faut-il croire les mimes bat · que ça veut dire: respirer toute la ... réalité m’étouffe....

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Faut-il croire les mimes sur parole ? AU DIABLE VAUVERT

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Faut-il croire les mimes sur parole ?

AU DIABLE VAUVERT

Céline Robinet

Faut-il croire les mimes sur parole ?

ISBN: 978-2-84626-127-2

© Éditions Au diable vauvert 2007

Au diable vauvertwww.audiable.comLa Laune BP 72 30600 Vauvert

Catalogue sur [email protected]

Il s’est mis à pleuvoir

Ça peut sembler banal

Mais je n’ai pas encore dit ce qu’il a plu

Simon Girault-Têtevide

Sommaire

Si les poules avaient des dents...................... 9Vie d’ange ................................................. 25Comme un poisson dans l’eau................... 37Le vent, même léger, fait circuler les nuages.La pelouse, elle, reste ................................. 45Reprendre, c’est voler ................................ 55Sans attendre le bonheur ........................... 67Dragon ball X............................................ 85Sang froid.................................................. 97Faut-il croire les mimes sur parole ? ......... 105De beaux draps ....................................... 133Protect me from what I want .................. 141Sainte Maldonne..................................... 163Une perle dans la soupe........................... 171Le bois ne peut regarder la cendre ........... 191

Enterrement de vie de jeune fille ............. 201Le train file, le brouillard ne l’arrêtera pas ....................................... 211Mes dents, bleues de froid....................... 225

Si les poules avaient des dents

Willy. C’est le nom de mon chien. Un esquimau duGroenland, vrai de vrai. Willy, il est tout simple-ment for-mi-dable. Vous imaginez un chien quivous réveille avec une heure de décalage suivantl’heure d’été, qui ne fait jamais, jamais la gueule,même quand j’oublie son anniversaire, et puisqui a l’odeur du miel ? Quand j’ai la grippe, jetrempe son museau dans un bol de lait, c’estmieux que du sirop pour la toux. Quant aupetit bruit de ses pattes sur le carrelage, il res-semble à un sac de diamants qu’on soupèsedans sa main. Willy, c’est mon ami.

Sinon, je suis fille unique. Papa n’a pas letemps, et maman non plus. Il est dentiste, ellepsychiatre. Drôle de mélange. Finalement ça se

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ressemble. Ils demandent tous les deux aux gensde s’allonger, puis d’ouvrir la bouche. La diffé-rence, c’est que maman les fait parler et papa lesen empêche. Il leur pose quand même des ques-tions, en train d’inspecter la molaire du fond oude pomper la salive, il veut savoir comment vala famille, le travail ? Après toutes ces années, iln’a toujours pas compris que personne ne pou-vait parler avec une main dans la bouche.

À l’école, les autres se moquent. Dentiste, çane fait rêver personne. Tout le monde sait ceque ça veut dire : respirer toute la journée l’ha-leine d’inconnus, soigner des caries, des plaies,des malformations, des bouches écrasées, arra-cher, faire attention aux nerfs, travail minutieuxdans 6 cm3, pas le choix, fraise, disque, bistouricomme prolongement des doigts. Quelle dex-térité. Moi, j’essaie de faire comme papa. Jem’exerce à effectuer des gestes précis, une minia-ture de gestes. Mes Barbie n’ont pas de dentsalors je leur arrache les ongles, je les dépose unà un sur mon oreiller, puis j’éponge le contourde leurs doigts avec du coton. Ensuite j’insèreun poil de ma brosse à dents dans le trou prévupour les bagues, ou je leur couds des vêtementsavec du fil dentaire, ou bien avec mes cheveux,alors là il faut faire très attention à ne pas tirer

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trop fort sur l’aiguille, les cheveux cassent faci-lement. Mes Barbies, je les soigne.

C’est pour ça que quand papa rentre le soir, ilne parle pas. Il est fatigué. Il a passé la journée àêtre exact, appliqué, concentré, avec interdic-tion de tirer la langue comme quand on dessineau feutre sans dépasser. Il n’a qu’une envie, c’estse taire. Le repas du soir se passe sans un mot.Comme si on regardait la télé.

Le week-end, je ne le vois jamais. Il va à descongrès, rencontre des collègues dentistes avecqui il discute des derniers aéropolisseurs ou descurettes parodontales. C’est leur passion.

Je sais que maman est triste. Elle me parle sou-vent de papa, comment ils se sont rencontrés,ce qu’elle a aimé chez lui. Elle dit que je doisbien me brosser les dents pour qu’il soit fier demoi. Elle m’a acheté une brosse à dents élec-trique. Elle prétend que ça nettoie mieux dansles creux. Moi, je n’aime pas. Ça me rappelle lachaise électrique, ça fait vibrer la gencive et la sensation de vibrotement reste pendant desheures. Quand j’ai fini, j’ai envie de me gratterles gencives avec un couteau. Alors je fais justesemblant de l’utiliser. Je ferme à clé la porte de la salle de bain, je branche la brosse et je ladépose sur le rebord du lavabo. Puis je m’assieds

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sur la cuvette des toilettes et j’attends troisminutes. Ça fait plaisir à maman.

