gerard genette et marc fumaroli - comment parler de la litterature

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Liwe-moniage Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl mation de la beauté suprême. « Car je crois qu'il n'est pas d'homme vivant qui puisse contempler jusqu'au bout ce qu'il y a de plus beau même en une petite créature, bien moins en l'homme... Cela n'entre point en l'âme de l'homme. Mais Dieu sait ces choses-là, et s'il désire les révéler à quelqu'un, celui-là le sait aussi. Mais je ne sau- rais montrer une mesure particulière qui avoisi- ne la plus grande beauté. » C'est ainsi, finale- ment, quand son aimante vénération des mathé- matiques trouve encore une fois à s'exprimer avec force et avec émotion, qu'il leur rend hom- mage, à elles enfermées dans leurs limites, rési- gnées à ces limites. Et la phrase «Quiconque prouve son cas et en révèle la vérité profonde par la géométrie, doit être cru de tout le monde ; car là on se tient ferme » est précédée d'une autre phrase qui pourrait presque servir de légende à Melencolia I : « Car il y a fausseté dans notre connaissance, et la ténèbre est si solidement plantée en nous que même à tâtons nous man- quons le but. » Ayant donc établi tout ce qui le rattache à l 'astrologie et à la médecine, aux représentations picturales des vices ou des arts, tout ce qui l'ap- parente à Henri de Gand et à Agrippa de Net- tesheim, nous pensons néanmoins que ceux-là sont dans leur droit, qui veulent voir dans la gra- vure Melencolia I autre chose que l 'image d'un tempérament ou d'une maladie, même fort en- noblie. C'est une confession et une manifesta- tion de 1'« insurmontable ignorance » de Faust. C'est le visage de Saturne qui nous regarde ; mais nous pouvons y reconnaître aussi les traits de Dürer. VII une oeuvre, en l'occurrence Melencolia I de Durer, et à essayer de la rendre intelligible autant que fa- re se peut. Cette recherche de l'intelligibilité de l'oeuvre conduit d'abord à étudier la constitution, au cours d'un processus historique de longue durée, du répertoire de significations conférées à un cry. tain ensemble de caractères psychosomatiques de. individus humains, érigé au rang d'un tempéra- ment, entité stable, ou d'une maladie, entité transi- toire. Autrement dit, on étudie dans ce cas constitution d'un répertoire de textes. Mais la re- cherche de l'intelligibilité d'une oeuvre appartenant aux arts visuels conduit aussi à étudier la constitu- tion, au cours d'une période tout aussi longue, J'ta. répertoire de représentations iconiques du mem, ensemble de caractères psychosomatiques; auf, ment dit, d'un répertoire deformes. Les deux pr, cessus sont certes liés mais le second ne se laisse ; réduire au premier qui le conditionne sans le dete· miner de façon univoque, conformément au pr supposé fondamental de l'iconologie, qui affirm, :., primauté des idées (textes) par rapport aux im.n· (formes). C'est dans ces deux répertoires que s'opèrent I, choix de Dürer et c'est en confrontant son ceui-r, ses antécédents qu'on réussit à montrer les po:r: où elle s'écarte de la tradition, où son auteur um.'.· fie les formes ou les significations, voire en ci ν J jamais vues auparavant ni jamais pensées. Su- fond de la tradition, du donné, apparaît am part de la novation et le génie de Dürer se mm!, te dans sa puissante originalité, irréductible et, ce sens, incompréhensible, comme tout principe ritablement créatif. Krzysztof Pomian. Extraits traduits par Louis Évrard. Maintenant les choses sont claires. La démarche de Klibansky, Panofsky et Saxl consiste à prendre COMMENT PARLER DE LA LITTÉRATURE ? Marc Fumaroli et Gérard Genette : un échange Les études littéraires sont à un tournant. Pour • rendre le diagnostic d'un livre qui fournit lui- • ·«.- un exemple parlant des interrogations de un « Les formalismes au pouvoir depuis «si arts donnent des signes de fatigue » (Antoine mpagnon, La Troisième République des Let- / duions du Seuil, 1983). Hier supplantée , ι etat par la recherche d'une théorie de la litté- •nre. t'approche historique revient en force. Par- favaux récents qui ont redonné du lustre à t tpline décriée, l'un des plus remarquables .!,. • plus remarqués a été sans conteste L'Âge de -nce de Marc Fumaroli (Droz, 1980). il t'diu intéressant de confronter son point de t lut d'un des tenants les plus notoires de ce ·•' tut convenu d'appeler la « nouvelle criti- . dérard Genette, qui n'a cessé de son côté de , ι ut réflexion du poéticien et l'analyse histori- ée Mimologiques, en 1976, à Palimpsestes, trour ne citer que ses ouvrages les plus Nous leur avons donc demandé à tous deux de répondre aux questions suivantes : ]°) Comment comprenez-vous l'insatisfaction générale que provoquent les méthodes et les résul- tats de la théorie littéraire et quel bilan feriez-vous de la « nouvelle critique » ? Que vous paraît-il devoir en rester comme tracé, acquis ou héritage ? 2°) Tout le monde s'accorde, semble-t-il, sur un point : il ne s'agit pas d'en revenir à la vieille his- toire littéraire à la Lanson. Alors quelle histoire lit- téraire ? Un observateur extérieur a le sentiment que les historiens de la littérature ont lu les histo- riens tout court et s'efforcent d'en tirer un enseigne- ment à leur usage. Quelle spécificité dans ces condi- tions garde l'histoire de la littérature par rapport à l'histoire générale, si elle doit en garder une ? Nous joignons à cet échange une réflexion di Tzvetan Todorov sur l'évolution de son propre tra vail de critique.

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Page 1: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

Liwe-moniage Raymond Klibansky,

Erwin Panofsky, Fritz Saxl

m a t i o n de la beauté suprême . « Car je crois qu' i l

n'est pas d ' h o m m e vivant qui puisse c o n t e m p l e r

jusqu'au bout ce qu'il y a de plus b eau m ê m e en

u n e petite créature, b i e n m o i n s e n l ' h o m m e . . .

Ce la n 'entre point en l 'âme de l ' h o m m e . Mai s

D i e u sait c e s choses- là , et s' i l désire les révéler à

que lqu 'un , ce lui- là le sait aussi. Mai s je ne sau-

rais montrer u n e m e s u r e particul ière qu i avoisi-

ne la p lus grande beauté . » C'est ainsi , f inale-

m e n t , q u a n d son a imante vénérat ion des mathé-

mat iques trouve en core u n e fo is à s 'exprimer

avec force e t avec é m o t i o n , qu'i l l eur rend h o m -

m a g e , à e l l e s e n f e r m é e s dans leurs l imites , rési-

g n é e s à ce s l imites. Et la phrase « Q u i c o n q u e

prouve son cas et en révè le la vérité p r o f o n d e par

la g é o m é t r i e , doit être cru de tout le m o n d e ; car

là on se t ient f e r m e » est p r é c é d é e d 'une autre

phrase qui pourrait presque servir de l é g e n d e à

Melencolia I : « Car il y a fausseté dans notre

connaissance , et la ténèbre est si so l idement

p lantée en n o u s que m ê m e à tâtons nous m a n -

q u o n s le but. »

Ayant d o n c établi tout ce qui le rattache à

l 'astrologie et à la m é d e c i n e , aux représentat ions

picturales des vices ou des arts, tout ce qui l'ap-

parente à H e n r i de G a n d et à Agr ippa de N e t -

t e she im, n o u s pensons n é a n m o i n s q u e ceux-là

sont dans leur droit, qui veulent voir dans la gra-

vure Melencolia I autre c h o s e q u e l ' image d'un

t e m p é r a m e n t o u d 'une maladie , m ê m e fort e n -

nobl ie . C'est u n e c o n f e s s i o n e t u n e manifes ta-

t ion de 1'« insurmontable i g n o r a n c e » de Faust .

C'est le visage de Saturne qui n o u s regarde ;

mais n o u s pouvons y reconnaî tre aussi les traits

de Dürer .

V I I

une œuvre, en l'occurrence Me lenco l ia I de Durer,

et à essayer de la rendre intelligible autant que fa-

re se peut. Cette recherche de l'intelligibilité de

l'œuvre conduit d'abord à étudier la constitution,

au cours d'un processus historique de longue durée,

du répertoire de significations conférées à un cry.

tain ensemble de caractères psychosomatiques de.

individus humains, érigé au rang d'un tempéra-

ment, entité stable, ou d'une maladie, entité transi-

toire. Autrement dit, on étudie dans ce cas

constitution d'un répertoire de textes. Mais la re-

cherche de l'intelligibilité d'une œuvre appartenant

aux arts visuels conduit aussi à étudier la constitu-

tion, au cours d'une période tout aussi longue, J'ta.

répertoire de représentations iconiques du mem,

ensemble de caractères psychosomatiques; a u f ,

ment dit, d'un répertoire deformes. Les deux pr,

cessus sont certes liés mais le second ne se laisse ;

réduire au premier qui le conditionne sans le dete·

miner de façon univoque, conformément au pr

supposé fondamental de l'iconologie, qui affirm, :.,

primauté des idées (textes) par rapport aux im.n·

(formes).

C'est dans ces deux répertoires que s'opèrent I,

choix de Dürer et c'est en confrontant son ceui-r,

ses antécédents qu'on réussit à montrer les po:r:

où elle s'écarte de la tradition, où son auteur um.'.·

fie les formes ou les significations, voire en ci ν J

jamais vues auparavant ni jamais pensées. Su-

fond de la tradition, du donné, apparaît am

part de la novation et le génie de Dürer se mm!,

te dans sa puissante originalité, irréductible et,

ce sens, incompréhensible, comme tout principe

ritablement créatif.

Krzysztof Pomian.

E x t r a i t s t r a d u i t s p a r L o u i s É v r a r d .

Maintenant les choses sont claires. La démarche

de Klibansky, Panofsky et Saxl consiste à prendre

COMMENT PARLER

DE LA LITTÉRATURE ?

Marc Fumaroli et Gérard Genette :

un échange

Les études littéraires sont à un tournant. Pour

• rendre le diagnostic d'un livre qui fournit lui-

• ·«.- un exemple parlant des interrogations de

un « Les formalismes au pouvoir depuis

«si arts donnent des signes de fatigue » (Antoine

mpagnon, La Tro i s i ème R é p u b l i q u e des Let-

/ duions du Seuil, 1983). Hier supplantée

, ι etat par la recherche d'une théorie de la litté-

•nre. t'approche historique revient en force. Par-

favaux récents qui ont redonné du lustre à

t tpline décriée, l'un des plus remarquables

.!,. • plus remarqués a été sans conteste L ' Â g e de

• -nce de Marc Fumaroli (Droz, 1980). il

• t'diu intéressant de confronter son point de

t lut d'un des tenants les plus notoires de ce

·•' tut convenu d'appeler la « nouvelle criti-

. dérard Genette, qui n'a cessé de son côté de

, ι ut réflexion du poéticien et l'analyse histori-

ée Mimologiques, en 1976, à Pal impsestes ,

trour ne citer que ses ouvrages les plus

Nous leur avons donc demandé à tous deux de

répondre aux questions suivantes :

]°) Comment comprenez-vous l'insatisfaction

générale que provoquent les méthodes et les résul-

tats de la théorie littéraire et quel bilan feriez-vous

de la « nouvelle critique » ? Que vous paraît-il

devoir en rester comme tracé, acquis ou héritage ?

2°) Tout le monde s'accorde, semble-t-il, sur un

point : il ne s'agit pas d'en revenir à la vieille his-

toire littéraire à la Lanson. Alors quelle histoire lit-

téraire ? Un observateur extérieur a le sentiment

que les historiens de la littérature ont lu les histo-

riens tout court et s'efforcent d'en tirer un enseigne-

ment à leur usage. Quelle spécificité dans ces condi-

tions garde l'histoire de la littérature par rapport à

l'histoire générale, si elle doit en garder une ?

Nous joignons à cet échange une réflexion di

Tzvetan Todorov sur l'évolution de son propre tra

vail de critique.

Page 2: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

Marc Fumaroii

Marc Fumaroii

Je ferais volontiers précéder les questions du Débat d 'une question préalable dont el les dépen-dent, me semble-t-il , log iquement et morale-ment : y a-t-il l i eu aujourd'hui d'étudier et d'en-seigner la littérature ? Si, sur ce point, le doute existe, anc ienne et nouvel le critique, histoire et théorie littéraires sont toutes renvoyées, dos à dos, à leur vanité. Mais si l'on n'en doute pas, il n'est pas inuti le de dire pourquoi. La réponse aux questions du Débat y trouvera plus de clar-té.

Un violent soupçon s'attache à la chose litté-raire. Il fut phi losophique, il fut théo log ique ; depuis le X I X e siècle, i l se résume en deux chefs d'accusation ·. el le n'est pas scientif ique, e l le n'est pas démocratique. C o m m e le montre l'essai publié récemment par Anto ine C o m p a g n o n 1 , ce qu'il est convenu d'appeler la « viei l le histoire littéraire » à la Lanson fut une habile parade des-tinée à épargner aux ·< humani tés », moyennant quelques sacrifices à long terme ruineux, les effets de cette double terreur. Cette parade peut avoir fait son temps, les deux terreurs sont plus acharnées que jamais. Cel le qui conteste la « vieille littérature » au n o m de la « scientif icité » joue sur une confusion épis témologique d'autant plus tenace et répandue qu'elle est é lémentaire . D a n s un de ses essais sur Vico, Sir Isaiah Berlin2 , faisant raison de la fausse querel le des « D e u x Cultures », la scientif ique et la littéraire, qu'in-troduisit C. P. S n o w , rétablit le débat sur son véritable terrain : ce lu i de d e u x m o d e s du connaître, qui ne forment pas d i l emme, mais dif-férence d'appréhension entre deux ordres de ce qui est à connaître. Aussi longtemps que l'on n'aura pas admis l 'évidence et la coexis tence de fait et de droit de ces deux ordres du connaître,

tant que l'on feindra de supposer le monde idéa-l e m e n t h o m o g è n e et connaissable en dernière analyse par la seule méthode et sur le seul mode-le des sciences de la nature, le lieu alloué à ia

littérature, à son étude, à son enseignement, ira se resserrant c o m m e une peau de chagrin, quel les que soient les concessions faites par U^ « littéraires » à la terreur de la vérité scientifique, ou de l'idée qu'ils s'en font.

