extraits de textes traduits et de poèmes créés par les étudiants

12
Rencontre exceptionnelle... et catastrophique ! Texte de Jeannine Pick Il y a quelques dizaines d'années, j'avais été envoyée au Pakistan pour seconder trois ingénieurs français qui préparaient, depuis plusieurs mois, un rapport sur "le développement du tourisme" de ce pays. Je devais superviser la mise en forme du dossier et surtout sa traduction en anglais par des traducteurs locaux. Je dois préciser, ici, qu'il n'y avait que des employés masculins. Mon rôle était prévu pour deux ou trois jours -d'autant plus que j'avais laissé mes enfants à Paris aux bons soins d'une jeune étudiante au pair. Je me suis rapidement aperçu que ces ingénieurs, habitués à travailler dans le cadre d'une entreprise, ne s'étaient pas réparti en détail la table des matières, de sorte que certains paragraphes avaient été traités simultanément. Je leur ai demandé de me faire parvenir, chaque jour, l'original en français et la traduction. Afin de pouvoir "reconnaître" l'auteur de chacun des chapitres, j'ai eu l'idée d'attribuer à chacun une couleur. J'ai ainsi fait l'expérience d'une "papeterie locale" où je suis allée acheter des "chemises" que je leur ai distribuées....... J'ai pris un taxi, car le bruit courait, à l'époque, que trois hôtesses de l'air avaient été violées et on m'avait donc vivement déconseillé de sortir seule de l'hôtel de luxe où nous étions logés et où étaient aussi nos bureaux. Le client, ministre du tourisme de l'époque, convoquait quotidiennement les ingénieurs pour discuter de chaque virgule, ce qui les retardait beaucoup : j'ai donc été chargée aussi de ce contact quotidien, à 10h du matin dans son bureau où il m'accueillait, au début, de façon très protocolaire et m'offrait un verre de jus de fruits. Je venais avec mon "bloc sténo" prête à discuter des problèmes éventuels. Après quelques jours, j'eus la surprise de voir son fauteuil devant la belle table de travail du ministre et à côté de ma chaise. Deux verres de jus de tomate et...il s'est précipité sur moi : j'ai hésité à le bousculer avec le jus rouge et suis arrivée à me sauver : heureusement, il n'avait pas fermé à clé. Je suis allée me réfugier dans ma chambre et j'ai poussé le lit contre la porte... Assez rapidement, j'ai reçu un coup de fil m'ordonnant de "descendre immédiatement" et, peu après, on a tambouriné violemment. J'ai prié le standard de bloquer les appels, mais ce ministre avait été, auparavant, chef de la police et était craint de tous. J'ai prévenu les ingénieurs que je ne sortais plus sans l'un d'entre eux. Le scandale du jour ! Il paraît qu'il était prêt à m'épouser et à prendre les enfants...! Il n'était même pas "sexy" !! La peur de ma vie !

Upload: lambassade-de-france-en-israel

Post on 23-Mar-2016

212 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Lorsque Roselyne Déry me proposa d'organiser un atelier autour du thème Récits de vie, ma première réaction fut de dire non. Diriger un atelier d'écriture, moi qui fulmine contre cette nouvelle mode qui consiste à formater des écrivains tel que cela se pratique aux USA et ailleurs ? Non, je n'y crois pas. Puis l'idée fit son chemin. Récits de vie ? Je m'y consacre depuis des décennies, alors pourquoi pas ? Et après tout, ne serait-ce pas intéressant de dialoguer sur le sujet avec ceux qui ont le désir d'écrire leur histoire ? Des livres et des livres ont été écrits sur les ateliers d'écriture. Surtout ne pas les lire. Et surtout ne pas donner des exemples à imiter. Trouver une formule différente. Les textes de l'atelier présentés ici sont le fruit du travail de l'atelier. Les titres des textes ainsi que leur teneur sont le propre choix des participants à partir des sujets proposés. Esther Orner.

