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BenjaminConstant

Adolphe

Untextedudomainepublic.

Uneéditionlibre.

bibebook

www.bibebook.com

L

Préfacedelasecondeéditionouessaisurlecaractèreetlerésultatmoraldel’ouvrage

esuccèsdecepetitouvragenécessitantunesecondeédition,j’enprofitepouryjoindrequelquesréflexionssurlecaractèreet lamoraledecetteanecdoteàlaquelle l’attentiondupublicdonneunevaleurquej’étaisloind’yattacher.

J’ai déjà protesté contre les allusions qu’une malignité quiaspireauméritedelapénétration,pard’absurdesconjectures,

a cru y trouver. Si j’avais donné lieu réellement à des interprétationspareilles,s’ilserencontraitdansmonlivreuneseulephrasequipût lesautoriser,jemeconsidéreraiscommedigned’unblâmerigoureux.

Maistouscesrapprochementsprétendussontheureusementtropvagueset trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n’avaient-ilspointprisnaissancedanslasociété.Ilsétaientl’ouvragedeceshommesqui, n’étant pas admis dans lemonde, l’observent du dehors, avec unecuriositégaucheetunevanitéblessée,etcherchentàtrouverouàcauserduscandale,dansunesphèreau-dessusd’eux.

Cescandaleestsiviteoubliéquej’aipeut-êtretortd’enparlerici.Maisj’enai ressentiunepénible surprise,quim’a laissé lebesoinde répéterqu’aucundescaractères tracésdansAdolphen’ade rapport avecaucundesindividusquejeconnais,quejen’aivouluenpeindreaucun,amiouindifférent;carenversceux-cimêmes,jemecroisliéparcetengagementtacited’égardsetdediscrétionréciproque,surlequellasociétérepose.

Aureste,desécrivainspluscélèbresquemoiontéprouvélemêmesort.L’onaprétenduqueM.deChateaubriands’étaitdécritdansRené;etla

femme la plus spirituelle de notre siècle, enmême temps qu’elle est lameilleure,Mme de Staël a été soupçonnée, non seulement s’être peintedansDelphine et dansCorinne,mais d’avoir tracé de quelques-unes desesconnaissancesdesportraitssévères;imputationsbienpeuméritées;car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin desressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatibleaveclecaractèredeMmedeStaël,cecaractèresinoble,sicourageuxdanslapersécution,sifidèledansl’amitié,sigénéreuxdansledévouement.

Cettefureurdereconnaîtredanslesouvragesd’imaginationlesindividusqu’onrencontredanslemonde,estpourcesouvragesunvéritablefléau.Ellelesdégrade,leurimprimeunedirectionfausse,détruitleurintérêtetanéantitleurutilité.Chercherdesallusionsdansunroman,c’estpréférerla tracasserieà lanature,etsubstituer lecommérageà l’observationducœurhumain.

Jepense,jel’avoue,qu’onaputrouverdansAdolpheunbutplusutileet,sij’oseledire,plusrelevé.

Jen’aipasseulementvouluprouverledangerdecesliensirréguliers,oùl’onestd’ordinaired’autantplusenchaînéqu’onsecroitpluslibre.Cettedémonstrationauraitbieneusonutilité;maiscen’étaitpaslàtoutefoismonidéeprincipale.

Indépendamment de ces liaisons établies que la société tolère etcondamne, il y a dans la simple habitude d’emprunter le langage del’amour, etde sedonneroude fairenaîtreend’autresdesémotionsdecœur passagères, un danger qui n’a pas été suffisamment appréciéjusqu’ici. L’on s’engage dans une route dont on ne saurait prévoir leterme,l’onnesaitnicequ’oninspirera,nicequ’ons’exposeàéprouver.L’on porte en se jouant des coups dont on ne calcule ni la force, ni laréaction sur soi-même ; et la blessure qui semble effleurer, peut êtreincurable.

Les femmescoquettes fontdéjàbeaucoupdemal,bienque leshommes,plusforts,plusdistraitsdusentimentpardesoccupationsimpérieuses,etdestinésàservirdecentreàcequilesentoure,n’aientpasaumêmedegréquelesfemmes,lanobleetdangereusefacultédevivredansunautreetpour un autre. Mais combien ce manège, qu’au premier coup d’œil onjugeraitfrivole,devientpluscruelquandils’exercesurdesêtresfaibles,

n’ayant de vie réelle que dans le cœur, d’intérêt profond que dansl’affection, sans activité qui les occupe, et sans carrière qui lescommande, confiantes par nature, crédules par une excusable vanité,sentant que leur seule existence est de se livrer sans réserve à unprotecteur, et entraînées sans cesse à confondre le besoin d’appui et lebesoind’amour!

Jeneparlepasdesmalheurspositifsquirésultentdeliaisonsforméesetrompues,dubouleversementdessituations,de larigueurdes jugementspublics,etdelamalveillancedecettesociétéimplacable,quisembleavoirtrouvéduplaisiràplacerlesfemmessurunabîmepourlescondamner,sielles y tombent. Ce ne sont là que desmaux vulgaires. Je parle de cessouffrancesducœur,decetétonnementdouloureuxd’uneâmetrompée,decettesurpriseaveclaquelleelleapprendquel’abandondevientuntort,etlessacrificesdescrimesauxyeuxmêmesdeceluiquilesreçut.Jeparledeceteffroiquilasaisit,quandellesevoitdélaisséeparceluiquijuraitdelaprotéger;decettedéfiancequisuccèdeàuneconfiancesientière,etqui, forcée à se diriger contre l’être qu’on élevait au-dessus de tout,s’étendparlàmêmeaurestedumonde.Jeparledecetteestimerefouléesurelle-même,etquinesaitoùseplacer.

Pourleshommesmêmes,iln’estpasindifférentdefairecemal.Presquetoussecroientbienplusmauvais,pluslégersqu’ilsnesont.Ilspensentpouvoir rompre avec facilité le lienqu’ils contractent avec insouciance.Danslelointain,l’imagedeladouleurparaîtvagueetconfuse,tellequ’unnuage qu’ils traverseront sans peine. Une doctrine de fatuité, traditionfuneste,quelègueàlavanitédelagénérationquis’élèvelacorruptiondela génération qui a vieilli, une ironie devenue triviale, mais qui séduitl’espritpardesrédactionspiquantes,commesilesrédactionschangeaientlefonddeschoses,toutcequ’ilsentendent,enunmot;ettoutcequ’ilsdisent,semblelesarmercontreleslarmesquinecoulentpasencore.Maislorsqueceslarmescoulent,lanaturerevienteneux,malgrél’atmosphèrefacticedontilss’étaientenvironnés.Ilssententqu’unêtrequisouffreparce qu’il aime est sacré. Ils sentent que dans leur cœurmême qu’ils necroyaient pas avoir mis de la partie, se sont enfoncées les racines dusentimentqu’ilsontinspiré,ets’ilsveulentdomptercequeparhabitudeilsnommentfaiblesse, il fautqu’ilsdescendentdanscecœurmisérable,qu’ilsyfroissentcequ’ilyadegénéreux,qu’ilsybrisentcequ’ilyade

fidèle,qu’ilsytuentcequ’ilyadebon.Ilsréussissent,maisenfrappantdemortuneportiondeleurâme,etilssortentdecetravailayanttrompélaconfiance,bravélasympathie,abusédelafaiblesse, insultélamoraleenlarendantl’excusedeladureté,profanétouteslesexpressionsetfouléauxpiedstouslessentiments.Ilssurviventainsiàleurmeilleurenature,pervertisparleurvictoire,ouhonteuxdecettevictoire,siellenelesapaspervertis.

Quelquespersonnesm’ontdemandécequ’auraitdûfaireAdolphe,pouréprouveretcausermoinsdepeine?Sapositionetcelled’Ellénoreétaientsans ressource, et c’est précisément ce que j’ai voulu. Je l’ai montrétourmenté,parcequ’iln’aimaitquefaiblementEllénore;maisiln’eûtpasétémoinstourmenté,s’ill’eûtaiméedavantage.Ilsouffraitparelle,fautede sentiments : avec un sentiment plus passionné, il eût souffert pourelle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse, aurait versé tous sesveninssur l’affectionquesonaveun’eûtpassanctionnée :C’estnepascommencerdetellesliaisonsqu’ilfautpourlebonheurdelavie:quandonestentrédanscetteroute,onn’aplusquelechoixdesmaux.

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C

Préfacedelatroisièmeédition

en’estpas sans quelque hésitation que j’ai consenti à laréimpressiondecepetitouvrage,publiéilyadixans.Sanslapresque certitude qu’on voulait en faire une contrefaçon enBelgique,etquecettecontrefaçon,commelaplupartdecellesquerépandentenAllemagneetqu’introduisentenFrancelescontrefacteurs belges, serait grossie d’additions et

d’interpolations auxquelles jen’auraispoint eudepart, jeneme seraisjamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique pensée deconvaincredeuxou trois amis réunisà la campagnede lapossibilitédedonner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages seréduiraientàdeux,etdontlasituationseraittoujourslamême.

Unefoisoccupédecetravail,j’aivouludévelopperquelquesautresidéesquimesontsurvenuesetnem’ontpassemblésansunecertaineutilité.J’ai voulupeindre lemalque font éprouvermêmeauxcœurs arides lessouffrancesqu’ilscausent,etcetteillusionquilesporteàsecroirepluslégers ou plus corrompus qu’ils ne le sont. A distance, l’image de ladouleurqu’onimposeparaîtvagueetconfuse,tellequ’unnuagefacileàtraverser;onestencouragéparl’approbationd’unesociététoutefactice,qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par lesconvenances, et qui hait le scandale comme importun, non commeimmoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s’ytrouvepas.Onpensequedesliensforméssansréflexionsebriserontsanspeine.Mais quand on voit l’angoisse qui résulte de ces liens brisés, cedouloureuxétonnementd’uneâmetrompée,cettedéfiancequisuccèdeàuneconfiancesicomplète,etqui,forcéedesedirigercontrel’êtreàpartdurestedumonde,s’étendàcemondetoutentier,cetteestimerefoulée

sur elle-mêmeetquine saitplusoù se replacer,on sent alorsqu’il y aquelque chose de sacré dans le cœur qui souffre, parce qu’il aime ; ondécouvrecombiensontprofondeslesracinesdel’affectionqu’oncroyaitinspirersanslapartager:etsil’onsurmontecequ’onappellafaiblesse,c’estendétruisantensoi-mêmetoutcequ’onadegénéreux,endéchiranttoutcequ’onadefidèle,ensacrifianttoutcequ’onadenobleetdebon.On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amisapplaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé lasympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pourprétexte de la dureté ; et l’on survit à sameilleure nature, honteux oupervertiparcetristesuccès.

Telaété le tableauque j’aivoulutracerdansAdolphe.Jenesaissi j’airéussi ; ce quime ferait croire aumoins à un certainmérite de vérité,c’est que presque tous ceux de mes lecteurs que j’ai rencontrés m’ontparléd’eux-mêmescommeayantétédanslapositiondemonhéros.Ilestvraiqu’àtraverslesregretsqu’ilsmontraientdetouteslesdouleursqu’ilsavaient causées perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité ; ilsaimaientàsepeindre,commeayant,demêmequ’Adolphe,étépoursuivispar les opiniâtres affections qu’ils avaient inspirées, et victimes del’amourimmensequ’onavaitconçupoureux.Jecroisquepourlaplupartils se calomniaient, etque si leurvanité les eût laissés tranquilles, leurconscienceeûtpuresterenrepos.

Quoi qu’il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m’est devenu fortindifférent;jen’attacheaucunprixàceroman,etjerépètequemaseuleintention,enlelaissantreparaîtredevantunpublicquil’aprobablementoublié, si tant est que jamais il l’ait connu, a été dedéclarer que touteéditionquicontiendraitautrechosequecequiestrenfermédanscelle-cineviendraitpasdemoi,etquejen’enseraispasresponsable.

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J

Avisdel’éditeur

eparcouraisl’Italie, il y a biendes années. Je fus arrêté dansune auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par undébordementduNeto;ilyavaitdanslamêmeaubergeunétrangerquisetrouvaitforcéd’yséjournerpourlamêmecause.Ilétaitfortsilencieuxetparaissaittriste.Ilnetémoignaitaucuneimpatience.Jemeplaignaisquelquefoisà lui, commeauseulhommeàqui je

pusseparlerdanscelieu,duretardquenotremarcheéprouvait.«Ilm’estégal,me répondit-il, d’être ici ouailleurs. »Notrehôte,qui avait causéavec un domestique napolitain, qui servait cet étranger sans savoir sonnom,meditqu’ilnevoyageaitpointparcuriosité,carilnevisitaitnilesruines,ni lessites,ni lesmonuments,ni leshommes.Il lisaitbeaucoup,maisjamaisd’unemanièresuivie;ilsepromenaitlesoir,toujoursseul,etsouvent il passait les journées entières assis, immobile, la tête appuyéesurlesdeuxmains.

Aumomentoùlescommunications,étantrétablies,nousauraientpermisdepartir,cetétrangertombatrèsmalade.L’humanitémefitundevoirdeprolongermonséjourauprèsdeluipourlesoigner.Iln’yavaitàCerenzaqu’un chirurgiende village ; je voulais envoyer àCozenze chercherdessecoursplusefficaces.«Cen’estpaslapeine,meditl’étranger;l’hommequevoilàestprécisémentcequ’ilmefaut.»Ilavaitraison,peut-êtreplusqu’il ne pensait, car cet homme le guérit. « Je ne vous croyais pas sihabile»,luidit-ilavecunesorted’humeurenlecongédiant;puisilmeremerciademessoins,etilpartit.

Plusieursmoisaprès,jereçus,àNaples,unelettredel’hôtedeCerenza,avecunecassettetrouvéesurlaroutequiconduitàStrongoli,routequel’étranger etmoi nous avions suivie,mais séparément. L’aubergiste qui

mel’envoyaitsecroyaitsûrqu’elleappartenaitàl’undenousdeux.Ellerenfermaitbeaucoupdelettresfortanciennessansadresses,oudontlesadresses et les signatures étaient effacées, un portrait de femme et uncahier contenant l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire. L’étranger,propriétairedeceseffets,nem’avaitlaissé,enmequittant,aucunmoyendeluiécrire;jelesconservaisdepuisdixans,incertaindel’usagequejedevais en faire, lorsqu’en ayant parlé par hasard à quelques personnesdansunevilled’Allemagne,l’uned’entreellesmedemandaavecinstancedeluiconfierlemanuscritdontj’étaisdépositaire.Auboutdehuitjours,cemanuscritme fut renvoyé avec une lettre que j’ai placée à la fin decette histoire, parce qu’elle serait inintelligible si on la lisait avant deconnaîtrel’histoireelle-même.

Cette lettre m’a décidé à la publication actuelle, en me donnant lacertitudequ’ellenepeutoffensernicompromettrepersonne.Jen’aipaschangé unmot à l’original ; la suppressionmême des noms propres nevientpasdemoi : ilsn’étaientdésignésquecomme ilssontencore,pardeslettresinitiales.

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Chapitre1

Jevenaisde finir à vingt-deux ans mes études à l’université deGottingue.–L’intentiondemonpère,ministredel’électeurde**,étaitquejeparcourusselespayslesplusremarquablesdel’Europe.Ilvoulaitensuitem’appelerauprèsde lui,mefaireentrerdans ledépartementdontladirectionluiétaitconfiée,etmeprépareràleremplacerunjour.J’avaisobtenu,paruntravailassezopiniâtre,au

milieud’unevietrèsdissipée,dessuccèsquim’avaientdistinguédemescompagnonsd’étude,etquiavaientfaitconcevoiràmonpèresurmoidesespérancesprobablementfortexagérées.

Ces espérances l’avaient rendu très indulgent pour beaucoup de fautesquej’avaiscommises.Ilnem’avaitjamaislaissésouffrirdessuitesdecesfautes.Ilavaittoujoursaccordé,quelquefoisprévenu,mesdemandesàcetégard.

Malheureusementsaconduiteétaitplutôtnobleetgénéreusequetendre.J’étaispénétrédetoussesdroitsàmareconnaissanceetàmonrespect.Mais aucune confiance n’avait existé jamais entre nous. Il avait dansl’espritjenesaisquoid’ironiquequiconvenaitmalàmoncaractère.Jenedemandaisalorsqu’àmelivreràcesimpressionsprimitivesetfougueusesquijettentl’âmehorsdelasphèrecommune,etluiinspirentledédaindetouslesobjetsquil’environnent.Jetrouvaisdansmonpère,nonpasuncenseur,maisunobservateur froidet caustique,qui souriaitd’aborddepitié, et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. Je nemesouvienspas, pendantmesdix-huit premières années, d’avoir eu jamaisunentretiend’uneheureaveclui.Seslettresétaientaffectueuses,pleines

de conseils, raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous enprésence l’un de l’autre qu’il y avait en lui quelque chose de contraintque je ne pouvaism’expliquer, et qui réagissait surmoi d’unemanièrepénible. Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cettesouffranceintérieurequinouspoursuitjusquedansl’âgeleplusavancé,qui refoulesurnotrecœur les impressions lesplusprofondes,quiglacenosparoles,quidénaturedansnotrebouchetoutcequenousessayonsdedire,etnenouspermetdenousexprimerquepardesmotsvaguesouuneironieplusoumoinsamère,commesinousvoulionsnousvengersurnossentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir lesfaireconnaître.Jenesavaispasque,mêmeavecsonfils,monpèreétaittimide, et que souvent, après avoir longtemps attendu demoi quelquestémoignagesd’affectionquesafroideurapparentesemblaitm’interdire,ilmequittaitlesyeuxmouillésdelarmesetseplaignaitàd’autresdecequejenel’aimaispas.

Macontrainteavecluieutunegrandeinfluencesurmoncaractère.Aussitimide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, jem’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à neformer que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leurexécution,àconsidérerlesavis, l’intérêt, l’assistanceet jusqu’àlaseuleprésencedesautrescommeunegêneetcommeunobstacle.Jecontractail’habitudedenejamaisparlerdecequim’occupait,denemesoumettreàlaconversationquecommeàunenécessitéimportuneetdel’animeralorsparuneplaisanterieperpétuellequimelarendaitmoinsfatigante,etquim’aidait à cacher mes véritables pensées. De là une certaine absenced’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et unedifficultédecauser sérieusementque j’ai toujourspeineà surmonter. Ilen résulta enmême temps un désir ardent d’indépendance, une grandeimpatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’enformerdenouveaux.Jenemetrouvaisàmonaisequetoutseul,ettelestmême à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans lescirconstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deuxpartis,lafigurehumainemetrouble,etmonmouvementnaturelestdelafuir pour délibérer en paix. Je n’avais point cependant la profondeurd’égoïsmequ’untelcaractèreparaîtannoncer:toutennem’intéressantqu’àmoi, jem’intéressaisfaiblementàmoi-même.Jeportaisaufonddemoncœurunbesoindesensibilitédontjenem’apercevaispas,maisqui,

netrouvantpointàsesatisfaire,medétachaitsuccessivementdetouslesobjetsquitouràtourattiraientmacuriosité.Cetteindifférencesurtouts’étaitencorefortifiéeparl’idéedelamort,idéequim’avaitfrappétrèsjeune,etsurlaquellejen’aijamaisconçuqueleshommess’étourdissentsi facilement.J’avaisà l’âgededix-septansvumourirunefemmeâgée,dont l’esprit, d’une tournure remarquable et bizarre, avait commencé àdévelopperlemien.Cettefemme,commetantd’autres,s’était,àl’entréede sa carrière, lancée vers lemonde, qu’ellene connaissait pas, avec lesentiment d’une grande force d’âme et de facultés vraiment puissantes.Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des convenancesfactices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sajeunessepassersansplaisir ;etlavieillesseenfinl’avaitatteintesanslasoumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de nos terres,mécontenteetretirée,n’ayantquesonespritpourressource,etanalysanttout avec son esprit. Pendant près d’un an, dans nos conversationsinépuisables,nousavionsenvisagélaviesoustoutessesfaces,etlamorttoujourspour termede tout ; et après avoir tant causéde lamort avecelle,j’avaisvulamortlafrapperàmesyeux.

Cet événement m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur ladestinée, et d’une rêverie vague qui nem’abandonnait pas. Je lisais depréférencedanslespoètescequirappelaitlabrièvetédelaviehumaine.Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assezsingulierquecetteimpressionsesoitaffaiblieprécisémentàmesurequeles années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dansl’espérancequelquechosededouteux,etque, lorsqu’ellese retirede lacarrièrede l’homme,cettecarrièreprenduncaractèreplussévère,maispluspositif?Serait-ceque laviesembled’autantplusréellequetoutesles illusionsdisparaissent, comme la cimedes rochers sedessinemieuxdansl’horizonlorsquelesnuagessedissipent?

