expose colossos andrea marchetto

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Aujourd’hui à l’ère du numérique et des réseaux sociaux, les doubles, les avatars sont notre quotidien. C’est un fait social que personne ne peut plus nier. Mais le double était-il aussi présent dans les société primitives ou archaïques ? Jean Pierre Vernant, né le 4 janvier 1914, professeur honoraire au Collège de France où il a occupé la chaire d’études comparées des religions antiques, créée pour Georges Dumézil, et fondateur du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, le Centre Louis Gernet, a consacré sa vie de chercheur et d’enseignant aux « origines de la pensée grecque », titre de son premier ouvrage. Héros de la résistance et Compagnon de La Libération, entré très jeune dans les Jeunesses communistes (il quittera le PCF en 1970), Jean-Pierre Vernant est resté toute sa vie un homme de convictions et d’engagements. Ce grand passeur d’idées, ce « frère en mythologie » selon Claude Levi-Strauss, a aussi été un ardent défenseur de l’enseignement du grec. Agrégé de philosophie, helléniste, anthropologue, historien des religions, il fonde ses travaux sur les leçons de ses maîtres directs : Ignace Meyerson, l’inventeur de la psychologie historique, et Louis Gernet, qui lui révèle une réalité inconnue de la Grèce ancienne, mais aussi sur « une méthodologie critique », issue de plusieurs écoles de pensée, « indispensable à ses yeux pour poser correctement les problèmes de l’histoire » et, plus particulièrement, l’histoire de l’homme grec antique. Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie historique , publié en 1965 et qui contient le texte intitulé: «figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double: le colossos», est agencé en fonction des différentes catégories psychologiques que sont, la mémoire, le temps, l'espace, le travail, l'image et la catégorie du double. Au travers d’exemples tirés de la Grèce archaïque et antique, Vernant nous transmet le résultat de ses recherches. Notre texte est inclus dans une sous partie-intitulée «du double à l’image» qui, comme son nom l’indique, est consacrée à l’étude du double dans la société grecque. Ce double comme l’explique Vernant peut tout autant être un songe qu’un pierre plantée dans le sol. Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure le double peut il être considéré comme une notion protéiforme. Nous commenceront par voir comment le colossos permet une représentation matérielle d’un élément invisible (I), et comment à travers cette matérialité il diverge des autres eidôla (II)

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Page 1: Expose Colossos Andrea Marchetto

Aujourd’hui à l’ère du numérique et des réseaux sociaux, les doubles, les avatars sont notre quotidien. C’est un fait social que personne ne peut plus nier. Mais le double était-il aussi présent dans les société primitives ou archaïques ? Jean Pierre Vernant, né le 4 janvier 1914, professeur honoraire au Collège de France où il a occupé la chaire d’études comparées des religions antiques, créée pour Georges Du-mézil, et fondateur du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, le Centre Louis Gernet, a consacré sa vie de chercheur et d’enseignant aux « origines de la pensée grecque », titre de son premier ouvrage. Héros de la résistance et Compagnon de La Libération, entré très jeune dans les Jeunesses communistes (il quittera le PCF en 1970), Jean-Pierre Vernant est resté toute sa vie un homme de convictions et d’engage-ments. Ce grand passeur d’idées, ce « frère en mythologie » selon Claude Levi-Strauss, a aussi été un ardent défenseur de l’enseignement du grec. Agrégé de philosophie, helléniste, anthropologue, historien des religions, il fonde ses travaux sur les leçons de ses maîtres directs : Ignace Meyerson, l’inventeur de la psycho-logie historique, et Louis Gernet, qui lui révèle une réalité inconnue de la Grèce ancienne, mais aussi sur « une méthodologie critique », issue de plusieurs écoles de pensée, « in-dispensable à ses yeux pour poser correctement les problèmes de l’histoire » et, plus par-ticulièrement, l’histoire de l’homme grec antique. Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, publié en 1965 et qui contient le texte intitulé: «figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double: le colossos», est agencé en fonction des différentes catégories psychologiques que sont, la mémoire, le temps, l'espace, le travail, l'image et la catégorie du double. Au travers d’exemples tirés de la Grèce archaïque et antique, Vernant nous transmet le résultat de ses recherches. Notre texte est inclus dans une sous partie-intitulée «du double à l’image» qui, comme son nom l’indique, est consacrée à l’étude du double dans la société grecque. Ce double comme l’explique Vernant peut tout autant être un songe qu’un pierre plantée dans le sol. Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure le double peut il être considéré comme une notion protéiforme. Nous commenceront par voir comment le colossos permet une représentation matérielle d’un élément invisible (I), et comment à travers cette matérialité il diverge des autres eidô-la (II)

