gibran entre poésie et peinture

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7/17/2019 Gibran Entre Poésie Et Peinture http://slidepdf.com/reader/full/gibran-entre-poesie-et-peinture 1/17 Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RLC&ID_NUMPUBLIE=RLC_306&ID_ARTICLE=RLC_306_0209 Gibran entre poésie et peinture par Sobhi HABCHI | Klincksieck | Revue de lit r at ur e compar é 2003/2 - N°306 ISSN 0035-1466 | ISBN | pages 209 à 224 Pour citer cet article : — Habchi S., Gibran entre poésie et peinture, Revue de littérature comparée  2003/2, N°306, p. 209-224. Distribution électronique Cairn pour Klincksieck. © Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Gibran Entre Poésie Et Peinture

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RLC&ID_NUMPUBLIE=RLC_306&ID_ARTICLE=RLC_306_0209

Gibran entre poésie et peinture

par Sobhi HABCHI

| Klincksieck | Revue de l i t térat ur e comparée 

2003/2 - N°306

ISSN 0035-1466 | ISBN | pages 209 à 224

Pour citer cet article :

— Habchi S., Gibran entre poésie et peinture, Revue de littérature comparée 2003/2, N°306, p. 209-224.

Distribution électronique Cairn pour Klincksieck.

© Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueuren France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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1. Nous lisons dans Robin Waterfield, Khalil Gibran, un prophète et son temps, Canada,Fidès, 2000, p. 7 : « Après Shakespeare et Lao-Tseu, Gibran est le poète le plus vendude tous les temps. ».

2. Voir à ce propos, entre autres exemples, Alexandre Najjar, Khalil Gibran, l’auteur du Prophète , Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 2002, p. 13. Nous avons recensé 16 ver-sions françaises différentes de ce livre entre 1926 et 2003.

3. Citons entre autres quelques articles et notices en français : Fayçal Sultan, « Gibran,le méconnu », in L’Orient/Le Jour , 5, 11, 13 et 24 mai 1981 ; René de Ceccatty, « KhalilGibran, les prophéties d’un esthète » in Le Monde, 19 février 1999 ; Michel Fani,Dictionnaire de la peinture au Liban, Paris, éd. de l’Escalier, 1998, p. 124-126 ;Edouard Lahoud, L’Art contemporain au Liban, Beyrouth, Dar El-Machreq Éditeurs,

1974, p. 25-32 ; Liban-Le regard des peintres, 200 ans de peinture libanaise , Paris,Liban Culture et IMA, 1989-1990, p. 85-87 ; quant au monde anglo-saxon, nous dispo-sons de trois introductions à l’art de Gibran : Alice Raphael, Twenty Drawings by Khalil Gibran with An Introductury Essay, New York, Alfred A. Knopf, 1re éd. 1919, et 2e éd.1974 : Annie Salem Otto, The Art of Khalil Gibran, Port-Arthur, Hinds printingsCompany., 1965 ; An Introduction to the Art of Khalil Gibran, Alpine Fine ArtsCollection, 1991.

Gibran entre poésie et peinture

S’il est sûr que Gibran Khalil Gibran est avant tout célèbre par son livre

Le Prophète /The Prophet (1923), un des best-sellers mondiaux après laBible 1, traduit dans plus de quarante langues 2, il n’est pas du tout certainqu’il soit connu comme artiste peintre dans le monde francophone 3.

Celui qui a la chance de visiter le « Musée Gibran » à Bcharré, au Norddu Liban, près de la Vallée Sainte (Kadicha), ne peut qu’être surpris etétonné devant l’ampleur de la collection de toiles et de dessins (près decent cinquante œuvres sont exposées), et plus surpris encore quand ilapprend que la réserve compte plus que quatre cents œuvres. À cela doi-vent s’ajouter celles qui se trouvent à l’étranger, et plus précisément aux

États-Unis. Il s’agit, de fait, d’un ensemble considérable qui dépasse les sixcents œuvres. Cette importante production picturale, en soi significative,mérite d’être étudiée – non pas du strict point de vue de l’histoire de l’art,comme cela a pu être fait dans quelques catalogues, mais dans ses rap-ports avec les grands courants artistiques à la charnière du XIXe et duXXe siècles et avec l’activité poétique non moins importante de Gibran, si l’onveut comprendre les grands thèmes qui composent ce qu’on peut appeler« l’imaginaire gibranien ».

Revuede Littérature Comparée

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Sans revenir en détail sur la vie et l’œuvre de Gibran, envisagée commeun tournant dans l’histoire des lettres arabes du XXe siècle (d’autres l’ontdéjà fait, et la bibliographie secondaire est immense), il nous faut cepen-dant rappeler quelques faits essentiels.

Gibran est né le 6 janvier 1883 à Bcharré, au Nord du Liban, au sein del’empire ottoman. À l’âge de douze ans, il émigre avec sa mère KamilahRahmé et ses deux sœurs Mariana et Sultanah, ainsi que son demi-frèreBoutrous, à Boston. Trois ans plus tard, en 1898, il retourne à Beyrouth pourapprendre l’arabe classique et le français au Collège de la Sagesse(Madrasat al -hikmah ) où il reste quatre ans. Puis il repart pour Boston en1904 où il rencontre deux personnes qui marqueront de façon décisive savie et sa carrière : la femme qui va devenir sa confidente et mécène, MaryHaskell (1873-1964), à l’occasion de la première exposition de ses dessins,

et le photographe et éditeur américain Fred Holland Day (1864-1933) qui l’aaidé dans l’organisation de sa première exposition à Boston 4.Le 14 juillet 1908 il arrive à Paris pour y rester deux ans. Il fréquente

l’Académie Julian, rue du Dragon, et comme auditeur libre, l’École desBeaux-Arts où il suit les cours de Jean-Paul Laurens (1838-1921) et se lied’amitié avec le peintre symboliste français Pierre Marcel-Béronneau(1868-1937) 5. Mentionnons à ce sujet la photo sur laquelle figure Gibrandans l’atelier de ce peintre 6. Lors de son séjour parisien, il rencontre en1909 Auguste Rodin (1840-1917), et il expose, en 1910, au Salon duPrintemps de Paris, son tableau l’Automne . Il regagne l’Amérique le22 octobre 1910, reste un an à Boston, puis s’installe à New York, pour yrester jusqu’à sa mort en 1931.