Car l 'un des é l éments du problème, et nur

des moindres, est le scientisme quelque.peu fan

tasmatique de bien des « littéraires », et qui les pousse à se châtier et à châtier leurs discipline-en h o m m a g e à une idole que les « scientifiques ne reconnaissent pas pour leur. Ils en souriraient plutôt. Reste que le jeu de mots sur « science > e·

« scientif ique », qui autorise à équarrir dans m m ê m e m o u i e méthodologique e t ins t i tut ions des disciplines dont l'objet est radicalement dit"

férent, place la littérature sur u n e défensive a:

tristée, l'étude de la littérature dans l 'équivoque

épistémologique, et l ' ense ignement de la linéra

ture dans la haine de soi. Q u e la connaissant littéraire et le savoir scientif ique relèvent df deux points de vue sur le réel, et m ê m e de deu\

sortes de réels ent ièrement distincts, cela n'irv pl ique pas que la première, livrée à l'irrationnc soit incapable de méthode ni de rigueur. 11 si

pourrait que les recherches récentes relatives à !,-

rhétorique, et plus spéc i f iquement au modus rh,

toricus qui, aux yeux d'historiens des idées ¡ti que Kristeller, Garin, Vasoli , Trinkaus3 gouvet

ne l ' encyc lopéd ie de la Renaissance , non

conduisent à un éclaircissement sur ce point, i

apparaît de mieux en mieux que la méthoc

1. A n t o i n e C o m p a g n o n , La Troisième Répubïtqu:

Lettres, P a r i s , Í : J du S e u i l , 1983 .

2. S i r t s a i a h B e r l i n . Against the current, O x f o r d I n u r

sity P r e s s , 1 9 8 1 , p . 80 .

de là littérature ? Marc Fumaroii

identifique, telle qu'elle c o m m e n c e à se définir' ju XVII' siècle, n'est au départ qu'un aspect spé-cialisé qui se détache d 'une épistémologie et d'une méthodologie que nous qualifierions au-jourd'hui de « littéraires », et dont nous cher-chons à retrouver le sens e f facé ou égaré, et dont Vico tenta à la f in du XVII e siècle de restaurer la configuration complète. La vérité, sur le « mode rhétorique », est fille du dialogue entre sujets parlants et signifiants, en situation, en perspecti-ve, dans une sphère subjective et vitale où rien

: 'est jamais arrêté, où les « données du problè-me · sont proprement inépuisables, et où le

-eil leur choix, m ê m e doué d'une puissance de conviction qui peut sembler provisoirement dé-terminante, reste sujet à controverse, à interpré-Mtton, à approximations ultérieures. Héritière en régime scientifique de ce « mode rhétori-que -, la l i t té ra ture demeure l'atelier du vraisem-

";,iWf, et quelle que soit la marginalité où elle a •.'M·, réduite, elle reste le centre mobile et le point te convergence où la pluralité des sujets parlants • de leurs vérités part iel les tente de formuler

ctte synthèse, de dessiner un carrefour commun. —ie dispose pour cela d'une tradition universelle : certains égards, pa r t i cu l i è re sous d'autres as-

pects, relatifs aux na t ions , aux sphères l inguisti-

ti.es et rel igieuses, r iche en l ieux communs , en

•teures et modes d ' express ion , en procédés et

maures du discours d i a log ique , don t la stabilité -ei.ttive gu ide et informe l ' i n f in i métamorphis-me des s i tuat ions h u m a i n e s , et leur p e r m e t de se

tetléchir, de se r econna î t r e , de se r e n d r e que lque

cett m u t ue l l em en t intel l igibles. La rhétorique et

! poétique t e n t e n t à leur tour de nommer, clas-er et interpréter à la fois les constantes et les

t: \ni icat inns de ces procédures du dialogue, t cta suppose, p o u r l ' é tude de la l i t térature , que ; to-ci se nour r i sse de ce qui se pense et s'écrit "ots les d i sc ip l ines -sœurs , h is toi re , philologie,

l inguistique, e thnologie , anthropologie, sociolo-g ie , mais à condit ion de ne pas les prendre au mot lorsqu'elles prétendent s'aligner sur les sciences de la nature, et intimider du haut de leur « scientificité » la Cendrillon littéraire.

Un des rôles dévolus à la littérature et à ceux qui ¡'étudient dans l 'Âge des idéologies scientis-tes devrait être de rappeler à ces sœurs préten-tieuses qu'elles appartiennent aussi, c o m m e le savent leurs meil leurs maîtres, au domaine des humanités , n o n à ce lu i des laboratoires et des observatoires. T o u t e cette famille a pour objet la phénoméno log ie de 1 'homo loquens, de 1 'homo

significans, de 1 'homo polilicus, de ¡'homo religio-

sus, de l'homo ceconomicus, c'est-à-dire le plus fuyant, le plus divers, le plus insaisissable des sujets, et pourtant susceptible de s'éclaircir, pour p e u que l 'on reste dans ses proptes termes de sujet. Et toute cette famille campée en dépit qu'elle en ait sur le terrain · patrimonial des « vieilles humanités », excel le en f in de compte dans l'essai, ou, si l'on préfère, dans des exerci-ces de recherche, où l'imagination, le talent, la culture littéraire et historique, le style (mais aus-si le sens de l 'opportunité, à la fois kaïros et pre-

pon) comptent autant, pour emporter la convic-

tionque la rigueur de la méthode et la solidité de l'information, qui vont de soi. Il arrive que la littérature et le - littéraire » — synonyme de « grandes choses vagues » — servent d'alibi et de bouc émissaire à la rhétorique voilée des sciences humaines . Cela nourrit la confiance que celles-ci ont en el les-mêmes, en leur moder-nité. Cela nuit beaucoup à la Cendri l lon littérai-re, qui n'est que trop portée de nos jours au

3. Voi r d a n s C. T r i n k a u s , In our image and likeness, L o n -d r e s , C o n s t a b l e , 1 9 7 0 , 2 vol . , la b i b l i o g r a p h i e du s u j e t , à c o m p l e t e r pa r V ítsol i. hivenzione ei tnetodo, M i l a n , F c l t r i n e ! -

Page 3: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

de ta littérature ? Marc Fumaioli

m a s o c h i s m e , et à cette f o r m e de m a s o c h i s m e qui

cons i s te à ne se voir que par l e s y e u x d'autrui .

C'est b ien pourtant cet te pauvre f i l l e , déjà

c h a r g é e de tous les péchés du subject iv i sme, que

l 'on accuse en outre d'être la Mari torne des seuls

r iches et des seuls puissants, a b a n d o n n é e à leur

conspicuous leisure et e m p l o y é e à le perpétuer .

E l le croyait vivre du publ ic , la l ittérature ! Et

c e u x qui l 'é tudient et l ' e n s e i g n e n t croyaient ren-

dre au publ ic ce q u e ce lu i - c i n'avait cessé de

réc lamer et d 'acc lamer , par un plébisci te ininter-

r o m p u . Au chapitre X X X I I du livre I de Don

Quichotte, on voit le curé , e n n e m i des r o m a n s de

cheva ler ie , « sonder » l 'aubergiste , sa f e m m e , sa

f i l le et la servante Maritorne. T o u s partagent la

pass ion de D o n Q u i c h o t t e , qui n'est pas cepen-

dant de leur m o n d e , pour les récits chevaleres-

q u e s :

« D a n s le t e m p s de la m o i s s o n , raconte l'au-

bergiste , quant i té de m o i s s o n n e u r s v i e n n e n t se

réunir ici les jours de fê te et parmi e u x i l s'en

t rouve toujours q u e l q u ' u n qui sait lire, et ce lui - là

prend un de ces l ivres à la m a i n , et n o u s nous

m e t t o n s p lus de trente autour de lui , e t n o u s res-

tons à l ' écouter avec tant de plaisir qu'i l n o u s ôte

p lus de mi l l e c h e v e u x blancs . »

C e s m o d e s t e s lecteurs e t audi teurs sont plus

avisés que l e n o b l e D o n Q u i c h o t t e . Ils ne vont

pas jusqu'à m i m e r la f ic t ion. En r e v a n c h e , leur

e x p é r i e n c e est c o l o r é e par ces récits, qui confir-

m e n t l 'aubergiste dans son p e n c h a n t à la colère ,

Mar i torne dans son p e n c h a n t à l 'amour , et la f i l -

le de l 'aubergiste dans sa tendresse naturel le .

T o u s part ic ipent des f o r m e s les p lus r a f f i n é e s du

loisir et de la sensibi l i té c u l t i v é e , par la média-

t ion littéraire. Le curé, qui t ient ces lectures

pour naïves, préfère la n o u v e l l e p lus c o m p l e x e ,

p lus < m o d e r n e », du Curieux Impertinent, à la

m a n i è r e de l ' évéque Jacques A y m o t qui préférait

Daphnis et Chloé aux Amadis. Il lit à t o u s la nou-

v e l l e à haute voix , et e l l e plaît aussi . Je verrais

vo lont i ers dans cet "épisode « en a b y m e » du Qui-

chotte u n e sorte de dé f in i t i on de la connaissance

l ittéraire, l i eu et b ien c o m m u n s en puissance de

l ' h u m a n i t é , dont e l le dé t ient en dernière analyse

l e p r i n c i p e f o n d a t e u r e t f o r m a t e u r . Corne

d ' a b o n d a n c e de ce que V i c o appe l l e les <· univer-

saux de l ' imagina ire », e l l e ref lè te m o i n s le réel

intersubject i f qu 'e l l e ne le cons t i tue en lui confé-

rant u n e f o r m e et un sens dicibles et offerts au

partage. L e s types idéaux, les s i tuat ions archéty-

pales , l e s s e n t i m e n t s et les pass ions ident i f iable

qui organisent notre percept ion des êtres et de

n o u s - m ê m e s , qui autorisent d 'un m o t , d'une al-

lus ion , la reconna i s sance avec autrui de l'inter-

prétat ion des condu i t e s , la c o n f i d e n c e d'un déjà-

vu e t d ' u n déjà-éprouvé , tout ce la , aujourd 'hui

c o m m e autrefois , n o u s v ient de la littérature. Pas

de f igure du d iscours plus c o m m u n e parmi nous

q u e : « C'est un D o n Juan, un Tartuf fe , u n e fem-

me savante, un Charlus , u n e Bovary. » C'est sans

d o u t e le « degré zéro » de la conna i s sance litté-

raire, mai s i l n o u s m e t sur la vo ie de ce qu 'elle

p e u t être, à s o n p lus haut degré d 'ex tens ion et de

c o m p r é h e n s i o n . D'autres media p e u v e n t accrei-

tre le pouvoir d ' e x p a n s i o n des « universaux de

l ' imaginaire », la l i ttérature, héri t ière des mythe

log ie s , d e m e u r e le réservoir et la garantie ulti-

m e s de la qual i té et de la ferti l i té de la connais

sanee des h o m m e s entre e u x . L'observation m

c i o l o g i q u e ou e t h n o l o g i q u e , sauf à verser du co'e

de l 'autobiographie , ne saurait c o m m e la litters

ture à la fo is conna î t re et éclairer de l'intérieu:

le p lus libre des sujets, je v e u x dire le lecteur

T e l est le don de re -connaissance propre à la lu

térature , et il n'est la propriété de personne

T o u s les spécial is tes des s c i ences h u m a i n e s , à un

degré ou à un autre, en part ic ipent et jouisse·::

i m p l i c i t e m e n t de sa f écondi té . S'il n'est pas e

p a n d u autant qu' i l a v o c a t i o n à l 'être, ce don qu.

de la littérature ? Marc Fumaroli

•lermet de reconnaître l ' i n c o n n u et de le n o m -

mer cela n'autorise pas à le discréditer. C e l a

mette à l 'étudier et à l ' ense igner d 'une f a ç o n

plus fertile.

l ' en suis plus à l'aise pour répondre aux

res t ions du Débat. Un bi lan de la « N o u v e l l e

Crit ique » ? A la d i f f é r e n c e de la « vie i l le histoire

littéraire » qu'el le aspirait à remplacer , je consta-

te qu 'e l le n'a rien f o n d é qui t i e n n e l ieu de l' ins-

uuit ion, de la m é t h o d e , des ins truments de tra-

,ail légués par l e Père L a n s o n . Le d o m m a g e en

revanche est patent. Le prest ige des é tudes litté-

raires auprès du publ ic , et leur s imple prat ique

pédagogique , ont souffert . Un fossé s'est c r e u s é

•ntre le m o n d e des séminaires pour coter ies , et

univers scolaire d é d a i g n é ou i n o n d é de m a -

méis d'épigones. On avait daubé sur le « Cas tex

ι Surer », sur le « L a g a r d e et M i c h a r d » : q u ' o n

eur c o m p a r e le l u x u e u x Biet, B r i g h e l l i e t Ris-

<;ul, publié chez Magnard. L'ex-« N o u v e l l e Cri-

,i¡ue - s'écriera qu'e l l e n'avait pas v o u l u ce la . Je

ie dirai rien des e f fe t s produits dans les rangs

es écr iva ins encore un peu étourdis par la f i èvre

théorique », et dans le publ ic qui fait un tr iom-

ne m é r i t é a u x h is tor iens convert i s à la biogra-

f í e . On avait v o u l u d isqual i f ier la viei l le « ex-

'neat ion de tex tes », hérit ière à la fois de la prae-

! ,'ίιι r h é t o r i q u e et du c o m m e n t a i r e ph i lo log i -

:e le crains que l 'on n'ait le plus souvent dis-

u.ililie le t ex te l u i - m ê m e , en l'isolant du tissu

• :r lequel il se dé tache et qui lui d o n n e un sens

n e m e si ce s ens est sujet à controverse) p o u r lui

¡instituer un sous- texte qui c o n v i e n n e à la der-

eeie t héo r i e » sc i ent i f ique ou p h i l o s o p h i q u e ,

e siui r ev ien t le plus s o u v e n t à y retrouver le

n e m a f r e u d i e n ( a lgéb r i s é par l e docteur L a c a n )

u la d r a m a t u r g i e m a r x i s t e ou e n c o r e u n e syn-

.'lese a c r o b a t i q u e de l 'un et de l ' a u t r e . R i e n n'a

is a p p a u v r i la saveur de la littérature q u e la

η ibihsat ion de son g é n i e de la f i c t ion et du style

aux f ins de prêter des cou leurs et un intérêt

famil iers à l 'é trangeté abstraite et m o r n e de f ic-

t ions « t h é o r i q u e s » au s e c o n d degré. T o u t avait

d'ai l leurs c o m m e n c é par la mise au carreau

brecht i en du réperto ire dramatique, e t mises en

scène t h é o r i c i e n n e s et lectures aussi arbitraires

q u e g lacées o n t rivalisé d e p u i s « à faire peur a u x

gens ». S o y o n s justes. On doi t à Barthes, à G e -

nette , à T o d o r ö v d'avoir perçu le défaut de la

cuirasse l a n s o n i e n n e , e t remis en h o n n e u r en

F r a n c e les r e c h e r c h e s savantes sur la rhétorique

et la poét ique . C e s recherches , l o n g t e m p s ten-

tées d'arrêter leur g é n é a l o g i e , sur l ' e x e m p l e

c h o m s k y e n , à Port -Royal et à l 'Encyc lopéd iè ,

ont dû revenir à la « l o n g u e durée ». U n e ren-

contre pourra-t -e l le avoir l ieu entre u n e histoire

littéraire dé l ivrée du nat iona l i sme et du sc ient is -

m e , et u n e « m o d e r n i t é » dél ivrée de son propre

sc i ent i sme , de s o n paris ianisme, et de son c o m -

p l e x e à l 'égard de l 'historicité littéraire ? Je pla-

cerais vo lont iers u n e te l le rèneontre sous le pa-

tronage d'un maî tre vivant, Paul B é n i c h o u , et

d 'un maî tre d'autrefois , Giambatt i s ta Vico . D e

Paul B é n i c h o u c o m m e d e V ico , n o u s ret ien-

drions le sens intui t i f mais infai l l ible des traits

propres à la c o n n a i s s a n c e littéraire, et à sa tradi-

t ion spéc i f ique , b i e n dess inée par ai l leurs dans le

chef -d 'oeuvre d e Curtius . N o u s verrions cet te

Scienza v r a i m e n t Nuova en bons t ermes avec

l 'histoire c o m p a r é e des re l ig ions , de s mytho lo -

gies, des idées , de s sociétés , des sys tèmes de

s ignes , sans œ i l l è r e s nat iona les ou modern i s te s ,

sans i m p a t i e n c e t h é o r i c i e n n e . U n e Scienza Nuo-

va qu i , c o m m e c e l l e de Vico , soit dans son inspi-

ration p r o f o n d e u n e p h é n o m é n o l o g i e historique

de 1 'homo loquens et significans et, dans sa voca-

tion p lus m o d e s t e , un art de lire et de faire lire

les textes m è r e s avec fruit et avec goût .

