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Bikard Marine Entreprendre après la chute de l’URSS” Juillet 2011 1 Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Cahier de recherche Entreprendre après la chute de l'URSS Enquête sur les premiers petits entrepreneurs dans une ville provinciale de Russie Bikard Marine Juillet 2011 Majeure Alternative Management HEC Paris 20010-2011

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 1

Observatoire du Management Alternatif

Alternative Management Observatory

__

Cahier de recherche

Entreprendre après la chute de l'URSS Enquête sur les premiers petits entrepreneurs dans une

ville provinciale de Russie

Bikard Marine

Juillet 2011

Majeure Alternative Management – HEC Paris

20010-2011

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Entreprendre après la chute de l’URSS

Enquête sur les premiers petits entrepreneurs dans une ville

provinciale de Russie

Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le

cadre de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme

Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par Myriam Désert, Professeur à la Sorbonne

Paris, et soutenu le 9 septembre 2011 en présence d’Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris,

co-Responsable de la Majeure Alternative Management, et Myriam Désert.

Résumé : À travers la période de transition, l’expérience russe est un laboratoire exceptionnel

pour l’étude de l’émergence du capitalisme et de son institutionnalisation. En partant d’une

enquête de terrain des premiers petits entrepreneurs, la présente étude revisite certaines idées

fondées sur les réalités occidentales. La Russie exige de repenser les formes que doit prendre

le capitalisme et la place des relations informelles dans sa constitution.

Mots-clés : Entrepreneuriat, Capitalisme, Russie, Informel, Institutionnalisation

Entrepreneurship after the collapse of the USSR

Study of the first small entrepreneurs in a provincial city of

Russia

This research was originally presented as a research essay within the framework of the

“Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school

program. The essay has been supervised by Myriam Désert, Professor in la Sorbonne, Paris,

and delivered on September 9 2011 in the presence of Eve Chiapello, Professor in HEC Paris

and head of the Alternative Management program, and Myriam Désert.

Abstract: Through the time of transition, Russian experience is an exceptional laboratory to

study the rise of capitalism and its institutionalization. Based on a field study of the first small

entrepreneurs, this essay offers a new approach of different ideas developed according to

western realities. Russia demands to rethink shapes of capitalism and the place of informal

relations in its setting.

Key words: Entrepreneurship, Capitalism, Russia, Informal, Institutionalization

Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif

Les documents de l'Observatoire du Management Alternatif sont publiés sous licence Creative Commons

http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr/ pour promouvoir l'égalité de partage des ressources

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opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 3

Remerciements

Un immense merci et toute ma gratitude à Myriam Désert pour ses conseils avisés. Tous

mes remerciements également à Eve Chiapello pour sa présence dans le jury de soutenance. Je

remercie enfin tous ceux m’étant venus en aide en Russie : Valentina, Alla, Tatiana, Mikhail

et tous les entrepreneurs rencontrés.

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Table des matières Introduction .............................................................................................................................. 6

Avant-propos : clore HEC par une enquête anthropologique en Russie ...................... 6

Présentation de l’étude ................................................................................................. 7

Méthodologie ............................................................................................................................. 9

L’enquête de terrain ..................................................................................................... 9

Spécificité du cadre .................................................................................................... 11

Difficultés ................................................................................................................... 14

Limites ....................................................................................................................... 14

Partie 1. Les premiers entrepreneurs en Russie : à la croisée de réalités temporelles et

sociales ..................................................................................................................................... 17

1.1. Diversité des situations et des profils entrepreneuriaux ............................................... 18

1.1.1. Analyse du contexte politique, économique et social ........................................... 18

1.1.2. L’entrepreneur « produit » par la situation ........................................................... 22

1.1.3. L’évolution des entreprises créées ........................................................................ 27

1.2. Des similarités sociales significatives .......................................................................... 30

1.2.1. Des traits de personnalité communs ..................................................................... 30

1.2.2. L’importance du socle familial ............................................................................. 32

1.2.3. Des études supérieures .......................................................................................... 33

Partie 2. Pratiques entrepreneuriales et esprit du capitalisme .......................................... 35

Introduction : l’instabilité politique, économique, sociale et juridique du contexte de

transition ..................................................................................................................... 36

