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Extrait de la publication

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DU MÊME AUTEUR

Aparté, conceptions et morts de Sören Kierkegaard, Aubier-Flammarion, 1977.

Volume. Philosophies et politiques de l’architecture, Gali-lée, 1992.

Critique de l’égocentrisme. L’évènement de l’autre, Galilée,1996.

Politique des sexes, Seuil, 1998 ; édition revue et augmen-tée, précédée de Mise au point sur la mixité, Points,2009.

Le Passeur de temps : modernité et nostalgie, Seuil, 2000.Journal interrompu : 24 janvier-25 mai 2002, Seuil, 2002.Métaphysique des sexes. Masculin / Féminin aux sources du

christianisme, Seuil, 2005 ; Points, 2007.Engagements, Seuil, 2007.Drame des sexes. Ibsen, Strindberg, Bergman, Seuil, 2008.

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Sylviane AGACINSKI

Corps en miettes

Flammarion

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DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION CAFÉ VOLTAIRE

Jacques Julliard, Le Malheur français (2005).Régis Debray, Sur le pont d’Avignon (2005).Andreï Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer (2006).Michel Crépu, Solitude de la grenouille (2006).Élie Barnavi, Les religions meurtrières (2006).Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2007).Michel Schneider, L’indifférence des sexes (2007).Pascal Mérigeau, Cinéma : Autopsie d’un meurtre (2007).Régis Debray, L’obscénité démocratique (2007).Lionel Jospin, L’impasse (2007).Jean Clair, Malaise dans les musées (2007).Jacques Julliard, La Reine du monde (2008).Mara Goyet, Tombeau pour le collège (2008).Etienne Klein, Galilée et les Indiens (2008).

© Flammarion, 2009.ISBN : 978-2-0812-2120-8

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AVANT-PROPOS

La barbarie a toujours été moderne, toujoursnouvelle, toujours actuelle. Nous progressons parfoisvers elle sans le vouloir, aveuglés par les « progrès »de la puissance technologique et les ruses du marché.

Tout est possible, tout doit être possible pour satis-faire la demande de l’individu, jusqu’à la productiond’enfants en laboratoire.

Mais à quel prix ? Dès lors qu’ils engagent destiers, les « progrès » biotechnologiques et médicauxont leur revers redoutable : l’exploitation du corpsd’autrui. L’homme moderne se réjouit de pouvoir uti-liser à son profit tous les procédés du laboratoire sansvoir qu’il contribue à la fragmentation de son proprecorps. Dans l’imaginaire biotechnologique, l’enfantn’est plus qu’un produit fabriqué à partir de miettes :sperme, ovocytes, utérus. Qu’est-ce qui nous attendsi nous oublions la dignité de la personne et de soncorps ?

Après l’aliénation des hommes dans le travail à lachaîne et leur exploitation économique, une formeinédite d’aliénation biologique s’installe dans laprocréation artificielle à laquelle les femmes doiventactivement collaborer.

La mise à disposition de l’utérus féminin est eneffet une pièce indispensable au dispositif d’ensemblede la production d’enfants en laboratoire. Elle existe

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dans certains pays, elle manque encore en France.Comment la faire accepter ? Et comment convaincreles femmes qu’une grossesse, après tout, est un ser-vice comme un autre ?

Comme toujours avec les femmes, on les prend parles sentiments : générosité, don, dévouement, aide…Et, couronnement de cette idéologie caritative, oninsiste sur un motif imparable, celui de portersecours à d’autres femmes en détresse. Commentrésister ?

En regardant ce qui se passe ailleurs, en montrantles enjeux réels qu’une rhétorique sentimentale veutnous faire oublier : l’émergence d’une industrie pro-créative et d’un marché qui ont terriblement besoindu corps des femmes.

Alors, à ceux qui s’interrogent, à celles qui sedemandent : « Des mères porteuses, pourquoi pas ? »,je voudrais essayer de montrer la chose même, derrièreles mots et les phrases, la chose dans ce qui me sembleêtre sa rationalité trans-humaine, parce qu’elle faitd’une femme un outil vivant.