Marc Fumaroli.

Page 4: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

Gérard Genette

Gérard Genette

Il y a dans le ques t ionnaire que n o u s propose

le Débat, ou p lus e x a c t e m e n t à sa base, q u e l q u e s

proposi t ions a u x q u e l l e s ¡e n 'adhère pas, et que je

lui reprocherai d o n c de présupposer c o m m e s i

leur vérité allait de soi. Je perçois mal , par e x e m -

ple, où (diable) « les f o r m a l i s m e s » se trouve-

raient · . au pouvoir d e p u i s vingt ans ». Le mysté -

rieux pluriel et la cocasse préc i s ion c h r o n o l o g i -

que sont ici, j ' imagine , pour ·· faire vrai » (ce q u e

Barthes aurait appelé un ·< e f fe t de réel »), mai s

l ' ensemble m e paraît s i m p l e m e n t faux. D e p u i s

1964 (si je c o m p t e b ien) c o m m e avant 1964 , ce

qui est « au pouvoir », c'est-à-dire en pos i t ion de

force dans les pr inc ipaux l i eux stratégiques de

nos é tudes littéraires, c'est encore , très large-

m e n t , en France e t ail leurs, mais en F r a n c e p lus

qu'ai l leurs, l 'histoire littéraire tel le q u e f o n d é e

jadis par L a n s o n . Pour éviter les q u e s t i o n s de

personnes , je n'en v e u x pour i n d i c e q u e la per-

pétuat ion quasi généra le (les e x c e p t i o n s conf ir -

matr ices sont sur toutes les lèvres) du d é c o u p a g e

" par s ièc les « des é tudes et des postes, qui e m p ê -

c h e a priori la créat ion à l 'Univers i té d 'un ense i -

g n e m e n t théor ique et n o n « sécularisé »> : d i s -moi

quel est ton s ièc le , je te dirai où est ton s iège .

A n t o i n e C o m p a g n o n a b ien raconté — après

P é g u y — la m i s e en p lace , par Lavisse et Lan-

son, de ce sys t ème d ' h é g é m o n i e de l 'His to ire ,

supplantant u n e absence antér ieure de sy s t ème ,

e t s o m m e toute u n e absence antér ieure d ' U n i -

versité française . D e p u i s lors, le pouvoir n'a pas

c h a n g é de mains . Pour diverses raisons, je ne

songe pas à m ' e n plaindre, mais je me p la ins

qu'on p r é t e n d e h a r d i m e n t le contraire.

Le vrai est que, lorsqu'on veut dire (lors-

qu'on va dire) q u ' u n e d i sc ip l ine « d o n n e des

s ignes de fa t igue », i l est toujours habi le de c o m -

m e n c e r par a f f i rmer qu'e l le est « au pouvoir de-

puis v ingt ans ». S o u s - e n t e n d u : sa fatigue intel-

l ec tue l l e n'a d'égal que son ambi t ion matérielle

et son appétit de pouvoir . Je n'ajouterai pas, moi.

que l 'Histoire au pouvoir , depuis bien plus de

vingt ans, dans les é t u d e s littéraires et autres

sc i ences sociales , d o n n e des s ignes de fatigue

inte l lec tue l le . J'ai, c o m m e q u i c o n q u e sait lire ν

c o m p r i s q u e l q u e s prétendus « formalistes », la

plus vive admirat ion pour la N o u v e l l e Histoire

tel le que l 'ont f o n d é e — après M i c h e l e t — Man

Bloch et L u c i e n Febvre , et tel le q u e ne cessen;

de la ré inventer tous les jours leurs successeurs

naturels et l ég i t imes . Et je p e n s e , c o m m e le

disait déjà Ro land Barthes, que le r enouveau

souhaitable de l 'histoire littéraire passera par so

convers ion , au m o i n s partiel le , d ' u n e Histoire

é v é n e m e n t i e l l e — ici, disons le m o t , circonstan-

c ie l le , b iographique , a n e c d o t i q u e — à une Iiis

toire plus vaste en ses objets, et p lus ambitieuse

en ses m é t h o d e s . L a n s o n le disait déjà sans vrai-

m e n t le faire, Febvre le rappelait à Mornet , Bar

thes y insistait il y a p e u , et il m'est arrivé, il y a

e n c o r e m o i n s , de reprendre cet te ant ienne , que

je ne voudrais pas trisser ou quadrisser ici. Que

le passage soit en cours , je le crois volontiers, c

l ' e x e m p l e c i té me paraît bien chois i . Qu'il son

vra iment e f f e c t u é me semble m o i n s sûr, mais ce

n'est pas p r é c i s é m e n t m o n affaire, et par conse

q u e n t m o n propos. Le n o u v e a u « lustre » (inte

ressante ambigu ï t é ) de l 'histoire l ittéraire est en

tre les mains de ses pratic iens, et l ' e x p é r i e n c e a

m o n t r é que les c o n s e i l s d o n n é s de l'extérieui

n'avaient pas grande vertu.

M o n propos , c'est é v i d e m m e n t que la théorie

littéraire (puisque l ' a m a l g a m e est fait entre elle

et l e s divers, n o m b r e u x , voire innombrables

« f o r m a l i s m e s »), qui p r e m i è r e m e n t n'est pas ai

pouvoir — si ce n'est , soyons exhaus t i f s dans nos

d é n o m b r e m e n t s , au se in de certains organes ex

Gérard Genettè

ou para -universi taires , c o m m e , en F r a n c e ,

'Zuque, en Israël Poetics Today, aux É t a t s - U n i s

Sri Literary History (tiens t iens), Critical Inqui-

r'et encore d e u x ou trois autres — ne d o n n e ,

-ëuxièmement, du m o i n s à m e s yeux , a u c u n

,mc de fatigue. Mais soyons précis dans n o s dia-

--ostics: la théor i e l ittéraire d o n n e , d e p u i s

"»"àucoup plus de v ingt ans, des s ignes n o n - é q u i -

'ques de faiblesse institutionnelle, qui t i e n n e n t à

7si tuat ion é v o q u é e plus haut : l ' h é g é m o n i e de

.p'proche his torique, au d e m e u r a n t r e n f o r c é e

France par le m a i n t i e n (faut-il dire jus-

V : ' . ' , c i ?) de la lourde thèse d'État , p lus favorable

' patients travaux d'archives et de c o m p i l a t i o n

u'aux fu lgurantes audaces théoriques . Mai s e l le

e ;me) donne a u c u n s i g n e de fatigue intellec-

-,'//<-, et je trouve révélateur qu'e l le s' i l lustre

eou'rd'hui davantage par u n e liste de publ ica-

:ons que par u n e liste de chaires , et je ne puis

.; ne accepter le t erme proposé — n o n : presup-

u s e , et donc i m p o s é — d'« insat isfact ion généra-

que provoquent les m é t h o d e s et les résultats

•e la théorie littéraire ». Si insat isfact ion il y a,

admets l 'hypothèse , ou plutôt je l 'admettrais si

en était u n e , je n 'admets pas la thèse qu'e l le

. it, cet te insat isfact ion, « généra le », p u i s q u e je

:•< la partage pas. Je ne dirai pas pour autant q u e

suis, de l'état de cet te théorie , a b s o l u m e n t

...tisfait, rien n'étant jamais a b s o l u m e n t satisfai-

-int, mais en f in , ou i , bon an mal an, la théor i e

ueraire , que ses prat ic iens préfèrent n o m m e r la

'Clique — histoire ( c o m m e on dit) de rappeler

: le les s ignes , n o n de fa t igue , mai s de santé

nel lec tuel le , qu 'e l l e d o n n e , el le les d o n n e n o n

: ι puis v ing t ans, m a i s d e p u i s b e a u c o u p p l u s de

.-rast siècles —, la p o é t i q u e , donc , puisqu' i l faut

• nlm l ' appe l e r paT s o n n o m , et malgré la situa-

; η qu i lui est fa i te, c o m m e aurai t d i t l 'autre,

¡ans le m o n d e m o d e r n e , ne se porte pas si ma l ,

"ii rei, et notez que je ne d is pas : D i e u merc i .

Je n'irai pas n o n p lus jusqu'à en dresser le

bi lan in progress, d 'Aristote à nos jours, et e n c o r e

m o i n s le bi lan post mortem, autrement dit autop-

sie, auque l on m' inv i te . P o u r l 'actualité françai-

se , je renvo ie par e x e m p l e à la l iste des publ ica-

t ions de la c o l l e c t i o n Poétique, et c o m m e je ne

suis pas ' c h a u v i n , d ' u n e ou d e u x autres. P l u s

récent s e x e m p l e s , en 1 9 8 3 , à Écritures, le Roman

à thèse de S u s a n S u l e i m a n , qui provoque en m o t

u n e sat is fact ion très généra le , et à Poétique, un

Z u m t h o r (Introduction à la poésie orale) et un

Rif faterre (Sémiotique de la poésie), accue i l l i s

dans la presse par un s i l e n c e dont le poids d o n n e

u n e idée assez préc ise du - pouvoir » e x e r c é d a n s

les m e d i a par le lobby poé t i c i en (toujours ce

contraste s igni f icat i f entre l'activité in te l l ec tue l l e

et la pos i t ion soc ia le) ; p lus un t ro i s i ème dont j'ai

oubl ié le titre. Mais ce q u e je n 'oubl ie pas, ce

q u e je n'aurai garde d'oubl ier , c'est le dernier

livre de Paul V e y n e sur l'Élégie érotique romaine,

que l 'on pourrait assez b i e n , si l 'on était à l 'affût

des « tournants », interpréter c o m m e un s i g n e ,

n o n point de fa t igue , n i e n c o r e m o i n s d'insatis-

fact ion, mais b ien , m a i s au contraire, d' intérêt

fort vif , c h e z un h is tor ien (si je suis b ien infor-

m é ) envers la « théor i e littéraire », et d o n c , d a n s

notre argot, pour la poétique. J'ai lu dans la presse

q u e l q u e s c o m p t e s r e n d u s de ce l ivre, e t je ne me

souv iens pas d'avoir vu relever ce « tournant »-là,

pourtant aussi s ign i f i cat i f que bien d'autres :

c'est q u e la presse av ide de tournants, voire de

virages , ne re lève q u e c e u x qu'il lui conv ient de

relever. R e l e v o n s d o n c , par c o m p e n s a t i o n , ce lu i -

ci.

Ains i , pour un C o m p a g n o n fat igué de la p o é -

t ique qui passerait à l 'Histoire (je n 'en suis pas si

sûr), voic i un his tor ien , q u e nul n ' i m a g i n e r a fati-

g u é de l 'Histoire , qui passerait à la poét ique ? Un

point partout ? Égal i té ? Bi lan équi l ibré ? Je n ' e n

crois r ien , et s o m m e t o u t e je ne crois pas beau-

Page 5: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

Gérard Genette

c o u p à ces bi lans, à ces tournants , à cette rotation

affairée des trends, à ces petites secousses du

court terme. Je me fais de l 'Histoire u n e idée

plus. . . braudé l ienne , et j'y reviendrai. Je crois

plutôt que V e y n e e t C o m p a g n o n ont v o u l u faire,

c h a c u n de son côté ( c h a c u n du côté de l'autre)

un détour — qui n'est pas un tournant —, histoi-

re ( c o m m e on dit encore) de changer de fat igue,

ce qui est toujours le me i l l eur repos, q u a n d on

n'est pas vraiment fatigué. V e y n e l'a b ien dit un

jour : l 'Histoire sert à amuser les historiens . Il

voulait dire : à les fatiguer. C'est la m ê m e chose .

V o u s savez maintenant à quoi sert la poét ique .

Sa ines fat igues ; fausses fatigues. La vraie fati-

g u e , c'est l ' ennui .

Pas de bi lan, donc , et surtout pas d'autopsie

prématurée , mais divers s ignes de b o n n e santé

inte l lectuel le . Si je savais ce que c'est que le for-

m a l i s m e et, qui plus est, « les f o r m a l i s m e s »,

j'irais jusqu'à écrire, puisqu'on doit tout se per-

mettre : le formal i sme (voire : les formal i smes)

est (voire : sont) en p le ine f o r m e . Voire : en plei-

n e s formes.

Après tout, c'est — ou ce sont — leur objet,

et i l faut bien que que lqu 'un s'en o c c u p e aussi,

des formes. Du récit, par e x e m p l e , mai s ce n'est

qu 'un e x e m p l e , d'où la narratologie , en p l e ine

explos ion planétaire : Bal, C o h n , D ä l l e n b a c h ,

H a m o n , L e j e u n e , Lintvelt , Pr ince , R i m m o n ,

Stanzel , et j'en passe, mais on peut là-dessus

consul ter , puisque je sors d 'en reprendre, la bi-

bl iographie de Nouveau discours du récit (voilà

ce lui que j'oubliais), qui n'est guère , c o m m e

disaient nos bons maîtres, qu 'un état présent, fort

succ inct , des é tudes en narratologie, secteur par-

mi d'autres, mai s représentatif , de la poé t ique en

général . Et l'état présent n'est pas mauvais , et il

y a m ê m e un ou d e u x Français dans le lot —

mais je dis b ien dans le lot, et sans les en extraire,

car je ne vois a u c u n e raison pour, c o m m e on le

fait trop souvent , circonscrire l 'enquête à l'hexa-

gone . Et s'il se révélait q u e les meil leurs poéti.

c i ens fussent à V i e n n e ou à Tor onto , je n'y ver

rais ici a u c u n inconvén ien t , puisque la question

du jour n'est pas l'état de la France , mais bien

l'état de la poét ique.

