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Université de Nantes 2004 UFR SCIENCES ET TECHNIQUES Hans Reichenbach Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique DEA Epistémologie, histoire des sciences et des techniques Cédric VANDEN DRIESSCHE Sous la direction de Patrice BAILHACHE

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Université de Nantes 2004 UFR SCIENCES ET TECHNIQUES

Hans Reichenbach

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la

physique

DEA Epistémologie, histoire des sciences et des techniques

Cédric VANDEN DRIESSCHE

Sous la direction de Patrice BAILHACHE

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Remerciements.

Je tiens à remercier M. Patrice Bailhache pour son encadrement au cours de cette

recherche.

Merci également à l’ensemble des enseignants et étudiants du DEA

d’épistémologie d’histoire des sciences et des techniques de Nantes.

J’adresse, par ailleurs, mes remerciements à l’ensemble de mes élèves pour

m’avoir permis de garder les pieds sur terre.

Un grand merci à Tangi et à Guilhem pour les longues discussions qui constituent

plus ou moins le point de départ de ce travail.

Un grand merci enfin à Claude, à mes parents, à ma sœur Maud, à Yves et à mes

amis pour l’ensemble des discussions qui m’ont été d’un grand secours et leur

soutien au quotidien.

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Table des matières

TABLE DES MATIERES

Introduction ______________________________________________ 1

1 Hans Reichenbach : biographie____________________________ 3

1.1 Sa jeunesse, ses études _______________________________________ 3

1.2 Ingénieur radio à Berlin : 1917-1920____________________________ 5

1.3 Stuttgart : 1920-1926 ________________________________________ 6

1.4 Berlin : 1926-1933 ___________________________________________ 7

1.5 Université d’Istanbul : 1933-1938 ______________________________ 8

1.6 UCLA : 1938-1953___________________________________________ 9

2 La métaphysique ______________________________________ 10

2.1 Définition _________________________________________________ 10

2.2 Antiquité et Moyen Age _____________________________________ 11

2.3 Métaphysique cartésienne et grands systèmes ___________________ 12

2.4 Le XVIIIème siècle : discrédit de la métaphysique ________________ 13

2.5 Kant (1724-1804) ___________________________________________ 14

2.6 Entre Kant et Reichenbach : le XIXème siècle____________________ 17

3 Le temps _____________________________________________ 19

3.1 Les fondements : Héraclite et Parménide _______________________ 19

3.2 Saint Augustin _____________________________________________ 21

3.3 Le temps mesuré ___________________________________________ 24

3.4 Le temps mathématisé ______________________________________ 25

3.5 Le temps de Kant __________________________________________ 27

3.6 La flèche du temps : notion d’entropie _________________________ 29

3.7 La théorie de la relativité ____________________________________ 31

4 Position philosophique de Reichenbach ____________________ 32

4.1 Introduction_______________________________________________ 32

4.2 En 1911, la lettre à son frère Bernhard ________________________ 33

4.3 La métaphysique et les sciences de la nature (1925) ______________ 34

4.4 «Induction et probabilité» et «Une lettre à Bertrand Russell» _____ 41

4.5 Conclusion ________________________________________________ 45

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Table des matières

5 The Direction of Time (1953) ____________________________ 48

5.1 Choix méthodologique ______________________________________ 48

5.2 Présentation de l’ouvrage____________________________________ 49

5.3 Remarques préliminaires ____________________________________ 50

5.4 Les propriétés du temps selon Reichenbach_____________________ 51

5.5 La relation de cause à effet : un exemple de démonstration ________ 55

5.6 Conclusion ________________________________________________ 58

6 Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ? __________________________________ 59

6.1 Introduction_______________________________________________ 59

6.2 Le projet de Hans Reichenbach_______________________________ 59

6.3 Mise en place du projet______________________________________ 60

6.4 Critique du projet __________________________________________ 62

6.5 Validité du projet __________________________________________ 64

6.6 Conclusion ________________________________________________ 66

Conclusion ______________________________________________ 67

Bibliographie ____________________________________________ 69

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Introduction

Introduction

Le début du vingtième siècle voit la Physique obtenir d’importants succès de

manière incontestable. De tels progrès dans cette science n’avaient pas eu lieu depuis

Isaac Newton. A l’époque, déjà, les philosophes fort de ce succès, avaient pris note

de ces théories et Kant construit un cadre spatio-temporel absolu et a priori inspiré

des théories de Newton, pour ne citer que lui. C’est également dans le prolongement

de cette époque que va naître le positivisme. Le début du vingtième siècle ne semble

pas échapper à la règle, et la philosophie va une nouvelle fois devoir tenir compte du

bond effectué par la science. Naît alors un courant dont le représentant le plus célèbre

est le Cercle de Vienne : le néo-positivisme. Le projet de ce courant est de « tuer » la

métaphysique. Il s’agit en fait d’appliquer les méthodes de la Physique à la

philosophie en général et à la métaphysique en particulier, afin de sortir celle-ci de

l’impasse où elle se serait fourvoyée. Les idées de Hans Reichenbach sont souvent

assimilées à celles du Cercle de Vienne, bien que celui-ci préfère le terme

d’empiriste logique à celui de néo-positiviste.

L’objectif de ce mémoire est d’étudier l’application de cette procédure de

réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique. Cependant le

sujet étant trop vaste, il était préférable de se restreindre à un auteur. Dans cette

optique, plusieurs raisons rendent intéressant le choix de Hans Reichenbach. En

premier lieu, Reichenbach est quasiment le seul a avoir réellement utilisé la physique

de manière approfondi dans ses travaux. C’est-à-dire qu’il tente effectivement l’étude

de questions métaphysiques à l’aide des méthodes, mais aussi des équations de la

physique. Ensuite, il est sans doute moins radical que d’autres auteurs, et continue

d’aborder certaines questions métaphysiques que d’autres déclarent purement et

simplement irrecevables. Enfin, ce n’est pas encore un auteur très étudié, sans doute

a-t-il souffert de la proximité avec le Cercle de Vienne, et il laisse pourtant une

œuvre considérable et riche, ce qui rend intéressant son étude d’un point de vue plus

global.

1

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Introduction

La problématique de ce mémoire peut alors s’énoncer de la manière suivante :

quelle est la procédure mise en place par Hans Reichenbach pour réfuter la

Métaphysique à l’aide des méthodes de la Physique ? S’agit-il réellement d’une

réfutation, ou d’une substitution de méthodes ? Enfin cette démarche une fois

identifiée, quelle est sa validité ? Au vu de l’immensité de l’œuvre de Reichenbach,

nous nous sommes concentré sur un seul thème d’étude, qui se trouve être un de ses

thèmes privilégié : le temps.

Dans ce cadre, ce travail ce découpe en six parties. Tout d’abord une présentation

biographique de Hans Reichenbach afin de situer le personnage. Les parties deux et

trois retracent un panorama général de la Métaphysique et du problème du temps au

cours de l’histoire afin de contextualiser la démarche de Hans Reichenbach. La partie

quatre tente de cerner ses positions par rapport à la philosophie et la méthode qu’il

propose. La cinquième partie se veut une illustration de sa méthode sur le thème

choisi : le temps. Enfin la sixième et dernière partie tente d’effectuer une synthèse

des éléments précédents dans le but d’apporter des éléments de réponse à la

problématique proposée.

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Biographie

1 Hans Reichenbach : biographie

1.1 Sa jeunesse, ses études

Reichenbach est né à Hambourg en 1891 dans une famille aisée et cultivée. Ses

parents sont membres de l’église réformée et ses grands-parents paternels sont juifs.

A l’origine Reichenbach souhaite devenir ingénieur. Il précise d’ailleurs, dans un

article autobiographique1, que son père était grossiste et « que pour autant qu’[il] le

[sache], il n’y a jamais eu de scientifique dans [sa] famille, uniquement quelques

ingénieurs ». En 1909, juste avant de passer l’Abitur (Baccalauréat allemand), il

écrit : « … puisque je cherche aussi à appliquer tout ce que j’ai appris de manière

pratique, je veux devenir ingénieur. Ainsi, j’espère être capable de traiter la théorie

aussi bien que la pratique. Mais par-dessus tout, j’ai l’intention de combler mon

retard à propos de tout ce que j’ai manqué à l’école. Je veux progresser dans les

matières artistiques et morales. Je ne veux pas devenir un ingénieur qui ne sache rien

faire d’autre que calculer »2. En 1910 il part étudier l’ingénierie civile à la

Technische Hochschule de Stuttgart3. Néanmoins pendant cette période il se rend

compte que ses intérêts sont plutôt d’ordre théorique et, déçu par les études

d’ingénieurs, il ne restera que deux semestres. Il fréquente alors les universités de

Berlin, Munich et Göttingen où il suit les cours de Planck, Sommerfeld, Hilbert,

Born et Cassirer. Les cours de mathématiques et de physique le satisfont,

contrairement à l’enseignement de la philosophie. En effet le type de philosophie

enseigné manque selon lui d’exactitude et de connexion avec les sciences de la

nature. Seul l’enseignement de Cassirer à Berlin, qu’il considère comme

encourageant et stimulant, semble faire exception. Reichenbach dit ne pas

s’intéresser aux philosophes « historiques », mis à part Kant qu’il étudie très

1 Hans Reichenbach, “Autobiographical Sketches for Academic Purposes” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 1. 2 Hans Reichenbach, “At the End of School Days : A Look Backward and a Look Forward (1909)” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 12. 3 “Ecole technique supérieure de Stuttgart”.

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Biographie

attentivement, et précise en 1932 que «… son propre travail philosophique est

toujours relié directement à des problèmes physiques sans tenir compte des

connexions historiques »4. Sans doute pour cette raison, et parce que ses recherches

se situent à la frontière de la philosophie et des mathématiques, aucun tuteur

n’accepte de l’encadrer et il rédige seul son travail. Sa thèse, qui a pour sujet la

validité des lois de probabilité pour traiter la réalité physique, est constituée d’un

traité épistémologique agrémenté de calculs mathématiques. Après de vaines

tentatives dans de nombreuses universités pour trouver un tuteur susceptible de lire

les deux parties, Reichenbach trouve à Erlangen un mathématicien et un philosophe5

qui acceptent de l’encadrer, chacun dans la mesure de ses compétences. Ce travail

lui permet d’obtenir son doctorat en philosophie à l’université d’Erlangen le 2 mars

1915.

Les mouvements pour la jeunesse sont à l’époque nombreux en Allemagne et

Hans fera preuve très tôt d’une personnalité militante. Nombre de ces mouvements

sont en effet des mouvements nationalistes, organisations souvent de type

paramilitaires. Les sympathies de Reichenbach vont à un groupe à part, les

Wandervogel6, mouvement de « retour à la nature », anti-autoritaire, anti-intellectuel.

D’après lui ce groupe n’est rien d’autre que la révolte des jeunes contre la violation

de leur esprit, une réaction saine contre l’école qui supprime l’originalité des enfants.

Parmi les différences avec les autres mouvements on note que ceux-ci ne portent pas

d’uniforme mais sont plus proches du « style hippy7 ». Reichenbach commence à

écrire des articles à teneur politique tels que Der Wandervogel und die juden (1913),

The Student (1913), The Meaning of University Reform (1914), Militarism and Youth

(1914), Platform of the Socialist Student Party (1918), Socializing the University

(1918). La transition s’effectue du mouvement des Wandervogel vers des

4 Hans Reichenbach, “Autobiographical Sketches for Academic Purposes” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 1. 5 Je n’ai, à ce jour, pas réussi à déterminer qui étaient ce philosophe et ce mathématicien. 6 « Les oiseaux migrateurs ». 7 Maria Reichenbach, “Student years : introductory note to part I” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 92.

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Biographie

associations plus politiques. En 1918 il est porte-parole du Parti Socialiste Etudiant

de l’Université de Berlin.

1.2 Ingénieur radio à Berlin : 1917-1920

En 1914 éclate la première guerre mondiale, et dès la fin de sa thèse Reichenbach

est envoyé sur le front russe. Il sert pendant deux ans et demi dans le corps des

transmissions de l’armée allemande. Cette guerre le marque profondément, et dès

cette époque il affirme qu’il est du devoir des scientifiques de combattre les idées

menant à de telles catastrophes. En 1917, il contracte une maladie grave sur le front

et est alors transféré à Berlin. Grâce aux compétences acquises aux transmissions, il

travaille en tant qu’ingénieur dans une société spécialisée dans la technologie de la

radiodiffusion. Durant cette période il se marie à Elisabeth Lingener et peu de temps

après son père décède. Ces deux événements empêcheront Reichenbach de

démissionner de son poste d’ingénieur à la fin de la guerre, car, dit-il, il se devait de

subvenir aux besoins du ménage. Néanmoins il consacre alors tout son temps libre à

l’étude de la théorie de la relativité, et sera en 1919 l’une des rares personnes à

assister aux premiers séminaires d’Einstein à l’Université de Berlin.

La théorie de la relativité l’impressionne énormément mais fait naître chez lui un

conflit intérieur en s’opposant, d’après lui, à la philosophie de Kant. La théorie

d’Einstein est, à son avis, incompatible avec l’a priori Kantien. Cela l’amène en 1920

à rédiger un livre où il traite de ce problème : Relativitätstheorie und Erkenntnis a

priori8. Dans cet ouvrage, Reichenbach énonce dès les premières lignes de

l’introduction ce qui est une de ses croyances fondamentales : « Bien que la théorie

de la relativité concerne uniquement des relations entre des mesures physiques et des

grandeurs physiques, il doit être admis que ces assertions physiques contredisent des

principes philosophiques généraux »9. D’autre part, selon lui, les philosophes doivent

s’émanciper de Kant pour suivre Einstein. Il énonce dans ce but ce qu’il appelle « la

8 « La théorie de la relativité et la connaissance a priori ». 9 Hans Reichenbach, The Theory of Relativity and A Priori Knowledge, Berkeley and Los Angeles, University of California Press,1965, pp. 1.

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Biographie

méthode de l’analyse logique »10. Ces points seront traités en détail plus tard,

néanmoins deux constatations s’imposent déjà. Premièrement la question qui fait

l’objet de ce mémoire ne semble pas se poser à Reichenbach. Que l’on doive utiliser

la méthode physique pour traiter une question métaphysique semble déjà être pour

lui un présupposé évident, lorsqu’il dit par exemple : « … nous devrons décider de

quelle manière la théorie de Kant a été réfutée par l’expérience »11. Il le réaffirmera

plus clairement à la fin de sa vie : « Il n’y a pas d’autre moyen pour résoudre le

problème du temps qu’au travers de la physique »12. Deuxièmement on voit

apparaître l’ « adversaire » Kantien. Quasiment tous les écrits de Reichenbach

commencent par la nécessité de la remise en cause de Kant. Nous pouvons alors

légitimement nous poser la question de son émancipation vis-à-vis de Kant. Et

pourquoi tant d’acharnement ? La philosophie de Kant est-elle la seule existante au

début du XXème siècle ?

1.3 Stuttgart : 1920-1926

En 1920, on lui propose un poste d’assistant à la Technische Hochschule de

Stuttgart13. Il y enseigne aussi bien la technique des mesures physiques, la

télégraphie sans fils, la théorie de la relativité que l’histoire de la philosophie et la

philosophie des sciences. Peut-être pouvons nous y voir une transition entre son

passé d’ingénieur et sa volonté d’exercer la philosophie, ou plus exactement la

philosophie scientifique. Il continue de travailler sur la théorie de la relativité, et

publie à côté d’un nombre impressionnant d’articles un livre intitulé Axiomatik der

relativishen Raum-Zeit-Lehre 14 en 1924.

10 Ibid., pp. 5. 11 Id. 12 Hans Reichenbach, The Direction of Time, New York, Dover Publications,1999 (originally published by the University of California Press, Berkeley, in 1956), pp. 16. 13 “Ecole technique supérieure de Stuttgart”. 14 “Axiomatique de l’espace-temps relativiste“, Hans Reichenbach, Axiomatik der relativishen Raum-Zeit-Lehre, Braunschweig, Vieweg ,1924.

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Biographie

Selon lui ce livre constitue, avec sa suite logique de 1928 Philosophie der Raum-

Zeit-Lehre15, l’étude épistémologique de la théorie de la relativité. Reichenbach

estime qu’Einstein a correctement compris les éléments philosophiques sous-jacents

à la théorie de manière instinctive, mais que « l’étude consciencieuse et systématique

du point de vue de la théorie de l’épistémologie est toujours manquante »16.

Reichenbach travaille également sur le lien entre les probabilités (son thème de

travail initial) et la causalité, et ce par l’intermédiaire du concept de temps relativiste.

Il écrit à ce propos La structure causale du Monde et la différence entre le passé et le

futur17 en 1925.

1.4 Berlin : 1926-1933

En 1926, Reichenbach obtient un poste de professeur associé en philosophie de la

physique à l’Université de Berlin. Les obstacles à l’obtention de ce poste furent

nombreux.

D’une part le climat philosophique ambiant ne lui est guère favorable en raison de

la haute technicité de ses écrits (proches de la physique) et de sa remise en cause

systématique des systèmes métaphysiques traditionnels. Il semble qu’on assiste à un

combat similaire à l’affaire de la « troisième chaire »18 de l’Université de Vienne

auquel fut mêlé Schlick en 1922. En 1922 il y a trois chaires de philosophie à

Vienne : l’une de psychologie, l’autre de philosophie de l’histoire, et la troisième de

philosophie de la nature. Or cette chaire pose problème. En effet deux camps

s’affrontent pour l’obtenir. Les tenants des Naturwissenschaften (« sciences

naturelles »), et les partisans des Geisteswissenschaften (« sciences de l’esprit »). En

somme les partisans d’une philosophie scientifique contre ceux plus attachés à une

philosophie « littéraire », plus historique. Il s’agit également d’une opposition

15 “Philosophie de l’espace-temps relativiste“, Hans Reichenbach, Philosophie der Raum-Zeit-Lehre, Berlin und Leipzig, Walter de Gruyter,1928. 16 Hans Reichenbach, “Autobiographical Sketches for Academic Purposes” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 3. 17 “La structure causale du Monde et la différence entre le passé et le futur“, Hans Reichenbach, Die Kausalstruktur der Welt und der Unterschied zwischen Vergangenheit und Zukunft, Sitzungsberichte, Bayerische Akademie der Wissenschaft, November 1925, pp. 133-175. 18 SOULEZ Antonia, Introduction, In Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, PUF, 1985, pp. 31.

