florence lotterie madame de staël. la littérature comme «philosophie sensible»

13
MADAME DE STAËL. LA LITTÉRATURE COMME «PHILOSOPHIE SENSIBLE» Florence Lotterie Armand Colin / Dunod | « Romantisme » 2004/2 n° 124 | pages 19 à 30 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200920012 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2004-2-page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Florence Lotterie, Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» , Romantisme 2004/2 (n° 124), p. 19-30. DOI 10.3917/rom.124.0019 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin / Dunod. © Armand Colin / Dunod. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © Armand Colin / Dunod Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © Armand Colin / Dunod

Upload: radu-toma

Post on 14-Apr-2016

3 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Article

TRANSCRIPT

Page 1: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

MADAME DE STAËL. LA LITTÉRATURE COMME «PHILOSOPHIESENSIBLE»Florence Lotterie

Armand Colin / Dunod | « Romantisme »

2004/2 n° 124 | pages 19 à 30 ISSN 0048-8593ISBN 9782200920012

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2004-2-page-19.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Florence Lotterie, Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» , Romantisme2004/2 (n° 124), p. 19-30.DOI 10.3917/rom.124.0019--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin / Dunod.

© Armand Colin / Dunod. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 2: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

ROMANTISME no 124 (2004-2)

Florence LOTTERIE

Madame de Staël La littérature comme «philosophie sensible»

Il faut s’observer sans trouble et juger les opérations de son être moral commes’il existoit un témoin de nous en nous-mêmes. Les passions orageuses de la viedevroient mettre obstacle à cette étude philosophique, et les sentimens qui préci-pitent l’existence hors de nous paroissent s’opposer à ce recueillement, à ceretour sur nous-mêmes qui permet d’analyser avec finesse et sagacité nosimpressions intérieures.

[Compte rendu pour De Gérando: Des signes et de l’art de penser (1800) 1]

Pour appréhender les rapports entre philosophie et littérature chez Madame deStaël, il faut rappeler un fait bien connu. Elle entre dans la carrière littéraire avec unouvrage qui, posant les bases d’un «système critique» renouvelé, parcourt l’œuvre del’écrivain admiré entre tous, Rousseau. La jeune Germaine Necker soumet à unemême ligne argumentative les ouvrages politiques et philosophiques, la fiction etl’autobiographie: l’admiration pour celui qui a su rendre la vertu persuasive par l’élo-quence du cœur, la distance à l’égard d’un écrivain que sa sensibilité excessive éloignedu monde réel. Si la critique littéraire ne distingue pas alors, comme nous le faisonsaujourd’hui et depuis le XIXe siècle, entre ces types de textes, c’est qu’elle hérite de laconception de l’«écrivain» des Lumières militantes, dont la plume s’exerce sur tousles sujets, et pour qui la littérature, revendiquant le droit – ou du moins l’espérance –d’être un magistère public, de parler au nom de l’universel humain, reçoit nécessaire-ment une définition extensive. De la littérature considérée dans ses rapports avec lesinstitutions sociales (1800), apporte de nouveaux instruments théoriques à ce «sacrede l’écrivain», selon la formule célèbre de Paul Bénichou.

Il convient aussi de souligner, avec Gérard Gengembre et Jean Goldzink, dontl’introduction à l’édition du livre en apporte la vigoureuse démonstration 2, que Madamede Staël s’inscrit directement dans les partages disciplinaires du siècle précédent, où leterme de «littérature» peut recouvrir à la fois le domaine des «Belles-Lettres», l’étuded’érudition, l’histoire, l’éloquence, la philosophie, la morale, voire les travaux dusavant. Pour son compte, Madame de Staël propose en 1800 d’y inclure « les écritsphilosophiques et les ouvrages d’imagination, tout ce qui concerne enfin l’exercice dela pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées» 3. Cet «exercice de lapensée», pour autant qu’il se veut aussi action dans la société et sur les âmes énervéespar une décennie de révolution, concerne également l’art de la parole qui a nom

1. Article de Madame de Staël republié par Leo Neppi Modona, Cahiers staëliens, n° 7, 1968.

2. Voir «Introduction», dans Madame de Staël, De la littérature, Flammarion, coll. «GF», p. 7-47.

3. Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, AxelBlaeschke (éd.), Classiques Garnier, 1998, p. 16. L’expulsion des sciences exactes est directement corrélée àla définition de la littérature comme discours engagé dans la cité : le savant, selon Madame de Staël, peuttravailler sans se soucier du régime politique sous lequel il vit.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 3: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

20 Florence Lotterie

ROMANTISME no 124 (2004-2)

«éloquence», et qui est au cœur du programme de «littérature républicaine» que pro-pose la seconde partie du livre.

On ne reviendra pas en détail sur ce que la signification élargie du mot doit àl’affirmation de la figure de l’intellectuel, de l’écrivain engagé dans les débats de sontemps et chargé, en collaboration avec le politique, de la régénération de l’espacepublic. Certes, les Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau (1788)font une place de choix à l’éloquence et au désir d’être utile dans la cité – au nom dela raison, mais aussi de la sensibilité: chez Rousseau, nous dit-on, c’est l’amour deshommes et le souci d’en être aimé en retour qui galvanise le style, donnant à l’œuvrele magique pouvoir de l’entraînement des cœurs à la vertu par l’émotion. Mais l’élogeest inséparable d’une réflexion morale sur la place des «passions» chez l’écrivain, lafaçon dont leur gestion informe les choix d’écriture et, plus généralement, l’articulationd’une représentation littéraire du monde et d’un rapport à l’existence qui est de l’ordredu «philosophique».

