'Occident domine la seconde, ce dernier cours prenant fin vers l'an 300 de notre re. De ces deux mouvements rsulta une synthse qui se prolongea en plein Moyen Age.

    La submersion de l'Orient. Sur la premire priode, nous pouvons tre brefs. Ce fut l're des royaumes sleucide et ptolmaque, particulirement signale par l'efflorescence d'Alexandrie. L'hellnisme triompha dans tout l'Orient. C'tait la culture gnrale dont il fallait adopter le code et le langage si l'on voulait prendre part la vie intellectuelle du temps? On n'entendait que la voix grecque ; l'expression littraire n'avait de publicit que dans l'idiome grec. On a pourtant vu plus haut de quelles personnalits orientales s'enrichit la vie intellectuelle grecque ; si l'Orient restait muet, ce n'tait donc pas que les individus y fussent sans vigueur ; c'est qu'il ne s'exprimait pas lui-mme et qu'il ne parlait pas en son nom. Qui avait une chose dire, il n'tait pas son choix de l'noncer autrement qu'en grec, ce qui ne s'entend pas seulement de la langue, mais aussi du tour des notions et ides, de la forme littraire, c'est--dire de tout ce qui lui donnait l'air d'tre de tradition grecque.

    Assurment la civilisation hellnistique, grande ouverte et hospitalire, pouvait faire place aux crations de la pense orientale ds lors qu'elles prenaient forme grecque. Aussi l'unit formelle de cette culture recouvrait-elle une pluralit de fait, mais o toute chose paraissait

    L

  • 38 INTRODUCTION OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME 39

    officiellement marque au coin de la Grce. L'Orient se trouvait comme rduit au mimtisme, ce qui fut d'une grande consquence pour tout son avenir. Pour sa part, l'me grecque ne pouvait demeurer inchange : reconnaissant la diffrence de ce qui tait grec avant et aprs Alexandre, Droysen l'exprima en distinguant 1' hellnique de l'hellnistique . S'il inventa ce mot1, ce ne fut pas seulement pour dsigner la culture de la polis agrandie en culture cosmopolite, avec les transformations que pareil largissement suppose, mais aussi pour exprimer le changement opr par les influences orientales dans ce nouvel et vaste ensemble.

    Dans cette premire priode, les apports de l'Orient sont donc anonymes, en sorte qu'on a peine les identifier. Des hommes comme Zenon, dj mentionn, ne voulaient tre rien d'autre qu'hellnes, et leur assimilation tait aussi complte qu'il se pouvait. Gnralement parlant, la philosophie continuait dans la voie trace par les coles nes sur le sol de la Grce ; mais vers la fin de la priode, quelque deux sicles aprs Zenon, elle laissa voir elle aussi, des signes non trompeurs, qu'il y avait du changement et que dsormais son volution n'tait plus autonome. Ces premiers signes n'taient nullement exempts d'ambigut. On dispute encore sur Posidonius d'Apame (environ 135-50 avant J.-C), et cette controverse montre bien la difficult d'attribuer aucune influence avec sret ; elle nous laisse incertains de ce qui est authentiquement grec en cette priode et de ce qui est teint d'orientalismei La fervente pit astrale qui anime sa philosophie, est-elle ou non une expression de l'me orientale, ? On peut soutenir le oui comme le non, et l'on continuera d'en raisonner, je crois : pourtant il est assez constant que ce Grec, qu'il le ft ou non de naissance, tenait sa pense pour vritablement grecque. Mme doute devant un tableau d'ensemble : nous ne pouvons exiger plus de certitude que n'en permet la complexit de cette situation. Devant l'trange anonymat, nous pourrions mme dire le pseudonymat, qui recouvre l'lment oriental, nous devons nous contenter d'une

    1. En franais, on s'en servait avant 1830, mais pour parler du langage grec alexandrin et no-testamentaire, ml d'hbrasmes. (N.d.T.)

    impression gnrale : savoir, que tout au long de cette priode les influences orientales, au sens le plus large du mot, furent l'uvre dans le domaine de la pense grecque.

