frédéric yvan, [non-] lieu de la mélancolie

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  • [NON-] LIEU DE LA MLANCOLIE

    Frdric Yvan

    ERES | Savoirs et clinique

    2003/2 - no3pages 73 80

    ISSN 1634-3298

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2003-2-page-73.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Yvan Frdric, [Non-] lieu de la mlancolie , Savoirs et clinique, 2003/2 no3, p. 73-80. DOI : 10.3917/sc.003.0073--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Les vnements, dit-on, ont lieu. Ramenerainsi une manifestation un lieu, cest recon-natre la ncessit dune parcelle de ralit, dumonde, diffrencie et identifie un ici ,indispensable au dveloppement de laction,mais cest aussi admettre que le lieu scne delaction est originalement actualis dans/parlactualit spcifique de laction elle-mme :lvnement na pas tant lieu quil dploie unlieu. Lvnement fait (son) lieu.

    Or, luvre du pote mlancolique,comme souffrance continue, plainte rpte,dnonciation mme, lgard dune inhabitabi-lit fondamentale de lici, dvoile comme sonvnement le surgissement et la rvlationsimultane dun monde o sjourner est impos-sible ; cest--dire dun monde qui na ni ne faitlieu(x).

    Aussi, si comme lcrit Gilles Deleuze, lunivers ne vient pas aprs la figure, et lafigure est aptitude dunivers 1 , il sagit de sai-sir comment la figure mlancolique comme

    posture est puissance et actualisation dunnon-lieu. Cest prcisment ce non-lieu, ouvertet dploy par la figure mlancolique, que nousnous proposons alors dexplorer traversquelques rfrences luvre de Baudelaire etde Blanchot, en cherchant notamment le for-maliser, cest--dire en tablir la formuletopologique.

    Cassianus observait dj que lacedia 2,alors quelle entreprend dobsder lesprit dequelques malheureux, lui inspire de lhorreurpour le lieu o il se trouve 3 . Ainsi, selon laphnomnologie patristique de cette affection,laversion pour lendroit o il est caractrisaitlaccablement de lacediosus. Cest prcis-ment ce phnomne, participant dabord ducorpus symptomatique, qui apparat Baude-laire comme un trait essentiel de lexpriencemlancolique, jusqu devenir le phnomnedans/par lequel cette exprience se cristallisefondamentalement ; lexprience mlancoliqueest maladie de lhorreur du Domicile 4 .

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    [Non-] lieu de la mlancolie

    Frdric Yvan

    Frdric Yvan, professeur de philosophie et architecte.

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  • Cependant, cette horreur pour l o il estnest pas sans se rapporter un ailleurs : commelavait aussi remarqu Cassianus, lacediosus se lance dans un loge hyperbolique demonastres lointains [] et voque des lieux oil pourrait [] couler des jours heureux 5 . Demme, si ce dgot pour le lieu o il se trouveconstitue une dtermination de la mlancoliepour Baudelaire, voire opre comme sa dtermi-nation fondamentale, cette aversion pour lici Styx bourbeux et plomb 6 , ne surgit pas nonplus sans (se) rfrer un ailleurs : Tel le vieux vagabond, pitinant dans la boue,Rve, le nez en lair, de brillants paradis 7[].

    La prise du sujet entre ces deux topo estdailleurs propre la posture mlancolique bau-delairienne. Se tenir : Loin du noir ocan de limmonde cit,Vers un autre ocan o la splendeur clate 8[].

    Ds lors, ce qui semble accabler le mlan-colique nest peut tre pas tant lici comme tel lici en soi que sa saisie ou son apparition lhorizon dun ailleurs, ou plutt via cet horizonmme. Auquel cas il faudrait inverser les don-nes : lailleurs ne procderait pas du dgot delici mais le provoquerait ; cest, en un sens lit-tral, du point de vue de lailleurs que surgiraitlhorreur de lici. Aussi, la plainte mlancoliqueconcernerait moins lici quune situationimpropre : le mlancolique souffrirait de ntrepas la bonne place, ou mme de ntre pas sa place ici.

    Rappelons que, pour Aristote, le lieu peuttre compris comme le rceptacle naturel duncorps : parvenir son lieu propre, naturel,constitue ainsi une des modalits de lachve-ment de ltre ; violent est le mouvement, ou laforce, qui len loigne 9. Ce serait alors unesorte de mouvement de dport qui affligerait lemlancolique : en ce sens, la prsence mlan-colique est une prsence qui sapparat htro-topique 10.

