et si l’amour était une drogue douce · voies et les mécanismes du plaisir et du manque....

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Réunion R éunion La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 5-6 - mai-juin 2007 112 Et si l’amour était une drogue douce ? d’après la communication du Pr Reynaud, Lyon, 29 mars 2007 [1] P. Delbrouck* U ne addiction se caractérise par l’im- possibilité répétée de contrôler un comportement de consommation de substance et sa poursuite en dépit de la connaissance de ses conséquences néga- tives. Notre compréhension physiopatho- logique de ce comportement a largement progressé ces dernières années, notamment en mettant en évidence le rôle majeur joué par les voies dopaminergiques. Les drogues psycho-actives viennent se greffer sur les voies du plaisir. Véritables “leurres” phar- macologiques, elles prennent la place des neuromédiateurs naturels. Nous sommes fabriqués pour être dépendants, d’autrui notamment, et les drogues interfèrent avec ces mécanismes de dépendance. Si l’on accepte que l’addiction correspond à un dysfonctionnement de la gestion des émotions et des sensations, ce modèle peut être étendu à d’autres comportements, notamment au comportement amoureux comme le propose M. Reynaud (Service de psychiatrie et d’addictologie, hôpital Paul- Brousse, Villejuif ). On est alors frappé par la concordance des termes utilisés dans le discours amoureux et celui des toxico- manes. Déjà en 1908, dans une lettre à Karl Abraham, Freud écrivait que “le philtre de Soma (un breuvage amoureux) soutient certainement l’intuition la plus importante, à savoir que tous nos breuvages enivrants et nos alcaloïdes excitants ne sont que le substitut de la toxine unique, encore à rechercher, de ce que l’ivresse de l’amour produit”. Le comportement amoureux peut se diviser en différentes étapes (séduction, plaisir, passion, attachement), chacune relative- ment stéréotypée est sous-tendue par des mécanismes biologiques différents. Séduction S i l’on met de côté le rôle, connu depuis de nombreuses années, joué par les phéromones dans l’attirance homme-femme, l’analyse du compor- tement de séduction de l’être humain a récemment bénéficié des apports de la sociologie, des comportementalistes et de la neurobiologie. Le comportement des hommes et des femmes diffère, mais reste relativement stéréotypé, quelles que soient les cultures. L’homme a plus volontiers un comporte- ment de chasseur, de conquérant qu’il doit mettre en œuvre en rassurant sa future “proie” ; alors que la femme se pose plutôt en situation d’autorisation (ou de refus) de la relation, comme en témoigne ce dicton populaire : l’homme propose, la femme dispose. Cette grammaire amou- reuse s’accompagne de rituels compor- tementaux (nourrissage, tête sur le côté, synchronisation des gestes) mais aussi biochimiques avec activation des systèmes sympathiques chez l’homme et parasym- pathiques (mydriase = signe d’intérêt) chez la femme. Ces comportements correspondent à trois niveaux différents d’élaboration, des plus archaïques (satisfaction d’un besoin) au plus évolué (mise en place d’une demande) en passant par l’apparition d’un désir. Cela correspond également à une activation des trois niveaux (sensation/besoin : archéo- cortex, émotion/désir : paléocortex, action/ demande : néocortex) des voies du plaisir et de la motivation organisées autour des circuits dopaminergiques. La satisfaction des besoins nécessite l’apprentissage de la gestion du manque, dans un cadre relationnel qui organise notre relation à autrui. Celle-ci est le résultat d’un forma- tage affectif et éducatif précoce. Ainsi, les situations de stress, d’insécurité dans l’en- fance diminuent les capacités de gestion du plaisir et des émotions. Les réponses apportées par notre environ- nement affectif précoce à la soif, la faim, et au besoin de chaleur, de caresses, de tendresse et de sécurité modèlent notre narcissisme ainsi que nos relations objec- tales (ou, en d’autres termes, l’estime de soi, la gestion des émotions, les modalités d’attachement et de prise de risque) en modulant l’organisation et la réactivité des voies dopaminergiques, opioïdergiques et corticotropes. À l’adolescence, la maturation cérébrale, notamment des voies dopaminergiques, va induire des modifications profondes dans la gestion des émotions, des sensations et de leur contrôle. L’adolescence constitue égale- ment le moment d’élaboration du détache- ment de l’amour parental pour s’orienter vers un attachement à l’autre. Cela s’effectue dans le cadre d’une programmation du déroulement de la maturation sexuelle et affective qui explique que certaines étapes restent stables dans le temps (par exemple, l’âge du premier rapport sexuel qui reste inchangé depuis plusieurs générations alors que la société a largement évolué). Il est important de constater que le subs- tratum neurobiologique de ces chan- gements – la maturation du système dopaminergique – est le même que celui stimulé par les substances psycho-actives ; ce qui explique, probablement, la grande sensibilité à la dépendance aux toxiques des adolescents. Cette dépendance correspond, en effet, à une activation des voies dopaminer- giques à différents niveaux, du tronc céré- bral aux cortex orbitofrontal et préfrontal en passant par le noyau accumbens. Il est à noter également que la simple représenta- tion de l’objet du désir ou de la dépendance stimule les mêmes voies que la consom- mation, qu’elle anticipe et amplifie, comme l’ont montré plusieurs études chez les toxi- comanes. * Service de psychiatrie, Centre hospitalier d’Heinlex, Saint-Nazaire. [1] Organisé par Wyeth Pharmaceuticals France

