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ENTREPRENEURS HISTORIQUES DE L'INDUSTRIE DU LUXE ET INNOVATION PERMANENTE Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis De Boeck Supérieur | Innovations 2013/2 - n°41 pages 91 à 115 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-91.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Boutillier Sophie et Uzunidis Dimitri, « Entrepreneurs historiques de l'industrie du luxe et innovation permanente », Innovations, 2013/2 n°41, p. 91-115. DOI : 10.3917/inno.041.0091 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 01h40. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 01h40. © De Boeck Supérieur

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ENTREPRENEURS HISTORIQUES DE L'INDUSTRIE DU LUXE ETINNOVATION PERMANENTE Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis De Boeck Supérieur | Innovations 2013/2 - n°41pages 91 à 115

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-91.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Boutillier Sophie et Uzunidis Dimitri, « Entrepreneurs historiques de l'industrie du luxe et innovation permanente »,

Innovations, 2013/2 n°41, p. 91-115. DOI : 10.3917/inno.041.0091

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

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ENTREPRENEURS HISTORIQUES DE L’INDUSTRIE DU LUXE

ET INNOVATION PERMANENTESophie BOUTILLIER

Laboratoire de Recherche sur l’Industrie et l’Innovation / CLERSE (UMR 8019)

Université Lille Nord de FranceRéseau de recherche sur l’innovation

[email protected]

Dimitri UZUNIDISLaboratoire de Recherche sur l’Industrie et l’Innovation /

CLERSE (UMR 8019)Université Lille Nord de France

Réseau de recherche sur l’innovation [email protected]

L’observation économique nous renvoie une image très contrastée de la réalité entrepreneuriale, entre la création de start-up de haute technolo-gie d’une part et l’ouverture d’un petit commerce de produits alimentaires d’autre part. Cette diversité de l’entrepreneuriat (Aldrich, 2011 ; Verstrate, Fayolle, 2005) n’est pas inédite d’un point de vue historique. Le nom de quelques entrepreneurs est devenu un nom commun symbolisant à lui seul un produit (un Bic, une Ford, etc.), alors que d’autres ont disparu dans l’ano-nymat. La création d’entreprises a pris au cours du temps (et aujourd’hui encore) des formes très variées, y compris dans le secteur du luxe, lequel est susceptible d’attirer l’attention du chercheur en entrepreneuriat pour plusieurs raisons : par son poids important dans l’économie française et mondiale1, ensuite parce que l’industrie du luxe a été à l’origine de nombre

1. En 2011, sur les six premiers groupes mondiaux du luxe, cinq sont français dont PPR, LVMH, respectivement première et deuxième place et Chanel (6e place) selon Fortune. Plus de 100 000 personnes travaillent dans ce secteur, regroupant 69 entreprises du luxe françaises (qui comptent une pléthore de TPE et PME), lesquelles détiennent environ 30 % du marché mondial du luxe. En France, l’industrie du luxe représente à peu près l’équivalent de l’industrie automobile, selon le Comité Colbert.

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d’innovations majeures2. Nous avons choisi de nous focaliser sur une phase de l’histoire récente, de la fin du 18e siècle au début du 20e siècle, période pendant laquelle la production industrielle de masse devient la norme domi-nante de la production industrielle et où les entrepreneurs héroïques, selon la terminologie de Schumpeter (1935), révolutionnent l’industrie (Barreiro, Ravix, 2008).

C’est à travers la présentation du parcours de quatre entrepreneurs hé-roïques de l’industrie du luxe de cette période que nous nous proposons d’illustrer nos propos qui représentent chacun un produit spécifique du luxe : maroquinerie (Louis Vuitton, 1821-1892), haute couture (Gabrielle Chanel, 1883-1971), cosmétiques, parfums (Helena Rubinstein, 1870-1965) et champagne (Barbe-Nicole Ponsardin-Clicquot, 1777-1866).

Définir le luxe est cependant une entreprise ardue. Est-ce ce qui rare, cher, de bonne qualité ? Ce qui se situe au-delà du nécessaire ? Mais qu’entendons par « nécessaire » (Bastein, Kapferer, 2008 ; Castarides, 2006, 2008) ? Depuis l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui au milieu du 18e siècle dresse le bilan des connaissances scientifiques et techniques de ce temps, jusqu’à aujourd’hui, les définitions sont très variées. Nous appréhendons dans le cadre de cet article le luxe avant tout comme une activité industrielle spé-cifique destinée à répondre à la demande d’une classe sociale disposant de hauts revenus et soucieuse de son rang social – dans le sens bourdieusien du terme – de se distinguer du reste de la société par le comportement et le pa-raître (Detrez, 2002 ; Godart, 2010). Mais, c’est essentiellement à l’offre que nous intéresserons en focalisant notre étude sur quatre entrepreneurs du luxe qui ont vécu à des étapes différentes de l’évolution du capitalisme industriel. Outre les considérations précédentes, ces entrepreneurs ont été sélectionnés de façon arbitraire, en grande partie en raison de la notoriété dont ils ont joui de leur vivant et parce qu’aujourd’hui leur entreprise perdure, soit en tant que telle, soit en tant que marque d’un groupe multinational3. Ces entrepreneurs révolutionnaires ont créé pratiquement de toutes pièces des activités indus-trielles nouvelles, en faisant émerger de nouveaux besoins sociaux (loisirs, mode vestimentaire, soins de la personne et bien-être, activités festives, etc.) dans une société, celle du 19e siècle jusqu’à la société de consommation des années 1960. Le luxe s’est alors affirmé comme une industrie à part entière.

À partir du 19e siècle, l’industrie de luxe se développe en France dans un contexte économique et social marqué par l’enrichissement d’une frange de plus

2. Guerlain a été la première entreprise à produire du parfum en série. Le « numéro 5 » de Gabriel Chanel a été le premier parfum de synthèse, etc.3. A l’heure actuelle, Helena Rubinstein fait partie du groupe L’Oréal, Louis Vuitton et Veuve Clicquot du groupe LVMH, seul Chanel constitue un groupe en tant que tel.

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en plus importante de la population (fonctionnaires, employés, cadres, mili-taires…). Les villes grandissent et sont assainies4. Les commerces s’y multiplient. La diffusion du progrès technique s’accélère. La production de connaissances scientifiques et techniques s’industrialise5. Les modes de vie changent de ma-nière radicale (Bairoch, 1997). La société de consommation se développe tirée par les goûts et habitudes de consommation des catégories sociales fortunées.

L’entrepreneur, à l’image de tout agent économique, est encastré dans un contexte économique et social donné (Granovetter, 2003) dont il tire les ressources en connaissances, en capitaux, en informations (Aldrich, 2011)… qu’il valorise en réalisant son projet pour, à l’occasion se désencas-trer de ce milieu et intégrer un autre. Il crée ainsi de nouvelles ressources (objets techniques, emplois, revenus, des savoirs, etc.). Il introduit sur le marché de nouveaux biens de consommation qui cristallisent des connais-sances diverses contribuant à redéfinir les rapports de force sur le marché en générant de nouvelles innovations. Mais, entre la décision individuelle de création de l’entreprise et l’idée de créer, jusque la réussite ou l’échec, les mécanismes économiques et sociaux à l’œuvre sont complexes. Comment ont-ils réussi (Boutillier, Uzunidis, 2011) ? Dans quel contexte économique, social, technique et politique ? En d’autres termes, quel est leur potentiel de ressources (Boutillier, Uzunidis, 1995, 1999) ? Comment ont-ils détecté les opportunités d’investissement (Kirzner 2005 ; Schumpeter, 1935, 1979 ; Shane, 2004) qui ont fait leur fortune et leur renommée aujourd’hui encore ?

À travers ces quatre parcours, prenant appui sur une analyse socio-éco-nomique du luxe, nous présenterons par la suite les grandes étapes de ces quatre entrepreneurs : Clicquot-Ponsardin, Vuitton, Rubinstein et Chanel (Daumas, 2010).