    Clment Rosset, observant et analysant ledsir romantique 11 dun ailleurs on constateen effet un rapport conflictuel du romantiqueavec lici , dvoile dune certaine manire cequi uvre dans ce phnomne. Le refus de lici,se demande Rosset, sorigine-t-il dans la bana-lit du rel parce que tout y est prvisible etsans saveur 12 ou dans son insignifiance lerel serait drisoire parce que rien ny estassur ? Si, pour Rosset, la premire hypo-thse claire la rvolte romantique, la secondela confirme : La lassitude lgard de lici,selon la seconde hypothse, nimplique ni lerefus de lici en tant que tel, ni amour delailleurs en tant qualtrit pure, mais le dgotdun ici apparaissant insatisfaisant : soit, endfinitive, un amour de lici. Autrement dit,les termes de ce rapport de lici lailleurs doivent tre radicalement inverss : il [le dsirdailleurs] ne vise pas lailleurs mais lici 13 .

    Ainsi, ce qui uvre dans le refus de lici etle dsir dun ailleurs nest pas du toutlailleurs mais une sorte dIci absolu 14 : Lappel de lailleurs vise un iciimaginaire 15 ; un ici u-topique comme lieupropre et idal.

    Un vrai pays de Cocagne, o tout est beau,riche, tranquille, honnte ; o le luxe a plaisir semirer dans lordre ; o la vie est grasse et douce respirer ; do le dsordre, la turbulence et limprvusont exclus ; o le bonheur est mari au silence 16[].

    Voil pourquoi, dj, cet ailleurs ne peutconcider avec aucun ici, cest--dire avecaucun lieu rel ; comme le remarquait Cassia-nus, les monastres quvoque lacediosus,sils sont lointains, sont surtout introu-vables 17 . Le mlancolique nest pas saplace ici dans le monde considr commerseau dicis parce que, prcisment, sa placenest pas (d) ici. Ne participer, finalement,daucun ici, que tout ici soit le lieu dun dport,rvle alors la condition propre des mlanco-

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    liques dtre, au regard dun ailleurs, des exi-ls sur place 18 .

    Il me semble que je serais toujours bienl o je ne suis pas 19 , crit Baudelaire, qui for-mule ainsi radicalement la situation impropre detout ici ; en mme temps que son me, lui enjoi-gnant daller nimporte o ! nimporte o !pourvu que ce soit hors de ce monde 20 ! ,ordonne lexil, en le prcisant simultanmentdans sa dimension extra-mondaine.

    tre exil sur place et chercher un (son)lieu ailleurs, hors du monde, signifie certes lafois linconvenance de tout ici et la position u-topique de lailleurs, mais dveloppe aussi unetopologie spcifique de la ralit.

    Ainsi, dans le mouvement mme, toutailleurs se rvle ntre quun ici insignifiant,incapable de fixer le sujet : tout lot signalpar lhomme de vigie nest quun rcif auxclarts du matin 21 . Nous avons vu des astresEt des flots ; nous avons vu des sables aussi ; Et, malgr bien des chocs et dimprvus dsastres,Nous nous sommes souvent ennuys, commeici 22.

    Amer savoir, celui quon tire duvoyage 23 ! Lisbonne, Rotterdam, Batavia ouencore Torno 24, le monde, monotone etpetit , est un dsert dennui 25 .

    Lexil mlancolique est finalement vaga-bondage dun tre dboussol 26 : Singulire fortune o le but se dplace,Et, ntant nulle part, peut tre nimporte o 27 !

    Ds lors, fondamentalement, linertie estpareille la dromomanie : Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;Pars, sil le faut. Lun court, et lautre se tapit 28[].

    Aussi, si toute place est place dun exil,nimporte quelle place quivaut nimportequelle autre : le monde nest alors plus unrseau diffrenci de lieux, mais une ralitsans partage. Autrement dit, lexprience

    mlancolique fait surgir un monde qui na ni nefait lieu(x) ; les diffrences nindiquent ni nim-pliquent plus aucune htrognit ; le mondeest tendue indiffrencie o lon est, pour ainsidire, partout nimporte o ici.