Pourtant, faut-il le dire, j’éprouve un certaindégoût à devoir argumenter pour dire pourquoi il estindigne de demander à une femme de mettre sonventre à la disposition d’autrui. Chacun devrait levoir lui-même, le comprendre lui-même. Mais non.Trop d’émotions, trop d’intérêts convergent, trop demots cachent les choses. On dit maintenant « gesta-trice » : cela sonne bien. Ce nom fait entrer dans noscerveaux le principe de ce nouveau métier, praticableà temps partiel et en restant chez soi. Une aubainepour les chômeuses, en somme. Mais rien à faire, lemot n’arrive pas à faire passer la chose, à effacerl’image de la femme traitée comme un four à pain.

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Je sais bien que l’on invoquera la « tragédie » descouples infertiles et que l’on m’accusera d’insensibi-lité à leur égard. Mais je me mets aussi à la place deceux qui traversent un jour cette épreuve cruelle : nepas pouvoir avoir d’enfant avec l’homme ou la femmeque l’on aime assez pour éprouver ce désir-là. Je neminimise rien. L’enfant est infiniment désirable, il estcette vie qui nous fait enjamber l’existence pour voirplus loin, il est un recommencement, un regard neuf,la possibilité de donner de soi-même sans réserve. Jesais que le bonheur d’aider chaque jour un enfant às’élever est sans égal et qu’il mérite tous les sacrifices.

Mais le sacrifice de qui ? C’est la question que jevoudrais poser.

Les aspirations meurtries ne se guérissent pas partous les moyens.

C’est pourquoi, délibérément, je ne m’attendriraipas sur les photos de bébés qui ornent le portail dessites destinés, sur le Net, à encourager donneurs etgestatrices à « donner la vie ». Je préfère essayer dedire ce que l’on dit peu, ou pas assez, à savoir queces belles images sont destinées à faire fructifier leBaby Business 1, là où il se développe sans entraves.

Je ne parlerai pas ici de l’adoption. C’est une bellefaçon de fonder une famille et d’élever des enfants,mais on sait qu’elle n’est pas facile d’accès et posedes problèmes spécifiques. Elle n’est pas non plus àl’abri de tout marché, mais elle n’engage pas lesmodes de procréation qui sont ici mon objet.

Je ne me demanderai pas qui devrait être autoriséou non à recourir à l’usage d’une mère de substitu-

1. Debora L. Spar, The Baby Business : How Money, Scienceand Politics Drive the Commerce of Conception, Cambridge, MA,Harvard Business School Press, 2006. Voir, sur ce sujet et ce livre,Courrier international n° 842-843, 21 décembre 2006.

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tion (quelles personnes, quels couples, hétérosexuelsou homosexuels). Je ne me demanderai pas quellespourraient être les « indications » médicales d’un telrecours parce que l’usage d’une personne n’est pasune médication possible : toutes ces questions sonthors de propos dès lors que le corps d’une femmen’est pas à louer et qu’un bébé ne peut être ni donnéni vendu. Je me consacrerai avant tout à réfléchir surles formes de servitude qui portent atteinte à laliberté de la personne et à la dignité de son corps.

Au-delà d’une compassion qui peut nous tromper,ce qui nous empêche d’interroger réellement l’usagedu corps d’autrui est notre attachement à la libertéindividuelle : pourquoi faire obstacle à la liberté desfemmes et à la volonté des parents ? (Vous l’avezpeut-être remarqué : on est parent, de nos jours,avant d’avoir des enfants, par l’effet magique d’uneintention). On se réclame d’une vision libérale etindividualiste de la liberté, pour poser toujours lamême question : « Pourquoi interdire ? », comme s’ils’agissait de permettre à chacun de vivre comme ill’entend, et comme si, d’un autre côté, la dignitéd’autrui ne comptait pour rien. En réalité, en atten-dant des médecins et des tiers les moyens d’avoir desenfants, on a déjà abandonné la perspective libéralepour exprimer une demande d’assistance marquée dusceau de la créance. Quant à la prétendue liberté desfemmes qui « souhaitent » louer leur utérus, commecertains osent l’écrire, elle me paraît à peu près aussiprécieuse à sauvegarder que celle des jeunes Indiensqui mettent une petite annonce dans le journal pourvendre un de leurs reins. La question n’est donc pasde savoir si l’on doit empêcher des hommes et desfemmes de procréer, ce qu’ils ont toujours fait sansrien demander à personne, mais de demander

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comment, avec le corps de qui, la médecine est censéerépondre au désir d’enfant.