La dernière décennie de sa vie voit se produire deux faits capitaux pourle poète. Au cours du mois d’avril 1920, Gibran fonde avec quelques écri-vains libanais et syriens, d’obédience chrétienne, le premier mouvement derénovation littéraire, poétique et artistique des temps modernes en languearabe : Al-Rabitah al-qalamiyah  (La Ligue de la Plume), une sorte de

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4. Cf. Robin Waterfield, Khalil Gibran, un prophète et son temps , op. cit., p. 51-72.5. Khalil Gibran, artiste et visionnaire , Paris, Éditions Institut du Monde Arabe et

Flammarion, octobre 1998, p. 144.6. Voir la reproduction de cette photo où figure Gibran dans l’atelier de Marcel-

Béronneau à Paris en 1909, publiée dans Khalil Gibran artiste et visionnaire , ibid.,p. 44, et voir également à propos de cet artiste français, peu connu aujourd’hui, lepetit catalogue Marcel-Béronneau 1869-1937, peintre symboliste, publié à Paris, à laGalerie Alain Blondel, juin 1981 ; voir aussi E. Bénézit, Dictionnaire critique et docu-mentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps et detous les pays par un groupe d’écrivains spécialistes français et étrangers, nouvelleédition entièrement refondue sous la direction de Jacques Busse, Paris, Gründ, 1999,

t. 9, p. 181 ; ainsi que Suheil Bushrui et Joe Jenkins, Kahlil Gibran, l’homme et le poète , Paris, Éd. Véga, 2001, p. 146, note 46. Notre ami Wahib Kayrouz n’a pas identi-fié ce Marcel-Béronneau, cf. son livre ‘alam Gibran, Al-rassam (Le monde de Gibran,le peintre ), Beyrouth, Imprimeries des Cèdres, 1982, p. 118 et p. 230, note 91 où ilindique que le nom de cet artiste est répété 4 fois dans The letters of Khalil Gibranand Mary Haskell , arranged and edited by Annie S. Otto, Houston, Smith and Co. com-positors inc., 1970, p. 18, 21, 22, 30.

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Société de gens de lettres qui va jouer un rôle décisif dans les mutations dela poésie et de la pensée arabes de la première moitié du XXe siècle 7. Puisen 1923 il publie en anglais son chef-d’œuvre The Prophet /Le Prophète .

Pour l’étude de cette immense œuvre picturale, nous disposons, actuel-lement, de deux instruments de travail, deux listes qui peuvent nous aider àprendre conscience, surtout d’un point de vue quantitatif, de la variété destableaux et des dessins : le catalogue de l’exposition de Paris(octobre 1989), qui indexe 539 œuvres, et le catalogue de l’exposition orga-nisée à Beyrouth (décembre 1999) qui comprend 178 œuvres/titres, c’est-à-dire environ le tiers de l’œuvre picturale « complète » de Gibran 8. Il s’agit,par ordre décroissant : d’huiles sur toile, d’aquarelles, de dessins au crayonou à la plume, de sanguines et d’esquisses. Si nous prenons la seconde

liste qui couvre une période de trente ans, de 1902 à 1930, il est possible,d’après les titres et la chronologie, de faire un premier repérage des grandsthèmes abordés.

Il y a d’abord des portraits de l’entourage de l’artiste, des autoportraits,et des portraits de quelques célébrités. On retiendra, entre 1910 et 1913,des fusains : Claude Debussy, Edmond Rostand, William Butler Yeats,Garibaldi, Sarah Bernhardt 9, Carl Gustav Jung, un portrait de R. Tagore(1916), et en 1928 celui du poète mystique irlandais George Russell dit Æ(1867-1935). Que penser de cette courte galerie ? Hommage admiratif ?

Sans aucun doute. Mais aussi la volonté d’être, par le graphisme, un témoinde son temps. Viennent ensuite des thèmes féminins. C’est une inspirationapparemment profane, autour de la danse, mais qui, par le tracé et le mou-vement, constitue comme autant d’expressions, d’élans spirituels.Nombreuses sont également les scènes de maternité, de couples, defamilles où là encore se mêlent un certain réalisme et une profonde religio-sité. Puis il faut relever les thèmes religieux, plus précisément ceux quirenvoient à un fonds chrétien (Crucifixion, Trinité). Enfin, une thématiquemythologique très caractéristique de la « fin de siècle » : anges, sphinx etfemmes centaures, variante très personnelle de la figure du Centaure qui a,à l’époque, connu la fortune poétique que l’on sait. Mais ce premier aperçulaisse de côté une thématique à la fois diffuse et insistante que l’on nom-mera thématique de la nudité. Celle-ci renvoie sans aucun doute à desidéaux de dénuement, de dépouillement à valeur cathartique. Disons aussique l’art gibranien (mais c’est ici que la lecture de la poésie confirme l’in-

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7. Voir à ce propos, notre travail de thèse d’État, Poétiques du Liban et du monde arabe 

au XX e  siècle, tradition et lectures occidentales , Sorbonne Nouvelle-Paris III, juin 1985, t. I, chap. II, p. 65-124.

8. Khalil Gibran, artiste et visionnaire, op. cit., et Khalil Gibran, Horizons of the Painter,Nicolas Sursock Museum, Beyrouth, décembre 1999-janvier 2000.

9. Nous n’avons pas trouvé de traces de ce portrait dans le catalogue de l’exposition« Sarah Bernhardt ou le divin mensonge », sous la direction de Noëlle Guibert,Portrait(s) de Sarah Bernhardt, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2000.

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tuition du regard porté sur la peinture ou le dessin) n’imite pas la nature,mais plutôt la découvre, la dépouille. Ou bien il tente de la transformer enune sorte de regard transfigurant, au sens mystique du terme.

On a pu discerner plusieurs étapes dans la production picturale de

Gibran. Le conservateur en chef du musée Gibran, Wahib Kayrouz 10, en dis-tingue cinq, ce qui aboutit à une assez grande fragmentation chronologique,en particulier pour les trois premières (1890-1908, 1908-1914, 1914-1918).Si la date de 1923 lui permet de dégager les deux dernières périodes ouétapes, remarquons que ce repère renvoie tout autant à la peinture qu’à lapoésie puisque c’est l’année, rappelons-le, de la sortie de son chef-d’œuvreLe Prophète .

Nous ne souhaitons pas nous enfermer ici dans la succession de cespériodes. Pour autant il est impensable de ne pas tenir compte de la chro-

nologie, c’est-à-dire pour nous d’une évolution éventuelle de la techniquede l’artiste, de sa thématique, de son imaginaire. Dans le cadre nécessaire-ment réduit de cette contribution, nous avons pris le parti de retenir unéventail réduit, mais nous pensons significatif, d’une petite dizained’œuvres qui couvrent la totalité de la production de l’artiste.

****

Nous commençons par Medusa (pastel sur papier, 34,2 x 21,5 cm, entre1905 et 1908, reproduit dans Khalil Gibran, artiste et visionnaire , p. 137). Il

s’agit d’un mélange étrange qui n’est évidemment pas encore abouti. Levisage dessiné ici est hanté par une sorte de peur qui apparaît dans le regard.Une influence préraphaélite est décelable et l’œuvre rappelle le travail desartistes britanniques comme l’illustrateur Aubrey Beardsley ou le peintreEdward Burne-Jones, ou encore le peintre symboliste belge FerdinandKhnopff 11. Mais ce pastel rappelle aussi le Léonard de Vinci de La Joconde etl’imaginaire de William Blake. À l’évidence, le jeune artiste cherche sa voiedans la peinture, dans le même temps qu’il cherche sa voix dans la poésie.

