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  • Extrait de la publication

  • Maureen Martineau

    Le jeu de l’ogre

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    Extrait de la publication

  • Les éditions de la courte échelle inc. 160, rue Saint-Viateur Est, bureau 404 Montréal (Québec) H2T 1A8Dépôt légal, 4e trimestre 2013Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du CanadaLa courte échelle reconnaît l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour ses activités d’édition. La courte échelle est aussi inscrite au programme de subvention globale du Conseil des arts du Canada et reçoit l’appui du gouvernement du Québec par l’intermédiaire de la SODEC.La courte échelle bénéficie également du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres Gestion SODECdu gouvernement du Québec.Données de catalogage disponibles sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du QuébecMartineau, Maureen Le jeu de l’Ogre L’enfant promisISBN 978-2-89695-802-3 (PDF) ISBN 978-2-89695-797-2 (EPUB)Copyright © 2013 Les éditions de la courte échelle inc.www.courteechelle.com [email protected]

  • À ma mère, Joan Ralph

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  • Ne me casse pas. Je suis tout ce que j’ai.

    Réjean Ducharme

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  • 9

    Mercredi 9 septembre 2009, 18 h

    Les journées avaient commencé à raccourcir. L’été 2009 s’achevait comme il avait débuté, en pluie. Les champs jaunis par le manque d’ensoleillement s’avan-çaient dans le paysage aquatique. Une brume légère glis-sait à la surface du fleuve. Mais ce n’était pas une petite fraîche qui allait empêcher Denis Coudrier de mettre sa barque à l’eau. Il avait encore deux belles heures devant lui. Pour ne pas avoir les bâtiments gris et enfu-més de la Kruger dans son champ de vision, il dirigea son embarcation vers l’ouest en sillonnant les berges du Saint-Laurent. Contrairement à son 25 forces, l’anguille préférait les abords marécageux, peu profonds, qui lon-geaient la rive sud jusqu’à Nicolet. Considérant l’heure tardive, il ancra sa chaloupe à cinq kilomètres du quai de Sainte-Angèle qu’il venait de quitter. De cet endroit, il entendait encore le bruit de la circulation sur le pont Laviolette, mais le clapotis de l’eau lui procura la tran-quillité d’esprit dont il avait grand besoin.

    Après dix minutes d’un lancer à la mouche où il excel-lait, sa ligne se noua dans les herbages. Il tenta de se déprendre. En vain. Il jura. Il avait oublié de se racheter

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  • des avançons. Il devait absolument récupérer son agrafe et son plomb. Il souleva son moteur pour éviter que les pales ne s’emmêlent dans les roseaux, rembobina son moulinet et s’approcha à la rame de l’endroit où son hameçon s’était coincé.

    Agenouillé dans sa chaloupe, il se pencha au-dessus de l’eau et laissa le fil tendu guider sa main vers le fond. Ses doigts palpèrent une forme visqueuse. Il avait beau tirer, l’hameçon lui résistait toujours. Il continua d’es-sayer de le dégager en agitant sa canne de gauche à droite, par petits mouvements secs et rapides. Au bout de quelques essais, il sentit la tension se relâcher. Il ramena en hâte sa ligne vers lui, soucieux de s’assurer que son fil ne s’était pas rompu. C’est alors qu’il vit, accroché à son appât, une forme d’œuf qui pendouillait. Son esprit mit quelques secondes à décoder qu’il s’agis-sait d’un œil humain.

    Plus tard, quand il eut à expliquer sa découverte aux policiers, Denis Coudrier leur raconta que son premier réflexe avait été de rediriger son regard vers la surface de l’eau. De minuscules bulles s’échappaient de l’endroit où sa main avait remué le fond. La boue s’était dégagée et laissait entrevoir une forme humaine qui, libérée de ses attaches, remontait tranquillement à la surface. Il avait eu un geste de recul si brusque que sa chaloupe avait chaviré, l’entraînant dans l’eau froide. Pendant que le fleuve avalait tout son gréement, il s’était sauvé vers la rive, clapotant dans la vase, l’eau à la ceinture, incapable d’émettre un seul cri.