Jemerendis,enquittantGottingue,danslapetitevilledeD**.Cettevilleétait la résidence d’un prince qui, comme la plupart de ceux del’Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu d’étendue,protégeaitleshommeséclairésquivenaients’yfixer,laissaitàtouteslesopinions une liberté parfaite, mais qui, borné par l’ancien usage à lasociétéde sescourtisans,ne rassemblaitpar làmêmeautourde luiquedeshommesengrandepartieinsignifiantsoumédiocres.Jefusaccueilli

dans cette cour avec la curiosité qu’inspirenaturellement tout étrangerqui vient rompre le cercle de la monotonie et de l’étiquette. Pendantquelquesmoisjeneremarquairienquiputcaptivermonattention.J’étaisreconnaissant de l’obligeance qu’on me témoignait ; mais tantôt matimiditém’empêchaitd’enprofiter,tantôtlafatigued’uneagitationsansbut me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’onm’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne,mais peu degens m’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent del’indifférence, ils l’attribuentà lamalveillanceouà l’affectation ; ilsneveulentpascroirequ’ons’ennuieaveceux,naturellement.Quelquefoisjecherchaisacontraindremonennui;jemeréfugiaisdansunetaciturnitéprofonde:onprenaitcettetaciturnitépourdudédain.D’autresfois,lassémoi-mêmedemonsilence,jemelaissaisalleràquelquesplaisanteries,etmonesprit,misenmouvement,m’entraînaitau-delàdetoutemesure.Jerévélaisenunjourtouslesridiculesquej’avaisobservésdurantunmois.Les confidents de mes épanchements subits et involontaires ne m’ensavaientaucungréetavaientraison;carc’étaitlebesoindeparlerquimesaisissait, etnon la confiance. J’avais contractédansmesconversationsavec la femme qui la première avait développé mes idées uneinsurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pourtouteslesformulesdogmatiques.Lorsdoncquej’entendaislamédiocritédisserter avec complaisance sur des principes bien établis, bienincontestables en fait demorale, de convenancesoude religion, chosesqu’ellemetassezvolontierssurlamêmeligne,jemesentaispousséàlacontredire,nonquej’eusseadoptédesopinionsopposées,maisparcequej’étais impatiented’uneconvictionsi fermeet si lourde. Jene saisquelinstinctm’avertissait,d’ailleurs,demedéfierdecesaxiomesgénérauxsiexempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font deleurmorale unemasse compacte et indivisible, pour qu’elle semêle lemoinspossibleavecleursactionsetleslaisselibresdanstouslesdétails.

Je me donnai bientôt, par cette conduite une grande réputation delégèreté, de persiflage, de méchanceté. Mes paroles amères furentconsidérées comme des preuves d’une âme haineuse, mes plaisanteriescommedesattentatscontretoutcequ’ilyavaitdeplusrespectable.Ceuxdontj’avaiseuletortdememoquertrouvaientcommodedefairecausecommune avec les principes qu’ilsm’accusaient de révoquer en doute :parce que sans le vouloir je les avais fait rire aux dépens les uns des

autres,tousseréunirentcontremoi.Oneûtditqu’enfaisantremarquerleursridicules,jetrahissaisuneconfidencequ’ilsm’avaientfaite.Oneûtditqu’ensemontrantàmesyeuxtelsqu’ilsétaient,ilsavaientobtenudema part la promesse du silence : je n’avais point la conscience d’avoiracceptéce traité troponéreux. Ils avaient trouvéduplaisir à sedonneramplecarrière: j’entrouvaisàlesobserveretàlesdécrire;etcequ’ilsappelaientuneperfidiemeparaissaitundédommagement tout innocentettrèslégitime.

Je ne veux point ici me justifier : j’ai renoncé depuis longtemps à cetusage frivole et facile d’un esprit sans expérience ; je veux simplementdire,etcelapourd’autresquepourmoiquisuismaintenantà l’abridumonde,qu’il fautdu tempspours’accoutumerà l’espècehumaine, telleque l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur nous l’ont faite.L’étonnementde lapremière jeunesse,à l’aspectd’unesociétési facticeet si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu’un esprit méchant.Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre. Elle pèse tellement surnous,soninfluencesourdeesttellementpuissante,qu’ellenetardepasanous façonnerd’après lemouleuniversel.Nousnesommesplussurprisalors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sousnotre nouvelle forme, comme l’on finit par respirer librement dans unspectacle encombrépar la foule, tandisqu’eny entrantonn’y respiraitqu’aveceffort.

Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment eneux-mêmesleurdissentimentsecret ; ilsaperçoiventdanslaplupartdesridiculeslegermedesvices:ilsn’enplaisantentplus,parcequeleméprisremplacelamoquerie,etqueleméprisestsilencieux.

Il s’établit donc, dans le petit public quim’environnait, une inquiétudevague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune actioncondamnable ; on ne pouvait même m’en contester quelques-unes quisemblaientannoncerdelagénérositéoududévouement;maisondisaitque j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètesheureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisserdevinercequ’onnesaitpas.

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Chapitre2

Distrait,inattentif,ennuyé, je ne m’apercevais point del’impression que je produisais, et je partageais mon tempsentredesétudesque j’interrompaissouvent,desprojetsquejen’exécutaispas,desplaisirsquinem’intéressaient guère,lorsqu’une circonstance très frivole en apparence produisitdansmadispositionunerévolutionimportante.

Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié cherchait depuis quelquesmois àplaire à l’unedes femmes lesmoins insipidesde la sociétédanslaquelle nous vivions : j’étais le confident très désintéressé de sonentreprise.Aprèsdelongseffortsilparvintàsefaireaimer;et,commeilnem’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé demecommuniquer ses succès : rien n’égalait ses transports et l’excès de sajoie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pasessayéencore;jen’avaispointeujusqu’alorsdeliaisondefemmequipûtflatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mesyeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond demon cœur. Il y avaitdans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’y avait pasuniquementdelavanité;ilyenavaitpeut-êtremoinsquejenelecroyaismoi-même. Les sentiments de l’homme sont confus etmélangés ; ils secomposent d’une multitude d’impressions variées qui échappent àl’observation;etlaparole,toujourstropgrossièreettropgénérale,peutbienserviràlesdésigner,maisnesertjamaisàlesdéfinir.

J’avais,dans lamaisondemonpère,adoptésur les femmesunsystèmeassezimmoral.Monpère,bienqu’ilobservâtstrictementlesconvenances

extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur lesliaisonsd’amour:illesregardaitcommedesamusements,sinonpermis,du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapportsérieux.Ilavaitpourprincipequ’unjeunehommedoitéviteravecsoindefairecequ’onnommeunefolie,c’est-à-diredecontracterunengagementdurableavecunepersonnequinefûtpasparfaitementsonégalepourlafortune,lanaissanceetlesavantagesextérieurs;maisdureste,touteslesfemmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, luiparaissaientpouvoir,sansinconvénient,êtreprises,puisêtrequittées;etjel’avaisvusourireavecunesorted’approbationàcetteparodied’unmotconnu:«Celaleurfaitsipeudemal,etànoustantdeplaisir!»

L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, lesmots decetteespècefontuneimpressionprofonde,etcombienàunâgeoùtouteslesopinionssontencoredouteusesetvacillantes, lesenfantss’étonnentdevoircontredire,pardesplaisanteriesquetoutlemondeapplaudit,lesrèglesdirectesqu’onleuradonnées.Cesrèglesnesontplusàleursyeuxquedesformulesbanalesqueleursparentssontconvenusdeleurrépéterpour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblentrenfermerlevéritablesecretdelavie.

Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et jeregardaisautourdemoi;jenevoyaispersonnequim’inspirâtdel’amour,personnequimeparûtsusceptibled’enprendre;j’interrogeaismoncœuret mes goûts : je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Jem’agitaisainsi intérieurement, lorsque je fisconnaissanceavec lecomtedeP**,hommedequaranteans,dontlafamilleétaitalliéeàlamienne.Ilme proposa de venir le voir. Malheureuse visite ! Il avait chez lui samaîtresse,unePolonaise,célèbreparsabeauté,quoiqu’ellenefûtplusdela première jeunesse. Cette femme,malgré sa situation désavantageuse,avaitmontrédansplusieursoccasionsuncaractèredistingué.Safamille,assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cettecontrée.Sonpèreavaitétéproscrit;samèreétaitalléechercherunasileenFrance,etyavaitmenésafille,qu’elleavaitlaissée,àsamort,dansunisolement complet. Le comte de P** en était devenu amoureux. J’aitoujours ignoré comment s’était formée une liaison qui, lorsque j’ai vupourlapremièrefoisEllénore,était,dèslongtemps,établieetpourainsidire consacrée. La fatalité de sa situation ou l’inexpérience de son âge

l’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait également à sonéducation, à ses habitudes et à la fierté qui faisait une partie trèsremarquabledesoncaractère?Cequejesais,cequetoutlemondeasu,c’est que la fortune du comte de P** ayant été presque entièrementdétruiteetsalibertémenacée,Ellénoreluiavaitdonnédetellespreuvesde dévouement, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plusbrillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle etmêmedejoie,quelasévéritélaplusscrupuleusenepouvaits’empêcherde rendre justiceà lapuretédesesmotifsetaudésintéressementdesaconduite.C’étaitàsonactivité,àsoncourage,àsaraison,auxsacrificesde tout genre qu’elle avait supportés sans se plaindre, que son amantdevaitd’avoirrecouvréunepartiedesesbiens.Ilsétaientvenuss’établiràD**pourysuivreunprocèsquipouvaitrendreentièrementaucomtedeP**sonancienneopulence,etcomptaientyresterenvirondeuxans.

Ellénoren’avaitqu’unespritordinaire ;maisses idéesétaient justes,etses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par lanoblesse et l’élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup depréjugés ;mais tous sespréjugésétaientensens inversede son intérêt.Elle attachait le plus grand prix à la régularité de la conduite,précisémentparcequelasiennen’étaitpasrégulièresuivantlesnotionsreçues. Elle était très religieuse, parce que la religion condamnaitrigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans laconversation tout ce qui n’aurait paru à d’autres femmes que desplaisanteriesinnocentes,parcequ’ellecraignaittoujoursqu’onnesecrûtautoriséparsonétatàluienadresserdedéplacées.Elleauraitdésirénerecevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœursirréprochables,parcequelesfemmesàquiellefrémissaitd’êtrecomparéeseformentd’ordinaireunesociétémélangée,et,serésignantàlapertedela considération, ne cherchent dans leurs relations que l’amusement.Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. Elleprotestait,pourainsidire,parchacunedesesactionsetde sesparoles,contre la classe dans laquelle elle se trouvait rangée ; et comme ellesentait que la réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts nechangeaient rien à sa situation, elle était fortmalheureuse. Elle élevaitdeux enfants qu’elle avait eus du comte de P** avec une austéritéexcessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrète se mêlait àl’attachementplutôtpassionnéquetendrequ’elleleurmontrait,etleslui

rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’on lui faisait à bonneintentionquelqueremarquesurcequesesenfantsgrandissaient,surlestalentsqu’ilspromettaientd’avoir,surlacarrièrequ’ilsauraientàsuivre,onlavoyaitpâlirdel’idéequ’ilfaudraitqu’unjourelleleuravouâtleurnaissance.Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait àeuxavecuneanxiétéoùl’ondémêlaituneespècederemords,etledésirde leurdonnerparsescaresses lebonheurqu’ellen’ytrouvaitpaselle-même.Cetteoppositionentresessentimentsetlaplacequ’elleoccupaitdans le monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle étaitrêveuse et taciturne ; quelquefois elle parlait avec impétuosité. Commeelleétaittourmentéed’uneidéeparticulière,aumilieudelaconversationlaplusgénérale,ellenerestaitjamaisparfaitementcalme.Mais,parcelamême, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux etd’inattendu qui la rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’êtrenaturellement. La bizarrerie de sa position suppléait en elle à lanouveautédes idées.On l’examinait avec intérêt et curiosité commeunbelorage.

Offerte à mes regards dans un moment où mon cœur avait besoind’amour,mavanitédesuccès,Ellénoremeparutuneconquêtedignedemoi.Elle-mêmetrouvaduplaisirdanslasociétéd’unhommedifférentdeceuxqu’elleavaitvusjusqu’alors.Soncercles’étaitcomposédequelquesamis ou parents de son amant et de leurs femmes, que l’ascendant ducomte de P** avait forcées à recevoir sa maîtresse. Les maris étaientdépourvus de sentiments aussi bien que d’idées ; les femmes nedifféraient de leursmaris que par unemédiocrité plus inquiète et plusagitée,parcequ’ellesn’avaientpas,commeeux,cettetranquillitéd’espritqui résulte de l’occupation et de la régularité des affaires. Uneplaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélangeparticulier de mélancolie et de gaieté, de découragement et d’intérêt,d’enthousiasmeetd’ironieétonnèrentetattachèrentEllénore.Elleparlaitplusieurslangues,imparfaitementàlavérité,maistoujoursavecvivacité,quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire jour à travers lesobstacles, et sortir de cette lutte plus agréables, plus naïves et plusneuves ; car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et lesdébarrassentdecestournuresquilesfontparaîtretouràtourcommuneset affectées. Nous lisions ensemble des poètes anglais ; nous nouspromenionsensemble.J’allaissouventlavoirlematin;j’yretournaisle

soir;jecausaisavecellesurmillesujets.

Jepensaisfaire,enobservateurfroidetimpartial,letourdesoncaractèreetdesonesprit;maischaquemotqu’elledisaitmesemblaitrevêtud’unegrâce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie unnouvelintérêt,animaitmonexistenced’unemanièreinusitée.J’attribuaisà son charme cet effet presque magique : j’en aurais joui pluscomplètement encore sans l’engagement que j’avais pris envers monamour-propre.Cet amour-propre était en tiers entreEllénore etmoi. Jeme croyais comme obligé de marcher au plus vite vers le but que jem’étais proposé : je ne me livrais donc pas sans réserve à mesimpressions.Ilmetardaitd’avoirparlé,carilmesemblaitquejen’avaisqu’àparlerpourréussir.JenecroyaispointaimerEllénore;maisdéjàjen’auraispumerésignerànepasluiplaire.Ellem’occupaitsanscesse:jeformaismille projets ; j’inventaismillemoyens de conquête, avec cettefatuitésansexpériencequisecroitsûredusuccèsparcequ’ellen’arienessayé.

Cependant une invincible timidité m’arrêtait : tous mes discoursexpiraient sur mes lèvres, ou se terminaient tout autrement que je nel’avais projeté. Je me débattais intérieurement : j’étais indigné contremoi-même.

Je cherchai enfin un raisonnement qui pûtme tirer de cette lutte avechonneur à mes propres yeux. Je me dis qu’il ne fallait rien précipiter,qu’Ellénoreétaittroppeupréparéeàl’aveuquejeméditais,etqu’ilvalaitmieuxattendreencore.Presquetoujours,pourvivreenreposavecnous-mêmes,noustravestissonsencalculsetensystèmesnosimpuissancesounosfaiblesses:celasatisfaitcetteportiondenousquiestpourainsidire,spectatricedel’autre.

Cettesituationseprolongea.Chaque jour, je fixais le lendemaincommel’époque invariable d’une déclaration positive, et chaque lendemains’écoulaitcommelaveille.Matimiditémequittaitdèsquejem’éloignaisd’Ellénore ; je reprenais alors mes plans habiles et mes profondescombinaisons : mais à peine me retrouvais-je auprès d’elle, que je mesentaisdenouveau tremblantet troublé.Quiconqueaurait ludansmoncœur, en son absence, m’aurait pris pour un séducteur froid et peusensible;quiconquem’eûtaperçuàsescôtéseûtcrureconnaîtreenmoi

unamantnovice, interditetpassionné.L’onseseraitégalement trompédanscesdeuxjugements:iln’yàpointd’unitécomplètedansl’homme,et presque jamais personne n’est tout à fait sincère ni tout à fait demauvaisefoi.

Convaincuparcesexpériencesréitéréesquejen’auraisjamaislecouragedeparleràEllénore,jemedéterminaiàluiécrire.LecomtedeP**étaitabsent.Lescombatsquej’avaislivréslongtempsàmonproprecaractère,l’impatiencequej’éprouvaisden’avoirpulesurmonter,monincertitudesur le succès dema tentative, jetèrent dansma lettre une agitation quiressemblaitfortàl’amour.Echaufféd’ailleursquej’étaisparmonproprestyle,jeressentais,enfinissantd’écrire,unpeudelapassionquej’avaischerchéàexprimeravectoutelaforcepossible.

Ellénore vit dans ma lettre ce qu’il était naturel d’y voir, le transportpassager d’un homme qui avait dix ans demoins qu’elle, dont le cœurs’ouvraitàdessentimentsquiluiétaientencoreinconnus,etquiméritaitplusdepitiéquede colère.Elleme répondit avecbonté,medonnadesconseils affectueux, m’offrit une amitié sincère, mais me déclara que,jusqu’auretourducomtedeP**,ellenepourraitmerecevoir.

Cette réponseme bouleversa.Mon imagination, s’irritant de l’obstacle,s’empara de toutemon existence. L’amour, qu’une heure auparavant jem’applaudissaisdefeindre,jecrustoutàcoupl’éprouveravecfureur.JecouruschezEllénore;onmeditqu’elleétaitsortie.Jeluiécrivis ; jelasuppliai dem’accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termesdéchirantsmondésespoir, lesprojetsfunestesquem’inspiraitsacruelledétermination. Pendant une grande partie du jour, j’attendis vainementune réponse. Je ne calmai mon inexprimable souffrance qu’en merépétantquelelendemainjebraveraistouteslesdifficultéspourpénétrerjusqu’àEllénore etpour lui parler.Onm’apporta le soirquelquesmotsd’elle:ilsétaientdoux.Jecrusyremarqueruneimpressionderegretetdetristesse ;maisellepersistaitdanssarésolution,qu’ellem’annonçaitcommeinébranlable.Jemeprésentaidenouveauchezellelelendemain.Elleétaitpartiepourunecampagnedontsesgensignoraientlenom.Ilsn’avaientmêmeaucunmoyendeluifaireparvenirdeslettres.

Jerestailongtempsimmobileàsaporte,n’imaginantplusaucunechancede la retrouver. J’étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma

mémoiremeretraçaitlesinstantsoùjem’étaisditquejen’aspiraisqu’àunsuccès;quecen’étaitqu’unetentativeàlaquellejerenonceraissanspeine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, quidéchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J’étaiségalementincapablededistractionetd’étude.J’erraissanscessedevantlaported’Ellénore.Jemepromenaisdanslaville,commesi,audétourdechaquerue,j’avaispuespérerdelarencontrer.Unmatin,dansunedecescourses sans but qui servaient à remplacer mon agitation par de lafatigue,j’aperçuslavoitureducomtedeP**,quirevenaitdesonvoyage.Ilmereconnutetmitpiedàterre.Aprèsquelquesphrasesbanales,jeluiparlai, endéguisantmon trouble, dudépart subitd’Ellénore. «Oui,medit-il,unedesesamies,àquelqueslieuesd’ici,àéprouvéjenesaisquelévénement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que ses consolations luiseraientutiles.Elleestpartiesansmeconsulter.C’estunepersonnequetous ses sentiments dominent, et dont l’âme, toujours active, trouvepresque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m’est tropnécessaire ; je vais lui écrire : elle reviendra sûrement dans quelquesjours.

Cette assurance me calma ; je sentis ma douleur s’apaiser. Pour lapremièrefoisdepuis ledépartd’Ellénore jepusrespirersanspeine.Sonretour futmoinspromptquene l’espérait le comtedeP**.Mais j’avaisreprismaviehabituelleet l’angoissequej’avaiséprouvéecommençaitàsedissiper,lorsqu’auboutd’unmoisM.deP**mefitavertirqu’Ellénoredevaitarriverlesoir.Commeilmettaitungrandprixàluimaintenirdanslasociétélaplacequesoncaractèreméritait,etdontsasituationsemblaitl’exclure, ilavait invitéàsouperplusieursfemmesdesesparentesetdesesamiesquiavaientconsentiàvoirEllénore.

Messouvenirsreparurent,d’abordconfus,bientôtplusvifs.Monamour-propre s’ymêlait. J’étais embarrassé,humilié,de rencontrerune femmequim’avaittraitécommeunenfant.Ilmesemblaitlavoir,souriantàmonapprochedecequ’unecourteabsenceavait calmé l’effervescenced’unejeunetête;etjedémêlaisdanscesourireunesortedeméprispourmoi.Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m’étais levé, ce jour-làmême, ne songeant plus à Ellénore ; une heure après avoir reçu lanouvelle de son arrivée, son image errait devantmes yeux, régnait surmoncœur,etj’avaislafièvredelacraintedenepaslavoir.

Jerestaichezmoitoutelajournée;jem’ytins,pourainsidire,caché:jetremblais que le moindre mouvement ne prévînt notre rencontre. Rienpourtant n’était plus simple, plus certain, mais je la désirais avec tantd’ardeur, qu’elleme paraissait impossible. L’impatienceme dévorait : àtouslesinstantsjeconsultaismamontre.J’étaisobligéd’ouvrirlafenêtrepourrespirer;monsangmebrûlaitencirculantdansmesveines.

Enfin j’entendis sonner l’heure à laquelle je devais me rendre chez lecomte.Monimpatiencesechangeatoutàcoupentimidité;jem’habillailentement;jenemesentaispluspresséd’arriver:j’avaisunteleffroiquemonattentenefûtdéçue,unsentimentsivifdeladouleurquejecouraisrisqued’éprouver,quej’auraisconsentivolontiersàtoutajourner.

Il était assez tard lorsque j’entrai chez M. de P**. J’aperçus Ellénoreassiseaufonddelachambre;jen’osaisavancer;ilmesemblaitquetoutlemondeavaitlesyeuxfixéssurmoi.J’allaimecacherdansuncoindusalon,derrièreungrouped’hommesquicausaient.De là jecontemplaisEllénore : ellemeparut légèrement changée, elle étaitpluspâlequedecoutume.Le comtemedécouvrit dans l’espècede retraite où jem’étaisréfugié;ilvintàmoi,mepritparlamainetmeconduisitversEllénore.«Jevousprésente, luidit-ilenriant, l’undeshommesquevotredépartinattendualeplusétonnés».Ellénoreparlaitàunefemmeplacéeàcôted’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres ; elledemeuratoutinterdite:jel’étaisbeaucoupmoi-même.

