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MADAME DE STAËL

DELPHINE I

Notes, chronologie et bibliographie par

Béatrice DIDIER

GF Flammarion

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© Flammarion, 2000, pour cette édition.ISBN : 978-2-0807-1099-4

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PRÉSENTATION

De 1800 à 1802, Paris-Coppet

De Coppet où elle réside, Mme de Staël revient à Parisavec Benjamin Constant qui l’a rejointe en route, le9 novembre 1799, au moment du coup d’État du18 brumaire, mais son voyage a été décidé bien avant cesévénements. Comme beaucoup de Français cependant, ellemet de grands espoirs en Bonaparte. Son père lui écrit avecune certaine ironie :

Tu me peins avec des couleurs les plus animées la joie deParis et la part que tu prends à la gloire et au pouvoir deton héros. Je souhaite et j’espère que votre contentement àtous se soutiendra 1.Vite elle va déchanter. Benjamin Constant est nommé

membre du Tribunat mais, dès le 5 janvier 1800, il pro-voque l’irritation de Bonaparte en s’opposant à quelquesarticles d’un projet de loi. Du 12 ou 13 janvier au débutfévrier, Mme de Staël doit s’exiler à Saint-Ouen. Ellerevient à Paris pour achever et faire publier De la littéra-ture, qui paraît fin avril 1800 et connaît un grand succès,mais lui suscite aussi de vives animosités de la part desmilieux conservateurs et de Bonaparte qui veut remettre àl’honneur à la fois le classicisme littéraire et le catholi-cisme.

1. Mme de Staël, Correspondance générale, éd. B. Jasinski, 6 vol.,Klincksiech, 1960, t. IV, 1, p. 246 (désormais : Corr.). Malheureuse-ment cette lettre de Mme de Staël à laquelle Necker répond est per-due.

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8 DELPHINE 1

Lancée dans la carrière littéraire et passionnée par l’écri-ture, Mme de Staël ne va pas s’en tenir là. Elle écrit le27 avril 1800 (7 floréal an VIII) à C.G. Brinkman :

Quant à moi, je vais faire un roman cet été. Après avoirprouvé que j’avais l’esprit sérieux, il faut s’il se peut tâcherde le faire oublier, et populariser ma réputation auprès desfemmes. Après nous verrons si l’on peut risquer le théâtre.Vous voyez que je fais des projets qui supposent de la vie,et qui sait si l’on aura, si l’on voudra de la vie 2 ?La création chez Mme de Staël est faite de ces alternances,

nous ne dirons pas du sérieux et du frivole, car elle-mêmecroit au sérieux du roman, mais de la critique et de la fiction.Après De la littérature, après Delphine, elle mettra en route leprojet de De l’Allemagne, interrompu par Corinne et reprisensuite. Autre élément de cette déclaration : le désir de sefaire connaître par un plus vaste public. Le roman permet de« faire du bruit », pour reprendre l’expression qu’auraitemployée Laclos expliquant son projet d’écrire Les Liaisonsdangereuses. Mme de Staël a toujours été soucieuse de sapublicité… Enfin, elle reprend cette idée si fréquemmentexprimée, dans la préface de La Nouvelle Héloïse et ailleurs, etque confirment les études des historiens du livre : ce sont lesfemmes qui font le succès d’un roman. Parce qu’elle estfemme et qu’elle s’adresse surtout à des femmes, Mme deStaël entend mettre en évidence les problèmes de la condi-tion féminine. Cependant le projet s’étoffera, comme nous leverrons.

Mme de Staël n’a pas laissé beaucoup de confidences surla genèse de ses œuvres. Quelques brèves notations dans lacorrespondance ; elle n’y révèle guère les arcanes de la créa-tion littéraire, elle se montre discrète sur ce point, commebeaucoup d’écrivains, et peut-être encore davantage quandelles sont femmes – la même remarque s’impose pour GeorgeSand. On n’en recueillera que plus soigneusement les indica-tions, finalement assez nombreuses, même si elles sontténues, que fournit la correspondance : on y trouve despoints de repère et une chronologie de la rédaction. En mai,Mme de Staël a quitté Paris pour retourner en Suisse, àCoppet, où le Premier consul vient de rencontrer Necker,avant de prendre la direction de l’armée d’Italie. Mme deStaël peut donc alors espérer que l’attitude de Bonaparte lui

2. Corr., t. IV, 1, p. 268.

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PRÉSENTATION 9

sera plus favorable. Le 4 juillet 1800, elle écrit au publicisteJ.M. de Gerando :

J’ai à répondre à tant de lettres sur mon ouvrage (surtoutles Allemands) que cela prend la moitié de ma vie. Je veuxcependant continuer mon roman. J’espère qu’il plaira àAnnette : je la reconnais pour juge des sentiments vifs etdélicats, dans quelque situation que je les place. Dites àMathieu, je vous en prie, que j’ai changé presque entière-ment ce qui lui déplaisait de mon plan ; il faudra bien qu’illise au moins ce roman-là 3.Mathieu de Montmorency, son ami très catholique, a dû

émettre des objections morales, mais l’on ne sait pas exacte-ment ce qu’ont été alors ces corrections ; le suicide de Del-phine sera maintenu dans l’édition de 1802. Il s’agissaitdonc d’une autre modification. En juillet, Mme de Staël etNecker ont reçu à Coppet un vieil ami, Meister, qui serasouvent consulté, comme on va le voir, au cours de larédaction de Delphine. Dans la deuxième quinzaine dejuillet et pendant le mois d’août, Mme de Staël travaille àune seconde édition de De la littérature. En septembre, elleremet le roman sur le chantier. À Mme Pastoret, son amie,le 10 septembre :

Je continue mon roman, et il est devenu l’histoire de la des-tinée des femmes présentée sous divers rapports 4.On retiendra le « il est devenu », qui tendrait à faire penser

que ce n’était peut-être pas là l’intention première deMme de Staël. À Claude Hochet, ami de Benjamin Constantet de Mme de Staël, le 1er octobre 1800 :

Je continue mon roman. Il sera fait dans un an, à ce que jecrois. Il n’y aura pas un mot de politique, quoiqu’il sepasse dans les dernières années de la Révolution. Quedira-t-on de cette abstinence ? Il n’y a plus rien à dire surtoutes ces questions : chaque parti a tué la sienne. Il n’y aplus rien de généreux ni de pur à recueillir ; il faut se tairedès que l’on ne sent plus en soi l’exaltation, et la mienneest finie sur toutes ces idées-là. Reste encore le plaisir defaire des mémoires, et si je vis et que je les écrive, ce seraselon moi un ouvrage très piquant 5.

3. Corr., t. IV, 1, p. 290.4. Corr., t. IV, 1, p. 322.5. Corr., t. IV, 1, p. 326-327.

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Les Considérations sur la Révolution française seront écriteset paraîtront bien plus tard ; on voit cependant comment leprojet de les écrire est lié en quelque sorte à un certain refou-lement du politique dans Delphine, refoulement qui n’est pasdû seulement à la prudence, mais à un certain désenchante-ment. Mme de Staël séjourne à Paris pendant toute cette éla-boration du roman. Delphine est née de Paris, de la connais-sance de la société parisienne, même si la rédaction sepoursuivra davantage dans le calme relatif de Coppet.

La deuxième édition de De la littérature paraît ennovembre 1800 ; Mme de Staël y apporte une réponse à uncertain nombre d’attaques qu’avait provoquées la premièreédition, en particulier de la part de Fontanes, ami de Cha-teaubriand et animateur au Mercure de France d’un mouve-ment de restauration religieuse. Cette deuxième édition estvite épuisée et suscite de nouveau des polémiques, en parti-culier autour de la question de la perfectibilité défendue parles tenants de la philosophie des Lumières. Le 15 décembre1800, Mme de Staël quitte Coppet pour Paris avec son filsaîné Auguste, laissant, non sans regret, son père, son filsAlbert et sa fille Albertine. À Paris, sa situation mondaines’est nettement améliorée alors que, l’hiver précédent, elleavait reçu des affronts (ainsi lors du bal que Mme de Mon-tesson avait donné en l’honneur du Premier consul), affrontsdont Delphine gardera le souvenir. L’hiver 1800-1801, sonsalon est brillant, mais elle souffre de sentir que sa liaisonavec Benjamin Constant se distend. La situation politiquel’inquiète de plus en plus. Elle fait plusieurs séjours chezJoseph Bonaparte à Mortfontaine, espérant que ces relationsd’amitié lui vaudront une certaine tolérance de la part deNapoléon, mais elle demeure fidèle à l’idéal de liberté de1789 et réprouve l’autoritarisme croissant du Premier consulque sa résistance irrite. En mai, elle quitte Paris en compa-gnie de Benjamin Constant ; ils font une halte au château deLagrange chez les La Fayette, puis Mme de Staël se dirige versCoppet, tandis que Benjamin Constant regagne Luzarches,puis Paris. Fin mai, elle arrive à Coppet où elle restera jusqu’àla mi-octobre, et où elle travaille à Delphine, à en croire unelettre à Hochet du 11 juin 1801 :

J’écris mon roman avec zèle ; il sera publié quand je quit-terai Paris l’année prochaine, mais en vérité il faut presquede la hardiesse pour rester dans une ville où l’on lit unroman de vous. Les idées générales vous entourent d’une

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sorte de nuage, mais laisser lire au fond de son cœur, c’esteffrayant 6.Autre témoignage, le 27 juin, dans une lettre à Mme Pas-

toret :

Je vis depuis un mois dans la solitude […] je travaille à monroman avec une véritable ardeur 7.On peut repérer à quel moment de la rédaction elle en est,

lorsqu’on lit une lettre de l’été 1801 à Henri Meister, sonami, directeur de La Correspondance littéraire ; elle luidemande de lui donner

les renseignements les plus détaillés qu’il pourra sur uncouvent, ou chapitre, où l’on fait des vœux, qui doit être àSickinger – quelque nom de ce genre – sur les frontières deSuisse. Le noviciat est-il long dans cet ordre ? Un évêquepourrait-il en dispenser ? […] Tous les détails que je pour-rais savoir sur les règlements de cet ordre, la liberté qu’illaisse, son histoire, qui l’a fondé, le livre où on en parle, meseraient tous utiles 8.Elle est donc en train d’écrire le séjour de Delphine au

couvent et le moment où ses vœux sont accélérés parMme de Ternan. La situation géographique du couvent etson nom vont changer : le couvent de Seckingen se trouvesur une petite île du Rhin entre Bâle et Schaffhouse 9. Dans larédaction, Mme de Staël renoncera à cette situation insulaire,pourtant pittoresque. À Juliette Récamier, dont elle a fait laconnaissance pendant l’hiver précédent et dont la beauté lafascine, elle écrit, le 9 septembre :

Vous qui êtes l’héroïne de tous les sentiments, vous êtesexposée aux grands événements dont on fait les tragédieset les romans. Le mien s’avance au pied des Alpes ; j’espèreque vous le lirez avec intérêt. Je me plais assez à cetteoccupation 10.Elle semble satisfaite de son rythme de travail :

J’ai beaucoup travaillé. Je crois que mon roman sera finidans six mois, mais quoique j’aie été assez contente demon talent, mon âme et ma santé étaient dans une mau-

6. Corr., t. IV, 2, p. 383.7. Corr., t. IV, 2, p. 385.8. Corr., t. IV, 2, p. 397-398.9. Corr., t. IV, 2, p. 397, n.10. Corr., t. IV, 2, p. 403.

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vaise disposition : je me sentais près de ce qu’on appelle lespleen […]. La solitude fatigue le cœur 11.Dans une lettre à la femme de lettres Frédérike Brun,

écrite de Coppet, le 17 octobre 1801, elle évoque MarieStuart de Schiller « dont le premier couplet est ravissant 12 »,et elle s’inspire justement de Marie Stuart pour écrire lesregrets de Delphine quittant la France 13. Le 23 octobre, elles’occupe toujours de l’épisode du couvent et se retourneencore vers Meister qui lui aurait conseillé le couvent duParadis plutôt que celui de Seckingen. Est-ce le nom qui, parantiphrase, la séduit ?

Je vous importune encore pour cette abbaye du Paradis.Dans quel livre en trouverai-je une description, ou àquelle personne m’adresser pour en avoir une ? Avez-vous aussi l’idée d’un livre qui m’apprît les cas où l’onexempte de noviciat ? Enfin, vous savez ce qu’il faut devérité dans un roman : je vous en prie, fournissez-la-moi.J’ai adhéré à toutes vos critiques, et cela va mieuxd’autant.Visiblement, elle a besoin de plus de renseignements

quand il s’agit de décrire un couvent suisse que lorsqu’ellepeint la société parisienne qu’elle connaît parfaitement. Par-lant ensuite d’un roman que Meister est en train d’écrire, elleénonce ce précepte valable aussi pour Delphine :

Il ne faut pas que l’on puisse jamais expliquer le triomphede la vertu par la faiblesse de la passion 14.En novembre, elle se remet en route pour Paris en compa-

gnie de son fils Albert et de ses cousins Necker de Saussure.Elle emporte avec elle le roman presque achevé. Cri de vic-toire, le 13 décembre 1801, dans une lettre à C.G. Gerlach,le précepteur de ses enfants : « j’achève mon roman » ; maiselle est « abîmée de visites 15 », et l’on peut penser que l’essen-tiel du travail a été fait à Coppet. En 1802, Mme de Staëls’occupe de l’impression et de l’éditeur : le 8 janvier, elle écrità C.G Gerlach :

11. Corr., t. IV, 2, p. 409.12. Corr., t. IV, 2, p. 417-418.13. Delphine, cinquième partie, fragment V, t. II, p. 143 (les réfé-

rences à Delphine sont empruntées à cette édition).14. Corr., t. IV, 2, p. 421.15. Corr., t. IV, 2, p. 442.