    Plus clair est le cas de la littrature de la sagesse des barbares , qui fit sa premire apparition dans les lettres grecques, et s'y dveloppa au point qu' la longue elle fit plus qu'intresser les seuls amateurs de souvenirs anciens : elle prit par degrs tout le caractre d'une propagande. Les auteurs grecs en avaient pris l'initiative ; dans les vieux foyers de l'Orient, Babylone et en Egypte, des prtres reprirent le thme et entreprirent de rdiger en langue grecque des histoires de leurs nations et des exposs de leurs cultures. Tout ce qui venait de trs haute antiquit pouvait compter sur le respectueux intrt du public hellne. Or ce public ne fut pas seulement curieux ; il se montra toujours plus accueillant au fond spirituel de ces relations, et les antiquaires se virent insensiblement encourags se faire matres d'cole et prdicateurs.

    Du reste, la grande contribution de l'Orient la culture hellnistique de ce temps ne relve pas de la littrature, mais du culte : le syncrtisme religieux, qui sera le fait le plus dcisif de la phase suivante, prend dj consistance dans cette priode premire de l're hellnistique. On peut tendre le sens du mot syncrtisme aux choses de la vie profane, et c'est ce qu'on fait ordinairement ; en ce cas, on qualifie de syncrtique la civilisation hellnistique tout entire, puisqu'elle devint pro-gressivement une culture mixte. Mais en rigueur de terme, le phnomne religieux qu'on appelle syncrtisme serait plus convenablement exprim par le mot tho-crase , qui signifie mlange des dieux. C'est un phnomne cardinal de cette priode, et nous, qui avons une tout autre habitude de l'entremlement des ides et des valeurs culturelles, nous ne lui en connaissons pas vraiment d'analogue notre poque. La premire priode s'achvera du jour o ce mouvement, force de prendre de l'ampleur et de la profondeur, atteindra l'tape des religions orientales tablies dans le monde occidental. La thocrase se traduit dans le mythe aussi bien que dans le culte, et parmi ses outils logiques, l'un des plus

  • I

    40 INTRODUCTION

    efficaces est l'allgorie, dont la philosophie a dj fait usage en ses rapports avec la religion et le mythe. De tous les phnomnes signals dans cet aperu de la premire priode hellnistique, le religieux est le plus remarquable ; c'est l que l'Orient est le plus agissant, qu'il est le mieux lui-mme. En Occident, dieux et cultes orientaux jouissent d'un prestige toujours plus grand, prsage du rle que l'Orient jouera une fois qu'il aura la primaut spirituelle. Ce rle sera religieux, tandis que l'apport de la Grce l'ensemble hellnistique est celui d'une culture profane. En somme, nous pouvons dire du premier temps de

    l'hellnisme, qui prit fin approximativement l'poque du Christ, qu'il est masqu pour l'essentiel par cette culture profane. Ce temps o l'Orient se prpare renatre, nous pouvons le comparer une priode d'incubation. C'est seulement par l'ruption venir que nous pouvons deviner toute la transformation qui dut s'accomplir dans le profond, sous la surface d'hellnisme. A une exception prs, qui est de taille, celle de la rvolte des Maccabes, il n'apparat gure que l'Orient ait affirm sa volont dans le monde hellnistique durant la priode qui va d'Alexandre Csar. Au-del des frontires, la fondation du royaume des Parthes et le rveil du mazdisme font pendant la situation juive. Ces vnements drangent fort peu le tableau gnral : c'est bien l'Hellade qui assimile et l'Orient qui est assimil.