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Page 1: Et si l’amour était une drogue douce · voies et les mécanismes du plaisir et du manque. Plaisir et manque semblent donc universels, que ce soit dans les registres naturels (amour,

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La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 5-6 - mai-juin 2007112

Et si l’amour était une drogue douce ?d’après la communication du Pr Reynaud, Lyon, 29 mars 2007[1]

P. Delbrouck*

U ne addiction se caractérise par l’im-possibilité répétée de contrôler un

comportement de consommation de substance et sa poursuite en dépit de la connaissance de ses conséquences néga-tives. Notre compréhension physiopatho-logique de ce comportement a largement progressé ces dernières années, notamment en mettant en évidence le rôle majeur joué par les voies dopaminergiques. Les drogues psycho-actives viennent se greffer sur les voies du plaisir. Véritables “leurres” phar-macologiques, elles prennent la place des neuromédiateurs naturels. Nous sommes fabriqués pour être dépendants, d’autrui notamment, et les drogues interfèrent avec ces mécanismes de dépendance.Si l’on accepte que l’addiction correspond à un dysfonctionnement de la gestion des émotions et des sensations, ce modèle peut être étendu à d’autres comportements, notamment au comportement amoureux comme le propose M. Reynaud (Service de psychiatrie et d’addictologie, hôpital Paul-Brousse, Villejuif). On est alors frappé par la concordance des termes utilisés dans le discours amoureux et celui des toxico-manes.Déjà en 1908, dans une lettre à Karl Abraham, Freud écrivait que “le philtre de Soma (un breuvage amoureux) soutient certainement l’intuition la plus importante, à savoir que tous nos breuvages enivrants et nos alcaloïdes excitants ne sont que le substitut de la toxine unique, encore à rechercher, de ce que l’ivresse de l’amour produit”.Le comportement amoureux peut se diviser en diff érentes étapes (séduction, plaisir, passion, attachement), chacune relative-ment stéréotypée est sous-tendue par des mécanismes biologiques diff érents.

