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LA NO UVELLE

NOUVELLE

RE VUE Française

LETTRE AU PÈRE

En 1912, quelques mois après avoir fait la connaissance dela femme avec laquelle il allait se fiancer deux fois sans par-venir à l'épouser, Franz Kafka écrivait Le Verdict, histoirefantastique et réelle du drame qui pesait sur lui depuis sonen fance et qui n'allait guère cesser de le déchirer celui de sesrelations avec son père. Le fils condamné à mort par le verdictpaternel, c'est lui le père tyrannique qui écrase son propreenfant et l'empêche de vivre, c'est le sien. Après avoir composéle récit en une nuit, dans un état d'inspiration fulgurante qui,pour Kafka, resta l'état le plus authentiquement créateur, il enfait la lecture à ses sœurs et le donne à lire à son père, qui setait. Si Hermann Kafka se reconnaît dans l'œuvre de son fils

et comment ne se serait-il pas reconnu ? il n'en dit rienet le drame familial, poignant et quotidien, continue.

En 1919, Ka f ka se f iance pour la troisième fois avecune jeune fille qu'il n'épousera pas plus que la première et quisortira bientôt de sa vie. Peu de temps après, il écrit une« lettre » en fait, c'est presque un livre qu'il destineà son père et dans laquelle il expose systématiquement, et avecla fermeté que lui donne une capacité de mémoire effrayante,tous les éléments du problème douloureux que son art pouvaitéclairer sans le résoudre. Cette fois, la fiction est écartée, Her-mann Kafka est mis directement en cause c'est lui qui estdécrit tel qu'il était en f ait comme un père parmi tant d'autresqui aiment mal leurs enfants et con f ondent innocemment l'édu-cation avec l'exercice de la tyrannie domestique tel, aussi,

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que Kafka l'avait toujours vu et le voyait encore à l'âge detrente-six ans immense, doué d'un pouvoir total sur lemonde et avant tout sur son fils échappant aux lois moralesordinaires grâce à la puissance inébranlable de sa nature, digned'amour, même quand il repousse l'amour et le rend impossible.Kafka n'a jamais pu savoir comment son père aurait comprisune pareille description, faite avec autant de lucidité cruelle qued'émotion et d'humour, car il ne la lui a jamais fait connaître.Il s'est contenté de remettre la « Lettre » à sa mère qui, enbonne médiatrice soucieuse de ménager les deux parties, a jugépréférable de ne pas la communiquer au destinataire.

Quelles qu'aient pu être les raisons qui ont empêché Kafkade poursuivre jusqu'au bout son entreprise de justification, il estsûr que la « Lettre » restait en soi d'une extraordinaire impor-tance à ses yeux. En 1920, alors qu'il s'agit, une fois de plus,de savoir s'il parviendra à vivre avec la f emme qu'il aime,Kafka écrit à Milena Jesenska 1, dans l'une des nombreuseslettres qui retracent l'histoire de ses relations déchirantes avecla jeune f emme « Un jour que tu voudras savoir ce qui en estde mon passé, je t'enverrai de Prague la lettre énorme que j'aiécrite à mon père, il y a environ six mois, et que je ne lui ai pasencore remise. » Quelques jours après, Milena ayant sans doutemanifesté le désir de connaître ce singulier document, il ajoute« Je t'enverrai demain chez toi ma lettre destinée au père,conserve-la soigneusement, il se pourrait que j'eusse tout demême envie de la lui remettre un jour. Si possible, ne la faislire à personne. Et en la lisant, comprends bien tous mes trucsd'avocat c'est une lettre d'avocat. Et n'oublie jamais tongrand « quand même ».

MARTHE ROBERT

1. Milena Jesenska est cette jeune femme tchèque qui fut la pre-mière traductrice de Kafka et avec laquelle il entretint pendant deuxans des relations passionnées dont témoigne une importante corres-pondance (cf. Briefe an Milena, présentées par Willy Haas-Fischer,Verlag, Francfort-sur-le-Main).

C'est à Milena que Kafka, en 1921, remit la totalité de son Journalainsi que des manuscrits importants, en particulier celui du Château.

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LETTRE AU PÈRE

Cher père,

Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétendsavoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su terépondre, en partie justement à cause de la peur que tum'inspires, en partie parce que la motivation de cettepeur comporte trop de détails pour pouvoir être exposéeoralement avec une certaine cohérence. Et si j'essaiemaintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encoreque de façon très incomplète, parce que, même en écri-vant, la peur et ses conséquences gênent mes rapportsavec toi et parce que la grandeur du sujet dépasse debeaucoup ma mémoire et ma compréhension.