TRANSCRIPT

Rencontre exceptionnelle... et catastrophique ! Texte de Jeannine Pick

Il y a quelques dizaines d'années, j'avais été envoyée au Pakistan pour

seconder trois ingénieurs français qui préparaient, depuis plusieurs

mois, un rapport sur "le développement du tourisme" de ce pays. Je devais

superviser la mise en forme du dossier et surtout sa traduction en anglais

par des traducteurs locaux. Je dois préciser, ici, qu'il n'y avait que des

employés masculins. Mon rôle était prévu pour deux ou trois jours

-d'autant plus que j'avais laissé mes enfants à Paris aux bons soins d'une

jeune étudiante au pair.

Je me suis rapidement aperçu que ces ingénieurs, habitués à travailler dans

le cadre d'une entreprise, ne s'étaient pas réparti en détail la table des

matières, de sorte que certains paragraphes avaient été traités

simultanément. Je leur ai demandé de me faire parvenir, chaque jour,

l'original en français et la traduction. Afin de pouvoir "reconnaître" l'auteur

de chacun des chapitres, j'ai eu l'idée d'attribuer à chacun une couleur.

J'ai ainsi fait l'expérience d'une "papeterie locale" où je suis allée acheter

des "chemises" que je leur ai distribuées....... J'ai pris un taxi, car le bruit

courait, à l'époque, que trois hôtesses de l'air avaient été violées et on

m'avait donc vivement déconseillé de sortir seule de l'hôtel de luxe où nous

étions logés et où étaient aussi nos bureaux.

Le client, ministre du tourisme de l'époque, convoquait quotidiennement

les ingénieurs pour discuter de chaque virgule, ce qui les retardait

beaucoup : j'ai donc été chargée aussi de ce contact quotidien, à 10h du

matin dans son bureau où il m'accueillait, au début, de façon très

protocolaire et m'offrait un verre de jus de fruits. Je venais avec mon "bloc

sténo" prête à discuter des problèmes éventuels. Après quelques jours, j'eus

la surprise de voir son fauteuil devant la belle table de travail du ministre et

à côté de ma chaise. Deux verres de jus de tomate et...il s'est précipité sur

moi : j'ai hésité à le bousculer avec le jus rouge et suis arrivée à me sauver :

heureusement, il n'avait pas fermé à clé.

Je suis allée me réfugier dans ma chambre et j'ai poussé le lit contre la

porte... Assez rapidement, j'ai reçu un coup de fil m'ordonnant de

"descendre immédiatement" et, peu après, on a tambouriné violemment.

J'ai prié le standard de bloquer les appels, mais ce ministre avait été,

auparavant, chef de la police et était craint de tous. J'ai prévenu les

ingénieurs que je ne sortais plus sans l'un d'entre eux.

Le scandale du jour ! Il paraît qu'il était prêt à m'épouser et à prendre les

enfants...!

Il n'était même pas "sexy" !! La peur de ma vie !

Le bateau Mouche De Viviane Schul – Déc. 2010

Pendant deux années de suite il avait plu tous les jours sur Tel-Aviv. Le

maire de la ville était enchanté, parce qu´il allait enfin pouvoir réaliser son

rêve. Transformer la ville en une Venise du Nouvel Orient ! Un matin de mai

nous sommes montés, mon père ma sœur et moi, sur un bateau mouche en

partance de la rue Allenby. Comme il faisait frais, j´avais mis une jupe

longue et un gilet. La foule nous saluait aux bords du canal. Ils tenaient des

banderoles, et avaient suspendu aux fenêtres des guirlandes, pendant que

les enfants chahutaient autour des barbes à papa. Des hublots, nous

saluions les gens qui, dressés sur les balcons, agitaient en notre direction

des mouchoirs multicolores. Un photographe de polaroids est monté à

bord, a fait click, et pour 20 lires nous a vendu cette photo ou tous les trois

nous souriions, balancés par le courant. En arrivant au grand canal de Ibn-

Gvirol, les passagers ont commencé à descendre. De nouveaux sont montés.