Les choix esthétiques eux-mêmes sont tributaires, dans la pensée staëlienne, du lienspécifique de l’ensemble communautaire (selon l’époque, le type de structure politi-que, le cadre national, l’esprit religieux, les rapports domestiques et le fameux partagedu Nord et du Midi) avec la nature, la société, avec soi-même, ou avec la significationéthique de la destinée humaine, suivant qu’on l’envisage en laïque ou en religieux,c’est-à-dire, aussi, à partir de présupposés philosophiques particuliers 4. Autrement dit,il y a une structuration collective des modes de l’imaginaire. Conséquence de cetteapproche, qui relève pour ainsi dire de l’anthropologie comparée: si la poésie et lafiction, romanesque ou dramatique, ont sans doute leurs lois propres, ce n’est pasprécisément en tant qu’expériences particulières du langage 5 qu’elles seront soumisesau jugement du critique, mais bien plutôt pour ce qu’elles manifestent d’un « travail»de la philosophie 6, à comprendre ici au sens large d’une vision du monde orientée partoute une série de données sociales, culturelles, politiques, etc. Armature méthodologi-que de l’œuvre, dans De la littérature, ce point de vue ôte sa pertinence au partageimagination/pensée, non parce que les œuvres d’imagination fourniraient des applica-tions ou des illustrations de telle thèse philosophique, mais parce que toute représenta-tion littéraire porte en elle la trace structurelle, avec les moyens qui lui sont propres,d’un regard philosophique sur le monde.

4. On peut d’autant moins séparer ici la philosophie de la religion que, Madame de Staël écrivant dansle contexte révolutionnaire, c’est-à-dire à un moment où on débat âprement de l’héritage de la philosophiedes Lumières, et entretenant elle-même un rapport conflictuel à l’esprit irréligieux du XVIIIe siècle, la ques-tion morale du but de la vie humaine a toujours été au cœur de ses jugements littéraires. La fameusequestion kantienne du «que puis-je espérer?» ne pouvait que rencontrer la thématique staëlienne de la rési-gnation et du sacrifice, qui apparaît clairement dans De l’influence des passions sur le bonheur des individuset des nations (1796). Si, dans De l’Allemagne (1810), elle tire Kant du côté de la problématique religieusequi est la sienne, la question ici n’est pas tant de savoir dans quelle mesure elle a ou non compris lephilosophe que de mesurer les conséquences d’une telle interprétation sur son discours poétique.

5. Madame de Staël ne songe nullement à nier les spécificités génériques et leurs contraintes et àconsidérer la littérature d’imagination comme un ensemble indifférencié qui pourrait dès lors être soumiscomme tel à l’épreuve de la philosophie. Il suffit de lire les lignes qu’elle consacre dans l’Essai sur lesfictions au «roman philosophique» et à sa condamnation pour se convaincre qu’elle n’aurait jamais souscritau principe du roman à thèse. C’est par le travail, proprement poétique, sur la mimésis elle-même, que peutse construire l’«effet philosophique» du texte.

6. Nous souscrirons ici à l’approche de Pierre Macherey qui, dans le droit fil de ses travaux sur la«production littéraire», définit ce qu’il propose d’appeler la «philosophie littéraire» comme «inséparabledes formes de l’écriture qui la produisent effectivement» (À quoi pense la littérature?, PUF, coll. «Pratiquesthéoriques», 1990, p. 198).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 4: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» 21

ROMANTISME no 124 (2004-2)

Cette présence du philosophique, nécessairement oblique, n’en est pas moins jugéedans une perspective normative qui ressortit à la manière dont Madame de Staël con-çoit l’orientation générale des «progrès de l’esprit humain». Si, comme l’écrit PierreMacherey, on peut «défendre la vocation spéculative de la littérature, en soutenantqu’elle a authentiquement valeur d’une expérience de pensée» 7, il faut préciser que,chez Madame de Staël, cette expérience est d’abord, fondamentalement, celle de ladécouverte de l’intériorité, de la vie de la conscience, d’un rapport «moderne», etdésigné comme tel, de l’individu à ce qui lui est extérieur, et que la représentationlittéraire est d’autant plus valorisée qu’elle décrit cette expérience comme une crise.C’est en ce sens qu’on doit comprendre l’affirmation selon laquelle, dès 1800, lamélancolie serait le sentiment «philosophique» par excellence 8. Historiquement daté,ce sentiment ne menace pourtant pas, bien au contraire, la vocation de la littérature àl’universel: l’horizon de l’écriture, pour Madame de Staël, c’est, en effet, le conflit despassions, l’écart à assumer entre le désir et la réalité, qui constitue une expériencefondamentale de l’être humain. L’écrivain est, idéalement, celui qui parvient à créerune rencontre parfaite entre l’univers de la fiction et les sentiments intimes du lecteur.

*

Commencer par Rousseau, c’était commencer par l’exception, l’hapax génial; ainsiqu’il sera encore dit dans l’Essai sur les fictions (1795), on ne peut pas considérer LaNouvelle Héloïse comme reflet du siècle, mais bien comme un de ces «miracles de laparole» 9 qui forment une sorte de genre particulier. Les ouvrages suivants vont, enquelque sorte, abandonner cette dangereuse génialité – Rousseau est un génie, mais ungénie malheureux faute de n’avoir pas toujours su distinguer entre l’impératif troppersonnel de son désir et les réalités de la vie, qui demandent une certaine résignation– ou du moins la mettre en tension avec un discours de la généralité, de la règle, voire,avec De la littérature, des lois de l’histoire. Il faut interroger la littérature et ses évolu-tions – ses progrès, car la thèse proprement polémique du livre de 1800 est bien cellede la perfectibilité littéraire – à partir de ce qu’elle révèle d’une certaine conception dela vie. Celle-ci peut bien constituer, comme chez Rousseau et tous les écrivains quifont l’épreuve de leur solitude dans l’exception (au nombre desquels Madame deStaël), un drame individuel, mais doit aussi être considérée à la lumière d’une histoirede l’esprit humain et de la civilisation où elle apparaît plutôt comme une «formationculturelle» dont les caractéristiques s’expliquent par des phénomènes sociaux, histori-ques, politiques, géographiques, religieux, où l’existence des individus s’articule à unedynamique collective. De là, le sens du titre de 1800 : la littérature ne peut être envisa-gée que «dans ses rapports avec les institutions sociales». Madame de Staël n’écritdonc pas, en 1800, une poétique – elle s’en défend du reste explicitement, renvoyant,non sans malice, ceux qui éprouveraient le besoin d’en lire une, à La Harpe – et moinsencore une «poétique romantique», selon la téméraire formule d’Alexandre Vinet.