séduction

S i l’on met de côté le rôle, connu depuis de nombreuses années,

joué par les phéromones dans l’attirance homme-femme, l’analyse du compor-tement de séduction de l’être humain a récemment bénéficié des apports de la sociologie, des comportementalistes et de la neurobiologie.Le comportement des hommes et des femmes diff ère, mais reste relativement stéréotypé, quelles que soient les cultures. L’homme a plus volontiers un comporte-ment de chasseur, de conquérant qu’il doit mettre en œuvre en rassurant sa future “proie” ; alors que la femme se pose plutôt en situation d’autorisation (ou de refus) de la relation, comme en témoigne ce dicton populaire : l’homme propose, la femme dispose. Cette grammaire amou-reuse s’accompagne de rituels compor-tementaux (nourrissage, tête sur le côté, synchronisation des gestes) mais aussi biochimiques avec activation des systèmes sympathiques chez l’homme et parasym-pathiques (mydriase = signe d’intérêt) chez la femme.Ces comportements correspondent à trois niveaux diff érents d’élaboration, des plus archaïques (satisfaction d’un besoin) au plus évolué (mise en place d’une demande) en passant par l’apparition d’un désir. Cela correspond également à une activation des trois niveaux (sensation/besoin : archéo-cortex, émotion/désir : paléocortex, action/demande : néocortex) des voies du plaisir et de la motivation organisées autour des circuits dopaminergiques. La satisfaction des besoins nécessite l’apprentissage de la gestion du manque, dans un cadre relationnel qui organise notre relation à autrui. Celle-ci est le résultat d’un forma-tage aff ectif et éducatif précoce. Ainsi, les situations de stress, d’insécurité dans l’en-

fance diminuent les capacités de gestion du plaisir et des émotions.Les réponses apportées par notre environ-nement aff ectif précoce à la soif, la faim, et au besoin de chaleur, de caresses, de tendresse et de sécurité modèlent notre narcissisme ainsi que nos relations objec-tales (ou, en d’autres termes, l’estime de soi, la gestion des émotions, les modalités d’attachement et de prise de risque) en modulant l’organisation et la réactivité des voies dopaminergiques, opioïdergiques et corticotropes. À l’adolescence, la maturation cérébrale, notamment des voies dopaminergiques, va induire des modifi cations profondes dans la gestion des émotions, des sensations et de leur contrôle. L’adolescence constitue égale-ment le moment d’élaboration du détache-ment de l’amour parental pour s’orienter vers un attachement à l’autre. Cela s’eff ectue dans le cadre d’une programmation du déroulement de la maturation sexuelle et aff ective qui explique que certaines étapes restent stables dans le temps (par exemple, l’âge du premier rapport sexuel qui reste inchangé depuis plusieurs générations alors que la société a largement évolué).Il est important de constater que le subs-tratum neurobiologique de ces chan-gements – la maturation du système dopaminergique – est le même que celui stimulé par les substances psycho-actives ; ce qui explique, probablement, la grande sensibilité à la dépendance aux toxiques des adolescents.Cette dépendance correspond, en eff et, à une activation des voies dopaminer-giques à diff érents niveaux, du tronc céré-bral aux cortex orbitofrontal et préfrontal en passant par le noyau accumbens. Il est à noter également que la simple représenta-tion de l’objet du désir ou de la dépendance stimule les mêmes voies que la consom-mation, qu’elle anticipe et amplifi e, comme l’ont montré plusieurs études chez les toxi-comanes.

* Service de psychiatrie, Centre hospitalier d’Heinlex, Saint-Nazaire.[1] Organisé par Wyeth Pharmaceuticals France

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Paradoxalement, si l’être humain est “prédisposé” à être dépendant, c’est en apprenant à gérer les prises de risques et les émotions que lui procure la relation à l’autre, qu’il acquiert son autonomie.

plaisir

D ans la relation amoureuse, le plaisir correspond d’abord au passage

à l’acte sexuel. Il est contemporain d’un certain nombre de modifications chimiques : augmentation des taux de testostérone chez l’homme et la femme (stimulation des pensées érotiques), libération de lulibérine (messager poly-peptidique qui participe à l’établissement du comportement sexuel), sécrétion d’endorphines et d’ocytocine (lors des contractions utérines et spermatiques correspondant à l’orgasme). Cette cascade biochimique s’accompagne d’une libéra-tion de dopamine et d’une diminution des taux de cortisol.Les études en imagerie cérébrale ont montré que, si les stimuli du désir sexuel sont d’abord visuels pour les hommes et auditifs pour les femmes, les zones d’activation ultérieures sont communes (l’hypothalamus, traduisant la sécrétion d’hormones sexuelles et les circuits de la maturation : aire tegmentaire ventrale, striatum ventral, noyau accumbens, cingulum antérieur).Là encore, ce sont les mêmes circuits qui sont stimulés lors de conduites d’ad-diction.