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  • Première partie

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  • 13

    Dix-neuf jours plus tôt

    1

    Samedi 22 août, 14 h

    Le vent s’était levé et transportait avec lui l’humidité du fleuve. L’orage annoncé pour la fin de la journée semblait plus pressé d’éclater que ce qu’avaient prédit les infos météo. Une bourrasque souleva un tourbillon de poussière et fit virevolter les feuilles que Nickie Pro-vost avait déposées à ses côtés. Elle eut un geste assez rapide pour les rattraper. Elle profita de cette diversion pour changer de position. La grosse roche plate sur laquelle elle s’était allongée avait imprimé sa marque sur son maigre bras. on aurait dit un fossile ancien sous son tatouage d’oiseau. D’une main impatiente, elle enleva les grains de sable et se replongea avec désagrément dans sa lecture.

    Marie-Paule Provost était une belle femme pour ses quarante ans. Dans une semaine, le 4 août 2008, cela ferait douze ans que Réjean Dubé avait été évincé de son lit. Disqualifié comme père et comme mari. Pendant leurs sept années de vie commune, il ne s’était jamais senti à la hauteur de cette fille venue de la ville avec ses livres et ses angoisses existentielles. Mais les solides épaules et le large dos de nageuse de la seule compagne

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  • 14

    qu’il avait aimée n’avaient pas encore quitté ses nuits. Ce soir, il aurait tout donné pour se retrouver dans sa cuisine à par-tager un des plats étrangers qu’elle adorait préparer. « C’est une façon de voyager à bas prix », disait-elle. Le goût de son saumon au vin vert lui revint en bouche. Il héla la serveuse et se commanda un hamburger.

    Nickie s’interrompit pour rallumer son joint. Elle n’avait jamais aimé la lecture, encore moins l’écriture. Quel plaisir sa sœur Alexandra pouvait-elle bien éprou-ver à mettre en mots une réalité déjà si lourde à vivre ? Le livre en chantier qu’elle tenait sur ses maigres genoux repliés ne réussirait jamais à témoigner de ce que leur mère avait traversé. Comment pouvait-on imaginer emprisonner le drame de toute une vie dans de petits caractères ?

    À la sixième bière que son ami Chuck lui paya, Réjean raconta les séances de bains de nuit avec Marie-Paule, sous les étoiles dans le ruisseau Des Rosiers, et leurs folles randonnées, nus, à moto, dans le rang 6 lorsque la canicule les empêchait de fermer l’œil. Sa blonde n’aimait pas les vêtements. Elle avait même réussi à l’entraîner dans un camp de nudistes à L’Avenir, près de Drummondville. Il avait détesté sa fin de semaine. Faire cuire ses œufs sur un feu de bois, le sexe à l’air libre, le ramenait à un état d’humiliation auquel il essayait d’échapper depuis qu’il avait coulé son troisième secondaire. Les couples aux peaux flasques qui jouaient au badminton avec leurs organes qui rebondissaient dans tous les sens lui avaient coupé toute envie. Pour attiser le désir, la nudité devait être cachée.

    Pour le reste, il avait gardé une relation « correcte » avec son ex-blonde, devenue sa voisine. Il lui rendait encore quelques petits services qui compensaient la pension qu’il n’avait pas les moyens de lui payer. Le mois dernier, il avait réparé sa toiture

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  • 15

    et entrepris des travaux de plomberie dans sa salle de bain. Cela n’avait pas empêché Marie-Paule de l’engueuler parce qu’il n’avait pas eu le temps de changer, comme il le lui avait promis, les pneus d’été de sa vieille Ford Escort. C’est vrai qu’ils étaient « fesses » mais bon…

    Même s’ils n’étaient plus ensemble, il s’ennuyait d’elle et des filles lorsqu’elles s’absentaient trop longtemps. Marie-Paule était partie au Maine depuis deux semaines déjà avec Justine et Alexandra. Elles seraient de retour cette nuit ou demain.