7. Essai sur les fictions, ouvr. cité, p. 10.

8. De la littérature considérée…, ouvr. cité, p. 175 et suiv. Le lien mélancolie/philosophie sera denouveau affirmé dans De l’Allemagne. La mélancolie est le trait des littératures du Nord selon Madame deStaël.

9. Madame de Staël, Essai sur les fictions, suivi de De l’influence des passions sur le bonheur desindividus et des nations, Michel Tournier (éd.), Ramsay, 1979, p. 50.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 5: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

22 Florence Lotterie

ROMANTISME no 124 (2004-2)

À partir de la célèbre distinction entre littérature «d’idées» etþlittérature «d’ima-gination», on a longtemps voulu considérer De la littérature comme le lieu de naissan-ce de notre conception moderne du fait littéraire et de son autonomisation par rapportà la philosophie. En réalité, la thèse même de la perfectibilité défendue dans le textesuppose que les progrès de l’imagination sont des progrès philosophiques. Comment com-prendre autrement, par exemple, la réflexion sur l’évolution du genre romanesqueentamée avec l’Essai sur les fictions? Comment serait-il possible de s’interroger,même rapidement, comme le fait De la littérature, sur les conditions de possibilitéd’un nouveau tragique et d’un nouveau comique? Que dire de l’affirmation selonlaquelle « la poésie mélancolique est la poésie la plus d’accord avec la philosophie» 10,étant entendu, comme le veut la thèse de la perfectibilité, qu’il y a une «enfance» del’imagination, à chercher chez les Grecs, à propos desquels Madame de Staël peutécrire que «le genre humain n’avoit pas encore atteint […] l’âge de la mélancolie» 11?

On se propose ici d’explorer le sens «existentiel» que Madame de Staël donne aumot de «philosophie», parce qu’il nous semble être une constante de toutes sesœuvres. On considérera alors que le «philosophique» qui se révèle dans et par le texteproprement littéraire relève de la peinture des «passions», pour autant qu’elles susci-tent un conflit intense entre les revendications de la vie intérieure et la dépendance àl’égard du monde extérieur, que cette dépendance s’appelle amour, préjugés sociaux,ou histoire (les héros aux prises avec l’événement révolutionnaire), etc. Pour la fictionmoderne, on le sait, Madame de Staël a toujours donné la préférence à la représenta-tion des «circonstances privées». Ce qui distingue les Anciens des Modernes, c’est,dès l’Essai sur les fictions, mais aussi De l’influence des passions (1796), ce recentre-ment sur la vie du sentiment, que De la littérature rapporte à une mutation de l’imagi-naire collectif, elle-même déterminée par des facteurs intellectuels, culturels,historiques et géographiques. On verra aussi que la valeur accordée à la place de la vieintérieure relève d’un discours moral et religieux qui insiste de plus en plus sur l’expé-rience du sacrifice dans la vie humaine en général, ce que Madame de Staël appelledans les Réflexions sur le suicide (1813) une éducation par la douleur: on sent ici ceque la «philosophie littéraire» staëlienne doit à la notion de mélancolie. Ce qui change,dans les livres plus tardifs, c’est le statut de cette mélancolie, longtemps rapportée àses conditions d’émergence historico-géographiques (le Nord plutôt que le Midi, lesModernes plutôt que les Anciens, l’épreuve de la Révolution française…), mais devenueen 1813 la marque par excellence de «la destinée religieuse ou philosophique del’homme» 12.

Le terme «philosophie» a des sens variables dans l’œuvre staëlienne. Si l’on partde De l’influence des passions, on constate aussitôt un croisement entre deux acceptions,dont on pourrait dire, bien que la formule soit un peu réductrice, qu’il signale la place«transitionnelle» de Madame de Staël entre Lumières et Romantisme. Dans ce texte etjusqu’à De la littérature inclus, elle est largement redevable à la pensée des Idéolo-gues et à l’influence de Condorcet. Du point de vue «moraliste» qui est le sien en1796, la nécessaire purgation des «passions», dont la Révolution a donné l’effrayantspectacle, passe certes par un travail sur soi, mais aussi par le recours à la philosophieentendue comme science des méthodes, école de précision, de clarté, voire – et elle

10. De la littérature considérée…, ouvr. cité, p. 178.

11. Ibid., p. 87.

12. Madame de Staël, De l’influence des passions, suivi de Réflexions sur le suicide, Chantal Thomas(éd.), Rivages/Poche, coll. «Petite Bibliothèque», 2000, p. 292.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 6: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» 23

ROMANTISME no 124 (2004-2)

songe ici à l’influence des travaux sur les probabilités et la statistique – de «calcul».Nous sommes bien dans le paradigme des Lumières: la passion mortifère, son fanatisme,n’ont de remède que dans l’exercice de la raison. De même que la science politiquedoit aspirer à une «évidence géométrique» 13, la vie morale des individus doit pouvoirfaire l’objet d’une mise en lois. De l’influence des passions rejoint alors un des aspectsdu discours sur la littérature moderne tenu dans l’Essai sur les fictions. Le traité de1796 rêve de trouver la formule d’un universel sensible : les «êtres passionnés» auxquelsil s’adresse explicitement, bien que nécessairement singularisés par la diversité descauses qui engendre chez eux de la douleur, sont censés faire «l’objet des mêmesconsidérations générales» 14. C’est cela qui s’appelle «parler philosophiquement» 15, et c’estégalement ce point de vue philosophique qui doit dominer la fiction romanesque queMadame de Staël appelle de ses vœux en 1795. Car si le romancier est philosophe,c’est en tant qu’il est capable, à travers la variété des conduites humaines, d’éclairerles ressorts implicites des actions, en s’appuyant sur une connaissance neuve du cœurhumain et de ses affections.