LUXE ET ENTREPRENEUR DU LUXE : DES POINTS DE REPÈRE

Le luxe, chose très nécessaire !

« Le luxe, chose très nécessaire ». Ce mot de Voltaire reste d’actualité. La définition du Petit Robert (édition de 2004) va dans le même sens. Le luxe

4. Amélioration de l’éclairage public, construction des égouts, eau courante, création des grands magasins, expositions universelles, élargissement des avenues, développement des transports en commun, etc.5. Apparition des laboratoires de recherche et développement (R&D) dans les entreprises.

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est défini comme « un mode de vie caractérisé par de grandes dépenses consa-crées à l’acquisition de biens superflus par goût de l’ostentation et du plus grand bien-être ». Le luxe est le superflu, ce qui n’est pas nécessaire à l’existence des individus. Pour Diderot par exemple « le luxe ruine le riche et redouble la misère des pauvres » (Salon de 1667). Dans le même état d’esprit, Gustave Flaubert dans Le dictionnaire des idées reçues6 définit le luxe comme ce qui perd les États. Le luxe corrompt les civilisations vertueuses. Le luxe est ainsi rattaché à l’idée de décadence. Mais, il est aussi rattaché au pouvoir. Dans l’Ency-clopédie Universalis, le luxe regroupe un ensemble très hétéroclite, « (...) la somme complexe d’activités sociales classant à la fois l’antérieur vertueux et le futur décadent, la représentation du pouvoir – fut-il politique ou économique –, la distinction entre la vulgarité du rien, d’une part, et, d’autre part, la valeur esthé-tique de son incarnation dans une série d’objets, de comportements, de produits sociaux sur lesquels, à un moment historique donné, des individus apposeraient une sorte de label intrinsèque » (Martinon, 1995, p. 128). Cette définition montre à quel point il est difficile de définir le luxe, qui inclut des pratiques sociales et la consommation d’objets qui s’y rapporte.

Le luxe n’est pas figé. Il change selon les sociétés et le temps. Les codes sociaux évoluent constamment. Dans ces conditions, issu d’une économie basée sur l’innovation permanente, peut-on être étonné que le luxe soit mode ? La définition du luxe a fortement évolué selon les époques. Dans l’Encyclopédie7 de Diderot et d’Alembert (1765), à laquelle nous avons déjà fait référence, l’article sur le luxe est l’un des articles d’économie politique parmi les plus importants (Moureau, 1986). L’accent est mis par le rédacteur sur l’utilité, le désir de confort (propre à chacun et qui est tout à fait légi-time) auquel répond le luxe, qui est défini comme : l’« usage qu’on fait des richesses et de l’industrie pour se procurer une existence agréable. Le luxe a pour cause première ce mécontentement de notre état : ce désir d’être mieux, qui est et doit être dans tous les hommes. Il est en eux la cause de leurs passions, de leurs désirs et de leurs vices. Le désir doit nécessairement leur faire aimer et rechercher des richesses ; le désir de s’enrichir entre donc et doit entrer dans le nombre des ressorts de tous gouvernements qui n’est pas fondé sur l’égalité de la communauté des biens ; or l’objet principal de ce désir doit être le luxe ; il y a donc du luxe dans tous les états, dans toutes les sociétés : le sauvage a son hamac qu’il achète avec des peaux de bêtes ; l’Européen a son canapé, son lit ; nos femmes mettent du rouge et des diamants ; les femmes de Floride mettent du bleu et des boules de verre ».

En faisant la synthèse de ces différentes définitions, le luxe peut être dé-fini sommairement comme un ensemble de biens, de services, réunissant les

6. Écrit entre 1850 et 1880, publié à titre posthume en 1913.7. http://diderot.alembert.free.fr/L.html.

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cinq critères suivants : 1/ le luxe est ce qui est cher, 2/ superflu (qui n’est pas indispensable pour vivre), 3/ rare, 4/ de bonne qualité (référence à la qualité artisanale à haute intensité en savoirs), 5/ relatif à l’art et 6/ dont l’élasticité revenu est positive (si le prix augmente la demande augmente). Ces critères s’appliquent tant à la période préindustrielle (caractérisée par une produc-tion reposant principalement sur le travail à façon et les petites séries) qu’à la période actuelle, dominée par la production et la consommation de masse. Et, quelle que soit la période, les produits ne sont accessibles qu’à une élite de consommateurs (Giraud, Bomsel, Fieffé-Prévost, 1995), en raison de leur prix élevé.

L’histoire de l’industrie du luxe est longue, depuis les grandes compagnies commerciales de la Renaissance jusqu’aux groupes internationaux du luxe d’aujourd’hui comme l’Oréal ou LVMH (Degoutte, 2007), en passant par les artisans des siècles passés experts en joaillerie, en parfumerie, en couture, en gastronomie, etc. (Viruega, 2006). Les grandes compagnies commerciales de la période préindustrielle travaillaient pour une élite de consommateurs for-tunés qui en Europe avaient soif de parfums capiteux, d’étoffes précieuses ou de bien d’autres denrées rares venues de terres lointaines, introuvables dans cette partie du monde. Ces produits rares et précieux faisaient la fierté des représentants de l’élite sociale dans les cours européennes. Les Romains im-portaient de Chine de la soie et des épices. Les Princes ont occupé une place importante dans cette quête du luxe dans divers domaines, qu’il s’agisse de la mode vestimentaire, des parfums, de la gastronomie, et de bien d’autres codes sociaux qu’illustrent par exemple la Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1705) et Le mondain de Voltaire (1736). À partir de la révo-lution industrielle en revanche grâce au pouvoir de la machine à vapeur et de la machine-outil actionnée par une classe ouvrière pléthorique, les industriels optent pour la production de masse, la baisse des coûts unitaires de production favorisant la baisse des prix de vente et par conséquent la consommation à une plus grande échelle. Les grands magasins s’implantent progressivement dans les centres villes des capitales européennes pour le plus grand « Bonheur des Dames ».

Si l’industrie du luxe est probablement née dans les cours de souverains, soucieux d’accroître leur pouvoir et leur gloire en favorisant la créativité dans différents domaines (les ornements, l’habillement, les arts de la table, la gastronomie, etc.), en ce début de 21e siècle, le luxe est devenu syno-nyme de marques, lesquelles sont contrôlées par des groupes internationaux (Bronner et al, 2007). Aussi, derrière le luxe se cache la question du prix que le consommateur estime « normal » de payer, sachant que nombre de pratiques commerciales contribuent à manipuler la demande du consom-mateur. Lorsque Helena Rubinstein lance sa première crème de beauté, le

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coût de production est estimé à dix pence le pot. Le prix de vente pour-rait être de deux shillings et trois pence. Helena Rubinstein considère qu’il faut vendre le produit sept shillings et sept pence, sinon les clientes ne lui accorderont pas la moindre attention. Excepté la période de la grande crise (1929), Helena Rubinstein n’a pas souffert de la désaffection de ses clientes. Elisabeth Arden, sa principale rivale, développa une théorie selon la-quelle en période de crise, les femmes réduisent leurs dépenses en matière d’habillement, mais se réservent toujours quelques économies pour l’achat d’un produit de beauté ou d’un bâton de rouge à lèvres.

Luxe, prix et valeur

Les produits de luxe se distinguent des produits « communs » par leur prix plus élevé. Qu’est-ce qui justifie cet état de fait ? La valeur d’un bien pour les économistes néo-classiques est déterminée par la rareté ou l’utilité. Les produits de luxe sont-ils chers parce qu’ils sont rares ou bien parce qu’ils répondent à un besoin particulier difficile à satisfaire ?