    Lvnement mlancolique apparat alorscomme rvocation simultane de lici et delailleurs ; double perte rvlant un mondeinhabitable. Dans cette isotropie du rel qui nani ne fait lieu(x), tout d-placement relve dusur-place :

    Pauvre chambre, as-tu jamais t habite ?Comme il fait froid ici, combien je thabite peu. [].

    nouveau, nouveau, marchant et toujours surplace, un autre pays, dautres villes, dautres routes,le mme pays 29.

    Lieu dune drive ou dun garement, lachambre est prcisment lendroit, dans lesrcits de Blanchot, o les personnages fontlexprience de la dsertification du lieu ; dis-parition progressive de ce qui oriente et partagelespace, cest--dire de ce qui le diffrencie etinstitue le(s) lieu(x) 30 :

    Sa chambre devint inhabitable : expose pourla premire fois au Nord, nayant plus quune fentreo parvenait le soleil de fin de journe, prive chaquejour dun objet charmant, cette chambre tait detoute vidence dmeuble clandestinement []. Lemonde aussi tait dvast 31.

    Et cette ddiffrenciation interne du lieuconduit parfois sa vacuit ; homognisationpareille une dissolution radicale :

    La caractristique de la chambre est son vide.Quand il entre, il ne le remarque pas : cest unechambre dhtel, comme il en a toujours habit,comme il les aime, un htel de moyenne catgorie.Mais, ds quil veut la dcrire, elle est vide, et lesmots dont il se sert ne recouvrent que le vide 32.

    Ds lors, dans ce non-lieu aux limitesimprcises, les quelques lments ponctuantlespace ne suffisent pas situer, assurer uneplace ; aussi les personnages occupent-ils,indiffremment, un endroit ou un autre :

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    La chambre devant lui, troite et longue, anor-malement longue peut-tre, de sorte quelle stendloin au-dehors, dans un espace strictement dlimit,quoique insuffisamment prcis, [], deux fentresouvrant obliquement le mur, ltendue noire dunetable sur laquelle il pense quil crit, le fauteuil o ellereste assise, droite, les mains inoccupes ou bien, l-bas, debout contre la porte. Auprs de lui, sur le divan,le corps un peu dtourn de la jeune femme 33 [].

    Fig dans lexil, le sujet mlancolique estalors condamn lerrance : errer, cest tresans lieu, et tre tenu dans lerrance, cest tretenu hors de la localisation, extrieur la loca-lit, a-local ; errer, cest navoir ni ne faire lieu.Comme lcrit Georges Poulet, ltre priv delieu est sans univers, sans foyer, sans feu nilieu. Il nest, pour ainsi dire, nulle part ; ou plu-tt il est nimporte o, sorte dpave flottant aucreux de ltendue 34 . Errance dtre partoutici nulle part ; ici et nulle part.

    Un premier modle de ce non-lieu de ler-rance peut tre trouv dans celui du bateau 35 :en effet, abandonn linfini de la mer 36 , lebateau est un morceau flottant despace ; ilest un lieu sans lieu, qui vit par lui-mme, quiest ferm sur soi 37 .

    Lexplicitation de cette (a-)localit estdveloppe par Foucault dans son Histoire dela folie lge classique, alors quil travaille une gnalogie et une archologie de la folie,ou plutt de son emplacement ; cette (a-)loca-lit est l o le fou est tenu dans la rserve delui-mme. Ce qui nous intresse, alors, cestcette (a-)localit comme position-situation delerrant, du banni ou encore de lexclu ; et lamlancolie apparat bien participer dun exil volontaire , sorte d(auto-) exclusion 38.

    Enferm dans le navire, do on nchappepas, le fou est confi la rivire aux mille bras, lamer aux mille chemins, cette grande incertitudeextrieure tout. Il est prisonnier au milieu de la pluslibre, de la plus ouverte des routes : solidementenchan linfini carrefour. Il est le Passager parexcellence, cest--dire le prisonnier du passage 39.

    La-localit du bateau est essentiellementliminaire :

    Cette navigation du fou, cest la fois le par-tage rigoureux, et labsolu Passage. Elle ne fait, en unsens, que dvelopper, tout au long dune gographiemi-relle, mi-imaginaire, la situation liminaire du fou lhorizon du souci de lhomme mdival situationsymbolique et ralise la fois par le privilge qui estdonn au fou dtre enferm aux portes de la ville :son exclusion doit lenclore ; sil ne peut et ne doitavoir dautre prison que le seuil lui-mme, on leretient sur le lieu du passage. Il est mis lintrieur delextrieur, et inversement 40.