Je n’ai pas envie de me laver les dents.C’est bien simple, ça fait exactement deux ans

que je n’ai pas touché à du dentifrice. Pourtant,tous les matins je m’enfile un paquet entier defraises Tagada en guise de petit-déjeuner, et puisdes Chamallow, des Dragibus, des bonbonsHaribo à la réglisse, et aussi des Lutti. En classe,je fais fondre deux Carambar entre mes dents,un à droite et un à gauche, et pour rincer jem’enfile des litres et des litres de Coca-Cola, oubien je tète un tube de lait concentré sucré. J’es-saye de commencer tous mes repas par un ski Miko ou un Magnum, mieux, plus gros, sur-tout j’adore quand le dernier bout de chocolatde l’enrobage reste accroché au bâton, tataa, çafait comme l’épée de Zorro. Quand je ne mangepas, je mâche des chewing-gums. Mes préféréssont les Malabar à la fraise et les Hollywood à la chlorophylle. L’important, c’est qu’ils soientavec du sucre. Je veux avoir des caries, plein decaries.

Comme ça, papa s’occupera de moi.

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Toutes les deux. Je les aime autant toutes lesdeux. Ça a toujours été ce que je voulais. Unefemme et un enfant. Charlotte. Délicieuse.Mon épouse au nom d’entremets. Une marme-lade de pommes et de biscuits. Ma femme. Siseulement je n’avais pas perdu l’usage de laparole ! Les haleines et le pus, ça vous abat unhomme. Je vois la vie à travers un filtre nauséa-bond. Mon amour, tu comprends ? Ils ontinventé des pastilles pour parfumer la bouche,comme la lavande des désodorisants WC, etmaintenant je ne peux plus sentir la menthesans penser à l’haleine de M. Vendeville, la fraisedes bois sans penser à celle de Mme Thiriet. Laréalité m’étouffe. Charlotte. Regarde-moi. S’il te

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plaît. Regarde mes yeux. Je ne peux rien dired’autre. Ils te murmurent ce que tu as besoind’entendre. Ne sois pas aveugle. Sais-tu qu’il estpossible de reconnaître la couleur d’un tissu rienqu’en le touchant?

Charlotte, ne condamne pas mon silence. Je nesais plus parler. Ma langue se colle à mon palais.Elle est lourde. C’est à cause de ces effluves et dela minutie incroyable dont je dois faire preuvechaque jour. Non, je n’avais pas oublié notreanniversaire de mariage. J’ai fait semblant. Jepréfère être bourru. Je ne savais pas commentte dire que je t’aime. Et Noël qui approche. J’ai-merais divorcer quelques jours avant, pour ne pas devoir assister à mon impuissance de t’offrir le cadeau que tu mérites. Prisonnier.Charlotte, tu comprendrais si je t’offrais untampon hygiénique? Comme un doigt dans tonintimité. Je voudrais que tu penses à moi enl’introduisant. Un tampon qui changerait deforme en se gonflant de sang. Qui se transfor-merait en étoile.

Si seulement mon silence pouvait résonner àl’intérieur de mon corps. Faire du bruit. Beau-coup de bruit. Comme les tambours tibétainsfabriqués dans des crânes d’enfants. Mais tupleures Charlotte et tes larmes sont grosses

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comme des grains de raisin. J’ai peur. J’aichaud. Suffocation pendant que tu dors. Jeferme les volets pour que l’obscurité ne pénètrepas dans notre chambre. Je perds le sommeil àl’idée de ne pas savoir m’endormir. Il n’y aurajamais assez de nuits pour penser à toutes leshorreurs de la journée.

Mes mains sont moites. Je voudrais les posersur tes joues. Hydrater ta peau. Charlotte,l’homme est pris en otage par ses déclarationsmais reste propriétaire de son silence. Tu com-prends ? Je préfère faire des heures supplémen-taires. Exaucer les souhaits stupides de mespatients. Le client est un roi : je pose des cou-ronnes, sertis des incisives de diamants, installedes alarmes sur des molaires en or. Ils peuventensuite mordre leur rire à pleines dents. La vieest mal faite Charlotte.

Et toi, Linda. Ma fille. Ne m’en veux pas… Jevoudrais te demander pardon, comment ça val’école, qui sont tes amis, ce que tu aimesfaire… Mais chaque jour qui passe ouvre unpeu plus le gouffre. Je ne sais rien de toi. Je suismaladroit. J’ai tout raté. Trop tard pour teprendre sur mes genoux, faire des puzzles avectoi, te raconter des histoires… Tu as quatorzeans. J’ai perdu tes meilleures années. J’ai honte.

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Je n’ose te regarder en face. J’ai l’impression quetu me juges. Illogique par l’absurde. Comme leparadoxe de Zénon d’Élée : la flèche ne s’élan-cera jamais de l’arc, car avant de parcourir ladistance qui la sépare de la cible, elle devra tra-verser la moitié de cette distance, et avant ça, lamoitié de cette moitié, et avant ça la moitié dela moitié de cette moitié… Infinité de moitiésà parcourir avant de pouvoir parcourir un tout.Paralysie totale. Alors moi, ton père, le dentiste,je t’achète des sucreries, des bonbons, desgâteaux, des boissons gazeuses qui piquent et jete raconte que les bulles, ce sont de minusculeshommes-grenouilles à l’intérieur qui recrachentl’oxygène, je te laisse te bourrer de cochonne-ries, je sacrifie tes magnifique dents de porce-laine, mon bébé, parce que lorsque tu auras descaries, Linda, je pourrai m’occuper de toi.

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