La « n o u v e l l e crit ique », c'est autre chose, je

ne suggère pas par là qu'e l le soit en petite forme

et l 'on perçoit tous les jours des signes du

contraire. J ' indique s e u l e m e n t qu'on ne doit pas

non plus c o n f o n d r e poét ique et nouvel le criti-

que, m ê m e si l 'actuel r e n o u v e a u de la poétique

est sorti, voici qu inze ans plutôt que vingt (ne

nous vie i l l i ssons pas à plaisir), d 'un effort de

dépassement de ladite crit ique — au moins dan-

sa version française, à laque l le vous pensez évi-

d e m m e n t ; le N e w Crit ic ism américain, auquel

on pourrait aussi penser, c'est encore autre ch"

se, mais qui ne nous c o n c e r n e guère ; pour 1

clarté du débat, m i e u x vaut donc le laisser en

dehors. N é e de Sartre et de Bachelard, mais aus

si de Du Bos , de T h i b a u d e t , de Valéry, et surtout

de Proust et de Baudelaire , contre Sainte-Beuve,

puis contre Lanson , la n o u v e l l e crit ique, comme-

son n o m l ' indique , c 'est de la crit ique, c'est-à-

dire de la lecture interprétative d'oeuvres sing si -

l ières cons idérées dans leur singularité. Tres

bien. Il en faut, et il en faudra toujours. Dépasse!

n'est pas enterrer, et je ne me lasserai pas de

répéter que la nouve l l e cri t ique n o u s a appris a

lire des oeuvres s ingul ières . Mais n o u s avons été

que lques -uns à souhaiter dépasser cet te singula

rité en d irect ion d'une certa ine général i té : celle

des formes ou des contenus (pardon pour cette

opposi t ion rustique) transcendants à la singulan-

té des oeuvres, et des auteurs. Aussi aurais-ic un

peu tendance , aujourd'hui , à interpréter poétique

c o m m e : é t u d e des faits de <· transtextualité ->, ou

transcendance (pour l' instant) textue l le des tes-

tes ; de ce qui met les textes en relations diverse·!

t e c d'autres t e x t e s ; des categories^generales ,

L r i a u e s et transhistoriques, qui déf inissent a

,ers les siècles (encore eux) et les nations (en-

?e elles) les condit ions et les modal i tés d'exer-

cé de la création littéraire, et plus prec i sement ,

peut-être un terme « f o r m a l i s t e » (Jakob-J

n s la littémlùê de la littérature, c'est-à-dire,

sur mot ce qui fait que la littérature, qui est

!en des choses - par e x e m p l e un s igne des

: , n p s ou une express ion de l ' individu ou de la

,-iété - , est aussi (grand m o t lâché) un art.

' Disant 'cela , j'ai l'air de lier arbitrairement la

•térarité, ou l'artisticité de la littérature davan-

l Sc à ses modalités générales , faits de genres , de

ndes d'espèces, traits universels et perma-

ents . 'ou à évolut ion lente, qu 'aux oeuvres sm-

..lières dans lesquel les seules , pourtant, e l le

••ncarne et se manifes te - c o m m e s'il y avait

Ws d ' a c c o m p l i s s e m e n t e s thét ique dans « l e ré-

1 • la tragédie », <• le lyr isme » que dans la

ι, irtreuse, Œdipe Roi ou Tristesse d'Olympio. La

..'¡ité est sans doute inverse, mai s l ' idée, m o i n s

xcessive, q u e la d imens ion esthét ique des œ u -

-es passe par leur relation à d'autres œ u v r e s est

.rjUi-ristique de toute une p e n s é e c o n t e m p o -

• ne de l'art, illustrée par des auteurs aussi

- ers que Wölff l in, Malraux, G o m b r i c h ou Bor-

s et la poétique transtextualiste ne renie pas

e insp i ra t ion , q u i p r é s e n t e à m e s y e u x l ' i m -

-ensc avan tage d ' a r r a c h e r le c o m m e n t a t e u r à la

•SCI nat ion du s i ngu l i e r . F a s c i n a t i o n pa r a ly san t e ,

usque le s ingu l i e r est i nd ic ib l e (il n 'y a de m o t s

ne du généra l ) , et don t la c r i t i q u e i m m a n e n t i s t e

· · s 'extrait b ien s o u v e n t , lasse de c i ta t ions et de

iraphrases, q u e par u n p l o n g e o n d a n s l ' i n t e r -

et m o n s y m b o l i q u e — j ' e n t e n d s par là, que l l e s

• en soient les pe r spec t ives , un m o d e de c o m -

e n u i r e qui fai t de l ' œ u v r e un analogon des réa-

•es psych iques ou sociales , q u ' e l l e est c e n s é e

pr imer — ce qu i r é d u i t à p e u de chose le c o u p

de force de l'artiste. Si l 'on veut donner du « for-

m a l i s m e » u n e déf in i t ion po l émique qu' i l accep-

te, i l ne faut guère chercher plus lo in : c'est lé

refus de l ' interprétation, psycholog isante ou so-

c io logisante , ressentie c o m m e réductr ice du fait

esthét ique.

C'est sans doute un parti pris c o m m e un

autre, mais qui en vaut un autre, et la poé t ique

est aussi l ' invest issement de ce parti pris, u n e

façon (une occas ion) de parler de 1'« art poéti-

que » en des termes qui ne soient ni psychologi -

ques ni soc io logiques , au niveau d 'une anthropo-

logie plus vaste, et peut-être (j'y réviens) d 'une

Histo ire plus s ignif icat ive . Raison de plus, en

tout cas, pour é luder le « bilan de la nouve l l e cri-

t ique » auquel n o u s s o m m e s invités, je n'ai pas

compr i s si c'était en plus ou à la place de ce lui de

la poét ique : n o n s e u l e m e n t la n o u v e l l e critique

n'est pas à l'article du bilan, mais encore , y

serait-elle, que je ne me sentirais pas qualif ié

pour le dresser. En revanche, u n e c h o s e me

paraît claire, c'est qu'il y a place, dans les é tudes

littéraires, pour trois ou quatre disc ipl ines diffé-

rentes et complémenta ires , c o m m e , entre autres,

la crit ique (nouve l l e ou non), l 'histoire littéraire

(lustrée ou non) , la poét ique, formaliste ou n o n :

nul , je pense, ne déniera à un N o r t h r o p Frye la

qualité de poét ic ien , et nul non plus n ' e n fera un

.< formaliste ».

Puisque me voici inévi tablement passé du

refus de bilan à u n e apologie de la poé t ique , je

désignerai encore deux de ses mérites . Le pre-

mier, qui est d o n c le d e u x i è m e , peut se formuler

en des termes, u n e fois de plus, aristotél iciens :

voulant définir la supériorité qu'il accorde à la

poés ie sur l 'Histoire , Aristote disait à peu près

que l'Histoire ne s 'occupe que de ce qui est, tan-

dis que la poésie s 'occupe de ce qui pourrait être.

Transposons : la crit ique et l'histoire littéraire ne

s 'occupent que du réel littéraire, les oeuvres et

Page 6: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

Gérard Genette

leurs c irconstances ; la poét ique s 'occupe aussi

du possible littéraire, ou, si l 'on préfère, des litté-

ratures poss ib les . Établ issant d e s c a t é g o r i e s

qu'e l le recoupe dans des tableaux expl ic i tes ou

impl ic i tes , e l le d é g a g e par là des croisées idéales

ou virtuelles , des espaces dont certains n 'ont pas

encore été rempl i s ou exploi tés par la pratique

littéraire existante. Ainsi faisait déjà Aristote,

laissant ouverte dans son tableau ( impl ic i te ) des

quatre grandes f o r m e s de la f ict ion, à côté de la

tragédie, de l ' épopée et de la c o m é d i e , la place

pour u n e f ic t ion de m o d e narratif e t de c o n t e n u

vulgaire. C'était là, plusieurs s iècles à l 'avance,

prévoir ce que n o u s appe lons aujourd'hui le ro-

m a n . Je n 'exagère qu 'un peu , car F ie ld ing , son

t e m p s venu , ne déf inira guère autrement ce gen-

re qu'i l se flatte, abus ivement , de fonder : une

épopée comique en prose. Aristote n'avait pas osé

prévoir la f ic t ion en prose, ce qui prouve seule-

m e n t qu'il n'était pas en core assez poét ic ien ,

c'est-à-dire dégagé de la réalité empir ique — de

la l ittérature existante. La poét ique m o d e r n e se

veut d o n c plus ouverte que l 'anc ienne à des pos-

sibles enc ore inexplo i tés , persuadée avec B u f f o n

que tout ce qui peut être est, ou sera, et avec

Borges qu'il suff i t qu'un livre soit concevable

pour qu'il existe un jour. Le di f f ic i le est de

concevo ir assez large. Le reste, c'est-à-dire le

passage à l'acte, est sans doute aussi diff ic i le ,

mais ce n'est plus l'affaire de la poét ique , et donc

du poé t i c i en en tant que tel. T o u t au plus peut-i l

se f latter d'y contr ibuer un p e u par ses hypothè-

ses ou ses coquec igrues . De cette col laboration

marginale (ou non) entre théor ic iens et créa-

teurs, la f o r m u l e pourrait être cette proposit ion,

u n e fo is de p lus parodique, et que je dédierais, si

j'en connaissais , aux poét ic iens fat igués : Un peu

de théorie éloigne de la pratique, etc.

Le tro is ième avantage, et dernier pour cette

fois, pourra sembler contredire le précédent ,

puisqu' i l rapprochera maintenant la poétique de

l 'Histoire. Il en d é c o u l e pourtant logiquement :

dressant un tableau des possibles, la poét ique tra-

ce en que lque sorte la carte des c h o i x offerts a

l 'Histoire par la structure du c h a m p littéraire.

Ce c h a m p une fois dess iné dans sa totalité (je ne

prétends pas qu'i l le soit encore) , j'y rêve parfois

c o m m e à u n e sorte de vaste table de contrôle

pour aigui l leurs du c ie l , ou d'ailleurs. Toujours

en rêve, je m'y installe, le « m u r des siècles

m'apparaît , et j'y vois passer l'Histoire (et la géo-

graphie) : se lon les é p o q u e s et les cultures, des

cases s 'a l lument , d'autres c l ignotent ou s'étei-

g n e n t , des carrefours s 'emboute i l l ent ou se déga-

g e n t , des correspondances s'établissent, etc. Oui.

c'est ça : une sorte de Mondr ian psychédélique

Cet te c o n c e p t i o n f u r i e u s e m e n t « structuraliste •

de l 'Histoire n'a rien, je le sais, pour séduire les

historiens , mais puisque l 'Histoire est l 'étude de

ce qui c h a n g e , et par conséquent de ce qui dute,

i l faut bien qu'e l le s 'occupe , en littérature, de ces

d o n n é e s durables que sont les grandes catégories

transcendantes aux oeuvres : les genres , les types

de discours, les m o d e s de f ic t ion , les formes sta-

bles, les t h è m e s récurrents, etc. S'il doit y avoir

un renouveau de l 'histoire littéraire, ce devrait

ê tre aussi en direct ion de cet te histoire de la Ion

g u e durée littéraire dont les é l é m e n t s sont déga-

gés par la poét ique : les grandes mutat ions , les

fai l les qui s'élargissent, les massifs qui se soûle

vent , la dérive des cont inents littéraires. Puisque

1'« histoire littéraire », depuis Lanson, s'attache

de préférence aux é v é n e m e n t s de moindre ai»

pl i tude qui scandent la biographie des auteurs et

la chronique de la « vie littéraire », convenons di-

luí laisser ce t erme à (il)lustrer, et proposons

pour l'autre histoire, g é o l o g i q u e et climatique,

cet autre terme qui s ' impose : l'Histoire de la Ir

térature. Cette Histoire-là, je ne crois pas, et

a u c u n poét ic ien ne croit devoir s 'y convenu

n o u s y s ommes en plein, et, oserai-)e le d i r e ?

n o u s y sommes un p e u seuls. Je veux dire · . on ne

ut y venir qu'en passant par la poétique, et en y

cassant longuement . Car ici, la f o r m u l e dev ient ¡

V peu de poétique éloigne de l'Histoire, etc. L his-

. ,,'re de la littérature ainsi dé f in ie n'est sans dou-

"c n e n d'autre qu 'une poétique historique.

t'ai consc ience d'avoir r é p o n d u moins aux

r e s t i o n s du Débat qu'à la manière, dont e l les

-aient formulées , et à leurs presupposi t ions

Vour moi inacceptables. V o u s d e m a n d e z à un

ooeticien quel les obsèques il préfère pour la poe-

: , q u e ¡I vous répond inévi tablement que rien ne

presse Je me résume donc : 1. La poét ique n'est

nas au pouvoir. 2. La poét ique , qui est u n e très

• ¡etile d a m e et qui a souvent changé de compa-

gnons, n'est pas fa t iguée : e l le n'est pas à un

t ou rnan t » près, e l le en a vu d'autres. 3. La poe-

, que n'est pas la nouve l l e crit ique, qui vous dira

¡•¡¡e-mème c o m m e n t el le se sent. 4 . La poét ique

ne re fuse pas l 'Histoire, b ien au contraire, et

¡.„name disait déjà Valéry, e l le prétend y contri-

buer. 5. La poétique ne d e m a n d e pas le pouvoir ,

ncur lequel el le ne se trouve ni goût ni c o m p é -

tence : el le d e m a n d e s i m p l e m e n t le droit au tra-

\,!tl, et qu 'on ne la met te pas au repos sans la

.¡insulter. Ce à quo i , j 'en suis sûr, nu l n'a jamais

ngé.

f retard Genette.

Après avoir pris mutuellement connaissance de

urs textes en réponse à nos questions, Marc Fu-

•naroh et Gérard Genette ont bien voulu poursui-

, 'C ία discussion sous la forme d'un échange oral.

i:n voici la transcription.

Gérard Genette. — Je vois au m o i n s un point

d'accord entre n o u s : c'est que nous pensons l 'un

et l'autre qu'il ne s'agit pas de reprendfe ou de

renouveler le débat d'il y a v ingt ans entre l'his-

toire littéraire positiviste, q u e vous ne représen-

tez pas, et u n e n o u v e l l e crit ique de type interpré-

tatif ou h e r m é n e u t i q u e , que je ne v e u x pas da-

vantage représenter. D o n c , c 'est c lait , nous n'en

s o m m e s p lus au débat Barthes-Picard. S'il y a

débat ici , c'est entre ce que j'appelle la poét ique

ou théorie littéraire et ce que vous appelleriez. ,

je ne sais c o m m e n t , à la vérité — mais sans doute

avez-vous raison de ne pas vous réclamer d'Une

appel lat ion trop explicite.