En ce qui te concerne, les choses se sont toujours pré-sentées très simplement, du moins pour ce que tu en asdit devant moi et, sans discrimination, devant beaucoupd'autres personnes. Tu voyais cela à peu près de lafaçon suivante tu as travaillé durement toute ta vie, tu

as tout sacrifié pour tes enfants, pour moi surtout; enconséquence, j'ai « mené la grande vie », j'ai eu libertéentière d'apprendre ce que je voulais, j'ai été préservédes soucis matériels, donc je n'ai pas eu de soucis dutout; tu n'as exigé aucune reconnaissance en échange, tuconnais « la gratitude des enfants », mais tu attendaisau moins un peu de prévenance, un signe de sympathie;au lieu de quoi, je t'ai fui depuis toujours pour chercherrefuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprèsd'amis fous ou d'idées extravagantes; je ne t'ai jamaisparlé à cœur ouvert, je ne suis jamais allé te trouver autemple, je n'ai jamais été te voir à Franzensbad, d'unemanière générale je n'ai jamais eu l'esprit de famille,je ne me suis jamais soucié ni de ton commerce, ni detes autres affaires, j'ai soutenu Ottla dans son entêtementet, tandis que je ne remue pas le petit doigt pour toi (jene t'apporte même pas un billet de théâtre), jefais tout pour mes amis. Si tu résumes ton

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jugement sur moi, il s'ensuit que ce que tu me repro-ches n'est pas quelque chose de positivement incon-venant ou méchant (à l'exception peut-être de mon der-nier projet de mariage), mais de la froideur, de la bizar-rerie, de l'ingratitude. Et ceci, tu me le reproches commesi j'en portais la responsabilité, comme s'il m'avait étépossible d'arranger les choses autrement disons endonnant un coup de barre alors que tu n'as pas lemoindre tort, à moins que ce ne soit celui d'avoir ététrop bon pour moi.

Cette description dont tu uses communément, je ne latiens pour exacte que dans la mesure où je te crois, moiaussi, absolument innocent de l'éloignement survenuentre nous. Mais absolument innocent, je le suis aussi.Si je pouvais t'amener à le reconnaître, il nous seraitpossible d'avoir, je ne dis pas une nouvelle vie, noussommes tous deux beaucoup trop vieux pour cela, maisune espèce de paix d'arriver non pas à une suspension,mais à un adoucissement de tes éternels reproches.

Chose singulière, tu as une sorte de pressentiment dece que je veux dire. Ainsi, par exemple, tu m'as ditrécemment « Je t'ai toujours aimé et quand bien mêmeje ne me comportais pas extérieurement avec toi commed'autres pères ont coutume de le faire, justement parceque je ne peux pas ,feindre comme d'autres. » Or, père,je n'ai jamais, dans l'ensemble, douté de ta bonté à monégard, mais je considère cette remarque comme inexacte.Tu ne peux pas feindre, c'est juste; mais affirmer pourcette unique raison que les autres pères le font, ou bienrelève de la pure chicane, ce qui interdit de continuer ladiscussion, ou bien et selon moi, c'est le cas

exprime de façon voilée le fait qu'il y a quelque chosed'anormal entre nous, quelque chose que tu as contribuéà provoquer, mais sans qu'il y ait de ta faute. Si c'estvraiment cela que tu penses, nous sommes d'accord.

Je ne dis pas, naturellement, que ton action sur moi

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LETTRE AU PÈRE

est seule cause de ce que je suis devenu. Ce serait exa-géré (et je tombe même dans cette exagération). Quandj'aurais été élevé absolument à l'écart de ton influence,

il est fort possible que je n'eusse pu devenirun homme selon ton cœur. Sans doute aurais-jetout de même été un être faible, anxieux, hésitant,

inquiet, ni un Robert Kafka, ni un Karl Hermann, maisj'aurais cependant été tout autre et nous aurions parfai-tement pu nous entendre. J'aurais été heureux de t'avoircomme ami, comme chef, comme oncle, comme grand-père, même (encore qu'avec plus d'hésitation) commebeau-père. Mais comme père, tu étais trop fort pour moi,d'autant que mes frères sont morts en bas âge, que messœurs ne sont nées que bien plus tard et que, en consé-quence, j'ai dû soutenir seul un premier choc pour lequelj'étais beaucoup trop faible.

Fais une comparaison entre nous moi, en abrégeantbeaucoup, un Lôwy avec un certain fond Kafka qui, jus-tement, n'est pas stimulé par cette volonté qui porte lesKafka vers la vie, les affaires, la conquête, mais par unaiguillon Lôwy dont l'action plus secrète, plus timide,s'exerce dans une autre direction, et souvent même cesse

tout à fait. Toi, en revanche, un vrai Kafka par la force,la santé, l'appétit, la puissance vocale, le don d'élocution,le contentement de soi-même, le sentiment d'être supé-rieur au monde, la ténacité, la présence d'esprit, laconnaissance des hommes, une certaine générositétout cela, bien entendu, avec les défauts et les faiblesses

que comportent ces qualités et dans lesquels tu es rejetépar ton tempérament et souvent par tes accès de colère.