Qu’en est-il de la rareté (Catry, 2007) ? Celle-ci peut être objective, na-turelle et physique. Elle se fonde sur la faible disponibilité de matières pre-mières, de produits semi-finis ou encore de capacités de production. La rareté en matières premières justifie un prix élevé. Mais, la rareté peut aussi décou-ler d’une innovation technologique. À toutes périodes, des biens nouveaux ont été inventés que seuls les plus fortunés pouvaient posséder. L’automobile et les robots ménagers étaient dans les années 1920 des produits de luxe, que la production en série a démocratisé. La frontière entre un objet de luxe ou ordinaire est donc aussi fluctuante dans le temps. Le luxe évolue en sui-vant le développement des forces de production. Les monarques des temps anciens ne pouvaient posséder des biens de consommation aujourd’hui ac-cessibles aux ouvriers : « (…) l’ouvrier moderne peut acquérir certains biens que Louis XIV aurait été enchanté d’obtenir, sans pouvoir le faire – par exemple, des appareils modernes de prothèse dentaire » (Schumpeter, 1979, p. 96). La rareté peut également être artificielle grâce au lancement de séries limitées auxquelles peuvent être associés des événements exceptionnels, habilement orchestrés par une politique de marketing. La rareté peut aussi être créée par d’autres moyens. Les marques de luxe à l’heure actuelle peuvent ainsi opter non pour la publicité de masse pour faire connaître leurs produits, mais privi-légier une communication moins tapageuse ciblant quelques consommateurs privilégiés, qui ensuite font circuler l’information dans un milieu restreint, entretenant l’idée d’un produit exceptionnel.

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La fabrication des crèmes d’Helena Rubinstein (Brandon, 2011 ; Fitoussi, 2010) ne nécessite pas des ingrédients rares disponibles, pourtant elle pré-tend à ses débuts que sa crème est fabriquée avec des fleurs rares venant des Carpates, introuvables dans toute autre partie du monde. Ce qui aux yeux de ses clientes australiennes en justifie le prix élevé, alors qu’elles sont dans l’incapacité de vérifier cette information.

Cependant, le prix élevé d’un produit, quel qu’il soit le producteur, doit être justifié. Ainsi, la vente du produit (elle commence par une unique crème pour le visage) peut-elle être liée par un ensemble de conseils de beauté et/ou de diététique. Avant même de créer son premier institut de beauté, Helena Rubinstein entoure la vente de son produit de conseils que les clientes écoutent avec attention, qui contribuent à créer une relation de confiance. Par ailleurs, elle a été dotée par la nature d’une peau claire et lumineuse, elle s’en sert dans un premier temps comme argument publicitaire. De plus, Helena Rubinstein organise la rareté. Pendant très longtemps, elle refuse de vendre ses produits en dehors de ses instituts de beauté. Lorsqu’elle se laisse enfin convaincre du bienfait de la multiplication des points de vente, elle exige que le personnel qui le vend soit formé par ses soins afin de contrô-ler son image de marque. Ses produits ne sont pas de simples produits, ils ne sont que l’une des composantes d’un ensemble plus vaste où le conseil et la relation personnalisée avec la cliente jouent un rôle de premier plan. Helena Rubinstein accorde aussi une extrême attention à la décoration de ses salons. Elle y expose des œuvres d’artistes de renom. Jean Cocteau la bap-tise, « l’impératrice de la beauté » (Fitoussi, 2010, p. 245). Lorsqu’elle ouvre un salon à Londres au début du 20e siècle, elle accorde un soin extrême à la décoration, sachant que des remarques négatives de la part de ses clientes, issues principalement de l’aristocratie britannique, pouvaient la condamner à une fermeture rapide. Elle entretient savamment le mythe autour de ses produits en publiant de nombreux ouvrages dans lesquels elle prodigue des conseils de beauté et de nutrition.

Pendant la première guerre mondiale, en raison de la pénurie qui régnait dans la société française, Gabrielle Chanel réalise ses premiers modèles avec des tissus de récupération, des toiles grossières provenant d’uniformes de l’armée. Il n’est pas question pour le moment de haute couture. Cela le devient à partir des années 1920 lorsqu’elle s’installe à Paris, rue Cambon, à proximité de la place Vendôme où elle attire une clientèle fortunée et cultivée. Son entreprise s’inscrit aussi dans les mouvements d’émancipation féminine qui depuis la fin du 19e siècle exercent une pression de plus en plus forte sur la société. La femme que Chanel dessine est libre et autonome. Elle est vêtue sobrement et est libre de ses mouvements. L’image de marque de

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Gabrielle Chanel (Charles-Roux, 1974) prend forme à partir du moment où elle s’attache une clientèle huppée (qui est à l’affût de la nouveauté et en quête d’accomplissement personnel) qu’elle apprend patiemment à connaître en tissant un réseau de relations sociales, d’abord dans un cadre ludique en confectionnant à la demande des chapeaux pour ses proches. Ce milieu social lui était étranger car elle est née dans la misère et a grandi dans un orphelinat. Le quartier de la place Vendôme et celui de l’Opéra Garnier attirent de façon puissante les créateurs et les commerces du luxe, parfu-meurs, bijoutiers, couturiers. Un « cluster » de luxe a ainsi vu le jour. Gabrielle Chanel fréquente aussi les artistes d’avant-garde, réseau de rela-tions sociales qui contribue encore à accroitre sa renommée dans ce Paris des années 1920, période de prospérité de courte durée, pendant laquelle le souhait de chacun est d’oublier la guerre de 1914-1918.

Le réseau social est fondamental. Qu’il s’agisse de Louis Vuitton (Bonvicini, 2004), de Charles-Frédéric Worth, de Louis-François Cartier, de Pierre-François-Pascal Guerlain ou de Thierry Hermès (Blay, 2005) qui œuvraient dans le même quartier de Paris, tous ont été les fournisseurs atti-trés de l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III. Celle-ci joua par sa volonté d’être élégante, un rôle très important pour le développement de ces industries en France. Certains quartiers de la capitale française deviennent des nœuds de relations sociales. Ces commerces de luxe se concentrent dans certains quartiers à proximité des lieux de vie de la clientèle fortunée. Cette concentration spatiale n’a pas seulement pour objet de rapprocher l’offre et la demande, il crée aussi une émulation entre les entreprises Louis Vuitton et Charles-Frédéric Worth échangent des informations sur l’évo-lution des goûts vestimentaires des femmes ; informations très importantes pour la conception de bagages (cf. disparition de la robe à crinoline qui pre-nait énormément de place) et sur l’évolution des mœurs de la haute société quant aux activités de loisir par exemple, pour concevoir des vêtements appropriés. La renommée de tel ou tel couturier ou de tel ou tel maroqui-nier, naissait aussi et se propageait par le fait qu’il pouvait être le fournisseur exclusif d’une personnalité reconnue. Louis Vuitton obtint ainsi, dès ses dé-buts, l’autorisation d’apposer sur sa devanture qu’il était le fournisseur attitré de l’impératrice. Il impose ainsi ses produits aux yeux des autres consomma-teurs comme ce qu’il convient de consommer pour être en phase avec les normes de l’élégance et du raffinement.

Le luxe se distingue des biens de consommation ordinaires parce qu’il est intimement lié à des comportements sociaux spécifiques à des classes so-ciales qui cherchent à se distinguer du commun. Les sociologues ont analysé ses comportements. Les économistes perçoivent ce phénomène d’une autre

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façon. Comme l’illustre le paradoxe de l’eau et du diamant. Né de la théorie classique de la valeur, il est riche d’enseignements, d’abord parce qu’il est for-mulé au moment où l’économie politique s’institutionnalise avec le modèle smithien de la manufacture d’épingles (Peaucelle, 2008), par conséquent de la division du travail, de la simplification des tâches et de la production en série8.