2.1. Qu’est-ce qu’être rationnel dans un contexte de transition qui entrave calcul et

anticipation ?........................................................................................................................ 38

2.1.1. Utiliser sa rationalité dans le cadre instable et incertain de la transition .............. 38

2.1.2. L’utilisation d’autres qualités cognitives pour les principaux choix .................... 41

2.1.3. Sortir des situations difficiles : imagination et débrouillardise de l’entrepreneur 42

2.1.4. Ainsi, le développement du business se fait « peu à peu », sans idée préalable. .. 43

2.2. Faire face à l’incertitude sociale ................................................................................... 45

2.2.1. Les risques intrinsèques à la société ..................................................................... 45

2.2.2. Se protéger grâce aux relations informelles : « neutralisation » du marché ......... 48

2.2.3. L’économie dans le social ..................................................................................... 51

2.3. L’informel au cœur du business ................................................................................... 54

2.3.1. La palette variée des pratiques informelles ........................................................... 54

2.3.2. Ambiguïté dans l’esprit même des acteurs de l’informel ..................................... 56

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Partie 3. Nouvelle éthique et esprit du capitalisme russe ................................................... 59

3.1. Autorégulation des acteurs de l’économie dans une éthique du don ............................ 61

3.1.1. Ambiguïté de l’échange marchand personnalisé : entre lutte et pacification ....... 61

3.1.2. Des relations informelles qu’on limite au maximum ............................................ 65

3.2. Ethique du don et valeur travail se rejoignent dans l’enjeu de distinction sociale ....... 67

3.2.1. Autonomie et reconnaissance sociale ................................................................... 67

3.2.2. Le travail acquiert une valeur nouvelle, avec en toile de fond l’idée de

méritocratie ..................................................................................................................... 70

3.2.3. Un glissement dont il faut reconnaître les racines soviétiques ............................. 73

Partie 4. L’institutionnalisation problématique d’un capitalisme encastré dans le social

.................................................................................................................................................. 76

4.1. Professionnalisation des acteurs économiques et désir d’institutionnalisation ............ 76

4.1.1. Professionnalisation des pratiques ........................................................................ 76

4.1.2. Désir de meilleures institutions ............................................................................. 78

4.2. L’institutionnalisation problématique de pratiques informelles ................................... 79

4.2.1. La stabilisation de pratiques informelles qui vont à l’encontre d’une

institutionnalisation ordonnée sur le modèle du capitalisme occidental ......................... 79

4.2.2. Cependant, il existe encore un informel propice au développement du capitalisme

........................................................................................................................................ 81

4.3. Le développement d’un capitalisme de plus en plus hostile aux petits entrepreneurs . 82

4.3.1. La dénonciation d’une économie de rente. ........................................................... 82

4.3.2. L’affaiblissement de l’entraide avec le développement du capitaliste va

également à l’encontre de pratiques informelles décrites en troisième partie. ............... 84

Conclusion générale ............................................................................................................... 85

Bibliographie ........................................................................................................................... 88

Livres ......................................................................................................................... 88

Articles ....................................................................................................................... 88

Annexes ................................................................................................................................... 90

Annexe 1 .................................................................................................................... 91

Annexe 2 .................................................................................................................... 95

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Introduction

Avant-propos : clore HEC par une enquête anthropologique en Russie

Intéressée par les sciences humaines depuis le début de ma scolarité à HEC, confirmée

dans ce goût par certains cours et lectures de dernière année, il me tenait à cœur de saisir

l’opportunité du mémoire pour aller en profondeur dans un sujet social. L’intérêt pour

l’anthropologie fut sans doute inspiré par les voyages, au cours desquels ma capacité à

comprendre la réalité fut constamment défiée par le dépaysement. Le contraste le plus

perturbant fut une première expérience en Russie, dans le cadre d’un semestre d’échange à

HEC. A Saint-Pétersbourg pourtant, la vie pourrait sensiblement ressembler à la vie en

France : cafés, magasins, théâtres foisonnent dans les rues. Et le trouble n’en est que plus

grand lorsqu’on se voit incapable de comprendre le comportement de son entourage. La

Russie impose de retenir son jugement tellement les repères sont brouillés. La curiosité

devient bouillonnante, si on refuse de se reposer sur les clichés habituels et simplistes.