On abordait maintenant des petits chenaux que je ne connaissais pas. Les

guirlandes et les banderoles avaient disparu. Les nouveaux passagers

étaient tous habillés en noir, chapeau melon, redingote, et barbe. Les

femmes s’étaient toutes assises sur le couloir de droite, et portaient sur la

tête d’étranges fichus. Tout d’un coup un contrôleur arriva. Il se jeta sur

mon père : Monsieur, où êtes vous assis, à gauche, à gauche, avec les autre

messieurs, s’il vous plait. Il se dirigea de suite vers ma sœur : Etes vous

mariée, madame ? Euh, Oui, répondit ma sœur, très étonnée par la question.

Et comment voulez vous qu’on le sache. C’est marqué sur votre front, peut

être ? Amende, amende, 125 lires. Mais, pourquoi ? protesta ma sœur.

Comment pourquoi ? Montrez-moi votre billet : Vous voyez ce qui est

marqué ici? Couverture de tête obligatoire pour femmes mariées à partir du

Grand Canal. 125 livres ! Il se retourna ensuite de mon coté. Il se réjouissait

d’avance. Ah ah !! Il sentait là la belle mangeuse de porc. Ce ne seraient pas

des miettes de sandwich au pastrami fromage sur son tricot, par hasard ? Il

examina et examina avec un regard accusateur, mais ne put rien

récriminer, et encore moins, rien prouver.

Nous descendîmes à un endroit dont j´ai oublié le nom, et prîmes un

autobus pour rentrer à la maison.

Pendant les deux années suivantes il n’est plus tombé une seule goutte sur

Tel-Aviv, à la grande joie du nouveau maire, qui rêvait de Manhattan, et qui

s’est dépêché de couvrir tous les canaux de ciment et de bitume.

Souvenir d’enfance Ecrit par Denise Nates

Ma sœur et moi marchions dans une rue pavée de Casablanca, en direction de

notre demeure. Le soleil éclatant reflétait la blancheur éblouissante des

maisons et mettait en valeur les fleurs multicolores qui décoraient leurs

fenêtres. Deux jeunes filles qui venaient dans notre direction s’arrêtèrent

devant nous.

« Regarde, Saida, comme elles sont mignonnes ! » s’écria l’une d’elles.

Hélène devait avoir sept ans et moi quatre mais les traits physiques de « l’amie

de Saida » demeurent toujours gravés dans ma mémoire. Sa chevelure d’ébène

relevée et ramassée derrière la nuque dans le style des années 60, exposait la

blancheur transparente d’un visage ovale et d’un cou majestueux qu’un collier

de perles blanches entourait. Ses grands yeux étaient noirs et expressifs. Sa robe

blanche sans manches qui s’arrêtait aux genoux, dessinait fidèlement les lignes

de son corps mince et élancé. Elle portait des chaussures fines à talons hauts.

La tète baissée vers nous elle nous souriait en nous tendant une orange.

Ma sœur refusa promptement mais poliment. La jeune fille se tourna alors vers

moi et me tendit le fruit.

Je ressentis aussitôt une douleur aigue. Les ongles de ma sœur s’étaient

enfoncés dans la paume de ma main gauche.

«Non, merci», répondis-je.

Saida qui jusqu’alors était restée silencieuse, s’approcha de son amie et lui

murmura quelque chose à l’oreille. Le regard de cette dernière qui était resté

rivé sur nous et qui avait été alors plein de douceur se métamorphosait peu à

peu. Ensuite ses yeux s’agrandirent et s’éclaircirent comme ceux de quelqu’un

qui venait d’avoir une idée brillante ou qui venait de se lancer un défi.

L’air décidé et tout en continuant à nous barrer la route, elle éplucha l’orange et

la partagea en deux. Elle se baissa, me tendit un morceau qu’elle rapprocha très

près de mon visage et le regard fixe et menaçant, elle ordonna : «Mange ! »

Malgré notre très jeune âge, et malgré le fait que nous n’en parlions jamais,

nous étions conscientes du danger que nous, en tant que juives courrions, si

nous n’obéissions pas aux arabes. Du coin de l’œil gauche, j’aperçus le

frémissement des lèvres de ma sœur et les larmes qui menaçaient de jaillir de

ses yeux. Je sentis une sueur couler le long de mon dos. Mes mains tremblaient,

ma gorge était sèche et mes joues humides. Je levais une main hésitante et

tremblante et pris le fruit que je teins entre le pouce et l’index.

