gardet, louis - la prière en mystique musulmane

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  • Louis GARDET

    La Prire en mystique musulmane*

    La prire peut se prendre, en climat ~fi, deux points de vue: comme une mthode prparatoire l'obtention des tats spi-rituels, comme mode d'expression de ces tats eux-mmes, le cri d'une me actue par une motion religieuse, une attestation divine, dira Louis Massignon, une rencontre qui peut tre de joie ou de tristesse, de compltude ou de drliction.

    La Prire comme mthode prparatoire Ds le uc-IIIC sicle de l'hgire, qui est le grand sicle du ~fisme, l'cole de Mu~sib, suivie en cela par I-:J.allj, reconnais-sait deux voies pour s'avancer vers la rencontre de Dieu: celle de la rflexion, du fikr, et celle de l'invocation inlassablement remmore et redite, le dhikr.

    Le fikr doit s'entendre comme la mise en oeuvre de toute pense laboralrice et discursive. C'est lui que rfre le texte coranique quand il demande au croyant d'utiliser les signes de l'univers pour aller Dieu. C'est la saisie de phnomnes sensibles. extrieurs ou psychologiques. selon leur dimension contingente. pour passer. par cette contingence mme. et la trace de Dieu en elle, jusqu' l'affirmation du mystre transcendant.

    De ce point de vue, aux premiers sicles de l'hgire surtout, le fikr ~fi sera essentiellement une infrence, un raisonnement deux termes oprant par voie d'autorit. l'autorit invoque sera aussi bien un phnomne ordinaire du monde extrieur, une

    * Dans cet article, nous avons respect le systme de translittration de l'auteur (n.d.e.)

  • auto-perception rflexive, un miracle attest ou un texte scriptu-raire (lui-mme miracle, signe par excellence). C'est le vestige ordinaire ou extraordinaire de Dieu dans sa cr~ation. A partir du vestige, l'infrence, comme un clair, projette sa ngation ou son affirmation. Prire-mditation si l'on veut, mais d'un type spcial, par saisies discontinues, et qui s'avance moins vers une com-prhension discursive que vers une intuition intellectuelle vcue!

    Au fikr appartiendra galement l'introspection psychologique que maints auteurs ~fis surent conduire et aiguiser un point de rare perfection. De la Riya de Mu~sib aux analyses de Ghazzl, et en passant par bien des intermdiaires, nous ne cessons. de voir !'oeuvre l'instrument spirituel qu'est l'examen de conscience. Les auteurs musulmans, antrieurs et postrieurs Ghazzl, le recommandrent et l'utilisrent largement. Les manuels de confrries, jusqu' nos jours, y insistent.

    J-:lallj parlait du priple du fikr. Il y joignait l'autre voie, l'autre mthode, et l'appelait le jardin du dhikr. II n'a pas

    I dvi, fait-il dire Dieu, parlant du Prophte, en visitant le jardin du souvenir (dhikr), il n'a pas pass outre en suivant le priple du penser (fikr)2 Pour J-:lallj, les deux mthodes sont galement lgitimes. Quelques rares coles donnent la prfrence au fikr.

    1- Il va sans dire que la mditation discursive et, au besoin, le raisonnement trois termes, ne seront point inconnus; mais ils apparaissent, dans l'ensemble plus tardivement.

    2- Kitb al Tawsin, 5, 17, texte dit par Louis Massignon, Paris, Geuthner, 1913, p. 33. Trad. fran. du mme ap. Passion d'al-Hallj, Paris, Gallimard, 1975, to. III, p. 319.

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    Mais l'ordinaire, la mthode de prire proprement dite est, pour la grande majorit des ~fis, le dhikr1 . II faut entendre par l le souvenir (de Dieu), et la mention faite du souvenir, puis, plus prcisment, la technique mme de cette mention. Le moyen de choix en sera la rptition incessante et rythme d'une oraison jaculatoire brve, toujours la mme. Elle vise non plus l'exercice de la rflexion, mais actualiser l'intention du coeur sur l'Objet de la mention. Par la technique employe, elle suscite un monodisme qui prend successivement toutes les zones de la conscience, et mme du subconscient, et o s'absorbent sensa-tions, affectivit, imagination.