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Biographie

politique entre d’un côté une tendance moderniste, l’empirisme logique montant qui

a besoin de postes universitaires, et une tendance plus conservatrice qui cherche à

conserver sa main mise sur l’Université.

D’autre part ses écrits politiques vont lui poser des problèmes. Il doit certifier à

l’administration berlinoise qu’il ne complote pas pour une révolution socialiste à

l’Université. De plus l’appui de Planck, d’Einstein et une diminution de salaire furent

en outre nécessaire à l’obtention de ce poste. Dans le cas de Reichenbach, il est

intéressant de remarquer que c’est grâce à l’appui de ces deux physiciens qu’il

obtient un poste de professeur de philosophie de la physique dans l’équipe d’Einstein

à Berlin en 1926. Il est clair qu’à cette époque la philosophie scientifique est

soutenue plutôt par les scientifiques que par les philosophes.

En 1930 Reichenbach crée avec Carnap la revue Erkenntnis qui sera le moyen

principal de diffusion du Cercle de Vienne (Carnap, Schlick, …) et de la Berliner

Gesellschaft für Empirische Philosophie (Reichenbach, Hempel, …). Durant cette

période, il continue de travailler sur les probabilités et la relativité. En 1928 est

publié Philosophie der Raum-Zeit-Lehre, et en 1930 Atom und Kosmos ouvrage

destiné au grand public.

En 1933, suite à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il est licencié de l’Université. La

Turquie, comme beaucoup d’autres pays, vit dans cette fuite de nombreux

universitaires allemands la possibilité de mettre en place une Université de bon

niveau. C’est ainsi que Reichenbach obtient un poste à Istanbul.

1.5 Université d’Istanbul : 1933-1938

Reichenbach rencontre Maria, qui est alors son élève, pour la première fois à

Istanbul en 1934. Lui est marié, avec Elisabeth, a deux enfants, elle va se marier et

avoir un fils. Maria fréquente beaucoup la famille Reichenbach. En 1946, ils

divorcent tous les deux afin de se marier. Maria joue un rôle très important dans la

diffusion des idées de Reichenbach, notamment à titre posthume, traduisant nombre

de ses œuvres.

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Page 13: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Biographie

Sur le plan professionnel la situation n’est pas très claire. Si l’on en croit Maria

Reichenbach, l’Université avait donné aux professeurs toute la liberté possible :

soutien financier important, choix totalement libre des assistants et des interprètes

pour faire leurs cours. On peut penser que la construction de cette Université avec de

telles libertés est extrêmement stimulante. Mais d’après des lettres de Reichenbach19,

il semble qu’il trouve difficile d’enseigner à des étudiants n’ayant aucun bagage en

histoire des sciences ou en philosophie, après avoir enseigné à des élèves de haut

niveau à Berlin. Il pense de plus qu’une Université ne peut réellement prospérer que

lorsque les besoins humains de base sont satisfaits, ce qui n’est pas le cas en Turquie

à l’époque. De plus Reichenbach rencontre des problèmes avec l’administration de

l’Université. Celle-ci ira jusqu’à refuser, sans même le consulter, une offre d’un

poste de professeur invité pour un an à l’Université de New York. L’ensemble de ces

raisons pousse Reichenbach à mettre fin à son contrat.

1.6 UCLA : 1938-1953

Il enseigne la philosophie à Los Angeles pendant quinze ans, en fait jusqu’à sa

mort. Maria a également émigré en Californie et ils se marient en 1946. En 1940, il

partage son bureau avec Bertrand Russell et ils deviennent très amis. Reichenbach se

rend également souvent à Princeton rendre visite à Einstein. A cette époque, il

voyage beaucoup et donne des conférences dans de nombreuses Universités

américaines et Européennes. C’est un orateur très apprécié pour sa capacité à rendre

accessibles des sujets réputés ardus.

Le neuf avril 1953, alors qu’il travaille sur le manuscrit de The Direction of Time,

il décède d’un arrêt cardiaque.

19 Saul Traiger, The Hans Reichenbach Correspondance, in Philosophy Research Archive X, 1984, pp. 501-511.

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La métaphysique

2 La métaphysique

2.1 Définition

Définition du Petit Robert :

MÉTAPHYSIQUE [metafizik] n. f. - 1282 metaphisique; lat. scolast. Metaphysica, gr. meta (ta) phusika « ce qui suit les questions de physique » 1. Recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance de l'être absolu, des causes de l'univers et des principes premiers de la connaissance. ontologie, philosophie. La métaphysique étudie la nature de la matière, de l'esprit, les problèmes de la connaissance, de la vérité, de la liberté. aussi épistémologie, métalogique, morale. 2. La métaphysique de (qqch.) : réflexion systématique sur les fondements d'une activité humaine. La métaphysique du droit. 3. PÈJ. Abus de la réflexion abstraite qui rend obscure la pensée. Tout cela n'est que de la métaphysique, ne contient rien de positif. « il ne s'est pas embarrassé de métaphysique » (Romains), de considérations abstraites, morales...

« Ce qui suit les questions de physique » est une proposition qui demande à être

précisé. Il semble que cet « après » soit à prendre au sens premier du terme. Dans

l’incapacité de classer un ensemble de textes d’Aristote traitant de l’être, de

l’existence de Dieu, de la cause et de l’effet, et de questions de ce type, Andronicos

de Rhodes les réunit dans un ouvrage qui venait après la physique : τα µετα τα

Φυσικα.

L’expression métaphysique s’est peu à peu transformée, « après » devenant « au-

delà », voire « au-dessus ». On rejoint alors peu à peu deux des définitions données

par le Robert. Pour certains, la métaphysique devient la science des causes premières,

qui va traiter des questions qui ne peuvent être traitées par les autres sciences, et

notamment la question de l’être. Pour d’autres, elle devient la science qui traite des

choses au-delà de la φυσις, donc de la nature. Mais ce qui est au-delà de la nature

n’est-il pas par essence inconnaissable ? Dans ce cas la métaphysique devient une

quête inutile et prend une connotation péjorative.

10

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La métaphysique

Bien que le terme « métaphysique » ne date que du Moyen Age, le

questionnement qu’il désigne est très ancien. Depuis Parménide (environ 475 av. J.-

C.), Aristote (385 av. J.-C.), saint Thomas, en passant par Descartes, Kant,

Heidegger, la métaphysique a sans arrêt été dépassée, achevée, renouvelée…Et

pourtant elle continue son chemin comme si le questionnement métaphysique était

inévitable. Mais quel est ce questionnement ? Il ne s’agit pas ici de décrire en détail

les différentes philosophies mises en jeu, mais plutôt d’essayer de tracer les grands

axes de l’évolution de cette notion et de son rapport à la science.

2.2 Antiquité et Moyen Age

Pour Parménide et Aristote, si chaque science a son objet propre, tous les objets

étudiés ont ceci en commun qu’ils sont. Ils ont comme caractère général d’être. Il est

donc nécessaire d’avoir une science qui réfléchisse sur l’être permanent qui existe

sous la multiplicité des êtres particuliers. Une science qui traite de l’être en tant

qu’être, une science première en quelque sorte. De là naît une tension qui va

traverser la métaphysique tout au long de son histoire.

En effet cette notion de science première, ou science de l’être en tant qu’être est

ambiguë. D’un coté l’objet d’une science étant ce qui peut être démontré, les

principes de cette science ne peuvent être démontrés par celle-ci. Le rôle de la

métaphysique est de réfléchir sur ces principes. Elle devient ainsi la science des

sciences, celle qui traite des principes premiers des sciences. De l’autre, en

s’interrogeant sur la cause première de ce qui est, elle tend à devenir théologie. Il ne

s’agit plus de traiter les principes premiers d’une science, mais bien de saisir la cause

première de la réalité, c’est-à-dire Dieu ou tout du moins un principe divin. De cette

dualité naît une tension intérieure à la métaphysique, qui devient le lieu où coexistent

deux tendances, l’une voulant découvrir le fondement de la réalité, l’autre voulant

établir les principes premiers de la connaissance.

Le Moyen Age, avec la prédominance de l’idée judéo-chrétienne d’un Dieu

créateur de toutes choses, va voir basculer la métaphysique dans le camp de la

11

Page 16: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

La métaphysique

théologie. C’est à cette période notamment que naît la preuve ontologique de Dieu,

argument qui apparaît pour la première fois chez saint Anselme. Chez saint Thomas

la métaphysique porte sur le surnaturel, donc le divin, et devient la science de Dieu,

en quelque sorte la théologie rationnelle à coté de la théologie révélée. La différence

avec la théologie révélée ne provient que d’une question de méthode, la

métaphysique se servant de la raison comme outil de recherche. La solution aux

problèmes insolubles par notre seule raison est apportée par la théologie révélée.

2.3 Métaphysique cartésienne et grands systèmes

Avec Descartes on assiste à un retour, bien que dissimulé, de la rationalité. La

certitude de l’existence de Dieu est à la base de la métaphysique cartésienne, mais

n’est pas une fin en soi. Il s’agit d’avoir un principe de base sur lequel construire la

connaissance, et une fois l’existence de Dieu établie, Descartes revient à l’étude des

objets du monde. Dans l’édition française des Principes de la Philosophie, il écrit :

« Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences. »

La métaphysique redevient la source de toutes les sciences, lieu où naissent les

questions premières. L’existence de la pensée est posée en premier principe (le

cogito), d’où est déduite l’existence de Dieu et l’ensemble de la connaissance.

Néanmoins ce système est éminemment spéculatif et éloigné de la science

expérimentale. Cela se retrouve par exemple dans les énoncés de la mécanique de

Descartes, où la preuve présentée est la nécessaire perfection divine. La

métaphysique commence alors à être considérée comme un obstacle pour la science.

Les grands systèmes de Malebranche, Leibniz et Spinoza vont accentuer cette

tendance. Ils proposent des systèmes, basés sur une analyse de la raison, censés

donner une image du monde. On pense alors avoir atteint l’apogée de la

métaphysique. Les explications proposées pour l’univers sont cohérentes et

ordonnées. L’ordre du réel paraît être à l’image de l’ordre proposé par les

philosophes pour l’enchaînement de nos idées. Cependant cette victoire n’est

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La métaphysique

qu’apparente. En premier lieu, ces représentations sont différentes. Comment

plusieurs images du monde peuvent-elles coexister ? En second lieu, ces systèmes

ressemblent plus à des systèmes physiques, des systèmes de la nature, qu’à des

systèmes métaphysiques. Or sur ce terrain la science fait à cette époque de grands

progrès. Elle ne propose pas une solution globale, mais répond à un nombre sans

cesse croissant de problèmes partiels à l’aide d’une méthode extrêmement rigoureuse

et de preuves expérimentales solides. La quête d’un grand système devient un rêve,

une quête chimérique, et on assiste au XVIIIème siècle au discrédit de la

métaphysique.

2.4 Le XVIIIème siècle : discrédit de la métaphysique

Le XVIIIème siècle est le siècle de Newton, et c’est maintenant dans la science que

l’on va aller chercher les progrès de la connaissance, alors que les problèmes posés

par la métaphysique sont considérés insolubles. En ne proposant pas de cause, la

physique de Newton est radicalement différente de la physique de Descartes. La

mécanique newtonienne propose des lois de fonctionnement à partir de postulats non

démontrés, et la démonstration n’est pas à rechercher dans la perfection divine.

Newton a bien une métaphysique qui lui est propre, mais elle est séparée de sa

physique, au contraire de Descartes dont la métaphysique servait de socle à sa

physique. Or ce système fonctionne et fournit des prédictions extrêmement précises,

laissant de plus à chacun la liberté d’accepter la physique de Newton tout en refusant

sa métaphysique. Cela amène à considérer que la raison n’est plus une faculté

capable de nous donner l’intuition de l’être, mais qu’elle est le moyen de comprendre

nos expériences, de classer nos pensées.

L’être permanent derrière les êtres singuliers est lui aussi remis en question. Cette

question est notamment posée par Berkeley, peut-on par exemple se représenter une

couleur qui ne serait aucune couleur en particulier ? Pour lui nous saisissons une idée

particulière qui est signe d’autres idées particulières, pour les besoins de notre

réflexion, mais l’idée abstraite est inutile. Ainsi le géomètre travaille sa

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La métaphysique

démonstration sur un triangle quelconque et singulier, sans se soucier des angles et

des longueurs, mais pas sur une idée abstraite du triangle.

2.5 Kant (1724-1804)

Kant a ici une place particulière à au moins deux titres. Tout d’abord, il semble

qu’il occupe une place particulière dans l’histoire de la pensée philosophique. Si l’on

en croit Emile Bréhier par exemple, la critique kantienne est à considérer comme

traçant une frontière entre le passé et l’avenir, indiquant « les conditions permanentes

auxquelles doit se plier toute connaissance pour être effective »20, grâce notamment

aux Prolégomènes à toute métaphysique future qui délimitent le champ

d’investigation possible de la métaphysique et du savoir humain. Ensuite, concernant

notre étude, il faut remarquer que Reichenbach introduit quasiment la totalité de ses

écrits par un passage où il insiste sur l’importance de la doctrine kantienne, mais

aussi et surtout sur la nécessité de la dépasser, puisque selon lui, après l’avènement

de la relativité, elle n’est plus tenable. Le temps occupe dans le cadre de ce projet

une place centrale : il est une des formes a priori kantiennes et est justement remis en

cause par la relativité d’Einstein. Nous reviendrons sur ce point.

Au XVIIIème siècle, la métaphysique est mise à mal, et la critique kantienne va

alors partir de cet état de fait, en tentant de comprendre les raisons de cet échec.

Selon Kant on ne peut se contenter de faire table rase de la métaphysique21. D’une

20 Emile Bréhier, Histoire de la philosophie tome II/XVIIème-XVIIIème siècles, collection Quadrige, PUF, 2000, pp. 452. 21 Il suffit de lire la préface à la première édition (1781) de la Critique de la raison pure pour sentir l’attachement que porte Kant à la métaphysique : « La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine. Ce n'est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l'usage est inévitable dans le cours de l'expérience et en même temps suffisamment garanti par celle expérience. Aidée par eux, elle monte toujours plus haut (comme du reste le comporte sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais, s'apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions n'ont jamais de fin, elle se voit dans la nécessité d'avoir recours (ihre Zuflucht zu nehmen) à des principes qui dépassent tout usage possible dans l'expérience et paraissent néanmoins si dignes de confiance qu'ils sont même d'accord avec le sens commun. De ce fait, elle se précipite dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu'elle peut en conclure qu'elle doit quelque part s'être appuyée sur des erreurs cachées, sans toutefois pouvoir les découvrir, parce que les principes

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La métaphysique

part certaines questions ne trouvent pas de réponses dans la science : comment

expliquer la régularité des faits expérimentaux, pourquoi notre attente causale semble

toujours satisfaite ? D’autre part la science existe, et la question reste posée de sa

condition d’existence. L’échec de la métaphysique provient selon lui d’une réduction

par les métaphysiciens classiques de la métaphysique à une science des objets. On a

voulu traiter le suprasensible, Dieu, l’âme, en tant qu’objet par des méthodes

analogues à celles de la science. Or on ne peut connaître le suprasensible en tant

qu’objet. D’où la nécessité de fonder une métaphysique critique. Le monde ne sera

plus soutenu par Dieu, comme chez Leibniz, ni par un sujet humain fait de raison et

de sentiments, comme chez Hume, mais par un sujet transcendantal. Ce découpage

dessine les trois stades de la métaphysique qui ressortent de l’analyse kantienne. Le

premier est celui de la métaphysique classique, ou dogmatique, qui va jusqu’à

Leibniz, et dont l’erreur a été de vouloir passer du sensible au suprasensible par le

seul usage des concepts en se passant de l’intuition. Le deuxième est celui du repos

sceptique, Berkeley, Hume, dont l’erreur est de proclamer nuls tous les projets

d’investigation dans le champ du suprasensible. Le troisième est la solution apportée

par Kant : la critique de la raison pure. Il en donne une définition dans la préface de

la Critique de la raison pure :

« Je n’entends point par là une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général, par rapport à toutes les connaissances auxquelles elle peut aspirer indépendamment de toute expérience, par conséquent la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général et la détermination aussi bien de ses sources que de son étendue et de ses limites, tout cela suivant des principes. »

dont elle se sert, dépassant les limites de toute expérience, ne reconnaissent plus aucune pierre de touche de l'expérience. Le terrain (Kampfplatz) où se livrent ces combats sans fin se nomme la Métaphysique. Il fut un temps où celle dernière était appelée la reine de toutes les sciences, et, si on prend l'intention pour le fait, elle méritait parfaitement ce titre d'honneur, à cause de l'importance capitale de son objet. Maintenant, dans notre siècle, c'est une mode bien portée que de lui témoigner tout son mépris, … ».

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La métaphysique

La question qui se pose est : comment l’accroissement des connaissances22 est-il

possible hors du champ de l’expérience. Jusqu’ici les propositions hors du champ de

l’expérience, donc a priori, sont en effet supposées analytique, c’est-à-dire que

l’attribut est implicitement renfermé dans le sujet. Elles ne peuvent donc apporter de

connaissances nouvelles. En associant mathématique et métaphysique comme

exemple de science a priori, Kant espère justifier l’existence de la métaphysique. Or

les mathématiques « […] doivent être possibles, c’est démontré par leur réalité »23.

Comment alors justifier leur existence ? La réponse à cette question se situe selon

Kant dans l’existence de jugements synthétiques a priori.