Comment expliquer, selon Adam Smith, qu’en dépit d’une valeur d’usage élevée, la valeur d’échange de l’eau (produit du quotidien mais indispensable à la vie) soit si faible ? Et, qu’en revanche, le diamant (produit de luxe, non indispensable à la vie) dont la valeur d’usage est très faible au regard de celle de l’eau, ait une forte valeur d’échange ? Adam Smith utilise ce para-doxe pour montrer que la valeur d’un bien provient de la quantité de travail nécessaire pour l’obtenir. Mais, cette théorie est aussi contestable. Dans cer-taines contrées de très haute montagne, les habitants échangeraient des sa-phirs contre du sel, en raison des malformations engendrées par les carences en sel. La valeur dépend donc des circonstances et pas seulement des qualités intrinsèques du bien. La frontière entre le bien de luxe et le bien commun est, nous le constatons une fois de plus, très aléatoire. La controverse sera cependant levée quelques décennies plus tard par les néoclassiques, qui rai-sonneront en termes d’utilité marginale.

D’un autre côté, la tentative utilitariste de J. Bentham (1748-1832) de dresser la liste exhaustive des 12 peines et 14 plaisirs ne fut guère fructueuse sur le plan théorique. Pourtant, il privilégie le bien-être qui est susceptible d’émaner d’une activité, celui-ci n’est pas relié à la consommation de biens de luxe. Par exemple, s’agissant du projet entrepreneurial, plaisir et peine peuvent conjointement être associés (Leloup, 2002). Mais, le luxe n’est pas seulement une question économique, elle est aussi sociale et culturelle.

Luxe et distinction sociale

Bien qu’économiste, T. Veblen (1857-1929) analyse le luxe dans sa dimen-sion sociale. Dans son célèbre essai publié en 1889, Théorie de la classe des loisirs (Veblen, 1970), il se livre à une sévère critique de la classe dominante américaine. Il conçoit le luxe comme un « gaspillage honorifique », car dans la société industrielle la notoriété sociale est basée sur l’argent. Consom-mer des biens de luxe relève de cette étiquette. Cet acte de consommation

8. L’épingle a en effet été le premier objet qui a été fabriqué industriellement. À partir du mo-ment où l’épingle a été produite industriellement, son coût de production a baissé dans des conditions considérables, pour devenir un objet banal. Or, en dépit de la production de masse, le luxe existe toujours.

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est dévolu à la femme qui est richement habillée et parée afin de rendre bien visible la fortune de son propriétaire. En théorie économique, on qualifie de « bien Veblen », le bien pour lequel une baisse du prix entraîne une baisse de la demande, car la qualité sera alors perçue comme mauvaise par les consommateurs.

Les circonstances dans lesquelles naît par exemple une mode vestimen-taire contribuent ainsi à asseoir la notoriété d’un créateur et de ses créations. La théorie de la distinction Bourdieu (1979), en termes de « capital écono-mique » (revenu, patrimoine), « capital culturel » (connaissances tacites, institutionnelles, expérience professionnelle), « capital symbolique » (capi-tal social, culturel ou économique ayant une reconnaissance au sein de la société) et « capital social » (réseau de relations sociales) est tout à fait perti-nente pour comprendre le comportement des individus face à la consomma-tion. Le luxe peut ainsi être compris en termes de luttes symboliques entre les classes sociales, avec les stratégies de distinction et d’ostentation de la classe supérieure (Lipovetsky, 1991). Chanel s’impose avant la première guerre mondiale en tant que modiste, en proposant des chapeaux dépouil-lés au regard de ce que les femmes portaient alors. Ce sont des chapeaux faciles à porter qui ne gênent pas les mouvements. Après la guerre, elle pro-pose des vêtements faciles à porter par des femmes qui veulent conquérir leur indépendance. Les femmes font du sport et ont besoin de vêtements adéquats.

Mais, les robes que Gabrielle Chanel conçoit et réalise, à l’instar du Champagne de Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin ou des malles de Louis Vuitton, nécessitent des heures de travail. Les « petites mains de Chanel » détenaient un savoir-faire de haut niveau. La production d’un Champagne de qualité est aussi le produit d’un savoir-faire complexe. Il faut sarcler les pieds de vigne à la main et faire tous les jours un demi-tour aux bouteilles de Champagne dans les caves pour éviter la formation d’un dépôt qui trouble la couleur. La fabrication d’une malle est aussi un processus long et minu-tieux depuis la préparation des planches de peuplier jusque la décoration extérieure. Sont-ce les heures de travail que le client rémunère lorsqu’il en devient acquéreur ? Certes, les produits de Louis Vuitton, de Helena Rubins-tein, de Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin ou Gabrielle Chanel sont aussi réputés pour leur qualité. Mais, les uns comme les autres, et tout particuliè-rement Helena Rubinstein, savent utiliser les outils de communication pour rendre indispensables leurs produits. Dès le démarrage de son entreprise, Helena Rubinstein fait un usage important de la publicité ciblée. En Australie, là où elle fait ses premiers pas, ce n’est pas à la haute société australienne qu’elle s’adresse, mais aux femmes de la classe moyenne qui sont devenues

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pour une large part des femmes indépendantes, qui occupent un emploi sala-rié. Les mouvements féministes ont été beaucoup plus précoces en Australie qu’en Europe9. En revanche, les salons de beauté qu’elle crée en Europe, puis aux États-Unis, seront richement décorés pour attirer une clientèle fortunée.

Tous seront aussi copiés ou imités. Est-ce ce qui fait la particularité du luxe ? Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin (Rigollet, 1996) lutta contre les contrefaçons. La concurrence était rude entre les producteurs. Elle y répondit à la fois en inno-vant, mais aussi par le procès. Par l’innovation : en concevant des étiquettes sur les bouteilles de Champagne, pratique qui n’existait pas alors. Par la voie juri-dique en faisant condamner les faussaires de façon très dissuasive. Louis Vuitton, fier de ses malles, constate lors de l’exposition universelle de Paris, qu’il a été copié par une multitude de concurrents français et étrangers. Il réagit en propo-sant en permanence de nouveaux modèles. C’est à la fin de sa vie que la marque « Louis Vuitton » est déposée, par son fils qui a pris sa succession. Est-ce cela le luxe ? Le fait d’être imiter ? En ce sens, le luxe ne peut être figé dans le mouve-ment permanent de destruction-créatrice. L’exemple de Helena Rubinstein en matière d’innovation est tout à fait significatif de ce processus de destruction (sans doute faut-il parler ici d’un processus de création cumulatif car les inno-vations additionnelles ne rendent pas caduques les anciennes) : invention de la cabine et du salon de beauté (1902) ; classification des trois types de peaux (1910) ; invention de l’autobronzant (dans les années 1930 alors que la mode du teint bronzé a été lancée par Chanel), du tube de mascara (le mascara en lui-même a été inventé par un chimiste américain en 1913), mascara waterproof (1958), etc. L’histoire d’Helena Rubinstein est une succession continue d’inno-vations, qui sont aussi des réponses à un contexte de concurrence très dur surtout aux États-Unis où se développe dès les années 1920 la société de consommation.

ENTREPRENEUR, INNOVATION ET INFORMATION : POUR QUE LE LUXE PERDURE

Des entrepreneurs innovateurs permanents

Les quatre entrepreneurs dont nous retraçons le parcours ont tous fait à un moment ou à un autre les premiers titres des journaux. Leur réussite a été

9. Les Anglaises obtiennent le droit de vote en 1918 (mais, il faut être âgée d’au moins 30 ans). En 1928, Anglais et Anglaises peuvent voter à partir de l’âge de 21 ans. Les Françaises ob-tiennent le droit de vote en 1944, et les Australiennes en 1894.