    La pense orientale mise en ides grecques. Cette priode de latence ne laisse pas d'tre profondment importante pour la vie de l'Orient lui-mme. Que la Grce et fait son monopole de toutes les formes d'expression intellectuelle, c'tait pour l'Orient un touffe-ment et un affranchissement la fois : un touffement, parce que ce monopole le privait de son organe naturel et imposait un dguisement l'expression de sa substance ; un affranchissement, parce que la forme conceptuelle grecque offrait la pense orientale une possibilit tout fait neuve de rvler la signification de son hritage. Nous avons vu qu' la veille de l'hell-nisation avaient dj cours des principes spirituels universellement communicables, prlevs dans le fonds d'une tradition populaire ; mais ce mouvement d'ex-

    OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME

    traction et d'abstraction, il manquait encore des moyens logiques, et c'est le gnie grec qui vint les offrir. Car l Grce avait invent le logos, le concept abstrait, la mthode d'exposition thorique, le systme raisonn : c'est l'une des plus grandes dcouvertes de l'esprit humain. Cet instrument formel, applicable tout contenu possible, l'hellnisme le mit la disposition de l'Orient, qui put alors s'en aider pour s'exprimer lui-mme. L'effet, mme s'il tarda se manifester, fut incommensurable. \, Jusqu'alors la pense orientale s'tait passe de concepts ; elle se faisait comprendre par images et symboles, et elle dguisait ses fins dernires sous des mythes et des rites plutt qu'elle ne les exposait logiquement. Elle gisait inerte, ligote dans ses antiques symboles ; la pense grecque la libra, la ranima, lui redonna son lan, et dans le mme temps prta les outils voulus tout ce qui avait pu s'efforcer vers l'abstraction. En son fin fond, la pense orientale demeura mythologique, comme on le comprit clairement quand nouveau elle s'offrit au monde ; mais dans l'entre-temps, elle avait appris mettre ses ides en forme de thories, et les exposer en utilisant des concepts rationnels au lieu de laisser la seule imagerie parler aux sens. Le dualisme, le fatalisme astrologique et le monothisme transcendant trouvrent leur formulation prcise avec l'aide de la conceptualisation grecque. Grce au statut de doctrines mtaphysiques, ces systmes s'accrditrent et leur message put s'adresser tous. C'est ainsi que le gnie grec dlivra la pense orientale des chanes de son symbolisme et lui permit, en se rflchissant dans le logos, de faire la dcouverte d'elle-mme. Et c'est avec les armes acquises de l'arsenal grec que l'Orient, quand son heure fut venue, lana sa contre-offensive.

    Le souterrain oriental. Pareil progrs ne saurait aller sans quelques inconvnients et sans d'vidents prils pour l'authentique substance de la pense orientale. En premier lieu, toute gnralisation ou rationalisation se paie d'une perte de spcificit. La Grce avait pris ascendant sur les penseurs orientaux ; un prestige s'attachait tout ce qui tait d'elle, et elle les tentait d'en tirer parti. Au lieu d'noncer leur cause ouvertement, ils la dguisaient sous des conceptions analogues,

    ^

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  • 42 INTRODUCTION OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME 43

    empruntes et l de la tradition intellectuelle grecque. Par exemple, le fatalisme et la magie astrologiques pouvaient prendre les livres de la cosmologie stocienne, qui parlait de sympathie et de loi du monde ; le dualisme religieux pouvait se draper de platonisme. Pour l'esprit assimilateur, c'tait l s'lever dans le monde, n'en pas douter ; mais ce premier mouvement d'imitation allait affecter le gnie oriental dans sa pousse venir, ce qui pose l'historien d'insolites problmes d'interprta-tion. Le phnomne qu'Oswald Spengler a baptis pseu-domorphose , s'appropriant ainsi un terme de minralogie, ne manquera pas de retenir notre attention dans la suite (voir ci-dessous, dans le chapitre II : la nature de la connaissance gnostique). Sur la vie intrieure de l'Orient, l'ascendant de la Grce