    De ces analyses, nous pouvons brivementdgager les caractristiques situationnelles de cette (a-)localit : incertitude extrieure tout , lieu hors de tous les lieux , cette situa-tion constitue une sorte dextriorit ; mais entant quelle se dploie dans la liminarit, cetteposition ne se rduit pas un simple dehors. Lafigure mlancolique, prcisment prise entrel extra-territorialit 41 dun ailleurs u-topique lu-topique se dveloppe hors durel dans un ailleurs qui est un nulle part 42 et lintraterritorialit de lici, quelle ne cesse dednoncer, dploie une position inter-territoriale.

    Le mlancolique occupe une positionjanusienne : Janus, gardien des portes, se tientau seuil, dans le passage conu comme conci-dentia oppositorum ; des pices de monnaieportaient son effigie et, au revers, tait repr-sent un bateau.

    La plainte mlancolique trahit alors uneparticipation simultane lici et au nulle part,en mme temps que la non-congruence de cetteparticipation aucun de ces topo : ici et nullepart, ni ici ni nulle part.

    Reconnatre la-localit interterritorialedploye par lvnement mlancolique, cestadmettre alors une position qui tient simultan-ment dun (de)dans et dun (de)hors.

    Concidence dun extrieur et dun int-rieur, dun ici et dun nulle part, cette situationtrouve son modle essentiel dans le seuil : Le

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    seuil nest ni du dedans ni du dehors, et dudedans et du dehors 43.

    Cet entre-deux comme non-lieu, Bellro-phon, pris entre le monde des hommes et celuides dieux, loccupait dj : travers la plainedAlion, seul, il erra, rongeant son cur, vitantles traces des hommes 44.

    Cest aussi le chasseur Gracchus, ladrive sur sa barque, qui reste coinc entre lavie et la mort 45 :

    [] Je ne sais trop ce quil y a eu, ce que jesais bien cest que je suis rest sur terre et que mabarque, depuis lors, navigue sur les eaux terrestres.Voil comment, moi qui ne voulais jamais sortir demes montagnes, je voyage depuis ma mort par tousles pays de la terre 46.

    Gracchus condamn errer : Je suis toujours [] sur le grand escalier qui

    y monte. Je passe mon temps rder sur ses marchesimmenses, tantt en haut, tantt en bas, droite ; gauche et sans rpit 47.

    Les rcits de Blanchot dploient spcifi-quement le seuil 48 comme leur propre espacefictionnel. Dans ces rcits, le seuil nest pas lafin dun lieu en mme temps que le dbut dunautre, mais leur prolongement indiffrenci ;lespace de lun dans lautre. Par exemple, Tho-mas, dans Aminadab, alors quil est entr dansla maison mais est-il entr ? , observe avecprcision la porte :

    Cependant, un dtail au moins livrait la pen-se de lartisan : au-dessus du loquet souvrait unpetit guichet, peint en rouge vif, quune charnire defer, tordue et disproportionne, semblait enfoncerdans lpaisseur du bois. [] Thomas se prpara reconnatre ce quil en tait. Il essaya de soulever lalame de fer en la faisant sortir de son cadre de bois,mais il rencontra une forte rsistance : le guichetsouvrait du dehors, et louverture tait destine auvisiteur qui dsirait regarder de lextrieur dans lamaison sans pousser la porte. Il y avait encore uneautre bizarrerie. En ouvrant le guichet, on fermait laporte au verrou ; [] de sorte que, voulait-on regar-

    der dans la maison, lon devait aussi renoncermomentanment y entrer 49.

    Par ce dispositif, cest la structure mmede lespace qui est dfaite : aussi Thomas setrouve-t-il en un endroit qui confond le(de)dans et le (de)hors ; endroit qui inaugure deson garement et de son errance dans cette mai-son la spatialit improbable ; d-territorialisa-tion de Thomas.

    Cest que le seuil qui institue la disjonc-tion de lespace ligne qui spare, et qui danscette sparation institue des lieux nest paslui-mme soumis la disjonction. Ds lors, setenir dans le seuil, cest tre hors lieu. Et cestdans cette dilatation du seuil couloirs, esca-liers, chambres , dans cet hors-lieu, quest (a-)localis le personnage blanchotien.