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PRÉSENTATION 13

J’ai quelque idée de faire imprimer mon roman à Genève.Sachez un peu de Paschoud, je vous prie, ce qu’il donne-rait, à combien d’exemplaires il le tirerait, etc. ; mais quetoutes ces questions soient de vous et n’aient pas l’aird’être de moi, ce serait m’engager 16.

Le 11 février, elle hésite encore :

J’hésite beaucoup pour l’impression de mon roman àGenève, ou Paris en recevant les épreuves par la poste 17.

En février 1802, Constant a été exclu du Tribunat. Le18 avril, une fête à Notre-Dame célèbre le Concordat :Mme de Staël ne peut plus se faire aucune illusion sur ladirection que prend le pouvoir de Napoléon Bonaparte. Elleest fort occupée, d’autre part, par le règlement des dettes deM. de Staël et s’en plaint :

Je ne vois que des créanciers et je ne fais que des comptesdepuis dix jours. C’est un mauvais exercice pour acheverun roman qui doit être publié dans quelques mois 18.

Elle décide de regagner Coppet avec Albert et M. de Staëlqui est très malade. Après avoir essayé de remettre en ordrela situation financière de son mari et obtenu une séparation,elle est prise de pitié pour lui et le soigne dans ces derniersjours ; un grand sentiment de tristesse l’envahit lorsqu’elleentreprend ce voyage :

Aucun voyage ne m’a paru si triste […]. Je ne conserved’ailleurs de cet hiver que des souvenirs pénibles […]. Jeferai imprimer mon roman à Genève. Je vais tâcher demettre beaucoup d’intérêt à ma gloire d’auteur : l’amour-propre ne guérit-il pas de l’amour de la patrie ? confie-t-elle à Claude Fauriel 19.

Sinistre voyage en effet, M. de Staël meurt en route, dansla nuit du 8 au 9 mai, et le jeune Gerlach décède une semaineaprès son arrivée à Coppet. Mme de Staël est gravementaffectée par ces morts répétées. La tonalité de la fin duroman en ressent-elle l’effet ? Il n’est pas encore achevé toutà fait, et elle écrit à Meister le 3 juin qu’elle va l’imprimer,mais qu’elle lui demandera « encore quelques renseigne-

16. Corr., t. IV, 2, p. 460.17. Corr., t. IV, 2, p. 464, lettre à Gerlach.18. Corr., t. IV, 2, p. 494, lettre à Dupont de Nemours,

25 avril 1802.19. Corr., t. IV, 2, p. 490-491, lettre du 24 février 1802.

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ments sur l’abbaye du Paradis 20 ». Elle songe déjà à faire tra-duire son roman en allemand. Humboldt lui recommandeSchweighauser, mais le 3 juillet elle écrit à ce dernier :

Vous avez bien fait de renoncer à traduire mon roman 21.Doute-t-elle de ses capacités ou lui conseille-t-elle plutôt

de se consacrer à ses propres écrits ? La lettre n’en dit pasdavantage. Elle écrit encore à Hochet autour du 22 juillet :

Je suis bien aise de vous dire, à présent que mon humeurest passée, que j’ai adhéré à presque toutes vos petitescroix, et que vous trouverez mon roman très embelli. J’ensuis assez contente. Je veux changer quelque chose à lafin. Mon père dit que cette manière de recevoir le coup àla place de Léonce suppose trop d’adresse dans les mou-vements et peut passer pour invraisemblable : qu’enpensez-vous ? Vous avez encore le temps de me dire votreavis 22.Les derniers chapitres ne sont donc pas encore chez

l’imprimeur : en tout cas, l’étude de l’avant-texte confirmel’existence de ce coup reçu par Delphine à la place deLéonce avec une adresse effectivement peu vraisemblable ;cette lettre montre aussi combien Mme de Staël prenaitvolontiers conseil de ses amis et de sa famille et se soumettaità leurs critiques. Le 4 août 1802, écrivant à Meister, elle luidéclare :

Je mets sur votre conscience le quatrième volume de monroman. Il y a l’abbaye du Paradis près de Schaffhouse, surune rivière qui se jette dans le Rhin à quelques lieues deLindau, car il me faut une ville autrichienne où l’on puissealler et revenir dans le même jour. Il y aura des chanoi-nesses religieuses établies là. Si l’on me conteste un mot detout cela, je vous dénonce, je vous en avertis ; pensez-y, ilest encore temps 23.L’impression commence donc à Genève, chez Paschoud.

Une lettre à Mme Pastoret nous apprend les démêlés deMme de Staël avec cet éditeur :

Je fais imprimer ce roman que vous protégerez. Vous vousamuseriez des billets que je reçois de mon libraire deGenève : il me propose toujours quand je supprime une

20. Corr., t. IV, 2, p. 510.21. Corr., t. IV, 2, p. 523.22. Corr., t. IV, 2, p. 534.23. Corr., t. IV, 2, p. 543.

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PRÉSENTATION 15

phrase d’en mettre une autre à la place qui ait le mêmenombre de mots et, s’il est possible, ajoute-t-il, des mots dela même longueur. Comment le naturel se trouverait-il deces acrostiches pour l’imprimerie 24 ?Assez mécontente de Paschoud, elle est entrée en contact

avec l’éditeur parisien Maradan et lui écrit le 28 août :Vous aurez par le prochain courrier, Monsieur, la pre-mière partie de mon roman imprimée. Il y en aura six àpeu près de la même grandeur, ce qui rend absolumentnécessaire qu’il n’y ait que trois volumes.La division en quatre volumes, essayée à Genève, est mau-

vaise.Six parties en trois volumes sont une division régulière.[…] Je tiens absolument à ce que l’édition de Paris, qui serala plus belle et la plus correcte, soit en trois volumes.Elle n’envoie pas encore à Maradan la préface et constate :Vous verrez que j’ai fait un assez grand nombre de correc-tions sur l’imprimé.Elle voudrait des pages plus pleines que celles de l’édition

Paschoud.Je n’aime pas qu’on soit obligé de tourner si souvent lapage 25.Elle insiste encore dans une autre lettre : elle ne veut pas

d’une édition en six volumes qui correspondraient aux sixparties ; les petits volumes ne font pas sérieux :

Faites-moi trois volumes qui ressemblent le plus à l’in-octavo. Mettez si vous voulez Delphine en haut des pagescomme titre. Je vous enverrai le titre, l’épigraphe et la pré-face tout à la fin 26.Hésitait-elle pour le titre ? Aurait-elle songé à un sous-

titre, comme elle le fera pour Corinne, mais qui eût été plusembarrassant à trouver ? On voit donc le soin avec lequelMme de Staël veille à cette édition de Paris pour laquelle laversion imprimée de Genève sert, en quelque sorte,d’épreuves. En décembre 1802 paraissent à peu prèssimultanément l’édition de Genève, chez Paschoud, enquatre volumes, et celle de Paris, chez Maradan, en troisvolumes. Le mois d’août précédent, la publication des

24. Corr., t. IV, 2, p. 528.25. Corr., t. IV, 2, p. 549-550.26. Corr., t. IV, 2, p. 558.

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Dernières Vues de politique et de finance de Necker a accru lafureur de Bonaparte contre Mme de Staël : aussi ses amislui conseillent-ils de remettre à plus tard son voyage àParis. Effectivement, en février 1803, le Premier consulordonnera au ministre de la Justice de ne pas laisserMme de Staël s’approcher de Paris et de la faire reconduireà la frontière si elle tentait le voyage.

L’avant-texte

On ne possède pas d’esquisses de scénarios, pas de planspréalables. À partir de cette absence on peut formuler deuxhypothèses : ou bien qu’ils ont disparu, ont été jetés, ou bienqu’ils sont jalousement gardés dans des collections privées ;ou encore qu’ils n’ont pas existé, ce qui serait peut-être tropradical : plus vraisemblablement, ils auraient été réduits.Mme de Staël possède le don d’improvisation, elle se lancedans la rédaction avec un support assez succinct. Faire desplans à l’avance la paralyse-t-elle comme Stendhal ?

Laissons les hypothèses. En tout cas, la magnifique édi-tion génétique qu’ont donnée Simone Balayé et LuciaOmacini, chez Droz, permet de voir que si Mme de Staëlécrit vite, elle corrige, reprend son texte. On ne possède pasde scénarios ni de plans, mais on a de nombreuxbrouillons : des fragments des première et deuxième par-ties, deux versions des cinquième et sixième parties, sansoublier les épreuves de l’édition Paschoud qui servent àl’auteur pour améliorer l’édition Maradan. L. Omacini amontré qu’il existe même dans certains cas jusqu’à cinqversions manuscrites. Il y a quatre dénouements différents :deux nous sont connus par les brouillons, le troisième estcelui qui a été choisi pour l’édition (exécution de Léonce etsuicide de Delphine), une quatrième version a été publiéepar le fils de Mme de Staël dans les Œuvres complètes 27.

L’étude minutieuse de L. Omacini permet de bien mettreen lumière un certain nombre de phénomènes, à commencerpar celui de l’amplification : la première version devait êtreplus succincte.

27. Cette dernière version du dénouement figure à la fin dutome II de notre édition, p. 341.

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PRÉSENTATION 17

De même que la matière se dilate par l’inclusion de grandsblocs narratifs, de même la phrase s’allonge sous l’impul-sion de grands et de petits rajouts 28.

Mme de Staël a tendance aussi à atténuer les marques desa subjectivité et à gommer des allusions trop précises auxévénements, en sorte que :

Le potentiel idéologique du texte s’accroît à mesure quel’instance personnelle et son contexte événementiel atté-nuent leur présence 29.

« Refoulement de l’instance subjective », « atténuationévénementielle » « constituent les deux lignes de force du tra-vail génétique 30 ». La conclusion fait saillir soudain dans saviolence tout ce refoulé de l’événementiel révolutionnaire.

Sur bien des points, Mme de Staël a substitué – et l’on s’enréjouit pour l’intensité dramatique du texte – aux discussionsthéoriques que contenait l’avant-texte, des actions. Elle a deplus en plus développé les ressources de la polyphoniequ’offre le roman épistolaire, en multipliant les points devue. Et L. Omacini conclut :

Delphine – première version – a frôlé le danger du confor-misme sur le plan des contenus et des formes 31.

Tout le travail qu’a opéré Mme de Staël sur son texte l’afait s’écarter de ce conformisme pour créer une œuvre vrai-ment neuve.

Nos notes, pour lesquelles l’édition de S. Balayé etL. Omacini nous a été infiniment utile, permettront de voirplus en détail le travail du texte. Si l’on désire avoir des ren-seignements supplémentaires, on se reportera donc à cetteédition établie à partir des manuscrits provenant des archivesde Coppet mises à disposition par le comte d’Haussonville.On y trouvera reproduits intégralement ces fragments despremière et deuxième parties, cette cinquième et cettesixième partie en deux versions successives, parfois assez dif-férentes. On voit, en consultant l’avant-texte de la premièrepartie, comment le premier état était plus court, ainsi com-

28. L. Omacini, « La genèse de Delphine ou l’“autre du texte” »,Sortir de la Révolution, Presses universitaires de Vincennes, Manus-crits modernes, 1994, p. 115 sq.

29. Ibid.30. Ibid.31. Ibid., p. 124.

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ment une lettre de Léonce à M. Barton sur les jours qui ontprécédé et suivi son mariage va donner lieu dans la versiondéfinitive aux lettres XXIX à XXXVIII 32. On constateraaussi, en particulier dans la deuxième partie, comment deslettres ont été interverties ; tous les personnages principauxsont déjà en place alors, sauf Valorbe ; ensuite, Mme de Staëla opéré « une diffraction d’énoncés initialement tropconcentrés » :

C’est la structure même du roman épistolaire, plus savam-ment employée, qui finit par l’emporter sur le récitsingulier 33.Les deux versions intégrales des cinquième et sixième par-

ties offrent une mine d’informations sur le travail de Mme deStaël. Les caractères s’affirment d’une version à une autre.Ainsi dans le premier état de l’avant-texte, Mme de Ternanest seulement « un peu parente » de Mme de Mondoville etson rôle est moins funeste. On peut voir aussi une évolutiondu goût de Mme de Staël : dans le premier état de la cin-quième partie, le récit des derniers moments de M. deLineuil (nom que porte alors Valorbe) relèvent d’une esthé-tique « gothique » directement issue du roman noir ; la ver-sion imprimée sera plus sobre. L’analyse du deuxième état dela cinquième partie permet de voir déjà le travail de l’auto-censure du politique 34 ; la suppression du mot « politique »lui-même dans l’épisode de l’embûche dressée par Lineuilconstitue comme un signe. Un personnage apparaît, M. deMontalte, cousin et confident de Lineuil-Valorbe ; Mme deMondoville prend une part plus active que précédemmentdans l’intrigue.