Je demeurai immobile, espérant qu’elle partirait enfin. Mais elle persista dans

son attente afin de me voir l’entamer. Alors, comme quelqu’un que l’on

pousserait à se jeter du haut d’un précipice, j’approchai lentement l’objet

répulsif de mes lèvres j’ouvris a demi ma bouche et mordis dans la chair d’où

jaillit un liquide infect qui, en m’éclaboussant, me brula les joues et le menton et

continua à couler le long de mon cou et sur ma robe pendant que je luttais de

toutes mes forces pour ne pas vomir.

Les yeux de mon bourreau s’étaient élargis au fur et à mesure qu’il m’observait.

Ses sourcils qui se relevaient en accents circonflexes tandis qu’il m’étudiait

tantôt avec ahurissement tantôt avec intérêt, lui donnaient l’air d’un

scientifique face à un objet expérimental qui découvrait les résultats

prodigieux de son expérience.

Puis tout à coup, elle éclata d’un long rire hystérique et, entrainant par le bras

Saida qui était pliée en deux, elle continua son chemin.

L’écho de leurs éclats de rire retentissait encore à nos oreilles tandis que nous

demeurions tremblantes et larmoyantes dans une rue déserte et ensoleillée.

Pourquoi écrire ? Ecrit par Denise Brener

Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours écrit.

J’aimais déjà beaucoup, petite fille, à l’école, former des signes dans mes

cahiers d’écriture, avec les petits interlignes dans lesquels nous devions

écrire des lettres. Quel plaisir de tenir entre mes doigts mon porte-plume

qui traçait les pleins et les déliés, imprimant ainsi un rythme musical au

graphisme.

C’était la forme mais c’était déjà fascinant.

Puis les premiers mots déchiffrés dans mon livre de poésie tant aimé. Quel

bonheur alors, seulement, de réussir à recopier des pages de ce petit livre

magique.

Je m’essayais aussi à composer de petites poésies.

Ecrire s’est imposé à moi, dès l’adolescence, sous la forme, surtout, de

journal intime.

Confier à mon amie, la belle feuille blanche ou de couleur, choisie avec

amour chez le papetier préféré, mes pensées, mes sentiments, mes

émotions, a représenté une activité importante pendant toute cette période

frémissante.

J’ai toujours beaucoup pratiqué les échanges épistolaires, à la recherche de

la communication vitale.

Et puis ce besoin naturel d’écrire est essentiel pour moi : prendre des

notes, en toutes occasions, et, en particulier,quand la parole véhicule des

messages de vie, est porteuse de sens, suscite des voies de réflexion.

Les nécessités professionnelles, certes, ont exigé de préparer des

programmes et des conférences, avec des thèmes spécifiques, et, malgré

certaines contraintes, j’y ai toujours trouvé beaucoup de contentement et

de satisfaction.

Alors pourquoi écrire ?

Pour le plaisir

Pour clarifier des idées

Pour mieux comprendre

Pour communiquer

Pour la joie de créer

Pour apaiser des contrariétés et retrouver le calme

Pour le côté ludique, parfois

Mais la vraie nécessité, intérieure, d’écrire s’est exprimée dans l’intimité,

dans ma relation personnelle avec mon « journal » où, au fil des ans, j’ai

livré mes sentiments, mes idées, mes émotions, mes réflexions, mes

analyses, mes joies, mes angoisses, mes chagrins, mes espoirs.

Me retirer dans ma chambre, au calme, créer une atmosphère favorable à

l’écriture, puis me laisser aller, le plus librement possible, c’est un privilège

que je m’accorde souvent.

Ecrire a toujours été, pour moi, très libérateur.

Et puis, couler sa pensée dans des mots, chercher les termes les plus

appropriés aux idées que l’on veut exprimer est un réel plaisir.

Outre la recherche du mot juste, donner forme à cette matière, la façonner,

ciseler la phrase, la polir, prendre le temps de l’affiner, insuffler une belle

respiration pour animer le texte.