    produisit un autre effet, encore plus accus peut-tre, et qui n'allait se rvler que beaucoup plus tard : les penses de l'Orient allaient former deux courants de tradition, public et secret, de surface et de trfonds. Car l'exemple grec avait sa force, encourageante sans doute, mais aussi rprimante. A la manire d'un filtre, il laissait passer une notion si elle tait hellnisable ; elle s'levait alors cette hauteur et dans cette lumire o se tenaient les lments clairs et distincts de la culture cosmopolite. Tout ce qu'une diffrence foncire rendait inassimilable tait refoul dans le souterrain. C'tait autre chose, qui ne se sentait nullement reprsente dans les crations classiques du monde littraire ni nonce dans le message dominant. Pour lui opposer son propre message, cette autre chose devait trouver d'abord son propre langage : il allait lui en coter bien du temps et bien des peines. Etant donn l'ordre des choses, ce furent les tendances authentiques et originales du gnie oriental, celles de l'avenir plutt que celles du pass, qui se trouvrent rduites l'existence souterraine. Ainsi, le monopole spirituel de la Grce dtermina la croissance d'un Orient invisible, dont la vie secrte allait s'opposer la vie au grand jour de la civilisation hellnistique. Cette priode a d voir des transformations en profondeur, des lans nouveaux d'une immense porte, dont nous ne savons rien. Nous n'en parlons que par conjecture, et toute cette description ne reposerait

    sur rien, n'tait, au passage d'une re l'autre, la soudaine ruption d'un Orient nouveau. A la force, l'ampleur du jaillissement, nous pouvons nous faire une ide de ce qui couvait.

    L'Orient resurgit.

    Vers le moment o le christianisme commence, nous assistons une explosion de l'Orient. Telles des eaux longtemps contenues, ses forces crvent l'corce de l'hel-lnisme et inondent le monde antique, se coulant dans les canaux grecs, s'panchant aussi dans de nouveaux lits. L'hellnisme va se mtamorphoser en une culture religieuse orientale. L'heure de la perce a probablement tenu au concours de deux circonstances complmentaires. Aprs sa pousse souterraine, l'Orient vient d'aboutir et de revoir le jour. L'Occident, lui, a une attente immense du renouvellement religieux : ce besoin tient l'tat spirituel de ce monde et le dispose faire un accueil passionn au message de l'Orient. Cette rencontre de l'actif et du passif ressemble assez l'accord qui s'est trouv en sens inverse trois sicles plus tt, quand la Grce faisait mouvement vers l'Orient.

    La nouveaut de la pense orientale revivifie. Il importe de reconnatre que nous n'avons pas affaire ici une raction du vieil Orient, mais un phnomne nouveau, qui, cette heure dcisive, fit son entre sur la scne de l'histoire. L' Orient ancien tait mort. Ce rveil n'tait pas un rappel la vie, dans le got classique, de son vnrable hritage. On ne saurait mme dire que les conceptualisations les plus rcentes de la pense orientale primitive fussent la substance relle du mou-vement. Le dualisme traditionnel, le fatalisme astrologique traditionnel, le monothisme traditionnel y taient mls, mais si trangement dflchis que dans ce nouvel encadrement, ils aidaient la reprsentation d'un principe spirituel tout original ; et l'on peut en dire autant de l'emploi des termes philosophiques grecs. Il est ncessaire d'attirer ds prsent l'attention sur ce fait, car les apparences portent vigoureusement imaginer le contraire ; longtemps elles ont induit les historiens en

  • INTRODUCTION

    erreur sur cet chafaudage de pense o ils n'ont vu, exception faite de l'lment chrtien, qu'un assemblage de toutes pices restantes des traditions antrieures. Il est vrai qu'elles y figurent toutes : symboles de l'antique pense orientale, on peut mme dire tout son hritage mythologique ; ides et figures de la littrature biblique ; lments de doctrine et de vocabulaire tirs de la philosophie grecque, surtout du platonisme. En situation syn-crtique, il va de soi que tous ces lments aient t disponibles et combinables volont. Or le syncrtisme lui-mme ne donne que la face externe du phnomne, et non pas son essence. Cet extrieur a de quoi drouter l'esprit par son aspect composite, et plus encore par les noms anciens qui s'y trouvent associs. Pareilles associations ne manquent nullement de pertinence, mais nous pouvons discerner un nouveau foyer spirituel autour duquel les lments de tradition se cristallisent prsent, apercevoir une unit derrire cette multiplicit ; l se trouve, plutt que dans les moyens d'expression syncr-tiques, la vritable entit que nous devons envisager. Si nous reconnaissons en ce foyer une force autonome, nous devons dire alors qu'il se sert de ces lments plutt qu'il n'est constitu par leur runion ; quant au tout qui en rsulte, il faudra le comprendre, en dpit de son caractre manifestement synthtique, non pas comme le produit d'un clectisme qui n'engage rien, mais comme celui d'un systme d'ides original et bien dfini.