Passons à L’Automne (huile sur toile, 81,5 x 54,5 cm, 1909-1910). Ce

tableau, on s’en souvient, a été exposé au Salon du Printemps de la SociétéNationale des Beaux-Arts de Paris 12. Gibran raconte l’histoire de ce tableauen ces termes :

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10. Il faut rendre ici hommage à Wahib Kayrouz, car il est à la fois l’auteur d’un grosouvrage sur Gibran écrivain et poète, et de deux livres importants qui traitent del’œuvre picturale de Gibran ‘alam Gibran ar-rassam, op. cit., et Gibran fi mathafihi (Gibran dans son musée ), Zouk Mikael (Liban), Éditions Bacharia, 1994 dont on a unetraduction française par l’Archevêque maronite Abdo Khalifé, Gibran dans son musée ,

publié à la même maison d’édition (1re éd. 1996 et 2e éd. en 1998).11. Voir Laurence des Cars, Les Préraphaélites, un modernisme à l’anglaise , Paris,

Gallimard, 1999, (Coll. « Découvertes »), index, p. 63-64, 92-93.12. Voir le catalogue de la Société Nationale des Beaux-Arts, salon de 1910 (XXe exposi-

tion), Paris, 1910, p. 125 où nous lisons : Gibran (Khalil), né au Mont Liban (Syrie) – 55,rue du Cherche-Midi (Paris VIe) n° 548. L’Automne . Une reproduction de ce tableau seretrouve dans Khalil Gibran, Horizons of the Painter , op. cit., p. 29, n° 14.

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… Un seul de mes tableaux fut retenu, celui de l’Automne qui représenteune femme dont la poitrine est dénudée et dont les cheveux et le voilesont caressés par le vent. À travers sa stature, ses couleurs et sonarrière-plan, elle parle de la mélancolie qui s’interpose entre les joiesde l’été et la tristesse de l’hiver. 13

Le titre de cette œuvre d’art est très symbolique. Il ne s’agit pas, ici,d’une saison au sens chronologique, encore moins météorologique, maisd’une saison de l’âme humaine. L’artiste compose avec des couleurs har-monieuses la silhouette d’une femme à la poitrine dénudée représentée jusqu’à la taille et le bras droit relevé sur la tête. On a de bonnes raisons depenser qu’il s’agit d’une amie de Marie Haskell, que Gibran a connue àBoston, qui fut son premier modèle, une Française du nom d’Émilie Michel(appelée aussi Micheline). D’autres critiques penchent pour une femme ita-

lienne qui s’appelle Rosina 14. Ce tableau est la première œuvre accompliedans laquelle Gibran montre avec virtuosité comment il a assimilé desinfluences françaises en particulier celle d’Eugène Carrière pour lequelGibran ne cache pas son admiration. Voici ce qu’il écrit de Paris, à proposde Carrière, dans une lettre adressée à Mary Haskell et datée du 23 juin1909 :

Je sais maintenant que l’œuvre de Carrière est la plus proche de moncœur. Ses figures assises ou debout derrière la brume me parlent plusque toute autre œuvre excepté celle de Léonard de Vinci. Carrière

peintre comprenait les visages et les mains plus que quiconque. Et la viede Carrière n’est pas moins belle que son œuvre. Il a tellement souffert,mais il a connu le mystère de la douleur : il a su que les larmes rendenttoute chose étincelante. 15

En effet, l’Automne renvoie à des œuvres de Carrière, en particulier àune de ses peintures, datée de 1888, connue sous le titre de Femme se coif-fant et qui se trouve au Musée Rodin à Paris 16. Ce qui est commun aux deux

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13. Voir le journal de Marie Haskell, Beloved Prophet , the Love Letters of Khalil Gibranand Mary Haskell and her Private Journal , edited and arranged by Virgina Hilu, NewYork, A. Knopf, 1983 ; The Letters of Kahlil Gibran and Mary Haskell , éd. A. S. Otto,Texas, 1967.

14. S. Bushrui et J. Jenkins, Khalil Gibran, l’homme et le poète, op. cit., p. 109 ; A. Najjar,K. Gibran, op. cit., p. 94 ; Y. Hoyek, Zikrayati Ma’ Gibran, Paris 1908-1909 , Beyrouth,1957, p. 107 et sq.

15. Beloved Prophet. The Love Letters of Khalil Gibran and Mary Haskell and her Private Journal , op. cit., p. 23, et Jean-Pierre Dahdah, Khalil Gibran, une biographie , Paris,A. Michel, 1994, p. 211.

16. Voir une reproduction de ce tableau de Carrière dans Jean-Paul Dubray, Eugène 

Carrière, essai critique , Paris, Éditions Marcel Scheur, coll. « L’art et la vie », 1931,p. 9 ; pour d’autres peintures de Carrière, Eugène Carrière 1849-1906, Musées deStrasbourg, et Éd. Musées nationaux, Paris, 1996. En outre signalons un écrit deCarrière qui a pu retenir l’attention de Gibran : il s’agit d’une conférence donnée àParis, en mars 1901, « L’homme visionnaire de la réalité », reprise en brochure (Paris,A. Rousseau, 1903, 29 p.). Le titre résume l’un des principes fondamentaux de l’esthé-tique de Gibran, qu’il s’agisse de peinture ou de poésie.

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tableaux, c’est le dévoilement pudique d’une nudité presque totale. Mais sinous comparons l’œuvre du peintre libanais à son modèle français nousremarquons que dans l’Automne le visage est plus dévoilé, plus présent,tandis que chez Carrière il reste dans une sorte de brume, ou si l’on veut

dans l’ombre d’une chevelure opulente. Il faut dire aussi que le corps, dansl’œuvre de Carrière, souffre d’une certaine lourdeur, tandis qu’il est dansl’œuvre de Gibran plus gracieux et plus léger. On peut comparer aussi letableau de Gibran à une autre peinture d’Eugène Carrière : la Femme se peignant (reproduction dans Dubray, p. 20). Nous constatons encore unedifférence de tonalité entre les deux artistes : le cadre chez Gibran estensoleillé, contrairement à celui de Carrière qui est sombre, nocturne. Ilsemble bien qu’ici l’artiste libanais a réussi son pari de création, sa visionpropre, et surtout qu’il a affirmé son autonomie par rapport à un modèle

qu’il admire.Retenons ensuite L’Aube ou L’Aurore (huile sur toile, 65 x 81 cm, 1912)pour le mélange harmonieux, le mariage heureux des couleurs dans unpaysage qui jaillit de l’enfance même de l’artiste. Osons identifier ce pay-sage à une vue du Mont Liban. Si nous considérons que l’art avec Gibranémane de sa vision poétique et philosophique du monde (ne dit-il pas :« l’art est un pas tracé par la nature vers l’éternel et l’œuvre artistique unebrume coulée dans une image, un tableau » ?) 17, nous pouvons avancer quecette peinture tente d’« ouvrir » le cœur de la nature pour dévoiler sa

beauté. Tous les éléments se manifestent au regard (eau, terre, soleil, air) àtravers des couleurs presque translucides, on voudrait dire angéliques. Lalumière claire ici est synonyme de désir teinté de nostalgie, celui du retour,conscient ou inconscient, au temps des origines. Dans ce sens, nous nesommes pas loin d’une peinture visionnaire. Elle peut soutenir la compa-raison avec des toiles de William Turner comme Matin sur la Montagne de Coniston, Cumberland (1798) ou Paysage italien, sans doute Civita diBagnoreggio (1828-1829), ou encore Paysage avec une rivière et une baie au loin (vers 1845) 18. Ici, le paysage est un morceau choisi du vaste univers.Mais c’est la même tactique que Gibran adopte lorsqu’il est poète. L’espacefait l’objet d’une sorte de transfiguration à travers des couleurs riches enreflets. En poésie comme en peinture, c’est la même approche polyvalentevis-à-vis des couleurs. Le « romantisme » de ce tableau conserve unedimension ou une résonance symbolique. Gibran, à partir de Turner, ampli-fie les couleurs et transforme là encore un paysage qu’on appellera naturelen un espace spiritualisé.