Un débat dont la quest ion essentie l le est, ;

mes yeux , la suivante : est-ce que la littérature

qui est à c o u p sûr un sujet de connaissance -

vous e m p l o y e z f r é q u e m m e n t l 'express ior

« connaissance littéraire », c'est-à-dire n o n pa

connaissance de la littérature mais connaissanci

qui passe par la littérature, et sur ce point je vou

suis volontiers — est-ce que, donc , la littérature

qui est pour n o u s d e u x un sujet de connaissanc

peut et doit être aussi un objet de connai s sance

Votre réponse est plutôt négat ive , me semble-t

il. V o u s présentez toute tentative en ce ser,

c o m m e e n t a c h é e d e sc ient i sme, c o m m e u n e im¡

tation un p e u int imidée , voire masochis te , de

modè le s des s c i ences exactes . Je tends p lutô

pour ma part, à répondre de manière positivi

Ne serait-ce q u e pour cette raison, qu 'une rt

f l ex ion théor ique prenant la littérature c o m m

objet de connai s sance n'a pas attendu pour :

const i tuer le m o d è l e des sc i ences de la nature, j

ne vois pas que notre ancêtre c o m m u n , Aristot.

ait été in t imidé par les sc ient i f iques de so

temps .

Marc Fumaroli. — J'accepte p l e i n e m e n t vt

tre ques t ion dans les termes m ê m e s où vous

posez. Avant d'y répondre, permet tez -moi , tout·

Page 7: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

m. ruinaron e t o . o e n e i i e

fois, de faire d e u x observations à propos de votre

texte introductif .

Un point d'histoire pour c o m m e n c e r . V o u s

nous dites que , contra irement à ce q u e suggèrent

les quest ions du Débat, l 'histoire littéraire « à la

L a n s o n » n'a pas cessé d'être au pouvoir . Je

m' interroge — et il ne s'agit pas s i m p l e m e n t

d 'un point de fait ; il y va de toute u n e att itude,

de toute u n e psychologie . Ce que v o u s dites était

sans doute vrai ou re lat ivement vrai il y a vingt

ans, âu m o m e n t de la quere l l e que vous évoquiez

à l'instant. D e p u i s lors, le paysage me s e m b l e

tout de m ê m e avoir b e a u c o u p c h a n g é . J'ai b eau

scruter les treize universi tés paris iennes, les très

nombreuses universités de province, les grandes

un ivers i t é s e u r o p é e n n e s et a m é r i c a i n e s : je

n'aperçois n u l l e part cette d o m i n a t i o n de l'his-

toire littéraire que vous prétendez constater. Je

crois comprendre , en revanche , ce qui vous

pousse à aff irmer cela. V o u s en avez beso in pour

cont inuer d'apparaître c o m m e la force de révolte

et de r e n o u v e l l e m e n t que vous avez représentée ,

durant un certain n o m b r e d'années , avec la

« nouve l l e cri t ique » d o n t vous t enez ma in tenant

à vous séparer. La réalité aujourd'hui est tout

autre. Pas toujours pour le mei l leur . L e s é tudes

littéraires sont à la fois e x t r ê m e m e n t divisées et

dispersées. On peut y voir un trait de vitalité.

Mais d 'une vitalité qui s 'épuise trop souvent

contre e l l e - m ê m e . L 'a tmosphère de quere l l e

idéo log ique qui c o n t i n u e à prévaloir, avec des

r é m a n e n c e s « œ d i p i e n n e s » qui me s e m b l e n t

d 'un autre âge, finit par affaiblir nos é tudes et

crée u n e s i tuation qui leur est très préjudiciable

vis-à-vis des vrais détenteurs du « pouvoir ». C'est

sur cet état de choses q u e je souhaiterais voir

tous les « littéraires » réf léchir avec vous et avec

m o i , af in de parvenir à u n e me i l l eure compré-

h e n s i o n de ce qui nous uni t et à u n e me i l l eure

i m a g e publ ique de nos discipl ines.

G.G. — Je c o m p r e n d s que vous contestiez le

caractère absolu de ma f o r m u l e sur Γ« histoire

littéraire au pouvoir » — il s'agissait, je vous le

rappelle , d 'une réponse à la f o r m u l e sur les « for-

mal i smes au pouvoir ». D i s o n s s i m p l e m e n t que

si q u e l q u e c h o s e est au pouvoir , c'est plutôt l'his-

toire littéraire que la poét ique . Ce qu i me frap-

pe, en généra l , c'est que les cadres s t ructurels

qui organisent les é tudes littéraires restent histo-

riques. À l ' intérieur de ces cadres, c h a c u n fonc-

t ionne c o m m e i l l 'entend, mais on est d 'abord

professeur de littérature du M o y e n  g e , de litté-

rature du X V I e s ièc le , de littérature classique, e t

ainsi de suite. Le d é c o u p a g e généra l des é tudes

reste c o m m a n d é par le point de v u e historique,

m ê m e s'il s'y glisse ici où là un ense ignement

de rhétorique ou de théor ie littéraire. Voilà tout

ce que j'ai vou lu dire sur ce point , qui ne me

paraît pas la quest ion essentie l le .

M.F. — Cette divis ion par s iècles est, je crois,

u n e divis ion re lat ivement récente . V o u s avez les

m ê m e s souvenirs que moi . C e u x q u e nous ap-

pelons , vous et mo i , « nos bons maîtres », des

h o m m e s de la stature de Pierre Moreau ou de

R e n é Pintard, ense igna ient la littérature. Us

n'étaient pas e n f e r m é s dans un s ièc le . C'est au-

tour des années cinquante que, du fait du dévelop

p e m e n t pour ainsi dire exponent i e l de la biblio-

graphie et des recherches dans u n e université

e l l e - m ê m e en p le ine expans ion que la division

des études littéraires par siècles s'est imposée ,

pour des raisons plutôt pratiques que m é t h o d o -

logiques.

G.G. — Vous apportez de l 'eau à m o n mou-

lin en reconnaissant que cet état de choses s'est

aggravé depuis q u e l q u e s décennies .

M.F. — On a assisté à u n e expans ion des

recherches et il a b ien fallu y répondre par des

mesures pratiques. Mais je ne crois pas pour

autant que ce d é c o u p a g e soit à mettre au compte

M. rumaron et u . uene t te

d'une poussée de i 'historicisme 'littéraire dans

l'institution universitaire.

Q O, _ Mais ne pourrait-on concevo ir d'au-

. . e s systèmes de division ? Par e x e m p l e , et je ne

¿S pas que ce serait préférable, tel serait spécia-

l i t é du roman, tel autre de la poésie , etc. Or, on

recourt toujours au seul découpage historique.

MF. — Je le répète, il faut bien tenir c o m p t e

¡ r considérations d'ordre pratique. V o u s vous

s )tuez dans une sphère de ré f lex ion « théor ique »

qui laisse dans l ' implicite les l iens indispensables

entre ense ignement , recherche érudi te et criti-

que littéraire ; vous laissez à d'autres la confec -

tion des instruments de travail — établ issement

je textes, édit ions critiques, bibl iographies , tou-

:cs tâches pour lesquel les le d é c o u p a g e par siè-

cles est le m i e u x adapté parce qu'il permet de

maîtriser plus c o m m o d é m e n t les sources dispo-

nibles et les travaux acquis. Il ne me semble pas

v,»ir là une tragédie. Si j'étudie, c o m m e l'a fait

Michel Crouzet , l ' idée que Stendhal se fait du

sublime, je suis tenu d'y voir la récapitulat ion

d'une histoire qui c o m m e n c e avec le Pseudo-

ï .ongin, au I e r s iècle après J.-C. Mais je suis très

heureux aussi de trouver dans les revues et les

bibliographies spécial isées dans les différents

siècles » de la culture e u r o p é e n n e des analyses

et des recherches qui garantissent m o n travail

d'anamnèse sur la » l ongue durée ».

G.G. — J'ai l ' impression que vous me répon-

dez d'une manière contradictoire : première-

ment, ce n'est pas vrai, d e u x i è m e m e n t on ne

:H'ut pas faire autrement .

M.F. — Je suis en effet conva incu que les

i ccherches ambit ieuses savent se jouer aisément

je ce cadre c o m m o d e , et que d'autre part ce

adre par s iècles est d i f f i c i l ement remplaçable

pour des travaux de ph i lo log ie et d'érudit ion

u-int nous ne pouvons nous passer, ni les uns ni

! es autres.

Mais j'en v iens au point principal de notre

d iscuss ion, tel q u e v o u s l'avez abordé tout à

l 'heure . J'exprimerai d'abord mon propre sent i -

m e n t , avant de vous dire c o m m e n t je c o m p r e n d s

votre posit ion. J'ai parlé de connaissance littérai-

re en me maintenant dans u n e ambiguï té vo lon-

taire. Je ne veux pas é v i d e m m e n t sous-est imer ce

que cette « conna i s sance », dans le cas du criti-

que-his tor ien , suppose de préparation his tor ique

et ph i lo log ique . L' interprétat ion n e u v e d'un tex-

te littéraire suppose m i e u x c o n n u un certain état

objectif de la langue et de la culture où ce texte

s'est fait jour. Cela posé, j'aimerais pour ma part

tenir c o m p t e de d e u x aff irmations a p p a r e m m e n t

contradictoires de G o e t h e dans les Conversations

avec Eckermann : « Il n'y a de poésie que de cir-

cons tance », et .< Je vis dans les mi l l éna ires ».

L ' e n r a c i n e m e n t des oeuvres littéraires dans une

actualité historique, voire biographique, n'est

pas exc lus i f , au contraire, de leur » sortie du

t e m p s » par l'appel à des formes, des genres , des

l i eux , des styles, qui relèvent d 'une tradition

poét ico-rhétor ique i m m é m o r i a l e . Cel le -c i n'est

v ivante que parce qu'e l le est réactualisée. Inver-

s e m e n t , l 'actualité se puri f ie et trouve f o r m e

durable dans ce réservoir de la tradition. Ce dia-

l o g u e , qui est ce lu i de la création, doit être réflé-

chi par le cri t ique-historien. Un des deux pôles

du d ia logue disparaîtrait si l'on réduisait l ' œ u -

vre, dé tachée de ses c irconstances , et du sujet

historique qui l'a proférée , à l'état d'objet, dé-

m e m b r é au service d 'une tax inomie e t d 'une

combinato i re trans-historiques.

J'en v iens à votre propre position. Je la saisi-

rais sous l 'angle q u e je retrouve à la fois dans vos

livres et dans le m o r c e a u de bravoure de votre

texte l iminaire , c'est votre idée très séduisante

du possible littéraire. V o u s vous voyez devant un

tableau de bord faisant fonct ionner , c o m m e sur

l 'écran de War Games, toute la combinato ire des

Page 8: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

M, Fumaroli et G. Genette

possibles littéraires. On songe à l 'Edison de Vi l -

liers de L ' I s l e -Adam, dans L'Êve future : l 'auto-

mate f é m i n i n inventé par Edi son résume aussi la

littérature. I l me semble percevoir derrière toute

votre entreprise « poét ique » un m y t h e — ce qui ,

du reste, en fait le prix — celui du crit ique faus-

t ien recomposant à partir d 'une analyse sc ient i f i -

que de la littérature u n e autre littérature, vir-

tuel le . C'est un p e u un tour de magie . Ä la place

de la littérature apparue dans les acc idents du

temps , avec son cortège de poét iques , de rhéto-

riques, de topiques , tel les qu'e l les furent , on

voit surgir u n e épure de style moderni s te , plus

préhens ib le pour un écrivain ou un lecteur i m -

patients.

G.G. — Je savais b ien qu'avec cette m é t a p h o -

re du tableau de bord, j'exercerais la verve de

m e s contradicteurs, mais c'est exprès : c'est ce

que F i e l d i n g appelait « un os à ronger pour les

crit iques ». Je l ' emplo ie d'ail leurs m o i n s pour

décrire ce que pourrait être u n e littérature à

venir que pour f igurer la manière dont je perço is

les grands courants et les grandes mutat ions his-

toriques. Si l 'on établit, par e x e m p l e , u n e grille

des genres , on s'aperçoit que les cases y sont très

i n é g a l e m e n t act ives se lon les époques , de sorte

que l ' ensemble c o m p o s e en effet u n e sorte de

tableau l u m i n e u x , avec des l u m i è r e s qui s'étei-

g n e n t et qui s 'a l lument . C'est la façon volontai-

r e m e n t provocante dont je visualise l 'histoire en

poét ique . Car il n'y a a u c u n e oppos i t ion dans

m o n esprit entre poét ique et histoire car i l me

s e m b l e é v i d e n t q u ' o n est i m m é d i a t e m e n t

confronté en la mat ière à des faits historiques.

Mais des faits historiques à l on g terme : sur la

l o n g u e durée , on observe des p h é n o m è n e s c o m -

m e , par e x e m p l e , la disparition de l ' épopée , l'ap-

parit ion de la tragédie , la résurgence de l 'épo-

pée , la naissance du roman, etc. Ce n'est pas en

a n n é e s mais en s iècles que se mesurent des faits

de cet ordre et la f iguration tabulaire permet

bien de les faire apparaître, et de les définir les

uns par rapport aux autres.

Pour ce qui est de l 'autre aspect — non plus

de connai s sance du passé, mais de spéculation

sur l 'avenir, spéculat ion sur ce que pourrait être

dans le futur la réalisation de virtualités que l'on

croit apercevoir — il s'agit d 'un petit fantasme

qui m'est p lus personnel et où je ne voudrais

compromet tre a u c u n autre poét ic ien . I l me vient

plutôt de f r é q u e n t a t i o n s extra-académiques ,

c o m m e ce l l e de Borges. I l re lève de quelque

chose c o m m e un fantastique du possible littérai-

re. H u g o disait : « Le passé est p le in de faits,

l 'avenir est p le in d'idées. >· Je crois qu'il faut

jouer avec c e s idées si l 'on veut , s inon susciter ou

provoquer l 'avenir, au m o i n s supputer ce qu'il

pourrait être. Or il est de fait qu 'en croisant les

catégories littéraires, on voit apparaître des vir-

tualités qui n'ont pas encore été accomplies . Pre-

nons le f a m e u x tableau à quatre t ermes qu'or,

peut tirer de la Poétique d'Aristote, au croise-

ment de l 'opposi t ion entre le c o m i q u e et le tragi-

que et de l 'oppos i t ion entre le narratif et le dra-

matique. Il y est l o n g t e m p s resté u n e case à peu

près vide qu i était ce l l e du c o m i q u e narra-

tif. P lus de v ingt s iècles après, F ie ld ing la rem

plit ou prétend la remplir en disant : j'invente un

genre qui est la narration c o m i q u e . Je constate

que grâce à son imag inat ion structurale, Aristote

a perçu et a d o n n é à percevoir aux s iècles à venir

une sorte de m a n q u e . Je ne prétends pas que ce

soit de cette m a n i è r e qu'est né le roman, comi-

que ou non , mais j'observe qu 'en p le in XVIII1'

s iècle , que lqu 'un c o m m e F i e l d i n g trouve encore

que la me i l l eure déf in i t ion du genre qu'il croit

inventer passe par la croisée aristotélicienne.