Pour Kant, si la métaphysique est jusqu’à lui restée dans un état « d’incertitude et

de contradiction », c’est que la différence entre jugement analytique et jugement

synthétique a été négligée, et que l’on ne s’est pas posé la bonne question, à savoir :

comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Il commence donc

par faire la différence entre les jugements analytiques, ou explicatifs qui

n’accroissent pas les connaissances, et les jugements synthétiques qui apportent des

connaissances nouvelles grâce à un élément extérieur24. La question est de savoir

quel est cet élément extérieur. Pour les connaissances empiriques il s’agit

évidemment de l’expérience, mais pour les connaissances pures qu’en est-il ? Il

s’agit dans ce cas de l’intuition pure. Il nous faut ici préciser quelques points de la

théorie de la connaissance que propose Kant afin de mieux comprendre les choses.

Dans l’Esthétique transcendantale Kant décrit la manière dont fonctionne selon lui

la raison pour accroître les connaissances. Etant donné un objet, nous en sommes

affecté par des sensations qui nous fournissent une intuition empirique. En fait ce

n’est pas directement l’objet qui nous affecte, mais le phénomène. Ce qui dans le

phénomène correspond à la sensation et lui est particulier, est la matière du

22 Kant parle de « connaissances pures », c’est-à-dire a priori et auxquelles absolument rien d’empirique n’est mêlé. 23 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, pp. 44. 24Jugement analytique : le prédicat B est inclus dans le sujet A. Le jugement analytique développe B et permet de le rendre plus intelligible, mais il n’y a pas de connaissance nouvelle. Jugement synthétique : le concept B est entièrement en dehors du concept A. Grâce à un élément X extérieur, le jugement synthétique permet de reconnaître que B appartient à A. Il y a un accroissement des connaissances.

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La métaphysique

phénomène. Mais ce qui est coordonné selon certains rapports dans l’intuition pure et

qui constitue le divers de l’objet est la forme du phénomène. Si la matière est donnée

a posteriori, puisque perçue, la forme se trouve être donnée a priori dans l’esprit,

puisque nous l’apposons sur les objets. La forme du phénomène que nous allons lui

apposer nous donne l’intuition pure. L’entendement en combinant l’intuition pure et

l’intuition empirique nous fournit enfin le concept de l’objet. Ainsi d’après Kant il y

a deux aspects dans la connaissance d’un objet. La première connaissance,

empirique, nous est imposée par l’objet lui-même. La seconde, pure, nous est

imposée par notre esprit. Et les deux formes pures de l’intuition que notre esprit va

imposer au réel comme principe de la connaissance a priori sont l’espace et le temps.

Ce qui mène également Kant à proposer une différence entre le noumène, l’objet en

soi, et le phénomène, l’objet perçu empiriquement. Et le noumène nous est

inaccessible.

Nous revenons un peu plus loin sur l’une des deux formes a priori de l’intuition

pure kantienne, le temps, mais il nous faut d’abord réaliser un rapide panorama du

XIXème siècle.

2.6 Entre Kant et Reichenbach : le XIXème siècle

Les critiques du kantisme naissent dès la fin du XVIIIème siècle. De nombreuses

critiques sont issues du problème que crée la scission effectuée par Kant «entre la

sensibilité et l’entendement, entre le phénomène et la chose en soi, entre la raison

théorique et la raison pratique »25. La Critique de la raison pure sera alors vue par

certains comme le fondement de la métaphysique, délimitant les conditions de tout

savoir, par d’autres comme la mort de la métaphysique en la proclamant incapable

d’atteindre la chose en soi.

Marx condamne la métaphysique qui nous détourne de tâches plus urgentes : la

lutte des classes et la transformation sociale. Auguste Comte la condamne également

25 Emile Bréhier, Histoire de la philosophie tome II/XVIIème-XVIIIème siècles, collection Quadrige, PUF, 2000, pp. 504.

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La métaphysique

au nom de la science. Puisque les choses en soi sont inaccessibles, l’homme doit se

contenter d’observer les faits, afin d’établir des lois scientifiques lui permettant

d’agir sur le réel. Il renonce ainsi à établir des causes et la métaphysique est

terminée. D’autres au contraire, comme Heidegger vont trouver dans La critique de

la raison pure un nouveau point de départ à la métaphysique.

On peut sans doute voir dans ces deux tendances l’apparition de la première

bifurcation au sein de la philosophie. D’un côté, un courant fortement imprégné de la

méthode scientifique, qui d’ailleurs prendra le nom de philosophie des sciences. De

l’autre, un courant sans doute plus littéraire, qui gardera le nom de philosophie.

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Le temps

3 Le temps

Qu’est ce que le temps ? Cette question a traversé les époques sans clairement

obtenir de réponse. Cette difficulté à définir le temps apparaît dès que l’on se réfère

aux dictionnaires. « Notion fondamentale conçue comme un milieu infini où se

succèdent les événements » dans Le petit Larousse illustré, « Durée des choses, par

opposition à éternité » dans le Dictionnaire Flammarion et « Milieu indéfini où

paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les

événements et les phénomènes dans leur succession » dans Le petit Robert. Ces

définitions, bien que traitant à priori toutes du temps, semblent en partie

contradictoires. Le temps y est en effet présenté soit comme infini, soit comme

opposé à l’éternité. Il s’agit soit du milieu, bien que parfois indéfini, dans lequel se

déroulent les événements, soit de la durée des événements elle-même. La définition

du petit Robert, où le temps, conformément à l’expérience quotidienne, est

présupposé irréversible, est la seule quant à elle à évoquer la question de la

réversibilité ou non du temps.

3.1 Les fondements : Héraclite et Parménide

L’une des premières oppositions dans la conception du temps naît aux environs du

Vème siècle avant Jésus Christ en Grèce. C’est en réalité plus qu’une simple

opposition au sujet du temps. D’un côté l’œuvre d’Héraclite, De l’Univers, est,

d’après Emile Bréhier26, la première où nous voyons apparaître une véritable

philosophie. Cet ouvrage, dont nous ne possédons plus que des fragments, est écrit

en prose. Héraclite privilégie l’intuition immédiate, et propose une conception du

temps basée sur l’expérience. Puisque nous vieillissons, puisque les choses s’usent, il

en déduit que l’être est inséparable de l’écoulement du temps. Ainsi selon lui on ne

peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve, puisque de nouvelles eaux

coulent toujours. Le temps est alors le temps du devenir et de la mouvance. De son 26 Emile Bréhier, Histoire de la philosophie tome I/Antiquité et Moyen Age, collection Quadrige, PUF, 2000, pp. 49.

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Le temps

côté Parménide est le premier à écrire une œuvre philosophique en vers. Il nie les

thèses d’Héraclite au nom du raisonnement. Si le temps s’écoule, cela implique

d’après lui un début au temps. Alors quelque chose doit s’être crée à partir de rien, ce

qui à son sens est illogique. Sa conclusion est que l’écoulement du temps est

illusoire. L’être véritable est immobile et éternel. Ses disciples, dont Zénon d’Elée

n’auront de cesse de démontrer l’impossibilité du mouvement à l’aide de célèbres

paradoxes27. Pour Reichenbach, il s’agit d’une manière de s’extraire du flux du

temps par peur de la mort28.

Deux tendances opposées, qui vont traverser l’histoire, naissent ici. Une

philosophie basée sur l’expérience face à une tentative de construction du réel par

l’esprit. Une conception où le temps et les choses sont en perpétuelle évolution, dans

laquelle on privilégie les phénomènes irréversibles, opposée à un temps immobile et

éternel dans lequel prennent place les événements. Dans cette deuxième vision, on

privilégie la permanence des relations de simultanéité et de succession des faits. Ce

sera le temps des phénomènes réversibles, de la physique classique, du

déterminisme.

Plus tard, Platon reprend les idées de Parménide. Seul le monde sensible subit

l’emprise du temps, le monde des idées et des essences est lui éternel. Le temps

fournit un cadre immobile à l’âme éternelle. Aristote, qui s’opposera sur de

nombreux points aux doctrines platoniciennes, fait du temps le « nombre du

mouvement »29. Si l’on en croit Emile Bréhier, le but d’Aristote est de combler un

manque de la philosophie grecque antérieure. Le mouvement par son flux incessant,

avec des formes sans cesse changeantes rend difficile la conceptualisation. D’où une

fuite vers un monde immobile et permanent : le monde des âmes et des idées.

Aristote refuse lui d’envisager le temps comme séparé de la substance. Mais le débat

sur le temps va réellement être posé au début du Vème siècle par saint Augustin.

27 On peut citer à titre d’exemple le paradoxe de la flèche. Avant d’atteindre la cible visée, une flèche doit parcourir la moitié du chemin, puis la moitié du chemin restant, et ainsi de suite. Tant et si bien qu’elle n’atteint jamais la cible. 28 Hans Reichenbach, The Direction of Time, New York, Dover Publications,1999 (originally published by the University of California Press, Berkeley, in 1956), pp. 5. 29 Aristote, Physique, IV, 10-14.

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Le temps

3.2 Saint Augustin

Saint Augustin traite de la question du temps dans le livre onze des Confessions.

Le premier problème qu’il traite est celui de la création. Nous avons vu que

Parménide s’était servi de cet argument pour défendre la thèse d’un Univers

immobile. Saint Augustin cherche, lui, à apporter une réponse à la question : « Que

faisait Dieu avant la création ? ». D’après lui, cette question n’a pas de sens car le

temps30 a été crée avec le Monde. Il n’y a donc pas d’avant la création au sens

temporel du terme. Cette réponse présente d’ailleurs d’importantes similitudes avec

la réponse que donne l’astrophysique moderne : les modèles physiques s’effondrent

lors du Big-Bang et il n’y a pas d’avant. Cette théorie ne nie pas qu’il y ait eu autre

chose, mais que cela nous est inaccessible. Pour saint Augustin c’est l’éternité divine

qui se situe autour 31 de la création et Dieu a crée le Monde par sa parole. Deux

questions se posent alors : « quelle est la nature de la parole divine ? » et qu’est ce

que cette éternité divine non temporelle. A propos de la parole, saint Augustin

remarque qu’il ne peut s’agir d’une succession de mots sinon « ce serait le temps et

le changement, et non point la véritable éternité »32. Dieu a donc crée le Monde par

son verbe qui , lui, est coéternel :

« Aussi est-ce par votre Verbe qui vous est coéternel que vous dites éternellement tout ce que vous dites et qu’existe tout ce à quoi vous dites d’exister »33.

Il faut admettre, et d’ailleurs saint Augustin l’avoue dès le chapitre VIII, que cela

n’est pas très clair. Le problème se déplace sur la définition de l’éternité divine et sur

la question de ce « que faisait Dieu avant [autour de] la création ? ». Saint Augustin

tente de s’en sortir en plaçant l’éternité hors du temps, en en faisant une sorte de

présent permanent ou rien n’est successif. Cette idée est intéressante, car l’idée

communément répandue de l’éternité en fait au contraire le lieu des successions

infinies. L’éternité est en général conçue comme un temps qui s’écoule à l’infini.

30 En fait le temps et l’espace apparaissent pour lui lors de la création. 31 Le langage est peu adapté à un discours non-temporel. Nous utilisons le autour à la place de l’avant communément utilisé afin d’éviter les confusions. 32 Saint Augustin, Les Confessions, GF-Flammarion, 1964, livre onze, chapitre VII, pp. 258. 33 id.

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Le temps

Saint Augustin perçoit les difficultés que cela entraîne au sujet de la création et en

fait au contraire un temps figé. C’est à ce moment des Confessions que saint

Augustin va préciser le problème d’une manière reprise depuis lors de nombreuses

fois :

« Qu’est ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. »34

D’où vient cette difficulté à exprimer une notion comprise de tous ? La première

difficulté provient selon lui de l’existence même du temps :

« Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus. 35»

Il touche ainsi au problème de l’étendue du temps et de sa mesure. Pour lui les

phénomènes du passé ou du futur ne sont pas mesurables puisqu’ils ne sont plus ou

pas encore. La mesure de deux phénomènes nécessite une comparaison, et cette

comparaison n’est pas possible directement pour deux phénomènes successifs. C’est

là le problème de l’étendue du temps puisqu’il s’agit d’un phénomène qui « passe ».

Et pourtant les événements du passé ont bien encore une certaine consistance, mais

s’ils existent où se situent-ils ? Saint Augustin se pose au passage la question de

l’existence des événements futurs. En effet nous pouvons dire « cela s’est passé de

cette manière » et nous savons de la sorte que les événements passés existent, mais

parfois nous pouvons dire que « cela va se passer de cette manière », et saint

Augustin se demande alors si ces événements préexistent. Il prend comme exemple

le lever du Soleil que nous pouvons prédire. Il est amusant de remarquer a posteriori

34 ibid., livre onze, chapitre XIV, pp. 264. 35 id., c’est moi qui souligne.

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Le temps

qu’il effleure ainsi le problème de l’induction36, et prend pour cela le même exemple

que nos contemporains. Au sujet de la mesure du temps, il en arrive à la conclusion

que nous mesurons le passé dans notre esprit par le souvenir.

C’est ainsi qu’il va finalement réussir à donner sa définition du temps. Pour lui le

temps n’est pas le mouvement. Si les astres s’arrêtent de tourner, le temps continuera

de s’écouler. Mais le temps est une mesure du mouvement. Il constate alors que ce

que l’on mesure c’est la durée des phénomènes par rapport aux autres. On peut par

exemple prendre un étalon de temps plus petit que celui que l’on utilisait jusqu’ici en

le divisant. Le temps est donc une distension. Il n’a pas de caractère numérique

absolu. Reste à savoir de quoi le temps est une distension ? Saint Augustin émet

l’hypothèse qu’il s’agit d’une distension de l’âme. Le temps est alors défini comme

une tension de l’esprit entre l’attente et le souvenir. Le présent est la scène où se joue

la rencontre de trois mouvements de l’esprit : l’attention à l’existence actuelle, le

retour vers ce qui fut et qui n’est plus et la projection vers ce qui va se produire.

Il est clair que saint Augustin ne prétend pas véritablement donner une réponse à

la question : « qu’est ce que le temps ? ». Néanmoins sa contribution au problème

est très intéressante. Son analyse permet de mettre au jour des éléments de réponse.

Tout d’abord, et c’est peut-être l’idée majeure de son œuvre, l’idée de la création du

temps et de l’espace. La difficulté vient d’imaginer pour nous un non-temps, puisque

nous sommes nous-mêmes incapables de nous extraire du temps. Ensuite le problème

de la mesure et de l’étendue du temps, avec l’idée que cela nécessite une opération

mentale de comparaison. Ces idées, si nous les mettons en parallèle avec la notion de

distension, et le problème de l’existence des faits dans l’avenir comme ils existent

dans le passé, nous conduisent à plusieurs pistes. Le passé et le futur sont-ils

symétriques ? Autrement dit, le temps a-t-il un sens ? L’ordre des événements dans le

temps, si ordre il y a, est-il à définir selon des propriétés d’avant-après ou selon leur

appartenance au passé, présent ou futur ?

36 Problème de l’induction : comment pouvons nous à partir de faits singuliers étendre notre connaissance à des faits hors du champ de notre expérience ? Comment puis-je justifier ma croyance que le soleil se levera demain, en dehors du fait que j’ai constaté un nombre important de fois (à chaque fois que j’ai cherché à l’observer) qu’il se levait ?

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Le temps

Mais une fois ces questions posées, c’est du côté des sciences physiques et de la

technique qu’il faudra se tourner pour voir les progrès suivants.

3.3 Le temps mesuré

La mesure du temps a toujours été une préoccupation de l’humanité. En premier

lieu, il s’agissait de survivre en tentant de prévoir l’alternance des saisons qui

rythmait la chasse et les cultures. Pour mesurer le temps, il est nécessaire de pouvoir

se référer à un phénomène périodique. La première mesure qui s’impose est

l’alternance des jours et des nuits. Mais cette mesure n’est pas forcément la plus

pratique pour des courtes durées, et il semble que la plupart des calendriers

préhistoriques que nous ayons à notre disposition soit en fait basés sur les cycles de

la lune. Ainsi les sites de Carnac en Bretagne et Stonehenge en Grande-Bretagne

auraient servi de calendrier lunaire à nos ancêtres. En terme d’instruments de mesure,

on peut citer les cadrans solaires, les sabliers ou les clepsydres. Mais aucun de ces

outils ne permet réellement une mesure fiable et précise du temps. Les scientifiques

ne peuvent donc pas s’en servir d’une manière véritablement pertinente.

Au cours du XIVème siècle, les premières horloges mécaniques voient le jour. Leur

précision n’est pas extraordinaire dans les premiers temps, mais leur usage se répand

pourtant d’une manière relativement rapide au cours du XVème siècle. C’est

notamment l’époque de l’apparition des grandes horloges astronomiques, outil

majeur de l’astronomie. Les horlogers, s’associant aux mathématiciens, vont

rivaliser d’ingéniosité pour améliorer leurs créations. En effet, à cette époque, les

idées de Copernic se répandent et l’astronomie fournit des arguments aux partisans

des deux camps. Ces progrès fournissent parallèlement de nouveaux outils pour

l’étude du mouvement : ainsi Galilée qui détermine quelques lois du

mouvement, dont celle du pendule. Réciproquement, les avancées réalisées dans

l’étude du mouvement vont profiter à l’horlogerie, qui n’aura de cesse de gagner en

précision à partir de cette période.

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Le temps

3.4 Le temps mathématisé

Mais Galilée fait plus qu’améliorer un dispositif technique. Il fait entrer d’une

manière irréversible le temps en Physique. Il effectue une mathématisation du temps,

et montre par exemple que la hauteur de chute libre d’un objet est proportionnelle au

temps de chute élevé au carré. Il met le mouvement en nombre, et si l’on en croit

Etienne Klein réalise de la sorte le « programme d’Aristote »37. Si il réalise son

programme, il n’arrive pas aux mêmes conclusions et n’adopte certainement pas les

mêmes méthodes. Il suffit pour s’en convaincre de se référer au Dialogue sur les

deux grands systèmes du monde et de regarder comment Galilée y traite la doctrine

Aristotélicienne. Nous pouvons également remarquer qu’il donne raison à saint

Augustin sur l’idée que le temps est bien la mesure du mouvement et non le

mouvement.