    Nickie allongea le bras et écrasa son mégot dans le sable de la grève. Leurs dernières vacances à Wells. L’été dernier. Un an déjà. Tout paraissait si loin. Sa mère n’avait jamais été si heureuse. Elle avait décidé de reprendre ses études en psychologie, de repartir le compteur là où elle l’avait laissé vingt ans plus tôt. Pour cela, elle avait besoin de faire la paix avec elle-même. Elle s’était ouverte à ses filles de son projet de roman autobiographique, les avait prévenues des faits troublants qu’elle y révélerait. Une promesse avait été scellée, au bord de la mer, très tard, la veille de leur départ. Les filles lui avaient juré leur soutien indéfectible. Nickie et Alexandra étaient prêtes à tout pour le bonheur de Marie-Paule.

    Recroquevillée sur sa roche, Nickie s’obligea à termi-ner son chapitre.

    Déjà très éméché, Réjean Dubé accepta une autre tournée. Sa maison était à peine à cent mètres du bar, de l’autre côté de la rue. Pour pisser, il préférait retourner chez lui. Quand il se leva pour aller se soulager, il fut pris d’un étourdissement qui l’obligea à se rasseoir. Il se remit debout avec effort et tituba jusqu’à la sortie. L’air frais de la nuit lui fit du bien. Il tira la dernière cigarette de son paquet et la protégea de la pluie avec sa veste.

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  • 16

    Au moment où il réussit à l’allumer, dans le virage du Che-min des Sept-Lots, la vieille Ford de Marie-Paule prenait le champ après avoir frappé un chevreuil. À la deuxième bouffée qu’il inhala, le véhicule fit quatre tonneaux puis s’immobi-lisa sur le dos comme une bête tortue. Deux heures plus tard, son chum Chuck passa droit devant la scène de l’accident, trop soûl pour remarquer la présence des blessées dans le ravin.

    Nickie reporta ses yeux sur l’eau verte. Pourquoi le destin lui avait-il ravi sa mère, la personne qui comptait le plus dans sa vie ? Dépitée, elle lança une roche au large. Les vagues l’avalèrent. Elle sentit monter en elle l’envie de se jeter à son tour dans cette eau trop calme. Un goût acide lui remplit la bouche. Combien de temps encore allait-elle tenir ?

    Elle ferma les yeux pour tenter de faire le point. L’air du fleuve lui sécha les joues et s’amusa à emmêler ses longs cheveux noirs. Nickie s’avoua que tout n’allait pas si mal. Le bateau dans lequel elle s’était embarquée avec sa sœur avait peut-être pris l’eau, mais il tenait toujours le cap. Remettre la vie en ordre prenait du temps. Depuis le printemps dernier, elles avaient joué les bonnes cartes. Un pari contre l’injustice. Comme promis, le livre témoi-gnage de leur mère serait bientôt terminé. Les faits consi-gnés dans son journal intime avaient été soigneusement repris par Alexandra, le nom de l’homme, trafiqué. Les révélations étaient choquantes, présentées avec le souci d’éviter les poursuites, mais assez explicites pour que ses proches puissent établir des liens.

    Mais ce livre empoisonné n’était qu’un avant-goût du plan échafaudé pour châtier « l’ogre », comme Marie-Paule le surnommait. La soif de vengeance de ses filles leur avait inspiré un projet beaucoup plus lucratif.

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  • 17

    Le monstre devait payer. Elles allaient le faire chanter. Avec les preuves amassées, jamais il n’oserait les pour-suivre en justice. Une fois sa réputation détruite, il serait condamné par son entourage, son milieu professionnel. Il méritait de souffrir. Tout était en place, les premières attaques lancées, son calvaire commencé, et ce n’était rien à côté de ce qui l’attendait.