C'est une b o n n e il lustration des ressources corn

binatoires qu'of frent les att itudes structurales ;

elles permettent de percevoir à grands traits et le

de la littérature ? M. Fumaroli et G. Genette

,se e t le p résen t e t sans d o u t e un p e u de ce

sera l 'avenir . Ar i s to te n ' a pas p réd i t q u ' u n

, ¡1 ν aurait le r o m a n , mais il lu i a en q u e l q u e

t. reservé sa p lace .

t j ρ _ V o u s pr iv i légiez u n e d i m e n s i o n de la

r »iure le ) e u c ' e c o m b i n a i s o n e t de t r a n s f o r -

man des f o r m e s . C ' e s t u n e d i m e n s i o n capi ta -

le I ' G i o v a n n i Pozz i , d a n s ce c h e f - d ' œ u v r e

est la Parola dipinta (1981) r a p p o r t e l 'h is to i -

! nn des p lus subt i l s de ces j eux , de R a b a n

ur à Apol l ina i re . Ma i s sans vou lo i r vous op-

,cr à cet a u t e u r , i l me s e m b l e q u e vous isolez

p ropre c o m b i n a t o i r e n o n s e u l e m e n t des

. instances, ma is du tissu c o n j o n c t i f où e l le

e"d vie et sens p l e i n e m e n t l i t t é ra i res , les topi-

•S, les l ieux c o m m u n s , t o u t ce q u i en s o m m e ,

été '-ans cesse et t o u j o u r s ressen t i a u t r e m e n t ,

niant de g e n r e à g e n r e , de case à case , p o u r

•endre un m o t q u e vous a i m e z à e m p l o y e r ,

pose la philosopha perennis de la t r a d i t i o n

-peenne . Puis - je s u g g é r e r q u e ce t t e t e n d a n c e

ur o r ig ine u n e c e r t a i n e r é s i s t ance à l ' i n c a r -

I, de la l i t t é r a t u r e ? Vous p r é f é r e z les s chè -

< ibstraits q u ' u n su je t t h é o r i q u e , tardi f e t m o -

nt , est capab le d ' e x t r a i r e de l ' i m m e n s e subs-

e vivante de la t r ad i t i on , la r é d u i s a n t à un

ne c o m b i n a t o i r e m a n i a b l e . Or j 'ai l e sent i -

pi que d a n s nos sociétés d é m o c r a t i q u e s et

η >1 ig iques m o d e r n e s , d a n s n o t r e 1Vaste

• tet te concept ion de la l i t t é r a t u r e i n t r o d u i t

. ¡ ecen t r emen t d e plus. C e q u e n o u s au t r e s ,

fernes, ma is pas f iers p o u r a u t a n t de l ' ê t re ,

itons p lus ou m o i n s o b s c u r é m e n t , ce d o n t

n avons i n t i m e m e n t beso in , en t o u t cas, c 'es t

\ ine r t de r e p r e n d r e l a n g u e avec ce t t e t radi -

Li non pas p o u r f u i r [ ' a u j o u r d ' h u i , m a i s p o u r

1 nder à c e t t e a u t r e p a r o l e un c o n t r e p o i d s

i ' ique à ce q u e nous a v o n s p e r d u e t q u e

> ι erdons c h a q u e jour d a v a n t a g e . La l i t téra-

era jamais p o u r mo i un c o r p s abstrai t de

combina i sons que l 'on pourrait à la l imite é p u i -

ser dans Un système et offrir à la m a n i p u l a t i o n

d'écrivains futurs. V o u s avez votre mythe . Per-

m e t t e z - m o i de vous suggérer le mien . Je c o n ç o i s

plutôt la littérature c o m m e u n e maison , tel le

que l 'évoque Bachelard, mais invisible, intérieu-

re, et en m ê m e t e m p s très réel le , avec son gre-

nier et sa cave ( é v e n t u e l l e m e n t romaine) , avec

les portraits des ancêtres qui s'y sont s u c c é d é et

qui ont patiné les l i eux , y laissant des inscrip-

t ions à déchiffrer et des archives à ranimer, u n e

mai son pleine de souvenirs , d 'én igmes , et de sur-

prises. Il me semble que c'est à l ' intérieur de cet-

te m a i s o n que le travail du crit ique-historien,

ce lu i de l 'historien des langues , des mythes , d e s

rel igions, des systèmes de s ignes trouve sa vraie

raison d'être, qui est d'aider les jeunes généra-

t ions et le public en général à s'y réapproprier et

à y trouver à nouveau une demeure symbolique.

G.G. — N o u s avons en fait le m ê m e m y t h e

mais vous faites du m i e n u n e caricature c o m m o -

de , que je vous ai d'ail leurs c o m p l a i s a m m e n t

suggérée . Vous me dites q u e je refuse la tradi-

t ion, mais j'ai écrit un petit livre, Palimpsestes,

qui ne porte sur rien d'autre que sur le fait

m ê m e de la tradition. C'est e s sent ie l l ement une

étude des processus d' imitat ion et de transforma-

t ion qui permettent à la tradition d'exister, et qui

la font vivre. Votre maison , avec sa cave et son

grenier , j'ai l ' impress ion de l'habiter tout autant

que vous , e t m o n tableau l u m i n e u x n 'en est

peut-être qu'une f igurat ion moderniste , c o m m e

ce s panneaux dans les hô te l s qui ind iquent

que l l e chambre est libre et que l l e est o c c u p é e . Je

pense que ma bib l io thèque ressemble b e a u c o u p

à la vôtre, m ê m e si nous ne l'utilisons pas tout à

fait de la m ê m e manière .

Je ne peux pas n o n plus être d'accord quand

vous m'opposez que l 'approche structuraliste —

j'assume le mot, m ê m e s'il fait aujourd'hui grin-

Page 9: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

dé la littérature ? M. Fumaroli et G. Genette

cer des dents — ne permet d'apercevoir q u e des

p h é n o m è n e s formels . Je reviens à m o n e x e m p l e ,

ou à ma fable, de F ie ld ing et d'Aristote. Q u e fait

F ie ld ing ? Ce qu' i l fait varier dans le tableau

d'Aristote, c'est justement la topique, ou la thé -

matique. N o u s avions jusqu'à présent du narratif

qui ne savait être que noble et c'était l ' épopée ,

ou c'était l e r o m a n , qui pour F ie ld ing , c o m m e

vous savez, est u n e é p o p é e en prose. Je vais faire

varier le c o n t e n u , dit F ie ld ing , et je vais c o m p o -

ser u n e é p o p é e comique en prose. Et il est très

précis sur la nature de cette variation thémat i -

que : attent ion, dit-il , ce que je fais n'est pas du

burlesque, c o m m e dans les parodies ou les tra-

vest issements , c'est du c o m i q u e , qu'il déf in i t en

des termes très anthropolog iques en plaçant la

source du c o m i q u e dans la représentat ion de la

vanité et de l 'affectation. C o m m e vous voyez , la

variation structurale n'est pas ici d'ordre f o r m e l

mais b ien d'ordre topique.

M.F. — Je vous l 'accorde volontiers. N ' e m -

p é c h e que la t endance la plus m a r q u é e de la

« poét ique ». te l le que vous la pratiquez me paraît

trop souvent traiter les oeuvres littéraires en m a -

tériau de laboratoire dont on découvrirait et clas-

serait les « m é c a n i s m e s ». L e u r sens vous g ê n e -

rait presque pour cette opération. Votre attitude

envers Proust me paraît caractérist ique. V o u s

trouvez c h e z lui un t e c h n i c i e n remarquable , ce

qui vous permet de dégager de la Recherche u n e

syntaxe généra le et raisonnée de toute narration

possible. Mais vis-à-vis du sens de l ' œ u v r e e l le-

m ê m e , vous mani fes tez souvent q u e l q u e scepti-

c i sme . V o u s doutez au f o n d que ce qu'e l le nous

raconte à propos du t e m p s et de sa réd em p t ion

par l'art soit à prendre tout à fait au sérieux.

Pour ma part, je l 'avoue, tout en admirant par

quels m o y e n s Proust a su représenter l 'humani t é

dans l ' i l lusion du temps, je ne le trouve jamais si

grand que lorsque, reprenant et revivif iant des

l i eux c o m m u n s très « usé s », c o m m e par exem-

ple , dans le Temps retrouvé, la « D a n s e maca-

bre », « Vani té des vanités », « Véri té , fille du

T e m p s », i l récapitule , c o m m e un h o m m e qui va

mourir, n o n p lus sa m é m o i r e d' individu, mais la

m é m o i r e et l ' expér ience de toute u n e culture, lit

cela bien que , du point de v u e technique, ce

m o m e n t précis de l ' œ u v r e ne soit pas peut-être

le plus a s tuc i eux ni le p lus virtuose.

G.G. — Je ne me reconnais pas du tout dans

la descript ion que vous venez de faire de ma sen-

sibilité à Proust . Car l 'essentiel c h e z Proust,

pour m o i aussi , c'est é v i d e m m e n t ce que vous

appelez sa « connai s sance littéraire ». C'est la

connai s sance , tout b ê t e m e n t , de la « nature hu-

m a i n e » à laquel le il n o u s introduit . Je crois en

ef fe t que sa théor ie es thét ique est un peu chimé-

rique, et qu'e l le ne rend pas toujours très fidèle-

m e n t c o m p t e de son œ u v r e . Mais si je pense à sa

représentat ion de la société et des passions hu

maines , i l ne fait pas de doute pour m o i qu'il esi

l 'un des p lus profonds anthropo logues de tous

les temps. Ou l 'un des plus grands comiques

c'est souvent la m ê m e chose . S i m p l e m e n t , tout

cela est b i e n c o n n u et d'ail leurs évident pour

tous, et c'est pourquoi j'ai cru plus ut i le d 'étudier

cet te œ u v r e sous un angle n o u v e a u .

M.F. — Je ne voudrais pas que cette conver-

sation se t ermine sans vous dire à que l point une

phrase q u e j'ai re levée dans le Nouveau discours

du récit m'a fait plaisir. V o u s écrivez ceci , pae<

19 : « Je trouve un peu niaise l'attitude qu:

consiste à apprécier les œ u v r e s du passé selon

leur degré d'antic ipat ion du goût actuel. » l.n

tombant sur cette phrase, je me suis senti sinon

rédimé, du m o i n s conso lé , de toutes les impres-

sions douloureuses q u e m'a causées durant de

longues années , u n e f o r m u l e alors martelée ce

tous côtés sur un ton qui, chez certains, don·

vous n'êtes pas, rappelait ce lui des gardes reu

de la littérature ? M. Fumaroli et G. Gertette

,s . notre modernité », formule qui revenait à

i n d i q u e r pour u n e certaine générat ion u n e

ancée - théor ique» par rapport à toutes les

j 'res lui permettant de juger et trancher de

•rsemble du passé avec u n e autorité inquis i to-

aie et sans appel. β fi. En écrivant cette phrase, je me suis

ie 'é tout autant qu'el le vous a l ibéré. E n t e n -

ns-nous bien, ce la dit, sur les mots. Si l 'on

•it bien rendre à Baudelaire la paternité du

-I modernité », on lui retirera les c o n n o t a -

os terroristes que vous y trouvez. N o u s s o m -

es tout à fait d'accord sur ce rejet que j'ai

onmé de l'idée du progrès en art, et de l ' idée

'•.ne génération pourrait posséder à son sujet

serité plus haute que les précédentes . Res te

ni 11e peut pas rejeter l ' idée, ou plutôt le s i m -

nt , que chaque générat ion a sa lecture d e s

, re du passé. Ce qui est erroné, c'est de

-.siderer que cette lecture est supérieure a u x

tures précédentes, mais nous ne pouvons pas

.¡s donner une â m e de contempora ins de Ra-

i e Sophocle n i m ê m e déjà de Proust . N o u s

ns les œuvres du passé d'une manière qu i

pas la s ienne et qui est ce l le de notre é p o -

e Borges figurait bien cela en disant : « Si je

s comment on lira cette page — sous -enten-

ceile qu'il est en train d'écrire — en l'an

ι ie saurais q u e l l e est la l ittérature de l 'an

11 Création au présent et percept ion du pas-

tichent ensemble . Cela, je ne vois pas c o m -

t s échapper. Ce que je rejette, c'est s eu le -

idée q u e la lecture de l'an 2 0 0 0 serait

m e u r e à ce l le de l'an 1950.

Ml·. — Il est presque aussi d i f f ic i le de l ire

ι hocle, ou m ê m e Racine , à partir de l'état

l e ' n e de la culture, que de c o m p r e n d r e u n e

ete aborigène d 'Amérique du Sud ou d'Aus-

• e avec le bagage d'un Parisien. Mais il me

'mo que dans les deux cas, toutes chose s éga-

les d'ailleurs, l 'effort pour dialoguer, pour aller

au-devant de l 'Autre, pour traiter l'Autre c o m m e

Autre e t non c o m m e u n double ventr i loque d e

s o i - m ê m e , est u n e nécess i t é n o n s e u l e m e n t d'or-

dre sc ient i f ique , mai s d'ordre moral et vital. La

l ibération, l ' i l luminat ion é v e n t u e l l e m e n t , dont la

lecture d ' œ u v r e s a n c i e n n e s peut être l 'occas ion ,

sont la r é c o m p e n s e de l 'effort historique, p h i l o -

log ique , et « é m p a t h i q u e » pour les ressaisir dans

leur étrangeté , et f i n a l e m e n t pour les reconna î -

tre aussi dans leur famil iarité , c o m m e des « a m i s

de la ma i son ».

I l me semble q u e dans le s logan que j'incri-

minais , « notre modern i t é », il y avait u n e forte

dose de narciss isme juvéni le , de peur de l 'Autre,

de la merve i l l euse variété vivante de l ' h u m a n i t é

qui s'est m a n i f e s t é e dans le temps au m o i n s

autant que dans l 'espace. La peur en s o m m e du

voyage , voire de la q u ê t e dans le T e m p s dont la

connai s sance littéraire est le plus fécond vecteur .

L ' u t o p i é d'un « savoir absolu », en fermant cet te

porte, ferait des m o d e r n e s les prisonniers de leur

propre désert.

Le Débat. — U n e quest ion , si vous le p e r m e t -

tez, pour éclairer davantage encore vos conver-

g e n c e s et vos d ivergences . Q u e pensez-vous de la

crit ique des écr ivains ? A priori — à vous de n o u s

d é m e n t i r — on serait porté à penser que Gérard

G e n e t t e la cons idéra c o m m e un é l é m e n t in terne

de l ' œ u v r e littéraire, à traiter au m ê m e titre que

le reste de la product ion de l'écrivain, alors qué

Marc F u m a r o l i aura t e n d a n c e à lui conférer un

statut supérieur à la crit ique des crit iques, parce

que é m a n é e de l ' intérieur m ê m e de la l ittératu-

re.

M.F. — Si tant est que je puisse revendiquer

u n e autre m é t h o d e q u e ce l l e de Quint i l i en e t de

L o n g i n , j'ai pour habi tude en effet , surtout lors-

que je m ' o c c u p e d ' œ u v r e s modernes e t c o n t e m -

poraines (les plus abondantes en préfaces, m a n i -

Page 10: Gerard Genette et Marc Fumaroli - Comment Parler de la litterature

Comment parler de là littérature ?