L’évolution conceptuelle suivante au sujet du temps vient de Newton. Le temps a

une place majeure dans son ouvre au côté de l’espace, puisqu’il s’agit au moins

autant d’une théorie de l’espace-temps que d’une théorie du mouvement. Newton va

poser des définitions claires pour le temps, dont il fait l’un des cadres absolus de sa

mécanique. Pour lui, il n’y a pas un temps, et il faut distinguer le temps en « absolu

et relatif, vrai et apparent, mathématique et vulgaire »38. En fait « il faut remarquer

que pour n’avoir considéré [cette quantité] que par [ses] relations à des choses

sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs ». Ainsi, « le temps absolu, vrai et

mathématique, sans relation à rien d’extérieur coule uniformément et s’appelle

durée ». Le temps « relatif, apparent et vulgaire est cette mesure sensible et externe

d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale), prise du mouvement : telles sont

les mesures d’heures, de jours, de mois, etc., dont on se sert ordinairement à la place

du temps vrai ».

Newton fait donc du temps un objet absolu, invariable, c’est-à-dire indépendant

du référentiel, puisque le temps s’écoule sans relation à rien d’extérieur. La réussite

37 Etienne Klein, Le Temps, collection Dominos, Flammarion,1995,pp. 25. 38 Les citations de Newton qui suivent sont extraites de : Ernst Mach, La Mécanique, Editions Jacques Gabay, 1987.

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Le temps

de cette définition du temps est essentiellement due à la réussite de la mécanique qui

lui est associée. Dans sa description mécanique du Monde, Newton fait du temps un

paramètre extérieur, qui s’écoule imperturbablement du passé vers le futur, en

fonction duquel varient les grandeurs dynamiques. Or cette manière de voir est

redoutablement efficace, aussi précise à décrire les orbites des planètes que la

trajectoire d’un boulet de canon. Mais paradoxalement, le temps est comme mis de

côté. Bien que Newton décrive un temps qui s’écoule inexorablement du passé vers

le futur, ses équations du mouvement sont parfaitement symétriques par rapport au

temps. Elles décrivent l’évolution du Monde aussi bien du passé vers le futur, que du

futur vers le passé. Le temps platonicien immobile dans l’éternité est en quelque

sorte de retour, et donne l’impression d’une grande ligne graduée le long de laquelle

on peut se déplacer dans un sens ou dans l’autre, sans que jamais rien ne l’affecte.

Par contre, cela conditionne de nombreux autres domaines. Par exemple la définition

de la simultanéité de deux événements ne pose dans cette conception aucun

problème. Il suffit de se référer à ce temps absolu et vrai, qui est le même pour tous.

Ainsi deux expérimentateurs n’ont qu’à régler leurs montres sur cette horloge

universelle, puis échanger des signaux lumineux pour pouvoir décider de la

simultanéité ou non de leurs expériences. Cette vision du temps fait également

basculer l’Univers dans un déterminisme fort. Le passé et le futur deviennent, en

théorie, déductibles du présent pour un être qui pourrait calculer les équations de

Newton de manière instantanée. Le premier à remarquer ce fait est Pierre Simon de

Laplace en 1814, et Reichenbach y fait d’ailleurs référence dans The Direction of

Time sous le nom de « démon de Laplace » :

« Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. »39

39 Pierre S. Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Courcier, Paris, 1814, section « De la probabilité ».

26

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Le temps

Bien que Newton ait voulu faire de la physique sans métaphysique, la réussite de

sa physique a d’importantes conséquences dans des domaines non exclusivement

scientifiques. D’une part, nous venons de le voir, c’est un argument de poids pour

une physique, et donc une description du Monde, déterministe. D’autre part, le

XVIIIème siècle est l’époque des théories évolutionnistes, et un temps fixe, cadre d’un

Monde dans lequel tout est déjà écrit, ne joue pas forcément en leur faveur. C’est

aussi le moment, comme nous l’avons vu dans la section sur la métaphysique, d’une

séparation entre la science et la philosophie. Séparation qui fait suite à la décision de

Newton de séparer sa physique de sa métaphysique, et à la réussite de ce choix. D’un

côté, le temps devient l’un des piliers de la critique Kantienne en tant qu’intuition

pure, de l’autre reste en physique à résoudre le problème de la flèche du temps.

3.5 Le temps de Kant

A la base du système de la Critique de la raison pure se situent pour Kant les

formes pures de l’intuition : l’espace et le temps. Ce sont, comme nous l’avons vu

précédemment, les deux formes de connaissances a priori, qui permettent à notre

esprit de réaliser des jugements synthétiques a priori. Kant débute logiquement par

l’exposition de ces deux concepts dans ce qu’il nomme l’esthétique transcendantale.

Que dit-il du temps ? Tout d’abord, il apparaît assez rapidement que le temps de

Kant présente de forte similitude avec le temps de Newton. Certes le propos de Kant

porte sur la philosophie, mais il semble avoir trouvé chez Newton des arguments en

faveur de ses propres idées. Ainsi, l’Exposition métaphysique du concept de temps

débute par : « Le temps n’est pas un concept empirique qui dérive d’une expérience

quelconque », définition qui ressemble à celle du temps vrai et absolu de Newton.

Néanmoins, il est nécessaire de préciser un peu les choses. Bien que Kant ne nie

pas la réalité empirique du temps, il pense que celui-ci n’est pas un concept

empirique. En effet, selon lui, le temps doit servir de fondement a priori de la

perception, sans quoi le sujet est dans l’incapacité de discerner la simultanéité de la

succession. « Le temps est une représentation nécessaire, qui sert de fondement à

toutes les intuitions ». Il s’agit donc d’un concept a priori. En parallèle, il nous est

27

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Le temps

impossible de percevoir un objet hors du temps, et en ce sens le temps a bien une

réalité empirique, c’est-à-dire une « valeur objective par rapport à tous les objets qui

peuvent jamais être donnés à nos sens ». Par contre, Kant combat l’idée d’une réalité

absolue pour le temps, c’est-à-dire un temps qui serait lié aux choses, telle une

propriété, quelle que soit la forme de notre intuition. Est-ce différent du temps absolu

de Newton ? Ce n’est pas très clair. Pour Kant l’essentiel est, la différence entre le

noumène, ou chose en soi, et le phénomène, et il explique pourquoi dans la Critique

de la raison pure :

« Quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut point de clarté, nous n’arriverions pas ainsi plus près de la nature des objets en soi. En effet, nous ne connaîtrions, en tout cas, parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité toujours soumise aux conditions du temps et de l’espace originairement inhérente au sujet ; ce que les objets peuvent être en eux-mêmes, nous ne le connaîtrions jamais, même par la connaissance la plus claire du phénomène de ces objets, seule connaissance qui nous est donnée. Soutenir donc que notre sensibilité n’est qu’une représentation confuse des choses qui contient simplement ce qu’il y a dans les choses eux-mêmes, mais seulement sous la forme d’un assemblage de caractères et de représentations partielles que nous ne distinguons pas les unes des autres avec conscience, c’est dénaturer les concepts de sensibilité et de phénomène et rendre ainsi inutile et vaine toutes les théories qu’on en a donné. »40

Puisque nous notre perception est limitée aux phénomènes, nous pouvons nous

attarder sur l’exploration de la raison et en faire un moyen privilégié de progrès de la

connaissance. De plus, ceux qui pensent que nous pouvons accéder aux noumènes,

mais que notre perception en est seulement confuse et incomplète, s’égarent41. La

différence entre noumène et phénomène oriente la façon de construire la science,

selon que l’on est en accord avec Kant ou pas. Au niveau du concept de temps, cela

nous éclaire. Nous ne pouvons nous extraire du temps, et c’est bien de manière

empirique que nous en sommes affecté. Par contre, ce qui est important n’est pas ce 40 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, pp. 68. 41 De manière anachronique, le cas d’Einstein et des variables cachées aurait sans doute pu servir d’exemple à Kant.

28

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Le temps

qu’est le temps en réalité, mais la manière dont nous imposons notre intuition du

temps au noumène afin de percevoir le phénomène.

Kant établi les axiomes du temps sur cette « nécessité a priori ». Des temps

différents ne sont pas simultanés mais successifs, donc le temps n’a qu’une

dimension. A propos de la question d’un temps fini ou non, Kant affirme que « la

représentation originaire de temps soit donné comme illimitée ». Ainsi, nous ne

pouvons déterminer un intervalle de temps que par une partie d’un temps unique qui

lui sert de fondement. Ce temps qui doit servir de base à l’ensemble des intervalles

de temps possibles, doit d’après Kant être illimité de manière nécessaire. Sur ce point

sa démonstration n’est pas évidente. En quoi le fait de devoir extraire des parties

finies d’un objet, fait que celui-ci doive être infini ?

Pour finir, nous pouvons remarquer que Kant ne parle pas du sens du temps. Au

moins deux raisons peuvent-être à l’origine de cette omission. D’une part, puisque

nous nous intéressons aux phénomènes, ceux-ci semblent aller du passé vers le futur.

En effet, le temps est une intuition pure, cette intuition nous dit que le temps a un

sens bien déterminé, et cela suffit pour que le sens du temps soit donné. D’autre part

on peut aller chercher les raisons de cette omission dans la théorie de Newton.

Puisque c’est l’un des seuls points sur lesquels cette théorie ne donne pas de réponse

satisfaisante, Kant n’a pas d’appui sérieux pour son argumentation et préfère ne pas

fragiliser son propos.

Cette fois encore, c’est de la physique qu’arrivent de nouveaux éléments à propos

de la question du temps.

3.6 La flèche du temps : notion d’entropie

Le sens du temps est lentement réintroduit en physique à partir du XIXème siècle

par l’intermédiaire de la thermodynamique. Carnot se rend compte en 1824, que le

rendement théorique de la transformation de la chaleur en énergie mécanique est

limité par l’irréversibilité des transferts de chaleur. En effet les transferts thermiques

ne se font naturellement que du chaud vers le froid, et de la sorte une tasse de thé

29

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Le temps

laissée sur la table ne sera jamais plus chaude après que l’on a attendu quelque

temps. Et c’est ainsi que naît le second principe de la thermodynamique, qui dit que

tout système possède une grandeur physique appelée entropie, caractéristique de son

état interne de désordre. Ce principe dit également que pour un système isolé,

l’entropie, donc le désordre, ne peut aller qu’en augmentant au cours du temps. Ce

principe donne un sens au temps, ou selon l’expression célèbre, nous indique la

« flèche du temps ». Il nous enseigne également que l’Univers, qui est le système

isolé par excellence, ne peut qu’aller vers un état de plus en plus désordonné.

Néanmoins, ce principe est loin de mettre tout le monde d’accord, car il s’agit au

départ d’un principe concernant uniquement des grandeurs macroscopiques. Or au

niveau microscopique, la physique reste à l’époque complètement réversible, puisque

régie par les lois de Newton. Se pose alors la question de la possibilité d’une

physique macroscopique irréversible bâtie à partir d’une physique microscopique

réversible, puisque logiquement on passe de l’une à l’autre par un simple

changement d’échelle. C’est Ludwig Boltzmann qui va apporter la solution, pour la

physique au moins. Il montre que l’irréversibilité est une propriété statistique des

systèmes macroscopiques. Pour un système donné, les états désordonnés sont en plus

grand nombre que les états ordonnés. Ils sont donc plus probables. Le second

principe de la thermodynamique ne traduit alors que l’évolution des systèmes

physiques vers des états de plus en plus probables. Le réchauffement spontané du thé

n’est pas impossible, il est juste hautement improbable. Tellement improbable qu’il

se peut que l’Univers ne soit pas assez vieux pour que cela ce soit produit une seule

fois.

Le problème est-il réglé pour autant ? Cela dépend évidemment du type de

réponse attendue. La théorie de Boltzmann interprète le sens du temps par une

propriété statistique des systèmes macroscopiques. Mais à un niveau plus

fondamental, c’est-à-dire microscopique, les lois de la nature semblent rester

réversibles. Le temps vrai ne serait pas orienté, et l’écoulement temporel du temps ne

serait qu’une illusion. C’est à ce stade du débat, au début du XXème siècle, que

Reichenbach entre en scène. Mais avant de nous tourner vers Reichenbach, il reste un

dernier point à aborder quant au sujet du temps : la relativité.

30

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Le temps

3.7 La théorie de la relativité

La théorie de la relativité entre en scène au début du XXème siècle. C’est, avec les

Philosopiae naturalis principia mathematica de Newton, l’une des œuvres majeures

de la physique, et le temps y joue un rôle fondamental. C’est également l’une des

théories physiques les plus médiatisée de ce siècle, et le rôle qu’elle confère au temps

y est pour beaucoup. L’évocation d’une dilatation des durées, ou de voyages dans le

temps, fait sans doute résonner à nos oreilles de pauvres mortels une possibilité

d’immortalité, ou tout du moins une éventualité de contrôle du temps. Car bien que

la théorie scientifique soit comme toujours loin du fantasme collectif, la théorie de la

relativité s’attaque en effet à un point que l’on avait jusqu’ici peu mis en doute : le

caractère absolu de la simultanéité du temps. Si un événement A et un événement B

se déroule de manière simultanée pour un observateur donné, ils sont considérés

comme simultanés pour n’importe quel autre observateur puisqu’il n’y a qu’un temps

vrai. Cette idée n’avait jamais été remise en cause auparavant. Mais d’après la

relativité, cette idée n’a plus lieu d’être. La simultanéité dépend de l’observateur. Si

un observateur 1 observe la simultanéité de A et B, alors pour un observateur 2 en

mouvement par rapport à 1, A et B ne sont plus simultanés. Le temps ne s’écoule pas

de la même façon pour deux observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre.

Et il ne s’agit pas d’une simple illusion de mesure. Citons par exemple le célèbre

paradoxe des jumeaux de Langevin. Dans ce paradoxe il est question de deux

jumeaux. L’un part en fusée à travers l’espace à une vitesse proche de celle de la

lumière, tandis que l’autre reste sur Terre. Pour les deux leur propre temps continue à

défiler de la même manière, mais lorsque celui qui est sur Terre regarde son frère, il

a l’impression que celui-ci vit au ralenti. Et réciproquement le frère dans la fusée voit

le temps de son frère s’accélérer. Lors du retour sur Terre, bien que chacun d’entre

eux ait eu l’impression que c’était le temps de l’autre qui se modifiait, l’écart d’âge

est réel. Et se retrouvent alors sur Terre deux jumeaux, dont l’un est beaucoup plus

vieux que l’autre.

31

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Position philosophique de Reichenbach

4 Position philosophique de Reichenbach

4.1 Introduction

Reichenbach n’est à proprement parler ni un philosophe, ni un physicien. S’il

fallait le classer, c’est sans doute le terme de philosophe-scientifique qui lui

conviendrait le mieux. Mais Reichenbach ne se contente pas de poser un œil critique

sur les sciences, de tirer les conséquences philosophiques des découvertes

scientifiques, il propose une méthode philosophique. A ce titre, et bien qu’il en fasse

rarement mention de manière explicite, on peut considérer que son projet est un

projet métaphysique. Dans une conférence de 192542, il explique ainsi que la

philosophie se trouve au début du XXème siècle dans la situation où se trouvait les

sciences de la nature à l’époque de Galilée, et qu’elle doit, à son avis, s’inspirer des

méthodes des sciences de la nature qui enchaînent les réussites en ce début de siècle.

La philosophie reste, d’après lui, enfermée dans une tentative de construction totale

et abstraite, là où la science s’est attaquée à des problèmes particuliers et concrets.

Reichenbach pense que la philosophie a beaucoup à apprendre de la méthode des

sciences de la nature. Et c’est avec cette méthode qu’il aborde des thèmes comme le

libre arbitre, la réalité, le temps, l’espace, le problème de l’induction.

Afin de mieux cerner sa position philosophique, une démarche chronologique a

été choisie et quatre textes, caractéristiques de différents moments de sa vie, sont

étudiés dans cette partie. Le premier texte est un texte de jeunesse. Il s’agit d’une

lettre de Reichenbach à son frère Bernhard qui concerne entre autres la philosophie.

Le second texte est une communication de Reichenbach à propos du rapport entre la

métaphysique et les sciences de la nature le 5 juin 1925 à Halle devant la Kant

Society. Enfin, le troisième et quatrième textes sont l’un un article de 1935 où

Reichenbach critique l’ouvrage de Popper La logique des découvertes scientifiques,

42 Hans Reichenbach, “Metaphysics and Natural Science” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 285.

32

Page 37: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Position philosophique de Reichenbach

l’autre une lettre à Bertrand Russell de 1949 où Reichenbach répond aux critiques de

Russell concernant ses propres travaux.

4.2 En 1911, la lettre à son frère Bernhard 43

En novembre 1911, Hans Reichenbach écrit à son grand frère Bernhard, qui est

alors à la recherche d’un livre sur l’histoire de la philosophie et lui a demandé

conseil. Dans cette lettre, Reichenbach, âgé de 21 ans, présente sa vision de la

philosophie et une brève critique des différents manuels de philosophie étudiés afin

de répondre à la demande de son frère.

Selon lui, la philosophie, tout en étant la moins certaine des sciences et la plus

sujette à critique, est à ranger au-dessus des autres sciences. Les tâches allouées à la

philosophie sont au nombre de trois. La première est de réaliser une recherche au

niveau des limites de la pensée. C’est-à-dire atteindre et étudier les fondations

ultimes de la connaissance humaine. La deuxième tâche est, d’établir les principes

fondamentaux de la conduite humaine. A partir de quels principes dois-je choisir mes

valeurs morales ? Enfin, la troisième et dernière tâche est de développer une certaine

conception de la réalité. Les choses existent-elles en tant que telles ? Quelle est la

place de l’homme dans l’Univers ? Reichenbach explique que les sciences de la

nature ont réalisé d’importants progrès sur ce dernier point, et qu’il s’agit donc du

point le plus discuté.