    Comme le note Marie-Laure Hurault, lesseuils, chez Blanchot, obligent un tempsdarrt qui traduit une presque-immobilit 50 .Hors-lieu dune chute stationnaire 51 , l o limmobilit [] est lie la suspension 52 ;en ce sens, la figure mlancolique est formuledun suspens.

    Ni (de)dans, ni (de)hors, ni intrieur niextrieur, ni ici ni nulle part, ne-uter, le seuil estposture du neutre, ou plutt peut trouver sonschme dans le neutre. Nous pouvons alors, parune lecture du seuil via le neutre, essayer deformaliser brivement une topologie de la-localit mlancolique.

    Ni lun ni lautre, le neutre se dploie danset par cette double ngation qui peut tre com-prise dans un rapport une totalit dynamiquedont les parties sont en opposition, en positionde diffrence marque, rapport qui auraitcependant la caractristique propre de le mettrehors de cette totalit, en position de diffrencepar rapport la diffrence interne de la tota-lit 53 . Ds lors, surgit lide paradoxaled une partie dun tout qui serait hors du tout,dune partie qui serait en supplment des par-ties complmentaires de la totalit dont lasomme lpuise, dune diffrence qui sajoute-rait au systme clos de la diffrence .

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  • Ni (du) dedans ni (du) dehors, ni intrieurni extrieur, le seuil apparat bien en position dediffrence par rapport la diffrence internedun systme de diffrences. Ngation simulta-ne de diffrences complmentaires, le seuil estdploiement dune localisation (ou localit)supplmentaire : le seuil est un autre lieu.

    Cependant, la prsence simultane de cesdiffrences complmentaires, qui est tout autantleur double ngation par annulation rciproque,dploie une localit qui excde le systme closde ces diffrences ; autrement dit, qui excde lalocalisation elle-mme : chappant la locali-sation, le seuil est lautre du lieu.

    Aussi, la-localit mlancolique peut-elleapparatre comme en de ou au-del du lieu :zone interterritoriale, suspens entre lici et lenulle part ; la figure mlancolique, hors lieu,dploie et occupe une sorte dcart ou den-dehors ; sortie radicale.

    Le neutre peut galement tre compriscomme le terme transitoire et passager per-mettant de passer dun contraire lautre : ilest prcisment mdiation entre lun et lautre parce quil aurait par rapport lun et lautrecette caractristique dtre ni (pour) lun ni(pour) lautre 54 . Autrement dit, envisagerainsi le neutre, cest envisager lespace ouvertet dploy par la transition comme fig. En cesens, le seuil est cette situation paradoxale dutrans- gel ; ptrification du passage. Un navire pris dans le ple,Comme en un pige de cristal 55[].

    La suspension dans le transitoire peut alorstre saisie comme le maintien dune opposi-tion [] infinie, polmique du conflit sansterme . Cest quen effet le neutre peut dsi-gner un conflit, le conflit de forces ou de ten-sions opposes. Et cette confrontation peut secomprendre selon une gradation : dun degr 0qui correspond la synthse des contrairesrduite ltat de virtualit pure, ni lun nilautre dans lattente dtre lun et lautre 56 , une synthse effectivement ralise qui signifie

    alors lquilibre de tension de forces et [qui]reoit de ces forces en conflit sa propre force .

    Finalement, les modes de rsolutionsextrmes de cette tension entre lici et le nullepart sont autant de dterminations possibles dela-localit mlancolique, et donc simultan-ment du devenir du mlancolique lui-mme. Cepeut tre le manque de lun et de lautre quidessine les contours dune zone vide 57 odisparat, svanouit la figure mlancolique,comme aspire par cette sorte de nant quelleouvre ; videment de la figure dans le vide dontelle est la formule.

    Mais cet espace peut galement fonction-ner comme zone de rencontre, cest--dire decom-position ; il ne sagit plus alors de penserle seuil comme u-topos, mais bien plus commetropos.