L’idée, constante chez Madame de Staël, que le progrès de la littérature accompagnece progrès fondamental de la pensée qu’est le savoir sur la vie intérieure, mais aussi laplace centrale dévolue à la vie de la conscience dans une culture et une société donnée(les deux aspects étant liés), se manifeste d’abord par la référence à l’«analyse» con-dillacienne et à son héritière, la «science de la formation des idées» que Destutt deTracy et Cabanis constituent en discipline au tournant du siècle. Nouvelles règles de lavie de l’esprit humain, dont le romancier de l’âge moderne bénéficie, mais non pas ausens où il devrait écrire une histoire qui serait, à l’image d’un apologue purementdidactique, un exemplum d’une maxime morale ou psychologique. Dans l’Essai sur lesfictions, Madame de Staël critique les «romans philosophiques», dont les contes vol-tairiens fournissent l’illustration. Le défaut de telles productions réside selon elle dansle fait qu’elles sacrifient la vraisemblance de la fable car «dirigeant tous les récits versune idée principale, l’on se dispense même de la vraisemblance dans l’enchaînementdes situations; chaque chapitre est une sorte d’allégorie, dont les événements ne sontjamais que l’image de la maxime qui va suivre» 16. Le regard philosophique du créa-teur ne se manifeste pas par le souci de mettre en images une pensée préalable, maisdans la médiation d’une poétique qui constitue à proprement parler un art romanesque;il se forme et se révèle dans et par le récit. Il s’agit bien de dégager des lois car il faut«qu’on puisse expliquer tout ce qui étonne par un enchaînement de causes morales» 17.C’est en travaillant à l’agencement des situations et des caractères qu’on y parvient, enrenonçant à la facilité caractéristique des fictions «anciennes» basées sur le recours auhasard, à la fatalité, voire aux prodiges du merveilleux, qui apparaissent comme totale-ment arbitraires 18. La thèse sera reprise avec force dans De la littérature : ce qui inté-resse les consciences modernes, c’est le lien entre les actions et la vie du «sentiment»,les difficiles débats intérieurs, la complexité propre aux conflits qui se créent entre lesaspirations de l’individu et les contraintes sociales.

13. Ibid., p. 30.

14. Ibid., p. 29.

15. Ibid., p. 27.

16. Madame de Staël, Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 40.

17. Ibid., p. 29.

18. Ils ne le sont évidemment pas au regard de la culture propre aux sociétés antiques, ainsi que lemontre De la littérature; le décalage n’est ressenti, à distance, que par les lecteurs modernes.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 7: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

24 Florence Lotterie

ROMANTISME no 124 (2004-2)

Le calcul de l’idéologie et les lois de l’«analyse» nous apprennent qu’il existe dessituations telles pour l’individu qu’elles vont entraîner des conséquences régulièrementattestables. Mais l’entrée de cette prévisibilité morale, si l’on peut ainsi s’exprimer,dans l’ordre romanesque, ne signifie nullement que le récit ne laisse aucun rôle aulecteur. Madame de Staël insistera à plusieurs reprises sur le fait que les principesphilosophiques ont quelque chose d’immuable qui ne convient pas à la complexité dela vie humaine 19. L’art du romancier ne consiste donc pas à poser une loi dont ildévelopperait ensuite les conséquences sur le destin d’un personnage, mais plutôt àrendre ambigu, conflictuel, polyphonique le discours de la généralité en l’inscrivantdans les combats propres à une individualité (le héros ou l’héroïne) traverséed’influences contradictoires, comme l’est, par exemple, Corinne dans le roman dumême nom. En faisant le choix de peindre des êtres d’exception et désignés commetels, la fiction staëlienne n’obéira pas seulement à la mise en scène d’un mythepersonnel; elle produira cette incertitude nécessaire au discours littéraire, qui tient à laréfraction critique de tout ce qui est du domaine de l’axiologique, de l’idéologique, dugnomique, de la fixité de la loi, dans un destin individuel. C’est ce que l’Essai sur lesfictions appelle joliment « la morale dramatique» 20. Qu’est-ce que Corinne, de ce pointde vue, sinon une singularité en butte aux contraintes mortifères du « il faut», du «ondoit», de la raideur des maximes morales et sociales – dont elle saisit en toute occasionle danger chez tous les êtres prisonniers de leur propre système culturelþet national 21,voire psychique: Lord Nelvil n’est-il pas bridé par la figure du Père? – et qui s’efforcede poser sa voix propre mais au carrefour de ces discours 22, en vue d’un improbablepoint d’équilibre?

Il y aurait, de ce point de vue, toute une étude à faire sur la récurrence, chezMadame de Staël, des manifestations de dégoût, d’effroi, à l’égard des phrases toutesfaites, des formules morales et philosophiques – ou prétendues telles – applicables entout temps et en tout lieu, au mépris de l’individu. Cette froideur touche particulière-

19. Dans l’Essai sur les fictions, le conte philosophique est critiqué car l’existence ne se dispose jamaisde telle manière qu’elle puisse illustrer un principe: le roman se caractérise par la nuance, l’écart, le conflit(ouvr. cité, p. 43). Dans De la littérature, Madame de Staël reproche aux tragédies des Anciens la forteritualisation des événements autour de la Fatalité, à quoi elle oppose «ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu,d’irrésistible dans les mouvements du cœur» (ouvr. cité, p. 67). En 1810, elle dira, à propos de Schiller dontles ouvrages tirent trop vers l’abstraction philosophique: «La métaphysique est pour ainsi dire la science del’immuable; mais tout ce qui est soumis à la succession du temps ne s’explique que par le mélange des faitset des réflexions» (De l’Allemagne, II, Simone Balayé (éd.), GF-Flammarion, 1967, p. 69).

20. Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 49.

21. Pierre Macherey a justement insisté sur cet aspect de la «philosophie littéraire» staëlienne, quirepose sur l’idée de la productivité des transferts culturels: toute culture (toute littérature, donc) est considé-rée non dans sa spécificité statique, mais à partir de ce qui lui manque spécifiquement et peut être trouvéailleurs. Des personnages comme Oswald ou d’Erfeuil semblent incapables de ce mouvement d’hybridation:ce sont eux qui incarnent le discours monologique à quoi s’affronte Corinne, lieu des mixtions, composite etinstable. Il est difficile d’affirmer, en revanche, avec Yves Ansel, que le roman tout entier est«monologique» («Corinne ou les mésaventures du roman à thèse», Madame de Staël, Corinne ou l’Italie:«L’âme se mêle à tout», SEDES, Société des études romantiques, 1999, p. 17-27).