Devant la toile La Femme et l’Harmonie de la Nature, (huile sur toile,63,5 x 81,3 cm, 1914-1915), qui représente une femme nue, assise sur un

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17. Voir Œuvres complètes traduites de l’anglais en arabe, Beyrouth, Dar Sader et DarBeyrouth, 1960, p. 199.

18. Catalogue J.M.W. Turner à l’occasion du cinquantième anniversaire du British Council,Ministère de la Culture, Paris, Éd. de la Réunion Des Musées Nationaux, 1984, voirrespectivement p. 58, 108 et 148 (d’où l’explication des titres en français).

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linge blanc posé sur un rocher, on demeure surpris par une sorte de nuditétransparente et par la clarté qui inonde la nature 19. Une présence fémininesemble méditer sur son propre repos, au seuil d’un sommeil ou d’un assou-pissement, dans un calme impressionnant. Cette toile qui se situe dans une

période assez stable de la vie de l’artiste, dans son « ermitage » à NewYork, montre par sa sérénité que l’art de Gibran s’est à présent amplifiédans un cadre humain et naturel. Il faut noter qu’il avance dans sa décou-verte spirituelle du monde et dans la manière de l’exprimer. La nudité quiva devenir de plus en plus omniprésente l’aide à sentir (à re-sentir), ce quiest caché dans le visible, latent dans le flagrant. Autrement dit, la voie pic-turale est pour l’auteur du Prophète un exercice spirituel qui lui permet dedévoiler dans la Nature une autre nature, un microcosme inscrit dans lemacrocosme. Ici, c’est la nature féminine.

On peut comparer ce tableau à un autre, que l’on a appelé L’homme et la Symphonie de la nature 20. Entre les deux, un saut plus qu’une évolution estdécelable, tant du point de vue technique, de la maîtrise picturale que du pointde vue de la force symbolique qui transparaît. En outre, cette toile n’est passans rappeler certaines de Renoir, comme Torse de femme au soleil (1875-76, 81 x 64,8, Paris, Musée du Louvre), ou Jeune baigneuse , 1892, 81,3 x 64,7,collection Lehman, New York) ou encore Baigneuse debout ( 1896, 81 x 60,Collection du baron de Chollet, Fribourg, Suisse) 21. Chez le Français commechez le Libanais, même union, fusion du corps féminin et de la lumière. Mais ilfaut ajouter que la sensualité du Français a disparu et que seul demeure,comme toujours, le travail de spiritualisation du corps et de son cadre naturel.

Prenons à présent La Montagne , (aquarelle, 20 x 25 cm, vers 1916-20) etL’Envol , (aquarelle, 21 x 28 cm, 1916-1921). Dans la première, un person-nage nu, de profil, est étendu sur une multitude de personnages nus dedimensions plus réduites. Dans la deuxième, une femme au torse nu, à têtepenchée, a les bras relevés, la jambe droite tendue en avant 22. Dans lesdeux cas, Gibran sait capter par le tracé les mouvements du corps et descorps. C’est l’artiste lui-même qui a donné ces titres à portée évidemmentsymbolique. Il faut donc les mettre en rapport avec l’invention plastique,

essentiellement le mouvement qui imprime, dans le premier cas, une dyna-mique verticale et, dans le deuxième, transcrit une force aérienne. Il fautsituer ces deux œuvres dans le contexte d’une installation à New York, dansle souvenir de son séjour parisien et de ses découvertes d’Odilon Redon,d’Auguste Rodin et d’Émile Antoine Bourdelle 23. Tous trois ont cherché,

Notes et documents

215

19. Cf. Khalil Gibran artiste et visionnaire , op. cit., p. 192, et pour la reproduction de cetableau : Khalil Gibran, Horizons of the Painter, op. cit., p. 76.

20. Voir sa reproduction dans Wahib Kayrouz, Gibran dans son musée, op. cit., p. 74-75.

21. Voir les reproductions de ces toiles dans Renoir , coll. « Les petits classiques de l’art »,Paris, Flammarion, 1969, les n° 20, 46 et 48.

22. Voir respectivement les n° 20 et 93 dans l’inventaire publié dans Khalil Gibran, artiste et visionnaire , op. cit., p. 193 et 195.

23. Gibran à Paris, Souvenirs de Youssef Hoyek, compagnon de Gibran à Paris en 1909-1910, recueillis (1957) par Edvick Shayboub et traduits de l’arabe par Roger Gehchan,Beyrouth, éd. FMA, 1995.

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chacun à sa façon, à briser les stabilités et les conformités des lignes etdes contours. Gibran pourrait faire siens les propos de Rodin quand celui-ciconfie à Paul Gsell :

Si l’artiste ne reproduit que des traits superficiels comme le peut le fairela photographie, s’il consigne avec exactitude les divers linéamentsd’une physionomie, mais sans les rapporter à un caractère, il ne méritenullement qu’on l’admire. La ressemblance qu’il doit obtenir est celle del’âme ; c’est celle-là seule qui importe : c’est celle-là que le sculpteurou le peintre doit aller chercher à travers celle du masque. En un mot, ilfaut que tous les traits soient expressifs, c’est-à-dire utiles à la révéla-tion d’une conscience. 24

Ou encore ces propos de Redon :

Mon régime le plus fécond, le plus nécessaire à mon expansion a été, jel’ai dit souvent, de copier directement le réel en reproduisant attentive-ment des objets de la nature extérieure en ce qu’elle a de plus menu, deplus particulier et accidentel. Après un effort pour copier minutieuse-ment un caillou, un brin d’herbe, une main, un profil ou toute autrechose de la vie vivante ou inorganique, je sens une ébullition mentalevenir ; j’ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la représentationde l’imaginaire. 25

Nous arrivons à une œuvre capitale par son caractère symbolique : Le 

Visage d’Al-Mostafa ou La Face du Prophète (fusain, 47 x 39,5 cm, 1923).L’art devient une sorte d’exercice mystique. Il y a ici ce que l’on peut appe-ler l’incarnation du rythme et du regard qui donne à l’œuvre sa légèreté etsa profondeur spirituelles. Avec un simple fusain, un monde aux multiplesperspectives est créé. La Face du prophète devient comme un livre ouvertdans lequel chaque élément physique peut être vu ou lu comme un attributspirituel ou moral. Il faut dire que ce fusain était destiné à illustrer le Livre-Poème, The Prophet , et qu’il s’établit un dialogue entre la lettre et le gra-phisme. Mais il faut en venir à l’essentiel : ce visage a été conçu pour que

s’établisse un rapport de ressemblance avec la face du Christ qui a obsédéGibran durant toute sa vie. Or cette image du Prophète/Christ en pleinelumière conserve le mystère auquel a pensé Gibran en se confiant à MaryHaskell le 16 juin 1923 (quelques mois avant la sortie du livre). C’est MaryHaskell qui rapporte les propos de Gibran :

Ne vous ai-je pas raconté comment j’ai vu la Face du Prophète ? C’étaitune nuit, étant dans mon lit, je lisais un livre. Fatigué, je me suis arrêté,

 j’ai fermé mes yeux … Durant ce sommeil, j’ai vu cette face claire et nette

Notes et documents

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24. Rodin, L’art. Entretiens réunis par Paul Gsell , Paris, Bernard Grasset éditeur, 1911,p. 99 et nouvelle édition Grasset, 1999, p. 103.