Puisqu’HEC m’en donnait le temps, je décidai d’investiguer le terrain russe.

Ensuite, l’entrepreneur russe cristallise dans l’imaginaire étranger un grand nombre de

stéréotypes, dans le mien en premier. Je voulais comprendre les pratiques informelles que

nous appelons presque systématiquement corruption, les problèmes liés à l’alcool, dépasser le

mépris habituel d’une population qui s’en sort mieux à tous ces niveaux. Distinguer par

l’observation autant que possible le faux du vrai, puis tenter de mieux saisir le pourquoi de la

réalité.

Enfin, le choix de la Russie fut inspiré par les expériences humaines que j’avais pu vivre

lors de mes précédents voyages. J’avais été émue par la générosité des Russes que j’avais

rencontrés dans leur rapport à l’autre ; marquée par la force des sentiments que j’avais pu

observer ou partager.

Cette enquête fut dès le début ancrée dans une curiosité scientifique, mais aussi

émotionnelle. Curiosité si forte qu’elle me donnait suffisamment d’ambition pour me lancer

dans une recherche en russe, langue que je ne maîtrisais pas parfaitement avant mon départ,

dans un domaine scientifique, la sociologie et l’anthropologie économique, pour lequel je

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 7

n’avais aucune réelle formation. Je suis à cet égard très reconnaissante, autant qu’effrayée par

les personnes qui ont accepté de m’accompagner dans cette recherche…

Présentation de l’étude

Nous proposons dans ce mémoire une étude des premiers entrepreneurs russes à la suite de

la chute de l’Union Soviétique. La période de transition vit émerger deux mouvements

d’entrepreneuriat : d’une part, une partie de la population, grâce à son pouvoir et à sa position

au sortir du soviétisme, a pu profiter des privatisations, s’enrichir et prendre la direction

d’anciens combinats soviétiques. Parmi ces entrepreneurs « d’en haut » se trouvent les

oligarques, nouveaux capitalistes qui marquent les esprits et servent souvent de symbole du

capitalisme russe. Cependant, d’autre part, toute une partie de la population entra et participa

au mouvement capitaliste par la création de petites et moyennes entreprises. C’est à elle,

souvent négligée dans les réflexions sur le capitalisme russe, que cette étude s’intéresse. A

travers ces petits entrepreneurs, nous tentons d’apporter des éléments de réflexion sur le

capitalisme, ses conditions, ses modalités. La période de transition offre un cadre d’analyse

particulièrement intéressant à cet égard, au regard de la rapidité des changements qui eurent

lieu, et par l’accessibilité de ses acteurs encore aujourd’hui. Les entrepreneurs, notamment

dans les petites villes, furent les acteurs symboliques du nouveau système capitaliste russe.

Leurs actions ont largement participé à la création du capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui ;

elles lui ont donné forme. C’est le présupposé de cette étude. Dès lors, analyser les

déterminants des actions de ces entrepreneurs, c’est apporter des clefs de compréhension d’un

capitalisme souvent caricaturé et dévalorisé aujourd’hui. En d’autres mots, la présente étude

entend apporter des clefs de lecture du capitalisme russe à travers le prisme de ses acteurs

symboliques que sont les entrepreneurs.

Les questions à l’origine de cette enquête partent d’une simple curiosité sur les acteurs du

système, pour tenter ensuite de prendre de la hauteur sur le système lui-même : alors qu’ils

avaient derrière eux presque soixante-dix ans de soviétisme, qui furent les premiers petits

entrepreneurs en Russie, c'est-à-dire les premiers hommes à avoir été capables de s’emparer

des nouvelles opportunités? Dans quelle mesure ont-ils été acteurs du capitalisme, l’ont-ils

modelé ? Quel impact eut le développement du capitalisme, par ces acteurs, sur la société, sur

ses valeurs? A-t-il été vecteur de mobilité sociale ou a-t-il au contraire permis d’assurer les

plus puissants dans leur position dominante ?