On pouvait nous entendre, j’adressai à Ellénore des questionsindifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. Onannonça qu’on avait servi ; j’offris à Ellénoremon bras, qu’elle ne putrefuser.«Sivousnemepromettezpas,luidis-jeenlaconduisant,demerecevoirdemainchezvousàonzeheures,jeparsàl’instant,j’abandonnemonpays,mafamilleetmonpère,jerompstousmesliens,j’abjuretousmesdevoirs, et jevais,n’importeoù, finirauplus tôtuneviequevousvous plaisez à empoisonner. – Adolphe ! » me répondit-elle ; et ellehésitait.Jefisunmouvementpourm’éloigner.Jenesaiscequemestraitsexprimèrent,maisjen’avaisjamaiséprouvédecontractionsiviolente.

Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d’affection se peignit sur safigure. « Je vous recevrai demain,medit-elle,mais je vous conjure…».Beaucoupdepersonnesnoussuivaient,elleneputacheversaphrase.Je

pressaisamaindemonbras;nousnousmîmesàtable.

J’aurais voulum’asseoir à côté d’Ellénore,mais lemaître de lamaisonl’avait autrement décidé : je fus placé à peu près vis-à-vis d’elle. Aucommencement du souper, elle était rêveuse.Quand on lui adressait laparole,ellerépondaitavecdouceur ;maiselleretombaitbientôtdans ladistraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de sonabattement, luidemandasielleétaitmalade.«Jen’aipasétébiendansces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fortébranlée». J’aspiraisàproduiredans l’espritd’Ellénoreune impressionagréable;jevoulais,enmemontrantaimableetspirituel,ladisposerenmafaveur,et lapréparerà l’entrevuequ’ellem’avaitaccordée.J’essayaidoncdemillemanièresdefixersonattention.Jeramenailaconversationsurdessujetsquejesavaisl’intéresser;nosvoisinss’ymêlèrent:j’étaisinspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d’elle, je la visbientôtsourire:j’enressentisunetellejoie,mesregardsexprimèrenttantde reconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Satristesseet sadistraction sedissipèrent : ellene résistaplusaucharmesecretquerépandaitdanssonâmelavuedubonheurquejeluidevais;etquandnoussortîmesdetable,noscœursétaientd’intelligencecommesinousn’avionsjamaisétéséparés.«Vousvoyez,luidis-je,enluidonnantla main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute monexistence ; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à latourmenter?»

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Chapitre3

Jepassailanuitsansdormir.Iln’étaitplusquestiondansmonâmeni de calculs ni de projets ; jeme sentais, de lameilleure foi dumonde,véritablementamoureux.Cen’étaitplusl’espoirdusuccèsquimefaisaitagir:lebesoindevoircellequej’aimais,dejouirdesaprésence,medominaitexclusivement.Onzeheuressonnèrent,jemerendisauprèsd’Ellénore;ellem’attendait.Ellevoulutparler:

je lui demandai dem’écouter. Jem’assis auprès d’elle, car je pouvais àpeinemesoutenir,etjecontinuaiencestermes,nonsansêtreobligédem’interrompresouvent:

«Jenevienspointréclamercontrelasentencequevousavezprononcée;jenevienspointrétracterunaveuquiapuvousoffenser:jelevoudraisenvain.Cetamourquevousrepoussezestindestructible:l’effortmêmequejefaisdanscemomentpourvousparleravecunpeudecalmeestunepreuvedelaviolenced’unsentimentquivousblesse.Maiscen’estpluspour vous en entretenir que je vous ai priée de m’entendre ; c’est, aucontraire, pour vous demander de l’oublier, de me recevoir commeautrefois,d’écarterlesouvenird’uninstantdedélire,denepasmepunirdecequevoussavezunsecretquej’auraisdûrenfermeraufonddemonâme. Vous connaissez ma situation, ce caractère qu’on dit bizarre etsauvage,cecœurétrangeràtouslesintérêtsdumonde,solitaireaumilieudes hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il estcondamné.Votreamitiémesoutenait:sanscetteamitiéjenepuisvivre.J’aiprisl’habitudedevousvoir;vousavezlaissénaîtreetseformercettedoucehabitude:qu’ai-jefaitpourperdrecetteuniqueconsolationd’une

existencesitristeetsisombre?Jesuishorriblementmalheureux;jen’aiplus lecouragedesupporterunsi longmalheur ; jen’espèrerien, jenedemanderien, jeneveuxquevousvoir :mais jedoisvousvoirs’il fautquejevive.»

Ellénoregardaitlesilence.«Quecraignez-vous?repris-je.Qu’est-cequej’exige?Cequevousaccordezàtouslesindifférents.Est-celemondequevousredoutez?Cemonde,absorbédanssesfrivolitéssolennelles,nelirapasdansuncœurtelquelemien.Commentneserais-jepasprudent?N’yva-t-il pas de ma vie ? Ellénore, rendez-vous à ma prière : vous ytrouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à êtreaimée ainsi, àmevoir auprèsdevous, occupéde vous seule,n’existantquepourvous,vousdevanttouteslessensationsdebonheurdontjesuisencore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et audésespoir.»

Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections,retournantdemillemanièrestouslesraisonnementsquiplaidaientenmafaveur.J’étaissisoumis,sirésigné,jedemandaissipeudechose,j’auraisétésimalheureuxd’unrefus!

Ellénorefutémue.Ellem’imposaplusieursconditions.Elleneconsentitàme recevoir que rarement, au milieu d’une société nombreuse, avecl’engagementquejeneluiparleraisjamaisd’amour.Jepromiscequ’ellevoulut.Nousétionscontentstouslesdeux:moi,d’avoirreconquislebienque j’avais été menacé de perdre, Ellénore, de se trouver à la foisgénéreuse,sensibleetprudente.

Je profitai des le lendemain de la permission que j’avais obtenue ; jecontinuai de même les jours suivants. Ellénore ne songea plus à lanécessitéquemesvisitesfussentpeufréquentes:bientôtrienneluiparutplus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaientinspiré àM.deP**une confiance entière ; il laissait àEllénore laplusgrande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l’opinion qui voulaitexcluresamaîtressedumondeoùilétaitappeléàvivre, ilaimaitàvoirs’augmenter la société d’Ellénore ; sa maison remplie constatait à sesyeuxsonpropretriomphesurl’opinion.

Lorsquej’arrivais,j’apercevaisdanslesregardsd’Ellénoreuneexpressionde plaisir. Quand elle s’amusait dans la conversation, ses yeux se

tournaient naturellement vers moi. L’on ne racontait rien d’intéressantqu’ellenem’appelâtpourl’entendre.Maisellen’était jamaisseule :dessoirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose enparticulierquequelquesmots insignifiantsou interrompus.Jene tardaipasàm’irriterdetantdecontrainte.Jedevinssombre,taciturne, inégaldans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peinelorsqu’unautrequemois’entretenaitàpartavecEllénore;j’interrompaisbrusquementcesentretiens.Ilm’importaitpeuqu’onpûts’enoffenser,etje n’étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle seplaignitàmoidecechangement.

«Quevoulez-vous? luidis jeavec impatience :vouscroyezsansdouteavoir faitbeaucouppourmoi ; je suis forcédevousdirequevousvoustrompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefoisvous viviez retirée ; vous fuyiez une société fatigante ; vous évitiez ceséternellesconversationsquiseprolongentprécisémentparcequ’ellesnedevraient jamais commencer. Aujourd’hui votre porte est ouverte à laterreentière.Ondiraitqu’envousdemandantdemerecevoir,j’aiobtenupourtoutl’universlamêmefaveurquepourmoi.Jevousl’avoue,envousvoyantjadissiprudente,jenem’attendaispasàvoustrouversifrivole.»

Jedémêlaidanslestraitsd’Ellénoreuneimpressiondemécontentementetdetristesse.«ChèreEllénore,luidis-jeenmeradoucissanttoutàcoup,ne mérité-je donc pas d’être distingué des mille importuns qui vousassiègent?L’amitién’a-t-ellepassessecrets?N’est-ellepasombrageuseettimideaumilieudubruitetdelafoule?»

Ellénore craignait, en semontrant inflexible, de voir se renouveler desimprudences qui l’alarmaient pour elle et pour moi. L’idée de rompren’approchaitplusdesoncœur:elleconsentitàmerecevoirquelquefoisseule.

Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu’elle m’avaitprescrites.Ellemepermitdeluipeindremonamour ;ellesefamiliarisapardegrésaveccelangage:bientôtellem’avouaqu’ellem’aimait.

Jepassaiquelquesheuresàsespieds,meproclamantleplusheureuxdeshommes,luiprodiguantmilleassurancesdetendresse,dedévouementetderespectéternel.Ellemeracontacequ’elleavaitsouffertenessayantdes’éloigner de moi ; que de fois elle avait espéré que je la découvrirais

malgrésesefforts;commentlemoindrebruitquifrappaitsesoreillesluiparaissaitannoncermonarrivée;queltrouble,quellejoie,quellecrainteelleavaitressentisenmerevoyant;parquelledéfianced’elle-même,pourconcilierlepenchantdesoncœuraveclaprudence,elles’étaitlivréeauxdistractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyaitauparavant.Jeluifaisaisrépéterlespluspetitsdétails,etcettehistoiredequelques semaines nous semblait être celle d’une vie entière. L’amoursupplée aux longs souvenirs, par une sorte demagie. Toutes les autresaffectionsontbesoindupassé:l’amourcrée,commeparenchantement,un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, laconscience d’avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguèrenous était presque étranger. L’amour n’est qu’un point lumineux, etnéanmoins il semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’iln’existaitpas,bientôtiln’existeraplus;mais,tantqu’ilexiste,ilrépandsaclartésurl’époquequil’aprécédé,commesurcellequidoitlesuivre.

Cecalmepourtantdurapeu.Ellénoreétaitd’autantplusengardecontresa faiblesse qu’elle était poursuivie du souvenir de ses fautes : et monimagination,mes désirs, une théorie de fatuité dont je nem’apercevaispas moi-même se révoltaient contre un tel amour. Toujours timide,souvent irrité, je me plaignais, je m’emportais, j’accablais Ellénore dereproches. Plus d’une fois elle forma le projet de briser un lien qui nerépandaitsursaviequedel’inquiétudeetdutrouble;plusd’unefoisjel’apaisaiparmessupplications,mesdésaveuxetmespleurs.

«Ellénore,luiécrivais-jeunjour,vousnesavezpastoutcequejesouffre.Près de vous, loin de vous, je suis également malheureux. Pendant lesheuresquinousséparent, j’erreauhasard,courbésouslefardeaud’uneexistenceque jene sais comment supporter.La sociétém’importune, lasolitudem’accable.Cesindifférentsquim’observent,quineconnaissentriendecequim’occupe,quimeregardentavecunecuriositésansintérêt,avecunétonnementsanspitié,ceshommesquiosentmeparlerd’autrechose que de vous, portent dansmon sein une douleurmortelle. Je lesfuis ;mais,seul, jechercheenvainunairquipénètredansmapoitrineoppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pourm’engloutir à jamais ; je pose ma tête sur la pierre froide qui devraitcalmer la fièvre ardente quime dévore. Jeme traîne vers cette collined’où l’on aperçoit votre maison ; je reste là, les yeux fixés sur cette

retraitequejen’habiteraijamaisavecvous.Etsijevousavaisrencontréeplustôt,vousauriezpuêtreàmoi!J’auraisserrédansmesbraslaseulecréaturequelanatureaitforméepourmoncœur,pourcecœurquiatantsouffert parce qu’il vous cherchait et qu’il ne vous a trouvée que troptard!Lorsqueenfincesheuresdedéliresontpassées,lorsquelemomentarrive où je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votredemeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent lessentimentsque jeporteenmoi ; jem’arrête ; jemarcheàpas lents : jeretardel’instantdubonheur,decebonheurquetoutmenace,quejemecroistoujourssurlepointdeperdre;bonheurimparfaitettroublé,contrelequelconspirentpeut-êtreàchaqueminuteetlesévénementsfunestesetles regards jaloux, et les caprices tyranniques, et votre propre volonté.Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l’entrouvre, unenouvelleterreurmesaisit : jem’avancecommeuncoupable,demandantgrâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaientennemis,commesitousm’enviaientl’heuredefélicitédontjevaisencorejouir. Le moindre son m’effraie, le moindre mouvement autour de moim’épouvante,lebruitmêmedemespasmefaitreculer.Toutprèsdevous,jecrainsencorequelqueobstaclequiseplacesoudainentrevousetmoi.Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et jem’arrête, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit legarantirdelamort.Maisalorsmême,lorsquetoutmonêtres’élanceversvous,lorsquej’auraisuntelbesoindemereposerdetantd’angoisses,deposermatêtesurvosgenoux,dedonnerunlibrecoursàmeslarmes, ilfautquejemecontraigneavecviolence,quemêmeauprèsdevousjeviveencored’unevied’effort:pasuninstantd’épanchement,pasuninstantd’abandon ! Vos regards m’observent. Vous êtes embarrassée, presqueoffensée demon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heuresdélicieusesoùdumoinsvousm’avouiezvotreamour.Le tempss’enfuit,denouveauxintérêtsvousappellent:vousnelesoubliezjamais;vousneretardez jamais l’instantquim’éloigne.Desétrangersviennent : iln’estpluspermisdevousregarder;jesensqu’ilfautfuirpourmedéroberauxsoupçonsquim’environnent.Jevousquitteplusagité,plusdéchiré,plusinsenséqu’auparavant ; jevousquitte,et je retombedanscet isolementeffroyable, où je me débats, sans rencontrer un seul être sur lequel jepuissem’appuyer,mereposerunmoment.»

Ellénoren’avaitjamaisétéaiméedelasorte.M.deP**avaitpourelleune

affection très vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévouement,beaucoupderespectpoursoncaractère;maisilyavaittoujoursdanssamanière une nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnéepubliquement à lui sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pu contracter desliens plus honorables, suivant l’opinion commune : il ne le lui disaitpoint,ilneseledisaitpeut-êtrepasàlui-même;maiscequ’onneditpasn’en existe pasmoins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eujusqu’alorsaucunenotiondecesentimentpassionné,decetteexistenceperdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mesreproches,n’étaientquedespreuvesplusirréfragables.Sarésistanceavaitexalté toutes mes sensations, toutes mes idées : je revenais desemportementsquil’effrayaient,àunesoumission,àunetendresse,àunevénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste.Monamourtenaitduculte,etilavaitpourelled’autantplusdecharmequ’ellecraignait sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle sedonnaenfintoutentière.

Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une liaisond’amour,necroitpasquecetteliaisondoitêtreéternelle!Malheuràqui,dans lesbrasde lamaîtressequ’ilvientd’obtenir,conserveunefunesteprescience, et prévoit qu’il pourra s’en détacher ! Une femme que soncœurentraînea,danscetinstant,quelquechosedetouchantetdesacré.Cen’estpasleplaisir,cen’estpaslanature,cenesontpaslessensquisontcorrupteurs;cesontlescalculsauxquelslasociéténousaccoutume,et les réflexions que l’expérience fait naître. J’aimai, je respectai millefoisplusEllénoreaprèsqu’ellesefûtdonnée.Jemarchaisavecorgueilaumilieudeshommes;jepromenaissureuxunregarddominateur.L’airquejerespiraisétaità luiseulunejouissance.Jem’élançaisau-devantdelanature, pour la remercier du bienfait inespéré, du bienfait immensequ’elleavaitdaigném’accorder.

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Chapitre4

Charmedel’amour, qui pourrait vous peindre ! Cettepersuasion que nous avons trouvé l’être que la nature avaitdestiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et quinous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnueattachéeauxmoindrescirconstances,cesheuresrapides,donttouslesdétailséchappentausouvenirparleurdouceurmême,

etquinelaissentdansnotreâmequ’unelonguetracedebonheur,cettegaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissementhabituel,tantdeplaisirdanslaprésence,etdansl’absencetantd’espoir,cedétachementde tous lessoinsvulgaires,cettesupérioritésur toutcequinous entoure, cette certitudequedésormais lemondenepeutnousatteindre oùnous vivons, cette intelligencemutuelle qui devine chaquepensée et qui répond à chaque émotion, charme de l’amour, qui vouséprouvanesauraitvousdécrire!

M.deP**futobligé,pourdesaffairespressantes,des’absenterpendantsixsemaines.JepassaicetempschezEllénorepresquesansinterruption.Son attachement semblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait.Ellenemelaissaitjamaislaquittersansessayerdemeretenir.Lorsquejesortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures deséparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précisioninquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie, j’étaisreconnaissant, j’étaisheureuxdu sentimentqu’elleme témoignait.Maiscependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plierarbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode

d’avoir tous mes pas marqués d’avance et tous mes moments ainsicomptés.J’étaisforcédeprécipitertoutesmesdémarches,derompreavecla plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mesconnaissances lorsqu’on me proposait quelque partie que, dans unesituation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je neregrettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pourlesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt, mais j’aurais vouluqu’ellemepermîtd’y renoncerplus librement. J’auraiséprouvéplusdedouceuràretournerauprèsd’elle,demaproprevolonté,sansmedirequel’heureétaitarrivée,qu’ellem’attendaitavecanxiété, et sansque l’idéede sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en laretrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dansmon existence,mais elle n’était plus un but : elle était devenue un lien. Je craignaisd’ailleursdelacompromettre.Maprésencecontinuelledevaitétonnersesgens, ses enfants, qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée dedéranger son existence. Je sentais quenousnepouvions êtreunis pourtoujours,etquec’étaitundevoirsacrépourmoiderespectersonrepos:je luidonnaisdoncdesconseilsdeprudence, toutenl’assurantdemonamour.Maisplusjeluidonnaisdesconseilsdecegenre,moinselleétaitdisposée à m’écouter. En même temps je craignais horriblement del’affliger.Dèsquejevoyaissursonvisageuneexpressiondedouleur,savolonté devenait lamienne : je n’étais àmon aise que lorsqu’elle étaitcontentedemoi.Lorsqu’eninsistantsurlanécessitédem’éloignerpourquelquesinstants, j’étaisparvenuàlaquitter,l’imagedelapeinequejeluiavaiscauséemesuivaitpartout. Ilmeprenaitune fièvrede remordsqui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible ; jevolaisverselle,jemefaisaisunefêtedelaconsoler,del’apaiser.Maisàmesure que je m’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeurcontrecetempirebizarresemêlaitàmesautressentiments.Ellénoreelle-mêmeétaitviolente.Elleéprouvait,jelecrois,pourmoicequ’ellen’avaitéprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœur avaitété froissé par une dépendance pénible ; elle était avec moi dans uneparfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite égalité ; elles’étaitrelevéeàsespropresyeuxparunamourpurdetoutcalcul,detoutintérêt;ellesavaitquej’étaisbiensûrqu’ellenem’aimaitquepourmoi-même.Mais il résultaitdesonabandoncompletavecmoiqu’ellenemedéguisait aucun de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sa

chambre, impatient d’y rentrer plus tôt que je ne l’aurais voulu, je latrouvaistristeouirritée.J’avaissouffertdeuxheuresloind’elledel’idéequ’ellesouffraitloindemoi:jesouffraisdeuxheuresprèsd’elleavantdepouvoirl’apaiser.

Cependantjen’étaispasmalheureux;jemedisaisqu’ilétaitdouxd’êtreaimé, même avec exigence ; je sentais que je lui faisais du bien : sonbonheurm’étaitnécessaire,etjemesavaisnécessaireàsonbonheur.

D’ailleursl’idéeconfuseque,parlaseulenaturedeschoses,cetteliaisonnepouvaitdurer,idéetristesousbiendesrapports,servaitnéanmoinsàmecalmerdansmesaccèsdefatigueoud’impatience.Lesliensd’Ellénoreavec lecomtedeP**, ladisproportiondenosâges, ladifférencedenossituations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé,mais dont l’époque était prochaine, toutes ces considérationsm’engageaientàdonneretàrecevoirencoreleplusdebonheurqu’ilétaitpossible:jemecroyaissûrdesannées,jenedisputaispaslesjours.

LecomtedeP**revint.IlnetardapasàsoupçonnermesrelationsavecEllénore ; ilmereçutchaque jourd’unairplusfroidetplussombre.JeparlaivivementàEllénoredesdangersqu’ellecourait ; je lasuppliaidepermettre que j’interrompisse pour quelques jours mes visites ; je luireprésentai l’intérêtdesaréputation,desafortune,desesenfants.Ellem’écouta longtemps en silence ; elle était pâle comme la mort. « Demanièreoud’autre,medit-elleenfin,vouspartirezbientôt;nedevançonspascemoment;nevousmettezpasenpeinedemoi.Gagnonsdesjours,gagnonsdesheures:desjours,desheures,c’esttoutcequ’ilmefaut.Jene sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vosbras.»

Nouscontinuâmesdoncàvivrecommeauparavant,moitoujoursinquiet,Ellénore toujours triste, le comtedeP** taciturne et soucieux.Enfin lalettrequej’attendaisarriva:monpèrem’ordonnaitdemerendreauprèsdelui.Jeportaicette lettreàEllénore.«Déjà !medit-elleaprèsl’avoirlue;jenecroyaispasquecefûtsitôt».Puis,fondantenlarmes,ellemeprit lamainet ellemedit : «Adolphe, vousvoyezque jenepuisvivresansvous;jenesaiscequiarriverademonavenir,maisjevousconjuredenepaspartirencore : trouvezdesprétextespour rester.Demandezàvotre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six

mois,est-cedoncsilong?»Jevouluscombattresarésolution;maisellepleurait si amèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaientl’empreinted’unesouffrancesidéchirantequejenepuscontinuer.Jemejetaiàsespieds,jelaserraidansmesbras,jel’assuraidemonamour,etjesortispourallerécrireàmonpère.J’écriviseneffetaveclemouvementque la douleur d’Ellénore m’avait inspiré. J’alléguai mille causes deretard;jefisressortirl’utilitédecontinueràD**quelquescoursquejen’avaispusuivreàGottingue ;et lorsque j’envoyaimalettreà laposte,c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que jedemandais.