Trouver les rythmes vibrants, les sonorités intéressantes

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke

« Il n’est qu’un seul moyen. Cherchez en vous-même. Explorez la raison qui

vous commande d’écrire : examinez si elle plonge ses racines au plus

profond de votre cœur, faîtes-vous cet aveu : devriez-vous mourir s’il vous

était interdit d’écrire. Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus

silencieuse de votre nuit : me faut-il écrire ? Creusez en vous-même à la

recherche d’une réponse profonde. Et si celle-ci devait être affirmative, s’il

vous est donné d’aller à la rencontre de cette grave question avec un fort et

simple « Je dois », alors bâtissez votre vie selon cette nécessité.

Le trampoline de la joie Ecrit par Nadja / Tel Aviv – Décembre 2010

C’est la photo de sept enfants sautant sur un trampoline. Une joyeuse mêlée

de corps et de cheveux. Elle se souvient de leurs cris, de leurs rires, de leurs

chants. De leurs disputes aussi parfois.

Elle se souvient de ce village où elle a vécu deux ans à son retour de

l’étranger, avant de repartir vers de nouveaux horizons. Deux années

pendant lesquelles, en toute saison, les cousins et cousines ont sauté sur le

trampoline installé dans le jardin, à l’ombre d’un imposant pin, dont les

aiguilles avaient le mauvais goût de tomber dans le jardin du voisin. Celui-ci

avait pris l’arbre en grippe et menaçait d’avoir recours à la justice pour le

faire abattre.

Elle qui aimait se fondre dans l’anonymat de la ville, elle se souvient avoir

eu le sentiment d’étouffer dans ce village. Alors, suivant le vieil adage « pour

vivre heureux, vivons cachés », la vie s’était organisée autour du trampoline

et sa maison était devenue un lieu de passage, une « table d’hôtes » très

fréquentée par la famille et les amis en mal de petits plats et de moments de

partage.

Elle se souvient que pour les goûters du mercredi elle préparait des crêpes

ou un gâteau à la banane : affamés, les enfants dévoraient et repartaient,

infatigables, sauter et sauter. Mais il n’y avait pas que les goûters : il y avait

les apéritifs, les déjeuners, les anniversaires, les dîners, les barbecues, les

cafés, les kermesses, Noël…chaque jour était prétexte à recevoir : des

invités « invités », des invités « surprises », des invités qui passent par

hasard, des invités qui viennent juste « faire un coucou », des invités qui

s’invitent, peu importe, l’invité était roi !

Elle se souvient de la cuisine inondée de lumière ; une pièce ouverte sur la

salle à manger et le salon, sans murs de séparation ; un espace aménagé

avec des placards intégrés et un imposant plot central, sur lequel un cactus

géant planté dans une grande poterie carrée, venait chatouiller le plafond.

Là, disposant de plans de travail spacieux, elle avait préparé des soupes de

légumes pour réchauffer les égarés du soir dans le froid hivernal ; des tians,

des caponatas, des ratatouilles pour accompagner les barbecues estivaux ;

des pissaladières pour les apéritifs, à déguster avec un petit rosé de

Provence ; des salades composés à la hâte pour les petits creux des grands

pressés ; des pâtes bolognaise pour régaler les enfants ; des daubes et des

pots au feu qui mijotent pour les repas de famille ; des roulés au saumon

pour les grands jours ; des gâteaux aux bonbons pour les

anniversaires…Mais peut-être avait-elle besoin de tous les nourrir pour se

remplir avant de repartir ?

Elle se souvient qu’elle était heureuse de quitter la maison et le village pour

retrouver la ville. Boire un picon bière à la terrasse d’un café, aller à

l’université, arpenter les rives de l’Ill à vélo, mener des projets qui

mèneront à des rencontres. Trois années à s’enivrer de ville, trois années

pour oublier le trampoline et la cuisine aux murs saumon dans le village.

Et la voilà assise par terre, à déballer les albums photos pour les ranger

dans sa nouvelle maison. Une photo s’échappe d’un album : celle des sept

enfants sur le trampoline. Soudain le temps se brouille et elle revit avec

intensité ces petits riens de tous les jours, ces petits riens qui ont rythmés

sa vie dans le village pendant deux ans. Elle vient juste de comprendre que

tous ces petits riens, sont ceux qui restent quand il ne reste plus rien.