25. Redon, À soi-même , Journal et notes (1re éd. 1922), Confidences d’artiste, nouv. éd.,Paris, Corti, 2000, p. 25 ; cité in Petit Larousse de la Peinture , Paris, 1979, t. II,p. 1542-1543.

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La vision onirique a duré une minute ou deux, puis elle a disparu. LaFace du Prophète était, pour moi, une reprise du visage de Jésus.Combien j’ai enduré dans la création de La Face du Prophète. Je metrouvais à table avec mes amis, le visage transparaissait brusquement …J’en captais une ombre, une ligne précise … Je désirais alors aller àl’atelier pour fixer cette ligne dans le tableau. Parfois je dormais… Je melevais subitement, alors que des détails nouveaux s’étaient éclaircis pourmoi. Je me levais et les dessinais. 26

Cette confession aide à mieux saisir ce que recherche le poète etpeintre : un effet magique ou mieux, surnaturel, qui va jouer du contrasteentre brume et lumière. On est devant ce que l’on pourrait appeler, pourqualifier cette conjonction du dessin et de l’écriture, une poéticité picturale.

Finissons par Orphée (aquarelle, 35,5 x 27 cm, 1923-1931). Cet Orphée

est une clé pour ouvrir la cité d’Orphalèse à laquelle Gibran fait allusiondans son Prophète 27. Ce n’est donc pas une simple figure décorative, maisune vision liée à une prophétie. Dans cette composition, la rêverie poétiquechante, dialogue avec la lumière, une nature qui semble écouter et desarbres étranges devenus des ombres et des échos d’eux-mêmes. Ce quisurprend, c’est la nudité d’Orphée, totale en plein air. Si l’on veut détaillerl’aquarelle, il faut partir de trois éléments distincts, mais qui échangentleurs forces ou leurs effluves : un corps illuminé, une lumière envelop-pante, un moment qui saisit la nature à l’aurore, au printemps (du monde,

de la vie, du chant). De ce passage de l’un à l’autre de ces éléments s’im-pose ce qu’a voulu exprimer le peintre qui est aussi poète : l’apothéosed’une voix 28.

L’analyse même rapide de ces quelques œuvres que nous jugeons mar-quantes fait apparaître d’un point de vue synthétique trois ordres de ques-tions générales mais de portée inégale. En premier lieu, l’influence de

Notes et documents

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26. Beloved Prophet (Mon Prophète bien-aimé ), journal de Mary Haskell, 16 juin 1923,p. 413. Ce paragraphe est cité aussi par Wahib Kayrouz, Giban dans son Musée, op.cit., p. 106.

27. Voir notre chapitre sur la « cité idéale de Gibran » in Poétiques du Liban et du monde arabe , op. cit., t. I, p.108 et sq.

28. Il est évident que la figure d’Orphée permet d’associer le peintre et le poète. Mais ilne faudrait pas la considérer comme un sujet propre à Gibran. Bien au contraire cettefigure a retenu l’attention de nombreux artistes contemporains de Gibran. Citonsquelques noms : le peintre et le sculpteur anglais George Frédéric Watts (1817-1904),auteur d’un Orphée et Eurydice , ou l’Orphée du peintre français Alexandre Séon(1855-1917), ou bien l’Orphée de Gustave Moreau, ou encore l’Orphée de Pierre-Amédée Marcel-Béronneau, l’un des maîtres « spiritualiste » de Gibran, ou l’arttourné vers le monde intérieur de l’Américain Albert Pinkham Ryder (1847-1917), ami

de Gibran, ou enfin l’Orphée du peintre symboliste belge Jean Delville (1867-1953) quiest aussi l’auteur de La Mission de l’art , Préface d’Édouard Schuré, Bruxelles, éd.G. Balat, 1900, dans lequel Delville invite les artistes à la spiritualisation de l’acte pic-tural, principe cher à Gibran. Voir aussi, Les Métamorphoses d’Orphée , ÉditionsMusée des Beaux-Arts de Tourcoing, Bruxelles, Les Musées de la Ville de Strasbourg,Musée communal d’Ixelles, 1995 ; et quelques reproductions dans Paradis perdu,l’Europe symboliste, Montréal-Paris, Flammarion, 1995.

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quelques artistes parisiens, certains tombés aujourd’hui dans l’oubli,d’autres prestigieux, comme Rodin 29. Ils font partie des années d’appren-tissage de Gibran. Nous retiendrons plus particulièrement l’exemple deRodin. En second lieu, la présence d’un modèle qui semble plus prégnant

que d’autres, sans doute parce qu’il ne s’agit pas de simples problèmestechniques mais d’une communion spirituelle : il s’agit de William Blake.Nous proposons quelques pistes pour de nouvelles lectures. Enfin, il y a leproblème évident et multiforme des rapports entre la peinture et la poésie,question qui déborde largement le cadre de cette contribution.

Gibran et Rodin

On rapporte qu’Auguste Rodin, découvrant l’art du jeune Gibran, en

1909, a dit : « Voici le William Blake duXXe

siècle »30

. Même si nous n’avonstrouvé aucune trace de ce mot ou de cette anecdote dans la correspondancede Rodin 31, la phrase du maître place l’artiste libanais dans un contextesymbolique que nous avons déjà identifié.

L’influence de Rodin sur la formation du jeune artiste libanais est uneinfluence complice qui entre dans le cadre d’une réception et d’une

Notes et documents

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29. Évoquons ici quelques noms : Pierre Puvis de Chavannes, Eugène Carrière, GustaveMoreau, Pierre-Marcel Béronneau, Jean Delville… Voir à ce propos : Pierre-LouisMathieu, Gustave Moreau , Paris, Flammarion, 1994 ; De Puvis de Chavannes à Matisse et Picasso vers l’art moderne, sous la direction de Serge Lemoine, Paris,Flammarion, 2002 ; Collectif, Puvis de Chavannes 1824-1898 , Paris, Éditions desMusées Nationaux, 1976-1977 ; Philippe Julien, Les Symbolistes , Neuchâtel, Éd. Ideset Calendes, et Paris, La Bibliothèque des Arts, 1973 ; José Pierre, L’Univers Symboliste fin de siècle et décadence , Paris, Éd. Somoy, 1991 ; Collectif, Peintres de l’Imaginaire, symbolistes et surréalistes belges , Paris, Galeries du Grand Palais,1972 ; Collectif, Le Symbolisme en Europe , Bruxelles, Baden-Baden et Paris, 1976.