M. Fumaroli et G. Genette

festes, lettres, journaux intimes...), de rassembler toutes les indications que l'écrivain nous a lais-sées sur les intentions de son oeuvre. Et il me semble que le meil leur service que je puisse ren-dre au lecteur est de l'aider à lire l 'œuvre com-me l'auteur le souhaitait, ou du moins dans la l igne de lecture qu'il a pris la pe ine d'esquisser, et dont l 'œuvre e l l e - m ê m e d'ailleurs porte sou-vent la trace. La conscience que l'auteur a de sa propre esthétique et de ses propres finalités me paraît la règle d'or du critique. Le mieux que l'on puisse faire c'est de la retrouver et de la pro-poser au lecteur.

G.G. — Vous ne nous mettrez pas beaucoup en opposition sur ce point, car pour moi aussi les plus grands critiques sont souvent les écrivains eux-mêmes . J'ai parlé tout à l 'heure de Fie lding, mais,, pour sortir de l'ère classique, les plus grands critiques modernes sont à m e s yeux Bau-delaire, Proust, Valéry, Borges, Blanchot. . .

M.F. — J'ajouterais volontiers un romancier que vous citez avec prédilection et que j'admire, entre autres raisons, c o m m e le meil leur critique de sa propre œ u v r e , je veux parler d'Henry James.

G.G. — Et sûrement encore quelques autres. Sur le plan de la méthode , maintenant, par rap-port à ce que vous venez de dire : je suis actuel-lement au début d'une étude dont l'objet sera justement, pour l'essentiel, le commentaire , par l'écrivain lu i -même, de son œuvre . Ce que j'ap-pel le le « paratexte », tout cet entourage auto-commentat i f constitué par les préfaces, les titres, les épigraphes, les prières d'insérer, les inter-views, tout cet appareil périphérique qui donne à l'écrivain autant d'occasions stratégiques, utili-sées en général avec assez d'efficacité, de c o m -menter et de présenter son œuvre . Les moins critiques des écrivains — disons un Balzac ou un G i o n o —, par le seul fait qu'ils choisissent un

titre ou u n e épigraphe, s'instaurent en commen-tateurs de leur œuvre . Ce matériel est très im-portant à considérer. Il faut toutefois prendre

que lques précaut ions pour tenir compte justement des stratégies dans lesquelles se trouve pris l 'autocommentaire. Disons que s'il est indis

pensable d'utiliser le paratexte des écrivains, ¡1 est nécessaire d 'en moduler l'appréciation en termes de vérité.

Le Débat. — U n e seconde question, dans la l igne de la précédente, sur le statut du critique par rapport au statut de l'écrivain. Si l'on se

reporte à la querel le Barthes-Picard d'il y a ving! ans, il n'y a pas de doute que Picard se tena'i lu i -même par rapport aux écrivains comme te présentant d'un genre inférieur. Il se situe par rapport à Racine c o m m e Madel in par rapport a Napoléon . Alors que son adversaire, après quel

ques autres, c o m m e Blanchot, avait le souci Je

faire entrer la critique dans le champ même de

la littérature et de conférer au critique un statut

écrivant proche de celui d'écrivain. Ne sommes-nous pas aujourd'hui à fronts renversés ? G. Ge-nette admettrait, avec toutes les nuances possi-

bles, qu'on le rattache plutôt à l'héritage de Bar

thes et M. Fumaroli plutôt à celui de Picard Pourtant est-ce que ce n'est pas plutôt chez 11; maroli qu'il y aurait u n e affinité d'écrivain .1 écrivain dans sa manière de traiter la littératuie alors que Genet te se situerait beaucoup plus ;

distance de l'écrivain, voire dans une sorte de

renoncement complet à l'idée d'être écrivain ¡ut-m ê m e ? Qu'en pensez-vous ?

G.G. — À m o n avis, la critique et la poétique

sont, depuis qu'elles existent, c o m m e l 'hisio:-

ou la philosophie par exemple , de véritables gort

res littéraires où la distinction entre écrivains 1-

écrivants n'a pas beaucoup de sens. Mais il s .

dans chaque genre des degrés très variables île talent, ou de génie . Vous me demandez si 1 t

dé la littérature ? M. Fumaroli et G. Genette

quelque prétention au talent, ma réponse ne ; eut être que négative. J'écris c o m m e je puis \ eitme je suis), en essayant seulement d'être le p.us clair et le moins ennuyeux possible : du résultat. ce n'est pas à moi de juger. Mais si vous me demandez de choisir entre l'art et la connais · ,„nee. ou la pensée, je vous réponds que tout

;re travail consiste à les conjoindre : il faut eenser l'art, et, si j'ose dire, réciproquement.

M.F. — On vient d'invoquer le n o m de Ray-n.md Picard. Il s'est voulu pur « historien litté-.,ne dans La Carrière de Racine, un livre-qui t .til leurs n'a pas pris une ride. Il s'est voulu aus-si. 1! faut le dire, pur •< critique littéraire », dans

préfaces au Racine de la Pléiade. Je crois ¡'•¡'ir que cette dichotomie l'a fait souffrir,

i.' .tint moi, je souhaiterais la voir surmontée.

Je l'ai écrit dans m o n texte liminaire, je n'en-tends pas le rapport entre le critique et l 'œuvre littéraire c o m m e de sujet à objet, mais de sujet à sujet, c o m m e un dialogue. Ce que chez nos amis genevois on appelle la « distance critique .» peut se restreindre ou s'élargir ; e l le exige toujours du critique un degré min imal de sympathie, une part de connaissance par l'intérieur, mais qui ne sont pas nécessairement à confondre avec la ten-tation de devenir s o i - m ê m e écrivain. Être le plus proche possible de l'attitude créatrice de l'écri-vain n'implique pas pour autant de disparaître en elle ou d'avoir la prétention de s'identifier à elle. Et, chez le critique-historien tel que je le conçois, la distance historique, et l'effort pour en déjouer les pièges, suffiraient à le prévenir contre cette prétention. Le reste est affaire de style.

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LE DÉBAT DU DÉBAT

Comment parler de la littérature ?

L e s littéraires ont des états d'âme en 1984. D a n s le prière d'insérer de m o n livre, La Troisiè-

me République des lettres (Éd. du Seuil , 1983), j'écrivais : « Les formalismes au pouvoir depuis vingt ans donnent des s ignes de fatigue. » La boutade s'entendait c o m m e une provocation — une provocation à la réf lexion bien sûr —, et en un sens elle a réussi puisque Le Débat de mars 1984 (n°29), en prenant prétexte, a convié Marc Fumarol i et Gérard Genet te à en découdre. La formule n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Mais qui est donc ce malin-là qui invite les littéraires à tenter un bilan de la « nouvel le critique », à poser des jalons pour une « nouvel le histoire littéraire » ? U n e fois encore, c o m m e en ce tournant du siècle que j'ai essayé de raconter, ne sont-ce pas les historiens qui mettent les litté-raires en demeure de se définir relativement à l'histoire ? « Un observateur extérieur », dites-vous, et je demande : qui ? extérieur à quoi ? et ne serait-il pas par hasard formé à l'histoire nou-velle ? « Un observateur extérieur a le sent iment que les historiens de la littérature ont lu les his-toriens tout court. [...] Quel le spécificité dans ces conditions garde l'histoire de la littérature par rapport à l'histoire générale, si el le doit en gar-der u n e ? » La question est rusée, je crains que ce ne soit un piège et je ne suis pas convaincu qu'il faille se prêter à ce vieux déf i historien, toujours

posé dans les m ê m e s termes qui excluent d'em-blée une réf lexion sur la littérarité de la littératu-re. L'histoire n'est plus la m ê m e , son ambition n'a pas molli . Quand les littéraires relèveront-ils le g a n t ? L'histoire a été longtemps littérature, montrez-moi qu'elle ne l'est plus, que les chif-fres sont autre chose que des nouvelles figures de rhétorique. Cela dit, ou la manoeuvre historien-ne contrecarrée, le dialogue que vous avez susci-té appelle plusieurs remarques de ma part.

1. Marc Fumarol i et Gérard Genet te sem-blent représenter à vos yeux les deux tendances opposées du discours sur la littérature au-jourd'hui. Je ne le crois pas. Sans doute Marc Fumarol i est-il pour partie l'héritier de Ray-mond Picard, Gérard Genet te celui de Roland Barthes, mais les rapprochements sont trom-peurs. Gérard Genet te prend grand soin de sépa-rer sa poét ique de la nouvel le critique c o m m e le bon grain de l'ivraie, et il se refuse à parler au n o m de cette critique ouverte, plurielle — psy-chanalytique, thématique, structuraliste, etc. — qui compose le plus clair de l 'œuvre de Barthes ; Marc Fumarol i ne consent pas à se réduire à un historien servant de la littérature, il exalte en revanche u n e connaissance littéraire humaniste (de la littérature, par la littérature) qui rappelle bien plutôt la culture du goût contre laquelle l'histoire littéraire universitaire s'est dressée il y a un siècle au n o m de la démocratie. Il y a en France deux très anc iennes tendances dans les études littéraires, deux traditions divergentes et rivales depuis le XVII e s iècle : cel le , historique et

érudite, des abbayes bénédictines, et celle, é lo-quente et rhétorique, des col lèges jésuites. D ' u n côté la monumenta le Histoire littéraire de la

France, de l'autre, le Journal de Trévoux à l'ori-g ine de la critique. Ces deux traditions se isont incarnées dans divers avatars depuis l'âge classi-que. Après la Révolution, la tradition bénédicti-ne, particulariste et spécialiste, chassée des ab-bayes, a trouvé refuge à l 'Académie des Inscrip-tions et Belles-Lettres, puis, regagnant du ter-rain, a été au principe de la fondation de l 'École des chartes (182 i ) , de l'École pratique des Hau-tes Études (1868), contre une Université où, de Napo léon à Sedan, l 'éloquence triomphait : Gui -zot, Vil lemain, Cousin, les grands h o m m e s dé la Sorbonne furent des orateurs, à la fois des pro-fesseurs éloquents et des h o m m e s d'État, Mais avec l'histoire positiviste après 1875, l'histoire littéraire après 1895 , le parti spécial iste conquiert la Sorbonne et s'y retire : Faguet fut le dernier critique à s'y maintenir. Où est alors pas-sée la tradition jésuite et généraliste ? Elle n'a pas disparu longtemps et la mode de l'abbé Bre-mond entre les deux guerres témoigne de sa renaissance et de sa revanche. Quant à la polé-mique entre Barthes et Picard en 1965, el le est un autre épisode de ce feui l leton : la rivalité piu-riséculaire des jésuites et des bénédictins. La rhétorique, la vieille vieille critique qu'él imina l'histoire littéraire après l'affaire Dreyfus , se voulait u n e science du général, c'est-à-dire une appréhension du fait littéraire à travers son ca-ractère régulier, systématique, codé, structural, transtextuel, etc. Songeons à son ult ime fleuron : la théorie des genres de Brunetiére. L'histoire littéraire inspirée par le positivisme historien traite en revanche la littérature par le biais du particulier, l 'événement, l 'homme et l 'œuvre, la source et J'influence. Barthes fut un élève modè-le de la IIIe République des lettres : écolier des

années vingt, lycéen des années trente, étudiant en Sorbonne au début des années quarante, le lansonisme, il ne connaît que ça, à la différence des générations successives de ses é lèves qui ont perdu le sens de l'historicité du fait littéraire, non seulement au pire sens du lansonisme, posi-tiviste et sourcier, mais au meilleur, celui d'une histoire de l'institution littéraire, n o n la s o m m e des petites histoires des h o m m e s et des œuvres , mais l'histoire du livre et de la lecture, à inscrire dans l'histoire des mentalités. Barthes s'est dé-tourné de l'histoire en pleine connaissance de cause, ainsi qu'en t é m o i g n e son article, « Histoi-re ou littérature ? », paru dans les Annales et repris dans Sur Racine, et surtout Le Degré zéro

de l'écriture, qui suggérait une dialectique entre l 'événement et la structure, le particulier et le général, la singularité d'un style et u n e situation historique, la no t ion d'écriture const i tuant justement la médiation. Laissant ensuite l'histoi-re aux historiens, Barthes jeta les bases, avec la sémiologie , d'une sc ience du général en littéra-ture, « sc ience de la littérature » ou « l inguistique du discours » ainsi qu'il l 'appelle dans Critique et

Vérité, et son séminaire sur l 'ancienne rhétori-que, son essai sur Ignace de Loyola, ou encore son désir de refaire de la critique u n e écriture à part entière, conf irment son attachement à la tradition jésuite, généraliste, rhétorique qui se perpétue depuis le XVII e dans les études littérai-res. C o m m e après un tour de spirale, les nouvel-les critiques et les poétiques récentes, marquées par le structuralisme, correspondent à un retour du vraisemblable et du général, des formes, mo-des et genres c o m m e objets de l'étude littéraire. Il faut méditer ces anciennes oscillations, ces vieilles alternatives, pour saisir où nous en som-mes.

Marc Fumarol i et Gérard Genet te appartien-nent de fait à la m ê m e tradition, cel le qui va vers

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la littérature en général et non vers les œuvres dans leur particularité. La thèse de Marc Fuma-roli, L'Âge de l'éloquence, a, c o m m e vous le dites, « redonné du lustre » à l'histoire littéraire. Il faut encore dire pourquoi et c o m m e n t . C'est qu'elle est consacrée à un objet exc lu par l'histoire litté-raire, elle revient pour la première fois en Fran-ce au X X e s iècle sur un interdit prononcé par le lansonisme lors de sa fondation : cet objet est la tradition rhétorique, le modus rhetoricus — renié pour ses compromiss ions avec l 'Ancien Régime — dans la culture française. Fumarol i s'est insti-tué le bénédict in du jésuitisme (l'érudit de la rhétorique, si ce n'est pas u n e contradiction dans les termes), son souci va du côté de la rhétorique c o m m e méthode , et quand i l analyse u n e tragé-die de Cornei l le , un conte de Perrault, un ta-bleau de Poussin selon les catégories de la rhéto-rique, s'il emprunte quelque chose à Picard dans le détail de la démarche, sa dette intellectuelle (épistémologique, herméneut ique) à l'égard de Barthes est assurément plus essentielle. Quant à l'application de Gérard Genette , m ê m e si ses Mimologiques et Palimpsestes se délectent de quelques curiosités littéraires, e l le est évidem-ment toujours systématique. Bref, tous deux sont des généralistes et non des particularistes de la littérature. Je ne suggère pas qu'il eût fallu met-tre aux prises des partisans plus farouchement e n n e m i s ; au contraire, je soul igne que s'ils peu-vent dialoguer — ce que Barthes et Picard n'au-raient pu —, c'est qu'ils sont au fond du m ê m e bord, sous le signe des jésuites et de la rhétori-que, tentés par une esthétique du vraisemblable et une critique du général, partant, séparés d'une histoire littéraire pour laquelle tout généralisme est i l lusoire et l ' événement prime la structure. C'est pourquoi du reste je me sens proche de l 'un et de l'autre malgré leurs divergences appa-rentes (et les différends qui paraissent m'opposer

à l 'un ou l'autre). Mais il importe de percevoir cette prémisse de" leur confrontation, d'autant qu'elle est aussi un indice du succès du généra-l isme dans les études littéraires — ce qui m'amè-ne au second point.