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saluée comme exceptionnelle et de manière positive. Pourtant, l’entrepre-neur a rarement été décrit dans la littérature (miroir de la société) comme un personnage sympathique. Il a aussi pris les traits d’une victime, criblée de dettes, qui ne parvient pas à se faire comprendre du banquier, comme ce personnage d’Honoré de Balzac décrit dans Les illusions perdues10. À l’image de la classe ouvrière, l’entrepreneur se présente alors telle une victime d’une logique économique qu’il ne peut maîtriser. Dans 325 000 francs (publié en 1955). Roger Vaillant décrit l’échec d’un ouvrier qui ne parvient pas à réunir le capital (325 000 francs) dont il a besoin pour devenir l’heureux proprié-taire d’un bar-tabac et sortir ainsi de la condition ouvrière ; métaphore de la difficulté extrême à gravir les échelons de l’échelle sociale.

Dans la théorie économique, en revanche, l’entrepreneur est couvert de toutes les vertus. Il innove, crée des richesses, contribue au progrès tech-nique et social, mais c’est souvent au prix d’un grand sacrifice. Grâce à lui, l’économie sort (enfin) d’un état de rareté endémique. Mais, le revenu de l’entrepreneur est incertain car il agit dans un marché en changement per-manent (Richard Cantillon11). Il s’apparente aussi à une espèce l’intermé-diaire entre le savant qui produit la connaissance et l’ouvrier qui l’applique à l’industrie (Jean-Baptiste Say : 1767-1832). Il est ainsi l’agent principal de la production. L’innovation est multiforme et ne se réduit pas au produit. L’entrepreneur est alors appréhendé comme l’agent économique qui réa-lise de nouvelles combinaisons de facteurs de production12 (Joseph Schum-peter : 1883-1950). L’innovation est définie de façon pragmatique comme ce qui permet à l’entreprise d’accroître son chiffre d’affaires et sa position de marché.

S’il est un commun dénominateur qui ressort des biographies des quatre entrepreneurs dont nous avons retracé les grandes lignes du parcours, c’est qu’ils ont su tirer profit des changements sociaux en gestation. Mais, comment détecter ces changements ? Si, l’entrepreneur est généralement défini par les économistes comme l’agent économique qui innove, pour y parvenir di-verses voies existent. Il est entrepreneur parce qu’il réalise de nouvelles com-binaisons de facteurs de production (Schumpeter, 1935) ou bien parce qu’il sait détecter les opportunités d’investissement (Kirzner, 2005) ou les deux

10. La troisième partie des Illusions perdues a précisément pour titre : « Les souffrances de l’inven-teur », partie de la comédie humaine, publiée entre 1836 et 1843.11. La vie de R. Cantillon reste entourée de mystères. Il serait né entre 1680 et 1690 et mort en 1734, probablement assassiné par l’incendie de son habitation.12. Il identifie ainsi cinq combinaisons possibles : création d’un nouveau produit ; mise au point d’un nouveau procédé ; ouverture de nouveaux marchés ; découverte d’une nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés ; nouvelle organisation productive (comme par exemple la création d’un cartel entre différentes entreprises d’un même secteur d’activité).

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(Boutillier, Uzunidis, 1999). La fonction entrepreneuriale consiste avant tout à tirer profit d’un état de déséquilibre, de désordre, soit d’une situa-tion d’incertitude (Knight, 1921). Cependant, en situation d’équilibre (Walras, 2000 ; et sur ce point on ne peut que lui donner raison), l’informa-tion est parfaite, l’incertitude n’existe pas, ni le risque et a fortiori, l’entrepre-neur. Mais, Walras ignore l’innovation et le progrès technique. L’entrepre-neur ne l’intéresse pas. Celui-ci s’inscrit par conséquent dans une situation d’entropie où il a la capacité de détecter les « bonnes » informations (Kirzner, 2005).

La théorie économique de l’entrepreneur nous fournit un cadre de ré-flexion approprié pour étudier ces questions. Les deux aspects sont, selon nous, complémentaires. En revenant à la définition schumpetérienne de l’innovation, nous ne pouvons ignorer que la nouveauté peut concerner un secteur d’activité donné et que le transfert d’une technologie d’un secteur d’activité à un autre constitue une innovation. L’innovation est en ce sens, quelle qu’en soit la nature, ce qui génère de l’entropie dans un secteur d’acti-vité. De l’autre côté, l’innovation naît aussi dans des situations entropiques. En inventant sa « petite robe noire », une robe très stricte et austère, les journalistes américains ont rapidement fait le rapprochement avec Ford en écrivant que cette robe était la « Ford de Chanel ». Quel paradoxe ! La petite robe noire de Chanel n’était-elle pas un produit de luxe ? Elle était en effet la création d’une couturière de haute couture reconnue en tant que telle. L’ori-ginalité de cette robe est précisément son apparente simplicité, bien qu’elle soit coupée dans du crêpe de Chine, soit une étoffe coûteuse.

Innover, c’est prendre des risques (financiers et sociaux) car l’entre-preneur ne peut anticiper l’évolution du marché. L’entrepreneur agit dans un contexte incertain, et crée lui-même de l’incertitude par son propre comportement. Comment les consommateurs vont réagir à son produit ? Quelle sera la réaction des concurrents ? L’entrepreneur n’est pas réso-lument certain de l’effet de sa trouvaille sur le marché, elle peut devenir (en cas de réussite) un moyen de lui conférer provisoirement (en raison des rapports de concurrence) une position de monopole. Par le pouvoir de l’innovation, l’entrepreneur délimite son propre marché, il fixe ses propres règles, afin de maîtriser l’incertitude propre – temporairement – au fonctionnement du marché ; règles qui seront (bien sûr) contestées par de nouveaux arrivants sur le marché, dans un mouvement permanant de « destruction créatrice ».

Les actions de l’entrepreneur sont donc encastrées dans le social (Granovetter, 2003). Ses décisions, son comportement, ses actions sont en grande partie déterminées par l’environnement social et économique dans lequel il est inséré. Son activité s’inscrit dans une division du travail très

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complexe dont il n’a pas forcément conscience ou dont il n’évalue pas toute l’ampleur. Les agents économiques sont insérés dans un environnement éco-nomique incertain et sont placés en situation d’asymétrie de l’information. L’information (sur les prix et les quantités) dont ils disposent est imparfaite, parcellaire (Hayek, 1994), liée à des conditions de lieu et d’espace. Mais, c’est dans ce contexte d’incertitude qu’ils prennent des décisions et réalisent leurs projets grâce aux ressources qu’ils en extraient (Penrose, 1959).

Innovation et information

Les connaissances qui donnent naissance à des innovations ne sont pas tant celles qui sont produites par les laboratoires de R&D des grandes entre-prises, mais celles qui sont cristallisées dans les objets techniques donnés et qui sont mises par ce biais sur le marché. Dans un contexte économique et technique en forte effervescence, l’entrepreneur joue un rôle fondamental dans ce processus de « débordements de connaissances » (Audretsch et al., 2006), qui ne sont pas tant les connaissances produites par les laboratoires de recherche et développement des entreprises, mais par la mise en circulation sur le marché de produits nouveaux.

Inséré dans un environnement économique incertain et créatif (cf. Théo-rie de l’ignorance, Hayek, 1994), l’entrepreneur doit détecter les opportunités de profit (Kirzner, 2005). Il ne peut avoir un comportement maximisateur, il poursuit ses objectifs dans un contexte d’incertitude (ce que n’ignore pas Schumpeter). Deux individus placés dans les mêmes conditions ne vont pas effectuer nécessairement les mêmes choix. Pourtant, le caractère subjectif de l’individu ne remet pas en question la rationalité de la prise de décision, mais elle n’a plus la même portée puisque la rationalité s’apprécie uniquement par rapport à l’individu qui prend la décision. L’individu peut se tromper dans ses choix et l’application de ses moyens. Ces erreurs sont aussi salutaires et participent à la création de nouvelles opportunités, créant un processus d’innovation dynamique.