Elle se souvient du trampoline qui grince dans le jardin. Des odeurs salés et

sucrées dans la cuisine. Des enfants qui sautent, inconscients de la morsure

du temps qui passe. Des années qui s’oublient. Mais elle n’oublie pas.

Cette photo-là Ecrit par Joëlle Bellahsen Déc. 2010

Elle dit quelque chose sur mon réel et en restituant son histoire je déchiffre

un pan entier de ma vie.

Je grandis avec trois frères et fus la seule pendant longtemps à mettre au

monde des enfants, à créer des traces de mon itinéraire.

Je suscitais alors les vivants que sont mes vieux parents et ressuscitais aussi

les morts.

Serge fraye avec Gerda, avec Christine, avec Eva, avec Pierrette, avec

Paulette.

Il ne réussit pas à trouver chaussure à son pied ni marmite à son couvercle,

dixit maman à son grand dam.

Il avance en âge et son désir d’enfant s’étiole en l’absence de l’âme sœur

plutôt fantomatique.

Quand il apprend à regarder celle qui travaille avec lui il voit comme ils se

ressemblent il entend combien elle se trouble, et inspirés, ils osent passer

aux aveux.

Serge a cinquante ans lorsqu’il devient papa et depuis il s’aime et se

rencontre dans une étonnante promenade quotidienne. Nos parents

résistent à l’usure et vibrent d’un regain de vie presque insolent.

Quant à mes enfants ils découvrent sur le tard leurs cousins, petits

balbutiants, réminiscences de leur enfance complexe entre France et Israël.

Mes uniques neveux me confortent, unissent ma dérive à celle de mon

frère ; ils deviennent ces repères dans la chaîne, me font vivre l’instant et

l’enchevêtrement infini..

Aaron a trois ans, Ruben a deux ans. C’est une photo qui me tient à cœur.

Elle relate aussi leur mère qui vient de réussir sa conversion après moult

écueils. Elle le désirait fort comme un abri sur le fil du rasoir, un secret

partagé.

Et on s’aime.

Un lieu cher à mon cœur Ecrit par Viviane Ziter

Senteurs de lavande, de thym, de romarin, allées bordées de platanes, haies

plantées de cyprès, là est ma maison.

Le dimanche, les cloches de la cathédrale retentissent dans le ciel bleu ; les

fidèles se pressent à l’heure de la messe.

Une eau fraîche jaillit de la bouche des anges joufflus de la fontaine.

Le mardi, jour de marché, le village entier s’éveille. Dès le matin, des étals

sont dressés, chargés des produits du terroir ; truffes, olives, miel, fromages,

fruits, légumes. Une foule bigarrée s’empresse, des cabas débordants dans

les mains.

Les gens se rencontrent, se hèlent, s’interpellent. Là se retrouvent les

paysans des villages alentours. On échange des nouvelles, s’embrasse, se

congratule et si on a un peu de temps, on va arroser les retrouvailles au café

du coin ! L’accent du midi chante à l’heure de l’apéritif, quand le pastis frais

coule dans les verres.

Quand la chaleur se fait insupportable, on rentre chez soi, les persiennes se

ferment, le silence règne ; monte le chant des cigales.

En fin d’après-midi, les commères reposées tirent leurs chaises sur la Place

du Marché et assises en cercle, commentent les nouvelles du jour.

C’est l’heure du repas du soir que l’on prendra qui dans sa cour, qui dans

son jardin, un verre de vin à la main.

A la tombée de la nuit, une odeur de terre humide se répand ;

l’air exhale des senteurs de fleurs ; une brise légère se lève qui fera oublier

l’ardente chaleur du jour.

C’est ma Provence, c’est mon berceau, c’est mon enfance.

Annette Ecrit par Gadi Golan

J'ai avec cette petite fille d'alors- elle s'appelait Annette- deux souvenirs

précis. L'un, pénible et pesant qui a perturbé sinon bouleversé mon

enfance; L'autre, innocent, que je vais vous raconter, laissant le premier

pour plus tard ou plus loin.