    II s'agit d'une mthode de prire dont l'universalisme n'est plus dcouvrir. Il suffit de rappeler le japa-yoga de l'Inde, le nembutsu du bouddhisme japonais et, en chrtient, la prire de Jsus des glises orientales. La question des filires historiques pourrait tre pose, ici ou l, en un sens ou dans l'autre. Mais il est plus important de souligner la convergence de fait: chaque climat religieux au surplus accompagnant cette mhode commune de notes diffrentielles.

    Le dhikr ~fi se pratiquera ou en solitude, ou collectivement. Et le terme dhikr en viendra dsigner l'ensemble des sances, y compris les prires ou litanies prparatoires et finales. L'impor-tance en sera capitale dans la vie des confrries religieuses. Les sances de dhikr seront mme comme l'essentiel de leur liturgie. Les formules choisies, et les attitudes corporelles qui les accompagnent varieront selon les confrries, et prendront volon-tiers caractre initiatique. Trs tt on distinguera entre dhikr de la foule et dhikr des privilgis, le second seul tant considr par les matres comme ayant valeur authentique pour conduire aux tats spirituels.

    Il semble qu'il y ait eu, antrieurement au XIIe sicle (re chrtienne), une premire tradition du dhikr centre sur la rptition de la formule avec intention du coeur. Mais partir du XIIe sicle, des influences turco-mongoles, elles-mmes drainant des influences venues du yoga (principalement bouddhiste),

    3- Cf. Louis Massignon, Passion d'al-Hal/j, to. III, p. 66 et p. 69-70.

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    mirent l'accent sur des postures, des mouvements de tte, des reprsentations mentales, destines faciliter et, en un sens, garantir les effets recherchs par l'exprience. Jamais en tout cas, la diffrence aussi bien de l'hsychasme byzantin que du yoga indien, des rythmes respiratoires ne semblent avoir t pratiqu~ pour eux-mmes. Mais il reste vident qu'ils ne peuvent pas ne pas suivre la rptition de la formule et les poses commandes.

    La littrature ~fie sur le dhikr et sa technique est abondante. On en trouve dj diverses indications, mais sobres, chez les auteurs de la grande priode. Un texte clbre de Ghazzl 4 en rsume l'essentiel. A partir du XIIIe sicle, les manuels de confrrie s'tendent sur la technique du dhikr, sur ses fruits, c'est--dire sur ses effets et ses avantages. Quelques mono-graphies lui sont consacres. Signalons le bref mais trs important MiftlJ. al-fallJ. (la Clef du bonheur) d'lbn 'At' Allh d'Alexan-drie, deuxime grand matre de l'ordre shdhil (mort en 709H./1309-1310); et, au XIXe sicle, le Salsabl al-mu'n (Fleuve jaillissant) du shaykh Sans. Ce dernier livre longtemps con-sidr comme sotrique par la confrrie sansite, est en fait imprim au Caire en marge d'un autre texte. Il nous est particulirement prcieux, car il dcrit avec prcision les mthodes de dhikr selon les traditions des principales confrries. Aucun de ces ouvrages, notre connaissance, n'a t traduit.

    La formule invocatoire, donc, varie parfois selon les confrries, mais surtout selon le degr d'avancement spirituel. La plus frquemment recommande pour les dbutants est la pre-mire shahda: point de divinit- si ce n'est Dieu. La formule des avancs est presque toujours le Nom divin lui-mme, Allh. Au gr d'tapes postrieures, sera choisi tel attribut ou telle dsignation: Huwa (Lui), Haqq (Vrit), Hayy (Vivant), etc... La manire de s'asseoir, la position des mains, les mouvements de la tte, sont dcrits avec soin; de mme, les rgles concernant la prononciation des formules, l'mission et l'allonge-

    4- Dbut du troisime quart de I 'I~y', dit. du Caire, 1352 H., to. 111, p. 16-17. Trad. fran. annote dans l'ouvrage de G.C. Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane, d. Vrin, Paris, 1968 (2c d.), p. 272-279.

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    ment des sons. L'application de ces rgles suppose toujours le contrle et les

    conseils clairs du matre, le shaykh. Son influence est capitale. Au dbut de la sance de dhikr, le novice doit voquer mentalement la pense et l'image du matre; il doit ensuite lui faire part de toutes ses impressions, tentations, dsirs. Certains conseils donns relvent d'une notion de direction spirituelle analogue celle de l'Inde ou de certains Pres du dsert.