La dynamique des marchés est tributaire des changements de goût, so-ciaux, technologiques, politiques, économiques ou autres, ce qui contribue à modifier les conditions du marché et devenir cause de succès ou d’échec économique ; à ceci s’ajoutent l’imagination et la prise de risque… calculé. Gabrielle Chanel se singularise des grands couturiers du début du 20e siècle qui concevaient des robes très sophistiquées. Paul Poiret affirmait que Chanel transformait les femmes en « petites télégraphistes sous-alimentées » (Lanfranconi, Meiners, 2010). Gabrielle Chanel répondit qu’elle ne voulait pas que les femmes aient l’air d’« esclaves échappées de leur harem » en se référant aux vêtements orientalistes de l’époque. Paul Poiret est pourtant

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l’inventeur d’une pièce très importante de la garde-robe féminine : le sou-tien-gorge13. Il a été par ailleurs le premier couturier à diversifier les produits vendus sous son nom en proposant des parfums, des accessoires, des meubles ou des bougies. Mais, le monde de Poiret n’a pas survécu à la première guerre mondiale. Gabrielle Chanel tire profit des possibilités qu’offre sa notoriété acquise dans la haute couture. C’est ainsi qu’elle à l’idée d’imposer un par-fum. Certes, Poiret avait aussi lancé ses parfums, mais les ventes n’avaient jamais atteint celles des grands parfumeurs comme François Coty14 ou Pierre-François-Pascal Guerlain15 (De Ferrière Le Vayer, 2007). Le N°5 de Chanel, premier parfum de synthèse, est un cas unique car il reste aujourd’hui encore en tête de ventes mondiales (Degoutte, 2007, p. 128).

Gabrielle Chanel s’est donc inscrite dans la même trajectoire que celle de Paul Poiret, celle de la libération de la femme, mais en appuyant encore le trait, puisque c’est ainsi que va naître la « garçonne » des années folles. Cette silhouette androgyne qui se singularisait tellement de celles des siècles antérieurs. De plus, Chanel comme Poiret, organisaient des défilés de mode. Or, ce mode de présentation de la mode était alors très récent puisque in-venté par le couturier Charles-Frédéric Worth à la fin du 19e siècle. Il fut le premier à utiliser des mannequins vivants pour présenter ses modèles ; man-nequins que l’on n’appelait pas encore ainsi mais « sosies ». On choisissait des femmes qui ressemblaient à la cliente. Le premier sosie de Worth fut sa propre femme, qui devint le mannequin vedette de la Maison Worth.

En se plaçant sur la trajectoire de l’émancipation féminine, nombre de couturiers innovent à partir de la fin du 19e siècle, les nouveaux cherchant à imposer de nouvelles normes. Gabrielle Chanel fut à son tour très cri-tique du style Christian Dior dans les années 1940-1950 (taille de guêpe et seins pigeonnants) et par la mini-jupe des années 1960. Christian Dior fut au demeurant le couturier qui donna une grande ampleur au système des licences dont les bases avaient été jetées par Poiret en 1916. En 1948, un fabricant de bas, Prestige, demande à C. Dior l’autorisation d’utiliser son nom pour produire et distribuer des articles aux États-Unis pour la somme de 10 000 francs. Dior refuse malgré la somme considérable pour l’époque. Mais, il obtient un pourcentage sur les ventes (Degoutte, 2007, p. 128).

13. Le soutien-gorge libère selon la formule consacrée la femme du corset qui lui coupait le souffle, à l’image des pieds bandés qui empêchaient les Chinoises de la période impériale de courir, voire même de marcher.14. François Coty (1874-1934) fut le créateur de la marque de parfum qui porte son nom. En 1929, sa société est introduite en Bourse, elle est alors la première entreprise européenne de parfumerie.15. Pierre-François-Pascal Guerlain (1798-1864) ouvre en 1828 sa première boutique rue de Rivoli à Paris. Il contribue à faire du parfum un produit de grande distribution.

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Précédemment, nous avons mis l’accent sur l’asymétrie de l’informa-tion et sur l’incertitude qui en découle, l’entrepreneur innovant cherchant à créer son espace pour se protéger (temporairement) de la concurrence. Mais, entreprendre et innover ne sont pas toujours synonymes de réussite. Parmi les quelques noms que l’histoire retient, combien d’autres restent dans l’oubli ? Cependant, les erreurs entrepreneuriales passées (Kirzner, 2005) constituent une espèce d’humus sur lequel d’autres entreprises seront créées. Elles peuvent conduire à des situations de déséquilibre susceptibles d’être exploitées par de nouveaux entrepreneurs, et ainsi de suite et engendrer des opportunités d’investissement. Les opportunités sont liées à une information privilégiée que l’entrepreneur détecte grâce aux ressources dont il dispose. Dans une situation d’asymétrie de l’information, la rationalité de l’entrepre-neur est limitée (Simon, 1983 ; Menger, 2011).

Les quatre entrepreneurs dont il est question dans ce texte sont tous ani-més par le désir de créer et de réussir. Leur vie professionnelle, mais aussi leur vie tout court, dont l’entreprise était partie intégrante. Ils ont procédé de façon pragmatique en rassemblant des informations au grès du réseau de rela-tions sociales qu’ils ont tissé au fil du temps dans le cadre familial, puis pro-fessionnel. Ils sont pour trois d’entre eux d’origine modeste. Louis Vuitton est fils de meunier16 (sa mère est morte alors qu’il était très jeune), Gabrielle Chanel17 est la fille d’un père colporteur (sa mère est également morte alors qu’elle était très jeune) et Helena Rubinstein est la fille d’un petit commer-çant. Quant à Nicole-Barbe Ponsardin, elle fut veuve très jeune (à environ 25 ans). Après une vie conjugale très courte, elle souhaite relever le défi et prendre la succession de son mari. Gabrielle Chanel et Helena Rubinstein s’acharneront à maquiller la pauvreté de leurs origines aux yeux de leurs contemporains et à s’inventer une enfance heureuse.

Cependant, en dépit de la faiblesse de leurs connaissances académiques, ces quatre entrepreneurs ont en commun la maîtrise d’un métier (sauf peut-être pour Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin qui a été formée au négoce du vin parce que sa famille et celle de son époux exerçaient cette profes-sion) : la menuiserie pour Vuitton, la couture pour Chanel. Quant à Helena Rubinstein, elle fit très tôt (dans le cadre familial) l’apprentissage du com-merce et de la comptabilité. Elle apprend la cosmétique grâce à sa mère et se forme par des lectures, en travaillant chez un pharmacien, et en interrogeant des scientifiques pour approfondir des connaissances dans le domaine des

16. Il apprend avec son père la menuiserie, connaissances indispensables pour faire fonctionner un moulin, alors en grande partie en bois. 17. Gabriel Chanel apprend la couture à l’orphelinat, puis occupera dans un premier temps plusieurs emplois de couturière.

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cosmétiques (connaissances que lui avaient depuis l’enfance enseignées sa mère). Elle se plaisait à dire qu’elle avait étudié la médecine et la chimie à l’université. Ce qui était absolument faux. Ses parents n’avaient qu’un objectif : la marier. Elle refusa avec obstination tous les partis qui se présen-taient à elle, d’où son départ en Australie pour réaliser son projet : être libre.

C’est par conséquent fondamentalement grâce à la maîtrise d’un savoir (capital humain) que ces entrepreneurs ont pu accumuler (au moins en par-tie) les fonds nécessaires au démarrage de leur entreprise. Mais, l’accumula-tion de connaissances passe forcément par un réseau de relations sociales de toutes sortes : familiales, amis d’enfance, collègues de travail, avec des insti-tutions (telles que des banques, d’autres entreprises ou des ministères, etc.).