La sixième partie a été l’objet de beaucoup de remanie-ments. L’histoire de Mme de Cernin (qui s’appelleraMme de Cerlebe dans la version imprimée) est un peudifférente : initialement c’était son mari qui la décidait à seretirer au bord du lac de Zurich tandis que, dans la versionfinale, ce sera son père. On assiste encore ici, entre l’avant-texte et l’édition, à ce que L. Omacini appelle fort justement« une dépolitisation de surface 35 » et aussi à un « estompage

32. Delphine, éd. S. Balayé et L. Omacini, Genève, Droz, 1987-1990, 2 vol., t. II, p. 70 (désormais : éd. Droz).

33. Éd. Droz, t. II, p. 77.34. Éd. Droz, t. II, p. 92.35. Éd. Droz, t. II, p. 97-98.

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psychologique 36 » : le bonheur de Léonce après son veuvagese fait plus discret. Un élément qui n’était pas indispensableà l’intrigue (Léonce, en arrivant dans le parc de Mme deCernin, sauve Isore qui se noie) est supprimé ; ensuitel’intrigue semble « avoir jailli comme de source sous la plumede l’auteur ; pour la forme, en revanche, elle a dû êtrereplacée sur le métier 37 ». Mais la fin du roman manifestera,dans l’avant-texte, la présence d’autres possibles narratifs. Laconclusion est rédigée, dans l’avant-texte comme dans la ver-sion imprimée, sous forme de récit fait à partir d’élémentsfournis par « Mylord Gaston » (futur M. de Serbellane). Deséléments descriptifs lors du voyage de Delphine à larecherche de Léonce ont été supprimés par Mme de Staëlpour l’édition, probablement parce qu’ils ralentissaientl’action. Le juge devant qui Delphine plaide la cause deLéonce était plus caricatural dans l’avant-texte. Dans lesdeux états de l’avant-texte, Delphine mourait en se précipi-tant contre Léonce au moment où la balle allait l’atteindre : lacorrespondance nous a appris que les objections de Neckeront été déterminantes dans les transformations opérées surles conditions du suicide de Delphine dans le texte imprimé.La mort de Lebensei et de sa femme dans l’avant-texte étaitégalement très différente 38.

On peut donc suivre de façon précise le travail de Mme deStaël, même si l’on regrette que l’avant-texte des troisième etquatrième parties ait disparu ; tout ce que nous présenteL. Omacini est déjà amplement suffisant pour comprendrel’énorme travail qu’a accompli Mme de Staël et dans quelsens elle a travaillé.

Lectures et expériences

On écrit avec des livres, plus encore qu’avec son expé-rience personnelle. Ou plutôt les deux sources se mêlentinextricablement dans la création. La critique a tendance àlire les romans, surtout écrits par des femmes, comme desautobiographies déguisées. Alors même que la polyphonieépistolaire devrait écarter ce risque d’interprétation, on n’apas manqué cependant de trouver derrière chaque person-

36. Éd. Droz, t. II, p. 99.37. Éd. Droz, t. II, p. 99.38. Voir nos notes infra, t. II, n. 30, p. 404.

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nage des clés de lecture. L’aventure de Delphine et deLéonce reprendrait l’histoire de la liaison de Mme de Staëlavec Narbonne qu’elle avait rencontré en 1788 et qu’ellecontribua à faire nommer au ministère de la Guerre 39. Maisleur liaison, si elle traversa des orages sentimentaux et latourmente révolutionnaire, ne connut pas une fin aussi tra-gique que celle de Léonce et de Delphine : Narbonne émigraen Angleterre, Germaine s’éprit de Ribbing.

On a vu dans M. de Lebensei l’ombre de Benjamin Cons-tant. Meister et Sainte-Beuve vont dans ce sens. BenjaminConstant, en effet, a été très marqué dans sa formation intel-lectuelle par l’université d’Édimbourg, comme Lebensei parcelle de Cambridge. Constant a divorcé ; Mme de Staël ademandé sa séparation d’avec M. de Staël. Cependant,M. et Mme de Lebensei se sont mariés, à la différence deBenjamin et de Germaine qui s’y sont refusés ; M. deLebensei est plus fidèle que ne l’était Benjamin. Mais si l’ondépasse les détails biographiques, M. de Lebensei est bienporteur d’une idéologie éclairée qui est celle de Mme deStaël et de Constant, lesquels furent du reste plus accordésdans le domaine des idées que dans leur longue et difficilerelation amoureuse.

Pour M. de Serbellane, dont les idées libérales sont assezproches de celles de Lebensei, S. Balayé nous rappelle qu’ona avancé le nom de Melzi d’Eril, ami milanais de Mme deStaël. Elle mentionne aussi que les contemporains deMme de Staël virent dans Mme de Vernon une forme fémi-nine de Talleyrand. L’ancienne amitié de Germaine et de Tal-leyrand était loin, et elle avait douloureusement appris safausseté et son opportunisme 40.

Pour nous qui sommes moins avides de ces clés que lescontemporains, nous intéresse davantage le travail de l’ima-gination créatrice qui permet tout autant de diffracter endeux personnages (Lebensei et Serbellane) un même idéalpolitique ou de faire passer un modèle du masculin auféminin. Sans pousser plus loin la recherche des clés, onverra dans Delphine le fruit d’une expérience multiple chezcette romancière de trente-cinq ans. Expérience de mal-aimée ou, du moins, d’insuffisamment aimée. À Mme Pas-

39. Décembre 1791-mars 1792.40. Sur les témoignages contemporains, cf. S. Balayé, « Introduc-

tion », éd. Droz, t. I, p. 35.

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toret, au moment même de la rédaction de Delphine, elleconfie mélancoliquement :

C’est mon sort d’aimer mieux qu’on ne m’aime 41.Il s’agit là d’amitié, mais on extrapolera volontiers – et on

peut penser que Mme de Staël le fait aussi – de l’amitié versl’amour. En amitié, comme en amour, Germaine est celle quiaime le plus. Delphine, et davantage encore Corinne, souffri-ront de ce déséquilibre dans la relation amoureuse, dû engrande partie au poids de la société.

Cette société parisienne que Mme de Staël met en scène,elle la connaît bien. Elle l’a pratiquée à l’époque où se situe leroman ; elle avait pu voir par elle-même l’inconscience d’uneclasse de privilégiés qui, au bord de l’abîme, veut continuer àvivre selon l’idéologie et les principes de l’Ancien Régime.La société dans laquelle elle vit au moment où elle écrit, celledu Consulat, est beaucoup plus mélangée ; néanmoins lesaristocrates rêvent de revenir aux temps anciens et les par-venus s’efforcent d’imiter leurs mœurs. L’arrivisme etl’opportunisme sont encore plus visibles qu’avant la Révolu-tion. Et cette société servile à l’égard des puissants, qu’ils’agisse du roi ou du Premier consul, n’accepte pas plusqu’auparavant qu’une femme s’écarte du modèle qui lui a ététracé ; elle ne pardonne pas la supériorité du caractère ou destalents. Quant aux événements révolutionnaires, Mme deStaël les a vécus. Elle a vu autour d’elle les arrestations et lesexécutions arbitraires. Elle a sauvé à plusieurs reprises desamis en péril. Elle s’est trouvée dans des situations drama-tiques tout à fait semblables à celle que connaît Delphinedevant le juge révolutionnaire.

Mais toutes ces expériences, tous ces souvenirs ne seraientrien s’ils ne se moulaient dans une forme littéraire, et c’est làque les souvenirs de lectures peuvent être tout aussi impor-tants, sinon plus, que les individus rencontrés ou les événe-ments vécus. Mme de Staël a connu directement la société del’Ancien Régime, mais elle a lu aussi Les Liaisons dangereuses.Le succès extraordinaire de ce roman, qui met en scènel’Ancien Régime finissant, n’a pu que la marquer, même si,par ailleurs, elle formule des réserves sur la moralité de cetteœuvre. Elle y a puisé une certaine représentation de lasociété, une leçon de technique épistolaire, peut-être mêmedes personnages et des scènes. L’influence de ce roman est

41. Corr., t. IV, p. 321, 10 septembre 1800.

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surtout sensible au début de Delphine, comme si, à mesurequ’elle avançait dans la rédaction, elle se détachait de cemodèle, qui s’effiloche de la même façon que, au cours de ladiégèse, l’Ancien Régime s’effrite.

La marque de Laclos peut, bien évidemment, se croiseravec celle d’autres romanciers, par exemple Crébillon-fils.Disons pour simplifier que Mme de Staël est redevable à unetradition du roman du libertinage au XVIIIe siècle, commemoyen de critique sociale. Le personnage de Mme de Vernonreprend le type du personnage de femme machiavéliquedont Mme de Merteuil dans Les Liaisons et avant elleMme de Lursay dans Les Égarements du cœur et de l’esprit, ouMme de La Pommeraye dans Jacques le Fataliste, constituentdes spécimens redoutables : maîtrise de soi, hypocrisie,connaissance des rouages de la société, toute-puissance surun être plus naïf, revanche « féministe » avant l’heure sur lepouvoir des hommes en sachant s’en servir. Cependant, letemps a passé, le personnage a évolué. Mme de Vernon seconvertit, mais sans vouloir cependant le secours d’un prêtre.Elle confesse ses fautes et raconte sa vie, dans une lettre auto-biographique qui ferait penser à la célèbre lettre LXXXI desLiaisons dangereuses, mais elle le fait dans une volonté derepentir et de rachat qu’ignorent tout à fait ses illustresdevancières, Mme de Lursay, la Pommeraye ou la Merteuil.On pourrait citer encore d’autres exemples de cette marquede Laclos, mais qui appartiennent peut-être davantage àl’arsenal romanesque commun au XVIIIe siècle : ainsi l’en-trevue destinée à marquer la rupture qui ne fait qu’accélérerla passion 42, ou encore l’entrée au couvent comme refuge etlieu du repentir : Mme d’Ervins accepte cette solutioncomme Cécile de Volanges, mais avec une conviction reli-gieuse que n’avait pas Cécile et qui, là encore, marque unedifférence.

Mme de Staël a-t-elle lu Sade ? Les auteurs de ce début duXIXe siècle ne se vantent guère de cette mauvaise fréquenta-tion, même si Chateaubriand connaît un certain « sadisme »dans l’évocation de ses Martyrs 43. Delphine, telle Justine,s’obstine à une générosité qu’elle devrait pourtant savoir luiêtre fatale : avec Mme de Vernon, avec M. de Valorbe. La

42. Delphine, deuxième partie, lettre XVIII, t. I, p. 273, etlettre XXIII, t. I, p. 282.

43. Voir B. Didier, « Le sadisme des martyrs », Sade, Denoël,1976.

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scène où elle est victime de la machination que celui-ci a pré-parée n’est pas exempte de violence, si elle ne va pas jusqu’auviol. Les machinations dont est victime une jeune femmeinnocente et belle fournissent un schéma narratif qu’utiliseavec prédilection non seulement Sade, mais aussi tout le cou-rant du roman noir. Mme de Staël, les corrections de sonmanuscrit le prouvent, a veillé à ne pas trop noircir sonroman, mais on n’échappe pas aux stéréotypes de sonépoque. Philosophie des Lumières et roman noir convergentpour une représentation sinistre de la prise de voile. D’autantque Mme de Staël a lu René (qui est une piètre illustration duGénie du christianisme) : la prise de voile d’Amélie, celle deThérèse, celle de Delphine sont également lugubres.

Dans Delphine, un subtil mélange s’opère entre le courantque nous venons d’évoquer et un autre courant, que l’on peutd’ailleurs aussi observer chez Laclos, celui du roman sen-sible. Les femmes l’ont pratiqué excellemment et avec unepréférence pour le roman épistolaire, ainsi Mme Riccobonidans ses Lettres de Mistress Fanni Butlerd à Lord Alfred Cai-tombridge (1757), ou encore dans ses Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière à Louise-Hortense de Canteleu son amie(1772) ; même si les romans de Mme Riccoboni sont plusoptimistes que ne l’est Delphine, s’y trouvent analysées ladifférence profonde entre la condition masculine et la condi-tion féminine, la sévérité de la société pour la femme, la dif-ficulté d’être heureuse.

Les deux grands maîtres que tout romancier vénère alorssont Richardson, dont Diderot faisait l’éloge et qui avait sibien su peindre les malheurs de la vertueuse Clarissa, et, bienentendu, Rousseau, dont la popularité sous la Révolution etpendant le romantisme est constante, tandis que celle de Vol-taire régresse. La Nouvelle Héloïse est bien présente dansl’évocation par lettres de la passion impossible, des paysagessuisses, tandis que la religion de Delphine est proche de cellede Julie ou du Vicaire savoyard. Mais, comme pour le romannoir, Mme de Staël s’écarte de ses modèles quand elleremanie son manuscrit. Détail révélateur : Léonce dans saprison lisait La Nouvelle Héloïse. Mme de Staël dans la ver-sion imprimée le prive de cette lecture consolante.