22. La critique de l’époque avait déjà souligné l’importance de la «mixité» du personnage staëlien.Dans son compte rendu de Corinne, Schlegel définit le roman «romantique» précisément comme celui quise refuse à considérer que le but moral de la fiction (revendiqué, on le sait, par Madame de Staël) supposequ’on en fasse un recueil imagé de règles de conduite ; c’est pourquoi il s’intéresse aux combats de l’amour,c’est-à-dire à «la confrontation de l’enthousiasme idéal et de la réalité prosaïque» (cité dans les Cahiersstaëliens, n° 16, 1973, p. 66). Le romanesque suppose alors une composition spécifique, qui mette en lumiè-re la complexité d’un conflit à plusieurs niveaux, ce qui explique, entre autres, «que le même personnage,dans ses opinions et dans son comportement, ait tantôt tort, tantôt raison sans que cela soit expressémentannoncé au lecteur» (ibid., p. 70).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 8: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» 25

ROMANTISME no 124 (2004-2)

ment les âmes sensibles, dont la caractéristique, comme le souligne pathétiquement Del’influence des passions, est de ne jamais pouvoir y reconnaître leur drame spécifique. Telest le pouvoir philosophique des fictions modernes, précisément, qu’elles donnent àsaisir au lecteur un conflit dans lequel il peut retrouver le secret du sien. La prévisibi-lité dont il a été question plus haut n’est pas ici un préalable de la production roma-nesque, mais un résultat de la lecture: elle est, si paradoxal que cela puisse paraître,l’émergence après-coup de la loi, un prévisible a posteriori. Il s’agit de créer les con-ditions d’un échange sympathique qui n’est possible que parce que la fiction s’attacheà peindre «nos sentiments habituels» 23. Dans le droit fil de l’Éloge de Richardson deDiderot, Madame de Staël indique que le lecteur moderne réclame «les plaisirs atta-chés à craindre ou à prévoir d’après ses propres sentiments» 24. L’éthique de l’écrivain,telle qu’elle s’affirme avec beaucoup de force dans De l’influence des passions et Dela littérature, consiste ici à écouter la différence du lecteur – dans le domaine de lafiction romanesque, cette différence n’est autre que la singularité de toute «âmesensible» et passionnée – et à utiliser cette acuité de perception pour produire unereprésentation littéraire apte à s’adresser à tous. Pour atteindre à l’universel (moral etphilosophique), il faut nouer un dialogue avec le local, le spécifique: n’est-ce pas laclé de toute l’anthropologie culturelle staëlienne? On pourrait la résumer d’un trait parcette belle phrase de De l’Allemagne, livre de la curiosité par excellence: «Ce qu’il ya de plus important pour la conduite de ce monde, c’est d’apprendre les autres, c’est-à-dire de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que nous» 25.

C’est donc à travers la différence que se noue la ressemblance, que se vérifie ceque Madame de Staël affirme partout, à savoir l’unité profonde de la vie sensible,morale et intellectuelle. De l’influence des passions fait directement écho au protocolede lecture sympathique défini dans l’Essai sur les fictions : ce qu’on doit rechercherdans les fictions modernes, c’est «cet attendrissement profond qui naît de la ressem-blance la plus parfaite avec les sentiments qu’on peut éprouver» 26. Mais commentconcilier précisément l’idée qu’il existe des lois générales, susceptibles du discours del’abstraction philosophique, de nos sentiments, avec l’affirmation sans cesse réitéréede la singularité individuelle? On doit ici revenir à De l’influence des passions et à laseconde définition qu’y reçoit le terme de «philosophie». Il désigne non seulement unart du raisonnement, mais aussi, de manière au fond beaucoup plus traditionnelle, uneaptitude au renoncement consistant à «se placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n’en rien attendre» 27. Or, ce renoncement est une nécessitéd’ordre général : le propre de la destinée humaine étant d’aller vers la dégradation et lamort, il faut apprendre à abandonner l’illusion d’un bonheur conquis sur les autres etsur le monde, c’est-à-dire par l’extérieur. La «passion», en 1796, reçoit à cet égardune définition qui renvoie certes à une tradition morale éprouvée, mais correspondaussi à ce «libéralisme du sujet» 28 propre à l’esprit de Coppet: c’est ce qui nous metdans la dépendance d’autre chose que de nos propres facultés et de leur libre exercice 29.

23. Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 39.

24. Ibid., p. 29.

25. Madame de Staël, De l’Allemagne, I, ouvr. cité, p. 140.

26. De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 111.

27. Ibid., p. 206-207.

28. Nous empruntons la formule à Lucien Jaume, L’Individu effacé, Fayard, 1997, p. 25.

29. Le but affiché du livre est « la liberté absolue de l’être moral» (De l’influence des passions…, ouvr.cité, p. 201).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 9: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

26 Florence Lotterie

ROMANTISME no 124 (2004-2)

L’objectif philosophique de Madame de Staël est ici d’éduquer l’individualité passionnéeau désintéressement, c’est-à-dire de l’arracher au caractère personnel de sa souffrance.Il faut donc parler aux individus en tant que tels et entrer en sympathie avec ce quiconstitue leur drame particulier, mais c’est pour mieux les inscrire sous «le joug d’uneloi commune à tous» 30. Comme toujours dans la pensée staëlienne, la place de lasensibilité est tempérée par celle de la raison, de même que la raison est attendrie parla voix du cœur.