JeretournailesoirchezEllénore.Elleétaitassisesurunsofa;lecomtedeP** était près de la cheminée, et assez loin d’elle ; les deux enfantsétaientaufonddelachambre,nejouantpas,etportantsurleursvisagescetétonnementdel’enfancelorsqu’elleremarqueuneagitationdontellenesoupçonnepas lacause.J’instruisisEllénoreparungesteque j’avaisfaitcequ’ellevoulait.Unrayondejoiebrilladanssesyeux,maisnetardapasàdisparaître.Nousnedisionsrien.Lesilencedevenaitembarrassantpourtoustrois.«Onm’assure,monsieur,meditenfinlecomte,quevousêtes prêt à partir ». Je lui répondis que je l’ignorais. « Il me semble,répliqua-t-il, qu’à votre âge, on ne doit pas tarder à entrer dans unecarrière;aureste,ajouta-t-ilenregardantEllénore,toutlemondepeut-êtrenepensepasicicommemoi.»

Laréponsedemonpèrenesefitpasattendre.Jetremblais,enouvrantsalettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblaitmêmequej’auraispartagécettedouleuravecuneégaleamertume;maisenlisantleconsentementqu’ilm’accordait,touslesinconvénientsd’uneprolongationdeséjourseprésentèrenttoutàcoupàmonesprit.«Encoresixmoisdegêneetdecontrainte!m’écriai-je;sixmoispendantlesquelsj’offenseunhommequim’avaittémoignédel’amitié,j’exposeunefemmequim’aime;jecourslerisquedeluiravirlaseulesituationoùellepuissevivretranquilleetconsidérée;jetrompemonpère;etpourquoi?Pournepas braver un instant une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable ! Nel’éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cettedouleur?JenefaisquedumalàEllénore;monsentiment,telqu’ilest,nepeutlasatisfaire.Jemesacrifiepourellesansfruitpoursonbonheur;etmoi,jevisicisansutilité,sansindépendance,n’ayantpasuninstantde

libre,nepouvantrespireruneheureenpaix».J’entraichezEllénoretoutoccupédecesréflexions.Jelatrouvaiseule.«Jeresteencoresixmois,luidis-je.–Vousm’annoncezcettenouvellebiensèchement.–C’estquejecrains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pour l’un etpour l’autre.– Ilme semblequepourvousdumoins ellesne sauraientêtrebienfâcheuses.–Voussavezfortbien,Ellénore,quecen’estjamaisdemoiquejem’occupeleplus.–Cen’estguèrenonplusdubonheurdesautres».Laconversationavaitprisunedirectionorageuse.Ellénoreétaitblesséedemesregretsdansunecirconstanceoùellecroyaitquejedevaispartager sa joie : je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté surmesrésolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes enreprochesmutuels. Ellénorem’accusa de l’avoir trompée, de n’avoir eupourellequ’ungoûtpassager,d’avoiraliénéd’ellel’affectionducomte;de l’avoir remise, aux yeuxdupublic, dans la situation équivoquedontelleavaitcherchétoutesavieàsortir.Jem’irritaidevoirqu’elletournâtcontre moi ce que je n’avais fait que par obéissance pour elle et parcraintedel’affliger.Jemeplaignisdemavivecontrainte,demajeunesseconsuméedansl’inaction,dudespotismequ’elleexerçaitsurtoutesmesdémarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout à coup depleurs:jem’arrêtai,jerevinssurmespas,jedésavouai,j’expliquai.Nousnous embrassâmes : mais un premier coup était porté, une premièrebarrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des motsirréparables ;nouspouvionsnous taire,maisnon lesoublier. Il y adeschosesqu’onest longtempssanssedire,maisquandune foisellessontdites,onnecessejamaisdelesrépéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés, quelquefoisdoux, jamaiscomplètement libres,y rencontrantencoreduplaisir,maisn’y trouvantplusdecharme.Ellénorecependantnesedétachaitpasdemoi.Après nos querelles les plus vives, elle était aussi empressée àmerevoir, elle fixait aussi soigneusement l’heure de nos entrevues que sinotreunioneûtétélapluspaisibleet laplustendre.J’aisouventpenséque ma conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cettedisposition.Sijel’avaisaiméecommeellem’aimait,elleauraiteuplusdecalme ; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu’elle bravait.Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait demoi;ellenecalculaitpointsessacrifices,parcequ’elleétaitoccupéeàmelesfaireaccepter ;ellen’avaitpasletempsdeserefroidiràmonégard,

parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employés à meconserver. L’époque fixée de nouveau pour mon départ approchait ; etj’éprouvais,enypensant,unmélangedeplaisiretderegret;semblableàcequeressentunhommequidoitacheteruneguérisoncertaineparuneopérationdouloureuse.

Unmatin,Ellénorem’écrivitdepasserchezelleà l’instant.«Lecomte,medit-elle,medéfenddevousrecevoir:jeneveuxpointobéiràcetordretyrannique. J’ai suivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé safortune : je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moimaintenant :moi, jenepuismepasserdevous».Ondevine facilementquelles furent mes instances pour la détourner d’un projet que je neconcevaispas. Je luiparlaide l’opiniondupublic : «Cetteopinion,merépondit-elle,n’a jamaisété justepourmoi.J’ai remplipendantdixansmes devoirs mieux qu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pasmoins repoussée du rang que je méritais ». Je lui rappelai ses enfants.«MesenfantssontceuxdeM.deP**.Illesareconnus:ilenaurasoin.Ilsseronttropheureuxd’oublierunemèredontilsn’ontàpartagerquelahonte».Jeredoublaimesprières.«Ecoutez,medit-elle,sijerompsavecle comte, refuserez-vous deme voir ? Le refuserez-vous ? reprit-elle ensaisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir. – Non,assurément,luirépondis-je;etplusvousserezmalheureuse,plusjevousseraidévoué.Maisconsidérez…–Toutestconsidéré,interrompit-elle.Ilvarentrer,retirez-vousmaintenant;nerevenezplusici.»

Je passai le reste de la journée dans une angoisse inexprimable. Deuxjours s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’Ellénore. Je souffraisd’ignorersonsort;jesouffraismêmedenepaslavoir,etj’étaisétonnéde lapeinequecetteprivationmecausait.Jedésiraiscependantqu’elleeût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle, et jecommençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit un billet parlequelEllénoremepriaitd’allerlavoirdanstellerue,danstellemaison,au troisième étage. J’y courus, espérant encore que, ne pouvant merecevoir chez M. de P**, elle avait voulu m’entretenir ailleurs unedernièrefois.Jelatrouvaifaisantlesapprêtsd’unétablissementdurable.Ellevintàmoi,d’unairàlafoiscontentettimide,cherchantàliredansmes yeux mon impression. « Tout est rompu, me dit-elle, je suisparfaitement libre. J’ai dema fortune particulière soixante-quinze louis

derente;c’estassezpourmoi.Vousrestezencoreicisixsemaines.Quandvous partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous ; vousreviendrezpeut-êtremevoir».Et,commesielleeûtredoutéuneréponse,elleentradansunefoulededétailsrelatifsàsesprojets.Ellecherchademillemanièresàmepersuaderqu’elleseraitheureuse,qu’ellenem’avaitrien sacrifié ; que le parti qu’elle avait pris lui convenait,indépendammentdemoi.Ilétaitvisiblequ’ellesefaisaitungrandeffort,etqu’ellenecroyaitqu’àmoitiécequ’ellemedisait.Elles’étourdissaitdesesparoles,depeurd’entendrelesmiennes;elleprolongeaitsondiscoursavecactivitépourretarderlemomentoùmesobjectionslareplongeraientdans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faireaucune.J’acceptaisonsacrifice,jel’enremerciai;jeluidisquej’enétaisheureux : je lui dis bien plus encore, je l’assurai que j’avais toujoursdésiréqu’unedéterminationirréparablemefîtundevoirdenejamaislaquitter;j’attribuaimesindécisionsàunsentimentdedélicatessequimedéfendaitdeconsentiràcequibouleversaitsasituation.Jen’eus,enunmot,d’autrespenséequedechasserloind’elletoutepeine,toutecrainte,tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je luiparlais,jen’envisageaisrienau-delàdecebutetj’étaissincèredansmespromesses.

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Chapitre5

Laséparationd’EllénoreetducomtedeP**produisitdanslepublicuneffetqu’iln’étaitpasdifficiledeprévoir.Ellénoreperditenuninstantlefruitdedixannéesdedévouementetdeconstance:onlaconfonditavectouteslesfemmesdesaclassequi se livrent sans scrupule à mille inclinations successives.L’abandon de ses enfants la fit regarder comme une mère

dénaturée,et les femmesd’uneréputation irréprochablerépétèrentavecsatisfaction que l’oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexes’étendait bientôt sur toutes les autres. Enmême temps on la plaignit,pournepasperdreleplaisirdemeblâmer.Onvitdansmaconduitecelled’unséducteur,d’uningratquiavaitviolél’hospitalité,etsacrifié,pourcontenterunefantaisiemomentanée,lereposdedeuxpersonnes,dontilauraitdûrespecterl’uneetménagerl’autre.Quelquesamisdemonpèrem’adressèrentdesreprésentationssérieuses ;d’autres,moinslibresavecmoi, me firent sentir leur désapprobation par des insinuationsdétournées. Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent enchantés del’adresse avec laquelle j’avais supplanté le comte ; et, par milleplaisanteries que je voulais en vain réprimer, ils me félicitèrent de maconquêteetmepromirentdem’imiter.Jenesauraispeindrecequej’eusàsouffrir et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suisconvaincu que, si j’avais eu de l’amour pour Ellénore, j’aurais ramenél’opinionsurelleetsurmoi.Telleest laforced’unsentimentvrai,que,lorsqu’ilparle, les interprétations fausseset les convenances factices setaisent.Maisjen’étaisqu’unhommefaible,reconnaissantetdominé;jen’étaissoutenuparaucuneimpulsionquipartîtducœur.Jem’exprimais

donc avec embarras ; je tâchais de finir la conversation ; et si elle seprolongeait,jelaterminaisparquelquesmotsâpres,quiannonçaientauxautresquej’étaisprêtàleurchercherquerelle.Eneffet,j’auraisbeaucoupmieuxaimémebattreaveceuxquedeleurrépondre.

Ellénore ne tarda pas à s’apercevoir que l’opinion s’élevait contre elle.DeuxparentesdeM.deP**,qu’ilavaitforcéesparsonascendantàselieravecelle,mirent leplusgrandéclatdans leurrupture ;heureusesdeselivrer à leur malveillance, longtemps contenue à l’abri des principesaustèresdelamorale.LeshommescontinuèrentàvoirEllénore;maisils’introduisitdansleurtonquelquechosed’unefamiliaritéquiannonçaitqu’elle n’était plus appuyée par un protecteur puissant, ni justifiée parune union presque consacrée. Les uns venaient chez elle parce que,disaient-ils, ils l’avaientconnuedetouttemps; lesautres,parcequ’elleétait belle encore, et que sa légèreté récente leur avait rendu desprétentionsqu’ilsnecherchaientpasà luidéguiser.Chacunmotivait saliaisonavecelle ;c’est-à-direquechacunpensaitquecette liaisonavaitbesoin d’excuse. Ainsi la malheureuse Ellénore se voyait tombée pourjamais dans l’état dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Toutcontribuait à froisser son âme et à blesser sa fierté. Elle envisageaitl’abandon des uns comme une preuve de mépris, l’assiduité des autrescomme l’indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de lasolitude, elle rougissait de la société. Ah ! sans doute, j’aurais dû laconsoler ; j’auraisdûlaserrercontremoncœur,luidire :«Vivonsl’unpour l’autre, oublions les hommes qui nous méconnaissent, soyonsheureux de notre seule estime et de notre seul amour » ; je l’essayaisaussi ; mais que peut, pour ranimer un sentiment qui s’éteint, unerésolutionprisepardevoir?

Ellénore et moi nous dissimulions l’un avec l’autre. Elle n’osait meconfiercespeines,résultatd’unsacrificequ’ellesavaitbienquejeneluiavais pas demandé. J’avais accepté ce sacrifice : je n’osaisme plaindred’un malheur que j’avais prévu, et que je n’avais pas eu la force deprévenir.Nousnoustaisionsdoncsurlapenséeuniquequinousoccupaitconstamment. Nous nous prodiguions des caresses, nous parlionsd’amour ; mais nous parlions d’amour de peur de nous parler d’autrechose.

Dès qu’il existe un secret entre deux cœurs qui s’aiment, dès que l’un

d’eux a pu se résoudre à cacher à l’autre une seule idée, le charme estrompu, le bonheur est détruit. L’emportement, l’injustice, la distractionmême,seréparent;maisladissimulationjettedansl’amourunélémentétranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux. Par uneinconséquencebizarre,tandisquejerepoussaisavecl’indignationlaplusviolentelamoindreinsinuationcontreEllénore,jecontribuaismoi-mêmeàluifairetortdansmesconversationsgénérales.Jem’étaissoumisàsesvolontés,maisj’avaisprisenhorreurl’empiredesfemmes.Jenecessaisde déclamer contre leur faiblesse, leur exigence, le despotisme de leurdouleur.J’affichaislesprincipeslesplusdurs;etcemêmehommequinerésistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui étaitpoursuividans l’absencepar l’imagede lasouffrancequ’ilavaitcausée,semontrait,dans tous sesdiscours,méprisantet impitoyable.Tousmesélogesdirects en faveurd’Ellénorenedétruisaientpas l’impressionqueproduisaientdespropossemblables.Onmehaïssait,onlaplaignait,maisonne l’estimaitpas.On s’enprenait à elleden’avoirpas inspiré à sonamant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour lesliensducœur.

Un homme, qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis saruptureavec lecomtedeP**, luiavait témoigné lapassion laplusvive,l’ayant forcée,par sespersécutions indiscrètes,àneplus le recevoir, sepermitcontreelledesrailleriesoutrageantesqu’ilmeparutimpossibledesouffrir.Nousnousbattîmes;jeleblessaidangereusement,jefusblessémoi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, dereconnaissance et d’amour qui se peignit sur les traits d’Ellénorelorsqu’ellemerevitaprèscetévénement.Elles’établitchezmoi,malgrémes prières ; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu’à maconvalescence. Elleme lisait pendant le jour, elleme veillait durant laplusgrandepartiedesnuits ; elleobservaitmesmoindresmouvements,elleprévenaitchacundemesdésirs;soningénieusebontémultipliaitsesfacultés et doublait ses forces. Elle m’assurait sans cesse qu’elle nem’aurait pas survécu ; j’étais pénétré d’affection, j’étais déchiré deremords. J’aurais voulu trouver en moi de quoi récompenser unattachementsiconstantetsitendre;j’appelaisàmonaidelessouvenirs,l’imagination, la raisonmême, lesentimentdudevoir :efforts inutiles !La difficulté de la situation, la certitude d’un avenir qui devait nousséparer, peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu’il m’était

impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochaisl’ingratitude que jem’efforçais de lui cacher. Jem’affligeais quand elleparaissaitdouterd’unamourquiluiétaitsinécessaire;jenem’affligeaispasmoinsquandellesemblaitycroire.Jelasentaismeilleurequemoi;jememéprisaisd’êtreindigned’elle.C’estunaffreuxmalheurden’êtrepasaiméquandonaime;maisc’enestunbiengrandd’êtreaiméavecpassionquandonn’aimeplus.Cetteviequejevenaisd’exposerpourEllénore,jel’auraismillefoisdonnéepourqu’ellefûtheureusesansmoi.

Les six mois que m’avait accordés mon père étaient expirés ; il fallutsongeràpartir.Ellénorenes’opposapointàmondépart,ellen’essayapasmêmedeleretarder;maisellemefitpromettreque,deuxmoisaprès,jereviendraisprèsd’elle,ouquejeluipermettraisdemerejoindre:jeleluijurai solennellement. Quel engagement n’aurais-je pas pris dans unmomentoù je lavoyais luttercontreelle-mêmeetcontenir sadouleur !Elleauraitpuexigerdemoidenepaslaquitter;jesavaisaufonddemonâmequeseslarmesn’auraientpasétédésobéies.J’étaisreconnaissantdecequ’ellen’exerçaitpassapuissance ; ilmesemblaitque je l’enaimaismieux.Moi-même,d’ailleurs,jenemeséparaispassansunvifregretd’unêtre qui m’était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui seprolongentquelque chosede si profond !Elles deviennent ànotre insuune partie si intime de notre existence ! Nous formons de loin, aveccalme, la résolution de les rompre ; nous croyons attendre avecimpatiencel’époquedel’exécuter:maisquandcemomentarrive,ilnousremplitdeterreur;ettelleestlabizarreriedenotrecœurmisérablequenous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nousdemeurionssansplaisir.

Pendantmonabsence, j’écrivis régulièrementàEllénore. J’étaispartagéentrelacraintequemeslettresneluifissentdelapeine,etledésirdenelui peindre que le sentiment que j’éprouvais. J’aurais voulu qu’elle medevinât,mais qu’elleme devinât sans s’affliger ; jeme félicitais quandj’avaispusubstituerlesmotsd’affection,d’amitié,dedévouement,àceluid’amour ; mais soudain je me représentais la pauvre Ellénore triste etisolée ; n’ayant quemes lettres pour consolation ; et, à la fin de deuxpages froides et compassées, j’ajoutais rapidement quelques phrasesardentesoutendres,propresàlatromperdenouveau.Delasorte,sansendire jamais assez pour la satisfaire, j’en disais toujours assez pour

l’abuser. Etrange espèce de fausseté, dont le succès même se tournaitcontremoi,prolongeaitmonangoisse,etm’étaitinsupportable!

Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient ; jeralentissaisdemesvœuxlamarchedutemps;jetremblaisenvoyantserapprocherl’époqued’exécutermapromesse.Jen’imaginaisaucunmoyendepartir.Jen’endécouvraisaucunpourqu’Ellénorepûts’établirdanslamêmevillequemoi.Peut-être,car il fautêtresincère,peut-être jeneledésiraispas. Je comparaismavie indépendanteet tranquilleà laviedeprécipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion mecondamnait.Jemetrouvaissibiend’êtrelibre,d’aller,devenir,desortir,de rentrer, sans que personne s’en occupât ! Jeme reposais, pour ainsidire,dansl’indifférencedesautres,delafatiguedesonamour.

Je n’osais cependant laisser soupçonner à Ellénore que j’aurais voulurenoncerànosprojets.Elleavaitcomprisparmeslettresqu’ilmeseraitdifficile de quitter mon père ; elle m’écrivit qu’elle commençait enconséquence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sanscombattresarésolution;jeneluirépondaisriendeprécisàcesujet.Jeluimarquaisvaguementque je serais toujourscharméde la savoir,puisj’ajoutais,delarendreheureuse:tristeséquivoques,langageembarrasséquejegémissaisdevoirsiobscur,etquejetremblaisderendreplusclair!Jeme déterminai enfin à lui parler avec franchise ; jeme dis que je ledevais;jesoulevaimaconsciencecontremafaiblesse;jemefortifiaidel’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je me promenais àgrandspasdansmachambre,récitanttouthautcequejemeproposaisdelui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes, que ma dispositionchangea : je n’envisageai plus mes paroles d’après le sens qu’ellesdevaientcontenir,maisd’aprèsl’effetqu’ellesnepouvaientmanquerdeproduire ; et une puissance surnaturelle dirigeant, comme malgré moi,unemain dominée, jeme bornai à lui conseiller un retard de quelquesmois. Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucuncaractèrede sincérité. Les raisonnements que j’alléguais étaient faibles,parcequ’ilsn’étaientpaslesvéritables.

Laréponsed’Ellénorefutimpétueuse;elleétaitindignéedemondésirdenepaslavoir.Quemedemandait-elle?Devivreinconnueauprèsdemoi.Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, aumilieud’unegrandevilleoùpersonnenelaconnaissait?Ellem’avaittout

sacrifié, fortune, enfants, réputation ; ellen’exigeaitd’autreprixde sessacrificesquedem’attendrecommeunehumbleesclave,depasserchaquejouravecmoiquelquesminutes,dejouirdesmomentsquejepourraisluidonner.Elles’étaitrésignéeàdeuxmoisd’absence,nonquecetteabsencelui parût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter ; etlorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur lesjours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais derecommencercelongsupplice!Ellepouvaits’êtretrompée,ellepouvaitavoir donné sa vie à un homme dur et aride ; j’étais le maître demesactions;maisjen’étaispaslemaîtredelaforceràsouffrir,délaisséeparceluipourlequelelleavaittoutimmolé.