La lecture de Werther a eu un rôle important dans la genèsede l’œuvre. De la littérature, en analysant le roman de Goethe,présente comme une ébauche thématique du roman queMme de Staël ne tardera pas à écrire :

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Le caractère de Werther […] représente dans toute sa forcele mal que peut faire un mauvais ordre social à un espriténergique 44.Goethe […] voulait peindre ce mélange de maux, qui seulpeut conduire un homme au dernier degré du désespoir.Les peines de la nature peuvent laisser encore quelquesressources : il faut que la société jette ses poisons dans lablessure, pour que la raison soit tout à fait altérée, et que lamort devienne un besoin 45.Souvent peut-être des créatures excellentes que poursui-vaient l’ingratitude et la calomnie, ont dû se demander si lavie, telle qu’elle est, pouvait être supportée par l’hommevertueux, si l’organisation entière de la société ne pesaitpas sur les âmes vraies et tendres et ne leur rendait pasl’existence impossible 46.À vrai dire, cet attrait du suicide comme conséquence du

poids insupportable de la société se manifeste davantage audébut et au cours du roman qu’à sa fin, dans le drame révo-lutionnaire. L’introduction de cette dimension historiquechange fondamentalement la conclusion : ce n’est plus lasociété aristocratique d’Ancien Régime qui conduit Del-phine à la mort. La disparition de cette société, un certainretour à l’état de nature dans sa sauvagerie la plus brutaledonnent au suicide une signification plus pure : c’est lamort de Léonce qui provoque celle de Delphine ; la sociétéest alors oubliée. Si les conditions du suicide de Delphine etde celui de Werther sont donc différentes, il n’en reste pasmoins que pendant tout le roman le désespoir devant larigidité de la société et les humiliations qu’elle inflige auxâmes vraies, les consolations trouvées dans la contempla-tion de la nature possèdent un accent proche de Werther ;mais il est difficile de distinguer ce qui vient de Goethe, cequi vient de Rousseau revu par Goethe : on sait que dansLa Nouvelle Héloïse la réflexion sur le suicide est importanteet qu’une légende fort accréditée au moment de Delphinefaisait croire que Rousseau lui-même avait choisi la mortvolontaire.

44. De la littérature, éd. G. Gengembre et J. Goldzinck, GF-Flam-marion n° 629, 1991, p. 259 (désormais : Litt.).

45. Ibid., p. 259.46. Ibid., p. 260.

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La technique épistolaire et l’architecture de l’œuvre

Quoi qu’il en soit des éléments qui ont pu entrer dans lecreuset de la création, on admirera la maîtrise avec laquelleMme de Staël a su manier la technique du roman épistolairepolyphonique. Alors que la tendance de son époque irait versle roman épistolaire monophonique proche du journal fictifdu personnage principal – Oberman (1804) en étant le plusbel exemple –, Mme de Staël a choisi une forme plus com-plexe. Plusieurs correspondances se croisent : Delphine écrità Mlle d’Albémar, son guide moral, comme Léonce écrit àBarton, et ces directeurs de conscience leur répondent. Ils’agit là de correspondances-reflets que les figures princi-pales entretiennent avec deux personnages qui sont endehors de l’action, et qui autoriseraient des lettres proches dujournal ou de l’examen de conscience. Mais ce n’est làqu’une partie des lettres, dominantes certes au début duroman avant que l’intrigue fonctionne dans toute sa force. Ilexiste aussi une correspondance entre Delphine et les Vernonmère et fille, qui elles-mêmes écrivent. M. et Mme deLebensei, Mme d’Artenas, Mme de R., Mme d’Ervins,Mme de Mondoville, M. de Valorbe, Mme de Ternan,Mme de Cerlebe sont également des personnages épistoliers.

Quoiqu’il ne faille accorder aux statistiques qu’une impor-tance tempérée par d’autres facteurs de l’analyse roma-nesque, quelques chiffres sont cependant révélateurs. Del-phine est de beaucoup le personnage qui écrit le plus : centquatorze lettres. À côté de ce nombre imposant, Léonce faitpauvre figure ; il n’écrit que soixante-deux lettres. Sans épilo-guer longuement sur cette différence du simple au double,on pourra en tirer quelques réflexions sur la focalisation sub-vertie dans les romans de Mme de Staël, lorsqu’elle utilisedes formes romanesques qui semblent faire la part égale auxdivers protagonistes. De même que Corinne sera un roman àla troisième personne où le narrateur omniscient impose enfait le point de vue de Corinne, dans Delphine, roman appa-remment polyphonique, la subjectivité de Delphine estdominante.

Autre élément curieux : le petit nombre de lettres échan-gées entre les deux héros ; Delphine écrit dix-neuf lettres àLéonce, Léonce à Delphine vingt-trois. Le point culminantde cette correspondance se situe dans la troisième partie quià elle seule totalise quinze lettres de Delphine à Léonce etdix-sept de Léonce à Delphine. Pas de lettres échangées

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entre eux dans la première partie : ils ne se connaissent pasassez pour que, dans les stricts principes du monde où ilsvivent, ils puissent correspondre. La raréfaction des lettresaprès la floraison de la troisième partie s’explique par le faitque Delphine se cache et ne veut pas livrer son adresse. Cetterareté des lettres n’est pas ici le signe d’un rapprochementdes amants – qui pourrait être, dans d’autres circonstances,une cause de cessation de la correspondance ; bien aucontraire, elle inscrit dans le roman une impossibilité decommunication entre deux êtres faits pourtant pour s’aimer.

Qu’il n’y ait pas un rapport direct entre le nombre delettres écrites par un personnage et son importance dansl’intrigue, c’est là une évidence, mais dont les chiffres sou-lignent le paradoxe. Ainsi Thérèse d’Ervins n’écrit qu’unelettre à Delphine, au début de la cinquième partie, alors qu’ilest beaucoup question d’elle dans le roman et qu’elle y joueun grand rôle : en provoquant involontairement le duel deson mari et de son amant, elle compromet gravement Del-phine et est la cause indirecte du mariage de Léonce et deMatilde ; son entrée au couvent préfigure celle de Delphine :elle l’y a encouragée. Elle est donc deux fois funeste à Del-phine. Enfin Thérèse est la mère de la petite Isore qui n’écritpas, mais qui a un rôle important aussi et plus bénéfique :elle révèle l’innocence de Delphine, elle est prise en chargepar celle-ci après l’entrée de sa mère en religion.

Comme dans beaucoup de romans par lettres, l’« éditeur »prétend ne pas avoir retrouvé toutes les lettres ou en avoirsupprimées. Et ces absences sont souvent faites pour piquerla curiosité du lecteur et susciter sa créativité. Comme chezles meilleurs romanciers, ces vides, ces absences peuventcorrespondre à des temps forts manquants. Un exemple,Delphine se plaint à Léonce :

Comment se peut-il qu’il vous échappe encore des plaintesamères dans votre dernière lettre 47 !Une note nous signale que « cette lettre ne s’est pas

trouvée. Elle nous aurait pourtant fort intéressés. Des sup-pressions plus massives sont indiquées ; ainsi dans la cin-quième partie, lettre XV, Delphine écrivait à Louise :

Je suis plus tranquille sur les terreurs que j’éprouvais,d’après ce que vous me mandez, ma chère Louise.

47. Delphine, troisième partie, lettre XXXIV, t. I, p. 468.

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Et une note nous prévient :

Cette lettre et la plupart de celles que Mlle d’Albémar aécrites à Mme d’Albémar à l’abbaye du Paradis ont étésupprimées.Seraient-elles répétitives et risquaient-elles d’être en-

nuyeuses ? Pourtant Louise d’Albémar est alors le seul lien deDelphine avec le reste du monde et son unique informatricepuisqu’elle est seule à savoir où Delphine s’est réfugiée.

Il reste enfin à souligner un fait important : les arrêts del’épistolarité qui sont particulièrement significatifs à deuxmoments. Au début de la cinquième partie, prennent placesept fragments tirés d’un journal de Delphine. Dans la solitudeabsolue qu’elle s’est imposée, Delphine n’a plus de correspon-dant. L’abandon de la forme épistolaire au profit du journal estle signe de cette solitude. Plus révélateur encore l’abandon dela forme épistolaire dans la « conclusion » écrite à la troisièmepersonne par un narrateur qui a eu des éléments d’informa-tion par M. de Serbellane. Certes les personnages ne peuventraconter leur mort ! Mais M. de Serbellane n’aurait-il pas puutiliser la forme épistolaire pour raconter les événements dontil avait été le témoin? Il n’y a donc pas là un obstacle d’ordrepurement narratologique. L’abandon de la forme épistolairecorrespond à l’indicible du drame révolutionnaire ; de la mêmefaçon, et presque à la même date, Sénac de Meilhan, dans sonroman épistolaire L’Émigré, renonce aussi à faire raconter ledrame final par une lettre ; il en confie le soin à une « gazette ».Dans les deux cas, tout se passe comme si la forme épistolaireliée à l’extrême sociabilité et qui avait été si prospère sousl’Ancien Régime se trouvait brusquement inadéquate pourraconter la Terreur : l’éclatement d’une forme signifie dans cesdeux cas la fin d’un monde.

L’architecture d’ensemble du roman est solide avec ses sixparties de longueur à peu près égale, d’où l’insistance deMme de Staël demandant à Maradan de souligner cet équi-libre par une publication en trois volumes. La fin de chaquepartie marque une forte scansion : la première partie par lemariage de Léonce et de Matilde, la deuxième par la mort deMme de Vernon, la troisième par le délire et la maladie appa-remment mortelle de Delphine, la quatrième par le départ deDelphine pour un couvent, la cinquième par la mort deValorbe, et la sixième, prolongée par la « conclusion », par lamort de Léonce et de Delphine. On voit que ces scansionsont toutes un caractère tragique.

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L’équilibre du roman provient aussi des nombreux paral-lélismes qui ne sont jamais des similitudes. Le roman, eneffet, raconte l’histoire de plusieurs couples que les circons-tances, leur idéologie et les caractéristiques nationales, siimportantes dans l’esprit de Mme de Staël, ont amené àsuivre des destins différents, alors qu’ils avaient tous à triom-pher d’obstacles à leur passion. À côté de l’histoire de Del-phine et de Léonce, celle de Thérèse, l’Italienne folle de sonamour pour Serbellane, et dont la religion elle-même pos-sède un caractère absolu, fanatique. Les ressemblances avecl’histoire principale sont sensibles (tentation d’adultère, cou-vent), mais Delphine, si passionnée soit-elle, demeure plusmaîtresse d’elle-même, tandis que Serbellane, anglais dansl’avant-texte et dans la version de l’édition marquée par lesuniversités anglaises, présente des analogies avec Léonce,puisqu’il est comme lui fort soucieux de l’opinion, maisl’hérédité espagnole de Léonce le distingue par sa fougue, songoût pour le duel et l’honneur chevaleresque. Autre couplequi s’est trouvé affronté au problème de la passion horsmariage : M. et Mme de Lebensei ; ils ont adopté la solutionqu’ils proposent à Delphine et à Léonce : divorcer et se rema-rier. Or Mme de Lebensei s’était mariée en pays protestant,en Hollande où le divorce était admis, et Lebensei est acquisaux idées de 1789 ; dans le contexte parisien, ils souffrentnéanmoins d’une certaine exclusion mondaine. Autre solu-tion encore : celle de deux personnages qui ne sont pas desépistoliers mais dont l’histoire est racontée et possède aussi uncaractère de modèle ou de contre-modèle, M. et Mme de Bel-mont se sont mariés malgré l’opposition familiale ; ils ontchoisi de vivre heureux et loin du monde ; c’est une solution àlaquelle pensent les héros, sans pouvoir la réaliser, d’abord àcause du mariage de Léonce et de Matilde, puis à cause de latourmente révolutionnaire qui ne leur permet pas de s’abs-traire de l’histoire comme le font, dans une intemporalitébienheureuse, M. et Mme de Belmont.

La critique de la société et le contexte politique

En situant fort habilement son roman entre le 12 avril1790 – jamais la datation des lettres ne fut aussi importante –et octobre 1792 où Léonce est fusillé, Mme de Staël a eu untrait de génie. Dans un resserrement temporel assez grandpour que le démarrage et le déroulement de l’action soient

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rapides – plus que dans Corinne –, elle montre la présence etl’affrontement de deux mondes. D’abord la société del’Ancien Régime et la vie de salon, où l’opinion est toute-puissante ; les personnages, même les plus libres d’esprit,s’inclinent devant son pouvoir, Serbellane parlant à Delphinede Thérèse :

Il est impossible, je le sens, qu’au milieu du monde, elleporte le nom de mon épouse ; il faut respecter la moralepublique qui le défend ; elle est souvent inconséquente,cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indul-gences, néanmoins telle qu’elle est, il ne faut pas la braver,car elle tient à quelques vertus dans l’opinion de ceux quil’adoptent ; mais quel devoir, quel sentiment peut empê-cher Thérèse de changer de nom, et d’aller en Amériquem’épouser et s’établir avec moi 48 ?L’Amérique figure comme un lieu mythique où ces

conventions sociales n’existeraient pas, où un recommence-ment serait possible ; mais le rêve n’est pas réalisé, et le poidsde la société parisienne continue à peser lourdement. Danscette société restreinte, étroite dans ses idées et dans lenombre de ses individus, tout se sait grâce aux perpétuelscommérages de ce que Crébillon appelait avec ironie la« bonne compagnie ». Mme d’Artémas écrit à Delphine :

Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, machère Delphine ? on s’étonne de vous voir quitter Paris aumilieu de l’hiver, dans le moment même où vous vous étiezmontrée d’une manière si brillante dans le monde.Quelques personnes commencent à dire tout bas que votresentiment pour Léonce est l’unique cause de ce sacrifice 49.Certains personnages n’ont d’autre occupation que de

surveiller les plus jeunes et de colporter de malveillantspropos, ainsi les redoutables Mme du Marset et M. de Fier-ville. Dans cette société les individus peuvent rarement êtreseuls, et avoir entre eux un échange vrai qui dissiperait desmalentendus ; hasard ou volonté délibérée, un troisième per-sonnage apparaît au moment où pourrait s’exprimer unevérité importante : ainsi Cécile de R. va révéler à Léoncel’amour que Delphine éprouve pour lui, lorsque survient, àbon escient, Mme de Vernon 50.