    Le vent se fit plus insistant. Nickie frissonna. La roche sur laquelle elle était affalée depuis une bonne demi-heure lui piquait les fesses. Elle rangea le manuscrit dans son sac à dos et bougea pour se dégourdir un peu. Elle scruta le ciel. Au loin, que des nuages trop chargés.

    Une trentaine de mètres la séparaient du chalet fami-lial. Elle escalada le sentier boueux en pestant contre l’herbe longue qui lui mouillait les jambes. La petite construction de bois bleu et jaune or lui apparut der-rière les arbres. Des couleurs criardes mal apparentées avec les bosquets au vert éteint qui brunissaient déjà. Il y avait eu trop d’eau cet été, mais cela n’avait pas empê-ché les vivaces de braver le mauvais temps. C’était la deuxième saison que les fleurs du jardin réussissaient à survivre sans leurs soins. « Pour qui persistent-elles à être belles ? » s’interrogea Nickie.

    Elle reprit son ascension vers la petite habitation du début du siècle qui jurait avec les grosses cabanes que les agriculteurs du coin s’étaient construites ces dernières années. Deschaillons-sur-Saint-Laurent n’était plus ce qu’il avait déjà été. Même acculée à la faillite, Marie-Paule n’avait jamais voulu vendre. Son shack, comme elle se plaisait à le nommer, était son refuge, son havre de paix pour écrire. Trois romans et un bref succès. Voilà tout ce qui restait de cette merveilleuse femme.

    Un sentiment de honte s’empara de la jeune fille alors qu’elle s’approchait du chalet. Elle avait converti la

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    cuisine d’été en serre pour le cannabis dont elle diri-geait le trafic dans la région. De leurs fenêtres du deuxième étage, les voisins de gauche avaient une excel-lente vue sur la cour arrière. Avaient-ils pu remarquer ses installations ?

    Nickie prit peur en apercevant les gros plants qui col-laient effrontément leurs feuilles contre les petits car-reaux des fenêtres de la verrière. Il restait au moins deux semaines avant que la récolte soit prête. Le manque d’ensoleillement avait tout retardé. Elle ne voulait pas rater son coup. Ce commerce lui permettait de doubler ses revenus. Avec les dettes qu’elle leur avait laissées, sa mère saurait lui pardonner. Payer les comptes. Garder la maison, le chalet. Subvenir aux besoins de sa sœur. Ce n’était pas avec son salaire de serveuse qu’elle y arri-verait. Et puis elle aimait fumer, se laisser sombrer dans des limbes d’insouciance qui remplaçaient un bonheur qu’elle ne savait plus trouver.

    Nickie entra dans le chalet en quête d’un coin plus discret pour y cacher les plants. L’odeur de renfermé la prit à la gorge. Elle se rendit directement à la chambre du fond. Il y régnait un désordre total. Tous les meubles en rotin de la véranda y avaient été remisés. En les sor-tant à l’extérieur, on libérerait suffisamment d’espace.

    Jusqu’à l’an dernier, l’endroit avait servi de salle de tra-vail à Marie-Paule. Ses vêtements jetés pêle-mêle sur le lit firent frissonner Nickie. Elle ne savait pas quoi en faire. Une autre décision trop difficile pour ses dix-neuf ans. Il était hors de question de les voir aboutir sur les épaules de sa sœur qui serait bien capable de les porter ostensiblement comme des reliques. L’odeur d’humidité avait heureuse-ment remplacé celle de Marie-Paule. Sans son parfum, les habits apparaissaient davantage comme des spectres sans vie. Des vêtements morts, sans elle dedans.

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  • 19

    Nickie se faufila jusqu’au fond de la pièce en enjam-bant quelques chaises. Épinglés au mur, des clichés de leurs dernières vacances d’hiver au Vermont. Nickie en décrocha un. Un touriste avait accepté de les photo-graphier au pied de la pente de ski, à Stowe. Les trois femmes souriaient au jeune Chinois qui ne compre-nait pas un traître mot aux allusions obscènes qu’elles s’amusaient à lui lancer en français. Elle s’ennuyait de l’humour de sa mère.