Peut-être n'es-tu pas entièrement Kafka dans tamanière générale de voir, pour autant que je puisse tecomparer à l'oncle .Philippe, à Ludwig et à Heinrich.C'est étrange, ici non plus, je ne vois pas très clair. Ilest certain qu'ils étaient tous plus gais, plus alertes,moins contraints, plus sociables, moins sévères que toi

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(en cela, d'ailleurs, je tiens beaucoup de toi et j'ai beau-coup trop bien géré l'héritage, sans toutefois que maconstitution possédât les contrepoids nécessaires dont tudisposes). Mais d'autre part, il se peut que tu aies connudes époques différentes sous ce rapport, tu étais peut-être plus gai avant d'avoir été déçu et accablé par tesenfants à la maison (quand il y avait des étrangers, eneffet, tu n'étais plus le même) et il se peut que tu le soisdavantage depuis que tes petits-enfants et ton gendret'apportent un peu de cette chaleur que tes propresenfants, à part Valli peut-être, ne pouvaient pas te don-ner. En tout cas, nous étions si différents et si dangereuxl'un pour l'autre du fait de cette différence que, si l'onavait voulu prévoir comment nous allions, moi, l'enfantse développant lentement, et toi, l'homme fait, nouscomporter l'un envers l'autre, on aurait pu supposer quetu allais me réduire en poussière et qu'il ne resterait riende moi. Or cela ne s'est pas produit, les choses vivantesne se calculent pas à l'avance; mais il s'est produit quel-que chose de plus grave peut-être. En disant cela, je teprie instamment de ne pas oublier que je ne crois pasle moins du monde à une faute de ta part. Tu as agi surmoi comme il te fallait agir, mais il faut que tu cessesde voir une méchanceté particulière de ma part dans lefait que j'ai succombé à cette action.

J'étais un enfant craintif, ce qui ne m'empêchait pasd'être têtu, comme le sont les enfants; il est certain aussi

que ma mère me gâtait, mais je ne puis pas croire quej'aie été un enfant particulièrement difficile à mener, jene puis pas croire qu'on n'eût pu obtenir tout ce qu'onvoulait de moi en me parlant sur un ton affectueux, enme prenant posément par la main, en me regardant avecbonté. Or tu es bien, au fond, un homme bon et tendre

(ce qui suit n'y contredira pas, car je parle uniquementde l'apparence que tu prenais aux yeux de l'enfant quandtu agissais sur lui), mais tous les enfants n'ont pas la

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persévérance et l'audace de chercher aussi longtempsqu'il faut pour arriver à la bonté. Tu ne peux traiter unenfant que selon ta nature, c'est-à-dire en recourant à laforce, au bruit, à la colère, ce qui, par-dessus le marché,te paraissait tout à fait approprié dans mon cas, puisquetu voulais faire de moi un garçon plein de force et decourage.

Aujourd'hui, je ne peux évidemment pas décrire defaçon immédiate tes méthodes d'éducation au cours des

toutes premières années, mais je peux assez bien les ima-giner en les déduisant de ce qu'elles ont été plus tard,ainsi que de la façon dont tu traites Félix. A quoi il con-vient d'ajouter cette circonstance aggravante que tu étais,à l'époque, plus jeune, donc plus alerte, plus violent,plus spontané, encore plus insouciant qu'aujourd'hui;que tu étais, en outre, totalement pris par ton commerceet que, te montrant à peine une fois par jour, tu faisaissur moi une impression d'autant plus profonde qu'elleétait rare et que l'habitude ne risquait guère de l'affai-blir.

De mes premières années, je ne me rappelle qu'un in-cident. Peut-être t'en souvient-il aussi. Une nuit, je necessai de pleurnicher en réclamant de l'eau, non pasassurément parce que j'avais soif, mais en partie pourvous irriter, en partie pour me distraire. De violentesmenaces répétées plusieurs fois étant restées sans effet,tu me sortis du lit, me portas sur la pawlatscheet m'ylaissas un moment seul en chemise, debout devant la

porte fermée. Je ne prétends pas que ce fût une erreur.Peut-être t'était-il impossible alors d'assurer le repos detes nuits par un autre moyen; je veux simplement, en lerappelant, caractériser tes méthodes d'éducation et leureffet sur moi. Il est probable que cela a suffi à me ren-dre obéissant par la suite, mais intérieurement, cela m'a

1. Pawlatsche (en tchèque pavlac) sorte de balcon ouvert ou vitréqui donne généralement sur la cour et prend tout un étage.