    Cependant, pour tirer ce systme au clair, il faut le dgager de cette masse de matriaux disparates ; laquelle ne livrera pas ce qu'elle cache, sauf si on l'interroge correctement, c'est--dire si l'on est guid dans cette interprtation par une connaissance anticipe de l'unit sous-jacente. On ne saurait s'en dfendre : l'argument qui mne la preuve est quelque peu circulaire, et il se mle un lment de subjectivit l'anticipation intuitive du but vers lequel l'interprtation va se diriger. Toutefois, c'est l le propre de l'interprtation historique, et c'en est le risque ; il faut la conduire d'aprs une premire ide du matriel, mais seul le rsultat la justifiera, pour autant qu'il emportera la conviction ou qu'il sera vraisemblable, et surtout si on la voit peu

    OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME 45

    peu confirme en constatant que les donnes se mettent en place conformment au modle suppos.

    Les grandes manifestations du dferlement oriental dans le monde hellnistique. Cette vague d'orientalisme se manifeste partir du dbut de l're chrtienne par un ensemble de phnomnes dont voici les principaux : la propagation du judasme hellnistique, en particulier la monte de la philosophie juive alexandrine ; la propagation de l'astrologie et de la magie babyloniennes, concourante avec une expansion gnrale du fatalisme dans le monde occidental ; la propagation, dans le monde hellnistique-romain, de divers cultes mystres, bientt gnrateurs de religions mystres ; la monte du christianisme ; l'efflorescence des mouvements gnosti-ques, leurs grandes laborations de systmes dans le christianisme et hors de lui ; et les philosophies de la transcendance conues dans l'Antiquit finissante, qui commencent avec le no-pythagorisme et culminent dans l'cole no-platonicienne.

    Tous ces enseignements, pour diffrents qu'ils soient, sont gnralement en relation mutuelle. Ils ont de grands traits

    communs et, jusqu'en leurs divergences, ils sont du mme climat de pense : dans la littrature de chaque doctrine, nous trouvons

    de quoi augmenter notre intelligence des autres. Ce qui s'aperoit mieux que la parent du fond spirituel, ce sont les modles

    caractristiques d'expression, les images et formules qui reviennent dans toute la littrature de ce groupement. Chez un

    Philon d'Alexandrie, nous rencontrons des lments platoniciens et stociens qui recouvrent la substance juive, mais aussi le

    langage des cultes mystres et le vocabulaire naissant d'un nouveau mysticisme. Pour leur part, les reli-. gions mystres

    ont des rapports trs nets avec l'ensemble des conceptions attenantes l'ide d'influence astrale. Le no-platonisme s'ouvre largement tout savoir religieux paen, et surtout oriental, s'il a

    quelque apparence d'antiquit, s'il se nimbe de spiritualit. Le christianisme a prsent des aspects syncrtiques, mme en ses expressions orthodoxes et ds son dbut ( coup sr ds les jours de saint Paul) ; mais cet gard ses rejetons hrtiques le

    surpassent de loin : les systmes gnostiques combinent tout avec tout mythologies

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  • 46 INTRODUCTION OCCIDENT ET ORIENT DANS L'HELLNISME 47

    orientales, doctrines astrologiques, thologie iranienne, lments de tradition juive, bibliques, rabbiniques ou occultes, eschatologie chrtienne du salut, termes et concepts platoniciens. En cette priode, le syncrtisme est au plus fort de son efficacit. Il ne se cantonne plus dans des cultes particuliers et n'est plus le souci de leurs seuls prtres, mais il envahit toute la pense de ce sicle et fait son apparition dans tous les domaines de l'expression littraire. Ainsi, aucun des phnomnes nu-mrs ci-dessus ne saurait tre considr l'cart des autres.