    C'est en particulier au matre, au shaykh, et lui seul, qu'il appartient d'autoriser le disciple franchir les diverses tapes du dhikr. Le clbre plerin russe nous a cont comment son starets lui fixait le nombre de prire de Jsus dire chaque jour, et lui permit enfin de la dire sans cesse. De mme, le shaykh musulman apprendra au disciple les rgles du dhikr de la langue; et lui seul pourra l'autoriser aller au-del.

    Au premier stade, en effet, l'intention du coeur tant toujours suppose, l'exprimentateur prononce dlibrment la formule. C'est le dhikr de la langue, qui se subdivise lui-mme en un premier temps o la formule est prononce avec effort, et un second temps o elle coule d'elle-mme sur la langue (Ghazz-l). Toutes les zones conscientes du sujet sont comme habites par le dhikr; et il entend dans la circonfrence de la tte nous dit Ibn 'At' Allh, toutes les voix du cosmos qui s'unissent sa prononciation de la formule et louent Dieu avec lui.

    Au second stade, le dhikr passe dans le coeur, la conscience de soi comme sujet exprimentant le dhikr s'abolit. Le Jifi trouve son coeur continuellement appliqu au dhikr; il y persvre assidment jusqu' ce qu'il en arrive effacer de son coeur l'image de la locution, des lettres et de la forme du mot, et que le sens du mot demeure seul en son coeur, prsent en lui, comme joint lui, et ne le quittant pas (Ghazzl). On voit combien de telles descriptions pourraient tre mises en regard du tmoignage exprimental du plerin russe. A ce stade, il semble que toutes les zones, mme subconscientes, cette fois, de l'individu soient habites par l'Objet du dhikr; et c'est alors, nous disent les traits, que commencent d'apparatre des phnomnes lumineux, visions de flammes colores, effets psycho-physiologi-

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    ques de l'exprience. La description de Ghazzl ne va pas au-del. II est au pouvoir

    du ~fi, dit-il, de parvenir cette limite, et de faire durer cet tat en repoussant les tentations; par contre, il n'est pas en son pouvoir d'attirer lui.la Misricorde de Dieu Trs Haut. En ces dernires lignes, le dhikr apparat comme une simple mthode prparatoire. Mais faut-il dire efficacement prparatoire? Cela reste possible chez Ghazzl lui-mme, qui ajoute: mais, par ce qu'il fait, il (le ~fi) se met en mesure de recevoir les souffles de la Misricorde divine. Dans le ~fisme postrieur en tout cas, ce caractre d'efficacit s'affirmera. L'exprience du dhikr n'est sans doute pas par elle-mme l'tat d'union ou d'identification recherche, mais elle en devient comme la garantie. L'aspect prire s'efface au profit de l'aspect ralisation et technique. Et les auteurs alors parleront d'un troisime stade, le dhikr de l'intime, o l'tre tout entier, dit Ibn 'At' Allh, devient une langue qui prononce le dhikr et est enchan par lui.5

    Dans la plupart des traits, un aspect quelque peu gnostique se joint aux descriptions. Il est dit que le dhikr met en rapport avec les mondes suprieurs, avec les anges et le trne de Dieu. Au stade du dhikr de l'intime,les phnomnes visuels et colors qui dj s'taient manifests s'accentuent. Les lueurs passagres deviennent une flamme brillante, qui resplendit sans plus jamais s'teindre.

    ijallj, nous l'avons vu, louait Mul}ammad de n'avoir pas dvi en visitant le jardin du dhikr, et de n'tre pas pass outre en suivant le priple dufikr. Il y al, de fait, comme deux tentations auxquelles le ~fisme, partir surtout du VIe sicle de l'hgire, ne fut pas sans cder. N'est-ce pas une attache trop vive aux priples de la rflexion discursive qui orienta certaines conceptualisations sfies en un sens noplatonisant, o l'union avec Dieu, comme devait le dplorer Ibn Taymiyya, ne cesse de rfrer un monisme existentiel? On sait qu'lbn 'Arab alla en ce sens; il

    5- Des manuels plus tardifs distingueront sept stades. Mais il s'agit alors de nuances psychologiques rfrences symboliques, plutt que de lois et caractres propres l'exprience.