La suite de la lettre consiste en une critique des ouvrages de philosophie en

général. Un grand souci de la pédagogie apparaît déjà chez Reichenbach, qui

explique que la plupart des manuels sont en fait des recueils d’articles fait pour être

consultés par un spécialiste lors d’un besoin particulier plutôt que des histoires

générales de la philosophie. Il reproche à certains de privilégier les dates de

naissance et de mort des grands philosophes, au lieu d’aider le lecteur à pénétrer

leurs modes de pensées. De plus, pour lui, le plus grand danger qui guette le débutant

43 Hans Reichenbach, “Letter to his four years older brother Bernhard” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 13.

33

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Position philosophique de Reichenbach

est de perdre son esprit critique, de se laisser entraîner par le point de vue de l’auteur.

Il finit par conseiller deux ouvrages et par ajouter qu’il est bien sûr également très

approprié d’aller directement consulter les ouvrages originaux. Il termine sa lettre en

s’excusant auprès de son frère de ne pouvoir lui écrire plus longuement, mais il est

très occupé, dit ne plus vivre que dans les intégrales et les équations d’état et doit se

coucher s’il veut pouvoir suivre sereinement le séminaire de Planck le lendemain.

Cette lettre est intéressante à plusieurs points. Tout d’abord elle donne de la

« chair » à son auteur, nous indiquant quel pouvait être son état d’esprit durant ses

études. C’est un travailleur acharné, néanmoins près à donner de son temps pour

enseigner ce qu’il sait. Suite à la demande de son frère concernant une histoire

générale de la philosophie, il n’examine pas moins d’une quinzaine d’ouvrages et en

dresse une brève critique comparative ! Reichenbach y fait également preuve d’une

culture pluridisciplinaire impressionnante. Bien qu’il suive les séminaires de Planck

et dise ne vivre qu’au milieu des intégrales et équations d’état, sa culture

philosophique semble très importante. Ensuite cette lettre nous renseigne sur sa

position philosophique à l’époque. Il est clair que la philosophie le passionne, et plus

particulièrement les questions fondamentales. A cette période, il fait encore preuve

d’un relatif respect des anciens philosophes et de la philosophie établie. Néanmoins,

deux aspects de sa personnalité semblent déjà émerger : l’importance du libre arbitre

individuel, se faire son propre avis, et la connexion de la philosophie avec les

sciences. Il est implicite dans cette lettre que, selon lui, les sciences apportent des

éléments de réponses, voire répondent, à des questions concernant par exemple

l’existence des choses en elles-mêmes. Or il s’agit bien là d’une question

métaphysique, à laquelle la science serait censée apporter une réponse.

4.3 La métaphysique et les sciences de la nature (1925)

Cet article de 1925 est en réalité une version enrichie d’une conférence donnée

par l’auteur le 5 juin 1925 à Halle devant la Kant Society. Bien que Reichenbach

s’en défende, il donne dans cette conférence plus ou moins ce qu’il pense être la

méthode correcte pour que la métaphysique puisse progresser. Au début de la

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Page 39: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Position philosophique de Reichenbach

conférence, il explique que la métaphysique a historiquement consisté en la

recherche d’un système complet pour résoudre le problème transcendantal. Il précise

d’ailleurs quels sont les problèmes dont traite la métaphysique : le problème de

l’existence, le problème du libre arbitre, la question de la vie et de sa place par

rapport à l’inorganique. Or, à son avis, la méthode utilisée jusqu’ici, c’est-à-dire la

quête d’un système global, n’est pas la méthode appropriée. D’une part, cette

approche est trop générale et ne donne aucun résultats convaincants. D'autre part, une

fois un système réfuté, on ne peut quasiment rien réutiliser. Il ne reste qu’un tas de

cendres, et « nous nous retrouvons sans rien sinon qu’une poignée de pièces cassées

qui n’ont pas de valeur en elles-mêmes, et n’avaient de sens qu’en tant que partie du

tout »44. Reichenbach explique alors qu’il faut oublier la continuité historique qui est

l’obstacle le plus sérieux à notre progression. Bien entendu, il faut connaître ce qui a

été fait dans le passé, mais il faut produire notre propre connaissance. La production

d’un système global n’est pas non plus à exclure, mais cela doit rester le but ultime

de la philosophie, plus qu’un but quotidien. Reichenbach pense que la solution pour

la métaphysique est de s’inspirer de la méthode scientifique, dont les succès semblent

indiscutables. Il s’agit de s’attaquer aux problèmes particuliers avant de chercher une

solution générale. Ainsi, d’après lui, les problèmes étudiés sont plus concrets, ce qui

facilite la tâche, car dit-il l’homme peut résoudre plus facilement des problèmes

concrets que des hypothèses abstraites. A ce point de la conférence, Reichenbach

insiste sur le fait qu’il ne veut pas donner de méthode, mais plutôt des pistes de

travail. Il va alors discuter du problème de l’existence, l’un des trois problèmes de la

métaphysique, en utilisant ce procédé.

Sa démonstration consiste à prouver que l’on peut passer d’un problème général,

celui de l’existence, à un problème particulier, problème de l’inférence probabiliste.

Quel est selon lui le problème de l’existence ? Et comment en arrive-t-il à l’usage des

probabilités ? Reichenbach part du constat que la question de l’existence rencontre

un problème fondamental : le lien entre la réalité et les concepts. Nous ne pouvons

éviter le fait que nous « percevons » la réalité, et qu’ainsi la réalité ne nous parvient

44 Hans Reichenbach, “Metaphysics and Natural Science” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL I, pp. 283.

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Page 40: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Position philosophique de Reichenbach

que de manière indirecte au travers de nos perceptions ou de nos concepts. En

déduire, comme l’ont fait certains philosophes, que les concepts sont ce qui existe

réellement, ou que les lois de la pensée sont les lois de la nature, constitue un abîme

logique que seules les obscurités du langage peuvent masquer. Selon lui, cependant,

ce problème ne concerne que notre connaissance de la nature et non la nature elle-

même. Il faut donc éviter de tomber dans un système qui serait une forme de

solipsisme, et se tourner vers le réalisme. Réalisme qui se doit d’être reformulé, pour

éviter les pièges du réalisme naïf, puisque «il est impossible de faire une assertion sur

le monde qui ne contienne pas, en même temps, la structure de notre

pensée »45. Nous observons le monde à travers une grille, et la question se pose de la

possibilité d’éliminer la structure de la grille. Comment s’y prendre ? C’est ici que

Reichenbach va s’appuyer sur les sciences de la nature. Il montre comment en

science un système remplace un autre système. Il existe, dit-il, deux cas de figure.

Soit deux systèmes coexistent en étant équivalent, et le plus simple sera alors adopté.

Soit un nouveau système est plus « vrai » que l’ancien et il le remplace. Mais quel est

le critère qui permet de définir le système qui est plus vrai que l’autre ? Les faits

disent les scientifiques. Cela pose alors évidemment problème pour passer à la

métaphysique. Et c’est là que veut en venir Reichenbach. Pour lui, même en science,

il n’y a pas de réelle objectivité des faits. Il n’y a que des faits plus ou moins

probables, liés entre eux par des concepts46, et par conséquent des théories plus ou

moins probables. Ce genre de critère peut alors commencer à être appliqué à la

métaphysique. On peut remarquer à ce stade de la conférence que la démarche de

Reichenbach présente plusieurs similarités avec celle de Kant. A l’époque de Kant,

les mathématiques font preuve d’un succès éclatant. Kant lie alors la question de la

possibilité d’une métaphysique à la question de la possibilité des mathématiques, et

ce grâce à la question : les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?

Reichenbach, lui, nous dit que les sciences physiques, dont le succès est

incontestable au début du XXème siècle, reposent non pas sur des faits objectifs mais

45 ibid., pp. 286. 46 Par exemple l’existence des atomes est démontrée de manière indirecte par des instruments qui eux mêmes contiennent des éléments de la théorie atomique au niveau de l’interprétation des résultats que l’on fait.

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Page 41: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Position philosophique de Reichenbach

sur des faits probables. Nous reviendrons sur cette analogie de démarche dans la

partie 6 de ce mémoire. Evidemment la deuxième partie de sa démonstration consiste

à lier la question métaphysique de l’existence à la question des probabilités en en

faisant une question métaphysique. Reichenbach explique que l’inférence

probabiliste47 contient le même axiome métaphysique que le problème de l’existence,

c’est-à-dire la croyance dans l’uniformité du monde. Cette caractéristique

fondamentale du réel ne peut être prouvée, et pourtant ne pas y croire est impossible.

Ce lien entre l’existence des objets physiques et l’inférence probabiliste peut être

précisé. Il est clair que notre expérience première consiste uniquement en des

perceptions. A chaque assertion ai à propos du réel correspond alors une

combinaison a’i d’assertions à propos de perceptions dans lesquelles n’apparaît pas

le concept d’existence. Ainsi Reichenbach prend l’exemple de la chaleur fournie par

le soleil. A l’assertion d’existence « la lumière du soleil fournit de la chaleur », je

peux substituer les assertions de sensations « quand je constate une certaine sensation

de lumière, je note également une certaine sensation de chaleur ». Parfois le lien est

plus indirect, comme pour l’existence des atomes qu’il me faut lier à un ensemble de

sensations indirectes. Mais les systèmes a et a’ ne sont pas totalement équivalent,

raison pour laquelle le réalisme naïf est à proscrire. Il me faut en effet faire

l’hypothèse que les sensations futures correspondront aux mêmes causes, et qu’elles

présenteront la même régularité que celles déjà ressenties. Cette hypothèse est selon

Reichenbach l’hypothèse transcendantale de probabilité, et il la nomme P. La

solution proposée consiste alors à adjoindre cette hypothèse P à l’ensemble des

éléments a’, tel que : a ⇔ a’ + P

C’est là le nœud de la démonstration de Reichenbach :

« Si nous assignons le nom de «solipsisme scientifique » à la notion selon laquelle seul le système a’ possède une réalité, nous pouvons faire l’assertion suivante : le solipsisme scientifique ne peut prendre complètement la place du concept d’existence à moins de lui adjoindre l’axiome de probabilité ; mais quand cette hypothèse transcendantale est

47 Il est à noter que le problème de l’inférence probabiliste telle que le présente Reichenbach ressemble beaucoup au problème plus connu sous le nom de problème de l’induction.

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Position philosophique de Reichenbach

ajoutée, il perd sa nature de solipsisme, car l’axiome de probabilité est une assertion qui ne peut pas être dérivé de sensations expérimentales ; c’est une proposition métaphysique qui contient elle-même correctement le problème de la réalité transcendantale dans son ensemble. La raison pour laquelle ce résultat est si important est qu’il offre une justification complètement originale au réalisme. La réduction du système a au système a’ a souvent été regardée comme une réfutation de la conception réaliste du monde extérieur : la « chose », dit-on, n’est rien qu’une structure conceptuelle, une abréviation pour les combinaisons des expériences sensorielles contenues dans a’, qui représentent le réel authentique. Ce genre d’idées se retrouve particulièrement chez Mach. Mais elles sont incorrectes au moins sur deux aspects. »

Le premier aspect évoqué par Reichenbach, est que notre conception extérieure du

monde ne peut se réduire à nos seules sensations. Nous prévoyons des choses, et cela

ne peut se faire qu’une fois l’axiome transcendantal de probabilité ajouté. Le second

aspect sur lequel ce raisonnement est pour lui incorrect, est qu’il trouve inadmissible

de transférer le caractère d’existence des éléments du système a aux éléments du

système a’. Les éléments de a’ nous sont donnés, sont perçus, et cette perception

n’est pas à proprement parler équivalente à une existence. Les éléments qui existent

sont bien les éléments de a. Pour que l’équivalence soit complète, il est nécessaire

d’ajouter aux perceptions l’axiome transcendantal de probabilité. Reichenbach

insiste sur ce point. En effet s’il est vrai que le problème de l’existence peut être

couplé au problème des perceptions, on ne peut néanmoins se débarrasser du

caractère transcendantal de l’existence puisque l’ajout de P est nécessaire.

L’ensemble des perceptions ne suffit pas en soi à définir l’existence. Une définition

de l’existence peut ainsi être fournie, a’ + P, mais cela reste une définition

transcendantale. Le dernier point sur lequel insiste Reichenbach, est qu’il ne s’agit

pas d’une équivalence absolue, mais d’une équivalence pour le sujet connaissant. Ne

serait-ce que parce qu’alors l’existence d’une chose dépendrait de l’existence d’un

sujet conscient.

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Position philosophique de Reichenbach

Reichenbach en arrive à sa conclusion. Puisque les perceptions sont données, et en

vertu de l’équivalence a ⇔ a’ + P, «la croyance à l’existence des choses est

équivalente à la croyance dans la validité de l’axiome de probabilité ». Et

Reichenbach atteint de la sorte son objectif : substituer un problème particulier, ici

les probabilités –que l’on peut de surcroît traiter à l’aide de la logique et des

mathématiques– , à un problème d’ordre général, le problème de l’existence. Selon

lui, le problème de l’existence profitera ainsi des progrès réalisés dans le domaine

des probabilités, et cette méthode permet d’avancer en construisant un système pierre

par pierre.

La fragilité de la démonstration de Reichenbach réside dans l’équivalence qu’il

propose. Cette équivalence a pour lui deux objectifs. Tout d’abord nous convaincre

que le réalisme est justifié. Cela va de soi si l’on accepte que l’ensemble a’ + P perd

sa nature de solipsisme du fait de la nature transcendantale de P. Mais pourquoi

l’ajout d’un axiome transcendantal implique-t-il que le solipsisme scientifique perde

sa nature de solipsisme ? Reichenbach n’est guère explicite sur ce sujet. L’axiome de

probabilité ne peut-il pas n’être qu’une illusion ? Ensuite, il passe sans cesse d’une

écriture mathématique à une écriture littéraire, et l’équivalence se traduit alors par :

« ‘Les choses existent’ est logiquement équivalent à ‘j’ai des sensations et l’axiome

de probabilité s’applique à elles’»48. Mais n’est ce pas réduire le concept d’existence

à l’existence des objets ? Ou doit-on considérer que l’axiome de probabilité

s’applique à des sentiments comme la peur, la haine ou l’amour ? Reichenbach

n’évoque jamais cette partie du problème.

Néanmoins ce texte est très riche en renseignements sur Reichenbach, et ce travail

n’aura pas la prétention de traiter tous les points évoqués. En premier lieu la position

philosophique de Reichenbach commence à s’affirmer. Selon lui il est nécessaire de

s’émanciper de l’histoire philosophique, et de ne pas chercher la continuité

historique. Les grands systèmes, ne sont à son avis que peu exploitables. Par contre,

la philosophie a tout à apprendre de l’histoire des sciences. Les philosophes doivent

s’inspirer des méthodes des scientifiques qui d’après Reichenbach construisent leurs

48 ibid., pp. 294.

39

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Position philosophique de Reichenbach

systèmes brique par brique. Et c’est à son avis la seule manière qui permette de réels

progrès, puisque la méthode par grands systèmes est vouée à repartir de zéro à

chaque échec. Encore une fois, ce texte annonce clairement la volonté de

Reichenbach de traiter un problème métaphysique à l’aide des méthodes

scientifiques, et nous reviendrons sur ce point dans la partie 6 de ce mémoire.

Apparaît également l’importance des probabilités pour Reichenbach. Confronté

comme nombre de philosophes au problème de l’induction, il décide d’y donner une

réponse probabiliste. S’agit-il d’une réelle avancée ou uniquement d’une

reformulation du problème ? Ce point sera lui aussi traité dans la partie 6 de ce

mémoire.

Ensuite ce texte nous renseigne sur certains rapports qui peuvent exister entre le

Cercle de Vienne et La Société Berlinoise de Philosophie Empirique. A première

vue, les analogies avec le manuscrit du Cercle de Vienne publié en 1929, La

Conception Scientifique du Monde, sont importantes puisque l’on trouve dans celui-

ci, entre autres, une proposition de méthode très semblable :

Clarifier des problèmes et des énoncés, et non poser des énoncés proprement « philosophiques », constitue la tâche du travail philosophique. La méthode de cette clarification est celle de l’analyse logique ; Russel dit à son propos qu’ « elle s’est progressivement introduite sous l’influence des mathématiques. Il y a ici, je crois, un progrès comparable à celui que Galilée fit accomplir à la physique : la substitution de résultats partiels véritables à de vastes généralités non testées qui se recommandent seulement d’un certain appel à l’imagination ».49

Mais ce même texte indique plus loin que :

Tous les partisans de la conception scientifique du monde s’accordent à rejeter la métaphysique tant explicite que cachée de l’apriorisme. Mais le Cercle de Vienne défend en outre la thèse que les énoncés du réalisme (critique) et de l’idéalisme sur la réalité ou la non-réalité du monde extérieur comme du moi des autres, ont, eux aussi, un caractère métaphysique, du fait qu’ils sont exposés aux mêmes

49Antonia Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, collection philosophie d’aujourd’hui, PUF, 1985, pp. 115.

40

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Position philosophique de Reichenbach

objections que ceux de l’ancienne métaphysique : ils sont dépourvus de sens, parce que non vérifiables, non factuels. Est « réel » ce qui peut être intégré à tout l’édifice de l’expérience.50

Il s’agit non seulement d’une différence de point de vue, mais plus profondément

d’une réfutation des thèses défendues par Reichenbach dans sa communication : le

réalisme critique qu’il propose contient effectivement un caractère métaphysique et

doit à ce titre être rejeté et non adapté comme il le propose. De ce point de vue le

Cercle de Vienne semble proposer une démarche plus cohérente, allant jusqu’au bout

de la méthode proposée et prônant une mise à mort de la métaphysique. Néanmoins,

et paradoxalement, Reichenbach, lui qui d’un certain point de vue propose de

conserver la métaphysique, est le seul à proposer une démarche réellement

scientifique ou du moins inspirée de la science, notamment grâce à son travail fondé

sur des théories telles que la Relativité Générale. Le Cercle de Vienne, très influencé

par Wittgenstein, adopte une démarche beaucoup plus littéraire basée sur le langage.

Bien que de nombreuses références à la science de l’époque soient présentes, peu

d’emprunts méthodologiques lui sont faites. La partie 6 de ce mémoire tente

d’éclaircir ces points.