30. Cette fameuse parole rapportée depuis par tous les biographes de Gibran et devenuecélèbre lors de la publication de son livre Le Fou (The Madman : His Parables and Poems , chez Knopf, à New York, 1918) est rapportée, en 1919, dans la Préface d’AliceRaphael « On the Art of Kahlil Gibran » in Twenty Drawings , p. 2 ; elle se trouve aussidans Habib Mas’oud, Gibran Hayyan wa maytan (Gibran dans sa vie et sa mort), 1re éd.à Sao Paulo, 1932 et 2e éd., Beyrouth, Dar Ar-Rayhani, 1966, p. 584, où nous lisons :« Rodin, le plus célèbre des sculpteurs modernes de la France et dont Gibran futl’élève à Paris (en 1909-1910), a dit : “Le monde doit attendre encore beaucoup dupoète et génie du Liban, Gibran, car c’est lui le William Blake du XXe siècle.” »(L’original arabe est : ‘ala al-’alami an yantazira kathiran min cha’iri lubnan wa nabi-ghatihy Gibran fahouwa william Blake al-qarn al-’ichriin).

31. Publiée en 4 volumes aux Éditions du Musée Rodin, Paris, 1985-1992 et particulière-ment le volume III (1987) qui couvre la période 1908-1912 dans laquelle Gibran vivait àParis : aucune trace de Gibran Khalil Giban ! Cependant, comme nous l’avons déjà

évoqué, nous trouvons dans la Correspondance de Gibran avec Mary Haskell, in MonProphète bien-aimé , les traces de cette rencontre où Gibran raconte à sa confidenteet mécène comment il a rencontré, à deux reprises, le « grand Rodin » dans son ate-lier et ailleurs au Grand Palais, lors de l’exposition de son tableau L’Automne ; voiraussi à ce propos Jean-Pierre Dahdah, Khalil Gibran, Une Biographie, op. cit., p. 199-200, 218 et 226 ; et voir aussi Suheil Bushrui et Joe Jenkins, Kahlil Gibran, l’homme et le poète , op. cit., p. 228 ; et Robin Waterfield, op. cit., p. 247-248.

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acculturation positives. Entendons par là que l’art de Rodin ou sa vision dumonde recoupe celle que Gibran portait en lui sans qu’il en trouve la totaleexpression. Il vaut la peine de citer ce que Gibran pense de Rodin, à traversdeux lettres qu’il adresse à Mary Haskell. De la première, datée du 7 février

1909, nous relevons ceci :… J’ai eu le plaisir de rencontrer dans son atelier Auguste Rodin, le plusgrand sculpteur des temps modernes. En vérité, il était très aimable àmon égard et envers l’amie qui m’a conduit auprès de lui. Il nous montraune foule de merveilleuses choses en marbre et en plâtre… Je suis sûrque vous vous rappelez l’histoire que je vous ai racontée sur un Arabe quiest parti de son désert pour visiter l’Italie. Et lorsqu’il a vu l’œuvre deMichel-Ange, il était si ému par sa puissance qu’il a écrit un beau poèmeintitulé Le Marbre Souriant. Or, après avoir quitté l’atelier de Rodin, sur le

chemin du retour, j’ai ressenti la même chose que cet Arabe. Ainsi arrivé àla maison, j’ai écrit un sonnet dont le titre est l’Homme, le Créateur. 32

Dans la seconde lettre, datée du 17 avril 1909, nous lisons :

La muse du printemps est arrivée et je la salue par mes chansons… Leprintemps est la plus noble expression de la Nature ; la nature est notremère, et nous tous, nous essayons d’apprendre l’art de notre mère pourpouvoir nous rapprocher encore de notre père … Avril est le mois dessalons et des expositions. L’un des plus grands salons a ouvert sesportes, il y a quelques jours ; et bien sûr je m’y suis rendu. Tous les

artistes de Paris étaient là, regardant avec avidité les ombres des âmeshumaines… Le grand Rodin y était lui aussi. Il me reconnut et me parlade l’œuvre d’un sculpteur russe, disant : « cet homme comprend labeauté de la forme ». J’aurais donné n’importe quoi pour que ce Russeentende ce que le grand maître avait dit de son œuvre. Un mot de Rodinest d’une immense valeur pour un artiste. 33

Enfin, dans une lettre de 1912, Gibran, exprimant pour Rodin sa plusgrande admiration, explique à Mary Haskell le secret de son génie. Il estdouble : « le beau sublime et l’étrangeté la plus frappante » 34. Cinq ans

plus tard, dans une lettre en date du 25 novembre 1917, Gibran évoque denouveau le génie de Rodin en ces termes :

Tout le secret de sa grandeur : la vraie vie palpite dans une grande par-tie de son œuvre ; sa conscience de la vie est une conscience mer-veilleuse et il pousse les autres à devenir plus conscients et plus éveillésvis-à-vis de leur propre existence. 35

Notes et documents

219

32. Voir Jean Gibran et Khalil Gibran, His Life and World , (Sa vie et son Monde), Boston,

New York graphic society, 1re édition 1974 et 2e édition, New York, Interlink books,1981, p. 183.

33. Ibid., p. 183, et Toufiq Sayegh, Adwa’ jadidah ‘ala gibran (Lumières nouvelles sur Gibran), Beyrouth, 1966, p. 206-207.

34. Sayegh, ibid., p. 207.35. Sayegh, ibid., et (Nabyii Al-habib), op. cit., t. III, p. 153 (voir l’original anglais, Beloved 

Prophet , op. cit., p. 292).

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À côté de ces témoignages fragmentaires, il existe un texte émouvantécrit en arabe en 1917 à l’occasion de la mort de Rodin. Précisons que cetexte curieusement ne figure pas dans les Œuvres complètes du poète,mais il est connu de certains chercheurs 36. Gibran qui a réalisé en 1915, le

« portrait du grand homme » (l’expression est du poète lui-même), un des-sin au crayon sur papier, (1915) dessine, en vers libres, le « visage » dugrand artiste 37.

Si nous essayons de cerner l’influence de Rodin sur Gibran, nous devonsdistinguer ce qui relève d’une part d’emprunts possibles ou de parallé-lismes, et d’autre part, d’une communauté d’esprits. En ce qui concerne lepremier point, on retiendra, pour ne prendre qu’un seul exemple précis etévident, le motif du Centaure ou plutôt de la Femme-Centaure.

En 1901, Rodin sculpte la femme Centaure ou Centauresse 38. Gibran,

s’inspirant de l’œuvre de Rodin, tente de mettre sur papier le geste dusculpteur : d’un côté le travail de la matière, de l’autre le trait de crayonmais un trait brumeux, parfois hésitant et parfois plein de sobriété. Cethème du Centaure sera très souvent repris par Gibran entre 1908 et1916 39. Mais il faut noter une différence de tonalité. Tandis que chez Rodin,la Centauresse est une femme majestueuse qui est aussi une créaturelégendaire stimulant l’imagination, elle est, chez Gibran, une figure quicherche à prendre forme.

Pour ce qui est de l’influence spirituelle de Rodin sur Gibran, il faudrait

revenir à certains propos du sculpteur, en particulier sur sa conception dela laideur en art qui définit un idéal d’exigence et d’authenticité. Parexemple : « Il n’y a de laid dans l’Art que ce qui est sans caractère, c’est-à-dire ce qui n’offre aucune vérité extérieure ni intérieure. » 40

C’est une prise de position, parmi bien d’autres, que Gibran pourraitfaire sienne. Elle exprime ce qu’il cherche dans l’art, sa façon de sentir, devoir, de rêver. Et il ne faudrait pas opposer le ton catégorique de Rodin à l’onne sait quelle rêverie vague de Gibran. C’est un même idéal de l’Art et c’estla même mission dont l’artiste se sent investi.