Prenons la peine de déplacer le regard de l’autrecôté, du côté de ceux qui sont sollicités pour donnerou vendre des parcelles de leur corps ou de leur vie.Du côté de l’enfant aussi, cet enfant sans prix, maisdont le tarif s’affiche ouvertement sur les dépliants etles sites Internet des cliniques californiennes, et quidevra assumer d’être né de parents en miettes, mèrepartielle d’un côté et « paillettes congelées » del’autre.

Explorons le cercle vicieux dans lequel sont prisesl’offre et la demande d’enfants, pour le plus grandbénéfice des établissements procréatifs. D’un côté,l’offre de faire des bébés « autrement » rend la stéri-lité plus intolérable que jamais et fait exploser la« demande d’enfants ». De l’autre, cette demandepousse la médecine vers la fabrication et stimule unmarché procréatif de plus en plus prospère.

La France se croit à l’abri de telles dérives, mais ellene le restera pas longtemps si la question de la dignitéhumaine n’est pas posée de façon prioritaire ou si l’oncroit que l’usage biologique d’autrui deviendraitacceptable si on le faisait rentrer dans un « cadre théra-peutique ». Ce « cadre » est une pure fiction, commej’essaierai de le montrer.

Alors, oui, il va falloir argumenter.Dire quel prix on est prêt à payer pour un enfant,

en dollars, en euros, et en dignité humaine.

Lorsqu’il s’agit du respect d’autrui, l’éthique et lepolitique ne font qu’un et peuvent s’appuyer sur lesprincipes simples qui fondent notre civilisation,depuis ceux de 1789 – « La liberté consiste à pouvoir

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faire tout ce qui ne nuit pas à autrui 1 » – jusqu’àceux de 1948, qui posent la « dignité » et « la valeurde la personne humaine 2 ». La liberté et la dignitéd’autrui sont les conditions sine qua non de mapropre liberté, et leur respect est le cadre même danslequel elle peut s’inscrire : ce n’est pas une questionsubsidiaire. Le but de la loi est d’abord de protéger :elle « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège,soit qu’elle punisse 3 ». N’inversons pas l’ordre deschoses en croyant que « l’individu », c’est-à-dire celuiqui en a les moyens, doit pouvoir tout vouloir, aprèsquoi l’on cherchera à atténuer les dommages collaté-raux en « encadrant » des injustices. L’urgence estaujourd’hui en France, pour la loi, de conserver oude renforcer la protection des plus vulnérables, etnon pas d’imiter l’exploitation biologique effrénéequi existe ailleurs.

En 1946, au lendemain de la guerre, notre pays arappelé la victoire des peuples libres sur des régimesqui « ont tenté d’asservir et de dégrader la personnehumaine 4 ». Je crois que nous devons rester vigilantsà cet égard.

Il est vrai que nous ne sommes plus face à desrégimes totalitaires. Mais les formes de la servitudesont multiples, comme celles de l’aliénation ou de ladégradation de la vie, et les mentalités sont toujoursen retard lorsqu’il s’agit de reconnaître l’inhumain.

1. Article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et ducitoyen (1789).

2. Préambule de la Déclaration universelle des droits del’homme (1948).

3. Article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et ducitoyen (1789). Je souligne. L’ensemble des articles faitaujourd’hui partie du Préambule de la Constitution.

4. Préambule de la Constitution de 1946.

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On sait ce qu’il a été, on ne voit pas toujours sousquelle forme il est en train d’apparaître.

Obsédés par les crimes anciens, nous sommes inca-pables de voir ce qui pourtant s’étale sous nos yeux :la barbarie soft, bienveillante, doucereuse, des abusbiotechnologiques et de l’aliénation du corpshumain, après la réduction des animaux au statut deproduits fabriqués par l’élevage industriel.