4.4 «Induction et probabilité» 51 et «Une lettre à Bertrand Russell» 52

Ces deux textes illustrent les échanges auxquels se livrait Reichenbach avec ses

contemporains. Induction et probabilité, article de 1935, est une critique de l’ouvrage

de Karl Popper, La logique des découvertes scientifiques. La lettre à Bertrand Russell

écrite en 1949 est une réponse de Reichenbach à la critique faite par Russell, dans

son livre Human Knowledge : Its Scope and Limits, de ses théories.

La méthode suivie par Reichenbach est sensiblement la même que dans la

communication de 1925. Usage des sciences et recours aux probabilités afin de 50 ibid., pp. 118. 51 Hans Reichenbach, “Probability and Induction” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL II, pp. 372-387. 52 Hans Reichenbach, “A letter to Bertrand Russell” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL II, pp. 405-411.

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Position philosophique de Reichenbach

traiter de questions métaphysiques. Néanmoins, le niveau est adapté à celui de ses

interlocuteurs et l’ensemble est assez technique. Mais l’intérêt de ces textes, dans le

cadre de ce mémoire, ne réside pas à proprement parler dans les notions débattues.

Ces deux textes montrent les différences existantes entre Reichenbach d’un côté,

Russell et Popper de l’autre, et apportent un éclairage sur les positions de

Reichenbach.

Les probabilités jouent un rôle fondamental dans sa théorie de la connaissance, et

font quasiment office d’axiome fondamental. Pourquoi un tel usage des

probabilités ? Un des problèmes majeurs de la connaissance, comme on l’a vu dans

la partie 2, est le problème de la justification de nos connaissances. Si Dieu a

longtemps été un support à ce questionnement, en ce début de siècle c’est

essentiellement sur le problème de l’induction que s’est reporté l’attention. Puisque

c’est apparemment le seul moyen d’accroître nos connaissances, les déductions ne

faisant que les expliciter, le débat est vif. De nombreuses tentatives sont faites pour

apporter une réponse à ce problème. La solution proposée par Popper est radicale et

selon Reichenbach inacceptable. Selon Popper, la connaissance scientifique ne

procède pas par induction. L’induction n’est pas un procédé valide et n’est donc pas

susceptible d’une justification rationnelle. Devant l’impossibilité de justifier

l’induction, Popper propose une analyse différente du progrès des sciences. Selon lui,

aucune théorie scientifique ne peut être considérée vraie. Les modèles théoriques

sont proposés de manière provisoire et abandonnés dès que l’on peut prouver qu’ils

sont faux. Un ensemble de théories possiblement vraies existent, sans qu’aucune ne

puisse jamais être tenue pour vraie puisqu’une théorie est censée être universelle,

donc s’appliquant à un nombre infini de cas, et qu’elle ne peut être testée que sur un

nombre fini de cas. Par contre, selon Popper, un seul fait en dehors des prévisions

théoriques suffit à infirmer une théorie. Le progrès scientifique se fait alors par

réfutation successive, par une sorte de sélection naturelle des idées, basée sur cette

asymétrie entre une théorie vraie et une théorie fausse. Au départ un ensemble très

vaste de théories existent, au moins de manière potentielle, et peu à peu les théories

fausses sont éliminées de manière certaine. L’ensemble des théories susceptibles

d’être justes se réduit, ce qui constitue un progrès, bien qu’aucune ne pourra jamais

42

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Position philosophique de Reichenbach

prétendre au titre de théorie vraie. Reichenbach dit être en accord avec la partie

positive de cette théorie, le fait que toute théorie ne soit proposée que de manière

provisoire, mais ne peut accepter la partie négative proposée par Popper. D’autant

plus que celui-ci exclut les probabilités de cette démarche. Reichenbach affirme, lui,

que la construction d’une nouvelle théorie contient le concept de probabilité. En effet

la constatation de certaines similitudes passées permet de dire d’une théorie qu’elle

est plus probable qu’une autre, mais il est alors fait appel au principe d’induction,

principe invalide selon Popper. Ensuite Reichenbach rejette l’asymétrie proposée par

Popper. Selon lui la procédure de réfutation d’une théorie contient le concept de

probabilité. Un fait expérimental ne peut jamais être considéré certain. Si une

expérience est hors du champ de prédiction d’une théorie, doit-on rejeter la théorie

immédiatement ? Il se peut qu’une erreur expérimentale ait été commise, qu’un

facteur non prévu soit intervenu. En conséquence de quoi la falsification d’une

théorie par l’expérience est elle aussi plus ou moins probable, et réciproquement :

«Sous certaines circonstances, la probabilité d’une théorie d’être correcte est si élevée qu’elle peut être regardée comme virtuellement certaine. »53

Reichenbach propose alors un résumé de ses propositions :

«(1) Pour construire les théories scientifiques nous utilisons le procédé d’induction ; (2) nous formulons des hypothèses avec une probabilité ; (3) la probabilité des hypothèses est fondamentalement la même que celle des phénomènes ; (4) nous avons besoin, pour la caractérisation logique de ce procédé, d’une généralisation de la logique que j’ai développé sous le nom de logique probabiliste. »

La suite de l’article consiste en un débat très technique sur les probabilités, puis

sur une conclusion où Reichenbach revient sur ce qui fait les différences de positions

entre les deux philosophes. La position de Popper, qui consiste à résoudre le

problème de l’induction en disant que « nous ne savons pas, nous supposons », lui est

incompréhensible. Popper admet que :

53 Hans Reichenbach, “Probability and Induction” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL II, pp. 375.

43

Page 48: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Position philosophique de Reichenbach

« Notre supposition est guidée par la croyance non-scientifique, métaphysique (qui peut être expliquée biologiquement) qu’il existe des régularités que l’on peut dévoiler, découvrir. »

Reichenbach pense que cette croyance métaphysique n’est autre que le principe

d’induction, et que la solution de Popper qui ne veut pas faire usage de l’induction et

lui substitue une croyance métaphysique, signifie la fin de la philosophie

scientifique. Reichenbach dit n’accorder aucune confiance à ceux qui prétendent

faire des prévisions sans l’usage de l’induction.

Russell, semble lui se résoudre à poser l’induction en axiome de la connaissance :

« L’inférence qui passe de l’existence d’une chose à celle d’une autre, si pareille inférence est jamais valide, doit nécessairement envelopper quelque principe a priori. A la suite de l’analyse précédente, il semblerait que le principe en question soit l’induction et non la causalité. La question de la validité des inférences allant du passé au futur dépend totalement, si notre discussion est sans défaut, du principe d’induction : s’il est vrai, de pareilles inférences sont valables ; s’il est faux, elles ne le sont pas. »54

La lettre de Reichenbach à Bertrand Russell concerne essentiellement quelque

points de détails concernant les probabilités. Néanmoins, des différences apparaissent

en ce qui concerne les positions philosophiques des deux hommes. Au début de cette

lettre, Reichenbach explique à Russell qu’une discussion d’une heure ou deux lui

permettrait de dissiper certaines incompréhensions quant à sa théorie. Il ajoute :

« Vous verriez alors que votre abandon de l’empirisme n’est pas nécessaire et que vous n’avez pas besoin d’avoir recours à un « principe extra-logique non fondé sur l’expérience. »55

Puis à propos de sa propre théorie :

« C’est ce que je considère comme le mérite essentiel de ma théorie : j’ai montré qu’il y avait d’autres raisons de faire des assertions que les raisons basées sur la croyance. […] Je n’ai par conséquent pas besoin de chose telle que votre

54 Bertrand Russel, La méthode scientifique en philosophie, Petite Bibliothèque Payot, 2002. 55 Hans Reichenbach, “A letter to Bertrand Russell” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL II, pp. 405.

44

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Position philosophique de Reichenbach

‘crédibilité’. En fait, je pense, que quiconque qui suppose qu’il y ait une crédibilité autre qu’une probabilité interprétable en tant que fréquence se commet lui même dans une erreur qui rend une solution empiriste du problème de la connaissance impossible. L’idée qu’il y ait une chose telle que la ‘croyance rationnelle’ est la racine de tous les maux dans la théorie de la connaissance et n’est rien d’autre qu’un reste des philosophies rationalistes »56

Le reste de la lettre continue à traiter de la même idée, à savoir que Reichenbach

oppose au ‘crédible’ de Russell son ‘probable’, dans le but de montrer qu’il existe

d’autres raisons que la croyance pour que les connaissances progressent.

Ces deux auteurs apportent des solutions qui pourraient être qualifiées de

négatives puisqu’elles ne donnent pas réellement de réponse, voire évitent le

problème de l’induction. Reichenbach, dans chacune de ses réponses, affirme son

opposition à cette solution négative et montre surtout un fort attachement à une

solution positive. Face à ce qui semble être l’impasse logique de l’induction, il

oppose sa propre théorie des probabilités, se refusant à clore ou à esquiver le débat.

4.5 Conclusion

Bien que ces différents textes aient été écrits sur une période de quarante ans, la

position de Reichenbach apparaît relativement homogène au cours du temps.

La première thèse défendue par Reichenbach dès 1911 est que la continuité

historique ne doit pas être un objectif philosophique. La recherche d’une continuité

en philosophie n’aide à son avis pas à progresser et constitue même bien souvent un

obstacle au progrès. Néanmoins, il est intéressant de connaître les anciens systèmes

afin de ne pas commettre les mêmes erreurs. L’attachement dont fait preuve

Reichenbach à la doctrine Kantienne peut alors sembler paradoxal.

56 Hans Reichenbach, “A letter to Bertrand Russell” in Selected Writings : 1909-1953 / VOL II, pp. 407.

45

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Position philosophique de Reichenbach

Ensuite, vient la thèse d’une philosophie fondée sur les sciences. En premier lieu,

en regard de la réussite des sciences en ce début de vingtième siècle, la philosophie

doit s’inspirer de la méthode scientifique. Cette méthode consiste à substituer un ou

plusieurs problèmes particuliers, censés être plus concrets et rendre possible une

réponse, à un problème général. De la sorte, la connaissance peut s’accroître sans

nécessiter la construction d’un système général dont il ne reste rien une fois l’échec

constaté, et la philosophie scientifique, édifiée brique par brique, permet un progrès

constant. En second lieu, il s’agit d’utiliser les outils offerts par la science. Pour sa

part, Reichenbach utilise essentiellement les probabilités, auxquelles le conduit

souvent la réduction d’un problème général à un problème particulier, et la logique.

Il est d’ailleurs l’un des rares à réellement utiliser les sciences et la plupart des autres

philosophes scientifiques font preuve au final d’une méthode plus littéraire. Ce point

fera l’objet d’un désaccord entre Reichenbach et le Cercle de Vienne, très influencé

par Wittgenstein, qui adopte une démarche plus axée sur le langage.

Sa position contient, bien que Reichenbach ne le dise pas de manière très

explicite, ce qui paraît être une forte thèse réaliste. Il semble en effet que son système

repose sur une intime conviction réaliste, et c’est en tout état de cause un partisan

farouche d’une solution positive au problème de la connaissance, comme le montrent

les échanges avec Popper et Russell. Il est pour lui inacceptable de construire un

système fondé sur la croyance. Il faut réduire le nombre d’axiomes pour aboutir non

pas à l’axiome le plus crédible, mais à l’axiome le plus probable. La différence entre

crédible et probable semble revêtir de l’importance à ses yeux, mais il ne l’explicite

malheureusement pas. Il est vraisemblable, au vu de son œuvre, qu’il soit fortement

influencé par la relativité qui nous a montré qu’il fallait substituer, à la proposition

crédible que le temps était absolu, la proposition, moins crédible mais plus probable,

que le temps était relatif.

Enfin, pour finir, ajoutons que la philosophie est pour lui également politique et se

doit d’être accessible au plus grand nombre. A ce titre il écrit plusieurs textes

concernant la vie politique à l’université, ce qui faillit lui coûter son poste à Berlin, et

46

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Position philosophique de Reichenbach

il présente une émission de vulgarisation sur la radio allemande, dont est tiré un

ouvrage de vulgarisation scientifique : Atom und Kosmos.

Maintenant que la méthode philosophique de Reichenbach a été cernée, comment

l’applique-t-il à une question d’ordre métaphysique ? Pour répondre à cette question,

la partie 5 de ce mémoire traite de l’un des sujets de prédilection de Reichenbach : le

temps.

47

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The Direction of Time (1953)

5 The Direction of Time (1953)

5.1 Choix méthodologique

Comment Reichenbach applique-t-il sa méthode philosophique ? La meilleure

façon de traiter cette question, est sans doute d’étudier la manière dont il travaille sur

un sujet tel que le temps, sujet qui a traversé la quasi totalité de ses travaux. De plus

ce sujet se situe à la croisée de la philosophie, de la métaphysique et de la physique.

Il s’agit donc d’un thème adapté à la problématique de ce mémoire. Cependant, dans

le cadre de ce travail, l’œuvre de Reichenbach est trop importante pour être abordée

de manière satisfaisante. Cette partie se limite donc à l’étude d’un seul ouvrage : The

Direction of Time57. Ce livre est le dernier de Reichenbach et fut publié à titre

posthume. Il est intéressant à au moins deux titres. Tout d’abord, Reichenbach

voulait faire une synthèse de ses travaux sur le temps, ce qui nous permet d’avoir une

vue d’ensemble de son œuvre sur son sujet de prédilection. Ensuite, d’un point de

vue pédagogique, il s’agit plus ou moins d’une tentative pour réaliser un ouvrage de

vulgarisation, ce qui permet de voir quelle trace voulait laisser Reichenbach de « sa

méthode ». En effet, il apparaît, d’après sa correspondance, que Reichenbach avait

du mal à trouver des éditeurs pour ses livres58. Ceux-ci étaient réputés ardus et très

techniques, trop mathématiques pour les philosophes et trop philosophiques pour les

scientifiques. The Direction of Time apparaît comme une tentative pour y remédier.

Le lecteur est ainsi invité à suivre la méthode proposée par Reichenbach pour

répondre à la question : « qu’est ce que le temps ? ». Quelle est cette méthode ?

S’agit-il d’un cours de physique ou d’un manuel de philosophie ? Avouons que ce

n’est pas très clair, et que si l’objectif était d’écrire un ouvrage de vulgarisation, il

n’est pas atteint de manière évidente.

57 Hans Reichenbach, The Direction of Time, New York, Dover Publications,1999. 58 Par exemple, The Rise of Scientific Philosophy a été envoyé a dix éditeurs avant d’être accepté par les Presses de l’université de Californie. Voir Saul Traiger, The Hans Reichenbach Correspondance, in Philosophy Research Archive X, 1984, pp. 501-511.

48

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The Direction of Time (1953)

5.2 Présentation de l’ouvrage

The Direction of Time est composé de cinq parties en trente chapitres et d’un

appendice ajouté par Maria Reichenbach afin de donner une idée de ce qu’aurait dû

être le sixième et dernier chapitre. La première partie dresse un tableau de l’évolution

des idées sur le temps et pose les bases du questionnement. La deuxième partie

montre comment la mécanique, classique ou relativiste, implique un ordre temporel

non orienté. Les troisième et quatrième parties traitent du problème de cette

orientation, et de la direction du temps qui nous est donnée par la thermodynamique

et la physique statistique. Enfin la cinquième et dernière partie expose le concept du

temps dans la mécanique quantique. L’appendice traite du rapport entre l’expérience

subjective du temps par le sujet humain et les propriétés objectives du temps dans la

nature.

Dans la première partie de l’ouvrage, Reichenbach veut montrer que les propriétés

d’ordre du temps sont une nécessité imposée par les lois de la mécanique, elles-

mêmes vérifiées par les faits. Ensuite, l’objectif des parties trois et quatre est double :

lier la direction du temps au concept de l’entropie, afin, d’une part de passer du

macroscopique au microscopique, et d’autre part d’introduire la notion de statistique.

Cette transition est possible grâce à la transition existante entre la thermodynamique

classique et la physique statistique. Ainsi Reichenbach emmène encore une fois son

lecteur sur un terrain qui lui est cher, celui des statistiques, et le prépare dans le

même temps à l’idée qui émerge de la dernière partie. La direction du temps, liée au

concept d’entropie, est donc une propriété statistique. Dans la dernière partie, il

apparaît que selon la mécanique quantique, la propriété d’ordre du temps se doit

également d’être rangée au rang des propriétés statistiques. Le temps se réduit alors

selon Reichenbach à une propriété macroscopique, qui naît dans le chaos et les

relations statistiques du monde microscopique. L’appendice nous indique que

puisque notre rapport au temps est lié à notre mémoire, et que celle-ci est soumise

aux lois de la théorie de l’information, il est logique que nous pensions le temps

comme ordonné et orienté. Finalement nous sommes un objet macroscopique de la

nature.

49

Page 54: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

The Direction of Time (1953)

5.3 Remarques préliminaires

Plusieurs remarques peuvent être faites à propos de ce livre. En premier lieu, quel

est le rapport de Reichenbach à la philosophie dans ce livre ? La question à laquelle

il tente de répondre est « Qu’est-ce que le temps ? », et pour lui la réponse est sans

ambiguïté :

« Il n’y a pas d’autre manière de résoudre le problème du temps qu’au travers de la physique. […] Si il y a une solution au problème philosophique du temps, elle est écrite dans les équations de la physique mathématique. »59

Ensuite, afin de répondre à cette question, il met en œuvre la méthode qu’il a

toujours défendue : utilisation des sciences et appui sur l’expérience, délimitation des

problèmes et réduction des problèmes généraux à des problèmes particuliers. Les

démonstrations se veulent le plus solide possible logiquement, afin de repousser au

plus tard l’appel à l’axiome expérimental. Néanmoins, l’aspect philosophique

n’apparaît pas de manière éclatante. Ce livre ressemble en réalité énormément à un

cours de physique statistique d’un niveau de deuxième cycle universitaire. Le

questionnement philosophique jalonne l’ouvrage, mais n’est jamais clairement

dominant. Reichenbach enchaîne des questions qui semblent être des questions

philosophiques, et passe alors en revue de nombreuses notions scientifiques pour, dit-

il, répondre à ces questions. Ainsi, par exemple, il effectue la démonstration

complète de l’établissement de l’expression de l’entropie S afin d’étudier le lien

entre les probabilités et la loi causale. La démonstration est longue et technique, et si

l’aspect scientifique est traité de manière très rigoureuse, la preuve philosophique

qu’elle est censée apporter n’est pas évidente. Si l’on peut dès maintenant émettre

des doutes quant à la validité de sa méthode, il est clair que le qualificatif d’ouvrage

de vulgarisation semble lui d’ores et déjà à proscrire.