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    vnrait 1-:Iallj, mais lui reprochait une dualit maintenue. I-:Iallj en effet avait chant:

    Je suis celui que j'aime, et celui que j'aime est devenu moi, nous sommes deux esprits infondus en un seul corps,

    expression approche, peut-tre bien, de la belle dfinition de saint Jean de la Croix: deux natures en un seul esprit et amour en Dieu. C'est, en langage sfi, l'unicit du tmoignage. La tendance moniste y opposera l'unicit de l'tre, o l'exprience des profondeurs de Dieu est comme bloque par une exprience du Soi, laquelle les priples du fikr fourniront indment une justification d'ordre intellectuel:

    Et j'tais trs certainement celui que j'aimais et c'est pourquoi mon moi me rfra moi-mme,

    dira le grand pote ~fi Ibn al-Fri~. Le jardin du dhikr reclera plus de piges encore. Le principal

    sera de s'abandonner la pente de la technique, et d'attendre, de l'tat intrieur par elle suscit (et qui ne peut pas ne pas survenir, si l'exprience est poursuivie assez loin et selon toutes ses exigences), d'attendre de cet tat la consommation d'une union identificatrice Dieu. Ici, la recherche de l'exprience risque de masquer Dieu connu comme inconnu. Et le dhikr, mthode efficace, devient une pente de facilit qui conduit en fait une identification de soi soi appele, en langage monothiste, unification de soi Dieu. En ce sens, les piges dufikr et du dhikr se rejoignent dans les formulations monistes du ~fisme post-rieur.

    Il peut y avoir des mthodes de prire, et I-:Iallj avait raison en reconnaissant, de ce point de vue, la lgitimit gale dufikret du dhikr. Mais la prire n'est pas une mthode. Il est lgitime d'aider au recueillement de l'me, mais rien ne doit venir ternir la pure gratuit du don de Dieu. De nombreux ~fis des Ille et IVe sicles de l'hgire furent attaqus par les reprsentants de l'islam officiel. Certains se rfugirent alors en une sorte d'sotrisme; et

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    la technique spirituelle reste l'un des replis normaux de l'sot-risme et de son caractre initiatique. D'autant plus mouvants pour nous s'affirment les tmoignages d'une Rbi'a par exemple qui, au ne sicle H., ignora cette tentation, ou mieux encore de ijallj, qui sut la reconnatre pour telle et la refuser.

    La Prire comme mode d'expression Posie ou prose, les ~fis ont volontiers dcrit, analys, chant,

    les moments privilgis de leur qute de Dieu. Nous ne parlerons pas ici des nombreux manuels didactiques, et l'historien doit prendre garde ne pas interprter ces derniers comme un aveu direct de leurs auteurs.

    Nous parlerons de la prire comme tmoignage et cri de l'me. Ce sont peut-tre les plus beaux textes ~fis, ceux qui nous meuvent le plus, car ils nous permettent d'entrevoir ce que fut l'exprience vcue. Ils sont les plus vocateurs aussi. Joints, quand cela est possible, au tmoignage de la vie et de la mort, leur accent mme, pour qui sait l'entendre, peut rvler le plan de clivage entre la sortie de soi pour une rencontre avec Dieu la fois transcendant et plus intime en nous que nous-mme, et l'exprience spirituelle (naturelle) du Soi en son ineffabilit existentielle.

    Demande, supplication, appel (et parfois appel de souffrance et de mort), jubilation dchirante et menace aussi, adoration confiante ou, au contraire, subtile rtorsion de soi sur soi, qui trouve en soi-mme son achvement, la premire attitude seule, vrai dire, est prire. Quand Ibn al-FriQu'est-ce que la mystique?, demandait Shibl f1allj attach au gibet. Son moindre degr, rpondit f1allj, tu le vois ici.

    La prire comme mode d'expression est alle parfois ti:s loin en sfisme. Nous aimerions citer ici maintes paroles de Rbi'a,

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    mais il n'est sans doute pas de plus purs exemples que les prires prononces par ljallj la veille et le jour de son supplice. C'est la question mme du langage mystique qui est ici pose, et donc l'expression verbale d'une exprience de soi ineffable, et par l l'usage le plus haut possible du langage humain6

    La lecture attentive des potes et auteurs ~fis semble d'ailleurs un terrain de choix pour l'tude du langage mystique, et plus prcisment encore de la prire comme mode d'expression mystique, - pour deux raisons.