Ellénoresuivitdeprèscettelettre;ellem’informadesonarrivée.Jemerendis chez elle avec la ferme résolution de lui témoigner beaucoup dejoie ; j’étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer,momentanément aumoins, du bonheur et du calme.Mais elle avait étéblessée;ellem’examinaitavecdéfiance:elledémêlabientôtmesefforts;elleirritamafiertéparsesreproches;elleoutrageamoncaractère.Ellemepeignit simisérabledansma faiblessequ’elleme révolta contre elleencoreplusquecontremoi.Unefureurinsensées’emparadenous:toutménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nousétionspoussésl’uncontrel’autrepardesfuries.Toutcequelahainelaplus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquionsmutuellement, et ces deux êtres malheureux qui seuls se connaissaientsur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et seconsoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à sedéchirer.

Nous nous quittâmes après une scène de trois heures ; et, pour lapremière fois de la vie, nous nous quittâmes sans explication, sansréparation. A peine fus-je éloigne d’Ellénore qu’une douleur profonderemplaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, toutétourdi de ce qui s’était passé. Je me répétais mes paroles avecétonnement;jeneconcevaispasmaconduite;jecherchaisenmoi-mêmece qui avait pu m’égarer. Il était fort tard ; je n’osai retourner chezEllénore. Je me promis de la voir le lendemain de bonne heure, et jerentrai chezmon père. Il y avait beaucoup demonde : ilme fut facile,dansuneassembléenombreuse,demeteniràl’écartetdedéguisermon

trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit : « On m’assure quel’ancienne maîtresse du comte de P** est dans cette ville. Je vous aitoujourslaisséunegrandeliberté,et jen’ai jamaisrienvoulusavoirsurvos liaisons ; mais il ne vous convient pas, à votre âge, d’avoir unemaîtresseavouée;etjevousavertisquej’aiprisdesmesurespourqu’elles’éloigned’ici ».Enachevant cesmots, ilmequitta. Je le suivis jusquedanssachambre;ilmefitsignedemeretirer.«Monpère,luidis-je,Dieum’esttémoinquejen’aipointfaitvenirEllénore.Dieum’esttémoinqueje voudrais qu’elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix à nejamais larevoir :maisprenezgardeàcequevousferez ;encroyantmeséparerd’elle,vouspourriezbienm’yrattacheràjamais.»

Je fis aussitôt venir chez moi un valet de chambre qui m’avaitaccompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avecEllénore.Jelechargeaidedécouvriràl’instantmême,s’ilétaitpossible,quellesétaientlesmesuresdontmonpèrem’avaitparlé.Ilrevintauboutdedeuxheures.Lesecrétairedemonpèreluiavaitconfié,souslesceaudu secret, qu’Ellénore devait recevoir le lendemain l’ordre de partir.« Ellénore chassée ! m’écriai-je, chassée avec opprobre ! Elle qui n’estvenueiciquepourmoi,elledontj’aidéchirélecœur,elledontj’aisanspitiévucouler les larmes !Oùdoncreposerait-ellesa tête, l’infortunée,erranteetseuledansunmondedontjeluiairavil’estime?Aquidirait-ellesadouleur?»Marésolutionfutbientôtprise.Jegagnail’hommequime servait ; je lui prodiguai l’or et les promesses. Je commandai unechaisedepostepoursixheuresdumatinàlaportedelaville.JeformaismilleprojetspourmonéternelleréunionavecEllénore : je l’aimaisplusquejenel’avaisjamaisaimée;toutmoncœurétaitrevenuàelle;j’étaisfierdelaprotéger.J’étaisavidedelatenirdansmesbras;l’amourétaitrentrétoutentierdansmonâme;j’éprouvaisunefièvredetête,decœur,desens,quibouleversaitmonexistence.Si,danscemoment,Ellénoreeûtvoulusedétacherdemoi,jeseraismortàsespiedspourlaretenir.

Lejourparut;jecouruschezEllénore.Elleétaitcouchée,ayantpassélanuitàpleurer ; sesyeuxétaientencorehumides, et sescheveuxétaientépars;ellemevitentreravecsurprise.«Viens,luidis-je,partons».Ellevoulut répondre. « Partons, repris-je. As-tu sur la terre un autreprotecteur,unautreamiquemoi ?Mesbrasne sont-ilspas tonuniqueasile?»Ellerésistait.«J’aidesraisonsimportantes,ajoutai-je,etquime

sontpersonnelles.Aunomduciel,suis-moi».Je l’entraînai.Pendantlaroute, je l’accablais de caresses, je la pressais sur mon cœur, je nerépondais à ses questions que parmes embrassements. Je lui dis enfinqu’ayantaperçudansmonpèrel’intentiondenousséparer, j’avaissentiquejenepouvaisêtreheureuxsanselle;quejevoulaisluiconsacrermavie et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance futd’abord extrême,mais elle démêla bientôt des contradictions dansmonrécit. A force d’instance elle m’arracha la vérité ; sa joie disparut, safiguresecouvritd’unsombrenuage.

« Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même ; vous êtesgénéreux, vous vous dévouez àmoi parce que je suis persécutée ; vouscroyez avoir de l’amour, et vous n’avez que de la pitié ». Pourquoiprononça-t-elle cesmots funestes ? Pourquoime révéla-t-elle un secretquejevoulaisignorer?Jem’efforçaidelarassurer,j’yparvinspeut-être;maislavéritéavaittraversémonâme;lemouvementétaitdétruit;j’étaisdéterminédansmonsacrifice,maisjen’enétaispasplusheureux;etdéjàilyavaitenmoiunepenséequedenouveauj’étaisréduitàcacher.

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Chapitre6

Quandnousfûmes arrivés sur les frontières, j’écrivisàmonpère. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fondd’amertume. Je lui savais mauvais gré d’avoir resserré mesliens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je nequitterais Ellénore que lorsque, convenablement fixée, ellen’aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me

forcer,ens’acharnantsurelle,àluirestertoujoursattaché.J’attendissaréponsepourprendreunedéterminationsurnotreétablissement.«Vousavezvingt-quatreans,merépondit-il:jen’exerceraipascontrevousuneautorité qui touche à son terme, et dont je n’ai jamais fait usage ; jecacherai même, autant que je le pourrai, votre étrange démarche ; jerépandrailebruitquevousêtespartiparmesordresetpourmesaffaires.Je subviendrai libéralement à vos dépenses. Vous sentirez vous-mêmebientôt que la vie que vous menez n’est pas celle qui vous convenait.Votre naissance, vos talents, votre fortune, vous assignaient dans lemondeuneautreplacequecelledecompagnond’unefemmesanspatrieetsansaveu.Votrelettremeprouvedéjàquevousn’êtespascontentdevous. Songez que l’on ne gagne rien à prolonger une situation dont onrougit. Vous consumez inutilement les plus belles années de votrejeunesse,etcetteperteestirréparable.»

Lalettredemonpèremeperçademillecoupsdepoignard.Jem’étaisditcentfoiscequ’ilmedisait:j’avaiseucentfoishontedemavies’écoulantdansl’obscuritéetdansl’inaction.J’auraismieuxaimédesreproches,desmenaces ; j’aurais mis quelque gloire à résister, et j’aurais senti la

nécessitéderassemblermesforcespourdéfendreEllénoredespérilsquil’auraient assaillie. Mais il n’y avait point de périls ; on me laissaitparfaitement libre ; et cette liberté ne me servait qu’à porter plusimpatiemmentlejougquej’avaisl’airdechoisir.

NousnousfixâmesàCaden,petitevilledelaBohême.Jemerépétaique,puisquej’avaisprislaresponsabilitédusortd’Ellénore,ilnefallaitpaslafaire souffrir. Jeparvins àme contraindre ; je renfermaidansmon seinjusqu’auxmoindressignesdemécontentement,ettouteslesressourcesdemonespritfurentemployéesàmecréerunegaietéfacticequipûtvoilerma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré.Nous sommes des créatures tellementmobiles, que, les sentiments quenous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que jecachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuellesdissipaient ma propre mélancolie ; et les assurances de tendresse dontj’entretenaisEllénorerépandaientdansmoncœuruneémotiondoucequiressemblaitpresqueàl’amour.

De temps en tempsdes souvenirs importuns venaientm’assiéger. Jemelivrais,quandj’étaisseul,àdesaccèsd’inquiétude;jeformaismilleplansbizarrespourm’élancertoutàcouphorsdelasphèredanslaquellej’étaisdéplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves.Ellénoreparaissaitheureuse ;pouvais-jetroublersonbonheur?Prèsdecinqmoissepassèrentdelasorte.

Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée quil’occupait.Aprèsdelonguessollicitations,ellemefitpromettrequejenecombattrais point la résolution qu’elle avait prise, et m’avoua queM. de P** lui avait écrit : son procès était gagné ; il se rappelait avecreconnaissancelesservicesqu’elleluiavaitrendus,etleurliaisondedixannées.Illuioffraitlamoitiédesafortune,nonpourseréuniravecelle,cequin’étaitpluspossible,maisà conditionqu’ellequitterait l’hommeingratetperfidequilesavaitséparés.«J’airépondu,medit-elle,etvousdevinezbienquej’airefusé».Jeneledevinaisquetrop.J’étaistouché,maisaudésespoirdunouveausacrificequemefaisaitEllénore.Jen’osaitoutefoisluirienobjecter:mestentativesencesensavaienttoujoursététellementinfructueuses!Jem’éloignaipourréfléchiraupartiquej’avaisà prendre. Ilm’était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaientdouloureuxpourmoi,ilsluidevenaientnuisibles;j’étaisleseulobstacle

àcequ’elleretrouvâtunétatconvenableetlaconsidération,qui,danslemonde,suittôtoutardl’opulence ; j’étais laseulebarrièreentreelleetsesenfants:jen’avaisplusd’excuseàmespropresyeux.Luicéderdanscette circonstance n’était plus de la générosité, mais une coupablefaiblesse.J’avaispromisàmonpèrederedevenirlibreaussitôtquejeneseraisplusnécessaire àEllénore. Il était temps enfind’entrerdansunecarrière, de commencer une vie active, d’acquérir quelques titres àl’estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Jeretournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de laforcerànepasrejeterlesoffresducomtedeP**etpourluidéclarer,s’illefallait,que jen’avaisplusd’amourpourelle.«Chèreamie, luidis-je,on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours parcéder.Lesloisdelasociétésontplusfortesquelesvolontésdeshommes;les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité descirconstances.Envainl’ons’obstineàneconsulterquesoncœur;onestcondamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir pluslongtempsdansunepositionégalementindignedevousetdemoi;jenelepuisni pourvousnipourmoi-même».Amesureque jeparlais sansregarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et marésolutionfaiblir.Jevoulusressaisirmesforces,etjecontinuaid’unevoixprécipitée : « Je serai toujours votre ami ; j’aurai toujours pour vousl’affection la plus profonde. Les deux années de notre liaison nes’effaceront pas demamémoire ; elles seront à jamais l’époque la plusbelle de ma vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresseinvolontaire,cetoublidetouslesintérêts,detouslesdevoirs,Ellénore,jenel’aiplus».J’attendislongtempssaréponsesansleverlesyeuxsurelle.Lorsqueenfinjelaregardai,elleétaitimmobile;ellecontemplaittouslesobjets comme si elle n’en eût reconnu aucun ; je pris sa main : je latrouvaifroide.Ellemerepoussa.«Quemevoulez-vous?medit-elle;nesuis-jepasseule,seuledansl’univers,seulesansunêtrequim’entende?Qu’avez-vousencoreàmedire?nem’avez-vouspastoutdit?Toutn’est-ilpasfini,finisansretour?Laissez-moi,quittez-moi;n’est-cepaslàcequevousdésirez?»Ellevouluts’éloigner,ellechancela;j’essayaidelaretenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds ; je la relevai, jel’embrassai, je rappelai ses sens. «Ellénore,m’écriai-je, revenezàvous,revenezàmoi;jevousaimed’amour,del’amourleplustendre,jevousavais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix ».

Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables ! Ces simples paroles,démentiespartantdeparolesprécédentes,rendirentEllénoreàlavieetàlaconfiance;ellemelesfitrépéterplusieursfois:ellesemblaitrespireravec avidité. Elle me crut : elle s’enivra de son amour, qu’elle prenaitpourlenôtre;elleconfirmasaréponseaucomtedeP**,etjemevisplusengagéquejamais.

Troismoisaprès,unenouvellepossibilitédechangements’annonçadansla situation d’Ellénore. Une de ces vicissitudes communes dans lesrépubliques que des factions agitent rappela son père en Pologne, et lerétablit dans ses biens. Quoiqu’il ne connût qu’à peine sa fille, que samère avait emmenée en France à l’âge de trois ans, il désira la fixerauprèsdelui.Lebruitdesaventuresd’Ellénoreneluiétaitparvenuquevaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours habité.Ellénoreétait sonenfantunique : ilavaitpeurde l’isolement, ilvoulaitêtresoigné : ilnecherchaqu’àdécouvrir lademeuredesa fille,et,dèsqu’ill’eutapprise,ill’invitavivementàvenirlejoindre.Ellenepouvaitavoird’attachementréelpourunpèrequ’ellenesesouvenaitpasd’avoirvu.Ellesentaitnéanmoinsqu’ilétaitdesondevoird’obéir;elleassuraitde lasorteàsesenfantsunegrandefortune,et remontaitelle-mêmeaurang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite ; mais elle medéclarapositivementqu’ellen’iraitenPolognequesi je l’accompagnais.« Je ne suis plus, me dit-elle, dans l’âge où l’âme s’ouvre à desimpressionsnouvelles.Monpèreestuninconnupourmoi.Sijeresteici,d’autresl’entourerontavecempressement;ilenseratoutaussiheureux.Mes enfants auront la fortune de M. de P**. Je sais bien que je seraigénéralementblâmée;jepasseraipourunefilleingrateetpourunemèrepeusensible:maisj’aitropsouffert;jenesuisplusassezjeunepourquel’opiniondumonde ait une grande puissance surmoi. S’il y a dansmarésolutionquelquechosededur, c’est àvous,Adolphe,quevousdevezvousenprendre.Si jepouvaismefaireillusionsurvous, jeconsentiraispeut-être à une absence, dont l’amertume serait diminuée par laperspectived’une réuniondouceetdurable ;maisvousnedemanderiezpasmieuxquedemesupposeràdeuxcents lieuesdevous, contenteettranquille, au sein de ma famille et de l’opulence. Vous m’écririez là-dessusdes lettresraisonnablesque jevoisd’avance ;ellesdéchireraientmoncœur;jeneveuxpasm’yexposer.Jen’aipaslaconsolationdemedireque,parlesacrificedetoutemavie,jesoisparvenueàvousinspirer

lesentimentquejeméritais;maisenfinvousl’avezaccepté,cesacrifice.Jesouffredéjàsuffisammentparl’ariditédevosmanièresetlasécheressedenosrapports;jesubiscessouffrancesquevousm’infligez;jeneveuxpasenbraverdevolontaires.»

Ilyavaitdanslavoixetdansletond’Ellénorejenesaisquoid’âpreetdeviolent qui annonçait plutôt une détermination ferme qu’une émotionprofonde ou touchante. Depuis quelque temps elle s’irritait d’avancelorsqu’elle me demandait quelque chose, comme si je le lui avais déjàrefusé.Elledisposaitdemesactions,maisellesavaitquemonjugementlesdémentait.Elleauraitvoulupénétrerdanslesanctuaireintimedemapenséepourybriseruneoppositionsourdequilarévoltaitcontremoi.Jeluiparlaidemasituation,duvœudemonpère,demonpropredésir;jepriai, je m’emportai. Ellénore fut inébranlable. Je voulus réveiller sagénérosité, comme si l’amour n’était pas de tous les sentiments le pluségoïste, et, par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. Jetâchaiparuneffortbizarredel’attendrirsurlemalheurquej’éprouvaisenrestantprèsd’elle;jeneparvinsqu’àl’exaspérer.Jeluipromisd’allerla voir en Pologne ; mais elle ne vit dans mes promesses, sansépanchementetsansabandon,quel’impatiencedelaquitter.

LapremièreannéedenotreséjouràCadenavaitatteintsonterme,sansque rien changeât dans notre situation. Quand Ellénore me trouvaitsombre ou abattu, elle s’affligeait d’abord, se blessait ensuite, etm’arrachait par ses reproches l’aveu de la fatigue que j’aurais vouludéguiser.Demoncôté,quandEllénoreparaissaitcontente,jem’irritaisdelavoirjouird’unesituationquimecoûtaitmonbonheur,etjelatroublaisdanscettecourte jouissancepardes insinuationsqui l’éclairaientsurceque j’éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour à tourpar des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des protestationsgénéralesetdevaguesjustifications,etpourregagnerlesilence.Carnoussavionssibienmutuellementtoutcequenousallionsnousdirequenousnoustaisionspournepasl’entendre.Quelquefoisl’undenousétaitprêtàcéder,maisnousmanquionslemomentfavorablepournousrapprocher.Noscœursdéfiantsetblessésneserencontraientplus.

Jemedemandaissouventpourquoi jerestaisdansunétatsipénible : jeme répondais que, si jem’éloignais d’Ellénore, elleme suivrait, et quej’aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me dis enfin qu’il fallait la

satisfaireunedernièrefois,etqu’ellenepourraitplusrienexigerquandje l’aurais replacée au milieu de sa famille. J’allais lui proposer de lasuivre enPologne,quandelle reçut lanouvelleque sonpère étaitmortsubitement. Il l’avait instituée sonuniquehéritière,mais son testamentétait contredit par des lettres postérieures que des parents éloignésmenaçaient de faire valoir. Ellénore, malgré le peu de relations quisubsistaiententreelleetsonpère,futdouloureusementaffectéedecettemort:ellesereprochadel’avoirabandonné.Bientôtellem’accusadesafaute. « Vous m’avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré.Maintenant, il ne s’agit que de ma fortune : je vous l’immolerai plusfacilementencore.Mais,certes,jen’iraipasseuledansunpaysoùjen’aiquedesennemisàrencontrer.–Jen’aivoulu,luirépondis-je,vousfairemanqueràaucundevoir;j’auraisdésiré,jel’avoue,quevousdaignassiezréfléchir que,moi aussi, je trouvais pénible demanquer auxmiens ; jen’aipuobtenirdevouscettejustice.Jemerends,Ellénore:votreintérêtl’emporte sur tout autre considération.Nous partirons ensemble quandvouslevoudrez.»

Nousnousmîmeseffectivementenroute.Lesdistractionsduvoyage, lanouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous-mêmesramenaientdetempsentempsentrenousquelquesrestesd’intimité.Lalonguehabitudequenousavionsl’undel’autre,lescirconstancesvariéesque nous avions parcourues ensemble avaient attaché à chaque parole,presque à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coupdans le passé, et nous remplissaient d’un attendrissement involontaire,comme leséclairs traversent lanuitsans ladissiper.Nousvivions,pourainsi dire, d’une espèce demémoire du cœur, assez puissante pour quel’idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que noustrouvassionsdubonheuràêtreunis. Jeme livrais à cesémotions,pourmereposerdemacontraintehabituelle.J’auraisvouludonneràEllénoredes témoignages de tendresse qui la contentassent ; je reprenaisquelquefois avec elle le langage de l’amour ; mais ces émotions et celangageressemblaientàcesfeuillespâlesetdécoloréesqui,parunrestede végétation funèbre, croissent languissamment sur les branches d’unarbredéraciné.

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Chapitre7

Ellénoreobtintdès son arrivée d’être rétablie dans lajouissancedesbiensqu’onluidisputait,ens’engageantàn’enpasdisposerquesonprocèsnefûtdécidé.Elles’établitdansune des possessions de son père. Le mien, qui n’abordaitjamaisavecmoidansseslettresaucunequestiondirectement,secontentade les remplird’insinuationscontremonvoyage.

« Vous m’aviez mandé, me disait-il, que vous ne partiriez pas. Vousm’aviezdéveloppélonguementtouteslesraisonsquevousaviezdenepaspartir; j’étais,enconséquence,bienconvaincuquevouspartiriez.Jenepuisque vousplaindrede cequ’avec votre esprit d’indépendance, vousfaitestoujourscequevousnevoulezpas.Jenejugepoint,aureste,d’unesituation qui nem’est qu’imparfaitement connue. Jusqu’à présent vousm’aviezparu leprotecteurd’Ellénore,et sousce rapport ilyavaitdansvos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère, quelquefûtl’objetauquelvousvousattachiez.Aujourd’hui,vosrelationsnesont plus lesmêmes ; ce n’est plus vous qui la protégez, c’est elle quivousprotège;vousvivezchezelle,vousêtesunétrangerqu’elleintroduitdans sa famille. Je ne prononce point sur une position que vouschoisissez;maiscommeellepeutavoirsesinconvénients,jevoudraislesdiminuerautantqu’ilestenmoi.J’écrisaubarondeT**,notreministredanslepaysoùvousêtes,pourvousrecommanderàlui;j’ignores’ilvousconviendradefaireusagedecetterecommandation;n’yvoyezaumoinsqu’unepreuvedemon zèle, etnullementune atteinte à l’indépendancequevousaveztoujourssudéfendreavecsuccèscontrevotrepère.»