48. Delphine, deuxième partie, lettre XIX, t. I, p. 276.49. Delphine, troisième partie, lettre XVI, t. I, p. 428.50. Delphine, deuxième partie, lettre XVII, t. I, p. 268.

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Paris domine au début du roman ; cependant Mme deStaël ne cède pas au topos qui consisterait à en faire le lieu detoutes les noirceurs par opposition à la province ou à laSuisse qui seraient des asiles de la vertu. M. et Mme de Bel-mont, dans le Languedoc, ont connu de tristes intrigues ;Delphine en Suisse se trouvera la proie des machinations deMme de Ternan. Partout règnent l’opinion et l’argent.L’argent est beaucoup plus présent – et en cela il y a plus deréalisme – dans Delphine que dans Corinne. M. et Mme deBelmont vivent à la campagne parce qu’ils ont été ruinés parun procès ; Matilde n’a pu épouser Léonce que parce queDelphine, dans ses élans de générosité qui la perdent, a dotéMatilde ; elle prendra encore en charge les dettes de jeu deMme de Vernon.

L’inégalité entre l’homme et la femme règne partout aussi.Louise d’Albémar a eu une vie gâchée par suite d’une dis-grâce physique que l’on ne pardonne pas aux femmes, tandisqu’on les accepte plus volontiers chez les hommes. Le romanporte en exergue une phrase tirée des Mélanges deMme Necker, mère de Mme de Staël :

Un homme doit savoir braver l’opinion, une femme s’ysoumettre.Bien que dans ce roman les femmes, Thérèse, Delphine, se

montrent plus audacieuses que les hommes, elles sont impi-toyablement punies de leur audace que la société ferait payermoins cher aux hommes. On a pu lire sans abus Delphinecomme un texte de revendication féministe. Encore faut-il nepas prêter à Mme de Staël des idées de 1970 ; il est bien vraique Delphine constitue une ardente dénonciation de l’injus-tice de la société envers les femmes. La confession deMme de Vernon sur son lit de mort fait partie de ceplaidoyer : c’est la société qui l’a obligée à l’hypocrisie, seulearme qu’elle laisse aux femmes.

Une société nouvelle est en train de s’édifier : Mme deStaël, qui écrit dix ans après le moment où elle situe la dié-gèse, a de bonnes raisons de savoir que la Révolution fran-çaise n’est pas parvenue à libérer la femme, qu’elle l’a aucontraire, plus que jamais, cantonnée à ses rôles domes-tiques. La Révolution n’a pas aboli les tares de la société ; elleleur a donné un autre champ d’exercice. Pourtant un certainnombre de mesures sont intervenues dont les personnagesdu roman se montrent incapables de profiter. Et d’abordl’abolition des vœux monastiques. Cette abolition était impli-

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citement contenue dans la Déclaration des droits de l’homme.Dès la fin d’octobre 1789, l’émission des vœux monastiquesest suspendue ; l’Assemblée constituante interdit les vœux enfévrier 1790 et rend sa liberté aux religieux. L’instaurationdu divorce découle aussi de la Déclaration ; les discussionssont vives dès 1791, et ce n’est que le 20 septembre 1792que le divorce est établi. Mme de Staël montre très bien com-ment ces lois nouvelles, cependant, n’ont pas d’effet immé-diat sur les mentalités. Delphine et Léonce devant ces deuxpossibilités de libération qui s’offrent à eux, divorce et aboli-tion des vœux, demeurent réticents : l’opinion du milieudans lequel ils vivent n’admet pas ces lois nouvelles, et Del-phine sait à quel point Léonce est esclave de l’opinion. Il y adonc un décalage que Mme de Staël a fort bien analysé entrela législation et l’évolution des mentalités.

La polyphonie romanesque, la diversité des personnageslui ont permis d’exprimer par leurs lettres la variété des opi-nions qu’elle a pu voir autour d’elle et dans son salon mêmequi demeura toujours libéralement ouvert à des hommes et àdes femmes d’idéologies différentes. Delphine, M. et Mmede Lebensei sont favorables à la Révolution, du moins tantqu’elle n’est pas devenue la Terreur. Léonce est plus attachéà l’Ancien Régime, sans pour autant refuser de comprendreles opinions nouvelles ; les personnages qui leur sont absolu-ment hostiles sont présentés de façon plutôt négative : cesont Matilde, Mme de Vernon, Mme de Mondoville mère, etsurtout M. de Fierville ou Mme du Marset. On sent – et onle sait par ailleurs par sa correspondance et son action – quela sympathie de Mme de Staël va vers les opinions deLebensei.

Elle se montre réticente, comme l’est Lebensei, enversl’émigration volontaire – qu’elle distinguera nettement dansles Considérations sur la Révolution française de l’émigrationforcée, sous la Terreur, par la nécessité de sauver sa vie. Lafin du roman montre Léonce sur le point de rejoindre lesarmées contre-révolutionnaires alliées au roi de Prusse, etl’on pourra sentir la forte réprobation de Mme de Staël àl’endroit de ces armées d’émigrés qui se battent contre leurscompatriotes. Peut-être pour sauver Léonce de cette répro-bation, pour permettre aussi un rebondissement de l’intérêtdramatique, puisque c’est un argument utilisé par Delphinedevant le juge, Mme de Staël a imaginé la mort de Léonceavant qu’il ait rejoint l’armée : il est pris par les révolution-

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naires non pas combattant contre des Français, mais venanten aide à un ami.

Le tableau de la Terreur et des tribunaux révolutionnairesest sévère, mais nuancé cependant. Le juge provincial est unesorte de Ponce Pilate, qui n’est pas véritablement cruel, maisqui est lâche ; il a grand peur des inspecteurs venus de Parisqui, eux, sont des fanatiques impitoyables. Au moment del’exécution, la foule manifeste sa bassesse, mais les soldats dupeloton d’exécution marquent leurs hésitations devantl’inhumanité du verdict révolutionnaire. On peut donc liredans cette fin de Delphine, avec une condamnation évidentede la Terreur, une peinture nuancée et diversifiée deshommes devenus les instruments de cette Terreur.

On a vu plus haut une lettre où Mme de Staël prétendaitqu’il n’y aurait rien de politique dans son roman ; ellereviendra sur ce point, espérant ainsi détourner l’ire deBonaparte qui ne s’y trompa point. Effectivement l’étude del’avant-texte montre qu’elle a, sinon gommé le politique, dumoins supprimé quelques allusions trop précises, maislorsque des amis lui proposèrent de placer son roman dansun autre cadre, elle s’y refusa énergiquement. En roman-cière, elle était consciente des ressources extraordinaires quelui offrait ce contexte pour la dramatisation de l’action. Elletenait aussi à exprimer son opinion devant les années pleinesd’espoir et de fureur qu’elle avait connues ; elle le fera encoreplus nettement dans les Considérations. Cependant – et ce futprobablement ce qui irrita le plus Bonaparte –, la significa-tion politique du roman réside, beaucoup plus que dansl’allusion à tel ou tel événement qui en effet a pu être effacéesans grand dommage, dans un plaidoyer pour la liberté de lafemme et aussi de l’homme. Ce plaidoyer constitue l’axe fon-damental de la pensée et de l’art de Mme de Staël ; la libertéproclamée par la Déclaration des droits de l’homme, et que déjàles philosophes des Lumières avait demandée, lui apparaîtcomme fondamentale et fragile à la fois, menacée par le fana-tisme de la Terreur ou par la passion du pouvoir deBonaparte : l’écrivain se doit de combattre pour elle.

Religion, amour et mélancolie

À la diversité des opinions politiques, à la diversité des ori-gines nationales, s’ajoute, chez ces nombreux personnages,la diversité des opinions religieuses. Aucun d’entre eux ne

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professe un athéisme militant ; mais leur ferveur, leur appar-tenance à des Églises différentes les distinguent nettement.La religion dominante dans ce monde d’abord parisien est lecatholicisme : encore connaît-il bien des variations. Mme deVernon s’est soumise aux rites par pure convention mon-daine durant toute sa vie. Au moment de sa mort et de cegrand élan de sincérité qui l’amène à reconnaître ses tortsenvers Delphine et, finalement, à faire une confession géné-rale, elle se refuse, en vertu même de cette sincérité, à se sou-mettre aux rites catholiques. Elle repousse le prêtre que safille voudrait lui imposer et s’en explique très clairement :

J’ai beaucoup de respect pour la religion, mon cœur estrempli d’amour pour un Dieu bienfaisant, et sa bonté mepénètre de l’espoir d’une autre vie ; mais ce serait mal meprésenter au juge de toute vérité que de trahir ma penséepar des témoignages extérieurs, qui ne sont point d’accordavec mes opinions ; j’aime mieux me confesser à Dieu dansmon cœur qu’à vous, monsieur 51.Matilde pratique un catholicisme étroit, sous l’influence de

prêtres que l’on supposera volontiers de tendance janséniste.Cette étroitesse d’esprit et de cœur se manifeste à plusieursmoments importants : d’abord au moment de la mort deMme de Vernon où elle s’obstine à vouloir infliger à sa mèreles « secours » de la religion, persuadée que c’est la conditionde son salut éternel ; puis au moment de sa propre agonie :son confesseur l’a persuadée de nourrir son enfant, ce quiachève de l’affaiblir et l’entraîne vers la mort ; le prêtre quil’assiste, après lui avoir permis de dire adieu à son mari, pré-tend qu’elle doit s’en séparer dans ses derniers momentspour être toute à Dieu et à la prière.

Thérèse aussi est fanatisée par les prêtres, mais son italia-nité donne à sa religion un aspect plus romanesque. Tandisque la religion de Matilde est sèche et rigoriste, Thérèse,quant à elle, après avoir été adultère et pécheresse aux yeuxde sa religion, est prise d’un de ces grands repentirs quiconduisent les femmes passionnées au couvent. Elle est per-suadée que « l’enfer s’est ouvert » entre elle et Serbellane,qu’un « supplice éternel » les attendrait s’ils allaient vivre leuramour en Amérique, après le duel qui a causé la mort de sonmari 52. Pénitence, ascétisme, mort au monde, tels sont

51. Delphine, deuxième partie, lettre XLIII, t. I, p. 361.52. Delphine, deuxième partie, lettre XXVI, t. I, p. 290.

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désormais ses seuls soucis. Cependant la représentation decet absolu de la foi comporte aussi une critique que la dié-gèse explicite. Peut-on tout sacrifier à Dieu et au repentir ?Qu’advient-il du sentiment maternel et de la petite Isorequ’elle confie à Delphine ? Thérèse, dans son prosélytisme,fait en réalité preuve de perfidie envers Delphine. La scènedramatique, et qui va provoquer un véritable délire de Del-phine et de Léonce, a en quelque sorte été organisée par elle.Thérèse, comme on sait, a demandé à Delphine d’assister àsa prise de voile ; elle lui fait remettre au dernier moment unelettre ; elle « m’apprenait, écrit Delphine, qu’elle serait reçuenovice, dans quel lieu, juste ciel ! dans l’église même où j’aivu Léonce se marier ! Thérèse me l’avait caché, mais c’étaitsur ce moyen qu’elle comptait pour triompher de notreamour 53 ». Tous les moyens, en effet, lui semblent bons pourfaire triompher ce qu’elle croit être la juste cause de la reli-gion et de la vertu.

Delphine est traitée de « philosophe » par Matilde. Ellepratique une religion éclairée qui est bien celle de tout uncourant des Lumières déistes. Si elle entre au couvent,comme Thérèse, c’est avec des sentiments tout différents, etsans avoir besoin de l’influence des prêtres. Elle se sent tout àfait capable d’assumer elle-même les fonctions d’un prêtrequand elle accompagne Léonce à la mort. Elle évoque« l’Être suprême » dont la Révolution a institué le culte, dansdes perspectives qui sont davantage celles de Rousseau quecelles de Robespierre. Comme pour le Vicaire savoyard, lacontemplation de la nature lui apporte plus d’élan religieuxque les offices de ce triste couvent appelé, comme par anti-phrase, le Paradis.