Enfin, Reichenbach n’utilise pas la théorie de la relativité dans cet ouvrage. De la

part de celui que l’on peut quasiment qualifier de ‘philosophe de la relativité’, après

59 Hans Reichenbach, The Direction of Time, New York, Dover Publications,1999, pp. 16,17.

50

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The Direction of Time (1953)

des ouvrages tels que Axiomatik der relativishen Raum-Zeit-Lehre ou Philosophie

der Raum-Zeit-Lehre, ce fait est assez remarquable et doit être signalé. Il ne faut pas

oublier que pour Reichenbach c’est la théorie de la relativité qui nous force à

abandonner la théorie kantienne du temps à priori. Reichenbach explique au chapitre

cinq que la mécanique relativiste, comme la mécanique classique, possède une

structure ordonnée mais non orienté et n’est donc d’aucun secours en ce qui concerne

le problème de la flèche du temps. Ce point nécessite quelques précisions et est

approfondi dans la partie suivante qui traite des propriétés du temps énoncées par

Reichenbach.

5.4 Les propriétés du temps selon Reichenbach

Le questionnement sur le temps est très ancien et extrêmement vaste, comme le

rappelle Reichenbach dans son introduction. Traiter ce sujet dans sa globalité étant

impossible, quelle est l’orientation choisie par Reichenbach ? Rappelons brièvement

les grands axes de la troisième partie de ce mémoire. Le premier point qui remonte à

l’antiquité est de savoir si le temps est mouvement ou immobilité. Ensuite, avec saint

Augustin, apparaît la question de l’avant création, c’est-à-dire qu’y avait-il avant le

temps. Ensuite, selon lui le temps n’est pas le mouvement, mais la mesure du

mouvement. Saint Augustin soulève également le problème de la symétrie du temps :

est-il symétrique, puisque les événements du passé comme ceux du futur ont la

propriété de ne pas être mesurables, ou asymétrique dans le cas où on ne peut pas

prétendre à la préexistence des événements futurs60. De manière indirecte, c’est ici la

question de la direction du temps qui se pose, et c’est explicite quand il s’interroge

sur la définition de l’ordre temporel, si ordre il y a, selon des propriétés d’avant-après

ou selon une appartenance au passé, présent ou futur. Au XVIIIème siècle, le temps de

Newton est, lui, absolu et vrai, et les équations de la dynamique newtonienne sont

symétriques par rapport au temps, il n’y a donc pas de différence entre le passé et le

60 Nous rappelons le raisonnement de Saint Augustin : nous pouvons dire que les événements passés existent puisque nous pouvons dire que « cela c’est passé de cette manière », or parfois nous pouvons dire que « cela va se passer de cette manière », sommes-nous alors en droit de prétendre à la préexistence de ces événements ?

51

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The Direction of Time (1953)

futur. C’est au XIXème siècle que la flèche du temps est réintroduite par

l’intermédiaire de la thermodynamique. Le problème du sens du temps semble réglé,

mais au niveau le plus fondamental, c’est-à-dire microscopique, les lois de la

mécanique semblent rester réversibles. L’écoulement temporel du passé vers le futur

ne serait alors qu’une illusion macroscopique.

Quels sont les points traités par Reichenbach dans The Direction of Time ? Il

apparaît que sa recherche est guidée par sa thèse sous jacente que le temps peut être

traité à l’aide de la physique. Le sujet qui est alors central est, comme le nom de

l’ouvrage l’indique, la direction du temps. Dans le cadre de cette recherche, il doit

d’abord lister les différentes propriétés du temps qui lui donne sa structure

particulière. Les propriétés quantitatives ont été beaucoup étudiées (mesure à l’aide

d’horloge,…), il faut donc traiter les propriétés qualitatives (i.e. topologiques), celles

qui font que le temps est différent de l’espace. Reichenbach énonce et détaille, 6

propriétés :

Proposition 1 : le temps va du passé vers le futur. Proposition 2 : le présent, qui sépare le passé du futur, est maintenant. Proposition 3 : Le passé ne reviendra jamais. Proposition 4 : Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons changer le futur. Proposition 5 : Nous pouvons avoir des enregistrements du passé, mais pas du futur Proposition 6 : Le passé est déterminé. Le futur est indéterminé.

Ces propositions posent les bases de la recherche en évoquant la direction du

temps, la question de savoir si le « maintenant » temporel est identique au point

spatial, la structure topologique du temps (ligne unidirectionnelle orientée), la

préexistence, etc. Reichenbach subordonne plus ou moins ces questions à celles de

l’ordre et de la direction du temps. Son point de départ est la réduction du problème

du temps au problème de la causalité. Cette idée provient à l’origine de Leibniz et a

été achevée par la critique d’Einstein de la simultanéité en terme de signaux

lumineux. Deux événements peuvent être relié temporellement uniquement s’ils

peuvent être reliés par des chaînes causales (par exemple des signaux lumineux).

52

Page 57: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

The Direction of Time (1953)

Dans ce cas la question de la direction ou de l’ordre du temps se traduit par : est ce

que la relation cause-effet possède une direction, ou au moins un ordre ? Cette

démonstration est étudiée à titre d’exemple de la méthode de Reichenbach dans la

partie 5.5. Une fois l’ordre de cette relation établi, il construit, à l’aide des lois de la

mécanique, des réseaux de chaînes causales impliquant un ordre temporel.

Un réseau causal

Evènement

Chaîne causale

E

C

D

B

A

Le réseau possède un ordre linéaire, c’est-à-dire que si une ligne, ou une

chaîne, est orientée, alors toutes les autres le sont. Ainsi, si A est la cause de B, B est

la cause de C et réciproquement. L’ouverture du réseau, le fait qu’il n’y ait pas de

chaînes causales fermées, garanti cet ordre linéaire. Reichenbach précise qu’il est

important de garder à l’esprit le fait que l’ouverture du réseau est un fait empirique et

non une nécessité logique. Il pourrait arriver qu’une chaîne se ferme, cela n’a rien

d’illogique. Le vieux qui rencontre le jeune est logiquement possible, mais alors il

n’y aurait pas d’ordre temporel au sens habituel du terme. Dans ce cas, il n’y a pas

une identité unique61 d’un objet physique dans le temps. Que nous dit le réseau à

propos d’une direction ? Il nous dit que si C est après A, alors D est après C, qui lui

61 Reichenbach fait ici la différence entre la genidentité, ou identité physique d’un objet, et l’identité locale d’un objet avec lui même. Quand nous disons que différents événements sont des états d’une même chose, nous utilisons le concept de genidentité. Une chose physique est alors une série d’événements et cette série est genidentitaire. Il s’agit d’une relation symétrique, transitive et réflexive.

53

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The Direction of Time (1953)

même est après B. Mais si C est avant A, alors D est avant C qui est avant B. Le

temps possède un ordre, mais pas encore de direction.

Par contre l’ordre entre D et E est indéterminé. Dans ce cas, si le lien causal entre

D et E n’est pas manquant, mais impossible, alors D et E sont simultanés. On obtient

la définition de la simultanéité du XIXème siècle. Un bref aparté s’impose ici car

Reichenbach explique alors pourquoi il n’utilise pas la théorie de la relativité dans ce

travail. Dans la théorie de la relativité, l’introduction d’une vitesse limite pour la

lumière modifie la définition de la simultanéité que l’on vient de donner.

Supposons en effet P et P’ deux points de

l’espace. Au temps t1 un signal lumineux part de P,

arrive en P’ au temps t2, est réfléchi et repart vers P

où il arrive au temps t3 (Cf. schéma).

t2

t3

t1

P’ P

Aucun des événements situés en P entre t1 et t3 ne

peut avoir de lien causal avec l’événement ayant lieu

en P’ à t2. Il s’agit de la relativité de la simultanéité,

puisque n’importe lequel des événements de P entre

t1 et t3 peut être considéré comme simultané avec

l’événement (P’, t2). La valeur de t2 est définie par la

relation :

t2 = t1 + ε (t3 – t1) , avec 0 < ε < 1

N’importe quelle valeur de ε

entre 0 et 1 fournit une définition

correcte de la simultanéité, et la

valeur ε = 0,5 n’est qu’un cas

particulier offrant des facilités de

calcul dans certains types de

repères. Il est alors possible de

tracer un diagramme espace-temps

pour un point A donné.

Section ε uelconque Ordre temporel indéterminé qSection ε = 0,5

B

futur

Cε = 0,5

A

ε quelconque

passé

Section ε quelconque

54

Page 59: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

The Direction of Time (1953)

Le cône du passé est déterminé par l’ensemble des causes possibles de A, et celui

du futur par l’ensemble des effets possibles de A. Les parties grisées correspondent

aux événements qui ne peuvent pas avoir de relation causale avec A, et ne possèdent

par conséquent pas d’ordre temporel établi avec A. Le présent de A est représentée

par n’importe quelle section ou ligne passant par A et les aires grisées. Deux de ces

lignes ont été indiquées sur le schéma, l’une pour ε = 0,5 , l’autre pour une valeur

quelconque d’ε. Les événements A et B déterminent un intervalle de temps, tandis

que A et C déterminent un intervalle d’espace. La structure causale de la théorie de la

relativité est identique à celle du réseau vu précédemment : il existe un ordre

temporel, mais pas de direction. La distinction entre les intervalles de temps et les

intervalles d’espace est identique à la distinction entre les événements ordonnés par

la causalité et les événements indéterminés du point de vue de l’ordre temporel. Les

équations sont également symétriques par rapport au temps, et la relativité de la

simultanéité n’apporte rien à propos du problème de la direction du temps. On peut

choisir n’importe quelle section, c’est-à-dire une valeur quelconque d’ε, et continuer

à travailler comme on le faisait avec la mécanique classique.

Donc le temps est orienté, mais possède-t-il une direction ? Selon Reichenbach, le

temps est effectivement orienté et l’objet de ce livre est de le démontrer. Qu’en est-il

des autres propriétés du temps ? Certains des points sont évoqués au cours de

l’ouvrage mais sans être approfondis. Le problème de la préexistence est par exemple

traité par l’intermédiaire du débat entre le déterminisme et l’indéterminisme. Mais

encore une fois le débat entre ces deux notions est en réalité subordonné au débat

entre physique déterministe et physique indéterministe. Le temps absolu est bien

évidemment rejeté par la relativité et il n’est même pas fait mention de cet aspect.

5.5 La relation de cause à effet : un exemple de démonstration

Quelle est exactement la technique de Reichenbach ? Celui-ci affirme que la

relation de cause à effet est orientée, comme nous l’avons vu au 5.4, et nous allons

suivre sa démonstration afin de mieux saisir la démarche proposée.

55

Page 60: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

The Direction of Time (1953)

Le point de départ est que l’on ne peut utiliser les connaissances communes pour

justifier un ordre causal. Dans la vie de tous les jours la distinction entre la cause et

l’effet provient d’un ordre temporel : la cause précède l’effet. Or selon Reichenbach :

«Une telle procédure n’est pas permise si l’on veut réduire le temps à la causalité ; et nous devons par conséquent chercher des manières de caractériser la relation de cause à effet sans référence à la direction du temps. Regardons si les lois de la Physique fournissent un critère de ce type »

Reichenbach débute en précisant que le fait qu’un tel critère puisse exister a

déjà été critiqué. Les lois physiques énoncent des relations fonctionnelles, c’est-à-

dire que si certaines variables x1…xn ont certaines valeurs, alors une autre quantité

xn+1 possède une valeur déterminée prévue par une relation du type xn+1=f(x1…xn).

En général cela est vrai pour n’importe laquelle des variables de l’équation, et on

peut écrire x1=g(x2…xn+1) ou g est une fonction résultant de f en vertu des règles

mathématiques. Les lois physiques ne définissent donc à priori pas de sens puisque si

y=f(x) , alors x=g(y). Il n’y a pas de doute que la relation fonctionnelle est

symétrique, mais la question est alors de savoir si cela nous permet de conclure quant

à la symétrie de la causalité. Il se peut que la causalité ne soit pas de nature à être

caractérisée de manière exhaustive par le concept général de relation fonctionnelle.

Ce genre de conception a mauvaise réputation car elle a déjà été avancée par des

philosophes «métaphysiciens». Pour ces philosophes qui pensent que l’observation

ne peut nous renseigner sur les lois ultimes de la nature, la causalité est à priori, et la

part fonctionnelle constitue la partie de la connaissance que l’on peut apprendre de

l’expérience. La raison y ajoute une partie à priori qui connecte l’effet à la cause en

faisant de l’effet le produit de la cause. Ainsi la causalité se retrouve orientée.

Reichenbach critique ce genre de conception. Résoudre ce problème ne nécessite

selon lui aucune métaphysique et peut se faire à l’aide d’une philosophie empiriste

selon laquelle toute proposition de nature synthétique est vérifiable en terme

d’observables.

Certaines relations fonctionnelles de la physique sont effectivement symétriques

et ne permettent pas d’orienter la causalité, mais sont néanmoins compatibles avec

56

Page 61: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

The Direction of Time (1953)

une relation de causalité orientée. Nous pouvons définir une relation causale comme

suit :

DEFINITION : Un événement A est connecté de manière causale avec un événement B si A est la cause de B, ou B est la cause de A, ou s’il existe un événement C qui est la cause de A et de B.

Cette relation est celle utilisée dans les relations fonctionnelles symétriques de la

physique, comme la loi de Boyle-Mariotte par exemple. Dans la loi PV=nRT, les

paramètres sont connectés de manière causale, mais la loi ne nous indique pas la

cause du changement. Cette cause peut uniquement être déterminée par l’expérience.

On obtient un réseau causal non orienté. De nombreuses lois physiques, comme la loi

d’Ohm par exemple, fournissent le même type de connexion causale sans fournir une

direction ou un ordre. Obtenir une relation de cause à effet orientée nécessite de

chercher d’autres types de lois physiques. Ces lois sont de deux types : les lois de la

mécanique d’une part, les lois de la thermodynamique d’autre part.

Les lois de la mécanique fournissent un ordre. Imaginons une balle lancée en A,

passant par un point B, et touchant

terre en C. Les équations du

mouvement décrivent les positions

successives de la balle en fonction du

temps t. Mais on peut remplacer t par t’

dans les équations, avec t’= – t . La

description inverse est alors obtenue.

La trajectoire est inchangée et seul est

modifié le sens du parcours. Quelles sont les propriétés qui restent invariantes lors de

ce ‘renversement’ du temps ? Ces propriétés sont les relations d’ordre qui

s’expriment à l’aide du mot « entre ». Si B est entre A et C, alors B est aussi entre C

et A. Les lois de la mécanique, plus généralement des phénomènes physiques

réversibles permettent ainsi de définir un ordre linéaire. Le problème de la direction

reste, lui, en suspend, et est résolu à l’aide des phénomènes irréversibles, c’est-à-dire

des lois de la thermodynamique.

C

B

A

57

Page 62: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

The Direction of Time (1953)

5.6 Conclusion

En terme de propriétés, le temps de Reichenbach est un temps qui coule, ordonné

et orienté. C’est le temps du mouvement, où il existe une asymétrie forte entre le

passé et le futur. Notre connaissance du passé se base sur des enregistrements, alors

que celle du futur est basée sur des prédictions. Les lois statistiques sont à la base des

phénomènes, et il n’y a pas dans ce cadre, pour répondre à saint Augustin, de

préexistence possible. Le lien entre le temps physique et le temps psychique est

réalisé par notre mémoire qui nous permet d’avoir conscience du temps. Notre

mémoire est soumise à des phénomènes physiques, et le temps physique s’impose

donc à nous.

En ce qui concerne sa façon d’aborder le problème, Reichenbach est fidèle à ses

idées et se contente d’aborder les problèmes un par un, évitant ainsi de construire un

système général. Il traite essentiellement du problème de l’ordre et de la direction du

temps. Pour traiter ces problèmes, il utilise effectivement les méthodes de la

physique. Certaines méthodes pour être précis, car il s’agit principalement de

physique mathématique, ou théorique, et de logique. A tel point qu’un ouvrage tel

que The Direction of Time finit par ressembler étrangement à un cours de physique.

Quelle est la validité de cette démarche ? Les objectifs visés sont-ils atteints ?

Quelles sont les critiques que l’on peut apporter à cette méthode ? Ces questions font

l’objet de la sixième partie de ce travail.

58

Page 63: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

6 Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

6.1 Introduction

Quel est le projet de Hans Reichenbach ? Le premier objectif de cette partie est de

mieux cerner celui-ci. Une fois le projet délimité, sa mise en place pratique et

théorique est étudiée. Ensuite vient la critique, puis un questionnement sur la validité

même d’une telle démarche.

6.2 Le projet de Hans Reichenbach

Le projet de Hans Reichenbach comporte essentiellement deux aspects. En

premier lieu, appliquer la démarche scientifique à la philosophie, afin d’une part de

conférer à cette discipline la solidité que semblent posséder les sciences, et d’autre

part d’obtenir un succès équivalent à celui dont font preuve les disciplines

scientifiques en ce début de XXème siècle. En second lieu, permettre l’accès à la

connaissance, au sens large du terme, au plus grand nombre.

Son premier objectif n’est donc peut-être pas aussi radical qu’une réfutation de la

métaphysique à l’aide des méthodes de la physique, projet énoncé par le Cercle de

Vienne. Hans Reichenbach semble plutôt viser une substitution des méthodes

physiques aux méthodes métaphysiques. D’un point de vue méthodologique, une

démarche allant du particulier au général est préférable à la construction directe d’un

système global. Toute proposition, doit pouvoir être soumise à une procédure de

réfutation, ou procédure de test, par l’intermédiaire de l’expérience. La croyance doit

être à tout prix évitée, le ‘crédible’ est ainsi remplacé par le ‘probable’. Il s’agit de la

sorte, selon lui, de redonner de la validité à des questionnements jugés à l’époque

métaphysiques, au sens péjoratif du terme. Mais il s’agit également d’éviter les

réponses négatives, comme celle selon lui apportée par Popper. Le problème de

59

Page 64: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

l’induction, par exemple, doit trouver une réponse positive autre que basée sur la

croyance.