    Quoi qu'il en soit, le syncrtisme, entremlement d'ides et d'images qui sont comme les espces circulantes de plusieurs traditions, n'est qu'une forme assurment, et il reste savoir quel est le contenu mental dont il dtermine ainsi l'apparence. Y a-t-il une unit derrire cette multiplicit, et qu'est-elle donc ? Quelle est la force organisatrice de cette matire syncrtique ? Nous avons affirm, par manire de prliminaire, qu'en dpit de son extrieur synthtique l'esprit nouveau n'tait pas un clectisme sans vise. Quel tait donc le principe directeur, et vers quoi dirigeait-il ? L'unit cache : la pense gnostique est apte la reprsenter.

    Afin de trouver rponse cette question, il faut fixer son attention sur certaines attitudes mentales caractristiques, plus ou moins distinctement visibles dans tout le groupe, sans se proccuper des contenus et des niveaux intellectuels, qui diffrent beaucoup sous d'autres rapports. Si dans ces traits communs nous voyons oprer un principe spirituel qui ne se trouvait pas dans les lments du mlange, nous pouvons le reconnatre pour le vritable agent de ce mlange. Or il est constant que l'on peut discerner ce principe original dans toute la littrature dont nous avons parl, mme si ce n'est pas toujours avec la mme prcision. Il apparat partout dans les mouvements venus de l'Orient, et il se fait remarquer surtout dans le groupe des mouvements spirituels que l'on comprend sous l'appellation de gnos-tiques . Aussi nous pouvons voir dans ces mouvements les reprsentants les plus hardis et les plus intransi-geants d'un esprit nouveau, et par suite nous pouvons, par analogie, appeler principe gnostique ce principe

    gnral qui, dans des reprsentations moins nettes, dborde les limites de la littrature gnostique proprement dite. Quelle que puisse tre l'utilit d'tendre ainsi l'acception de ce mot, il est certain que l'tude de ce groupement particulier, outre qu'elle prsente en soi un grand intrt, peut aussi, dfaut de donner la clef de toute cette poque, aider grandement la comprendre. Pour moi, quand je considre toute la srie de phnomnes dans lesquels se manifeste la vague d'orientalisme, j'incline fortement y voir diffrentes rfractions de ce principe gnostique suppos, ou diffrentes ractions qu'il suscite. J'ai produit ailleurs mes arguments *. Mme si l'on y adhre pleinement, on n'ignore pas que cette faon de voir s'accompagne d'une rserve : le dnominateur commun que l'on identifie ainsi peut prendre bien des semblants, se diluer des degrs divers, entrer en de multiples compromis avec des principes contradictoires. En de nombreux cas, il peut n'tre qu'un des lments d'un ensemble complexe de motifs intellectuels, n'avoir d'efficacit que partielle et d'accomplissement qu'imparfait au sein de ce tout qu'il concourt former. Mais c'est un facteur original partout o il se fait sentir, et c'est dans la littrature dite proprement gnostique qu'on en trouvera la rvlation la plus exempte de mlange. C'est donc vers elle que nous allons nous tourner prsent. Et c'est plus tard, dans la Troisime Partie, que nous essaierons, en prenant plus de champ, de replacer ce message dans la culture de son sicle.

    1. H. Jonas, Gnosis und sptantiker Geisi, I et II, 1, passim; voir surtout l'introduction au volume I, et le chapitre IV du volume II, 1.

  • PREMIRE PARTIE

    La littrature gnostique. Les principales doctrines. Le langage symbolique.

  • Chapitre II

    La signification de la gnose et l'importance du mouvement gnostique.

    LE CLIMAT SPIRITUEL.