J’étouffai les réflexions que ce style faisait naître enmoi. La terre quej’habitaisavecEllénoreétaitsituéeàpeudedistancedeVarsovie;jemerendisdanscetteville,chezlebarondeT**.Ilmereçutavecamitié,medemanda les causes demon séjour en Pologne,me questionna surmesprojets:jenesavaistropqueluirépondre.Aprèsquelquesminutesd’uneconversation embarrassée : « Je vais, me dit-il, vous parler avecfranchise : jeconnais lesmotifsquivousontamenédanscepays,votrepèremelesamandés;jevousdiraimêmequejelescomprends:iln’yapas d’homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par ledésir de rompre une liaison inconvenable et la crainte d’affliger unefemme qu’il avait aimée. L’inexpérience de la jeunesse fait que l’ons’exagèrebeaucoup lesdifficultésd’unepositionpareille ; on seplaît àcroire à la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, quiremplacent,dansunsexefaibleetemporté,touslesmoyensdelaforceettous ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l’amour-propre s’enapplaudit ;et telhommequipensedebonnefois’immoleraudésespoirqu’il a causé ne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa proprevanité. Il n’y a pas une de ces femmes passionnées dont le monde estpleinquin’aitprotestéqu’onlaferaitmourirenl’abandonnant;iln’yenapasunequine soit encoreenvie etquine soit consolée». Jevoulusl’interrompre. « Pardon,me dit-il,mon jeune ami, si jem’exprime avectroppeudeménagement:maislebienqu’onm’aditdevous,lestalentsquevousannoncez,lacarrièrequevousdevriezsuivre,toutmefaituneloidenerienvousdéguiser.Jelisdansvotreâme,malgrévousetmieuxquevous;vousn’êtesplusamoureuxdelafemmequivousdomineetquivous traîneaprèselle ; si vous l’aimiezencore,vousne seriezpasvenuchezmoi.Voussaviezquevotrepèrem’avaitécrit ; ilvousétaitaisédeprévoircequej’avaisàvousdire :vousn’avezpasétéfâchéd’entendredemabouchedesraisonnementsquevousvousrépétezsanscesseàvous-même, et toujours inutilement. La réputation d’Ellénore est loin d’êtreintacte.–Terminons, jevousprie,répondis-je,uneconversation inutile.Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières annéesd’Ellénore ; on peut la juger défavorablement sur des apparencesmensongères:maisjelaconnaisdepuistroisans,etiln’existepassurlaterreuneâmeplusélevée,uncaractèreplusnoble,uncœurpluspuretplus généreux. – Comme vous voudrez, répliqua-t-il ; mais ce sont desnuancesque l’opinionn’approfonditpas.Les faitssontpositifs, ilssont

publics ; en m’empêchant de les rappeler, pensez-vous les détruire ?Ecoutez,poursuivit-il, il fautdanscemondesavoircequ’onveut.Vousn’épouserezpasEllénore?Non,sansdoute,m’écriai-je;elle-mêmenel’ajamaisdésiré.–Quevoulez-vousdoncfaire?Elleadixansdeplusquevous;vousenavezvingt-six;vouslasoignerezdixansencore;elleseravieille ; vous serez parvenu au milieu de votre vie, sans avoir riencommencé, rienachevéquivous satisfasse.L’ennui s’empareradevous,l’humeur s’emparera d’elle ; elle vous sera chaque jourmoins agréable,vousluiserezchaquejourplusnécessaire;etlerésultatd’unenaissanceillustre, d’une fortune brillante, d’un esprit distingué, sera de végéterdansuncoinde laPologne,oubliédevosamis,perdupour lagloire,ettourmenté par une femme qui ne sera, quoi que vous fassiez, jamaiscontentedevous.Jen’ajoutequ’unmot,etnousnereviendronsplussurunsujetquivousembarrasse.Toutes les routesvoussontouvertes : leslettres,lesarmes,l’administration;vouspouvezaspirerauxplusillustresalliances;vousêtesfaitpouralleràtout:maissouvenez-vousbienqu’ilya,entrevousettouslesgenresdesuccès,unobstacleinsurmontable,etque cet obstacle est Ellénore. – J’ai cru vous devoir, monsieur, luirépondis-je, de vous écouter en silence ;mais jeme dois aussi de vousdéclarerquevousnem’avezpointébranlé.Personnequemoi,jelerépète,ne peut juger Ellénore ; personne n’apprécie assez la vérité de sessentimentsetlaprofondeurdesesimpressions.Tantqu’elleaurabesoinde moi, je resterai près d’elle. Aucun succès ne me consolerait de lalaissermalheureuse;etdussé-jebornermacarrièreàluiservird’appui,àla soutenir dans ses peines, à l’entourer de mon affection contrel’injusticed’uneopinionqui laméconnaît, jecroiraisencoren’avoirpasemployémavieinutilement.»

Je sortis en achevant ces paroles : mais qui m’expliquera par quellemobilitélesentimentquimelesdictaits’éteignitavantmêmequej’eussefini de les prononcer ? Je voulus, en retournant à pied, retarder lemomentderevoircetteEllénoreque jevenaisdedéfendre ; je traversaiprécipitammentlaville;ilmetardaitdemetrouverseul.

Arrivéaumilieudelacampagne,jeralentismamarche,etmillepenséesm’assaillirent. Cesmots funestes : « Entre tous les genres de succès etvous,ilexisteunobstacleinsurmontable,etcetobstaclec’estEllénore»,retentissaientautourdemoi.Jejetaisunlongettristeregardsurletemps

quivenaitdes’écoulersansretour;jemerappelaislesespérancesdemajeunesse, la confiance avec laquelle je croyais autrefois commander àl’avenir,lesélogesaccordésàmespremiersessais,l’aurorederéputationquej’avaisvuebrilleretdisparaître.Jemerépétaislesnomsdeplusieursdemescompagnonsd’étude,quej’avaistraitésavecundédainsuperbe,etqui, par le seul effet d’un travail opiniâtre et d’une vie régulière,m’avaient laissé loin derrière eux dans la route de la fortune, de laconsidérationetdelagloire:j’étaisoppressédemoninaction.Commelesavaressereprésententdanslestrésorsqu’ilsentassenttouslesbiensquecestrésorspourraientacheter, j’apercevaisdansEllénorelaprivationdetouslessuccèsauxquelsj’auraispuprétendre.Cen’étaitpasunecarrièreseulequejeregrettais:commejen’avaisessayéd’aucune,jelesregrettaistoutes.N’ayant jamaisemployémesforces, je les imaginaissansbornes,et je les maudissais ; j’aurais voulu que la nature m’eût crée faible etmédiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégradervolontairement.Toutelouange,touteapprobationpourmonespritoumesconnaissances, me semblaient un reproche insupportable : je croyaisentendreadmirerlesbrasvigoureuxd’unathlètechargédefersaufondd’uncachot.Sijevoulaisressaisirmoncourage,medirequel’époquedel’activité n’était pas encore passée, l’image d’Ellénore s’élevait devantmoi comme un fantôme, et me repoussait dans le néant ; je ressentaiscontreelledesaccèsdefureur,et,parunmélangebizarre,cettefureurnediminuaitenrienlaterreurquem’inspiraitl’idéedel’affliger.

Mon âme, fatiguée de ces sentiments amers, chercha tout à coup unrefuge dans des sentiments contraires. Quelques mots, prononcés auhasard par le baron de T** sur la possibilité d’une alliance douce etpaisible,meservirentàmecréerl’idéald’unecompagne.Jeréfléchisaurepos,àlaconsidération,àl’indépendancemêmequem’offriraitunsortpareil;carlesliensquejetraînaisdepuissilongtempsmerendaientplusdépendant mille fois que n’aurait pu le faire une union reconnue etconstatée.J’imaginaislajoiedemonpère;j’éprouvaisundésirimpatientdereprendredansmapatrieetdanslasociétédemeségauxlaplacequim’était due ; je me représentais opposant une conduite austère etirréprochableàtouslesjugementsqu’unemalignitéfroideetfrivoleavaitprononcéscontremoi,àtouslesreprochesdontm’accablaitEllénore.

«Ellem’accusesanscesse,disais-je,d’êtredur,d’êtreingrat,d’êtresans

pitié. Ah ! si le ciel m’eût accordé une femme que les convenancessocialesmepermissentd’avouer,quemonpèrenerougîtpasd’accepterpour fille, j’aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cettesensibilité que l’on méconnaît parce qu’elle est souffrante et froissée,cettesensibilitédontonexigeimpérieusementdestémoignagesquemoncœurrefuseàl’emportementetàlamenace,qu’ilmeseraitdouxdem’ylivreravecl’êtrechéri,compagnond’unevierégulièreetrespectée!Quen’ai-je pas fait pour Ellénore ? Pour elle j’ai quitté mon pays et mafamille ; j’ai pour elle affligé le cœurd’un vieuxpère qui gémit encoreloindemoi;pourellej’habiteceslieuxoùmajeunesses’enfuitsolitaire,sans gloire, sans honneur et sans plaisir : tant de sacrifices faits sansdevoiretsansamourneprouvent-ilspascequel’amouretledevoirmerendraient capable de faire ? Si je crains tellement la douleur d’unefemmequinemedominequeparsadouleur,avecquelsoin j’écarteraistoute affliction, toute peine, de celle à qui je pourrais hautement mevouer sans remords et sans réserve ! Combien alors on me verraitdifférentdeceque je suis !Commecetteamertumedontonme faituncrime, parce que la source en est inconnue, fuirait rapidement loin demoi!Combienjeseraisreconnaissantpourlecieletbienveillantpourleshommes!»

Je parlais ainsi ; mes yeux se mouillaient de larmes, mille souvenirsrentraient comme par torrents dans mon âme : mes relations avecEllénore m’avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui merappelait mon enfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premièresannées, les compagnons de mes premiers jeux, les vieux parents quim’avaient prodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et mefaisaitmal;j’étaisréduitàrepousser,commedespenséescoupables,lesimages les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. La compagnequemonimaginationm’avaitsoudaincréées’alliaitaucontraireàtoutesces images et sanctionnait tous ces vœux ; elle s’associait à tous mesdevoirs, à tous mes plaisirs, à tous mes goûts ; elle rattachait ma vieactuelleàcetteépoquedemajeunesseoùl’espéranceouvraitdevantmoiun si vaste avenir, l’époquedontEllénorem’avait séparéparunabîme.Lespluspetitsdétails,lespluspetitsobjetsseretraçaientàmamémoire;jerevoyaisl’antiquechâteauquej’avaishabitéavecmonpère,lesboisquil’entouraient, la rivière qui baignait le pied de ses murailles, lesmontagnesquibordaientsonhorizon;toutesceschosesmeparaissaient

tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles me causaient unfrémissementquej’avaispeineàsupporter;etmonimaginationplaçaitacôtéd’ellesunecréature innocenteet jeunequi lesembellissait,qui lesanimaitparl’espérance.J’erraisplongédanscetterêverie,toujourssansplanfixe,nemedisantpointqu’ilfallaitrompreavecEllénore,n’ayantdela réalité qu’une idée sourde et confuse, et dans l’état d’un hommeaccablédepeine,quelesommeilaconsoléparunsonge,etquipressentquecesongevafinir.Jedécouvristoutàcouplechâteaud’Ellénore,dontinsensiblement je m’étais rapproché ; je m’arrêtai ; je pris une autreroute : j’étais heureux de retarder le moment où j’allais entendre denouveausavoix.»

Lejours’affaiblissait:lecielétaitserein;lacampagnedevenaitdéserte;lestravauxdeshommesavaientcessé,ilsabandonnaientlanatureàelle-même.Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plusimposante.Lesombresdelanuitquis’épaississaientàchaqueinstant,levaste silence qui m’environnait et qui n’était interrompu que par desbruits rares et lointains, firent succéder à mon agitation un sentimentplus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l’horizongrisâtre dont je n’apercevais plus les limites, et qui par là même medonnait, en quelque sorte, la sensation de l’immensité. Je n’avais rienéprouvé de pareil depuis longtemps : sans cesse absorbé dans desréflexions toujourspersonnelles, la vue toujours fixée surma situation,j’étais devenu étranger à toute idée générale ; je ne m’occupais qued’Ellénoreetdemoi;d’Ellénorequinem’inspiraitqu’unepitiémêléedefatigue, de moi, pour qui je n’avais plus aucune estime. Je m’étaisrapetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre d’égoïsme, dans unégoïsme sans courage, mécontent et humilié ; je me sus bon gré derenaîtreàdespenséesd’unautreordre,etdemeretrouverlafacultédem’oublier moi-même, pourme livrer à des méditations désintéressées :monâmesemblaitsereleverd’unedégradationlongueethonteuse.

La nuit presque entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard ; jeparcourusdeschamps,desbois,deshameauxoùtoutétaitimmobile.Detemps en temps, j’apercevais dansquelquehabitation éloignéeunepâlelumièrequiperçait l’obscurité. «Là,medisais-je, là,peut-être,quelqueinfortuné s’agite sous la douleur, ou lutte contre la mort ; mystèreinexplicable dont une expérience journalière paraît n’avoir pas encore

convaincu les hommes ; terme assuré qui ne nous console ni ne nousapaise,objetd’uneinsouciancehabituelleetd’uneffroipassager!Etmoiaussi,poursuivais-je, jeme livreàcette inconséquence insensée ! Jemerévoltecontrelavie,commesilaviedevaitnepasfinir!Jerépandsdumalheurautourdemoi,pourreconquérirquelquesannéesmisérablesquele temps viendra bientôt m’arracher ! Ah ! renonçons à ces effortsinutiles;jouissonsdevoircetempss’écouler,mesjoursseprécipiterlesuns sur les autres ; demeurons immobile, spectateur indifférent d’uneexistence à demi passée ; qu’on s’en empare, qu’on la déchire, on n’enprolongerapasladurée!vaut-illapeinedeladisputer?»

L’idée de la mort a toujours eu sur moi beaucoup d’empire. Dans mesaffections lesplusvives ;elleatoujourssuffipourmecalmeraussitôt ;elle produisit sur mon âme son effet accoutumé ; ma disposition pourEllénore devint moins amère. Toute mon irritation disparut ; il ne merestait de l’impression de cette nuit de délire qu’un sentiment doux etpresque tranquille : peut-être la lassitude physique que j’éprouvaiscontribuait-elleàcettetranquillité.

Le jour allait renaître ; je distinguais déjà les objets. Je reconnus quej’étaisassezloindelademeured’Ellénore.Jemepeignissoninquiétude,etjemepressaispourarriverprèsd’elle,autantquelafatiguepouvaitmele permettre, lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu’elle avaitenvoyépourmechercher.Ilmeracontaqu’elleétaitdepuisdouzeheuresdans les craintes lesplusvives ;qu’aprèsêtrealléeàVarsovie, et avoirparcouru les environs, elle était revenue chez elle dans un étatinexprimable d’angoisse, et que de toutes parts les habitants du villageétaient répandus dans la campagne pour me découvrir. Ce récit meremplitd’abordd’une impatienceassezpénible.Jem’irritaisdemevoirsoumisparEllénoreàunesurveillanceimportune.Envainmerépétais-jeque son amour seul en était la cause ; cet amour n’était-il pas aussi lacausedetoutmonmalheur?Cependantjeparvinsàvaincrecesentimentque je me reprochais. Je la savais alarmée et souffrante. Je montai àcheval. Je franchis avec rapidité la distance qui nous séparait. Elle mereçut avec des transports de joie. Je fus ému de son émotion. Notreconversationfutcourte,parcequebientôtellesongeaquejedevaisavoirbesoinderepos ;et je laquittai,cettefoisdumoins,sansavoirrienditquipûtaffligersoncœur.

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Chapitre8

Lelendemainje me relevai poursuivi des mêmes idées quim’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jourssuivants;Ellénorevoulutinutilementenpénétrerlacause:jerépondais par des monosyllabes contraints à ses questionsimpétueuses ; je me raidissais contre son insistance, sachanttrop qu’à ma franchise succéderait sa douleur, et que sa

douleurm’imposeraitunedissimulationnouvelle.

Inquièteetsurprise,ellerecourutàl’unedesesamiespourdécouvrirlesecretqu’ellem’accusaitde lui cacher ; avidede se tromperelle-même,elle cherchait un fait où il n’y avait qu’un sentiment. Cette amiem’entretint demon humeur bizarre, du soin que jemettais à repoussertoute idée d’un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture etd’isolement. Je l’écoutai longtempsensilence ; jen’avaisdit jusqu’àcemomentàpersonnequejen’aimaisplusEllénore;maboucherépugnaitàcetaveuquimesemblaituneperfidie.Jevouluspourtantmejustifier;jeracontaimonhistoireavecménagement,endonnantbeaucoupd’élogesàEllénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en lesrejetant sur les difficultés denotre situation, et sansmepermettre uneparole qui prononçât clairement que la difficulté véritable était de mapart l’absence de l’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de monrécit :ellevitde lagénérositédansceque j’appelaisde la faiblesse,dumalheurdanscequejenommaisdeladureté.Lesmêmesexplicationsquimettaient en fureur Ellénore passionnée, portaient la conviction dansl’espritdesonimpartialeamie.Onestsijustelorsqu’onestdésintéressé!

Quiquevous soyez,ne remettez jamais àunautre les intérêtsdevotrecœur ; le cœur seulpeutplaider sa cause : il sonde seul sesblessures ;tout intermédiaire devient un juge ; il analyse, il transige, il conçoitl’indifférence;ill’admetcommepossible,illareconnaîtpourinévitable;par là même il l’excuse, et l’indifférence se trouve ainsi, à sa grandesurprise,légitimeàsespropresyeux.Lesreprochesd’Ellénorem’avaientpersuadé que j’étais coupable ; j’appris de celle qui croyait la défendreque je n’étais quemalheureux. Je fus entraîné à l’aveu complet demessentiments : je convins que j’avais pour Ellénore du dévouement, de lasympathie,delapitié;maisj’ajoutaiquel’amourn’entraitpourriendansles devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renfermée dansmon cœur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore au milieu dutroubleetdelacolère,pritàmespropresyeuxplusderéalitéetdeforceparcelaseulqu’unautreenétaitdevenudépositaire.C’estungrandpas,c’estunpasirréparable,lorsqu’ondévoiletoutàcoupauxyeuxd’untiersles replis cachés d’une relation intime ; le jour qui pénètre dans cesanctuaireconstateetachèvelesdestructionsquelanuitenveloppaitdeses ombres : ainsi les corps renfermés dans les tombeaux conserventsouvent leur première forme, jusqu’à ce que l’air extérieur vienne lesfrapperetlesréduireenpoudre.

L’amied’Ellénoremequitta:j’ignorequelcompteelleluirenditdenotreconversation, mais, en approchant du salon, j’entendis Ellénore quiparlaitd’unevoixtrèsanimée;enm’apercevant,ellesetut.Bientôtellereproduisitsousdiversesformesdesidéesgénérales,quin’étaientquedesattaquesparticulières.«Rienn’estplusbizarre,disait-elle,quelezèledecertainesamitiés ; ilyadesgensquis’empressentdesechargerdevosintérêts pour mieux abandonner votre cause ; ils appellent cela del’attachement:j’aimeraismieuxdelahaine».Jecomprisfacilementquel’amied’Ellénoreavaitembrassémonparticontreelle,etl’avaitirritéeenne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis ainsid’intelligenceavecunautrecontreEllénore:c’étaitentrenoscœursunebarrièredeplus.

Quelquesjoursaprès,Ellénoreallaplusloin:elleétaitincapabledetoutempiresurelle-même;dèsqu’ellecroyaitavoirunsujetdeplainte,ellemarchait droit à l’explication, sans ménagement et sans calcul, etpréférait le danger de rompre à la contrainte de dissimuler. Les deux

amiesseséparèrentàjamaisbrouillées.

« Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes ? dis-je àEllénore.Avons-nousbesoind’untierspournousentendre?etsinousnenous entendonsplus,quel tierspourrait yporter remède ?–Vousavezraison, me répondit-elle : mais c’est votre faute ; autrefois je nem’adressaisàpersonnepourarriverjusqu’àvotrecœur.»

Toutà coupEllénoreannonça leprojetde changer songenredevie. Jedémêlaiparsesdiscoursqu’elleattribuaitàlasolitudedanslaquellenousvivions le mécontentement qui me dévorait : elle épuisait toutes lesexplicationsfaussesavantdeserésigneràlavéritable.Nouspassionstêteà têtedemonotones soiréesentre le silenceet l’humeur ; la sourcedeslongsentretiensétaittarie.

Ellénorerésolutd’attirerchezellelesfamillesnoblesquirésidaientdansson voisinage ou à Varsovie. J’entrevis facilement les obstacles et lesdangers de ses tentatives. Les parents qui lui disputaient son héritageavaient révélé ses erreurs passées, et répandu contre elle mille bruitscalomnieux.Jefrémisdeshumiliationsqu’elleallaitbraver,etjetâchaideladissuaderde cette entreprise.Mes représentations furent inutiles ; jeblessai sa fiertéparmescraintes,bienque jene lesexprimassequ’avecménagement.Ellesupposaquej’étaisembarrassédenosliens,parcequeson existence était équivoque ; elle n’en fut que plus empressée areconquérir une place honorable dans le monde : ses efforts obtinrentquelque succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que le tempsn’avaitencorequelégèrementdiminuée,lebruitmêmedesesaventures,toutenelleexcitaitlacuriosité.Ellesevitentouréebientôtd’unesociéténombreuse ;maiselleétaitpoursuivied’unsentimentsecretd’embarrasetd’inquiétude.J’étaismécontentdemasituation,elles’imaginaitquejel’étaisdelasienne;elles’agitaitpourensortir;sondésirardentneluipermettaitpointdecalcul,sapositionfaussejetaitdel’inégalitédanssaconduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l’espritjuste, mais peu étendu ; la justesse de son esprit était dénaturée parl’emportement de son caractère, et son peu d’étendue l’empêchaitd’apercevoir la ligne la plus habile, et de saisir des nuances délicates.Pourlapremièrefoiselleavaitunbut;etcommeelleseprécipitaitversce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans me lescommuniquer!quedefoisjerougispourellesansavoirlaforcedelelui

dire!Telest,parmileshommes,lepouvoirdelaréserveetdelamesure,quejel’avaisvueplusrespectéeparlesamisducomtedeP**commesamaîtresse,qu’ellenel’étaitparsesvoisinscommehéritièred’unegrandefortune,aumilieudesesvassaux.Touràtourhauteetsuppliante,tantôtprévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses actions et dans sesparolesjenesaisquellefouguedestructivedelaconsidérationquinesecomposequeducalme.