Nous devions avoir dans les douze ans, Annette plus âgée que moi, à peu

près d'un an. C'est un âge où l'on compte en secondes mais où chaque

seconde compte. Nous habitions côté cour, au quatrième étage d'un

immeuble qui en comptait six. Nous habitions sur le même palier, les portes

se faisaient face. Deux familles juives dont les adultes, ses parents et les

miens, ne se parlaient pas pour des raisons dues à la guerre et au rapport

avec l'occupant, une triste affaire. Nous étions dans les années cinquante, la

guerre ne nous intéressait pas vraiment, pas encore, nous avions notre

propre monde, nos propres problèmes qui, à cet âge, sont de dimension

cosmique.

Nous avions l'habitude, Annette et moi, une fois les devoirs et autres

corvées accomplis, de nous retrouver et de faire les escaliers comme si nous

en étions les propriétaires. Nous avions nos endroits secrets où nous

pouvions jouer tranquillement, moi étant le médecin traitant, Annette,

l'infirmière, souvent malade. Que cela me soit retenu, à part elle, je tenais,

tout particulièrement à soigner les pauvres, les malheureux et les

nécessiteux.

Un après-midi, j'étais chez moi, je m'approchais de la fenêtre, attiré par un

vacarme épouvantable de piaillement de moineaux. Je vis soudain Annette

de sa fenêtre suspendre quelques linges dont un soutien-gorge, son premier

soutien-gorge. Soutien-gorge, c'est peut-être un grand mot pour désigner la

chose, disons plutôt un morceau de tissu formé de deux parties reliées

entre elles, et bien trop grandes pour contenir ces deux rocs émergents.

J'étais fasciné, d'autant plus que ce linge aux couleurs vives, un vrai arc-en-

ciel, se balançait, ballotté par le vent, un cerf-volant qui n'en faisait qu'à sa

tête dans cette cour intérieure, lugubre, hantée de souvenirs que je ne

connaissais pas encore, ou pas tous.

Annette m'aperçut enfin, et, honteuse et confuse, ne m'adressa pas la parole

pendant trois jours, trois longs jours qui n'en finissaient pas de durer à un

âge où l'on compte en secondes et où chaque seconde compte.

Aujourd'hui, presque soixante ans plus tard, je me demande si ce n'est pas

ce cerf-volant arc-en-ciel qui avait attiré et fomenté ce vacarme infernal de

moineaux, d’habitude plus prudents et méfiants, marqués par l'expérience

dans cette cour intérieure.

Un cerf-volant arc-en ciel, un signe de vie dans cette cour intérieure.

Désir naissant Ecrit par Jacques Léger – décembre 2010

Dans un bel après-midi d’été, je me tenais penché sur ma table de travail. Une petite table en chêne, toujours bien cirée. J’aime l’odeur de la cire d’abeilles. Et celle du bois massif. J’aime en caresser les veines, douces et brillantes. Un assortiment de plumes. De l’encre bleue. Doux va et vient de l’air. Chaque souffle me livre l’âcre de l’encre. L’univers replié par trois doigts. La pointe, le trait. Méditation. Un rayon de soleil, tel un pinceau, dessine un grand losange lumineux sur le sombre parquet. Pas qui résonnent, se rapprochent. Chaussures à talons. Frôlements. Une grande robe fleurie. Les jambes fines et vives traversent le losange lumineux. Et la robe, fugitivement éclatante de soleil. Un parfum inconnu tourbillonne en délicates volutes. S’impose. Sur le bois et l’encre. Et l’intime. Un vif mouvement de hanches, presque sec mais tendre. Tout le corps, un mouvement gracieux, juste. Elle se retourne vivement. Je suis saisi. Elle a un beau visage mat, pur et noble. Une généreuse chevelure noire comme le jais flotte sur ses épaules à peine découvertes. Elle me voit l’admirer. Elle reste immobile et me fixe. Très longtemps. Des yeux étincelants de braise. Mon regard ne peut se détacher. Un trouble nouveau et puissant m’envahit. Subitement, la robe et les cheveux vire voltent : « les enfants, c’est l’heure de la récréation ». C’était Cristina Del Monico, la délicieuse maîtresse italienne de mon père.