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Pour faire le lien entre nouveaux entrepreneurs et construction du capitalisme, il nous

semble que l’enjeu central est de comprendre le processus d’institutionnalisation des pratiques

professionnelles. Pour comprendre ces pratiques, nous nous intéressons, dans un premier

temps, à la personne de l’entrepreneur, à son évolution au cours de la décennie : à quel point

la situation a-t-elle pesé sur l’émergence des entrepreneurs, quelles caractéristiques sociales

ont-ils en commun ? Partant des acteurs, nous nous concentrons ensuite sur leurs pratiques

professionnelles, au regard d’un cadre institutionnel flou et changeant: comment usèrent-ils de

leur rationalité dans un contexte de transition entravant calcul et anticipation ? Cette partie

nous amène à décrire le recours à l’informel lors de la création de business et à ouvrir la

réflexion sur les causes et les effets de l’informel. Dans une troisième partie, nous montrons

comment les pratiques qui émergèrent dans le cadre particulier de la transition furent vectrices

d’une éthique singulière, et considérons le lien entre cette éthique et les possibilités

d’émergence du capitalisme. Une dernière partie apporte une vue globale de l’évolution de

l’institutionnalisation du capitalisme dans la Russie post-soviétique, insistant sur les

particularités et difficultés d’un capitalisme, pour reprendre le terme de K. Polanyi, encastré

dans le social.

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Méthodologie

L’enquête de terrain :

L'enquête fondée sur les rencontres des acteurs de cette période :

Ce mémoire se fonde sur les résultats d’une enquête de terrain d’un peu plus de deux mois

dans une ville provinciale de l’oblast

de Saint-Pétersbourg, Tikhvine. J’y

ai rencontré une dizaine

d’entrepreneurs, et ai pu réaliser une

série de deux à quatre entretiens

approfondis avec sept d’entre eux.

J’ai pu m’appuyer sur quelques

autres entretiens auprès de

personnalités périphériques au sujet :

ancien adjoint au maire en 1990,

haut cadre dans une scierie, ancienne directrice du kolkhoze local, entrepreneurs plus tardifs

(depuis 2000). Par ailleurs, résidant dans la ville, chez l’habitant, pendant un peu plus de deux

mois, j’eus l’occasion, d’une part, d’échanger directement sur le sujet des nouveaux

entrepreneurs avec un échantillon très divers de la population, d’autre part, de découvrir la

vie d’autres personnes dans les années 1990, professeur, bibliothécaire, journaliste, étudiant,

ou encore ouvrier dans une usine d’Etat et d’avoir alors un portrait plus complet de la réalité

de cette époque.

Les rencontres furent progressives, au gré des opportunités. J’arrivai à Tikhvine avec un

contact, la bibliothécaire, amie d’une journaliste locale. Après que je lui ai transmis mon

sujet, cette dernière ayant déjà d’interviewé un certain nombre d’entrepreneurs, elle

m’arrangea deux premières entrevues. A la fin de chaque entretien, je demandai aux

interlocuteurs s’ils ne connaissaient pas d’autres entrepreneurs que je puisse rencontrer. Cette

première méthode avait un biais fort : tous les entrepreneurs étaient plus ou moins amis.

Aussi, je complétais cet échantillon grâce à plusieurs opportunités : après avoir lu dans les

archives d’un journal local un article sur un ancien entrepreneur, j’en parlais à ma logeuse,

ancienne journaliste, qui par chance, l’avait rencontré et avait son contact. Une autre fois, je

La vieille

ville

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rencontrai par hasard un jeune informaticien qui travaillait pour le compte d’entreprises : il

me mit lui aussi en contact avec un couple d’entrepreneurs.

Je fus presque prise de cours par les tous premiers entretiens, alors que je venais tout juste

d’emménager à Tikhvine. J’avais juste eu le temps de préparer un guide d’entretien. Je notais

systématiquement dans un journal de bord les premières impressions et les éléments

d’observation. Je pris petit à petit de plus en plus de plaisir à ces entretiens, et voyais mes

relations avec les entrepreneurs se complexifier, se tendre ou se détendre au fil des rencontres.

Les adieux furent révélateurs de la qualité de la relation que nous avions pu construire.

Certains furent finalement assez expéditifs. D’autres au contraire remplis d’une émotion dont

je fus la première surprise. Les relations avec les entrepreneurs étaient toujours singulières.