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causé un préjudice. Conformément à ma nature, je n'aijamais pu établir de relation exacte entre le fait, toutnaturel pour moi, de demander de l'eau sans raison etcelui, particulièrement terrible, d'être porté dehors. Biendes années après, je souffrais encore à la pensée doulou-reuse que cet homme gigantesque, mon père, l'ultime ins-tance, pouvait presque sans motif me sortir du lit la nuitpour me porter sur la pawlatsche, prouvant par là à quelpoint j'étais nul à ses yeux.

A cette époque, ce n'était qu'un modeste début, maisce sentiment de nullité qui s'empare si souvent de moi(sentiment qui peut être aussi noble et fécond sous d'au-tres rapports, il est vrai) tient pour beaucoup à toninfluence. Il m'aurait fallu un peu d'encouragement, unpeu de gentillesse, j'aurais eu besoin qu'on dégageât unpeu mon chemin, au lieu de quoi tu me le bouches, dansl'intention louable, certes, de m'en faire prendre unautre. Mais à cet égard, je n'étais bon à rien. Tu m'en-courageais, par exemple, quand je marchais au pas etsaluais bien, mais je n'étais pas un futur soldat ou bientu m'encourageais quand je parvenais à manger copieu-sement ou même à boire de la bière, quand je répétaisdes chansons que je ne comprenais pas ou rabâchais tesphrases favorites, mais rien de tout cela n'appartenait àmon avenir. Et il est significatif qu'aujourd'hui encore, tune m'encourages que dans les choses qui te touchent per-sonnellement, quand ton sentiment de ta valeurest en cause, soit que je le blesse (par exemple, par monprojet de mariage), soit qu'il se trouve blessé à traversmoi (par exemple quand Pepa m'insulte). C'est alors quetu m'encourages, que tu me rappelles ma valeur et lespartis auxquels je serais en droit de prétendre, que tucondamnes entièrement Pepa. Mais sans parler du faitque mon âge actuel me rend déjà presque inaccessible àl'encouragement, à quoi pourrait-il me servir s'il n'appa-raît que là où il ne s'agit pas de moi en premier lieu.

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LETTRE AU PÈRE

Autrefois, j'aurais eu besoin d'encouragement en tou-tes circonstances. Car j'étais déjà écrasé par la simpleexistence de ton corps. Il me souvient, par exemple,que nous nous déshabillions souvent ensemble dans unecabine. Moi, maigre, chétif, étroit; toi, fort, grand, large.Déjà dans la cabine, je me trouvais lamentable et nonseulement en face de toi, mais en face du monde entier,car tu étais pour moi la mesure de toutes choses. Maisquand nous sortions de la cabine et nous trouvions devantles gens, moi te tenant la main, petite carcasse pieds nusvacillant sur les planches, ayant peur de l'eau, incapablede répéter les mouvements de natation que, dans unebonne intention, certes, mais à ma grande honte, tune cessais littéralement pas de me montrer, j'étaistrès désespéré et à de tels moments, mes tristesexpériences dans tous les domaines s'accordaient defaçon grandiose. Là où j'étais encore le plus àl'aise, c'est quand il t'arrivait de te déshabiller le pre-mier et que je pouvais rester seul dans la cabine pourretarder la honte de mon apparition publique, jusqu'aumoment où tu venais voir ce que je devenais et où tu mepoussais dehors. Je t'étais reconnaissant de ce que tu nesemblais pas remarquer ma détresse, et, d'autre part,j'étais fier du corps de mon père. Il subsiste d'ailleursaujourd'hui encore une différence de ce genre entre nous.

A ceci répondit par la suite ta souveraineté spirituelle.Grâce à ton énergie, tu étais parvenu tout seul à une sihaute position que tu avais une confiance sans bornedans ta propre opinion. Ce n'était pas même aussi évi-dent dans mon enfance que cela le fut plus tard pourl'adolescent. De ton fauteuil, tu gouvernais le monde.Ton opinion était juste, toute autre était folle, extrava-gante, meschugge1, anormale. Et avec cela, taconfiance en toi-même était si grande que tu n'avais pas

1. Meschugge mot yiddisch employé couramment en Allemagneau sens de « timbré ».

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besoin de rester conséquent pour continuer à avoir raison.Il pouvait aussi arriver que tu n'eusses pas d'opinion dutout, et il s'ensuivait nécessairement que toutes les opi-nions possibles en l'occurrence étaient fausses, sansexception. Tu étais capable, par exemple, de pestercontre les Tchèques, puis contre les Allemands, puiscontre les Juifs, et ceci non seulement à propos de pointsde détail, mais sous tous les rapports et pour finir, il nerestait plus rien en dehors de toi. Tu pris à mes yeux cecaractère énigmatique qu'ont les tyrans dont le droit nese fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre per-sonne. C'est du moins ce qu'il me semblait.