Notes et documents

220

36. En particulier, Wahib Kayrouz et Boulous Tauk, La Personnalité de Gibran Khalil Gibran dans ses dimensions constitutives et existentielles , Liban, Bacharia, 1985,Tome III, p. 815-817.

37. Reproduit parmi d’autres illustrations dans Bushrui et Jenkins, Khalil Gibran,l’homme et le poète, op. cit.

38. Voir reproduction dans Gilles Néret, Rodin, Sculptures et dessins, Paris, Éd. Taschen,

2002, p. 81.39. Dix-sept fois au total, d’après Christine Crafts Neal, conservateur, Expositions et

Beaux-Arts au Telfair Museum of Art où se trouve un bon nombre des œuvres deGibran. Cf. Khalil Gibran, artiste et visionnaire , op. cit., p. 99 ; et voir aussi les repro-ductions dans Vingt dessins , p. 35, ou dans Khalil Gibran, artiste et visionnaire , p. 99 ;ou encore dans Khalil Gibran, Horizons of the Painter , op. cit., p. 88-89.

40. Rodin, L’Art , p. 36, et dans L’art de la Peinture , Paris, Éd. Seghers, 1970, p. 486.

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Gibran et William Blake

L’influence de William Blake sur Gibran est pour nous double : elle estde l’ordre de l’image mais aussi du verbe 41. Donnons en une citation ce que

Gibran, après sa période d’apprentissage, pense de Blake, dans une lettre àMary Haskell datée du 6 octobre 1915 :

Ruskin, Carlyle et Browning ne sont que des petits enfants dans le para-dis de l’esprit ; tous les trois sont des « bavards ». Mais Blake, c’estl’homme, l’Homme-Dieu. À mes yeux, c’est le plus grand homme anglaisdepuis Shakespeare ; ses dessins sont les plus profonds dans la pein-ture anglaise jusqu’à nos jours. Sa vision, en dépit de ses dessins et sespoèmes, est la plus divine. Et personne ne pourra saisir ou comprendreBlake par le moyen de la raison, car son monde à lui ne pourra être vuque par l’œil de l’œil et jamais par l’œil tout court. 42

À côté de cette fascination pour l’Homme-Dieu 43, Gibran trouve dans laconception de l’art et de la poésie de Blake l’écho de sa propre vision. Eneffet, quand l’auteur du Prophète pense l’acte poétique ou l’acte pictural, ilest proche du Blake qui affirme : « Une allégorie qui s’adresse à la raisonspirituelle tout en restant cachée à l’entendement, telle est ma définition dela poésie la plus sublime. » 44 Et lorsque Blake pose comme « règle d’or »de l’art le principe suivant :

[…] Plus la ligne de contours sera distincte, plus grande sera la marqued’imitation faible, de plagiat et de manque de soins. Les grands nova-teurs de tous les siècles savent ceci. 45

Notes et documents

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41. Cette influence de Blake, comme celle de Nietzsche, a été relevée par plusieurs cher-cheurs, parmi lesquels nous tenons à mentionner notre regretté professeur AntoineGattas Karam (mort en 1979), cf. ses travaux : « Gibran al-khaled-Gibran l’éternel »,Beyrouth, Les Conférences du Cénacle Libanais, Xe année-n° 5, mars 1956 ;Mouhadarat fi Gibran Khalil Gibran, siratuhu wa takwinuhu as-saqafi-Muallafatuhu al-‘arabiyah , Le Caire, 1964 (Conférences sur les œuvres arabes de Gibran) ; La Vie et l’œuvre de Gibran Khalil Gibran (thèse en Sorbonne qui remonte à 1957), publiée àBeyrouth, Dar an-nahar, 1981. Mais elle n’a jamais fait l’objet d’une étude analytiquecomparée.

42. Nabiiy Al-habib, Mon prophète bien-aimé , op. cit., t. II, p. 118 ; Toufiq Sayegh, Adwa’ Jadidah ala Gibran, op. cit., p. 162., ou encore l’original dans Beloved Prophet , op. cit.,p. 260-261.

43. Sur W. Blake et son œuvre, nous renvoyons le lecteur-spectateur aux études essen-tielles suivantes : Danièle Chauvin, L’Œuvre de William Blake, Apocalypse et transfi-guration, Ellug, Université Stendhal, Grenoble, 1992, « Images apocalyptiques », p. 23et sq. ; François Piquet, Blake et le sacré , Paris, Didier Érudition, coll. « Étudesanglaises » 98, 1996, « La généalogie du sacré », p. 39 sq. ; Pierre Boutang, WilliamBlake manichéen et visionnaire , Paris, Éd. La Différence, 1990, chap. III, p. 77 et sq. ;

et le livre essentiel de Pierre Berger, William Blake, Mysticisme et poésie , Paris,Henri Didier-éditeur, nouvelle édition, 1936. Mais voir aussi : Drawings of WilliamBlake, 92 pencils studies , selection, introduction and commentary by Sir GeoffreyKeynes, Dover publications, Inc., New York, 1970 ; David Bindman, William Blake, La Divine comédie (illustrations), Paris, Bibliothèque de l’image, 2000.

44. Cité par Charpier et Seghers, in L’Art poétique , Paris, Éd. Seghers, 1965, p. 400.45. Cité dans Charpier et Seghers, L’art de la peinture , op. cit., p. 456.

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il semble définir des principes fondamentaux de la technique ou de la fac-ture caractéristiques de Gibran. Mais c’est aussi une définition possible deson écriture. En effet, Gibran affirme : « Il y a trois aspects que j’aime enlittérature : la rébellion, la perfection et l’abstraction. Et les trois choses

que je hais en elle : le plagiat, la déformation et l’ambiguïté. » 46 On mesuresans doute, à partir de ces citations ou de ces repères, l’ampleur que pour-rait revêtir une étude de l’influence de Blake sur Gibran.

Passons à présent à une simple mise en parallèle de deux exemples prisrespectivement chez les deux artistes. Pour Gibran, c’est une aquarelle quiinaugure les douze aquarelles et dessins qui illustrent Le Prophète et àlaquelle il a été donné le titre : L’être triade descend vers la mer de l’exis-tence , (en arabe : az-zat almouçallaçah an-nazilah ila bher al-woujoud ),(28 x 21,5 cm, 1923.) Elle présente un personnage nu, vu de dos, en position

descendante (sorte de catabase vertigineuse) et pointant l’index vers lamer, comme enveloppé par deux personnages nus, d’où la caractéristique« triple » 47. Le deuxième exemple est un des douze dessins au crayon quiillustrent le recueil de Gibran Les Cortèges, publié en langue arabe à NewYork en 1919, et auquel on a donné le titre : La Balance de l’Absolu (28 x21 cm, 1918). Ce dessin représente un homme nu debout, portant unebalance dont le plateau droit est occupé par un personnage assis, encerclépar un groupe de femmes nues 48. Quant aux œuvres de Blake dont Gibransemble s’être inspiré, nous renvoyons à deux dessins : La Résurrection des morts et La Vision de la reine Catherine , exposés au Fitzwilliam Museum, àCambridge 49.