De la littérature appelle justement cela la «philosophie sensible» 31, et la relie spé-cifiquement à la modernité littéraire: ce qui intéresse aujourd’hui le lecteur ou le spec-tateur, «c’est la douleur dans ses impressions solitaires, sans appui comme sansespoir; c’est la douleur telle que la nature et la société l’ont faite» 32. La réclamation enfaveur d’une nouvelle mimésis doit être mise en parallèle avec l’analyse socio-histori-que qui gouverne le propos du livre: c’est dans le monde moderne que le conflit entrel’individu et la société constitue une expérience vitale. Autrement dit, il y a des modeshistoriques de la souffrance et de sa gestion. La Révolution française, comme trauma-tisme sans précédent, constitue un de ces modes: elle est une éducation spécifique à ladouleur. Mais son caractère vraiment exemplaire tient à ce qu’elle porte une leçonuniverselle: elle a appris à chacun l’impuissance de la volonté personnelle sur le coursdes événements et la nécessité de s’en déprendre 33. Dans la perspective politique duprogramme de régénération morale – auquel doit contribuer l’écrivain – dont De lalittérature se propose de donner les grandes lignes, il s’agit d’abord d’affranchir lesécrits de toute référence partisane: la littérature est pure des «passions» du momentqui divisent le corps social, de même que le «républicain» est essentiellement désinté-ressé. La règle vaut pour les ouvrages d’imagination: dès 1795, Madame de Staël avaitécarté le genre suspect des fictions «d’allusion», prises dans l’actualité anecdotique.Cette forme de particularisation n’est pas conforme à la vocation philosophique detoute littérature, qui est de tendre au général et à l’universel.

Il s’agit donc aussi de considérer la représentation littéraire du monde comme unpoint de vue en surplomb sur la vérité de la destinée humaine, qui est l’expérience dela douleur. Là-dessus, les Modernes sont supérieurs aux Anciens et le Nord supérieurau Midi, parce que plus philosophiques, c’est-à-dire plus aptes à montrer la souffrancecomme une expérience intérieure. Il ne suffit pourtant pas de dire que la place plusgrande accordée à la vie de la conscience et à ses conflits propres – «progrès» dus àdes facteurs culturels déterminants tels que le rôle accru des femmes et, surtout, lechristianisme – constitue la marque de la philosophie sur la littérature. La subjectiva-tion de la douleur – par opposition aux représentations antiques, qui rattachent lesépreuves des héros à l’action tout extérieure de la Fatalité et des prodiges du mer-veilleux – n’a vraiment de sens que si elle s’accompagne d’un mouvement de déprisedu sujet: l’expérience de la modernité est bien celle de la division entre un «moi»saisi par les injonctions de sa sensibilité et un «soi» qui ne se reconquiert qu’au prix

30. Ibid., p. 218.

31. De la littérature…, ouvr. cité, p. 69.

32. Ibid., p. 65.

33. Idée qu’on trouvera aussi exprimée dans le grand traité non publié de 1798, Des circonstancesactuelles qui peuvent terminer la Révolution et fonder la République en France. En 1796, l’époque de laRévolution est désignée comme celle du nécessaire sacrifice de ses jouissances personnelles, de ses«passions»: c’est «l’époque où s’évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie» (Del’influence des passions…, ouvr. cité, p. 52); autrement dit, l’époque où il faut être philosophe…

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 10: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» 27

ROMANTISME no 124 (2004-2)

de ce que les Réflexions sur le suicide vont appeler un «suicide moral» 34, à savoir, ladécision de sacrifier la revendication passionnelle à une liberté plus grande, celle quiconsiste à ne chercher de ressources qu’en soi-même. On dira que cette revanche del’intériorité est bien plutôt celle du sujet, mais il faut s’entendre: c’est un sujet capablede reconnaître que le monde extérieur ne veut pas se plier à son désir particulier, etque cette forme d’impuissance est une «loi commune» à tous. Aux «êtres passionnés»,aux «infortunés» et aux «cœurs blessés», pour reprendre les formules de Chateaubrianddans l’Essai sur les révolutions, par l’Histoire et la société, l’écrivain accorde certestoute sa sympathie, mais il leur demande de s’arracher à leur idiosyncrasie sensiblepour vivre leur malheur comme un destin universel. Toute littérature qui respirerait larévolte sans solution 35 de cette idiosyncrasie contre les injonctions irrévocables de lavie telle qu’elle est échouerait à remplir sa mission philosophique 36. C’est ce qui conduitMadame de Staël à s’en prendre au héros werthérien ou à tempérer son admirationpour Rousseau par le constat que son œuvre reste imprégnée de la voix parasite de la«personnalité», d’une douleur qui refuse de s’abstraire de sa particularité.

Le rôle de la littérature d’imagination n’est pas, de ce point de vue, différent decelui qui sera dévolu à la littérature d’idées. Si Madame de Staël l’inscrit pleinementdans l’entreprise, proprement politique, de remoralisation des esprits, de lutte contre ledésenchantement, c’est qu’elle accompagne le nécessaire mouvement qui ramène lecalme après la tempête. La fiction est d’abord compensatoire: elle «suspend l’actiondes passions pour y substituer des jouissances indépendantes» 37. Le soulagement estapporté par le spectacle imaginaire de la souffrance d’autrui qu’on peut prendrecomme un «supplément à l’expérience». Dédoublement qui objective, mais ne supprimeévidemment pas la conscience du malheur, comme ne cesse de le dire en maintesoccasions Madame de Staël: «Une sorte de philosophie dans l’esprit indépendante dela nature même du caractère, permet de se juger comme un étranger […] de se regardersouffrir, sans que sa douleur soit allégée par le don de l’observer en soi-même.» 38

L’idéal philosophique n’est pas l’austérité stoïque, et il est bien précisé que la fictionne peut être efficace si elle se mue en traité imagé prônant des modèles d’héroïsmemoral inapplicables; ce qui est philosophique, c’est la mélancolie, autrement dit, lemaintien du sentiment de la perte irréparable (des illusions, de l’amour, du bonheur, del’idéal) au sein même de l’acceptation du sacrifice de soi. Il faut peindre des déchire-ments, et non d’improbables triomphes: condition sine qua non de la séduction tou-chante de la fiction, de son éloquence propre. Il faut toucher, il faut entraîner: cesubstrat émotionnel inséparable de toute fiction interdit moins les discours hétérogènesaux contraintes spécifiques de la mimésis qu’il n’incite à les considérer comme préalablesau travail poétique de la représentation. Ce qui était, à cet égard, déjà dit dans l’Essaisur les fictions se retrouve dans De l’Allemagne :

On a voulu donner plus d’importance à ce genre [le roman] en y mêlant la poésie,l’histoire et la philosophie; il me semble que c’est le dénaturer. Les réflexions morales

34. De l’influence des passions suivi de…, ouvr. cité, p. 282.

35. Le suicide étant, du moins dans le traité de 1813, la formulation extrême de cette révolte sans solution.

36. Le héros staëlien est spécialement sensible à cette impuissance: Corinne sait qu’elle ne peut riencontre les pressions culturelles, sociales, nationales, qui la séparent d’Oswald. Le monde est résolumenthostile à la réalisation des désirs personnels et la passion est impossible à vivre. C’est ainsi que le bonheur,dans De l’influence des passions, apparaît comme «ce qui est impossible en tout genre» (ouvr. cité, p. 31).

37. Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 51. Freud aurait-il mieux dit?

38. De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 174. Nous soulignons.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 11: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

28 Florence Lotterie

ROMANTISME no 124 (2004-2)

et l’éloquence passionnée peuvent trouver place dans les romans; mais l’intérêt dessituations doit toujours être le premier mobile de cette sorte d’écrits, et jamais rien nepeut en tenir lieu. 39þ

Pour remplir véritablement un but moral, la fiction doit cependant se préserver detoute complaisance à l’égard des combats qu’elle met en scène: son «sérieux» consis-te à montrer qu’il n’est pas question de se soustraire à la loi sacrificielle de la «vertu».Là-dessus les Modernes l’emportent encore, du fait même de leur meilleure connais-sance du cœur humain et de leur capacité à en donner les lois :

Les songes, les pressentimens, les oracles, tout ce qui jette dans la vie de l’extraordi-naire, de l’inattendu, ne permet pas de croire au malheur irrévocable. Les situations lesplus funestes ne paroissent jamais sans ressources; on se flatte toujours d’un prodige. Lecalcul des probabilités morales peut souvent présenter un résultat inflexible, tandis quelorsqu’on croit au surnaturel, l’impossible n’existe pas – ainsi l’espoir n’est jamais tota-lement détruit. 40

Le tragique de la condition moderne, qui consiste à se heurter à l’impossible, n’est pasreprésentable dans les termes du merveilleux antique. Le recours au surnaturel n’estpas philosophique: message caractéristique de l’héritage éclairé de la raison critique,mais auquel Madame de Staël donne une portée beaucoup plus large. En effet, si lalittérature se fait éducation au sentiment de l’impossible, si le roman, en particulier,met en scène des impasses individuelles, c’est en vue de leur donner une résolutiondans le renoncement aux intérêts terrestres. La seule liberté que nous ayons, c’est cellede choisir l’élévation au-dessus de nous-mêmes, c’est-à-dire choisir de se soumettre àla loi de l’impossible. La découverte de la philosophie kantienne, autour de 1802,influence durablement Madame de Staël et nourrit l’infléchissement religieux de sapensée tel qu’il se donne à lire dans De l’Allemagne et les Réflexions sur le suicide.L’apport essentiel de la philosophie allemande, pour elle, consiste à donner les moyensà l’homme de s’affranchir des influences du monde extérieur en affirmant la souverai-neté d’une conscience législatrice:

[…] si les circonstances nous créent ce que nous sommes, nous ne pouvons pas nousopposer à leur ascendant; si les objets extérieurs sont la cause de tout ce qui se passedans notre âme, quelle pensée indépendante nous affranchirait de leur influence? […]Car qu’y a-t-il de plus important pour l’homme que de savoir s’il a vraiment la respon-sabilité de ses actions, et dans quel rapport est la puissance de la volonté avec l’empiredes circonstances sur elle? 41

Défendant le principe de l’innéisme moral contre la tradition empiriste des Lumièresfrançaises, Madame de Staël peut alors poser le renoncement à l’intérêt personnel (onreconnaît là une notion centrale du sensualisme façon Helvétius) au profit du devoircomme une décision inspirée par ce qui, en nous, déborde le monde de la sensation:«l’âme» et son immortalité, cette part intérieure spontanément accessible, commetrace de la divinité en nous, au désintéressement, à la générosité, à l’enthousiasme.

Entrer dans un ordre de jouissances étrangères à la satisfaction narcissique, et quirelèvent même de la négation de celle-ci – ou du moins du constat qu’il faut y renoncer– constitue, dans les Réflexions sur le suicide, un cheminement proprement religieux:«Les philosophes du dix-huitième siècle ont appuyé la morale sur les avantages posi-

39. De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 41. Nous soulignons.

40. De la littérature…, ouvr. cité, p. 64.

41. De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 93.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 12: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

Madame de Staël. La littérature comme «philosophie sensible» 29

ROMANTISME no 124 (2004-2)

tifs qu’elle peut procurer dans le monde, et l’ont considérée comme l’intérêt personnelbien entendu. […] Le christianisme, au contraire, place le bonheur avant tout dans lesimpressions qui viennent de la conscience.» 42 C’est pourquoi «la résignation à la desti-née est d’un ordre plus élevé que la révolte contre elle» 43. Ce «suicide moral» investitla parole littéraire: écrire – et c’est vrai dès les Lettres sur Rousseau – c’est d’abord semettre à distance de sa propre expérience sensible, des exigences du moi qui aime etsouffre, d’élans individuels toujours suspects de reconduire le discours dans le particu-lier, le subjectif, la «passion». Le «ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même»de Corinne apparaît à cet égard comme une véritable règle de la poétique staëlienne,comme elle est, dans la réflexion politique qui mène à la construction d’une«littérature républicaine», la garantie de la dignité de l’éloquence.