    Nickie glissa la photographie choisie dans la poche de son pantalon, puis caressa tristement le bureau de bois franc. C’est en fouillant dans ce même petit meuble qu’elle avait trouvé les documents qu’elle cherchait. Le choc qu’elle avait eu en feuilletant le journal personnel de sa mère et ses notes. Elle avait pris grand soin de tout numériser et de bien cacher les originaux en lieu sûr. Mais hier, Alexandra avait insisté pour qu’elle lui rap-porte le carnet original de Marie-Paule. Elle avait besoin de revoir le tracé de la plume de sa mère, les ratures. Ce caprice était imprudent. Cette pièce devait leur servir de preuve le moment venu pour égorger l’ogre. Mais Nickie ne pouvait rien refuser à Alexandra.

    Dans l’immédiat, il fallait vider la pièce et y transpor-ter, loin des regards curieux, une partie des plants de pot qui étouffaient, trop à l’étroit dans la serre.

    ***

    Une heure plus tard, Nickie se rendit à l’évidence qu’elle n’y arriverait pas. L’après-midi tirait à sa fin. Elle s’empressa de quitter les lieux. Après avoir rangé le jour-nal personnel dans son sac et tout bien cadenassé, elle s’enfonça dans sa vieille Suzuki blanche et sale. Elle s’ap-prêtait à démarrer quand son cellulaire sonna. Julien.

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  • 20

    Elle hésita à répondre. Il ne se laisserait pas dissuader si facilement. Valait mieux s’en débarrasser tout de suite.

    — oui… répondit-elle en camouflant son exaspé- ration.

    — on se voit ce soir ? espéra la voix incertaine.— Je travaille.Elle avait d’autres projets et il n’en faisait pas partie.— Après ? hasarda-t-il.— Je suis fatiguée.— on est samedi, revendiqua-t-il timidement.— Je suis fatiguée pareil.— Bon.Julien s’inclinait avec un ton piteux que Nickie était

    incapable de supporter.— Rappelle-moi dimanche, s’obligea-t-elle à ajouter.— Tu avais dit que tu finirais plus de bonne heure.

    Qu’on se rejoindrait à Tingwick vers minuit, après ton shift, pour faire un tour au Rodéo Mécanic.

    Il continuait de se plaindre et cela l’irrita.— oui, je l’avais dit, mais là je n’y vais plus.— o.K., fâche-toi pas !— Salut !Nickie raccrocha. Elle réalisait son erreur, la seule de

    son plan. Elle n’aurait pas dû mêler Julien à tout ça. Il s’était amouraché d’elle après leur première partie de fesses. Il était devenu un poids et elle ne pouvait pas se permettre de s’encombrer d’un tel boulet.

    Elle le chassa immédiatement de son esprit et consulta sa montre. Il lui restait une heure trente avant de se présenter au travail. Elle avait faim. ou elle s’arrêtait manger une bouchée en chemin ou elle se payait une visite éclair dans le Septième Rang.

    En sortant de l’entrée, sa voiture faillit s’enliser dans la terre boueuse. L’élan qu’elle dut se donner pour se

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  • déprendre ne lui permit pas de faire son stop avant de s’engager à toute vitesse sur la route 132. Sa manœuvre périlleuse l’empêcha de prêter attention au chauffeur de la Dodge Grand Caravan bourgogne stationnée dans l’entrée voisine qui l’espionnait déjà depuis un bon moment.

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  • Maureen Martineau

    L’enfant promis

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  • À mes enfants, Francis et Justine

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  • RA2885_Lenfant_promis_MepFinale3.indd 6 19-09-13 11:05

  • Dance me to the end of loveDance me to the children who are asking to be born

    Leonard Cohen, chanson « Dance Me to the End of Love », album Various Positions

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  • Note au lecteur

    Une partie de ce roman s’inspire librement d’une affaire criminelle survenue au Québec dans les années 1980. Toutefois, le contexte, les faits tels que racontés, de même que les personnages, leurs actions et leurs propos, sont purement fictifs.

