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Paru chez Hélios, une fantasy de toute beauté. Dans un monde de cartographes, que feriez-vous si on essayer de voler votre atlas ? https://www.facebook.com/collectionHelios

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Page 1: Extrait de l'Ambassade des Anges, collection Hélios

BENOÎT RENNESON

L’AMBASSADE DES ANGES

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À Charlie

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Chapitre premier

Je me rends au Sanctuaire pour la première fois. La large chaussée de pavés qui y mène semble déjà lui apparte-nir. Usée par plus de deux siècles de service, elle trace dans l’immense forêt de conifères, sur plus d’une cen-taine de kilomètres, une ligne droite comme un long couloir végétal. J’ai la diligence pour moi tout seul. Je ne m’en plains pas mais je m’en suis quand même étonné auprès du cocher, lors du départ. Il a haussé les épaules et m’a signalé d’un air indifférent que ces der-niers jours, il faisait même souvent l’aller à vide. Je n’ai pas osé lui demander pourquoi.

Sur la route, nous n’avons croisé ni voiture, ni cava-lier. Est-il possible que le Sanctuaire ne soit pas plus fréquenté que cela ? D’un côté, tant mieux, je n’aime pas la foule. À quelques centaines de mètres à peine du terminus, je fais stopper la diligence à hauteur d’une vieille borne, couverte au trois-quarts de mousse. Elle indique le début d’un sentier qui grimpe jusqu’aux falaises avant de redescendre vers la cité. C’est mon maître qui m’a conseillé ce petit détour par les hauteurs avant de rejoindre le Sanctuaire. À présent qu’il n’est plus de ce monde, je ne vais certainement pas négliger sa suggestion, même si j’ai hâte de poser mon bagage, d’enlever mes chaussures et de m’étendre sur un vrai

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lit. Je voyage depuis huit jours. Le cœur serré, j’observe un instant la diligence qui s’éloigne vers le terminus tout proche. Me voilà donc seul une fois de plus, et je ne suis pas tout à fait certain d’aimer cela.

Chargé de ma petite valise en cuir, achetée pour l’occasion, je m’engage sur le chemin qui grimpe en pente douce à travers la forêt. Le ciel entre la cime des arbres se charge progressivement de nuages menaçants. Pourvu que ce détour en vaille la peine et surtout qu’il ne soit pas trop long ! Les journées sont courtes en cette saison et les villes, méfiantes, ne laissent pas facilement entrer des inconnus à la nuit tombée. Mais bon, le Sanctuaire n’est pas une cité comme les autres. On ne peut pas l’imaginer repliée sur elle-même comme une petite ville de province. Mon maître la comparait plu-tôt à une cité portuaire où les marins en escale auraient été remplacés par des diplomates. Il avait de l’humour, mon maître. J’imagine en effet mal des officiers d’État en goguette comme de vulgaires marins en quête de femmes et de vin. Au milieu de l’après-midi, j’arrive enfin sur le haut d’une falaise d’où je découvre, d’un coup et dans son ensemble, la ville prestigieuse où je suis attendu.

J’en ai le souffle coupé. Le Sanctuaire s’étend, à mes pieds, à moins d’une cinquantaine de mètres plus bas. Mis à part la route qui y conduit, la cité de pierres blanches est complètement isolée dans l’épaisse forêt de conifères. La masse verte et hérissée glise jusqu’à l’océan tout proche, que je devine à la singulière clarté du ciel, juste au-dessus de la ligne d’horizon tracée par la cime des arbres. Sa situation en contre bas d’une falaise met le Sanctuaire à la merci des premiers assail-lants venus. Cette vulnérabilité choisie incarne bien

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l’esprit du lieu et démontre l’incroyable audace de ses fondateurs. Il n’y a ni arcades, ni remparts pour pro-téger la ville. Simplement, l’emboîtement de dizaines de bâtiments forme un carré parfait, comme si la ville avait été taillée dans une seule et même énorme pierre cubique. Pas une bâtisse ne s’élève plus haut qu’une autre, pas une rue ne paraît plus large. Cette cité est une véritable œuvre d’art, du moins vue d’ici. Difficile d’imaginer que des gens puissent y vivre à demeure, tant ce lieu figé dès sa construction semble si peu fait pour la vie quotidienne. En tout cas, moi, je ne saurais y vivre. Mais, quelle splendeur ! Un immense monu-ment habité et dédié à la paix, érigé au cœur de la na-ture ! Voilà ce qu’est le Sanctuaire. Effectivement, cela méritait le détour, mais cela ne va pas pour autant m’en faciliter l’entrée. La cité m’est devenue encore plus im-pressionnante et impénétrable.