Tantôt je sentais que je servais de faire-valoir. D’autres fois, j’avais plutôt le sentiment de

gêner l’entrepreneur, de le sortir du feu de l’action pour l’interroger sur des sujets trop vagues

à ses yeux. D’autres entrepreneurs, enfin, étonnés sans doute qu’une étudiante française

s’intéresse à leur activité, pourtant « perdue » dans la province russe, montraient un respect

démesuré pour cette recherche, prenant toujours un temps avant de répondre aux questions les

plus anodines qui pouvaient apparaître au fil de l’entretien.

Guides méthodologiques

Pour me guider dans l’enquête de terrain, outre les conseils de ma tutrice, je m’appuyais

sur deux livres méthodologiques : j’avais lu et étais partie avec Guide de l’enquête de terrain

de F. Weber et S. Beaud1. Puis en mai, j’avais découvert le livre de D. Bertaux sur le récit de

vie2. Le premier fut d’une aide précieuse pour la tenue du journal de terrain, les relations aux

informateurs, la rigueur de réflexion. Le second fut une grande source d’inspiration pour les

derniers entretiens, pour lesquels je décidai d’appliquer autant que possible la méthode des

récits de vie. Il me semblait en effet qu’une approche diachronique serait riche

d’enseignements pour comprendre les hommes de la transition. J’abordais donc le groupe des

petits entrepreneurs russes comme un « monde social »: un monde qui répond à des

mécanismes, des processus qui lui sont propre. Mon ambition était de « faire exploser les

représentations des sens communs, qui sont toujours des généralisations abusives »3. Dans ce

1 Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Paris, 2

e éd. 2006

2 Daniel Bertaux, Le Récit de vie, Armand Colin, Paris, 3

e ed. 2010

3 Ibid.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 11

but, si l’on se fonde sur des entretiens approfondis, « ce n’est pas pour comprendre telle ou

telle personne, mais pour extraire, des expériences de vie sociale de celles et ceux qui vivent

ou ont vécu au sein de cet objet social, des informations, des descriptions, des pistes à suivre

qui aideront à en comprendre le fonctionnement et les dynamiques internes » (Bertaux, 2010).

De manière générale, je suis partie sur le terrain sans savoir ce que j’allais y trouver, sans

hypothèse à tester. J’ai

essayé de construire des

hypothèses tout au long

de l’enquête, de les

vérifier petit à petit au fil

des entretiens.

Spécificité du cadre

Avant d’entrer dans

l’analyse, il convient de

préciser le cadre imposé

par ces rencontres. La présente étude s’intéresse aux premières petites et moyennes

entreprises russes : il ne s’agit pas d’entreprises nées de privation de grands complexes

soviétiques. Nous ne sommes pas non plus au niveau de l’entreprise individuelle. Enfin, il

s’agit d’entrepreneurs encore actifs aujourd’hui dans l’entreprise qu’ils ont créée pendant la

transition, ou l’ayant abandonnée il y a peu : ce sont ceux qui ont, dans une certaine mesure,

réussi leur carrière entrepreneuriale.

Le cadre temporel des années 1990 correspond en fait à la période 1987-2000 : depuis les

premières mesures de libération de l’initiative entrepreneuriale, avec la loi sur les

coopératives jusqu’à

l’arrivée de Poutine au

pouvoir.

Le cadre spatial,

Tikhvine, est une ville de

soixante mille habitants à

cinq heures en bus de

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 12

Saint-Pétersbourg. Elle est représentative d’un grand nombre de villes provinciales russes,

dans le sens où son dynamisme était assuré depuis les années 1960 par le fonctionnement

d’une grande usine soviétique. A Tikhvine, l’usine Transmach construisait des tracteurs et des

tanks pour le compte de l’entreprise Kirovski à Saint-Pétersbourg. Elle employait environ

vingt mille habitants, soit le tiers de la population, et fut démantelée petit à petit après la chute

de l’URSS, suite à la diminution des commandes. Elle attira une grande population immigrée,

venue du sud (Turkménistan, Kazakhstan, Azerbaïdjan et Ouzbékistan pour la plupart) et fut

ainsi à l’origine de nombreux changements de la vie urbaine locale. C’est en outre une ville

de pèlerinage, construite autour d’un monastère datant du dix-huitième siècle, où trône une

icône dite miraculeuse de la vierge Marie.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 13

La ville est divisée en deux : la vieille ville, constituée d’isbas colorées, autour de routes le

plus souvent en terre. Du centre de cette section commence l’avenue Karl Marx, qui emmène

en dehors de cette ancienne partie. De part et d’autre de la large avenue se succèdent alors

sept quartiers, constitués de larges barres

d’immeubles soviétiques.