Enrelevantainsi lesdéfautsd’Ellénore,c’estmoiquej’accuseetquejecondamne.Unmotdemoil’auraitcalmée:pourquoin’ai-jepuprononcercemot?

Nous vivions cependant plus doucement ensemble ; la distraction noussoulageait de nos pensées habituelles. Nous n’étions seuls que parintervalles ; etcommenousavions l’undans l’autreuneconfiancesansnombre, excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions lesobservationsetlesfaitsàlaplacedecessentiments,etnosconversationsavaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de viedevintpourmoilasourced’unenouvelleperplexité.PerdudanslafoulequienvironnaitEllénore,jem’aperçusquej’étaisl’objetdel’étonnementet du blâme. L’époque approchait où son procès devait être jugé : sesadversaires prétendaient qu’elle avait aliéné le cœur paternel par deségarements sans nombre ; ma présence venait à l’appui de leursassertions. Ses amisme reprochaient de lui faire tort. Ils excusaient sapassion pour moi ; mais ils m’accusaient d’indélicatesse : j’abusais,disaient-ils,d’unsentimentquej’auraisdûmodérer.Jesavaisseulqu’enl’abandonnantjel’entraîneraissurmespas,etqu’ellenégligeraitpourmesuivretoutlesoindesafortuneettouslescalculsdelaprudence.Jenepouvais rendre lepublicdépositairede ce secret ; jeneparaissaisdoncdans lamaison d’Ellénore qu’un étranger nuisible au succèsmême desdémarches qui allaient décider de son sort ; et, par un étrangerenversement de la vérité, tandis que j’étais la victime de ses volontésinébranlables, c’était elle que l’on plaignait comme victime de monascendant.

Une nouvelle circonstance vint compliquer encore cette situationdouloureuse.

Une singulière révolution s’opéra tout à coup dans la conduite et les

manièresd’Ellénore:jusqu’àcetteépoqueellen’avaitparuoccupéequede moi ; soudain je la vis recevoir et rechercher les hommages deshommes qui l’entouraient. Cette femme si réservée, si froide, siombrageuse, sembla subitement changer de caractère. Elle encourageaitles sentimentsetmême lesespérancesd’une foulede jeunesgens,dontlesunsétaientséduitsparsafigure,etdontquelquesautres,malgréseserreurspassées,aspiraientsérieusementàsamain;elleleuraccordaitdelongs tête-à-tête ; elle avait avec eux ces formes douteuses, maisattrayantes,quinerepoussentmollementquepourretenir,parcequ’ellesannoncent plutôt l’indécision que l’indifférence, et des retards que desrefus.J’aisuparelledanslasuite,etlesfaitsmel’ontdémontré,qu’elleagissaitainsiparuncalcul fauxetdéplorable.Ellecroyait ranimermonamourenexcitantmajalousie;maisc’étaitagiterdescendresqueriennepouvait réchauffer. Peut-être aussi semêlait-il à ce calcul, sans qu’elles’en rendît compte, quelque vanité de femme ; elle était blessée demafroideur, elle voulait se prouver à elle-même qu’elle avait encore desmoyens de plaire. Peut-être enfin, dans l’isolement où je laissais soncœur, trouvait-elle une sorte de consolation à s’entendre répéter desexpressionsd’amourquedepuislongtempsjeneprononçaisplus.

Quoiqu’ilensoit,jemetrompaiquelquetempssursesmotifs.J’entrevisl’auroredemalibertéfuture; jem’enfélicitai.Tremblantd’interromprepar quelque mouvement inconsidéré cette grande crise à laquellej’attachais ma délivrance, je devins plus doux, je parus plus content.Ellénorepritmadouceurpourdelatendresse,monespoirdelavoirenfinheureusesansmoipourledésirdelarendreheureuse.Elles’applauditdeson stratagème. Quelquefois pourtant elle s’alarmait de ne me voiraucuneinquiétude;ellemereprochaitdenemettreaucunobstacleàcesliaisonsqui,enapparence,menaçaientdemel’enlever.Jerepoussaiscesaccusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais pas toujours àl’apaiser ; soncaractère se faisait jourà travers ladissimulationqu’elles’était imposée. Les scènes recommençaient sur un autre terrain, maisnon moins orageuses. Ellénore m’imputait ses propres torts, ellem’insinuait qu’un seul mot la ramènerait à moi tout entière ; puis,offenséedemonsilence,elleseprécipitaitdenouveaudanslacoquetterieavecuneespècedefureur.

C’est ici surtout, je le sens,que l’onm’accuserade faiblesse. Jevoulais

êtrelibre,etjelepouvaisavecl’approbationgénérale;jeledevaispeut-être : laconduited’Ellénorem’yautorisait et semblaitm’ycontraindre.Maisnesavais-jepasquecetteconduiteétaitmonouvrage?Nesavais-jepas qu’Ellénore, au fond de son cœur, n’avait pas cessé de m’aimer ?Pouvais-je la punir des imprudences que je lui faisais commettre, et,froidement hypocrite, chercher un prétexte dans ces imprudences pourl’abandonnersanspitié?

Certes, je ne veux point m’excuser, je me condamne plus sévèrementqu’unautrepeut-êtreneleferaitàmaplace;mais jepuisaumoinsmerendreicicesolenneltémoignage,quejen’aijamaisagiparcalcul,etquej’aitoujoursétédirigépardessentimentsvraisetnaturels.Commentsefait-ilqu’aveccessentimentsjen’aiefaitsilongtempsquemonmalheuretceluidesautres?Lasociétécependantm’observaitavecsurprise.Monséjour chez Ellénore ne pouvait s’expliquer que par un extrêmeattachementpourelle,etmonindifférencesur les liensqu’ellesemblaittoujoursprêteàcontracterdémentaitcetattachement.L’onattribuamatoléranceinexplicableàunelégèretédeprincipes,àuneinsouciancepourlamorale,quiannonçaient,disait-on,unhommeprofondémentégoïste,etque lemonde avait corrompu. Ces conjectures, d’autant plus propres àfaire impression qu’elles étaient plus proportionnées aux âmes qui lesconcevaient, furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfinjusqu’àmoi;jefusindignédecettedécouverteinattendue:pourprixdemeslongsservices,j’étaisméconnu,calomnié; j’avais,pourunefemme,oublié tous les intérêts et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c’étaitmoiquel’oncondamnait.

Je m’expliquai vivement avec Ellénore : un mot fit disparaître cettetourbed’adorateursqu’ellen’avaitappelésquepourmefairecraindresaperte.Ellerestreignitsasociétéàquelquesfemmesetàunpetitnombred’hommesâgés.Toutrepritautourdenousuneapparencerégulière;maisnousn’enfûmesqueplusmalheureux:Ellénoresecroyaitdenouveauxdroits;jemesentaischargédenouvelleschaînes.

Jenesauraispeindrequellesamertumesetquellesfureursrésultèrentdenos rapports ainsi compliqués.Notre viene futqu’unperpétuel orage ;l’intimitéperdittoussescharmes,etl’amourtoutesadouceur;iln’yeutplus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pourquelques instants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes

parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plusdures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsque je voyaisEllénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaient qu’une lavebrûlantequi,tombantgoutteàgouttesurmoncœur,m’arrachaitdescris,sanspouvoirm’arracherundésaveu.Cefutalorsque,plusd’unefois,jelavisseleverpâleetprophétique:«Adolphe,s’écriait-elle,vousnesavezpaslemalquevousfaites;vousl’apprendrezunjour,vousl’apprendrezparmoi, quand vousm’aurez précipitée dans la tombe ».Malheureux !lorsqu’elleparlaitainsi,quenem’ysuis-jejetémoi-mêmeavantelle!

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Chapitre9

Jen’étaispas retourné chez le baron de T** depuis ma dernièrevisite.Unmatinjereçusdeluilebilletsuivant:

« Les conseils que je vous avais donnés neméritaient pas une silongue absence. Quelque parti que vous preniez sur ce qui vousregarde,vousn’enêtespasmoinslefilsdemonamilepluscher,jen’en jouirai pasmoins avec plaisir de votre société, et j’en aurai

beaucoupàvousintroduiredansuncercledontj’osevouspromettrequ’ilvousseraagréabledefairepartie.Permettez-moid’ajouterque,plusvotregenre de vie, que je ne veux point désapprouver, a quelque chose desingulier, plus il vous importe de dissiper des préventionsmal fondées,sansdoute,envousmontrantdanslemonde.»

Jefusreconnaissantdelabienveillancequ’unhommeâgémetémoignait.Jemerendischez lui ; ilne futpointquestiond’Ellénore.Lebaronmeretint à dîner : il n’y avait, ce jour-là, que quelques hommes assezspirituelsetassezaimables.Jefusd’abordembarrassé,mais jefiseffortsurmoi-même;jemeranimai,jeparlai; jedéployaileplusqu’ilmefutpossibledel’espritetdesconnaissances.Jem’aperçusquejeréussissaisàcaptiver l’approbation. Je retrouvai dans ce genre de succès unejouissance d’amour-propre dont j’avais été prive dès longtemps ; cettejouissancemerenditlasociétédubarondeT**plusagréable.

Mesvisiteschez lui semultiplièrent. Ilmechargeadequelques travauxrelatifs à sa mission, et qu’il croyait pouvoir me confier sansinconvénient.Ellénore futd’abordsurprisedecette révolutiondansma

vie ;mais je luiparlaidel’amitiédubaronpourmonpère,etduplaisirque je goûtais à consoler ce dernier demon absence, en ayant l’air dem’occuperutilement.LapauvreEllénore,jel’écrisdanscemomentavecunsentimentderemords,éprouvaplusdejoiedecequejeparaissaisplustranquille, et se résigna, sans trop seplaindre, àpasser souvent laplusgrande partie de la journée séparée de moi. Le baron, de son côté,lorsqu’un peu de confiance se fut établie entre nous, me reparlad’Ellénore.Monintentionpositiveétaittoujoursd’endiredubien,mais,sansm’enapercevoir, jem’exprimaissurelled’untonpluslesteetplusdégagé : tantôt j’indiquais, par des maximes générales, que jereconnaissaislanécessitédem’endétacher;tantôtlaplaisanterievenaità mon secours ; je parlais en riant des femmes et de la difficulté derompreavecelles.Cesdiscoursamusaientunvieuxministredont l’âmeétait usée, et qui se rappelait vaguement que, dans sa jeunesse, il avaitaussiététourmentépardesintriguesd’amour.Delasorte,parcelaseulquej’avaisunsentimentcaché,jetrompaisplusoumoinstoutlemonde:jetrompaisEllénore,carjesavaisquelebaronvoulaitm’éloignerd’elle,et je le lui taisais ; je trompaisM.deT**,car je lui laissaisespérerquej’étaisprêtàbrisermes liens.Cetteduplicitéétait fortéloignéedemoncaractèrenaturel;maisl’hommesedépravedèsqu’iladanslecœuruneseulepenséequ’ilestconstammentforcédedissimuler.

Jusqu’alorsjen’avaisfaitconnaissancechezlebarondeT**,qu’avecleshommesquicomposaientsasociétéparticulière.Unjourilmeproposaderester à une grande fête qu’il donnait pour la naissance de sonmaître.«Vousyrencontrerez,medit-il,lesplusjoliesfemmesdePologne:vousn’ytrouverezpas,ilestvrai,cellequevousaimez;j’ensuisfâché,maisily a des femmes que l’on ne voit que chez elles ». Je fus péniblementaffecté de cette phrase ; je gardai le silence, mais je me reprochaisintérieurementdenepasdéfendreEllénore,qui,sil’onm’eûtattaquéensaprésence,m’auraitsivivementdéfendu.

L’assembléeétaitnombreuse;onm’examinaitavecattention.J’entendaisrépéter tout bas, autour demoi, le nom demon père, celui d’Ellénore,celuiducomtedeP**.Onsetaisaitàmonapproche ;onrecommençaitquand je m’éloignais. Il m’était démontré que l’on se racontait monhistoire, et chacun, sansdoute, la racontait à samanière ;ma situationétait insupportable ;mon front était couvertd’une sueur froide.Tour à

tourjerougissaisetjepâlissais.

Lebarons’aperçutdemonembarras.Ilvintàmoi,redoublad’attentionsetdeprévenances,cherchatouteslesoccasionsdemedonnerdeséloges,etl’ascendantdesaconsidérationforçabientôtlesautresàmetémoignerlesmêmeségards.

Lorsquetoutlemondesefutretiré:«Jevoudrais,meditM.deT**,vousparler encoreune fois à cœurouvert.Pourquoi voulez-vous resterdansune situation dont vous souffrez ? A qui faites-vous du bien ? Croyez-vousquel’onnesachepascequisepasseentrevousetEllénore?Toutlemonde est informé de votre aigreur et de votre mécontentementréciproque.Vousvousfaitesdutortparvotrefaiblesse,vousnevousenfaites pas moins par votre dureté ; car, pour comble d’inconséquence,vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend simalheureux.»

J’étais encore froissé de la douleur que j’avais éprouvée. Le baron memontra plusieurs lettres de mon père. Elles annonçaient une afflictionbien plus vive que je ne l’avais supposée. Je fus ébranlé. L’idée que jeprolongeais les agitations d’Ellénore vint ajouter à mon irrésolution.Enfin,commesitouts’étaitréunicontreelle,tandisquej’hésitais,elle-même,parsavéhémence,achevademedécider.J’avaisétéabsenttoutlejour ; le baron m’avait retenu chez lui après l’assemblée ; la nuits’avançait.Onmeremit,delapartd’Ellénore,unelettreenprésencedubarondeT**.Jevisdanslesyeuxdecedernierunesortedepitiédemaservitude.Lalettred’Ellénoreétaitpleined’amertume.«Quoi!medis-je,jenepuispasserunjourlibre!Jenepuisrespireruneheureenpaix!Ellemepoursuitpartout,commeunesclavequ’ondoitrameneràsespieds»;et,d’autantplusviolentquejemesentaisplusfaible:«Oui,m’écriai-je,jeleprends,l’engagementderompreavecEllénore,j’oseraileluidéclarermoi-même,vouspouvezd’avanceeninstruiremonpère.»

En disant ces mots, je m’élançai loin du baron. J’étais oppressé desparoles que je venais de prononcer, et je ne croyais qu’à peine à lapromessequej’avaisdonnée.

Ellénorem’attendaitavecimpatience.Parunhasardétrange,onluiavaitparlé,pendantmonabsence,pour lapremière fois,deseffortsdubaronde T** pourme détacher d’elle. On lui avait rapporté les discours que

j’avais tenus, les plaisanteries que j’avais faites. Ses soupçons étantéveillés,elleavait rassemblédanssonespritplusieurscirconstancesquiluiparaissaientlesconfirmer.Maliaisonsubiteavecunhommequejenevoyais jamais autrefois, l’intimité qui existait entre cet homme et monpère, lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude avait faittantdeprogrèsenpeud’heuresquejelatrouvaipleinementconvaincuedecequ’ellenommaitmaperfidie.

J’étais arrivé auprès d’elle, décidé à tout lui dire. Accusé par elle, lecroira-t-on?jenem’occupaiqu’àtoutéluder.Jeniaimême,oui,jeniaicejour-làcequej’étaisdéterminéàluidéclarerlelendemain.

Ilétaittard;jelaquittai;jemehâtaidemecoucherpourterminercettelonguejournée;etquandjefusbiensûrqu’elleétaitfinie,jemesentis,pourlemoment,délivréd’unpoidsénorme.

Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour, comme si, enretardant le commencement de notre entrevue, j’avais retardé l’instantfatal.

Ellénores’étaitrassuréependantlanuit,etparsespropresréflexionsetparmesdiscoursdelaveille.Ellemeparladesesaffairesavecunairdeconfiance qui n’annonçait que trop qu’elle regardait nos existencescomme indissolublement unies. Où trouver des paroles qui larepoussassentdansl’isolement?

Letempss’écoulaitavecunerapiditéeffrayante.Chaqueminuteajoutaitàlanécessitéd’uneexplication.Destrois joursquej’avaisfixés,déjàlesecond était près de disparaître ;M. deT**m’attendait au plus tard lesurlendemain.Sa lettrepourmonpèreétaitpartie et j’allaismanqueràma promesse sans avoir fait pour l’exécuter la moindre tentative. Jesortais, je rentrais, je prenais la main d’Ellénore, je commençais unephrase que j’interrompais aussitôt, je regardais la marche du soleil quis’inclinaitvers l’horizon.Lanuit revint, j’ajournaidenouveau.Un jourmerestait:c’étaitassezd’uneheure.

Ce jour se passa comme le précédent. J’écrivis à M. de T** pour luidemander du temps encore : et, comme il est naturel aux caractèresfaibles de le faire, j’entassai dans ma lettre mille raisonnements pourjustifier mon retard, pour démontrer qu’il ne changeait rien à larésolution que j’avais prise, et que, dès l’instant même, on pouvait

regardermesliensavecEllénorecommebriséspourjamais.

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Chapitre10

Jepassailes jours suivants plus tranquille. J’avais rejeté dans levague lanécessitéd’agir ; ellenemepoursuivait plus commeunspectre ; je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Jevoulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver aumoinsdes souvenirsd’amitié.Mon trouble était toutdifférentdecelui que j’avais connu jusqu’alors. J’avais imploré le ciel pour

qu’il élevât soudain entre Ellénore et moi un obstacle que je ne pussefranchir. Cet obstacle s’était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénorecommesurunêtrequej’allaisperdre.L’exigence,quim’avaitparutantdefois insupportable, ne m’effrayait plus ; je m’en sentais affranchid’avance. J’étais plus libre en lui cédant encore, et je n’éprouvais pluscetterévolteintérieurequijadismeportaitsanscesseàtoutdéchirer.Iln’yavaitplusenmoid’impatience:ilyavait,aucontraire,undésirsecretderetarderlemomentfuneste.

Ellénores’aperçutdecettedispositionplusaffectueuseetplussensible:elle-mêmedevintmoinsamère.Je recherchaisdesentretiensque j’avaisévités ; je jouissais de ses expressions d’amour, naguère importunes,précieusesmaintenant,commepouvantchaquefoisêtrelesdernières.

Unsoir,nousnousétionsquittésaprèsuneconversationplusdoucequedecoutume.Lesecretquejerenfermaisdansmonseinmerendaittriste,maismatristessen’avaitriendeviolent.L’incertitudesurl’époquedelaséparation que j’avais voulue me servait à en écarter l’idée. La nuitj’entendisdans le châteauunbruit inusité.Cebruit cessabientôt, et jen’yattachaipointd’importance.Lematincependant,l’idéem’enrevint;

j’en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambred’Ellénore.Quelfutmonétonnement,lorsqu’onmeditquedepuisdouzeheureselleavaitunefièvreardente,qu’unmédecinquesesgensavaientfait appeler déclarait sa vie en danger, et qu’elle avait défenduimpérieusementque l’onm’avertît ouqu’onme laissâtpénétrer jusqu’àelle!

Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même pour me représenter lanécessitédeneluicauseraucuneémotion.Ilattribuaitsadéfense,dontilignoraitlemotif,audésirdenepasmecauserd’alarmes.J’interrogeailesgens d’Ellénore avec angoisse sur ce qui avait pu la plonger d’unemanière si subite dans un état si dangereux. La veille, après m’avoirquitté, elle avait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme àcheval;l’ayantouverteetparcourue,elles’étaitévanouie;revenueàelle,elle s’était jetée sur son lit sans prononcer une parole. L’une de sesfemmes, inquiète de l’agitation qu’elle remarquait en elle, était restéedanssachambreàsoninsu;verslemilieudelanuit,cettefemmel’avaitvue saisie d’un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle étaitcouchée:elleavaitvoulum’appeler.Ellénores’yétaitopposéeavecuneespèce de terreur tellement violente qu’on n’avait osé lui désobéir. Onavaitenvoyéchercherunmédecin;Ellénoreavaitrefusé,refusaitencorede lui répondre ; elle avait passé la nuit, prononçant des motsentrecoupés qu’on n’avait pu comprendre, et appuyant souvent sonmouchoirsursabouche,commepours’empêcherdeparler.

Tandis qu’onme donnait ces détails, une autre femme, qui était restéeprès d’Ellénore, accourut tout effrayée. Ellénore paraissait avoir perdul’usage de ses sens. Elle ne distinguait rien de ce qui l’entourait. Ellepoussaitquelquefoisdes cris, elle répétaitmonnom ;puis, épouvantée,ellefaisaitsignedelamain,commepourquel’onéloignâtd’ellequelqueobjetquiluiétaitodieux.