Quelques minuscules lichens, portés par le vent re-montant la paroi rocheuse, planent dans les airs, juste à la hauteur de mes yeux. L’océan arrive jusqu’à moi par bouffées d’embruns que j’inspire consciencieuse-ment. Cela me rappelle mes voyages en mer, la nau-sée en moins. Disséminées sur les toits de la cité, des mouettes luttent, aussi immobiles que des gargouilles, contre le vent humide et salin. Il est notoirement connu qu’une brise marine bassine de jour comme de nuit les murs et les pavés du Sanctuaire, gardant ces derniers en permanence humides et glissants. Depuis mon poste d’observation, la cité semble déserte. Cela renforce ma première impression qu’il s’agit plus d’un monument que d’une ville. Heureusement, j’aperçois enfin un peu d’animation. Il a fallu pour cela que mon regard croise la chaussée qui s’achève sur la droite de

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la cité. En effet, une écurie se trouve de l’autre côté et je vois des chevaux agitant leur tête par l’encadre-ment des box. Sans doute que les quatre qui ont tiré la diligence se trouvent parmi eux. Voilà enfin le premier témoignage de l’occupation effective des lieux.

À la vue des équidés, je me sens bêtement contrarié. Ma nuque se raidit, mon ventre se contracte, ma gorge se resserre. Rien de nouveau ! Autant je suis heureux de découvrir de nouvelles cités, autant je redoute l’arrivée dans celles-ci. La rencontre avec mes semblables m’a toujours été difficile et la disparition inopinée de mon maître n’a évidemment rien arrangé. L’œil inquiet, je fouille le Sanctuaire à la recherche de ses habitants. Les sobres bâtisses ne se différencient les unes des autres que par l’envahissement plus ou moins prononcé du lierre le long des murs. Personne ! Une ville frappée par la peste serait plus animée. C’est désespérant. Mon at-tention se porte sur les fameuses passerelles métalliques qui relient le second étage de chaque bâtiment à son voisin. Je m’y attarde un instant mais il n’y a pas plus de passants que sur les trottoirs. Un brouillard quoti-dien et dense, à hauteur du sol, serait à l’origine de ce second réseau de rues établi dans les airs. Pour l’heure, il n’y a pas de brouillard et c’est tant mieux. Ce lieu me donne déjà assez la frousse comme cela. « Frousse » ai-je dit ? Je ne me rendais pas compte que c’était à ce point-là.

Il n’existe pas de centre à la cité. Les fondateurs l’ont voulu ainsi. Je ne l’ignore pas et pourtant mon regard part à la recherche d’une improbable place publique, d’une allée plus large que les autres ou d’un édifice moins anonyme. Je crois que cela me rassurerait. Car là, franchement, j’ai vraiment l’impression d’être sur

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un balcon au-dessus d’un labyrinthe géant. Et dire que c’est ici, dans ce lieu sans cœur, que depuis deux cents ans se défont les projets de guerre et se construisent les paix les plus durables de tout un continent ! Quelques rues plus larges ou une place du marché auraient-elles empêché la signature de tous ces accords ?

Persuadé de l’incontestable autorité du Sanctuaire, j’avoue être assez indifférent aux rumeurs de guerre qui alimentent depuis quelques temps les conversations de nombre de mes contemporains. Je crois que les gens ont besoin de se faire peur, lorsqu’ils vivent dans trop de quiétude. Non vraiment, il n’y a aucun risque. Les tensions actuelles entre nations sont bien trop pré-visibles. Il s’agit juste de faire un peu d’esbroufe, de montrer ses muscles en prévision des prochaines négo-ciations. C’est tellement évident.

Les gens seraient moins enclins à évoquer la guerre si, comme moi, ils l’avaient connue de près. Mes narines sont encore imprégnées de son haleine de poudre et de sang chaud. Cela s’est passé l’année dernière. J’ac-compagnais mon maître lors d’une mission au-delà de l’océan, dans un pays déchiré par une guerre civile. Il était prévu que nous ne circulerions que dans des zones sécurisées. La veille de notre retour, cependant, nous avons été contraints de traverser un champ de bataille juste après les combats. J’y ai entendu des hommes, presque des cadavres, hurler jusqu’au dernier soupir. Encore aujourd’hui, je suis réveillé certaines nuits par ces cris comme si l’agonie de ces malheureux n’était, même dans la mort, toujours pas achevée. Pourquoi a-t-il fallu que nous passions par ce charnier en deve-nir ? Je me souviens que nos guides avaient pris soin de se boucher les oreilles avec du tissu. Ils nous avaient

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bien sûr conseillé de faire de même. Et naturellement, contrairement au maître, je ne les avais pas écoutés. Ce que je peux être sot par moments !