Ce n’est pas la discipline du mariage catholique quiinterdit à Delphine de s’unir à Léonce marié à Matilde, maisun sentiment très fort de la douleur d’autrui et du caractèresacré de cette douleur ; c’est là un sentiment que BenjaminConstant connaît bien aussi, et qui s’exprime dans sonJournal et dans Adolphe, peut-être marqué par un piétismeallemand et suisse dont Mme de Staël a pu aussi subirl’influence. Delphine remercie M. Barton de lui avoir« montré [son] devoir, le véritable devoir, celui qui a pour butd’épargner des souffrances aux autres 54 ». Le drame de Del-

53. Delphine, troisième partie, lettre XLVIII, t. I, p. 504.54. Delphine, deuxième partie, lettre XXXV, t. I, p. 326.

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phine (comme d’ailleurs de Benjamin), c’est d’être tirailléepar des pitiés contradictoires. Delphine craint de faire souf-frir Matilde et Mme de Vernon, mais aussi Léonce, et mêmeM. de Serbellane. Sa peur de faire souffrir l’amène à tomberdans tous les pièges. Mais par-delà cet aspect psychologique,on peut lire aussi dans Delphine une métaphysique de la dou-leur, le sentiment de la douleur universelle, de la vie commedouleur, « cette fièvre douloureuse qu’on appelle la vie 55 ». Etla beauté du christianisme, secours des affligés, c’est d’êtreune religion de la douleur, de lui avoir donné une dignitésuprême par le symbole de la Croix.

Le christianisme mais non le catholicisme. La représenta-tion du catholicisme dans Delphine est au total défavorable :fanatisme de Matilde, de Thérèse, prêtres despotiques, prisesde voile sinistres, couvents-tombeaux où se jouent pourtantdes intrigues qui n’ont rien à voir avec la religion. Le protes-tantisme est représenté comme une forme de christianismeplus ouverte, plus pure, faisant davantage place au libreexamen, et se passant volontiers de l’intermédiaire d’unministre. Mme de Cerlebe est protestante. Delphine assiste àla première communion de sa fille :

C’est une chose touchante que les cérémonies desprotestants ! Ils ne s’aident pour vous émouvoir que de lareligion du cœur, ils la consacrent par les souvenirs impo-sants d’une antiquité respectable, ils parlent à l’imagina-tion sans laquelle nos pensées n’acquerraient aucune gran-deur […] ; mais l’imagination qu’ils veulent captiver, loinde lutter avec la raison, emprunte d’elle une nouvelleforce 56.On voit bien dans quelle polémique s’engage ici Mme de

Staël : Chateaubriand vient de défendre le catholicisme, enmagnifiant la beauté des cérémonies du culte. Il y a aussi descérémonies dans le protestantisme, rétorque Germaine deStaël, mais qui, tout en frappant l’imagination, ne s’opposentpas à la raison.

Delphine a connu au cours de sa douloureuse histoire uneévolution religieuse. La douleur a permis une ascèse et, aprèsle doute et une traversée du désert, l’a finalement rapprochéede Dieu.

55. Delphine, première partie, lettre XXXVII, t. I, p. 205.56. Delphine, cinquième partie, lettre XVI, t. II, p. 192.

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La douleur remet tout en doute, et l’on n’est contented’aucune de ses facultés, d’aucune de ses opinions, quandon n’a pu s’en servir contre les peines de la vie 57.Accompagnant Léonce vers la mort et sachant qu’elle

marche aussi vers sa propre mort, elle affirme :Je trouvais le malheur qui m’accablait plus grand que mesfautes ; mais à présent, les espérances religieuses sont reve-nues dans mon cœur : le ciel me les a rendues, je te les feraipartager 58.Le mysticisme de Delphine s’est alimenté aussi à cette

grande source de la rêverie romantique qu’offre la contem-plation de la nature. Ce n’est pas la vie conventuelle qui a pula rapprocher de Dieu, ce sont les moments où, échappant àla minutieuse discipline du couvent, elle se promène dans lejardin de l’abbaye :

Cet été même, quand je n’avais plus à attendre que despeines, vingt fois au milieu de la nuit, me promenant dansle jardin de l’abbaye, je regardais les Alpes et le ciel, je meretraçais les écrits sublimes qui, dès mon enfance, ontconsacré ma vie au culte de tout ce qui est grand et bon :les chants d’Ossian, les hymnes de Thomson à la nature età son créateur, toute cette poésie de l’âme qui lui fait pres-sentir un secret, un mystère, un avenir, dans le silence duciel et la beauté de la terre, le merveilleux de l’imaginationenfin, m’élevait quelquefois dans la solitude au-dessus dela douleur même 59.Delphine est un être de désir que la beauté du ciel intro-

duit dans le mystère de l’univers et convie à s’élever versl’Absolu. Elle n’était certes pas la première à entonner le« Caeli enarrant gloriam dei », il n’en reste pas moins vrai que,en ces premières années du XIXe siècle, chez Chateaubriandavec le Génie du christianisme, et tout autant chez Ballancheou chez Mme de Staël, l’esthétique devient le fondement dela métaphysique. Le sentiment du Beau est religieux.

57. Delphine, deuxième partie, lettre XXVI, t. I, p. 298.58. Delphine, conclusion, t. II, p. 326-327.59. Delphine, sixième partie, lettre I, t. II, p. 252.

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L’art

Le roman met en scène l’œuvre d’art et il est lui-mêmeœuvre d’art. La présence de la peinture, du théâtre, de lamusique dans Delphine sont très significatifs. L’art est révéla-tion parce qu’il est signe. On peut le voir à plusieurs reprises.Mme de Staël avait une passion pour le théâtre. Elle a sou-vent tenu des rôles importants dans des représentationsqu’elle organisait dans son salon à Paris ou à Coppet. Elle aelle-même écrit du théâtre. Corinne sera ponctuée par cesreprésentations révélatrices, à commencer par celle de Roméoet Juliette. Ainsi dans Delphine de la représentation de Tan-crède. Mme de Staël connaissait bien le théâtre de Voltaireque, pendant tout le XVIIIe siècle et encore en ces premièresannées du XIXe, on considère comme un grand dramaturge.Elle avait lu Tancrède devant Narbonne à Londres en 1793 60.Elle imagine que Delphine, dans la loge de Mme de Vernon,assiste à une représentation de cette pièce. Léonce y assisteaussi, à quelque distance, enveloppé d’un manteau et« mettant du soin à se cacher ». Les analogies entre la situa-tion des personnages de théâtre et celle des héros du romanfont sens : Tancrède croit à tort à l’infidélité d’Aménaïde,comme Léonce a pu croire à celle de Delphine :

[…] lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphépour Aménaïde, revient avec la résolution de mourir ;lorsqu’un souvenir mélancolique, dernier regret versl’amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus touchantsqu’il y ait au monde :Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelleL’image des vertus que je crus voir en elle ! Etc.Un soupir, un cri même étouffé, sortit du cœur deLéonce ; tous les yeux se tournèrent vers lui ; il se leva avecprécipitation, et se hâta de s’en aller ; mais il chancelait enmarchant ; […] son visage me parut d’une pâleur mortelle; […] je crus le voir manquer de force et tomber 61.Privés d’une possibilité de communiquer directement

leurs sentiments et de dissiper les malentendus et les men-songes que la société, en la personne de Mme de Vernon,s’ingénie à multiplier, Léonce et Matilde communiquent

60. Éd. Droz, t. I, p. 318, n. I.61. Delphine, deuxième partie, lettre XIV, t. I, p. 265.

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brusquement par cette révélation de l’œuvre d’art qui estmessagère de vérité.

Un autre exemple est tout aussi frappant et appartient auregistre, cette fois, de la peinture. Au moment où elle se rendà l’atelier d’un peintre chercher pour Thérèse le portrait deM. de Serbellane, démarche qui va encore susciter d’injustessoupçons de Léonce (il croit qu’elle va chercher ce portraitpour elle), le tableau de Marcus Sextus de Guérin, aucontraire, leur révèle la vérité de leur amour.

Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que lesfictions n’excitent jamais dans notre cœur, sans un retoursur nous-mêmes ; et je contemplai cette image du malheur,comme si, dangereusement menacée au milieu de la mer,j’avais vu de loin, sur les flots, les débris d’un naufrage.[…]En entrant, j’aperçois Léonce placé comme je l’étaisdevant ce tableau, et paraissant ému comme moi de sonexpression ; sa présence m’ôta dans l’instant toute puis-sance de réflexion, et je m’avançai vers lui sans savoir ceque je faisais. Il leva les yeux sur moi, et ne parut point sur-pris de me voir. Son âme était déjà ébranlée ; il me semblaque j’arrivais comme il pensait à moi, et que ses réflexionsle préparaient à ma présence 62.Des significations multiples se superposent, car ce tableau

avait été déjà lu par les contemporains comme symbolique del’angoisse des émigrés retrouvant à leur retour la Francequ’ils avaient connue détruite, et les premiers lecteurs deMme de Staël ont présente à l’esprit cette interprétation.Léonce, destiné par son origine sociale et ses convictionspolitiques à rejoindre à la fin du roman les troupes de l’émi-gration, s’exile par son mariage avec Matilde de ce bonheurqu’aurait été la vie avec Delphine ; comme Marcus Sextusrevenant à Rome, comme Chateaubriand revenant à Parisn’ont trouvé que des ruines, il ne retrouvera qu’une Delphinedétruite par la douleur. Le tableau qui permet une communi-cation entre Léonce et Delphine peut aussi amener le lecteurà percevoir une analogie entre la situation des personnages etla situation historique que le roman raconte, encore en fili-grane en ce début de la diégèse, et alors la phrase « cette pitiéprofonde que les fictions n’excitent jamais dans notre cœur,sans un retour sur nous-mêmes » prend la valeur d’un aver-tissement destiné au lecteur de Delphine.

62. Delphine, deuxième partie, lettre VIII, t. I, p. 248.

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De tous les arts convoqués dans ce roman, nul cependantne l’est davantage que la musique : elle provoque un boule-versement si violent que Delphine parfois la redoute, car detous les arts la musique est celui qui possède la plus grandeforce mémorative. Mais une fois surmonté ce bouleverse-ment total et parfois douloureux, elle provoque un degréd’exaltation et d’enthousiasme d’une rare intensité. Delphinejoue de la harpe :

[…] je me livrai pendant plus de la moitié de la nuit àtoutes les impressions que la musique m’inspirait, jem’exaltais dans mes propres pensées, je suffisais à monenthousiasme ; cependant je m’arrêtai comme fatiguée decet état dont il n’est pas permis à notre âme de jouir troplongtemps, j’ouvris ma fenêtre, et considérant le silence decette ville si animée, il y avait quelques heures, je réfléchissur le premier don de la nature, le sommeil, il enseigne lamort à l’homme, et semble fait pour le familiariser douce-ment avec elle. Quelle égalité règne dans l’univers pendantla nuit 63 !L’état d’enthousiasme que provoque la musique ne peut se

soutenir longtemps, et ne fait que mieux sentir à l’homme àla fois sa finitude et son besoin d’infini. La rêverie musicalese prolonge par un hymne à la nuit.

Le roman, lui-même œuvre d’art, est susceptible de provo-quer ces états que ressentent les personnages devant lethéâtre, la peinture, la musique, dans ces passages qui fi-gurent comme une représentation en abîme de la situation dulecteur. Le roman œuvre d’art ? Cela nous semble une évi-dence, plus peut-être de nos jours qu’en ce début duXIXe siècle, où il faut encore défendre le genre de vieillesaccusations inlassablement répétées depuis cette querelle dudébut du XVIIIe siècle, ce siècle qui justement va marquerl’essor du genre. Et Mme de Staël éprouve encore le besoinde justifier le roman dans une préface à Delphine.

Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont leplus de juges 64.L’art est difficile, et Mme de Staël s’efforce de montrer à

ceux qui croiraient qu’il est facile d’écrire un roman combienau contraire il exige de qualités chez l’écrivain :

63. Delphine, cinquième partie, lettre III, t. II, p. 158.64. Delphine, préface, t. I, p. 49.

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[…] il faut une grande puissance d’imagination et de sensi-bilité pour s’identifier avec toutes les situations de la vie, ety conserver ce naturel parfait, sans lequel il n’y a rien degrand, de beau, ni de durable 65.Les grands romans possèdent cette puissance de révélation

que nous venons de constater pour d’autres arts.

Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer, Clarisse,Clémentine, Tom Jones, La Nouvelle Héloïse, Werther, etc.,ont pour but de révéler ou de retracer une foule de senti-ments, dont se compose au fond de l’âme le bonheur ou lemalheur de l’existence ; ces sentiments que l’on ne ditpoint, parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou avecnos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vieavec les hommes sans se confier jamais mutuellement cequ’ils éprouvent 66.Il ne suffit évidemment pas de défendre le roman dans une

préface : le roman par lui-même doit apporter la preuve qu’ilest une œuvre d’art. On a pu voir précédemment, on verradans nos notes, et, si l’on veut plus de précisions encore,dans l’édition de S. Balayé et L. Omacini, à quel pointMme de Staël a été soucieuse de la perfection de son style etle travail considérable qu’elle a opéré aussi bien dans lesgrandes lignes de la diégèse, dans la création des person-nages, que dans la recherche de la clarté, de la correction etde l’harmonie de la phrase. Delphine, en 1802, réussit ce tourde force, assez comparable, en effet, à celui d’un peintrecomme Guérin, d’exprimer avec une perfection toute clas-sique l’excès, la violence des sentiments, l’horreur des situa-tions. On constatera le soin avec lequel Mme de Staël a évitéles facilités et le mauvais goût du roman noir ; comment elleévite aussi le bavardage, l’épanchement sentimental facile quiest un risque de certains romans épistolaires féminins ; com-ment elle s’efforce, en supprimant des épisodes inutiles, deconserver à l’intrigue une certaine linéarité, une unité,malgré la complexité des réseaux que forment les aventuresde sa nombreuse population romanesque.