Aujourd’hui, à travers sa Constitution et ses lois,le droit français interdit toute atteinte à la dignité dela personne. Il garantit le respect de l’être humain etde son corps, en proscrivant toute marchandisationde ses organes ou de ses produits 1. Mais demain ?

La révision des lois bioéthiques, prévue pour 2009,pourrait être l’occasion d’une remise en question deslois actuelles. La pression est grande pour que laFrance s’inspire de prétendus « progrès ». Argumentsans appel : c’est possible ailleurs ! Il serait injusteque seuls des couples riches aillent acheter à l’étran-ger des services que tous pourraient se procurer ici,si la loi le permettait. Mais pourquoi la Francedevrait-elle s’aligner sur des exemples indignes, quisont en fait rares en Europe ? La seule question quivaille est de savoir s’il est conforme à notre concep-tion de l’être humain d’utiliser des femmes commecouveuses d’embryons. Au lieu de la poser, on pressenotre pays de « rattraper son retard », on se montreimpatient que « la loi s’adapte enfin à une réalitésociale 2 ».

Non, la France n’est pas en retard, elle est enavance sur la protection, par la loi, de la dignité des

1. Articles 16 et 16-I du Code civil.2. Commentaire d’une journaliste de TF1, lors d’un reportage

sur les mères porteuses (Journal de 20 heures du 14 décembre2008).

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personnes et de leur corps. Ce livre n’a pas d’autrebut que de défendre cette dignité. La femme n’estpas un outil vivant.

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I

LE CORPS SAISI PAR L’ÉCONOMIE

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LA SERVITUDE AUTREFOIS

Quelles que soient les formes qu’elle peut prendreaujourd’hui, l’utilisation du corps d’autrui a un air dedéjà-vu. Elle évoque à la fois la servitude des esclaves,des serfs, des domestiques, et particulièrement lesusages du corps féminin.

En raison même de leur capacité procréatrice, lesfemmes sont apparues comme la part la plus corpo-relle, la plus charnelle de l’humanité, à côté de la partmasculine, vouée à l’exercice de l’intelligence et de laforce. Le rôle majeur des femmes dans la génération(ou procréation), donc dans l’avenir de tout groupehumain, leur a conféré une puissance inestimable.Mais, loin d’être reconnue, elle a été annexée au pou-voir masculin par des sociétés centrées sur la classedes hommes (androcentrées). À travers la « pro-priété » des femmes, dans toutes les sociétés pa-triarcales, la classe masculine s’assurait une progéni-ture qui, sans cela, serait restée la possession naturelledes femmes. C’était, au IVe siècle déjà, l’inter-prétation de saint Augustin, qui considérait que leshommes devaient se marier s’ils voulaient connaîtreleurs fils. Les hypothèses de l’anthropologueFrançoise Héritier vont aujourd’hui dans le mêmesens. La capacité « exorbitante » des femmes dedonner au groupe sa progéniture, fils et filles, aurait

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incité les hommes à s’attribuer des femmes : « Il fal-lait que les femmes soient appropriées pour que lesmâles ne courent pas le risque de voir le fruitconvoité leur échapper au profit d’autrui 1. » Le pou-voir d’enfantement aurait ainsi largement contribué àfaire des femmes des moyens d’assurer la descen-dance du groupe et celle de chaque homme en parti-culier, car il n’y a pas de père sans mère. Selon ceschéma, la vie de la femme est l’auxiliaire de celle del’homme. Le statut de la première femme dans la lec-ture chrétienne de la Bible (second récit de la créa-tion de l’homme) va également dans ce sens : Ève(dont le nom signifie la vivante) est créée par Dieupour aider physiquement Adam, c’est-à-dire pour luidonner une descendance.

La femme a également un statut subordonné dansle schéma antique de la génération : elle est, pourEuripide comme pour Aristote, la matière premièreet la simple nourrice d’un embryon dont le mâle est,par son sperme, le seul véritable géniteur. L’existenced’une semence féminine, à laquelle croyaient Hippo-crate et Galien, n’a jamais cessé d’être controversée,jusqu’à ce que l’ovocyte soit réellement connu… en1823.