    Au commencement de l're chrtienne, le monde de la Mditerrane orientale tait dans une grande effervescence spirituelle, qui allait s'tendre au cours des deux sicles suivants. Le gense du christianisme lui-mme et l'accueil rserv son message sont des preuves de cette effervescence, mais ce ne sont pas les seules^ Pour ce qui est du milieu o le christianisme prit naissance, les manuscrits de la mer Morte ont puissamment tay cette opinion, dj digne d'tre soutenue avant leur dcouverte, que la Palestine fourmillait de mouvements eschatologiques (c'est--dire en qute du salut dernier) et que l'apparition de la secte chrtienne n'eut rien d'un incident isol. Dans la pense des sectes gnostiques varies qui jaillirent partout o le christianisme s'tendait, la crise spirituelle de ce temps trouva son expression la plus hardie, et pour ainsi dire, sa prsentation extrmiste : que leurs spculations fussent abstruses, qu'en partie elles le fussent mme dessein d'irriter, ne diminue pas mais rehausse cette facult qu'elles eurent de reprsenter symboliquement la pense d'un sicle agit. Avant de limiter notre investigation au phnomne particulier du gnosticisme, il nous faut indiquer brivement les principaux traits qui caractrisent cette pense dans son ensemble.

  • 52 LA LITTRATURE GNOSTIQUE LA SIGNIFICATION DE LA GNOSE 53

    Premirement, tous les phnomnes que nous avons signals propos de la vague orientale sont d'une nature religieuse trs marque ; c'est l, comme nous l'avons affirm plusieurs reprises, la caractristique remarquable de la culture hellnistique en sa seconde phrase. Deuximement, tous ces courants ont en quelque faon rapport au salut : la religion gnrale de cette priode est une religion de salut. Troisimement, la conception de Dieu qu'ils entretiennent tous est transcendante l'extrme (c'est un Dieu outremondain , c'est--dire qu'ils le situent par-del le monde) ; et l'avenant, ils se font du salut une ide non moins transcendante en plaant ce but dans un autre monde. Enfin ils soutiennent un dualisme radical des royaumes de l'tre de Dieu et du monde, de l'esprit et de la matire, de lame et du corps, de la lumire et de l'obscurit, du bien et du mal, de la vie et de la mort et par voie de consquence, une extrme polarisation de l'existence, qui n'affecte pas seulement l'homme mais la ralit dans son ensemble : la religion gnrale de cette priode est une religion du salut dualiste et transcendante.

    LE TERME GNOSTICISME .

    Nous tournant vers le gnosticisme en particulier, nous nous demandons ce que le mot veut dire, o le mouvement a pris naissance, et quels sont les tmoignages littraires qui nous en restent. Le terme gnosticisme , devenu l'en-tte collectif d'une multiplicit de doctrines sectaires apparues l'intrieur et autour du christianisme dans ces premiers sicles si pleins de risque, drive de gnsis, mot grec qui signifie connaissance ou science . Insister sur la connaissance, moyen d'atteindre au salut ou mme en soi forme de salut, et se targuer de possder cette connaissance dans une doctrine particulire et distincte, ce sont deux attitudes communes aux nombreuses sectes dans lesquelles le mouvement gnostique s'est exprim historiquement. Au vrai, rares furent les groupes dont les membres se donnaient Tex-

    presse qualit de Gnostiques, de Connaissants ; mais Irne, dans le titre de son uvre, employait dj le nom de gnose (en y ajoutant : faussement ainsi nomme )1 pour embrasser toutes les sectes qui partageaient avec eux ce souci de connaissance et d'autres caractristiques. En ce sens, nous pouvons parler d'coles, sectes et cultes gnostiques, d'crits et d'enseignements gnostiques, de mythes et de spculations gnostiques, et mme de religion gnostique en gnral.

    Les auteurs anciens furent donc les premiers tendre la dnomination des groupes qui ne se l'arrogeaient pas. Suivons leur exemple, mais sans nous enfermer dans les limites qui furent celles de leur savoir ou de leur intrt polmique. Nous pouvons considrer ce terme comme l'expression d'un concept gnrique, applicable en toute occasion o apparaissent les proprits dterminantes. Ainsi peut-on donner plus ou moins d'tendue au domaine gnostique selon le critre adopt. Puisqu'ils envisageaient le gnosticisme, pour l'essentiel, comme une hrsie chrt