Le romancier est peintre, et pas seulement des sentimentshumains ; Mme de Staël est une paysagiste. L’évolution del’intrigue et des caractères s’accompagne dans Delphinecomme d’une évolution du style qui passe de celui de la

65. Delphine, préface, t. I, p. 49.66. Delphine, préface, t. I, p. 50-51.

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mondanité d’Ancien Régime, au début du roman, à une pré-sence romantique de la nature, dans l’épisode de la solitudesuisse, avant un dénouement qui relèverait du roman histo-rique – ce qui amène, comme nous l’avons suggéré, uneremise en cause du roman épistolaire. Dans le fragment d’unjournal de Delphine on peut lire cette magnifique évocationdes montagnes du Jura :

[…] j’ai traversé les montagnes qui séparent la France de laSuisse, elles étaient presque en entier couvertes de frimas ;des sapins noirs interrompaient de distance en distancel’éclatante blancheur de la neige, et les torrents grossis sefaisaient entendre dans le fond des précipices. La solitudeen hiver ne consiste pas seulement dans l’absence deshommes, mais aussi dans le silence de la nature. […]quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immo-biles, comme les rochers dont elles pendent ; quand lesbrouillards confondent le ciel avec le sommet des mon-tagnes, tout rappelle l’empire de la mort ; vous marchez enfrémissant au milieu de ce triste monde, qui subsiste sansle secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs sonimpassible repos 67.La description devient le lieu où se joue un drame psycho-

logique et même métaphysique.

La réception de l’œuvre

La critique se déchaîna contre Delphine. Par rapport à Dela littérature, et à deux ans de distance seulement, la situationde Mme de Staël à l’égard d’un pouvoir qui s’affirmait deplus en plus dictatorial avait évolué. Elle était maintenantclassée dans les opposants libéraux, avec Benjamin Constantqui avait été exclu du Tribunat. Aussi les journaux hostilesmêlent-ils critiques esthétiques, morales, religieuses, avec desintentions politiques qui sont évidentes. Le compte rendu duJournal des débats satisfit particulièrement le Premier consul :il n’avait pas été écrit dans un autre but.

S. Balayé a recensé, parmi les articles qui comptent, septou huit malveillants et trois au contraire favorables 68. Leurton est visiblement en accord avec les tendances politiques

67. Delphine, cinquième partie, fragment V, t. II, p. 143-144.68. S. Balayé, « Delphine de Madame de Staël et la presse sous le

Consulat », Romantisme, n° 51, 1986.

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des journaux où ils paraissent. Parmi les journalistes hostilesà Mme de Staël : Villeterque dans le Journal de Paris(23 décembre 1802), Féletz dans le Journal des débats(27 janvier 1803), Fiévée dans Le Mercure de France(1er janvier 1803), Michaud dans le Journal des débats (4 et9 janvier 1803). Prennent, au contraire, la défense de Del-phine : Le Publiciste, sous la plume de Hochet (31 janvier),Le Citoyen français (10 janvier), sous celle de BenjaminConstant, La Décade philosophique (21 janvier et 19 février)avec Ginguené.

L’article de Villeterque ne mérite guère de retenir l’atten-tion ; Fiévée a plus de talent. Il lutte de toutes ses forcescontre les tenants de la philosophie des Lumières. Il reprocheà Delphine d’être « philosophe et déiste », ce qui lui sembled’autant moins admissible qu’elle est une femme : on sait queBonaparte entend cantonner la femme à ses foyers et préfèrequ’elle ne pense pas. Une formule, d’ailleurs brillante,résume ses griefs :

[Delphine] parle de l’amour comme une Bacchante, deDieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier,et de la morale comme un sophiste 69.Antiféminisme et défense du catholicisme se mêlent. Ces

attaques contre les sympathies protestantes de Delphineexpliquent peut-être qu’on attribua cet article signé « F. » àFontanes, l’ami de Chateaubriand, qui tint à publier undémenti. S. Balayé fait état de notes de Roederer, hommepolitique et journaliste, destinées à un article qui ne fut pasfinalement publié, et qui livrent à l’état brut les réactions desennemis de Delphine. Roederer ne va-t-il pas jusqu’à trouverde l’obscénité dans ce roman qui nous semble, au contraire,éviter toute allusion charnelle précise ? On saisit comment lescritiques portées contre Delphine forment un réseau avanttout politique, dans lequel s’amalgament des idées esthé-tiques (défense du néo-classicisme), le respect des conven-tions sociales, l’antiféminisme, la haine de la philosophie desLumières et du protestantisme.

Les défenseurs de Delphine nous semblent mieux inspirésqui ont bien senti de quel message de liberté le roman étaitporteur. Hochet et Ginguené, admirant la représentation dela société que Mme de Staël sut donner, ont bien senti larichesse du roman, la richesse des idées et des sentiments.

69. Ibid.

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PRÉSENTATION 43

Ginguené, quoiqu’il juge l’accumulation des malheurs deDelphine parfois peu vraisemblable, se livre à un élogeenthousiaste du personnage :

Tous ses sentiments sont purs, toutes ses affections sontnobles ; tous ses mouvements partent d’une âme ardentepour le bien, que ne peut ni refroidir, ni même atteindre leplus léger soupçon du mal, et qui tend vers le beau moralde toutes les forces de son enthousiasme.La Décade philosophique est l’organe des Idéologues, dis-

ciples des Lumières ; ce périodique sera supprimé par Napo-léon en 1807.

L’article de Benjamin Constant, que nous reproduisons àla page 379 de notre tome II, vient après les articles mal-veillants que nous avons énumérés ; il y répond avec uneindignation méprisante, et se fait l’écho de l’importance de lalutte déclenchée autour du roman, et aussi du succès dulivre :

Tout le monde l’a lu ou veut le lire.Delphine se vend mieux qu’une réédition des sermons de

Bossuet ! On sent bien la pointe dirigée contre le renouveaudu catholicisme, et comme le Génie du christianisme se vendtrès bien aussi, c’est Bossuet qui sert de cible. Mais l’ironieest mordante :

Dans un moment où nous sommes très religieux, on n’apas manqué de reprocher à Delphine de n’avoir pas de reli-gion.L’opportunisme de ces nouveaux dévots apparus avec le

Concordat les amène à critiquer la religion de Delphine,parce qu’elle pratique « la religion de Dieu et non la religiondes prêtres ».

Outre la question politique et religieuse, alors intimementliées, et qui sous-tend cette défense de Delphine, BenjaminConstant aborde le problème, tant de fois avancé, de lamoralité des œuvres romanesques. Ceux qui reprochent àMme de Staël de n’avoir pas fait triompher la vertu ne sontque des « agioteurs de vertu », qui voudraient que ce soit un« objet de spéculation ». Le but moral du roman est accompliquand il montre la vertu plus forte que la passion, mais leromancier s’écarterait de la vraisemblance et de la réalité s’ils’avisait de montrer la vertu toujours récompensée. Quelleest la signification de Delphine ? Benjamin Constant livre uneanalyse très fine de la relation qui existe entre le texte et

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l’exergue. Le roman peut démontrer la vérité de la maximede Mme Necker, à un premier niveau, certes ; mais finale-ment il fait surtout comprendre l’injustice de la répressionsociale que cette maxime ne fait que constater.

Mme de Staël a répondu, elle aussi, aux critiques qui luiavaient été faites dans « Quelques réflexions sur le but moralde Delphine ». Plutôt que de reprendre les topoï sur la mora-lité des romans, elle attaque de front le problème essentielposé par Delphine :

[…] pourquoi la société en général est[-elle] infiniment plussévère pour les fautes qui tiennent à une trop grande indé-pendance de caractère, à des qualités trop peu mesurées, àune âme trop susceptible d’enthousiasme, que pour lestorts de personnalité, de sécheresse et de dissimulation 70 [?]La société, soucieuse de sa conservation, préfère l’hypo-

crisie à l’enthousiasme. La moralité de ce roman ne se bornepas à l’exemple de Delphine :

J’ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnabledans la rigueur que la société exerce contre elle.Voilà qui est clair.Mme de Staël se défend d’une accusation qui lui avait été

faite et selon laquelle elle aurait fait l’apologie du suicide :montrer une femme qui n’a « pas la force de supporter lavie » tant est grande la douleur de voir l’exécution del’homme qu’elle aime, ce n’est pas se faire l’apologiste dusuicide. Cependant cette critique semble l’avoir affectée plusencore que les autres ; d’autre part, sa pensée à l’endroit dusuicide a évolué. Les Réflexions sur le suicide qu’elle écrivitplus tard (1813) le prouvent. Le dernier dénouement diffèrenettement de celui qui a été imprimé en 1802 puis réimprimédans les éditions parues du vivant de Mme de Staël : Léonceet Delphine vont en Vendée ; là, il seront en butte à l’hostilitédes habitants qui voient en Delphine une religieuse défro-quée, une représentante de la philosophie qui serait à l’ori-gine de la Révolution. Le poids de l’opinion dans cettemicrosociété est encore plus lourd qu’à Paris. Delphine peu àpeu dépérit. Léonce, qui ne supporte pas de lui survivre, varejoindre l’armée des Vendéens où il trouve la mort.

Tout en présentant ce nouveau dénouement dans unepréface pour la quatrième édition, Mme de Staël marque

70. Voir « Quelques réflexions sur le but moral de Delphine », t. II,p. 363.

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un juste regret pour le dénouement de 1802 qui avait lemérite de « retracer avec quelque force les circonstancesdéchirantes qui accompagnent la mort de ceux qu’on faitpérir pour des opinions politiques ». De fait, le dénouementde 1802 est plus pathétique et Mme de Staël l’a conservédans les rééditions : cela semble prouver que le deuxièmedénouement (qui sera publié de façon posthume par sonfils) ne la satisfaisait guère. Il n’est cependant pas dénué dequalités – il montre le lent dépérissement de Delphine,assez semblable à celui de Corinne ; le contexte révolution-naire n’en est pas non plus absent, puisqu’il se situe enVendée. Néanmoins c’est bien le dénouement de 1802 quidoit être préféré dans une édition moderne de Delphine.Nous donnons en annexe le nouveau dénouement, commenous donnons aussi un aperçu du dénouement des deuxavant-textes. Comme on l’a dit, Mme de Staël a au totalécrit quatre dénouements pour Delphine. Preuve d’une dif-ficulté à conclure ? ou d’une ouverture de l’œuvre vers plu-sieurs possibles narratifs entre lesquels le lecteur peut luiaussi choisir.

Les éditions de Delphine

Deux éditions ont paru en 1802, celle de Paschoud et cellede Maradan ; Mme de Staël a nettement marqué sa préfé-rence pour celle de Maradan et s’est servie de celle de Pas-choud comme d’un jeu d’épreuves qu’elle a corrigées. On adonc reproduit l’édition Maradan, en modernisant cepen-dant l’orthographe pour faciliter l’accès du lecteur actuel autexte, sans le modifier en rien. La ponctuation d’origine a étérespectée. Pour « Quelques réflexions sur le but moral deDelphine », l’avertissement pour la quatrième édition, lenouveau dénouement de Delphine, nous suivons l’excellenteédition Droz qui a le grand mérite d’avoir revu sur lesmanuscrits les textes édités dans les Œuvres complètes de1820. On se reportera à l’édition donnée par S. Balayé etL. Omacini si l’on veut une édition critique exhaustive ; nousn’avons signalé ici, en nous servant de cette précieuse édi-tion, que quelques-unes des variantes les plus importantesentre l’avant-texte et le texte imprimé.

Plusieurs rééditions de Delphine ont été données du vivantde Mme de Staël, mais leur intérêt est négligeable, carl’auteur a « ajourné de plus en plus une édition après l’autre,

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les rectifications envisagées 71 ». L. Omacini, examinant ladeuxième édition Maradan (1803), la deuxième édition Pas-choud (qui reproduit d’abord l’édition Maradan et, pour lasuite, l’édition Paschoud), la troisième édition Maradan (quin’est peut-être qu’une réimpression de la deuxième), l’édi-tion Nicolle de 1809, l’édition anglaise de Colbrun en 1814,juge minimes les variantes :

Elles ne possèdent aucune marque spécifique du style del’auteur, s’agissant pour la plupart de petites correctionsmorphologiques qui pourraient avoir été faites par le protelui-même 72.Il n’y a donc pas lieu d’en tenir compte, sauf pour une

importante correction de 1803 qui rectifie une erreurconcernant Spinoza 73, que l’édition Droz a eu raison deretenir et que nous suivons sur ce point.

Béatrice DIDIER.

71. « Histoire des éditions », éd. Droz, t. I, p. 71.72. Éd. Droz, t. I, p. 59.73. Éd. Droz, t. I, p. 67 et 657.

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Delphine

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Un homme doit savoir braver l’opinion,une femme s’y soumettre.

Mélanges de madame Necker

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Préface

Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux quiont le plus de juges ; il n’existe presque personne quin’ait le droit de prononcer sur le mérite d’un roman ; leslecteurs mêmes les plus défiants et les plus modestessur leur esprit, ont raison de se confier à leurs impres-sions. C’est donc une des premières difficultés de cegenre que le succès populaire auquel il doit prétendre.