Le colossos dans son sens premier, qui n’est pas le sens contemporain qui renvoie au colosse, au grand, est un objet, un reliquat de pierre, de matière non-élaborée qui peut être associé à une divinité en passant ou non par le stade de la figuration. Le colossos est de la matière brute qui se laisse figurer dans l’imaginaire de ceux qui le contemplent. Cette définition de colossos va être développée et étoffée par J-P Vernant par rapport à ses pré-décesseurs comme G. roux ou E. Benveniste. D’après J-P Vernant, le Colossos permet à une puissance sacrée de se construire à travers la forme. Il est utilisé pour représenter un être tombé au combat ou disparu, et pour lequel les rites funéraires n’ont pu être accomplis. Mais ce n’est pas l’image du mort : ce n’est qu’un double. Pour signifier l’homme disparu, on a donc une simple stèle, légèrement taillé pour marquer le cou - le caractère anthropomorphe est à la fois présent mais se li-mite au minimum car ce substitut qui vient remplacer l’absent n’a pas vocation à être un portrait funéraire. Il «ne vise pas à reproduire les traits du défunt, à donner l'illusion de son apparence physique». Ainsi, dans un cénotaphe à Midéa «on a retrouvé, au lieu de sque-lettes, deux blocs de pierre gisant sur le sol (...) grossièrement taillés en forme de dalle quadrangulaires s’amincissant vers le haut pour marquer le cou et la tête» L31-35. Ces pierres n’ont pas pour objectif d’être un portrait votif, elles ne sont là que pour se substi-tuer aux disparus. Ces deux blocs sont d’ailleurs entourés des objets des défunts, ce qui montre qu’ils ont reçu les rituels que les disparus auraient dû recevoir. Ils se substituent