Leurs origines sociales modestes posent aussi la question du finance-ment de leur entreprise. L’accumulation primitive18 repose pour ces quatre protagonistes sur le travail (amasser quelques économies en travaillant comme servante chez différents employeurs, telle fut la stratégie de départ d’Helena Rubinstein), mais même en réduisant ses besoins au strict néces-saire ce n’est pas suffisant pour commencer. Tous quatre en revanche ont su cultiver un réseau de relations sociales qui s’est enrichi au fur et à mesure de leur ascension sociale. Louis Vuitton tira d’abord profit de la renommée qu’il avait acquise en tant qu’ouvrier de l’entreprise Maréchal, fournisseur attitré de l’impératrice Eugénie. Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin était l’héritière d’une riche famille d’entrepreneurs et bénéficiait aussi d’appuis politiques (son père notamment sut naviguer habilement entre la Révolution, l’Empire et la Restauration). Helena Rubinstein valorisa les relations qu’elle avait tissées depuis la traversée jusqu’à l’Australie, puis lorsqu’elle fut employée comme servante dans des restaurants que fréquentait l’élite australienne. Gabrielle Chanel, enfin, sut tirer profit de la fortune de ses multiples amis. L’un lui prêta pour commencer sa garçonnière située dans les beaux quartiers de la capitale française, l’autre le capital d’amorçage, qu’elle s’empressa de rembourser dès qu’elle le put.

Ces diverses considérations nous conduisent à définir le potentiel de res-sources de l’entrepreneur (Boutillier, Uzunidis, 1995, 1999, 2011). Celui-ci dispose de trois types de ressources (en capitaux, en connaissances et en relations sociales). Les ressources en connaissances s’apparentent au capital humain. Il compose des connaissances théoriques acquises dans le cadre sco-laire, des compétences et de l’expérience acquise dans le cadre professionnel. La famille constitue également un relais indispensable pour l’acquisition de

18. Nous employons cette expression non selon son sens habituel, c’est-à-dire au niveau macro-économique, mais au niveau individuel.

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connaissances. En tant qu’agent économique socialisé, l’entrepreneur tire ses ressources pour mener à bien son projet de l’environnement incertain (information imparfaite, conjoncture économique fluctuante, évolution des prix, de la demande, de la technologie, etc.) dans lequel il est inséré. Dans un contexte économique concurrentiel, les agents économiques (quelle que soit leur condition sociale, salarié ou dirigeant) ont un comportement oppor-tuniste (Williamson, 1986) leur permettant de tirer profit des opportunités quelle qu’en soit la nature (un nouveau marché, une source de financement inattendue, une rencontre, etc.), qu’ils détectent. L’information n’est pas donnée et doit être recherchée. Elle a un coût. Pour y parvenir les individus doivent mobiliser des ressources, et sont par conséquent conduits à prendre des décisions en fonction des ressources auxquelles ils ont accès et des infor-mations qu’ils détiennent pour créer leur entreprise.

Les trois composantes du potentiel de ressources sont étroitement liées. Ainsi par exemple, l’école ou l’université est le lieu d’acquisition des connais-sances, mais aussi celui où se nouent des amitiés, qui plus tard se transfor-meront en associés. Dans le cadre familial, le futur entrepreneur peut être conduit à se familiariser avec certaines pratiques sociales et entrepreneu-riales, à acquérir des savoirs, savoir-faire ou savoir-être. Mais, le milieu fami-lial peut agir aussi comme une espèce de repoussoir, que le futur entrepreneur cherche à fuir. Le potentiel de ressources de l’entrepreneur se construit en synergie avec l’environnement social dans lequel les individus sont insérés, dans un mouvement d’interaction permanente. Deux sortes de capital social (Aldrich, 2011) peuvent donc être distinguées, celui qui est hérité de la fa-mille et celui qui est développé par l’individu lui-même. Sur ce point toutes les familles ne sont pas dotées des mêmes ressources. Parfois, la famille peut être un handicap pour réussir. Mais, la famille est-elle même insérée dans un ensemble social plus vaste, la société, laquelle a été construite sur des valeurs particulières, comme l’esprit d’entreprise, le goût de l’effort, la volonté de réussir ou l’enrichissement personnel (Shane, 2004).

Le potentiel de ressources de l’entrepreneur : l’importance du milieu social

Les relations sociales sont assimilées à des ressources et sont à ce titre un élément important de la réussite (ou de l’échec) d’un projet. Ce réseau est généralement assimilé à une ressource tant pour l’individu que pour la société dans laquelle il est inséré (Bourdieu, 1980 ; Coleman, 1988, 1990 ; Putman, 1993, 1995). L’activité entrepreneuriale est par définition socia-lement encastrée dans des réseaux de relations sociales de toutes natures (Granovetter, 2003, 2006). Les individus valorisent les ressources qu’ils

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détectent dans leur environnement social. Ils combinent ces ressources de manière à atteindre l’objectif fixé (en l’occurrence la création puis le développement d’une entreprise). Comme Kirzner, Granovetter considère que les agents économiques n’ont pas un comportement de maximisateur, tout en étant rationnels. En d’autres termes, les décisions économiques qui conduisent à la création de vastes empires industriels ne sont pas forcément fondées sur des décisions rationnelles au sens économique du terme, mais souvent sur de petits arrangements personnels qui se sont développés dans le cadre de relations de proximité et/ou dans le cadre familial. La réussite repose ainsi sur la construction d’un réseau de relations sociales très diversi-fié. Un individu issu d’un milieu socialement défavorisé doit rechercher des relations en dehors de ce cadre (Granovetter, 2000).

L’exemple de Gabriel Chanel est emblématique à ce sujet. Bien qu’issue d’un milieu social particulièrement modeste, elle est devenue la couturière de l’élite sociale. Ce qui caractérise les quatre entrepreneurs dont nous retra-çons le parcours est leur capacité à collecter une grande variété de ressources extraites de milieux sociaux très divers (famille, relations professionnelles, amicales, observation de la société d’une manière générale). Les entrepre-neurs du luxe étudiés ici sont au départ encastrés dans un milieu social du-quel ils ont tiré les ressources en connaissances techniques nécessaires pour réussir dans les affaires, puis se « désencastrent » pour intégrer un milieu d’affaires et social différent : l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Ces cas sont révélateurs de la forte mobilité sociale des entrepreneurs du luxe qui par « encastrement », « désencasterment » et « ré-encastrement », par des stra-tégies de veille et par l’innovation permanente ont reproduit dans l’histoire la norme du luxe.

L’ensemble de ces considérations nous conduit à définir le potentiel de ressources de ces quatre entrepreneurs de manière à recenser les ressources en connaissances, financières et en relations sociales ; ces dernières condi-tionnent les précédentes. L’ancrage social de ces entrepreneurs et leur mobi-lité sociale contribuent à rendre le luxe permanent et indispensable.

Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin est une jeune femme que ses parents destinent au mariage. Elle reçoit par conséquent une éducation pour la préparer à ce rôle, non pour diriger une entreprise. Mais, elle bénéficie dès son enfance d’un climat familial où la réalisation de soi par le travail est importante et surtout apprend le métier en observant son père, son mari et son beau-père. C’est ainsi qu’elle acquiert les connaissances nécessaires à la réalisation de son projet, prendre la succession de son mari décédé. Elle est aidée dans cette tâche par des collaborateurs efficaces ayant travaillé dans l’entreprise lorsque son mari la dirigeait. Le potentiel de ressources de

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Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin repose essentiellement sur un socle fami-lial. Ce qui n’est pas le cas pour les trois autres protagonistes pour qui la famille semble avoir exercé un effet de repoussoir. Ils ont tous trois construit leur propre réseau social.