    Si, comme lanalyse Anne Cauquelin partir des fragments dHraclite, un topos fixedes points de repre entre lesquels un lieusemble pris 58 , quil est un rapport tenduentre deux opposs , un tropos est la consta-tation dune mobilit de ces repres et leur rela-tive libert de se transformer deux deux, lerapport se cherchant dans le changement desples de rfrence . Ainsi, alors quunetopique est un lieu ouvert par la diffrence ,quil sagit dun rapport qui circonscrit etdfinit ce quest un lieu 59 , une tropiquedsigne une force de transformation qui vient interfrer sur les repres simples et leurtension 60 .

    La diffrence dploye et maintenue entre larc et la flche, la vie et la mort, le sommeilet la veille, limmortalit et la mort, la parole etloubli , ouvrant un espace travers par laforce qui les tient accoupls et qui est un lieu-dit 61 , constitue une topique. Mais, quand lesdiffrences en prsence changent leur rela-tion dans un va-et-vient incessant, nous noustrouvons devant un ensemble complexe detransmutations 62 , une tropique : ds lors, par un mouvement de tension qui spuise, lafrange est indistincte et la mer devient terre,

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    leau souffle ardent, la mort-vie, le sommeil-veille 63 [] .

    Ds lors, lespace ouvert par la mlancolieest espace dinvention : sorte de carrefour,scne, l o lici et le nulle part sinfiltrent, l olimagination peut procder comme libre jeu avec des possibles 64 . La-localit mlanco-

    lique est scne de fiction, ou plutt rejoint la-localit propre au dploiement du processus fic-tionnel : en ce sens, la topologie institue par lamlancolie dans/par cette trange dialectique 65participe dune topologie de la culture 66.

    NOTES

    1. Gilles Deleuze, Flix Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 186.2. Affection indiffrence, ennui qui, pendant la priode mdivale, touchait essentiellement les moines. La dtermination decette affection par les pres de lglise a jou un rle majeur dans la gnalogie et larchologie de la mlancolie, notamment chezles penseurs et les crivains du XIXe sicle.3. Cassianus, De institutis coenebiorum, Livre X, chap. II ; cit par Giorgio Agamben, Stanze, Paris, Bourgois, 1981 ; Paris, Payot & Rivages, Rivages poche/Petite Bibliothque, 1998, p. 22.4. Baudelaire, Mon cur mis nu, XXI, dans uvres compltes, Paris, ditions Robert Laffont, coll. Bouquins , 1980, p. 413.5. Cassianus, cit par Giorgio Agambem, op. cit., p. 23.6. Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, LXXXIV, Lirrmdiable , op. cit., p. 58.7. Charles Baudelaire, ibid., CXXVI, Le voyage , op. cit., p. 97.8. Charles Baudelaire, ibid., LVII, Moesta et errabunda , op. cit., p. 47.9. Aristote, Physique, Livre IV, [210] [212].10. Lhtrotopie dsigne, en physiologie, la prsence dlments anatomiques en des lieux o ils nexistent pas normalement ; unegreffe htrotopique sera, par exemple, la greffe dun organe ailleurs quen son lieu naturel.11. Dsir qui sorigine, suivant la thse de Michal Lwy et Robert Sayre, dans la mlancolie. Rvolte et mlancolie. Le Romantisme contre-courant de la modernit, Paris, Payot, 1992.12. Clment Rosset, Le philosophe et les sortilges, Paris, Minuit, 1985, p. 63.13. Ibid., p. 63-64.14. Ibid., p. 64.15. Ibid., p. 66.16. Charles Baudelaire, Petits pomes en prose, XVIII, Linvitation au voyage , op. cit., p. 176.17. Cassianus, cit par Giorgio Agamben, op. cit., p. 23.18. Vladimir Jankelevitch, Laventure, lennui, le srieux, Paris, Aubier-Montaigne, 1963, p. 106.19. Charles Baudelaire, Petits pomes en prose, XLVIII, Any where out of the world , op. cit., p. 208.20. Ibid., p. 209.21. Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, CXXVI, Le voyage , op. cit., p. 97.22. Ibid., p. 98.23. Ibid., p. 99.24. Charles Baudelaire, Petits pomes en prose, XLVIII, Any where out of the world , op. cit., p. 208.25. Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, CXXVI, Le voyage , op. cit., p. 99.26. Tous les tangs gisent gels, / Mon me est noire : O vis-je ? O vais-je ? , mile Nelligan, Soir dhiver , Posies compltes,1896-1899, Montral, Fides, 1990.27. Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, CXXVI, Le voyage , op. cit., p. 97.28. Ibid., p. 99.29. Maurice Blanchot, Lattente loubli, Paris, Gallimard, coll. Limaginaire , 1962, p. 12.30. Un lieu est un ensemble fait de choses concrtes qui ont leur substance matrielle, leur forme, leur texture et leur couleur .Mais, plus que la simple juxtaposition de ces choses, il est un phnomne total qualitatif, qui ne peut tre rduit aucune de sespropres caractristiques [] , Christian Norgberg-Schulz, Genius Loci, Bruxelles, Pierre Mardaga diteur, 1981, p. 7-8.31. Maurice Blanchot, Thomas lobscur, Paris, Gallimard, coll. Limaginaire , 1950, p. 85-86.32. Maurice Blanchot, Lattente loubli, op. cit., p. 14-15.33. Ibid., p. 115-116.34. Georges Poulet, Lespace proustien, Paris, Gallimard, 1963, coll. Tel , 1982, p. 22.35. On sait la rcurrence des frgates, des vaisseaux et des bateaux dans luvre de Baudelaire.36. Michel Foucault, Des espaces autres , confrence donne au Cercle dtudes architecturales le 14 mars 1967 Paris ; publiedans Architecture-Mouvement-Continuit, octobre 1984, p. 46-49 ; Dits et crits, V, Paris, Gallimard, 1994, p. 762.