passion

L a passion amoureuse constitue le sentiment le plus fort, l’émotion la

plus puissante et le besoin humain le plus impérieux. C’est la source de plaisir et de motivation la plus importante.Le sujet passionné alterne bonheur, exaltation, plaisir, manque et angoisse.

Il fonctionne en surrégime de plaisir, d’imagination. Il est prêt à prendre tous les risques pour celui ou celle qu’il aime. Sa pensée retourne sans cesse vers son objet d’amour.Il s’agit là, comme dans les débuts des addictions, de la phase de la “lune de miel”. Parallèlement, tout esprit critique est annihilé : “L’amour est aveugle”.L’imagerie cérébrale de la passion amou-reuse, par exemple les travaux de Bartels et Zeki, permet de mettre en évidence une illumination de tous les circuits et des zones du plaisir et de motivation, et parallèlement un hypofonctionnement des zones de l’analyse critique, celles qui sont attribuées à la “théorie de l’esprit” (possibilité de percevoir l’autre comme différent, voire inquiétant).

attachement

Au terme de cette tempête neuro-chimique que constitue la passion

amoureuse, s’installe parfois un attache-ment plus durable avec une réapparition progressive de l’esprit critique. L’autre devient familier et le désir se modifie du fait d’une moindre sexualisation de la relation et de l’absence de manque que procure la présence permanente de l’autre. Cet attachement correspond à une revi-viscence des modalités de l’attachement précoce. Celui-ci est sécure pour deux tiers des enfants. Mais, dans un tiers des cas, il est insécure et peut correspondre à des comportements affectifs patho- logiques (don juanisme, instabilité, émotionnalité excessive, insatisfaction régulière, échecs relationnels répétés) du fait de la difficulté à mettre en place cet attachement à l’autre.

l’addiction amoureuse

L a définition d’une addiction suppose que la souffrance l’emporte sur le

plaisir. La passion amoureuse destruc-trice correspond à un comportement addictif avec l’impossibilité répétée de contrôler son comportement et, dans la passion destructrice, sa poursuite en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives. En amour, les raisons de souffrir sont nombreuses, essentiellement liées au manque de l’autre, et sont sources de l’essentiel de notre littérature (amour impossible en raison de l’éloignement, de différences culturelles, d’un autre attachement ; lorsque l’autre est marié, ou pris par une autre passion, etc.). Cette impos-sibilité impose une gestion du manque. À ce niveau, la clinique du manque amoureux est comparable au manque du toxicomane. Tout rappelle l’autre, les processus mnésiques sont focalisés sur un unique objet constituant une mémoire sélective dysfonctionnelle. Les critères diagnostiques de l’addiction de Goodman s’appliquent aussi bien aux drogues psycho-actives qu’à la passion amoureuse contrariée. Cela explique le caractère universel de la souffrance et du manque amoureux, même si celui-ci reste largement “colorisé” par l’histoire de chacun et la culture qui l’imprègne.

Conclusion

Si les voies du Seigneur sont impéné-trables, celles de l’amour semblent

emprunter les mêmes chemins que moult substances psycho-actives. Ou plutôt, ce sont les substances psycho-actives qui détournent à leur profit, les voies et les mécanismes du plaisir et du manque. Plaisir et manque semblent donc universels, que ce soit dans les registres naturels (amour, sexe, sport, art, reli-gion, etc.) ou pathologiques (drogues, etc.). Et si l’amour est le plus souvent une drogue douce, il devient parfois la plus douloureuse des dépendances, et si, comme disait C. Olievenstein “il n’y a pas de drogués heureux”, tout amoureux peut être un désespéré qui s’ignore. ■