Louis Vuitton est issu d’une famille très pauvre. Il ne sait ni lire ni écrire lorsqu’il la quitte à l’âge de 14 ans, mais il a appris auprès de son père le métier de menuiser. Il est employé comme apprenti dans une entreprise à Paris. Il développe des connaissances nouvelles et surtout côtoie la société parisienne, la bourgeoisie et l’aristocratie. Il tisse aussi progressivement un réseau de relations sociales dans le secteur de la mode (avec le grand cou-turier Worth). Il crée son entreprise après 17 années d’activité salariée dans la même entreprise en ayant gravi progressivement tous les échelons hié-rarchiques, puisqu’il devient le second de son patron. Celui-ci lui accorde rapidement sa confiance en raison de son habileté technique et de sa grande capacité de travail. Il accepte sans discuter de longues journées de travail et des conditions de vie modestes. C’est par conséquent sur ce socle social construit dans le cadre de son activité salariée qu’il réunit les ressources nécessaires à la création de son entreprise, car c’est essentiellement sur ses économies qu’il finance la création de son entreprise.

Helena Rubinstein, comme Nicole Barbe Clicquot-Ponsardin, est aussi destinée au mariage. Mais, elle est issue d’une famille vivant grâce à un pe-tit commerce familial d’épicerie en Pologne. Elle apprend à lire et à écrire dans le cadre scolaire, puis seconde son père dans la boutique familiale. Elle apprend sur le tas des rudiments de gestion et de comptabilité. Sa mère fa-brique, pour satisfaire ses propres besoins, des cosmétiques et lui enseigne l’art de prendre soin de sa peau. Grâce à ses connaissances empiriques, elle ouvre son premier salon de beauté en Australie, après y avoir vécu pendant plus de neuf ans, période pendant laquelle elle exerça une grande variété de métiers. Les Australiennes, contrairement aux Européennes, bénéficient d’une existence très libre (nombre d’entre elles sont autonomes financiè-rement). La création de ce premier salon de beauté, grâce aux économies provenant de ses divers emplois salariés, constitue le point de départ de la création d’une entreprise multinationale. Celle-ci prospère grâce à l’imagi-nation d’Helena Rubinstein, et à sa capacité à anticiper les besoins futurs des femmes en matière de cosmétologie. Sa réussite réside également dans sa capacité à tisser un réseau de relations sociales dans les milieux artistiques. Elle fut elle-même une grande collectionneuse d’œuvres d’art.

Gabrielle Chanel est issue d’une famille très pauvre qui n’a pas les moyens d’assurer son existence. Elle fut placée par son père dans un orphelinat où elle apprend à lire, écrire, compter, puis plus tard la couture. Elle occupe

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dans un premier temps de petits emplois salariés en tant que couturière et de femme de ménage. Par le biais de diverses rencontres amicales, elle obtient les ressources financières nécessaires à la création de son entreprise, laquelle prospère très rapidement en raison de l’engouement des femmes de la haute société parisienne pour ses chapeaux puis pour ses vêtements. Elle rembourse rapidement ses bailleurs de fonds amicaux.

Tous ont en commun une grande capacité à innover. Nicole-Barbe Ponsardin-Clicquot développa de nouvelles techniques de fabrication du champagne, pour lutter contre la contrefaçon elle conçut des étiquettes destinées à renseigner le consommateur. Louis Vuitton imagine en perma-nence de nouveaux modèles de valises. Helena Rubinstein combine non seulement produits et services, mais investit également dans la R&D pour concevoir des crèmes, des rouges à lèvres, des parfums, des mascaras... Quant à Gabrielle Chanel, elle innove en matière de mode vestimentaire (panta-lon, « petite robe noire », tailleur, etc.) et diversifie son activité dans des domaines annexes : parfums, bijoux et accessoires de mode. Ces pratiques sont devenues courantes dans l’industrie du luxe à l’heure actuelle.

ELEMENTS DE CONCLUSION

Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin, Louis Vuitton, Helena Rubinstein et Gabriel Chanel sont des entrepreneurs révolutionnaires au sens où ils innovent en permanence et tracent ainsi les pourtours d’un nouveau secteur industriel : le luxe. Leur réussite ne s’est pas appuyée sur une innovation fondatrice exploitée jusqu’à la corde. Le développement de leur entreprise a été ponctué tout au long de leur existence (de l’existence des fondateurs puisque les entreprises existent toujours) d’innovations au sens pluriel du terme : produit, procédé de fabrication, distribution, y compris implantation et/ou exportation à l’étranger, publicité et marketing. Si la création de leur entreprise reposa d’abord sur la création d’un nouveau produit, tous se sont appliqués à la faire connaître, que ce soit par le biais d’un représentant de commerce permanent (Veuve Clicquot), par les salons et expositions univer-selles (Vuitton), par l’organisation de défilés de mode et des manifestations mondaines, par la publicité et des actions de lobbying auprès de journalistes (Rubinstein), ou encore en soutenance la création artistique sous des formes très variées (Chanel), pour se limiter qu’à quelques exemples majeurs.

L’histoire de ces quatre entreprises, qui se confond étroitement avec celle de leur créateur respectif, est aussi celle de quatre individus qui avaient sur leur époque une idée particulière et surtout un projet à réaliser. Leur réus-site réside dans leur capacité à détecter les opportunités d’investissement

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(Kirzner, 2005) en d’autres termes les besoins sous-jacents des consomma-teurs, que l’entrepreneur transforme en marché. Ce sont des entrepreneurs innovateurs puisque depuis les débuts de leur entreprise jusqu’à leur fin, ils n’ont cessé d’innover, de se renouveler. L’essence de l’entrepreneur réside dans l’innovation. Schumpeter (1935, 1979) insiste sur le caractère éphé-mère de l’entrepreneur, qui n’est entrepreneur que parce qu’il innove. Or, ces quatre entrepreneurs n’ont cessé d’innover tout au long de leur existence. Ces quatre entrepreneurs ont, grâce à leur potentiel de ressources, contri-bué à développer de nouvelles activités manufacturières dans le domaine du luxe. Ils ont innové, non ex nihilo, mais à partir de l’existant. Qu’il s’agisse des cosmétiques, de haute couture ou autres, ces activités se sont dévelop-pées depuis de nombreux siècles, mais ils ont donné une impulsion décisive pour passer du stade préindustriel au stade industriel.

Cette capacité à innover constitue une réponse pour survivre dans un environnement économique marqué par l’incertitude et le risque. Tous ont eu à affronter des concurrents difficiles. L’innovation a également été un moyen de se protéger des contrefaçons, et des imitations, le créateur ayant sans cesse une longueur d’avance puisqu’il crée ses propres repères qu’il im-pose aux autres compétiteurs, dans un mouvement permanent de « créa-tion-créative ». Aucun n’a trouvé face à lui un marché vierge attendant le bon vouloir d’un enchanteur. Ils ont su révéler les besoins sous-jacents d’une société en transformation en cette période de révolution industrielle. Gabriel Chanel s’est imposée en remettant en question la mode selon Paul Poiret, pourtant elle reprend de ce dernier l’idée de créer un parfum attaché à sa maison de couture.

Leur réussite repose sur une subtile combinaison des trois composants de leur potentiel de ressources : ressources en connaissances, financières et sociales. Le milieu social dont ils sont respectivement issus joue un rôle fondamental, que ce soit parce que c’est dans ce cadre que l’accumulation primitive de connaissances s’est réalisée. Dénués (hormis Nicole-Barbe Clicquot-Ponsardin) de fortune familiale, ils ont acquis le capital nécessaire au lancement de leur entreprise par le travail. Agent socialisé par excel-lence, l’entrepreneur est aussi un créateur puissant de relations sociales, par lesquelles une renommée se construit.

À l’heure actuelle, ces quatre entreprises qui sont aussi quatre marques font partie d’un groupe. Pour deux d’entre elles (veuve Clicquot et Louis Vuitton) appartiennent au groupe LVMH créé en 1987, une (Helena Rubinstein) au groupe L’Oréal et une (Chanel) à la famille Wertheimer. Alain et Gérard Wertheimer qui sont les propriétaires actuels sont les pe-tits-fils de Pierre Wertheimer, associé de Gabriel Chanel, inventeur du N°5 (L’express.fr, 4/07/2005).

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