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    37. La figure mlancolique, comme figure autocentre (le mlancolique, suivant la dtermination freudienne, na-t-il pas incorporlobjet ?), dessine, elle aussi, une forme dautotopie : La nature de lhumeur mlancolique est assortie la qualit de la terre, quine se disperse jamais comme les autres lments, mais se concentre au contraire plus troitement sur elle-mme [] , Marsile Ficin,Theologica platonica de animarum immortalitate, dition critique de R. Marcel, Paris, 1964, XIII, chap. 2, p. 202.38. Frdric Pellion consacre quelques pages ce phnomne la fin de son tude Mlancolie et vrit, Paris, PUF, 2000.39. Michel Foucault, Histoire de la folie lge classique, Paris, Gallimard, 1972, coll. Tel , 1989, p. 22.40. Ibid.41. Paul Ricur, Lidologie et lutopie, Paris, Le Seuil, 1977, p. 39.42. Paul Ricur, Du texte laction, Paris, Le Seuil, 1986 ; coll. Points Essais , p. 429.43. Bernard Salignon, Le seuil : un chiasme intime-dehors , dans M. Mangematin, P. Nys et C. Youns (sous la direction de), Le sensdu lieu, Bruxelles, Ousia, 1996, p. 30.44. Homre, LIliade, chant VI, 202-204.45. Franz Kafka, Le chasseur Gracchus , uvres compltes, t. II, Rcits et fragments narratifs, Paris, Gallimard, Bibliothque de laPliade, 1980, p. 452-457.46. Ibid., p. 455.47. Ibid.48. Foucault montre que les fictions, chez Blanchot, sont, plutt que des images, la transformation, le dplacement, lintermdiaireneutre, linterstice des images ; do le rle des maisons, des couloirs et des portes dans luvre de Blanchot : lieux sans lieux,seuils attirants, espaces clos, dfendus et cependant ouverts tous vents . Michel Foucault, La pense du dehors , Critique, n 229,juin 1966, p. 523-546 ; Dits et crits, I, Paris, Gallimard, 1994, p. 518-539.49. Maurice Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 13.50. Marie-Laure Hurault, Maurice Blanchot, Le principe de fiction, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1999, p. 97.51. Ibid.52. Ibid., p. 97.53. Louis Marin, Utopiques : jeux despaces, Paris, Minuit, 1973, p. 30.54. Ibid., p. 31.55. Baudelaire, Les fleurs du mal, LXXXIV, Lirrmdiable , op. cit., p. 58.56. Louis Marin, op. cit., p. 32.57. Ibid.58. Anne Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, Paris, PUF, 1982, p. 92.59. Ibid., p. 92-93.60. Ibid., p. 96.61. Ibid., p. 92.62. Ibid., p. 96.63. Ibid., p. 97.64. Paul Ricur, Du texte laction, op. cit., p. 245.65. Ici/nulle part : rel/possible, rel/irrel, prsence/absence.66. Cf. Giorgio Agamben, op. cit., p. 58.

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