Au vrai, tu avais si souvent raison contre moi que c'enétait surprenant; rien de plus naturel quand cela se pas-sait en paroles, car nous allions rarement jusqu'à laconversation, mais tu avais raison même dans les faits.

Cependant, il n'y avait, là non plus, rien de spécialementincompréhensible j'étais lourdement comprimé par toien tout ce qui concernait ma pensée, même et surtout làoù elle ne s'accordait pas avec la tienne. Ton jugementnégatif pesait dès le début sur toutes mes idées indépen-dantes de toi en apparence il était presque impossiblede supporter cela jusqu'à l'accomplissement total et dura-ble de l'idée. Ici, je ne parle pas de je ne sais quellesidées supérieures, mais de n'importe quelle petite affaired'enfant. Il suffisait simplement d'être heureux à proposd'une chose quelconque, d'en être rempli, de rentrer àla maison et de le dire, et l'on recevait en guise de

réponse un sourire ironique, un hochement de tête, untapotement de doigts sur la table: « J'ai déjà vu mieux »,ou bien « Viens me dire ça à moi », ou bien « Je n'ai

pas la tête aussi reposée que toi », ou bien « Ça te faitune belle jambe! » ou bien encore « En voilà un évé-nement » Il va sans dire qu'on ne pouvait pas te deman-der de l'enthousiasme pour chacune de nos bagatellesd'enfant, alors que tu étais plongé dans les soucis et les

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peines. D'ailleurs, il ne s'agissait pas de cela. L'impor-tant, c'est plutôt qu'en vertu de ta nature opposée à lamienne et par principe, tu étais toujours poussé à prépa-rer des déceptions de ce genre à l'enfant, que l'opposi-tion s'aggravait constamment grâce à l'accumulation dumatériel, qu'elle se manifestait par habitude, mêmequand tu étais par hasard de mon avis et que,puisque aussi bien il s'agissait de ta personne et queta personne faisait autorité en tout, les déceptions del'enfant n'étaient pas des déceptions de la vie courante,mais touchaient droit au cœur. Le courage, l'esprit dedécision, l'assurance, la joie de faire telle ou telle chosene pouvaient pas tenir jusqu'au bout quand tu t'y oppo-sais ou même quand on pouvait te supposer hostile etcette supposition, on pouvait la faire à propos de pres-que tout ce que j'entreprenais.

Cela s'appliquait aussi bien aux idées qu'aux person-nes. Il te suffisait que quelqu'un m'inspirât un peu d'in-térêt étant donné ma nature, cela ne se produisait passouvent pour intervenir brutalement par l'injure, lacalomnie, les propos avilissants, sans le moindre égardpour mon affection et sans respect pour mon jugement.Des êtres innocents et enfantins durent en pâtir. Ce futle cas de l'acteur yiddish Lôwy, par exemple. Sans leconnaître, tu le comparais à de la vermine, en t'expri-mant d'une façon terrible que j'ai maintenant oubliée, ettu avais automatiquement recours au proverbe des puceset des chiens, comme tu le faisais si souvent au sujet desgens que j'aimais. Je me rappelle particulièrement bienl'acteur, parce qu'à cette époque, j'ai écrit ce qui suit surta manière de parler de lui « C'est ainsi que mon pèreparle de mon ami (qu'il ne connaît pas du tout), unique-ment parce qu'il est mon ami. C'est quelque chose que jepourrai toujours lui opposer quand il me reprocheramon manque de gratitude et d'amour filial. » Je n'aijamais pu comprendre que tu fusses aussi totalement in-

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sensible à la souffrance et à la honte que tu pouvaism'infliger par tes propos et tes jugements. Moi aussi, jet'ai sûrement blessé plus d'une fois en paroles, mais jesavais toujours que je te blessais, cela me faisait mal, jene pouvais pas me maîtriser assez pour retenir le mot,j'étais encore en train de le prononcer que je le regrettaisdéjà. Tandis que toi, tu attaquais sans te soucier de rien,personne ne te faisait pitié, ni sur le moment, ni après,on était absolument sans défense devant toi.