2. Gérard Genette consacre bien du temps, dans son texte l iminaire et puis dans la discus-sion, à nier que les approches inspirées du struc-turalisme (nouvelles critiques et poétiques) aient conquis quelque pouvoir que ce soit dans les étu-des littéraires depuis vingt ans (Genette conteste d'ailleurs les vingt ans q u e j'avançais : je songeais au Sur Racine de Barthes, qui date de 1963, et au débat subséquent). Gérard Genette , à m o n sens, a une concept ion trop étroite et convent ionnel le du pouvoir, qui ne permet pas, me semble-t-il , de discerner les enjeux réels du pouvoir dans la matière qui nous concerne , en cette f in du X X e

siècle. Le pouvoir, ce n'est pas la vieille Sorbon-ne, ni l 'École des Hautes Études ni le Col lège de France. Sans doute continue-t-on, en Sorbonne et dans la plupart des universités de Paris et de la province, à nommer les professeurs dans des chaires attachées à des siècles, se lon ce découpa-ge arbitraire de la chronologie . Mais là ne me paraît vraiment pas résider l'enjeu. D a n s la so-ciété française contemporaine , c'est tout à fait accessoire, et n ' e m p ê c h e pas du tout qu'une sc ience du général l'ait emporté — contre une approche particulariste — dans les études litté-raires depuis vingt ans. Si la Sorbonne a eu du pouvoir au début dû siècle (et non seu lement sur la Sorbonne, ce qui ne m'eût pas beaucoup arrê-té), je crois avoir montré — « après Péguy » — qu'elle l'a eu à raison de son inf luence décisive sur le primaire et le secondaire. L'enjeu n'est nu l l ement une chaire de poétique ou de théorie littéraire, à la Sorbonne ou à côté, l'enjeu est l 'École, et force est b ien de constater que le Haut Ense ignement , c o m m e on disait, ce Haut Ensei-

gnement qui classe encore ses chaires par siècles c o m m e des ères géologiques, n'y a plus aucune inf luence : les choses iraient plutôt en sens in-verse, le mouvement allant du primaire au supé-rieur. Qui a un tant soit peu d'expérience de l 'École sait combien la dimension historique s'est absentée de l'étude de la littérature dans les lycées et les collèges, et nul doute que cela réponde au retrait de l'historicité dans le mouve -ment social contemporain. Le pouvoir est là où les études littéraires rencontrent l 'ense ignement de la littérature, et pour fixer les idées, deman-dons qui depuis vingt ans, de l'histoire littéraire ou des nouvelles critiques, a eu le plus d'autorité sur la pédagogie, la didactique, la formation, etc., à travers les C.R.E.D.I .F. , I .N.R.P.,_et au-tres sigles qui émargent au budget de l 'Éduca-tion nationale. Voilà le pouvoir, et les P .E .G.C. qui enseignent la littérature sans l'avoir étudiée , p e u leur chaut le découpage des siècles en Sor-bonne. C o m m e en 1900, le pouvoir va avec la pédagogie, et celle-ci a largement vulgarisé les nouvel les critiques dont la poétique : il y a u n e vulgate poétique dans les lycées et les col lèges. Le récent rapport d'Antoine Prost concluait que la baisse du niveau au lycée est un mythe , sauf en français. Les bacheliers, entend-on, ne savent plus rien. Ce n'est pas exact : certains ont lu Ger-

minal, d'autres un peu de Maupassant (d'autres, d'autres choses aussi), mais tous connaissent Bo-ris Vian et le carré sémiotique : j'exagère à pe ine (et je sais que Genette ne pensait pas au carré sémiotique). Qui fait un cours de premier cycle sur Racine, dans l 'une des « très nombreuses uni-versités de province » où les chaires vont par siè-cles, est payé pour savoir que les quelques étu-diants qui ont connu une pièce de Racine au lycée, on la leur a expliquée à travers Sur Raci-

ne : T i tus renvoie Bérénice parce qu'il ne l'aime plus, c'était la lecture originale de Barthes, mais

elle n'a plus rien d'hétérodoxe et e l le fait autori-té (tant de mises en scène l'ont usée), si bien que double paradoxe (je parle de moi) , étant nioi-m ê m e fortement marqué par Barthes, par Bar-thes qui l u i - m ê m e a fortement insisté sur la plu-ralité du sens de la littérature et le pluralisme nécessaire de la lecture, je dois rappeler sans relâche que T i tus a ime peut-être Bérénice, et que d'autres critiques ont parlé de Racine, de Péguy à Poulet , de Brunetière à Starobinski. Et on va parfois dans u n e librairie où le seul ouvra-ge sur Racine disponible à un prix abordable est le Sur Racine de Barthes auprès de l ' incontour-nable « Profil d 'une œ u v r e » chez Hatier, ou autre vade -mecum où les nouvelles crit iques sont prédigérées. J'oubliais en effet : le (signe du) pouvoir, c'est aussi l 'édition et là diffusion, et Gérard Genet te sait bien quelle critique est au-jourd'hui au format de poche. Il est bon qu'el le le soit, mais ne faisons pas les prudes quant au petit pouvoir qui est ainsi concédé , et passons à plus sérieux, car suggérant que les nouvel les cri-tiques n'étaient pas sans pouvoir, au dos d'un livre consacré aux relations des études littéraires et de l ' ense ignement de la littérature, je n'enten-dais pas que Gérard Genet te distribuât les chai-res en Sorbonne c o m m e Lanson en ses beaux jours, et j'imaginais que cela allait de soi.

3. La question qui me paraît donc devoir être débattue sérieusement aujourd'hui est ce l le des relations entre les études littéraires et l ' ense igne-ment de la littérature. Et cette question passe en effet par l'histoire ( les études historiques et l 'en-se ignement de l'histoire, l'historicité de la litté-rature, sans oublier l'historicité de sa littérarité). Le lansonisme — c'est en tout cas ma thèse —, soit l'historicisation au sens positiviste de l 'étude littéraire, fut la condit ion qui permit à la littéra-ture, m e n a c é e par la science et la démocratie, de ne pas disparaître tout à fait de l 'École au début

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du siècle . L e s nouve l l e s crit iques, e l les , et le

structural isme en général , qui ont pris leur essor

au l e n d e m a i n de la guerre d'Algérie et au sur-

l e n d e m a i n de Budapest , dans l e t e m p s du déc l in

des ph i losophies de la liberté, de la responsabil i-

té et de l ' engagement , ont été c o n f o r m e s au

m o u v e m e n t d 'une société se retirant de l 'histoi-

re, la dernière idole de l 'Occ ident . N o t r e moder-

nité , ou ce qu 'on appelle notre post -moderni té

— le préf ixe qui la qual i f ie rappelant que l ' im-

m a n e n c e de la f in et l 'absence de futur transfor-

m e n t radica lement notre rapport au passé, désor-

mais vécu dans la mise à plat de l 'histoire —,

t end à l 'annulat ion de toute c o n s c i e n c e histori-

que c o m m e à un fatal isme. L e s nouve l l e s criti-

ques ont co ïnc idé avec le dépér i s sement d 'un

e n s e i g n e m e n t de type his torique à l 'École , et il

est l ég i t ime de penser qu'el les ont ainsi permis la

poursui te de l 'étude littéraire dans u n e société

où le sens de l'histoire se dissolvait. La société

pol i t ico-his tor ique de la III e Répub l ique a substi-

tué à la culture bourgeoise du X I X e l'instruction

à vocation publ ique et c iv ique . N o t r e société

sans histoire en est maintenant à l'animation et à

la formation, voire à la format ion de formateurs.

Qu'y peut la littérature ? On s'est r é c e m m e n t

inquié té de la faiblesse de notre e n s e i g n e m e n t de

l 'histoire, décidant qu'il convena i t de le réassu-

rer et que la m é m o i r e col lect ive de la nat ion s'en

trouverait revigorée. Il y a là, à m o n sens , un

s o p h i s m e qui renverse les t ermes du p r o b l è m e et

entret ient u n e utopie : la réhistoricisat ion du

cours d'histoire ne saurait avoir grand effet dans

u n e société qui s'est départie de l'histoire. Mais

ce la n 'entraîne pas qu'il fai l le renoncer à penser

les relations des é tudes littéraires, de l 'histoire et

de l ' e n s e i g n e m e n t de la littérature. La ques t ion :

Q u e faire en crit ique littéraire ? ou : C o m m e n t

parler de la littérature ? est en effet , au tournant

du s ièc le c o m m e il y a vingt ans ou aujourd'hui ,

s y n o n y m e de cel le-c i : Q u e peut la littérature ?

On parle de la littérature du passé à partir de son

propre présent, et de m ê m e que l 'histoire litté-

raire s'est inst i tuée en demandant s'il y avait

en core une place pour la connaissance littéraire

dans u n e société de producteurs e t u n e culture

de masse, n o u s s o m m e s confrontés à un autre

état social, un autre paradigme sc ient i f ique et un

autre défi pol i t ique. L e s é tudes littéraires inspi-

rées du structuralisme ont en c o m m u n la mise à

l'écart de l 'histoire, non s e u l e m e n t de l 'événe-

m e n t au profit de la structure, mais de la d imen-

s ion historique des f o r m e s et des c o n t e n u s litté-

raires. Ce que je d e m a n d e , c'est si la rivalité des

jésuites et des bénéd ic t ins n'est pas d e v e n u e au-

jourd'hui anachronique , si le m o m e n t n'est pas

ven u que la connai s sance littéraire reprenne en

charge l'historicité de la littérature ( et n o n seu-

l e m e n t au sens où la nouve l l e histoire tend à

l 'entendre, dissolvant la littérarité dans u n e des-

cript ion des mental i tés en vue de laquelle les

paralittératures sont plus eff icaces) . R e n o n c e r à

cela revient à nier l'historicité du fait littéraire

dans son présent ( le projet historique de la litté-

rature), mais aussi l 'historicité de notre présent

et de notre présence au m o n d e , depu i s lesquels

nous nous souc ions de la littérature du passé. À

sa table de contrô le des littératures possibles,

dans cette poé t ique de sc ience- f i c t ion , Gérard

G e n e t t e s'est é l evé fort au-dessus de l'historicité

du m o m e n t présent : de l 'étude littéraire c o m m e

sc ience du général , le risque, à s'abstraire de

l'histoire (dont l 'historicité du discours présent

sur la littérature), est de faire le saut jusqu'à

l 'universel sans crier gare, sans plus de prise que

mag ique ou myst ique sur le m o n d e , et les ta-

bleaux de Gérard G e n e t t e dans son Architexte,

les tax inomies et les caractéristiques universel les

de la poét ique et de la narratologie peuvent

n'être pas sans faire parfois songer a u x roues de

R a y m o n d Lul le . Est-il nécessa irement réaction-

naire, nostalgique ou passéiste de penser recon-

duire la connaissance littéraire à un soin histo-

rien ? Le dernier livre de Paul R i c œ u r , Temps et

Récit, montrant que le récit, qu'il soit d'histoire

ou de f ict ion, est la manière par laquel le le

t emps devient h u m a i n , me paraît rendre ce soin

indispensable , et l'article de T z v e t a n Todorov ,

dans le m ê m e n u m é r o du Débat, me conf i rme-

rait plutôt dans ce sent iment , encore que la criti-

que dialogique qu'il promeut à présent, c o m m e

un dialogue avec les œuvres , rappelle un peu

trop la culture du goût à la m o d e XIX e . C o m -

m e n t parler de la littérature aujourd'hui , dès lors

qu'on aimerait rendre la littérature à l'histoire,

c'est-à-dire aussi au présent, sans pour autant

revenir à la vie i l le histoire littéraire dont les

enjeux sont po l i t iquement très datés et histori-

q u e m e n t très d é m o d é s ? U n e conci l iat ion est-elle

concevable entre structure et é v é n e m e n t dans les

études littéraires ? Je suggérerais que la ré f lex ion

revînt à Barthes, qui, je l'ai dit, a représenté un

retour concerté d'une étude littéraire du général

après l'histoire littéraire, et dont le premier essai,

Le Degré zéro de l'écriture, proposait u n e analyse

de l'historicité des formes dont l 'originalité n'a

pas été explo i tée .

Antoine Compagnon.

Sur la religion

A la suite de la publication de l'article de Mar-

cel Gauchet, « Fin de la religion ? » (n° 28), le

père Paul Valadier, s,/., directeur de la revue Étu-

des, lui a fait parvenir la lettre suivante. Nous

sommes heureux de ία publier.

À Marcel G a u c h e t .

Il ne fait pas de doute que la r é f l e x i o n sur

la nature du l ieu social const i tue à l 'heure ac-

tuel le dans notre pays un l i eu ph i lo soph ique par-

t i cu l i èrement original et f écond. L'analyse de la

log ique totalitaire a c o n d u i t en effet presque iné-

luc tab lement à poser la quest ion de savoir c o m -

m e n t se tisse le l i eu social dans u n e soc ié té

démocrat ique qui fait son deui l de la d o m i n a t i o n

d 'un appareil idéo log ique censé lui conférer une

uni té non conf l i c tue l l e et génératrice de paix.

Mais poser cette ques t ion conduit à se situer

dans les parages de la re l ig ion : n o n s e u l e m e n t

parce que la log ique totalitaire prétend b ien ins-

taurer u n e uni té socia le e n f i n sortie des brumes

de l 'al iénation re l ig ieuse , mai s parce q u ' u n re-

gard m ê m e rapide sur l'histoire m o n t r e que la

rel igion a presque partout joué le rôle de réfé-

rence unif icatrice dans les sociétés h u m a i n e s .

Aussi ayant suivi et hautement apprécié votre

ré f l ex ion antérieure, je pensais b ien que vous

devriez un jour ou l'autre vous confronter au

prob lème de la re l ig ion à partir de l'intérêt de

ph i lo soph ie sociale et pol i t ique qui est le vôtre.

C'est ce que vous faites dans l ' important article

« F in de la rel igion ? » publ ié dans Le Débat,

n° 28 de janvier 1984. Article ambit ieux , car il

o f fre à la fois u n e lecture de la désintrication du

social et du re l ig ieux si typique des soc ié tés occi-

dentales ( p h é n o m è n e que d'aucuns appel lent

« sécularisation », t e r m e q u e vous évi tez s o i g n e u -

sement tout au l o n g de ces pages), mais en

m ê m e t e m p s u n e histoire des formes re l ig ieuses

l i ée à une sorte de ph i lo soph ie de la re l ig ion ; en

outre, i l inscrit cet e n s e m b l e dans u n e thèse

é n o n ç a n t le dépér issement inéluctable q u o i q u e

inachevé de la médiat ion religieuse. Article où

vous indiquez avec net te té la part du christianis-

me dans ce processus global, m ê m e si son rôle

est d 'emblée relativisé, rapporté qu'il est à une