Une autre non moins grande, c’est qu’on a fait unesi grande quantité de romans médiocres, que lecommun des hommes est tenté de croire que ces sortesde compositions sont les plus aisées de toutes, tandisque ce sont précisément les essais multipliés dans cettecarrière qui ajoutent à sa difficulté ; car dans ce genrecomme dans tous les autres, les esprits un peu relevéscraignent les routes battues, et c’est un obstacle àl’expression des sentiments vrais, que l’importun sou-venir des écrits insipides qui nous ont tant parlé desaffections du cœur. Enfin le genre en lui-même pré-sente des difficultés effrayantes, et il suffit, pour s’enconvaincre, de songer au petit nombre de romansplacés dans le rang des ouvrages.

En effet, il faut une grande puissance d’imaginationet de sensibilité pour s’identifier avec toutes les situa-tions de la vie, et y conserver ce naturel parfait, sanslequel il n’y a rien de grand, de beau, ni de durable.L’enchaînement des idées peut être soumis à des prin-cipes invariables et dont il est toujours possible dedonner une exacte analyse ; mais les sentiments ne sont

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jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, etces inspirations ne sont accordées peut-être qu’auxâmes restées dignes de les éprouver. On citera pourcombattre cette opinion, quelques hommes d’un grandtalent dont la conduite n’a point été morale, mais jecrois fermement qu’en examinant leur histoire, onverra que si de fortes passions ont pu les entraîner, desremords profonds les ont cruellement punis ; ce n’estpas assez pour que la vie soit estimable, mais c’estassez pour que le cœur n’ait point été dépravé.

On se sentirait saisi d’une véritable terreur au milieude la société, s’il n’existait pas un langage que l’affecta-tion ne pût imiter et que l’esprit à lui seul ne sauraitdécouvrir. C’est surtout dans les romans que cette jus-tesse de ton, si l’on peut s’exprimer ainsi, doit être parti-culièrement observée ; sensibilité exagérée, fierté horsde place, prétention de vertu, toute cette nature deconvention qui fatigue si souvent dans le monde seretrouve dans les romans ; et comme on pourrait dire enobservant tel ou tel homme, c’est par cette parole, par ceregard, par cet accent qu’il trahit à son insu les bornesde son esprit ou de son âme ; de même dans les fictions,on pourrait montrer dans quelle situation l’auteur amanqué de sensibilité véritable ; dans quel endroit letalent n’a pu suppléer au caractère, et quand l’esprit avainement cherché ce que l’âme aurait saisi d’un seul jet.

Les événements ne doivent être dans les romans quel’occasion de développer les passions du cœur humain ;il faut conserver dans les événements assez de vraisem-blance pour que l’illusion ne soit point détruite ; maisles romans qui excitent la curiosité seulement parl’invention des faits, ne captivent dans les hommes quecette imagination qui a fait dire que les yeux sont tou-jours enfants. Les romans que l’on ne cessera jamaisd’admirer, Clarisse, Clémentine, Tom Jones, La NouvelleHéloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler ou deretracer une foule de sentiments, dont se compose aufond de l’âme le bonheur ou le malheur de l’existence ;ces sentiments que l’on ne dit point, parce qu’ils setrouvent liés avec nos secrets ou avec nos faiblesses, et

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parce que les hommes passent leur vie avec leshommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ilséprouvent.

L’histoire ne nous apprend que les grands traitsmanifestés par la force des circonstances, mais elle nepeut nous faire pénétrer dans les impressions intimesqui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont dis-posé du sort de tous. Les découvertes en ce genre sontinépuisables, il n’y a qu’une chose étonnante pourl’esprit humain, c’est lui-même.

The noblest study of mankind is man 1.

Cherchons donc toutes les ressources du talent, tousles développements de l’esprit, dans la connaissanceapprofondie des affections de l’âme, et n’estimons lesromans que lorsqu’ils nous paraissent, pour ainsi dire,une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécucomme à ceux qui vivront.

Observer le cœur humain, c’est montrer à chaquepas l’influence de la morale sur la destinée ; il n’y aqu’un secret dans la vie, c’est le bien ou le mal qu’on afait 2 ; il se cache, ce secret, sous mille formes trom-peuses ; vous souffrez longtemps sans l’avoir mérité,vous prospérez longtemps par des moyens condam-nables, mais tout à coup votre sort se décide, le mot devotre énigme se révèle, et ce mot, la conscience l’avaitdit bien avant que le destin l’eût répété. C’est ainsi quel’histoire de l’homme doit être représentée dans lesromans ; c’est ainsi que les fictions doivent nous expli-quer, par nos vertus et nos sentiments, les mystères denotre sort.

Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle quiserait ainsi conçue ! Croyez-vous encore à la morale, àl’amour, à l’élévation de l’âme, enfin à toutes les illu-sions de ce genre ? Et si l’on n’y croyait pas, que met-trait-on à la place ? La corruption et la vulgarité dequelques plaisirs, la sécheresse de l’âme, la bassesse etla perfidie de l’esprit ; ce choix hideux en lui-même, estrarement récompensé par le bonheur ou par le succès,mais quand l’un et l’autre en seraient le résultat

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momentané, ce hasard servirait seulement à donner àl’homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Sil’histoire avait représenté les sentiments généreuxcomme toujours prospères, ils auraient cessé d’êtregénéreux ; les spéculateurs s’en seraient bientôt empa-rés, comme un moyen de faire route. Mais l’incertitudesur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la cer-titude sur ce qu’exige la morale, est une belle opposi-tion qui honore l’accomplissement du devoir etl’adversité librement préférée.

Je crois donc que les circonstances de la vie, passa-gères comme elles le sont, nous instruisent moins desvérités durables que les fictions fondées sur ces vérités ;et que les meilleures leçons de la délicatesse et de lafierté peuvent se trouver dans les romans, où les senti-ments sont peints avec assez de naturel, pour que vouscroyiez assister à la vie réelle en les lisant.

Un style commun, un style ingénieux sont égale-ment éloignés de ce naturel ; l’ingénieux ne convientqu’aux affections de parure, à ces affections qu’onéprouve seulement pour les montrer ; l’ingénieuxenfin, est une telle preuve de sang-froid, qu’il exclut lapossibilité de toute émotion profonde. Les expressionscommunes sont aussi loin de la vérité que les expres-sions recherchées, parce que les expressions com-munes ne peignent jamais ce qui se passe réellementdans notre cœur ; chaque homme a une manière desentir particulière, qui lui inspirerait de l’originalité s’ils’y livrait ; le talent ne consiste peut-être que dans lamobilité qui transporte l’âme dans toutes les affectionsque l’imagination peut se représenter ; le génie ne dirajamais mieux que la nature, mais il dira comme elledans les situations même inventées, tandis quel’homme ordinaire ne sera inspiré que par la siennepropre. C’est ainsi que dans tous les genres la vérité està la fois ce qu’il y a de plus difficile et de plus simple,de plus sublime et de plus naturel.

Il n’y a point eu dans la littérature des anciens ce quenous appelons des romans 3 ; la patrie absorbait alorstoutes les âmes, et les femmes ne jouaient pas un assez

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grand rôle pour que l’on observât toutes les nuances del’amour : chez les modernes l’éclat des romans de che-valerie appartenait beaucoup plus au merveilleux desaventures qu’à la vérité et à la profondeur des senti-ments. Madame de La Fayette est la première qui, dansLa Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de cesmœurs brillantes de la chevalerie, le langage touchantdes affections passionnées. Mais les véritables chefs-d’œuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitièmesiècle ; ce sont les Anglais qui, les premiers, ont donné àce genre de production un but véritablement moral ; ilscherchent l’utilité dans tout, et leur disposition à cetégard est celle des peuples libres ; ils ont besoin d’êtreinstruits, plutôt qu’amusés, parce qu’ayant à faire unnoble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à lesdévelopper et non à les endormir 4.

Une autre nation aussi distinguée par ses lumièresque les Anglais le sont par leurs institutions, les Alle-mands ont des romans d’une vérité et d’une sensibilitéprofondes ; mais on juge mal parmi nous les beautés dela littérature allemande ou, pour mieux dire, le petitnombre de personnes éclairées qui la connaissent ne sedonnent pas la peine de répondre à ceux qui ne laconnaissent pas ; ce n’est que depuis Voltaire que l’onrend justice en France à l’admirable littérature desAnglais ; il faudra de même qu’un homme de génies’enrichisse une fois par la féconde originalité dequelques écrivains allemands, pour que les Françaissoient persuadés qu’il y a des ouvrages en Allemagneoù les idées sont approfondies et les sentimentsexprimés avec une énergie nouvelle 5.

Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappelersans cesse le respect que l’on doit aux chefs-d’œuvrede la littérature française, c’est ainsi qu’on peut seformer un goût, une critique sévère, je dirais impar-tiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvait avoirson application. Mais le grand défaut dont notre litté-rature est menacée maintenant, c’est la stérilité, la froi-deur et la monotonie ; or l’étude des ouvrages parfaitset généralement connus que nous possédons, apprend

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bien ce qu’il faut éviter, mais n’inspire rien de neuf ;tandis qu’en lisant les écrits d’une nation dont lamanière de voir et de sentir diffère beaucoup de celledes Français, l’esprit est excité par des combinaisonsnouvelles, l’imagination est animée par les hardiessesmêmes qu’elle condamne autant que par celles qu’elleapprouve ; et l’on pourrait parvenir à adapter au goûtfrançais, peut-être le plus pur de tous, des beautés ori-ginales qui donneraient à la littérature du dix-neu-vième siècle un caractère qui lui serait propre.

On ne peut qu’imiter les auteurs dont les ouvragessont accomplis, et dans l’imitation il n’y a jamais riend’illustre ; mais les écrivains dont le génie un peubizarre n’a pas entièrement poli toutes les richessesqu’ils possèdent, peuvent être dérobés heureusementpar des hommes de goût et de talent : l’or des minespeut servir à toutes les nations, l’or qui a reçul’empreinte de la monnaie ne convient qu’à une seule.Ce n’est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c’est Othello.Les Grecs eux-mêmes, dont Racine s’est pénétré,avaient laissé beaucoup à faire à son génie. Se serait-ilélevé aussi haut, s’il n’eût étudié que des ouvrages qui,comme les siens, désespérassent l’émulation au lieu del’animer en lui ouvrant de nouvelles routes ?

Ce serait donc, je le pense, un grand obstacle auxsuccès futurs des Français dans la carrière littéraire,que ces préjugés nationaux qui les empêcheraient derien étudier qu’eux-mêmes. Un plus grand obstacleencore serait la mode qui proscrit les progrès del’esprit humain, sous le nom de philosophie ; la mode,ou je ne sais quelle opinion de parti transportant lescalculs du moment sur le terrain des siècles, et se ser-vant de considérations passagères pour assaillir lesidées éternelles. L’esprit alors n’aurait plus véritable-ment aucun moyen de se développer, il se replieraitsans cesse sur le cercle fastidieux des mêmes pensées,des mêmes combinaisons, presque des mêmesphrases ; dépouillé de l’avenir il serait condamné sanscesse à regarder en arrière, pour regretter d’abord,rétrograder ensuite, et sûrement il resterait fort au-

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dessous des écrivains du dix-septième siècle qui luisont présentés pour modèle ; car les écrivains de cesiècle, hommes d’un rare génie, fiers comme le vraitalent, aimaient et pressentaient les vérités que cou-vraient encore les nuages de leur temps.

L’amour de la liberté bouillonnait dans le vieux sang deCorneille ; Fénelon donnait dans son Télémaque desleçons sévères à Louis XIV. Bossuet traduisait les grandsde la terre devant le tribunal du ciel, dont il interprétaitles jugements avec un noble courage ; et Pascal, le plushardi de tous, à travers les terreurs funestes qui onttroublé son imagination en abrégeant sa vie, a jeté dansses pensées détachées les germes de beaucoup d’idéesque les écrivains qui l’ont suivi ont développés 6. Lesgrands hommes du siècle de Louis XIV remplissaientl’une des premières conditions du génie, ils étaient enavant des lumières de leur siècle ; et nous, en revenantsur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sontélancés les premiers dans la carrière, et qui, s’ils renais-saient, partant d’un autre point, dépasseraient encoretous leurs nouveaux contemporains ?

On a dit que ce qui avait surtout contribué à lasplendeur de la littérature du dix-septième siècle,c’étaient les opinions religieuses d’alors, et qu’aucunouvrage d’imagination ne pouvait être distingué sansles mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversairesmêmes doivent admirer l’imagination originale, extra-ordinaire, éclatante, le Génie du christianisme a forte-ment soutenu ce système littéraire. J’avais essayé demontrer quels étaient les heureux changements que lechristianisme avait apportés dans la littérature ; maiscomme le christianisme date de dix-huit siècles, et noschefs-d’œuvre en littérature seulement de deux, je pen-sais que les progrès de l’esprit humain en général,devaient être comptés pour quelque chose, dansl’examen des différences entre la littérature des ancienset celle des modernes 7.

Les grandes idées religieuses, l’existence de Dieu,l’immortalité de l’âme, et l’union de ces belles espé-rances avec la morale, sont tellement inséparables de

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Table

Présentation............................................................... 7

Delphine

Préface....................................................................... 49

Première partie .......................................................... 59

Deuxième partie ........................................................ 209

Troisième partie ........................................................ 371

Notes ......................................................................... 515

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N° d’édition : L.01EHPNFG1099.C002Dépôt légal : mars 2000

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