Cependant, tu procédais de la sorte dans toute tamanière d'élever un enfant. Je crois que tu as un certaintalent d'éducateur; ton éducation aurait certainement puêtre utile à un être fait de la même pâte que toi; il auraitaperçu le bon sens de ce que tu disais, n'aurait point eud'autres soucis et aurait tranquillement accompli les cho-ses de cette façon mais pour l'enfant que j'étais, tout ceque tu me criais était positivement un commandement duciel, je ne l'oubliais jamais, cela restait pour moi lemoyen le plus important dont je disposais pour juger lemonde, avant tout pour te juger toi-même, et sur cepoint, tu faisais complètement faillite. Etant enfant, jete voyais surtout aux repas et la plus grande partie deton enseignement consistait à m'instruire dans la manièrede se conduire convenablement à table. Il fallait mangerde tout ce qui était servi, s'abstenir de parler de la qua-lité des plats mais il t'arrivait souvent de trouver lerepas immangeable, tu traitais les mets de « bousti-faille », ils avaient été gâtés par cette « idiote » (la cui-sinière). Comme tu avais un puissant appétit et une pro-pension particulière à manger tout très chaud, rapide-ment et à grandes bouchées, il fallait que l'enfant sedépêchât; il régnait à table un silence lugubre entrecoupéde remontrances « Mange d'abord, tu parleras après »,ou bien « Plus vite, plus vite, plus vite », ou bien « Tuvois, j'ai fini depuis longtemps ». On n'avait pas le droitde ronger les os, toi, tu l'avais. On n'avait pas le droit

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LETTRE AU PÈRE

de laper le vinaigre, toi, tu l'avais. L'essentiel était decouper le pain droit, mais il était indifférent que tu lefisses avec un couteau dégouttant de sauce. Il fallait veil-ler à ce qu'aucune miette ne tombât à terre, c'était finale-ment sous ta place qu'il y en avait le plus. A table, onne devait s'occuper que de manger, mais toi, tu te curaisles ongles, tu te les coupais, tu taillais des crayons, tu tenettoyais les oreilles avec un cure-dent. Je t'en prie,père, comprends-moi bien, toutes ces choses étaient desdétails sans importance, elles ne devenaient accablantespour moi que dans la mesure où, toi qui faisais si prodi-gieusement autorité à mes yeux, tu ne respectais pas lesordres que tu m'imposais. Il s'ensuivit que le monde setrouva partagé en trois parties l'une, celle où je vivaisen esclave, soumis à des lois qui n'avaient été inventéesque pour moi et auxquelles par-dessus le marché je nepouvais jamais satisfaire entièrement, sans savoir pour-quoi une autre, qui m'était infiniment lointaine, danslaquelle tu vivais, occupé à gouverner, à donner desordres, et à t'irriter parce qu'ils n'étaient pas suivis unetroisième, enfin, où le reste des gens vivait heureux,exempt d'ordres et d'obéissance. J'étais constammentplongé dans la honte, car, ou bien j'obéissais à tes ordreset c'était honteux puisqu'ils n'étaient valables que pourmoi ou bien je te défiais et c'était encore honteux, carcomment pouvais-je me permettre de te défier ou bienje ne pouvais pas obéir parce que je ne possédais ni taforce, ni ton appétit, ni ton adresse et c'était là envérité la pire des hontes. C'est ainsi que se mouvaient,non pas les réflexions, mais les sentiments de l'enfant.

Ma situation d'alors paraîtra plus claire si je la com-pare à celle de Félix. Lui aussi, tu le traites d'unemanière analogue, tu vas même jusqu'à employer à sonégard un moyen d'éducation particulièrement terrible,puisque, lorsqu'il commet ce que tu juges une inconve-nance à table, tu ne te contentes pas de lui dire comme

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tu me le disais jadis « Tu es un gros cochon », maisajoutes « Un vrai Hermann » ou « Tout comme ton

père ». Or, il est possible on ne peut pas dire plus que« possible » que cela ne nuise pas à Félix de façonessentielle, car tu n'es pour lui qu'un grand-père ungrand-père doué d'une importance particulière, il est vrai

tu n'es pas tout, comme tu l'étais pour moi; en outre,Félix est un caractère calme, déjà viril, en quelque sorte,et tu peux le décontenancer par ta voix de tonnerre, maisnon le marquer de façon durable, d'autant qu'il estrelativement peu avec toi et se trouve soumis à d'autresinfluences; tu es plutôt pour lui quelque chose de cheret de curieux, où il peut choisir ce qui lui plaît. Pour moi,tu n'étais pas une curiosité, je ne pouvais pas choisir, ilme fallait tout prendre.