L’administration et le centre de la ville se

trouvent à présent dans cette section.

Le monastère de

Tikhvine

Plan 1 - La ville nouvelle (soviétique).

Les quartiers de bâtiments soviétiques

s’enchaînent autour de l’avenue Karl Marx.

La rivière Tikhvine s’écoule au nord de la

ville. Au sud, le chemin de fer convoie

quotidiennement des wagons de

marchandises, parcourant la forêt entre

Saint-Pétersbourg et Mourmansk.

.

Le numéro 21, au centre du plan, indique

l’emplacement actuel de l’administration.

Au numéro 16 se tenait auparavant le

bâtiment imposant du cinéma. Racheté à la

ville au début des années 1990 par A., il

abrite aujourd’hui plusieurs magasins (dont

des magasins d’A. et O.) et une boîte de

nuit (qui appartient à O.).

Comme le montrent les plans 2 et 3 ci-

dessous, chaque quartier est le résultat plus

ou moins ordonné d’une construction

spontanée.

Plan 2 : Quartier numéro 1-

a Plan 3 : Quartier numéro 1

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Difficultés

Le sujet en soi demandait de dépasser plusieurs difficultés. En premier lieu, c’est un sujet

sensible : les entrepreneurs ont eu recours à des pratiques souvent critiquées, dans tous les cas

éloignées de l’image idéale de l’entrepreneur (c'est-à-dire de l’individu s’étant construit seul,

par la force de son esprit et de son travail). Les premiers entrepreneurs aspirent à une image

de normalité et leurs discours en étaient par conséquent au départ relativement biaisés.

Ensuite, la proximité temporelle de la période empêche d’en parler comme d’un temps

appartenant au passé. Cela augmentait la sensibilité de certains sujets. Au-delà, les

entrepreneurs ne faisaient pas toujours la différence, dans leur récit, entre la période présente

et celle des années 1990, et passaient dans tous les cas très rapidement de l’une à l’autre,

brouillant dans une certaine mesure le discours. Enfin, il fallait affronter la difficulté

intrinsèque à la méthode des récits : nous avions affaire à des reconstructions de la réalité, et

non à la réalité.

En dehors des difficultés intrinsèques à la méthode et au sujet, il faut ajouter mes propres

peines. En premier lieu, la langue fut un obstacle certain. Je fus certes capable de conduire

tous les entretiens en russe, mais je ne fus assurément pas aussi réactive qu’il l’aurait fallu

dans l’idéal ; ma compréhension et ma réflexion étaient plus lentes qu’en français. En outre,

j’étais quasiment novice en ce domaine. Ma formation sociologique était mince, se limitant à

quelques lectures. Je n’avais jamais appris de méthode de terrain anthropologique. Pour

dépasser cette difficulté, les livres de méthode cités ci-dessus furent d’un secours certain.

Limites

Notons enfin plusieurs limites, dues d’une part, à l’échantillon, d’autre part, aux

difficultés présentées ci-dessus.

Les entrepreneurs rencontrés sont encore actifs au sein de leur entreprise. Ils constituent

en cela une minorité, étant donné que la mobilité professionnelle était très forte pendant cette

période : seuls 20 à 25% des entrepreneurs en Russie se seraient trouvés en 1998 dans

l’activité qu’ils avaient en 19944. A l’inverse, nombre d’entrepreneurs de cette période furent

des « entrepreneurs d’un temps », ayant tenté l’aventure quelques années avant de retourner

4 Boris Najman, Ariane Pailhé. « Mobilité externe sur le marché du travail russe, 1994-1998. Une

approche en termes d’activité », in Revue économique – vol. 52, N°4, juillet 2001, p. 861-884