    Tout d'abord, pour les ~ fis d'expression arabe, leur langue elle-mme. Comme toute langue smite, et plus que toute autre peut-tre, la langue arabe, par sa facture consonantique et son trilittralisme, par le rythme de sa phrase centre sur le verbe, est doue d'un surprenant pouvoir d'vocation. Son vocabulaire group par racines, et la souplesse extrme de ses formes verbales, lui permettent de suggrer, par l'adjonction ou le redoublement ou la transformation d'une seule lettre, des nuances de sens qui dpassent la pense explicitement exprime. C'est par deux formes verbales de la mme racine que ljallj sut rendre l'ide d'un esseulement clos o l'me s'enferme en elle-mme (tafrid), et d'une solitude ouverte o l'me est esseule en Dieu et par Dieu (infird). Les lettres mme du Nom divin ou du nom de Mu~ammad, ou les mystrieuses lettres initiales des versets coraniques deviennent, pour le mystique musulman, objet, nous ne dirions pas de mditation, mais d'une attention du coeur qui y dcouvre le symbole allusif de ralits vcues. Une gnose intellectualiste peut se faire jour, mais il s'agit d'abord de la rencontre d'un langage au pouvoir particulirement vocateur et d'tats spirituels de soi inexprimables. Tantt le langage servira cerner l'tat intrieur, le suggrer par un-discours qui semble narratif, tantt, aux moments de plus intense motion religieuse, il_se fera directement prire, quand le Je divin s'unit le je humain, non dans l'opposition (dpasse) du je au TU, mais dans le mystrieux dialogue du nous.

    C'est ainsi, semble-t-il, qu'il faut prendre les locutions

    6- Voir les travaux et les vues si clairantes de Louis Massignon.

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    thopathiques (les sha{al,t), des extrmes pointes de prire exprimes, si frquentes en sfisme, quand l'ensemble de la vie et de l'oeuvre du mystique nous permet de prsumer une exprience authentique, au moins par touches, des profondeurs de Dieu. Les locutions thopathiques o le ~fi emprunte pour s'exprimer le Je divin, peuvent en effet s'interprter de faon bien diffrente, la mesure de chaque cas concret. Ils peuvent tre, ils sont assez souvent sans doute, l'expression d'une pure exprience du Soi conceptualise en monisme de l'tre: Ibn al-FricJ par exemple, et, ds le Ille sicle H., Bistm. Mais ils peuvent (spcialement chez ijallj) devenir, de par la force condensatrice de la langue arabe, comme le raccourci de l'ultime prire d'une me habite par la prsence de grce.

    La seconde raison nous parat lie ce que fut le drame mme de la mystique musulmane, c'est--dire la mfiance qu'elle suscita si longtemps parmi les juristes et thologiens de l'islam. C'est que la foi explicite s'arrte ici devant le mystre de la Vie intime de Dieu. Pour l'islam, Dieu rvle sa Parole, mais ne se rvle pas. Tel ou tel texte coranique voque bien comme une avance en ce mystre, comme une possible perce fulgurante, mais qui ne peut tre saisie telle que par un au-del de la foi explicitement professe.

    Aussi bien le ~fi s'avance seul sur une route non trace. Il en rsulte comme un besoin particulirement vif de formuler son exprience, qui d'elle-mme tendrait au silence. L'expression n'est plus seulement un surcrot ou un dsir de communiquer ses frres les Misricordes reues; elle devient une ncessit pour le mystique lui-mme, comme le seul critre possible d'une saisie par amour des choses de Dieu, ces tats de wajd que l'on traduit habituellement et un peu abusivement par extase, et qui doivent s'entendre plutt de toute rencontre ou comblante ou dchirante, de tout sentiment de prsence ou d'absence divine. Cela est vrai dj du langage mystique ~fi en sa forme discursive et narrative; cela est plus vrai encore de sa forme la plus haute, celle de prire, cri de l'me, qui semble, alors, en certains instants privilgis, participer, si l'on peut dire, de l'exprience ineffable elle-mme.