Et ceci sans pouvoir faire d'objection, car il t'est im-possible, de prime abord, de parler calmement d'unechose avec laquelle tu n'es pas d'accord ou qui, simple-ment, ne part pas de toi. Ces dernières années, tu expli-ques cela par ta susceptibilité cardiaque, mais tu n'asjamais été différent, que je sache; ta susceptibilité cardia-que te fournit tout au plus un moyen d'exercer ta domi-nation plus sévèrement, puisque le seul fait d'y penserétouffe l'ultime objection chez les autres. Ce n'est natu-rellement pas un reproche, mais la constatation d'un fait.Pour ce qui est d'Ottla, par exemple, tu dis souvent« Mais c'est qu'on ne peut pas lui parler, elle vous sauteaussitôt au visage », le fait est pourtant que ce n'est pasdu tout elle qui saute; tu confonds la chose avec la per-sonne la chose te saute au visage et tu la juges sur-le-champ, sans entendre la personne; les arguments qu'onavance ensuite ne peuvent que t'irriter davantage, jamaiste convaincre. Tu ne parles plus que pour ajouter « Faisce que tu veux s'il ne tient qu'à moi, tu es libre tu esmajeur, je n'ai pas de conseils à te donner », et tout celaavec cette voix basse, enrouée et effrayante, qui exprime

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LETTRE AU PÈRE

la colère et la condamnation totale et qui me fait moinstrembler aujourd'hui que dans mon enfance, parce quele sentiment de culpabilité exclusif ressenti par l'enfantest remplacé en partie par une certaine connaissance denotre détresse à tous deux.

L'impossibilité d'avoir des relations pacifiques avec toieut encore une autre conséquence, bien naturelle envérité je perdis l'usage de la parole. Sans doute n'au-rais-je jamais été un grand orateur, même dans d'autrescirconstances, mais j'aurais tout de même parlé couram-ment le langage humain ordinaire. Très tôt, cependant,tu m'as interdit de prendre la parole « Pas de répli-que », cette menace et la main levée qui la soulignaitm'ont de tout temps accompagné. Devant toi dès qu'ils'agissait de tes propres affaires, tu étais un excellentorateur je pris une manière de parler saccadée etbégayante, mais ce fut encore trop pour ton goût et jefinis par me taire, d'abord par défi peut-être, puis parceque je ne pouvais plus ni penser, ni parler en ta présence.Et comme tu étais mon véritable éducateur, les effets s'en

sont fait sentir partout dans ma vie. D'une manière géné-rale, tu commets une singulière erreur en croyant queje ne me suis jamais soumis à ta volonté. Je puis dire quele principe de ma conduite à ton égard n'a pas été « Tou-jours contre tout », ainsi que tu le crois et me le repro-ches. Au contraire si je t'avais moins bien obéi, tu seraissûrement beaucoup plus satisfait de moi. Contrairementà ce que tu penses, ton système pédagogique a touchéjuste je n'ai échappé à aucune prise tel que je suis,je suis (abstraction faite, bien entendu, des données fon-damentales de la vie et son influence) le résultat deton éducation et de mon obéissance. Si ce résultat t'est

néanmoins pénible, si même tu te refuses inconsciemmentà le reconnaître pour le produit de ton éducation, celatient précisément à ce que ta main et mon matériel ont étési étrangers l'un à l'autre. Tu disais « Pas de réplique !»

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LA NOUVELLE N.R.F.

voulant amener par là à se taire en moi les forces quit'étaient désagréables, mais l'effet produit était trop fort,j'étais trop obéissant, je devins tout à fait muet, je baissaipavillon devant toi et n'osai plus bouger que quandj'étais assez loin pour que ton pouvoir ne pût plus m'at-teindre, au moins directement. Mais tu restais là et tout

te semblait une fois de plus être « contre », alors qu'ils'agissait simplement d'une conséquence naturelle de taforce et de ma faiblesse.

Tes moyens les plus efficaces d'éducation orale, ceuxdu moins qui ne manquaient jamais leur effet sur moi,étaient les injures, les menaces, l'ironie, un rire méchantet chose remarquable tes lamentations sur toi-même.

Je ne me rappelle pas que tu m'aies jamais injurié defaçon directe ou avec de vrais gros mots. Ce n'étaitd'ailleurs pas nécessaire, tu avais tant d'autres moyensà ta disposition et, au surplus, les injures pleuvaient sifort sur les autres personnes de mon entourage tant àla maison qu'au magasin, surtout au magasin que,petit garçon, j'en étais parfois étourdi; je ne voyais paspourquoi elles ne m'auraient pas été destinées, les gensque tu injuriais n'étant assurément pas pires que moi etne te donnant sûrement pas plus de mécontentement. Làencore, je retrouvais ta mystérieuse innocence, le mysté-rieux pouvoir qui te rendait inattaquable tu injuriaisles gens sans t'en faire le moindre scrupule; qui plus est,tu condamnais les injures chez les autres, auxquels tu lesinterdisais.