À travers les formes de subordination de la femmedans le mariage, la maternité était d’une certainefaçon « pour autrui », dès lors que la filiation etl’autorité paternelles primaient sur une maternitéréduite à une fonction charnelle.

1. Françoise Héritier, « Modèle dominant et usage du corpsdes femmes », in Le Corps, le sens, (avec J.-L. Nancy, A. Green,C. Régy et J-C Ameisen), Fiction & Cie, Seuil, 2007, p. 18. Voiraussi Françoise Héritier, Masculin / Féminin, I et II, Odile Jacob,1996 et 2002.

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Le statut des femmes dans le mariage l’a parfoisfait comparer, beaucoup plus tard, à une sorte deprostitution. Il est vrai, et plus encore dans les classesaristocratiques et bourgeoises, que le mariage ressem-blait beaucoup à un marché, une transaction entredeux familles dans laquelle l’épouse n’avait guère sonmot à dire. Mariées souvent contre leur gré et sou-mises pour le reste de leur vie à un époux ayant àpeu près tous les droits sur elles, les femmes ont eulongtemps dans la famille un statut juridique demineures, même si leur rôle effectif était loin d’êtremineur.

Quoi qu’il en soit, leur situation, humiliante à nosyeux, n’avait rien à voir avec la sexualité vénale aujour le jour ni avec l’humiliation d’une femme qui,pour gagner sa vie, fait de son corps un objet deconsommation sexuelle pour des clients anonymes.Car la nature des liens personnels et familiaux don-nait aux femmes, dans le mariage, un statut incompa-rable avec celui d’une marchandise. De toute façon,non seulement le proxénétisme détruit l’illusiond’une prostitution émancipatrice, mais le servicesexuel rémunéré implique en lui-même, pour qui sevend, de sacrifier la liberté de désirer pour se plier audésir d’autrui, et suppose ainsi une négation de soi.

Or la maternité pour autrui peut être considéréeelle aussi comme un service sexuel particulier, etdonc comme une mise entre parenthèses de la vieprivée et du désir, impliquant également une humilia-tion de la personne. La location de l’utérus survientde nos jours comme une forme technologique nou-velle de l’annexion organisée du corps féminin.

N’oublions pas que la libre disposition de soncorps est récente et représente une conquête juri-dique essentielle.

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Pendant longtemps, les hommes ont pu être la pro-priété d’un autre, comme des animaux domestiques,sans qu’on nie leur appartenance à l’espèce humaine.La description aristotélicienne de l’esclavage et ladéfinition de l’esclave comme « outil animé », autre-ment dit comme un outil vivant, ne semblait pascontradictoire, à l’époque, avec le fait que les esclavesétaient des hommes et des femmes. Des philosophesont dit, de façon anachronique, que l’esclave était« privé de droits 1 », comme si les Grecs avaientvoulu bafouer les droits de l’homme ! En fait, lavision ancienne de l’homme (anthropos) n’exclut pasles relations fortement hiérarchisées entre leshommes libres et ceux qui sont destinés à les servir.Les premiers sont à eux-mêmes leur propre fin, lesautres ne sont que des instruments, prolongementsutilitaires du corps de leurs maîtres. L’esclave n’estrien et n’a rien à lui, ni son corps ni son travail :« Son esclavage, c’est l’équation sans reste de sa per-sonne, de son travail et de ses œuvres comme biensappropriés par un maître 2. » La possibilité de cettehiérarchie absolue s’étaie sur l’idée antique d’uneinégalité entre les humains : les esclaves sont souventdes étrangers (par exemple des « Éthiopiens », pourles Grecs anciens), et la « faiblesse naturelle » desfemmes (intellectuelle et physique) est censée justifierleur forme particulière de sujétion.

L’usage du corps d’autrui, au nom de la force, dudroit ou de l’argent, est historiquement banal. Ilprend au fond souvent la même forme : celle du rem-placement, de la substitution.

1. Florence et Claude Khodoss : Aristote, Morale et politique,textes choisis, collection « Sup », PUF, 1970.

2. Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, Le don, l’argent, la phi-losophie, Seuil, 2002, p. 441.

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