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donc à leur présence, notamment pour rétablir l’ordre dans le monde des vivants. En fai-sant passer les esprits dans le monde de l’au-delà, on se libère d’éventuels esprits né-fastes qui viendraient hanter la famille qui n’aurait pas pu accomplir les rites funéraires. L’exemple se présente avec Actéon, dévoré par ses chiens. N’ayant pas reçu les rites, il ne peut passer dans l’autre monde. Il vient alors hanter les gens et décime les troupeaux. Pour l’apaiser, il faut lui organiser des funérailles. Mais puisque son corps n’est pas pré-sent, il faut ériger une statue, un colossos, enfoncé dans le sol. Cette présence dans le sol enferme sa psyché, son âme dans le colossos. Celui-ci se fait réceptacle de la psyché du défunt. La pierre vient donc figer la mort dans le temps. Mais il existe des utilisations du colossos qui sont tout à fait particulières et singulières. En prenant l’exemple de Phlionte, Vernant montre l’opposition qu’il peut y avoir dans l’utili-sation du colossos. Après avoir accompli un rituel, le défunt établir le contact avec les vi-vants.En opposition au colossos de pierre apparaissent des colossos beaucoup plus éphémères, provoquant ainsi un contraste entre les deux formes qui s’explique par la na-ture même de leur utilisation spécifique. Vernant fait cas de deux utilisations, à savoir l'ac-cueil des suppliants étrangers et les serments des colons partant en Afrique. Pour les sup-pliants, après avoir pendant trois jours de suite appelé le maitre du suppliant a table, l'hôte doit planter dans le sol un colossos en bois ou terre. L’utilisation du colossos devient obli-gatoire, car en appelant le mort, il le force a revenir de l’hades, la psuché du défunt a quit-té le royaume des mort, il faut donc le renvoyer. Mais plutôt que d’utiliser une pierre, les grecques ont préféré l’utilisation du bois. Cela peut certainement s’expliquer par le carac-tère éphémère de l’appel. L’esprit appelé avait traversé sans encombre le pont entre la terre et l’enfer : on le rappelle par hospitalité, et il va venir habiter le colosse pour trois re-pas. De plus le corps, ou a défaut un colossos, repose déjà dans un cénotaphe ou tom-beau dédié a cette personne. Un nouveau colossos de pierre ferait double emploi et serait donc inutile. Pour le rituel du serment, le colossos est fait dans une matière encore plus fragile que le bois: la cire. Le colossos de cire est jeté dans le feu où il fond. Le sort veut que celui qui rompe son engagement finisse comme la cire, brûlé dans les flammes du Ta-ratre. Le caractère éphémère de ce colossos, est certainement dû au fait que ce sont des êtres vivants qui font un serment, qui se projètent eux même dans la mort en cas de par-jures. Encore une fois un colossos de pierre serait inutile car aucun des deux n’est mort, et comme ils sont vivants leur colossos, qui doit enfermer leur psychés, ne peut rester sur terre que pour une période très courte. Dans ces deux cas, il y a donc un renversement de la fonction du colossos. Au lieu de permettre au défunt de rejoindre les enfers, il le fixe à l’intérieur de la maison ou projette les vivants dans le monde des morts. Ses nouvelles fonction s’accompagnent d’une double temporalité pour la figure du colossos. En étant fiché en terre, le colossos permet a la psuché, qui est volatile et ne touche pas le sol, de rentrer en lui et de rejoindre l’Hades. Le colossos est un connecteur, un pont entre les deux mondes pour les psuché égarées. La pierre est d’ailleurs utilisée car elle est elle même un rappel des enfers, elle est brute, froide, fixe, pesante, immobile, aveugle et la lumière ne peut pas la traverser: c’est à dire qu’elle est tout le contraire de ce qu’est l’homme vivant dans sa jeunesse. Il est chaud, doux au toucher, tiède, il bouge et il est à la fois celui qui voit et celui qui est vu, tandis que la pierre, le dedans de la pierre est invi-sible et non transparent. L’homme mort contrairement aux jeunes grecs n’a plus besoin de montrer ce qu’il est, il ne se montre plus c’est pour cela que les colossos sont des pierres à peine équarries et non pas des représentations plus figurées. Mais la temporalité (durée) quasi infinie d’un colossos de pierre implique, entraine un revirement dans la perception de l’absent. Grâce à la présence de son colossos, le double appartient tout a la fois au monde visible et a celui de l’au delà. Cette «réalité extérieure» opposée aux «objets familiers», revêt une forme de l’extraordinaire. Le colossos joue sur deux plans, une présence physique et matérielle dans le monde des vivants qui l’ancre dans le temps et dans l'espace, mais cette présence relève d’un «ailleurs» d’un monde

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non accessible aux mortels. Cette réalité matérielle s’oppose donc a l’image mentale à la-quelle elle renvoie. Le colossos renvoie à une autre réalité dont il est précisément l’image en tant que substitut représentatif. Mais le colossos est autre chose qu’un simple substitut car il prend part à la réalité à laquelle il renvoie. Une imagine représente et signifie, le colossos par sa matérialité va créer un paradoxe sur la présence et l’absence : il rend présent, visible, corporel, il place sous les yeux mais le moyen d’un faux-semblant un modèle qui n’est pas là et qui donc substitue au réel un absent, un fantôme illusoire. La présence implique donc une absence de ce qui est repré-senté. L'absence de l'objet représenté est incluse dans la présence figurée. L'esprit hu-main est obligé d’objectiver l’invisible, l’impalpable pour pouvoir interagir avec lui, pour in-teragir avec la psuché du défunt.