Tu renforçais les injures par des menaces qui, elles,me concernaient bel et bien. Terrible était, par exemple,

bien que je ne fusse pas sans savoir que rien de gravene s'ensuivrait (il est vrai qu'étant petit, je ne le savaispas) ce « Je te déchirerai comme un poisson», mais quetu en fusses capable se serait presque accordé à l'imageque j'avais de ton pouvoir. Terribles aussi étaient ces

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LETTRE AU PÉRE

moments où tu courais en criant autour de la table pournous attraper tu n'en avais pas du tout l'intention,mais tu faisais semblant et où maman, pour finir,avait l'air de nous sauver. Une fois de plus telle étaitl'impression de l'enfant on avait conservé la vie parl'effet de ta grâce et on continuait à la porter comme unprésent immérité. A ce même ordre de choses appartien-nent tes menaces concernant les suites de la désobéis-

sance. Quand j'entreprenais quelque chose qui te déplai-sait et que tu me menaçais d'un échec, mon respect deton opinion était si grand que l'échec était inéluctable,même s'il ne devait se produire que plus tard. Je perdistoute confiance dans mes propres actes. Je devins insta-ble, indécis. Plus je vieillissais, plus grossissait le maté-riel que tu pouvais m'opposer comme preuve de mon peude valeur; peu à peu, les faits te donnèrent raison à cer-tains égards. Encore une fois, je me garde bien d'affirmerque tu es seul responsable de ce que je suis devenu, tun'as fait qu'aggraver ce qui était, mais tu l'as beaucoupaggravé, précisément parce que tu avais un grand ascen-dant sur moi et que tu usais de tout ton pouvoir.

Tu avais une confiance spéciale dans l'éducation parl'ironie, elle s'accordait d'ailleurs au mieux avec ta supé-riorité sur moi. Dans ta bouche, une réprimande prenaitgénéralement cette forme « Tu ne peux pas faire celade telle ou telle manière ? C'est déja trop te demander,je suppose ? Naturellement, tu n'as pas le temps ? »,et ainsi de suite. Chacune de ces questions s'accom-pagnait d'un rire et d'un visage courroucé. On setrouvait en quelque sorte déjà puni avant de savoir qu'onavait fait quelque chose de mal. Exaspérantes étaientaussi ces remontrances où l'on était traité en tiers, comme

si l'on n'était pas même digne de tes paroles méchantesoù tu parlais pour la forme à maman, alors qu'en fait tut'adressais à moi, puisque j'étais présent « Bien en-tendu, on ne peut pas obtenir cela de Monsieur mon

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LA NOUVELLE N.R.F.

fils » et autres choses du même genre (la contrepartiede ceci, c'est que j'en vins à ne plus oser t'interroger di-rectement quand maman était là; plus tard, l'habitudem'empêcha de penser à le faire. Il était beaucoup moinsdangereux pour l'enfant de questionner sa mère assiseà côté de toi, on lui demandait « Comment va mon

père ? » et ainsi, on se protégeait des surprises). Il yavait naturellement des cas où l'on approuvait fort l'iro-nie, notamment quand elle touchait quelqu'un d'autre,Elli, par exemple, avec laquelle j'ai été brouillé pen-dant des années. C'était pour moi une vraie fête de laméchanceté et de la joie maligne que de t'entendre luidire presque à chaque repas quelque chose comme « Ilfaut qu'elle se tienne à dix mètres de la table, cette fai-seuse d'embarras » et de te voir, plein de colère dans tonfauteuil, essayer d'imiter sans la plus légère trace degentillesse ou de bonne humeur, en ennemi acharné, lamanière excessivement repoussante pour ton goût dontelle se tenait à table. Que de fois ces scènes et d'autressemblables se sont répétées, quel piètre résultat elles ontdonné, en fait! Cela tient, je crois, à ce que ton déploie-ment de colère et d'irritation ne paraissait pas se trou-ver dans un rapport juste avec la chose elle-même onn'avait pas le sentiment que ta colère avait été provoquéepar cette circonstance insignifiante qu'on était trop loinde la table, mais qu'elle avait été là d'emblée dans touteson ampleur, et que c'était pur hasard si elle avait saisijuste cette occasion d'éclater. Comme on était persuadéqu'une occasion se trouverait de toute manière, on ne sesurveillait pas spécialement et par surcroît, la sensibilités'émoussait sous les menaces perpétuelles peu à peu,on acquérait presque la certitude qu'on ne serait pasbattu. On se transformait en enfant maussade, inattentif,

désobéissant, ne songeant jamais qu'à un moyen de fuitede fuite intérieure le plus souvent. C'est ainsi que

tu as souffert, que nous avons souffert. De ton point

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