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  • RA2885_Lenfant_promis_MepFinale3.indd 10 19-09-13 11:05

  • Stella

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    1

    Maine, lundi 20 juin 2011, 10 h

    Lorsque le shérif Ken McLunnan laissa choir ses deux cent soixante-cinq livres sur la chaise pivotante, il enten-dit un couinement qui l’alarma. Il était attaché à cette pièce de mobilier de chêne. Elle avait l’âge de la bâtisse en briques qui hébergeait son bureau, le Département de police d’Augusta. La hauteur parfaite de ses accoudoirs et la solidité de son mécanisme lui permettaient de bercer ses idées lorsqu’il réfléchissait. Il reportait le moment de troquer sa vieillerie contre une chaise ergonomique dont la durée de vie ne dépasserait pas cinq ans. Or, le siège gémissant menaçait de rendre l’âme sous les kilos qu’il avait accumulés comme des points miles pendant les trente-cinq dernières années. Il était toujours le meilleur enquêteur du comté de Kennebec, mais sa démarche balourde le handicapait de plus en plus sur le terrain.

    Et ce matin ? Allait-il être à la hauteur de ce qu’on attendait de lui ?

    La fenêtre de son bureau donnait sur la rue principale du quartier historique. C’était toujours par là qu’elle s’amenait. Doris Cousineau. Une belle femme dont la tristesse avait aggravé la beauté, et qui portait un nom

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    Extrait de la publication

  • 14

    francophone, héritage d’une lignée de tisserandes qui avaient immigré du Canada français vers les années 1900 pour venir travailler dans les filatures du Maine. Depuis trois ans, à chaque fin de juin, comme pour célébrer un anniversaire, elle lui rendait visite. Cette fois encore, il s’était efforcé de mettre de l’ordre sur son bureau. La chemise de carton consacrée aux disparitions était placée devant lui, ouverte sur la photo de Stella qui lui souriait.

    Une demi-heure plus tard, lorsque Doris Cousi-neau franchit sa porte, McLunnan faillit basculer par- derrière. Il s’était assoupi. Embarrassé d’avoir été surpris à ronfler, il fit un effort pour s’extirper de sa chaise avec un minimum d’élégance.

    — Bonjour, Ken. Excuse-moi, j’aurais dû frapper, dit la femme sans manifester de réel remords.

    — Je t’attendais. Assieds-toi, s’empressa d’ajouter le policier qui pointa l’intrigante chose que Doris tenait. Qu’est-ce que c’est ?

    — Pour toi. Essaie de deviner.McLunnan saisit le pigeonnier de métal pour l’exa-

    miner à son aise. Mesurant à peine un mètre, l’ob-jet était léger et long, doté d’une vingtaine d’étroits compartiments.

    — Un case pour les cartes de punch des ouvrières ! s’exclama l’enquêteur, admiratif.

    — Il vient du Edwards Cotton Mill.— Où l’as-tu déniché ?— À Camden, chez un ami picker. J’ai pensé que ça

    pourrait t’intéresser. Pour le Heritage Center. Vous allez rouvrir cet été ?

    — Oui, oui.Ken se remémora leur conversation de l’année

    précédente. Pour faire diversion, il lui avait décrit son

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  • 15

    travail comme bénévole dans la restauration de la vieille manufacture à Mill Park. Doris s’en était visiblement souvenue, qu’allait-il lui raconter cette fois-ci ?

    — C’est la première fois que je vois un truc du genre, s’étonna-t-il. On peut même y lire certains noms : Mar-guerite Crépeau, Gwendeline Derden, Sophie Éliase, Antoinette… « Cousineau »… Comme toi !

    — Mon arrière-grand-tante. C’est pour toi, enfin, pour votre exposition.