Tout cela est fort sérieux – on sait, du reste, la défiance staëlienne à l’égard de la«gaieté» en littérature – et l’on serait en droit de se demander comment il est possiblede concilier cette élévation désintéressée avec la nécessité, par ailleurs clairementaffirmée, de l’ébranlement sensible chez le lecteur de fictions. Il faut commencer pardire que la position de Madame de Staël est à cet égard très ambiguë. De l’Allemagnemontre bien – et sans doute est-ce aussi au prorata de l’admiration professée pour unenation de philosophes et de penseurs – que la mission dévolue à la fiction, en tantqu’elle n’est pas censée se substituer au discours philosophique, est partiellementnégative, au sens où il s’agit tout de même de divertissement. La «curiosité vive»qu’elle suscite est un impératif générique: «c’est en vain que l’on voudrait y suppléerpar des digressions spirituelles, l’attente de l’amusement trompée causerait une fatigueinsurmontable» 44. Dans un livre qui célèbre la puissance de la méditation et des idéesmétaphysiques, le roman redevient assez logiquement le genre frivole que dénonçaitencore comme tel le XVIIIe siècle, susceptible de «faciles lectures» 45. On ne s’étonneradonc pas que Madame de Staël retrouve ainsi la condamnation rousseauiste de ceslivres qui renseignent trop bien sur les passions intimes: les romans «nous ont tropappris sur ce qu’il y a de plus secret dans les sentiments» 46. On pourrait relier lacritique de cette indiscrétion du romanesque à celle de l’expression d’un trop-plein desubjectivité. D’une façon générale, parler de soi, entrer dans l’intimité lyrique ne vapas de soi chez Madame de Staël; elle oscille entre la nécessité, pour la littérature,d’exprimer la sensibilité souffrante et une sorte d’éthique de la retenue, du fait que lavoix de l’écrivain doit entrer dans l’universel, vraie marque de la philosophie.

De même que l’individu est appelé à sublimer sa douleur en la rattachant à unehumaine condition qui doit le conduire à intégrer les valeurs du devoir et du sacrifice,c’est-à-dire, aussi, à faire taire en lui la part trop grande de l’«imagination» – qui estalors une faculté trompeuse, torturante, par laquelle l’être passionné entre dans le délire,comme il est arrivé à Rousseau 47 – au profit d’un difficile principe de réalité, l’œuvre

42. De l’influence des passions suivi de…, ouvr. cité, p. 279. Ce reflux sur soi implique solitude, etdifficile exercice de la liberté dans cette solitude même du libre-arbitre, comme le disait déjà De lalittérature : «La religion chrétienne, la plus philosophique de toutes, est celle qui livre le plus l’homme à lui-même.» (ouvr. cité, p. 184)

43. Ibid., p. 257.

44. De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 41.

45. Loc. cit.

46. Ibid., p. 42.

47. Procès qui court des Lettres de 1788 au chapitre «De la douleur» dans De l’Allemagne. De même,c’est une «effervescence d’imagination» qui a dû inspirer à Goethe l’apologie enthousiaste du suicide dansWerther (De l’Allemagne, ouvr. cité, p. 42).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod

Page 13: Florence Lotterie Madame de Staël. La Littérature Comme «Philosophie Sensible»

30 Florence Lotterie

ROMANTISME no 124 (2004-2)

littéraire dite précisément d’imagination devra donc se garder de l’excès d’effusion etde pathétique. De l’Allemagne fait ainsi le procès d’une certaine représentation de lasensibilité outrée, qu’un néologisme du temps permet alors d’appeler «sensiblerie» 48,dans un chapitre significativement intitulé «De la disposition romanesque dans lesaffections du cœur». On y voit un écrivain très à l’écoute du phénomène d’usure desmotifs littéraires, sensible à l’épuisement du lieu commun: «De là cet enthousiasmeobligé pour la lune, les forêts, la campagne et la solitude; de là ces maux de nerfs, cessons de voix maniérés, ces regards qui veulent être vus, tout cet appareil enfin de lasensibilité, que dédaignent les âmes fortes et sincères.» 49 Il n’est pas indifférent pournotre propos de signaler que cette charge ne se trouve pas dans la partie consacrée à lalittérature allemande, mais bien dans celle qui s’occupe de «la philosophie et lamorale»… Les «âmes fortes et sincères» sont vraiment philosophes, elles qui ne sesoucient plus de se dire sur le mode de l’auto-complaisance et du factice. La créationlittéraire est du domaine du vrai parce qu’elle se tient au point d’équilibre d’impératifscontradictoires: la raison (toujours trop sèche) et la passion (toujours trop vive), laréalité (souvent insupportable) et l’imaginaire (parfois délirant), la souffrance (incon-tournable) et le mouvement qui la surmonte, le factice et l’authentique.

Dans le regard qu’elle porte sur la littérature allemande, Madame de Staël met bienen perspective cette logique antagonique. Si les Allemands sont philosophes, c’estencore trop souvent comme des êtres «à imagination», dont la méditation, concentréesur elle-même faute de s’alimenter dans une société politiquement mûre – où les idéespourraient participer de la vie publique – se perd parfois dans l’excès spéculatif; etc’est aussi de cette tendance à ignorer le réel que souffrent parfois les ouvrages d’ima-gination. À l’autre extrême, la littérature peut être excessivement marquée par le soucide «faire effet» 50, et cette facticité lui fait perdre alors la puissance d’entraînement auxgrandes choses et aux idées élevées qui est le propre des œuvres «sincères», c’est-à-dire, dans l’optique staëlienne, soucieuses d’utilité, écrites à l’horizon désintéressé dubien commun. Dans les deux cas, on voit bien ce que commande l’esprit philosophiqueselon Madame de Staël: la capacité de l’écrivain, qu’il s’occupe d’idées, de poésie oude fiction, à sortir de soi-même, à entrer dans une communication délivrée de l’enfer-mement dans un idiolecte, que ce soit celui de la sensibilité trop individuelle, de laculture nationale, d’une période historique désignée comme norme du «goût»: marchentainsi d’un même pas, dans l’énoncé de l’exigence littéraire, l’appel à une éthiquesacrificielle et le double programme romantique d’un nécessaire échange entres leslittératures européennes et d’un rejet de l’imitation stérile du passé.

(Strasbourg II)

48. Rappelons qu’on trouve le terme dans le Nouveau Paris (1799) et dans la Néologie (1801) deMercier.

49. De l’Allemagne, ouvr. cité, p. 213.

50. C’est ce que De la littérature reproche à la littérature inscrite dans le cadre aristocratique curial,celle du «siècle de Louis XIV».

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

16/

11/2

015

06h5

0. ©

Arm

and

Col

in /

Dun

od D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Université de P

aris 12 - - 193.48.143.25 - 16/11/2015 06h50. © A

rmand C

olin / Dunod