J’entraidanssachambre.Jevisaupieddesonlitdeuxlettres.L’uneétaitlamienne au baron de T**, l’autre était de lui-même à Ellénore. Je neconçusque tropalors lemotdecetteaffreuseénigme.Tousmeseffortspourobtenirletempsquejevoulaisconsacrerencoreauxderniersadieuxs’étaienttournésdelasortecontrel’infortunéequej’aspiraisàménager.Ellénore avait lu, tracées demamain,mes promesses de l’abandonner,promesses qui n’avaient été dictées que par le désir de rester plus

longtempsprèsd’elle,etquelavivacitédecedésirmêmem’avaitporteàrépéter, à développer demillemanières. L’œil indifférent deM. de T**avait facilement démêlé dans ces protestations réitérées à chaque lignel’irrésolutionquejedéguisaisetlesrusesdemapropreincertitude;maislecruelavaittropbiencalculéqu’Ellénoreyverraitunarrêtirrévocable.Jem’approchaid’elle:ellemeregardasansmereconnaître.Jeluiparlai:elletressaillit.«Quelestcebruit?s’écria-t-elle;c’estlavoixquim’afaitdumal».Lemédecinremarquaquemaprésenceajoutaitàsondélire,etme conjura dem’éloigner. Comment peindre ce que j’éprouvai pendanttroislonguesheures?Lemédecinsortitenfin.Ellénoreétaittombéedansunprofondassoupissement. Ilnedésespéraitpasde la sauver, si, à sonréveil,lafièvreétaitcalmée.

Ellénoredormit longtemps. Instruitde son réveil, je lui écrivispour luidemanderdemerecevoir.Ellemefitdired’entrer.Jevoulusparler;ellem’interrompit.«Que jen’entendedevous,dit-elle,aucunmotcruel.Jeneréclameplus,jenem’opposeàrien;maisquecettevoixquej’aitantaimée,que cettevoixqui retentissait au fonddemoncœurn’ypénètrepas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j’ai été violente, j’ai pu vousoffenser ;mais vous ne savez pas ce que j’ai souffert.Dieu veuille quejamaisvousnelesachiez!»

Sonagitationdevint extrême.Elleposa son front surmamain ; il étaitbrûlant;unecontractionterribledéfiguraitsestraits.«Aunomduciel,m’écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable : cettelettre… ». Elle frémit et voulut s’éloigner. Je la retins. « Faible,tourmenté,continuai-je,j’aipucéderunmomentàuneinstancecruelle;maisn’avez-vouspasvous-mêmemillepreuvesquejenepuisvouloircequinoussépare?J’aiétémécontent,malheureux,injuste;peut-être,enluttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vousdonnédelaforceàdesvelléitéspassagèresquejemépriseaujourd’hui;maispouvez-vousdouterdemonaffectionprofonde?nosâmesnesont-elles pas enchaînées l’une à l’autre par mille liens que rien ne peutrompre?Tout lepassénenousest-ilpascommun?Pouvons-nous jeterunregardsurlestroisannéesquiviennentdefinir,sansnousretracerdesimpressionsquenousavonspartagées,desplaisirsquenousavonsgoûtés,despeinesquenousavonssupportéesensemble?Ellénore,commençonsen ce jourunenouvelle époque, rappelons lesheuresdubonheur et de

l’amour ». Elle me regarda quelque temps avec l’air du doute. « Votrepère, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu’on attend devous !…– Sans doute, répondis-je, une fois, un jour peut-être… ». Elleremarqua que j’hésitais. « Mon Dieu, s’écria-t-elle, pourquoi m’avait-ilrendul’espérancepourmelaraviraussitôt?Adolphe,jevousremerciedevosefforts : ilsm’ont faitdubien,d’autantplusdebienqu’ilsnevouscoûteront, je l’espère, aucun sacrifice ; mais, je vous en conjure, neparlonsplusdel’avenir…Nevousreprochezrien,quoiqu’ilarrive.Vousavezétébonpourmoi.J’aivoulucequin’étaitpaspossible.L’amourétaittoute ma vie : il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenantquelquesjoursencore».Deslarmescoulèrentabondammentdesesyeux;sarespirationfutmoinsoppressée ;elleappuyasatêtesurmonépaule.«C’est ici,dit-elle,que j’ai toujoursdésirémourir». Je la serraicontremon cœur, j’abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurscruelles.«Non,reprit-elle,ilfautquevoussoyezlibreetcontent.–Puis-je l’être si vous êtes malheureuse ? – Je ne serai pas longtempsmalheureuse,vousn’aurezpaslongtempsàmeplaindre».Jerejetailoindemoides craintesque je voulais croire chimériques. «Non,non, cherAdolphe,medit-elle,quandonalongtempsinvoquélamort,leCielnousenvoie,à lafin, jenesaisquelpressentiment infailliblequinousavertitquenotreprièreestexaucée».Jeluijuraidenejamaislaquitter.«Jel’aitoujoursespéré,maintenantj’ensuissûre.»

C’étaitunedecesjournéesd’hiveroùlesoleilsembleéclairertristementlacampagnegrisâtre,commes’ilregardaitenpitiélaterrequ’ilacesséderéchauffer.Ellénoremeproposadesortir.«Ilfaitbienfroid,luidis-je.–N’importe,jevoudraismepromeneravecvous».Ellepritmonbras;nousmarchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine, et sepenchaitsurmoipresquetoutentière.«Arrêtons-nousuninstant.–Non,merépondit-elle, j’aiduplaisiràmesentirencoresoutenueparvous».Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais les arbresétaient sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne letraversait : tout était immobile, et le seulbruitqui se fît entendreétaitcelui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. « Comme tout estcalme,meditEllénore ; comme lanature se résigne !Le cœuraussinedoit-ilpasapprendreàserésigner?»Elles’assitsurunepierre;toutàcoupellesemitàgenoux,et,baissantlatête,ellel’appuyasursesdeuxmains. J’entendis quelques mots prononces à voix basse. Je m’aperçus

qu’ellepriait.Serelevantenfin:«Rentrons,dit-elle,lefroidm’asaisie.J’aipeurdemetrouvermal.Nemeditesrien; jenesuispasenétatdevousentendre.»

Adaterdecejour, jevisEllénores’affaibliretdépérir.Jerassemblaidetoutespartsdesmédecinsautourd’elle : lesunsm’annoncèrentunmalsansremède,d’autresmebercèrentd’espérancesvaines ;mais lanaturesombre et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travailimpitoyable. Parmoments, Ellénore semblait reprendre à la vie.On eûtditquelquefoisquelamaindeferquipesaitsurelles’étaitretirée.Ellerelevaitsatêtelanguissante;sesjouessecouvraientdecouleursunpeuplus vives ; ses yeux se ranimaient :mais tout à coup, par le jeu crueld’une puissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans quel’artenpûtdevinerlacause.Jelavisdelasortemarcherpardegrésàladestruction.Jevissegraversurcettefiguresinobleetsiexpressivelessignes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant etdéplorable, ce caractère énergique et fier recevoir de la souffrancephysiquemilleimpressionsconfusesetincohérentes,commesi,danscesinstantsterribles,l’âme,froisséeparlecorps,semétamorphosaitentoussenspourseplieravecmoinsdepeineàladégradationdesorganes.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœur d’Ellénore : ce fut satendresse pourmoi. Sa faiblesse lui permettait rarement deme parler ;maisellefixaitsurmoisesyeuxensilence,etilmesemblaitalorsquesesregards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Jecraignais de lui causer une émotion violente ; j’inventais des prétextespour sortir : je parcourais auhasard tous les lieuxoù jem’étais trouvéavecelle;j’arrosaisdemespleurslespierres,lepieddesarbres,touslesobjetsquimeretraçaientsonsouvenir.

Cen’étaitpaslesregretsdel’amour,c’étaitunsentimentplussombreetplus triste ; l’amour s’identifie tellement à l’objet aimé que dans sondésespoirmêmeilyaquelquecharme.Illuttecontrelaréalité,contreladestinée ; l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte aumilieu de sa douleur. Lamienne était morne et solitaire ; je n’espéraispoint mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sans elle dans ce désert dumonde,quej’avaissouhaitétantdefoisdetraverserindépendant.J’avaisbrisél’êtrequim’aimait;j’avaisbrisécecœur,compagnondumien,quiavait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable ; déjà

l’isolementm’atteignait.Ellénorerespiraitencore,maisjenepouvaisdéjàplus lui confiermespensées ; j’étaisdéjà seul sur la terre ; jenevivaisplus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi ;l’airquejerespiraismeparaissaitplusrude,lesvisagesdeshommesqueje rencontrais plus indifférents ; toute la nature semblait me dire quej’allaisàjamaiscesserd’êtreaimé.

Ledangerd’Ellénoredevinttoutàcoupplusimminent;dessymptômesqu’onnepouvaitméconnaîtreannoncèrentsafinprochaine:unprêtredesa religion l’en avertit. Elle me pria de lui apporter une cassette quicontenait beaucoupde papiers ; elle en fit brûler plusieurs devant elle,mais elle paraissait en chercher un qu’elle ne trouvait point, et soninquiétude était extrême. Je la suppliai de cesser cette recherche quil’agitait, et pendant laquelle, deux fois, elle s’était évanouie. « J’yconsens,me répondit-elle ; mais, cher Adolphe, neme refusez pas uneprière. Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une lettre quivous est adressée ; brûlez-la sans la lire, je vous en conjure aunomdenotreamour,aunomdecesderniersmomentsquevousavezadoucis».Jele luipromis ; elle fut tranquille. «Laissez-moime livrer àprésent,medit-elle, auxdevoirsdema religion ; j’ai biendes fautes à expier :monamourpourvousfutpeut-êtreunefaute;jenelecroiraispourtantpas,sicetamouravaitpuvousrendreheureux.»

Je la quittai : je ne rentrai qu’avec tous ses gens pour assister auxdernières et solennellesprières ; à genouxdansuncoinde sa chambre,tantôt je m’abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par unecuriosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns, ladistraction des autres, et cet effet singulier de l’habitude qui introduitl’indifférencedanstouteslespratiquesprescrites,etquifaitregarderlescérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des chosesconvenues et de pure forme ; j’entendais ces hommes répétermachinalementlesparolesfunèbres,commesieuxaussin’eussentpasdûêtreacteursunjourdansunescènepareille,commesieuxaussin’eussentpasdûmourirunjour.J’étaisloincependantdedédaignercespratiques;en est-il une seule dont l’homme, dans son ignorance, ose prononcerl’inutilité?EllesrendaientducalmeàEllénore;ellesl’aidaientàfranchirce pas terrible vers lequel nous avançons tous, sans qu’aucun de nouspuisse prévoir ce qu’il doit éprouver alors. Ma surprise n’est pas que

l’hommeaitbesoind’une religion ; cequim’étonne,c’estqu’il secroiejamaisassez fort,assezà l’abridumalheurpouroserenrejeterune : ildevrait,cemesemble,êtreporté,danssafaiblesse,àlesinvoquertoutes;danslanuitépaissequinousentoure,est-ilunelueurquenouspuissionsrepousser?Aumilieudutorrentquinousentraîne,est-ilunebrancheàlaquellenousosionsrefuserdenousretenir?

L’impression produite sur Ellénore par une solennité si lugubre parutl’avoir fatiguée. Elle s’assoupit d’un sommeil assez paisible ; elle seréveilla moins souffrante ; j’étais seul dans sa chambre ; nous nousparlionsdetempsentempsàdelongsintervalles.Lemédecinquis’étaitmontré le plus habile dans ses conjectures m’avait prédit qu’elle nevivraitpasvingt-quatreheures;jeregardaistouràtourunependulequimarquaitlesheures,etlevisaged’Ellénore,surlequeljen’apercevaisnulchangement nouveau. Chaque minute qui s’écoulait ranimait monespérance,etjerévoquaisendoutelesprésagesd’unartmensonger.ToutàcoupEllénores’élançaparunmouvementsubit; jelaretinsdansmesbras : un tremblement convulsif agitait tout son corps ; ses yeux mecherchaient,maisdanssesyeuxsepeignaituneffroivague,commesielleeût demandé grâce à quelque objet menaçant qui se dérobait à mesregards : elle se relevait, elle retombait, on voyait qu’elle s’efforçait defuir ; on eût dit qu’elle luttait contre une puissance physique invisiblequi,lasséed’attendrelemomentfuneste,l’avaitsaisieetlaretenaitpourl’acheversurcelitdemort.Ellecédaenfinàl’acharnementdelanatureennemie ; ses membres s’affaissèrent, elle sembla reprendre quelqueconnaissance:ellemeserralamain;ellevoulutpleurer,iln’yavaitplusdelarmes;ellevoulutparler,iln’yavaitplusdevoix:ellelaissatomber,commerésignée,satêtesurlebrasquil’appuyait ;sarespirationdevintpluslente;quelquesinstantsaprèsellen’étaitplus.

Jedemeurai longtempsimmobileprèsd’Ellénoresansvie.Laconvictionde sa mort n’avait pas encore pénétré dans mon âme ; mes yeuxcontemplaientavecunétonnementstupidececorpsinanimé.Unedesesfemmesétantentréerépanditdanslamaisonlasinistrenouvelle.Lebruitquise fitautourdemoimetirade la léthargieoù j’étaisplongé ; jemelevai:cefutalorsquej’éprouvailadouleurdéchiranteettoutel’horreurde l’adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vievulgaire, tant de soins et d’agitations qui ne la regardaient plus,

dissipèrentcetteillusionquejeprolongeais,cetteillusionparlaquellejecroyaisencoreexisteravecEllénore.Jesentisledernierlienserompre,etl’affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle mepesait,cette libertéque j’avais tantregrettée !Combienellemanquaitàmoncœur,cettedépendancequim’avaitrévoltésouvent!Naguèretoutesmes actions avaientunbut ; j’étais sûr, par chacuned’elles, d’épargnerune peine ou de causer un plaisir : je m’en plaignais alors ; j’étaisimpatientéqu’unœilamiobservâtmesdémarches,que lebonheurd’unautre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait ; ellesn’intéressaientpersonne;nulnemedisputaitmontempsnimesheures;aucune voix ne me rappelait quand je sortais. J’étais libre, en effet, jen’étaisplusaimé:j’étaisétrangerpourtoutlemonde.

L’onm’apportatouslespapiersd’Ellénore,commeellel’avaitordonné;àchaque ligne, j’y rencontrai de nouvelles preuves de son amour, denouveaux sacrifices qu’elle m’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Jetrouvaienfincettelettrequej’avaispromisdebrûler;jenelareconnuspas d’abord ; elle était sans adresse, elle était ouverte : quelquesmotsfrappèrent mes regards malgré moi ; je tentai vainement de les endétourner,jenepusrésisteraubesoindelaliretoutentière.Jen’aipaslaforce de la transcrire. Ellénore l’avait écrite après une des scènesviolentesquiavaientprécédésamaladie.

«Adolphe,medisait-elle,pourquoivousacharnez-voussurmoi?Quelestmoncrime?Devousaimer,denepouvoirexistersansvous.Parquellepitiébizarren’osez-vousrompreun lienquivouspèse,etdéchirez-vousl’être malheureux près de qui votre pitié vous retient ? Pourquoi merefusez-vousletristeplaisirdevouscroireaumoinsgénéreux?Pourquoivousmontrez-vousfurieuxetfaible?L’idéedemadouleurvouspoursuit,et le spectaclede cettedouleurnepeutvous arrêter !Qu’exigez-vous ?Quejevousquitte?Nevoyez-vouspasquejen’enaipaslaforce?Ah!c’estàvous,quin’aimezpas,c’estàvousàlatrouver,cetteforce,danscecœurlassédemoi,quetantd’amournesauraitdésarmer.Vousnemeladonnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferezmouriràvospieds».–«Ditesunmot,écrivait-elleailleurs.Est-ilunpaysoù je ne vous suive ? Est-il une retraite où je ne me cache pour vivreauprèsdevous,sansêtreunfardeaudansvotrevie?Maisnon,vousnelevoulezpas.Touslesprojetsquejepropose,timideettremblante,carvous

m’avez glacée d’effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce quej’obtiensdemieux,c’estvotresilence.Tantdedureténeconvientpasàvotrecaractère.Vousêtesbon;vosactionssontnoblesetdévouées:maisquellesactionseffaceraientvosparoles?Cesparolesacéréesretentissentautourdemoi:jelesentendslanuit;ellesmesuivent,ellemedévorent,elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure,Adolphe?Ehbien,vousserezcontent;ellemourra,cettepauvrecréatureque vous avez protégée,mais que vous frappez à coups redoublés. Ellemourra, cette importuneEllénore que vousne pouvez supporter autourdevous,quevousregardezcommeunobstacle,pourquivousnetrouvezpas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vousmarcherezseulaumilieudecettefouleàlaquellevousêtesimpatientdevous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciezaujourd’huid’êtreindifférents;etpeut-êtreunjour,froisséparcescœursarides,vousregretterezcecœurdontvousdisposiez,quivivaitdevotreaffection, qui eût bravémille périls pour votre défense, et que vous nedaignezplusrécompenserd’unregard».

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J

Lettreàl’éditeur

evousrenvoie,monsieur,lemanuscritquevousavezeulabontédemeconfier.Jevousremerciedecettecomplaisance,bienqu’elleaitréveilléenmoidetristessouvenirsque letempsavaiteffacés.J’aiconnulaplupartdeceuxqui figurentdanscettehistoire,carellen’estquetropvraie.J’aivusouventcebizarreetmalheureuxAdolphe, qui en est à la fois l’auteur et le héros ; j’ai tenté

d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sortplus doux et d’un cœur plus fidèle, à l’êtremalfaisant qui, nonmoinsmisérablequ’elle, ladominaitparuneespècedecharme,et ladéchiraitparsafaiblesse.Hélas!ladernièrefoisquejel’aivue,jecroyaisluiavoirdonné quelque force, avoir armé sa raison contre son cœur. Après unetroplongueabsence,jesuisrevenudansleslieuxoùjel’avaislaissée,etjen’aitrouvéqu’untombeau.

Vous devriez, monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormaisblesser personne, et ne serait pas, àmon avis, sans utilité. Lemalheurd’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait luttercontrel’ordredeschoses.Lasociétéesttroppuissante,ellesereproduitsoustropdeformes,ellemêletropd’amertumesàl’amourqu’ellen’apassanctionné ; elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigueimpatiente,maladiesdel’âme,quilasaisissentquelquefoissubitementausein de l’intimité. Les indifférents ont un empressement merveilleux àêtretracassiersaunomdelamorale,etnuisiblesparzèlepourlavertu;on dirait que la vue de l’affection les importune, parce qu’ils en sontincapables;etquandilspeuventseprévaloird’unprétexte,ilsjouissentdel’attaqueretdeladétruire.Malheurdoncàlafemmequisereposesurun sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel lasociété,lorsqu’ellen’estpasforcéeàlerespectercommelégitime,s’armedetoutcequ’ilyademauvaisdanslecœurdel’hommepourdécourager

toutcequ’ilyadebon!

L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutezqu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas étémoins inquiet,moins agité,moinsmécontent ; qu’il n’a fait aucunusage d’une libertéreconquiseauprixdetantdedouleursetdetantdelarmes;etqu’enserendantbiendignedeblâme,ils’estrenduaussidignedepitié.

S’il vous en faut des preuves, monsieur, lisez ces lettres qui vousinstruirontdusortd’Adolphe;vousleverrezdansbiendescirconstancesdiverses,ettoujourslavictimedecemélanged’égoïsmeetdesensibilitéquisecombinaitenluipoursonmalheuretceluidesautres;prévoyantlemalavantdelefaire,etreculantavecdésespoiraprèsl’avoirfait;punideses qualités plus encore que de ses défauts, parce que ses qualitésprenaientleursourcedanssesémotions,etnondanssesprincipes;touràtour leplusdévouéet leplusdurdeshommes,maisayanttoujoursfiniparladureté,aprèsavoircommencéparledévouement,etn’ayantainsilaissédetracesquedesestorts.

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O

Réponse.

ui,monsieur,je publierai le manuscrit que vous merenvoyez (nonque jepensecommevoussur l’utilitédont ilpeut être ; chacun ne s’instruit qu’à ses dépens dans cemonde,etlesfemmesquilelironts’imagineronttoutesavoirrencontrémieux qu’Adolphe ou valoirmieux qu’Ellénore) ;mais je le publierai comme une histoire assez vraie de la

misère du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est auxhommesquecetteleçons’adresse:ilprouvequecetesprit,dontonestsifier, ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner ; il prouve que lecaractère, la fermeté, la fidélité, la bonté, sont les dons qu’il fautdemanderauciel ;et jen’appellepasbontécettepitiépassagèrequinesubjuguepointl’impatience,etnel’empêchepasderouvrirlesblessuresqu’unmoment de regret avait fermées. La grande question dans la vie,c’estladouleurquel’oncause,etlamétaphysiquelaplusingénieusenejustifiepasl’hommequiadéchirélecœurquil’aimait.Jehaisd’ailleurscettefatuitéd’unespritquicroitexcusercequ’ilexplique;jehaiscettevanitéquis’occuped’elle-mêmeenracontantlemalqu’elleafait,quialaprétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planantindestructible aumilieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir. Jehais cette faiblesse qui s’en prend toujours aux autres de sa propreimpuissance,etquinevoitpasquelemaln’estpointdanssesalentours,mais qu’il est en elle. J’aurais deviné qu’Adolphe a été puni de soncaractèreparsoncaractèremême,qu’iln’asuiviaucuneroutefixe,rempliaucune carrière utile, qu’il a consumé ses facultés sans autre directionque le caprice, sans autre force que l’irritation ; j’aurais, dis-je, devinétout cela, quand vous ne m’auriez pas communiqué sur sa destinée denouveaux détails, dont j’ignore encore si je ferai quelque usage. Lescirconstancessontbienpeudechose,lecaractèreesttout;c’estenvain

qu’on brise avec les objets et les êtres extérieurs ; on ne saurait briseravecsoi-même.Onchangedesituation,maisontransportedanschacuneletourmentdontonespéraitsedélivrer;etcommeonnesecorrigepasen se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir ajouté des remords auxregretsetdesfautesauxsouffrances.

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