    — Merci, Doris. Je vais en prendre grand soin et te le remettre à la fin de l’été.

    Il jugea sa phrase inconvenante. Comment cette mère pouvait-elle s’intéresser à cette antiquité alors que son présent l’opprimait ? Son ancêtre avait la chance de reposer en paix, alors qu’elle-même ne dormait plus depuis la disparition de sa fille. Depuis trois ans que l’enquête était ouverte, ils n’avaient reçu aucun signa-lement ni témoignage, ce qui était rare dans des cas semblables.

    Un silence embarrassé s’installa entre eux. McLunnan regagna sa place. Le couinement de sa chaise à nouveau. Il en fut gêné comme d’une flatulence.

    — Elle a vieilli, attaqua Doris en s’emparant de la photo de sa fille qui dominait la pile de feuilles. C’est pour ça que personne ne l’a reconnue.

    — C’est certain, à cet âge-là…— Plus le temps passe, moins on pourra l’identifier.McLunnan reprit la photo des mains de Doris et se

    mit à l’examiner.— En la numérisant, on pourrait la retravailler.Il n’était pas très habile avec Photoshop, son jeune

    stagiaire Trevis l’aiderait sûrement.Le silence encore, plus léger cette fois. Un geste serait

    tenté. Un nouvel essai. McLunnan sentit l’espoir que

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    Extrait de la publication

  • Doris mettait en lui. Comme le rapport étalé sur son bureau, le dossier de sa fille était toujours ouvert. Il s’en occupait.

    — Rien d’autre ? s’enquit-elle en baissant les yeux.— Non, rien de neuf. Je t’aurais appelée, Doris,

    ajouta-t-il avec toute l’empathie dont il était capable.— Je le sais.Lui aussi savait. Même si l’enquête n’avait pas avancé

    d’un seul pas, ce rituel était important. C’était la seule façon de continuer de faire exister Stella. Stella Cousineau, une jeune Américaine âgée de seize ans quand elle s’était volatilisée sans laisser la moindre trace derrière elle. La seule affaire que McLunnan n’avait pas réussi à résoudre depuis qu’il avait été affecté aux enquêtes criminelles.

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    Extrait de la publication

  • Romancière, dramaturge et metteure en scène, Maureen Martineau poursuit sa carrière au sein du Théâtre Parminou. Son expertise en art social l’a menée au Nicaragua, au Honduras, au Salvador et en Inde, où elle collabore avec l’ONG One Drop. En 2013, elle a reçu une bourse du Programme pour les arts et les lettres du Centre-du-Québec pour se consacrer à l’écriture du troisième tome de la série Judith Allison.

    Tingwick, 2008. Alors qu’elle s’apprête à intenter des pour-suites contre l’homme qui lui a volé sa jeunesse, Marie-Paule perd la vie. Ses deux filles prennent le relais de sa quête. S’ensuivent autant d’incidents criminels qui laissent peu d’indices sur le fil qui les relie. Judith Allison, nouvelle recrue du Service de police, a la conviction que le mobile de chaque crime est contenu dans celui qui l’a précédé. Les bons et les méchants, comme la grandeur et la détresse, se confondent, et la vérité de chacun donne souvent raison au crime.

    Tingwick, 2011. On découvre les ossements d’une femme. À qui appartiennent-ils ? Le lendemain, Lucas Blondin, cinq ans, est porté disparu. Judith Allison se retrouve avec deux enquêtes sur les bras. Pour suivre le mince fil auquel s’accrochent les recherches, elle infiltre la communauté Rainbow et remonte la filière des Enfants Indigos. Ces incursions qui chambardent sa vie vont l’entraîner dans un monde où la détresse commande le crime, et où l’enfant justifie tout.

    www.courteechelle.com

    MAUREEN MARTINEAULES ENQUÊTES DE JUDITH ALLISON

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    CouvertureLe jeu de l'OgreL'enfant promis