Dès lors, le colossos n’est qu’une des représentations terrestres et possibles de la psyché, il y a, comme l’appelle Vernant dès son titre, une catégorie psychologique du double en Grèce antique,un contexte social et religieux et psychologique , dans lequel la psyché, le double du défunt est présent à travers différentes représentations. Le colossos qui a représenté pendant des siècles la vie dans l’au-delà du défunt, qui a permis d’entrer en contact avec lui, devient au fil du temps un simple stèle. les grecs vont cesser de croire en «l’incarnation» du défunt dans le colossos, et ce dernier ne va de-venir selon Vernant qu’un «simple mnéma, un signe destiné à rappeler le souvenir d’un défunt à la mémoire des vivants» L 370-371. C’est donc à travers une croyance collective que le colossos est considéré comme pont entre les deux mondes. Ce n’est qu’un signe religieux qui cherche à «insérer réellement sa présence dans l’univers humain». Les va-leurs du colossos supposent donc une organisation mentale différente. Mais le double qui n’est pas que le colossos n’est pas une image, c’est tout autre chose. A la mort la psuché, l’âme s’échappe de l’individu vivant. Qu'est-ce que la psuché ? C’est une espèce de souffle inconsistant mais qui est conçu comme une image, un eidôlon, une sorte de corpuscule représentant l’individu en miniature. C’est le double de l'individu, la fi-gure fantomatique du défunt. L’image platonicienne, l’eidolon, se manifeste par la sépara-tion, la dichotomie entre être et non-être, entre la véracité et la fausseté. Cette image re-lève elle aussi de la catégorie du double: l’image du rêve, l’apparition causée par un dieu... Le double est une catégorie psychologique en Grèce, une croyance partagée par tous. Vernant le montre au travers de nombreux exemples qui sont tirés d’un topos pour les grecs: la mythologie. Achille, Ménélas, Admète ou encore Loadamie, tous ont été confrontés à la perte d’un être cher, et chacun d’entre eux va voir apparaitre le double.Ce double auquel fait référence Vernant, est le spectre. Tout comme le colossos il a be-soin d’un rituel ou d’une action pour apparaitre. Achille comme Mélénas font apparaitre le double de l’ami ou de l'être aimé à travers le désir nostalgique ou amoureux donnant nais-sance à des doubles immatériels. Toutes les formes de doubles (rêves, colossos, fan-tômes) ont en commun qu’elles signifient psychologiquement ou physiquement l’absence d’un être vivant ou mort, dans tous les cas disparu. Le double appartient donc a un «inac-cessible ailleurs». Mais pour être tel, quelque chose doit, en lui, avoir des différenciations avec la personne vivante. C’est ainsi que l’âme de Patrocle reste identique au héros pour la voix, la taille, les vêtements, mais lorsque Achille veut l’étreindre elle le fuit, lui reste in-saisissable. Ménélas, subit le départ d’Hélène, et il est confronté à 3 doubles: l'apparition surnaturelle, le colossos et le rêve. Le double est donc protéiforme, il est issu d’un senti-ment et se représente dans une matérialité; un onirisme, ou un événement surnaturel . Ces trois doubles, par leur présence, ne font que renforcer l’absence de l'être aimé, Hé-lène est présente dans chaque pièce mais elle n’est pas incarnée dans un corps de charis. Il lui manque «l’éclat, le rayonnement de la vie» L191. Cet épisode nous montre que le double ne touche pas forcément que les morts. Il est indépendant de la volonté de son «propriétaire» originaire, il se laisse montrer à celui qui veut le voir, ressentir sa présence.

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Le double se présente alors comme une invention de l’esprit, le chagrin fait voir à Achille et Ménélas des choses qui n’existent pas. Comme le Colossos, le double joue sur deux plans contrastés: dès le moment où il se montre présent, il se révèle comme n’étant pas d’ici. Le colossos diverge des représentations des autres double. Ce n’est pas une image au sens courant du terme et comme avec la cosa mentale de Leonard de vinci. Quand les grecs voient un Colossos, ils ont une image mentale qui est suscitée par cette vision alors que dans les autres cas, c’est le double lui-même qui vient se présenter (Au travers de cet exemple, on voit bien en quoi le double et le colossos font partie d’une catégorie psycholo-gique propre aux grecs. Une personne extérieure à la culture grecque ne peut pas com-prendre de prime abord l’implantation d’un stèle dans le paysage ou le remplacement de corps par des blocs de pierre.) Le colossos se veut non figuratif mais J-P Vernant le met au même niveau que les autres doubles. Paradoxalement, c'est le seul à ne pas ressembler à son modèle. Il surpasse le simple substitut car il participe à la réalité, contrairement aux autres eidôla. Le colossos est le seul à se laisser toucher. Il est certes le moins représentatif de la per-sonne, mais c’est le aussi le seul il surpasse le simple substitut car il participe a la réalité. Contrairement aux autres eidôla, le colossos est le seul a se laisser toucher.

Les doubles sont des notions en Grèce archaïque qui naviguent entre différents pôles: la mort et la vie, le visible et l’invisible. Le colossos est l’incarnation parfaite de cette ambivalence: par sa présence même, il fait à la fois référence à l’absence de la personne mais à sa présence dans le monde des vivants.Cette notion de doubles se retrouve aussi bien en Afrique avec le Bocio ou en Australie avec les Churginga. Le double est donc une notion protéiforme mais encore pluriculturelle.