En passant de Blake à Gibran, on pourrait constater aisément la res-semblance entre deux styles, qu’il s’agisse de la distribution des pôles pic-turaux, de la dynamique sphérique commune aux deux poètes-artistes, del’importance accordée à l’espace céleste. Plus précisément, Gibran a péné-tré le premier dessin de Blake, La Résurrection des morts, pour en faire lesujet des deux œuvres que nous avons retenues. Il prélève deux figures demouvements opposés.

La première est un corps nu qui tombe, tête la première, dans une sortede vertige. Ce sera chez Gibran : L’être Triade . Chez Blake, l’homme pointeson index vers la terre pour libérer de leurs chaînes les corps assemblésdans le bas du dessin. Chez Gibran l’index est pointé sur une sorte de mer,d’étendue océanique en cercles concentriques. L’index ici semble indiquer

Notes et documents

222

46. Khalil Gibran, auteur du Prophète, Aphorismes , traduction et préface de N. M. Zakka,Université de Lille, 1983, p. 49.

47. Voir reproduction dans Wahib Kayrouz, Alam Gibran ar-rassam, op. cit., p. 51 ; et dansThe Prophet , 13e édition, New York, Alfred A. Knopf, 1927, p. 10 ; et voir également :

Khalil Gibran, Horizons of the Painter, op. cit., p. 139, n° 154.48. Voir reproduction dans Kahlil Gibran, Horizons of the Painter , op. cit., p. 125, n° 136 ;

pour la description de ces deux œuvres/exemples, cf. Khalil Gibran, artiste et vision-naire , op. cit., p. 194 et 200.

49. Voir une reproduction de ces deux dessins dans Anne Carlisle, Les Dessins anglais au XIX e siècle , Constable, Bonington, Turner, Gotman, Blake et autres maîtres, Paris, Éd.Hypérion, 1950, p. 76-77.

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le sein d’un mystère. Il est plus proche en ce sens du doigt du Dieu Créateurpointé sur Adam dans la fresque célèbre de Michel-Ange.

La seconde, chez Blake, est un jeune homme vu de face, entièrementnu, déhanché, brandissant une balance dont les plateaux sont à des niveaux

différents. Cette silhouette, nous la retrouvons chez Gibran dans le dessinintitulé La Balance de l’Absolu . Nous y voyons en effet un homme debout,dans un déhanchement courbe, qui porte une balance. Le bras de gauche(pour le spectateur) est appuyé sur un plateau, tandis que l’autre plateauporte un petit être accroupi, courbé sur lui-même. Mais c’est aussi le vastecercle de corps nus qui tournent autour du géant en une ronde éthérée quidoit attirer l’attention. Cette ronde renvoie à celles de Blake dans La Visionde la reine Catherine. À ceci près que les corps sont drapés, ce qui accen-tue l’effet de flottement, alors que chez Gibran la chaîne des nus fait alter-

ner des corps vus de dos ou de face. Sainte Catherine est entourée par descorps angéliques : l’un joue de la trompette, l’autre de la lyre, un autre porteune couronne de laurier. Tous tournent dans un mouvement circulaire despirales ascendantes : lyre et laurier renvoient à un contexte à la foismythologique et poétique qui a certainement retenu l’attention de Gibran.

C’est avec le dédoublement d’un dessin de Blake et avec la transposi-tion d’un autre dessin de Blake que l’on peut saisir ce qui est à la foisl’influence de l’Anglais sur l’artiste libanais et, sans jugement de valeur,l’originalité de Gibran par rapport à son modèle. Il est difficile, et en toutcas inexact, de parler pour Gibran d’allégories, d’êtres allégoriques. Dupoint de vue plastique, on peut dire que c’est la nudité (si importante, enva-hissante chez Gibran) qui fait passer ces corps de l’idée « blakienne » àl’être « gibranien ». C’est l’occasion ici de citer ce que dit Gibran : « Lorsque je peins un tableau, j’essaye de lui donner une présence. » 50 Et plusencore : « Je ne suis pas un penseur, je suis un créateur de formes. » 51

Ce sont de telles phrases – principes, maximes – qui rendent compte dela place singulière qu’occupe Gibran dans l’art qu’on peut appeler occiden-tal, à la charnière du XIXe et du XXe siècles. Mais ce pourrait être un point dedépart. Une base nouvelle de lecture pour que le travail de l’artiste éclaireplus que ce ne fut le cas jusqu’à présent l’imagination du poète.

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De ce qui peut apparaître comme un survol ou un repérage de quelquesinfluences déterminantes qu’il vaudrait mieux appeler affinités créatrices,il ne faudrait pas conclure que Gibran est un simple réceptacle de formeset d’idées. Il reçoit, certes, beaucoup, surtout dans les années d’apprentis-sage, mais très vite il re-élabore. En ce sens, entre Occident et Moyen-

Orient, il est un cas unique, tant par ses ouvertures et ses curiosités quepar les transformations qu’il opère des modèles qu’il admire. On a insisté,

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50. Nabiyi al-habib, (Mon prophète bien-aimé), op. cit., t. III, p. 27.51. Sayegh, Lumières nouvelles sur Gibran, op. cit., p. 210.

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7/17/2019 Gibran Entre Poésie Et Peinture

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à titre introductif, sur deux grandes figures qui furent pour lui formatrices.Mais il faudrait prolonger et diversifier les approches de cet univers pictu-ral, plastique, si complexe, en direction de ce que l’on est obligé d’appelerdes artistes mineurs ou oubliés, mot que seule la perspective historique ou

chronologique peut justifier (Puvis de Chavannes, Eugène Carrière, OdilonRedon, Jean Delville…). De telles études permettraient de mieux situerGibran dans le contexte qui couvre la fin-de-siècle et les premières décen-nies du XXe siècle.

Ce travail multiforme effectué, on pourrait revenir à sa poésie et avan-cer alors quelques éléments de comparaison, ou plutôt de confrontation. Ily a bien sûr le Gibran illustrateur de ses propres œuvres : c’est un premiercas simple de dialogue entre l’écriture et la pratique artistique. Il y a aussi,pour toute une première partie de sa vie, une activité picturale qui sert pour

ainsi dire de préparation ou de mûrissement de son univers poétique. Il y aenfin des cas d’osmose entre imaginaire pictural et imaginaire poétique :c’est évidemment le cas pour The Prophet . Mais il ne faudrait pas exagérer,selon nous, l’importance ou la fréquence de ces rencontres entre art et lit-térature.

Dans les trois types de relations envisagés, il y a matière, grâce à laprise en compte de l’activité picturale, à préciser plus que cela a pu être fait jusqu’à présent trois caractéristiques qui fondent l’univers de Gibran et surlesquelles la critique semble d’accord, sans toutefois en tirer toutes lesconséquences ou sans exploiter à fond ce qu’elles offrent : le symbolismedu poète et de l’artiste, son spiritualisme ou plutôt son idéalisme, enfin sadimension visionnaire.

S’il fallait justifier la contribution, modeste, qui est ici proposée, nousn’hésiterions pas à mettre en avant une autre caractéristique qui n’est passi fréquente : une œuvre qui, tant en peinture qu’en littérature, est à elleseule un champ d’études et d’interrogations dans les perspectives qui sontcelles de la littérature générale et comparée.

Sobhi HABCHI

CNRS-CRAL-Paris

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