Son second objectif, dont on a peu parlé jusqu’ici, est de permettre la diffusion la

plus large possible des connaissances. Cet objectif est ancré de plein pied dans

l’époque de Reichenbach, et a une influence certaine sur sa démarche. Cette

influence se retrouve, comme cela est indiqué au 6.3, dans la mise en place de sa

démarche, mais aussi sur la forme que prend cette démarche. L’hypothèse peut

raisonnablement être faite que son opposition, parfois paradoxale, à Kant prend ici sa

source. En effet, si les parcours des deux hommes, leurs manières d’aborder le

problème métaphysique, sont mis en parallèle, on comprend mal l’opposition aussi

forte de Reichenbach aux idées de Kant. Or il apparaît qu’à cette époque, les

institutions universitaires allemandes sont dirigées par des kantiens d’une manière

relativement ésotérique. Ce problème a été évoqué au 1.4 où il était fait mention des

problèmes à Vienne comme à Berlin de la lutte entre différentes tendances

philosophiques mais aussi politiques. Reichenbach fait partie d’un mouvement

socialiste et progressiste, et lutte contre un élitisme universitaire fort qui réserve

l’usage de la philosophie aux initiés et présente un fort aspect conservateur. Dans ce

cadre, il n’a probablement d’autre choix que de lutter contre les idées dominantes, au

rang desquelles les idées de Kant sont à ranger. Néanmoins, on peut penser que les

idées de Kant contre lesquelles il lutte sont les idées de Kant réinterprétées par

l’Université dans le contexte du XXème siècle. Il semble probable, aux vues des

analogies de démarches existantes – c’est-à-dire lier la métaphysique à la discipline

scientifique dont le succès ne fait pas de doute à l’époque concernée avec la même

question : s’agit-il d’une réfutation de la métaphysique ou d’un nouveau point de

départ pour envisager les questions métaphysiques – que leurs analyses ancrées dans

un même contexte historique n’auraient pas à ce point différé.

6.3 Mise en place du projet

Comment Reichenbach s’y prend-il pour réaliser son projet ? Deux aspects de la

réalisation sont à distinguer, la réalisation pratique et la réalisation théorique. Au

60

Page 65: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

niveau de la réalisation pratique, Reichenbach est extrêmement productif. Un nombre

impressionnant d’articles et de livres, une émission de radio, et de nombreux

enseignements tout au long de sa carrière vont constituer son œuvre. Certains de ses

élèves, comme Hempel par exemple, seront au final plus connu que lui, mais la trace,

directe ou indirecte, qu’il laisse est indéniable. Ses travaux écrits couvrent un champ

extrêmement large, allant d’articles à visée politique jusqu’à des ouvrages de

vulgarisation, en passant par des écrits destinés à des spécialistes. La teneur des

articles politiques est explicitement progressiste et réformiste. Reichenbach milite

pour une diffusion du savoir plus large, par une utilisation de la radio pour des

émissions philosophiques et scientifiques notamment, et pour un accès à l’université

plus démocratique. Lui-même participe à l’une de ces émissions. Il tente également

de vulgariser ces connaissances au travers de certains de ses livres, bien que cet

aspect soit moins réussi comme on l’a vu précédemment. Dans son enseignement,

Reichenbach est également un réformiste. A Berlin, alors que la plupart des

enseignants de cette époque se contentent de délivrer leurs cours sans que la

discussion soit possible, Reichenbach est connu pour accepter, voire souhaiter, le

contact et le débat avec les étudiants. Il choisit l’Université d’Istanbul dans cette

optique, la liberté qui lui y est accordée lui permettant de mettre en application ses

idées. Comme on l’a vu, il ne semble finalement pas avoir été totalement convaincu

par cette expérience. Par contre, une bonne partie de ses élèves met en avant ses

qualités pédagogiques, et il semble avoir mieux réussi ses objectifs de ‘vulgarisation’

auprès d’un public universitaire que d’un public plus large.

Pour la réalisation théorique de son projet, illustrée par la partie 5 de ce mémoire,

Reichenbach utilise essentiellement les sciences de son époque. Il respecte la

méthode qu’il s’est imposée en allant du particulier au général, en argumentant le

plus solidement possible ses théories, et en cherchant à éviter au maximum les

axiomes transcendantaux. Il ne rompt néanmoins pas totalement avec la démarche

philosophique traditionnelle, restant attaché à d’anciennes questions, là où le Cercle

de Vienne par exemple posera certains problèmes comme insolvables par essence.

Quant à son outil fondamental, bien qu’il soit essentiellement associé à la théorie de

61

Page 66: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

la relativité, il s’agit vraisemblablement des probabilités. L’axiome probabiliste

intervient quasiment à la fin de chaque démonstration.

6.4 Critique du projet

En terme d’une large diffusion de la connaissance, le projet de Reichenbach ne

semble pas avoir abouti. Deux raisons peuvent expliquer cet échec relatif.

Premièrement, les travaux de Reichenbach restent, malgré sa bonne volonté,

extrêmement techniques et par conséquent peu abordables. Il semble qu’il ait plus ou

moins pris conscience de ce problème à Istanbul, où le faible niveau des étudiants par

rapport à ceux de Berlin l’empêchait de travailler dans de bonnes conditions.

Deuxièmement, il se peut que son optimisme l’ait en partie aveuglé. L’idée, par

exemple, que l’on pouvait complètement abandonner le temps de Kant au profit de

celui d’Einstein dans l’ensemble des domaines de la connaissance est certes

intéressante, mais peu réaliste. Le sens commun ne semble pas vouloir être modifié

si simplement, et bien que notre raison nous apprenne que le temps est relatif, il

semble que le temps absolu soit encore d’un usage courant dans notre vie

quotidienne. Reichenbach n’exprime jamais cette idée en ce qui concerne le temps de

manière aussi explicite, mais elle est présente dans son travail :

Nous nous en rendons compte, rien qu’en observant la notion de connaissance dans la vie quotidienne et son évolution au cours de l’histoire ; elle reste seulement en retard de quelques étapes ; c’est là tout ce qui la distingue de la connaissance scientifique. L’homme de la rue lui-même accepte aujourd’hui la conception héliocentrique pour le système solaire ; et pourtant le ciel, avec ses étoiles, continue de lui apparaître comme une voute parsemée de points lumineux ;62

L’autre partie de son projet, consiste à traiter les questions métaphysiques à l’aide

de la physique. L’évaluation de la réussite de ce projet nécessite deux points de vue.

D’une part, est-ce réussi techniquement ? Et d’autre part, est-ce réussi en terme

d’impact sur les disciplines concernées ? Au niveau de la diffusion, les théories de 62 Hans Reichenbach, ‘La philosophie scientifique, vues nouvelles sur ses buts et ses méthodes’, in Actualités scientifiques et industrielles, tome XLIX, Hermann et Cie éditeurs, Paris, 1932, pp. 9.

62

Page 67: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

Reichenbach rencontrent le même problème que pour la vulgarisation : la haute

technicité de ses travaux. A ce problème vient s’ajouter celui de la place de ceux-ci.

Pour un philosophe, Reichenbach ressemble à un physicien qui utilise des outils

mathématiques et physiques, que lui philosophe ne maîtrise pas forcément, et utilise

des preuves qui ne sont pas nécessairement pertinentes. Et pour un physicien,

Reichenbach n’amène pas de progrès réels en physique et s’encombre de

considérations sans doute inutiles en ce qui concerne la physique. On peut ajouter

que la diffusion des travaux de Reichenbach dans le temps a sans doute pâtit de la

proximité dans l’espace et le temps du Cercle de Vienne. Leurs thèses, bien que

présentant des différences comme on l’a vu précédemment, ont par la suite souvent

été confondues et rangées sous le nom de néo-positivisme. Or pour réussir son projet

et sensiblement modifier la philosophie, ses théories devaient au préalable être

largement diffusées. Bien qu’une étude plus approfondie soit nécessaire, étude qui

dépasse le cadre de ce mémoire, on peut admettre en première approximation que les

travaux de Reichenbach n’ont pas eu l’impact escompté.

D’un point de vue technique, il est difficile d’aborder les critiques que l’on peut

faire à son raisonnement sans aborder le problème de sa validité. Cependant certaines

précisions peuvent d’ores et déjà être apportées. D’une part, l’utilisation conjointe

d’un raisonnement physique et d’un raisonnement philosophique rend la

démonstration difficile. Les questions sont parfois posées sur le mode philosophique,

et la réponse vient sous la forme d’une démonstration physique. Bien que cela soit

son projet, il faut avouer que la preuve est souvent loin d’être évidente, voire

pertinente. A la conférence de Berlin en 1925 63 par exemple, l’ajout d’un axiome

transcendantal au solipsisme scientifique suffisait à lui faire perdre sa nature de

solipsisme sans réellement plus d’explication que cela. Or il s’agissait du nœud de la

démonstration, et si l’on accepte cela, on accepte tout le reste. Ce type de démarche

nous oblige à poser le problème de la validité du projet de Reichenbach.

63 voir paragraphe 4.3 de ce mémoire.

63

Page 68: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

6.5 Validité du projet

Quelques extraits du livre de Michel Bitbol 64 concernant la mécanique quantique

paraissent pouvoir être transposés à la question qui nous préoccupe :

Le rattachement d’une proposition à une logique restreinte peut être rendu manifeste dans le discours en la faisant précéder d’une question, et en montrant qu’elle est l’une des réponses de la liste pré-définie par la question.[…] (a)Une question particulière peut imposer un découpage diversement modulé, et plus ou moins fin, de l’ensemble des informations rendues disponibles par la mise en œuvre d’un contexte expérimental ; (b) Elle peut être libellée de manière suffisamment large pour valoir dans plusieurs contextes qui, bien que distincts, aboutissent à des résultats redondants ; (c)Elle peut enfin ouvrir d’emblée sur des réponses complexes, impliquant une conjonction d’informations obtenues dans plusieurs contextes expérimentaux aux résultats mutuellement indépendants .

Il est bien clair, qu’il ne s’agit pas ici d’établir ou non la validité du raisonnement

de Reichenbach, mais d’offrir des pistes de réflexion quant à sa probable pertinence.

Michel Bitbol nous rappelle qu’une question implique une liste pré-définie de

réponses. Or Reichenbach choisit clairement les questions qu’il traite. Ces questions

semblent être, au sein de la philosophie, les questions les mieux adaptées à un

traitement par la philosophie scientifique. Il s’agit par exemple du temps et de

l’espace, et en ce qui concerne le temps de questions presque uniquement

topologiques. Le traitement du temps psychologique, l’écoulement variable du temps

en fonction des événements, est pour ainsi dire laissé de côté. De plus elles sont

‘libellées de manière suffisamment large pour valoir dans plusieurs contextes qui,

bien que distincts, aboutissent à des résultats redondants ‘. Et c’est sans doute la

première question qui vient à l’esprit quant à la validité de la démarche de Hans

Reichenbach : en quoi les résultats obtenus par une démarche philosophique et

scientifique sont-ils différents de ceux obtenus par la physique ? A la lecture de son

64 Michel Bitbol, MECANIQUE QUANTIQUE Une introduction philosophique, Flammarion, 1996, pp. 54.

64

Page 69: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

ouvrage The Direction of Time, on retrouve les propriétés du temps énoncées par la

physique, mais qu’apprend-t-on sur le temps philosophique ? Pour être plus précis, si

le temps ne possède, de manière générale, plus que les propriétés que lui accorde la

physique, pourquoi ne pas se contenter du traitement qu’en fait la physique ?

On aborde là le deuxième point du questionnement sur la validité de ce projet. Si

l’on considère les méthodes scientifique et philosophique comme des contextes

expérimentaux, il se peut que l’on aboutisse, comme le rappelle Michel Bitbol au (c),

à des résultats mutuellement indépendants. Or Reichenbach passe de l’un à l’autre

avec peu de précautions, en admettant, semble-t-il que la preuve physique fasse

office de preuve philosophique. Nous avons vu au 4.3, par exemple, comment

l’introduction de l’inférence probabiliste apporte à son avis une réponse au problème

de l’induction. Le transfert du crédible au probable ne règle pourtant pas le problème,

et ne permet finalement, semble-t-il, que de repousser le problème. Peut-on

réellement réduire ces deux contextes au sein d’une seule et même discipline : la

philosophie scientifique ? La philosophie ne peut certes ignorer les découvertes de la

physique lorsqu’elle parle du temps, mais doit-elle se limiter à des réflexions de type

physique ? Les objectifs de ces deux disciplines n’étant pas commun, il semble qu’on

ne puisse pas en attendre des réponses totalement identiques.

Les deux points précédent sont sans doute les deux limites majeures à la validité

du raisonnement de Reichenbach. Mais ce projet ne peut être exclus de son propre

contexte historique, et dans ce cadre reste extrêmement intéressant et productif. La

volonté de bousculer la philosophie a sans doute permis à la science de progresser en

s’affranchissant en partie de barrières existantes, freins au progrès technique. Nous

subissons à notre époque sans doute les conséquences de l’excès inverse. La

philosophie à elle-même été bousculée par cet assaut. S’est-elle recentrée en laissant

les questions purement physiques aux sciences, et en se consacrant plus à des

questions d’ordre moral, éthique et politique ? C’est probable. Reichenbach a fait

partie des initiateurs de ce mouvement de naissance d’un courant philosophique et

scientifique, et son travail est en ce sens complètement valide.

65

Page 70: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Une procédure de réfutation de la métaphysique à l’aide des méthodes de la physique ?

Pour finir, nous ne pouvons passer sous silence un sentiment qui naît à la lecture

de nombreux textes de Hans Reichenbach. Il apparaît que Hans Reichenbach devait

posséder une très forte intime conviction réaliste. Là où le Cercle de Vienne ne

cessait de répéter la maxime de Ludwig Wittgenstein : « tout ce qui proprement peut

être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le

silence »65, Reichenbach, bien qu’énonçant un projet quasi similaire, a du mal à s’y

tenir. Il suffit de voir l’appel à l’axiome transcendantal au 4.3., ou son refus radical

des solutions ‘négatives’ de Popper ou Russel, pour se rendre compte que

Reichenbach croit profondément qu’une solution positive est à terme possible. Le

recours quasi systématique à l’axiome probabiliste peut sembler à ce titre être un bon

compromis. Il est sans doute du point de vue de Reichenbach l’intermédiaire entre

l’affirmation d’un principe fondamental arbitraire –Dieu a crée le monde, par

exemple- et l’affirmation que ce principe nous est inaccessible et que par conséquent

cette question n’a pas de sens.

6.6 Conclusion

L’intérêt du travail de Hans Reichenbach se trouve donc ailleurs que dans une

réelle réfutation de la métaphysique. Celle-ci n’a à mon sens jamais pu être réfutée,

et ne le sera sans doute jamais, parce que les questions qu’elle pose sont sans réponse

définitive. Par contre elle peut être reformulée maintes et maintes fois, et la

formulation de Reichenbach, en refusant d’abandonner le questionnement parce qu’il

n’y a pas de réponse, a ceci d’intéressant qu’elle nous conduit sur des pistes

nouvelles. Son travail sur la question des probabilités et sur la logique a pour cette

raison beaucoup de valeur.

65 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993, pp. 31.

66

Page 71: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Conclusion

Conclusion

Le travail de Hans Reichenbach semble plutôt à considérer comme un

repositionnement des problèmes posés par la métaphysique que comme une

réfutation de celle-ci. La démarche est intéressante en ce sens qu’elle propose des

voies nouvelles, l’introduction des probabilités à un point aussi fondamental en est

un exemple. En parallèle, l’idée qu’il est possible, concernant des questions

métaphysiques, de partir de problèmes particuliers avant d’aborder une démarche

plus générale comme on le fait en physique peut également se révéler riche

d’enseignements. Il est néanmoins regrettable que Reichenbach n’ait pas réussi à

rendre plus accessible ses idées en diminuant le niveau de technicité de ses travaux.

Mais il se peut -ce problème nécessiterait une étude plus large- que les postulats à la

base du questionnement métaphysique et du questionnement physique soient

simplement incompatibles. Le projet de Hans Reichenbach, s’il n’aboutit donc pas

totalement aux résultats initialement prévus, nous entraîne cependant vers de

nouvelles pistes et est en ce sens, nous semble-t-il, une réussite.

D’un point de vue plus large, il paraît difficile d’extraire le sens des travaux de

Reichenbach de leur contexte historique et politique, et une étude de ce problème

pourrait sans doute s’avérer instructif. Ainsi la teneur des travaux de Reichenbach

peut sans doute être mise en parallèle avec le fait qu’il soit juif et socialiste dans

l’Allemagne des années trente. A cela s’ajoute le fait que l’Université soit à l’époque

tenue par les partisans des Geisteswissenschaften66 défenseurs des théories de Kant.

Dans le même ordre d’idée, un ensemble de travaux de cette époque pourraient

fournir des éléments de comparaison. Ainsi la démarche d’Heidegger qui aborde

finalement des thèmes comparables, mais d’une manière plus littéraire, mériteraient

d’être mis en perspective avec les travaux de Hans Reichenbach. De même, il serait

sans doute intéressant de mener une étude comparative avec des travaux de Freud,

qui à la même époque entreprend une étude selon lui scientifique de l’esprit.

Rappelons à ce propos l’étrange proximité géographique et temporelle de son

66 Voir l’affaire de la troisième chaire, paragraphe 1.4.

67

Page 72: Hans Reichenbach - cours.physique.free.fr

Conclusion

ouvrage Malaise dans la civilisation, publié à Vienne en 1929, avec le Manifeste du

Cercle de Vienne, publié également à Vienne en 1929.

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