Depuis la réception d’un courrier officiel m’invitant à m’y présenter, des images du Sanctuaire ont surgi dans mon esprit comme des diables de leur boîte. Jusqu’aujourd’hui, il m’était impossible de me souve-nir de l’origine de ces représentations. Mais mainte-nant que je découvre la cité, cela me revient. En fait, toutes ces visions provenaient d’une gravure vue, en-fant, dans un manuel d’histoire qui devait appartenir à l’un de mes grands frères. Étonnamment, la réalité que j’ai sous les yeux me semble bien moins vivante. Vraisemblablement, à partir d’une illustration toute académique, avais-je inventé un univers plein d’une joyeuse agitation. J’ai toujours eu une imagination fer-tile. C’est d’ailleurs une des rares certitudes que j’ai à mon sujet. L’imagination, cela aide à vivre lorsqu’on est gosse. Enfin, moi, cela m’aidait. Mais progressive-ment, cela nuit évidemment. Plutôt que de se jeter à l’eau, on se complaît à en attendre une plus chaude, une plus limpide ou une plus tumultueuse, enfin une eau faite à notre mesure. Se réfugier dans l’imagination finit par pourrir la vie, par la rétrécir et par l’assécher. Touchons du bois, je n’en suis pas là. Ma vie est encore un fruit qui mûrit. Mais je dois rester vigilant. J’ai trop tendance à me confiner dans mes rêves et à laisser filer les opportunités.

En observant le Sanctuaire, une impression d’irréa-lité s’empare progressivement de moi. Le Sanctuaire vu d’en haut m’apparaît de plus en plus comme un de ces décors en trompe-l’œil peints sur une toile suspen-due au fond d’une scène de théâtre. Cette impression

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est d’autant plus désagréable qu’elle se renforce par vagues, comme une marée qui monte. Des gouttes de sueur se mettent à couler le long de ma nuque. Ma vue se trouble. Une inquiétude inexplicable mais si coutu-mière me gagne. Je me mets à observer anxieusement les allers-retours de l’air dans mes poumons, comme s’il existait un risque imminent de pénurie. Stupide esprit détraqué que le mien ! Il ne peut rien m’arriver. J’ai vécu cent fois ce genre de crise. Je me raisonne mais cela ne dure pas. D’un coup, il m’est devenu impos-sible de m’imaginer circuler entre les murs du Sanc-tuaire tant le lieu me semble fantasmatique, froid et dépourvu d’âme. Je m’affole. Je me sens subitement et totalement perdu. Mon Dieu, que m’arrive-t-il en-core ? Je suis pris de vertige. Je panique et fais un pas en arrière, de crainte de tomber dans le vide. Mon cœur bat la chamade.

Après quelques instants de trouble, tout doucement, je reprends pied. L’angoisse se dissipe par à-coups. La marée se retire. Et bientôt, seule ma mémoire en garde la trace. Le Sanctuaire redevient à nouveau accessible et même, je dirais, désirable. Oui c’est cela, désirable. Alors qu’il y a quelques minutes à peine ce lieu m’affo-lait, à présent, j’ai envie d’y être. Je suis désolé d’être ainsi, même moi, j’ai des difficultés à me suivre. Mais c’est un fait, ma curiosité a repris complètement le des-sus. Je me sens bien, mieux qu’avant la crise. Je me décide même à faire quelques pas le long de la falaise, autant pour changer un peu de point de vue que pour oublier définitivement ce petit moment d’égarement. Je marche un moment. Une évidence me saute alors aux yeux. L’illustrateur de la gravure, dans le manuel d’histoire, avait dû poser son chevalet quelque part par

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ici. Belle coïncidence ! Ma première idée du Sanctuaire avant d’y pénétrer correspond à la seule représenta-tion que je connaissais d’elle. Enfant, je m’imaginais souvent entrer dans les images de mes livres. Me voilà servi ! Dommage que je n’aie pas plus de temps devant moi. J’aurais aimé à mon tour pouvoir croquer ce lieu mythique sous un angle aussi idéal. Enfin, il ne tient qu’à moi de revenir plus tard sur ces hauteurs.