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 15

vers un travail salarié ou une profession libérale. Il faut donc garder en tête que les

entrepreneurs rencontrés firent preuve d’une stabilité étonnante. En contrepartie, l’échantillon

est assez représentatif de la population des premiers entrepreneurs encore présents sur le

marché de Tikhvine après les années 1990. Du dire des entrepreneurs, j’en aurais rencontré la

grande majorité. Je n’ai malheureusement pas pu rencontrer le plus gros « nouvel

entrepreneur » de Tikhvine : ce dernier travaillait dans l’administration au moment de la chute

de l’URSS, dans la commission responsable du parc immobilier. Aussi fut-il bien placé pour

profiter de la privatisation et acheter pour une bouchée de pain une grande partie de

l’immobilier tikhvinais. A partir de ce capital, il a construit et dirige à présent dans la ville

plusieurs entreprises : restaurant, parc aquatique, centre commercial. Il se différencie

néanmoins beaucoup des autres entrepreneurs, par les gains qu’il fit de la privatisation. Il est

en outre regrettable de n’avoir pas rencontré beaucoup d’entrepreneurs ayant échoué ou

abandonné leur activité entrepreneuriale.

La méthode fut plus ou moins improvisée et par conséquent pleine de failles. Si j’ai utilisé

le livre de D. Bertaux, le fait de m’être déjà entretenue auparavant avec les entrepreneurs, en

m’appuyant plus sur des questions thématiques, les mettaient tout de suite dans une posture

différente de celle demandée pour les récits de vie. Ce ne fut pas toujours aisé d’en sortir. Je

sentais par ailleurs des lacunes dans mes connaissances de l’histoire de la Russie, d’une part ;

d’autre part, une plus grande culture théorique aurait été bénéfique : je découvrais après mon

terrain des théories en même temps que je les utilisais.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 16

Tableau 1

Pour le premier entretien, plusieurs entrepreneurs sont venus me chercher en voiture : grand

4x4 noir pour B, A et V&K., petite voiture rouge pour F., voiture de sport avec chauffeur pour

T.

* l’entretien s’est fait autour d’une collation offerte par l’entrepreneur

** l’entrepreneur a montré des photos de sa famille et de ses collègues

Se

xe

Age Entreprise à la date de l’entretien Origine de la

rencontre

Lieu d’entretien Date de

l’entretien

F M 64 Directeur d’un incubateur de business

(structure publique)

Suite à lecture

des archives

du journal,

aide d’une

journaliste

Café de l’incubateur

(bâtiment de 2 étages

dans un quartier

soviétique)

10/05/11*

23/05/11*

Bureau de l’incubateur 21/06/11

30/06/11

B M 51 A la tête d’une entreprise présente dans

le secteur du matériel de construction et

du bâtiment (construction et location)

Recommandati

on d'O. (appel

à la fin de

notre 1 e

entretien)

(Petit) bureau à

l’intérieur d’un

bâtiment de 3 étages

construit par lui dans

quartier soviétique à la

frontière de la vieille

ville

28/04/11*

16/05/11**

7/06/11**

O M 45 Directeur de 3 entreprises : une chaîne

de produits ménagers, une entreprise

d’automobile, une chaîne de matériel

de construction

1e contact

organisé par

journaliste

(grand) bureau dans

bâtiment siège de

l’entreprise reconstruite

par lui, au cœur de la

vieille ville

28/04/11

20/05/11**

27/06/11

A M 44 Directeur d’une entreprise de

production de produits surgelés,

également propriétaire d’un centre

commercial, et actif dans le secteur de

la construction/location

Recommandati

on de B.

Cabinet de réunion/

« réception », dans

bâtiment construit pour

usine de surgelé

4/05/11*

10/06/11*

28/06/11*

C M 44 Directeur d’un média local (journal et

chaîne de télévision) actif dans tout le

département

2e contact

organisé par

journaliste

(son patron)

(Petit) bureau à

l’intérieur du bâtiment

construit par B.

29/04/11

19/05/11

16/06/11

T F 49 Directrice d’un magasin de vêtements

haut de gamme à Tikhvine

Recommandati

on de A.

Cabinet de

réception/salle de

réunion dans le même

bâtiment soviétique que

le magasin (derrière ce

dernier)

5/05/11*

6/06/11*

27/06/11*

K M 41 Anciens directeurs d’un magasin de

sport à Tikhvine, qu’ils viennent de

vendre

Arrangé par

jeune

informaticien

Café de la ville, géré

par un de leurs amis

14/05/11*

V F 38 9/06/11*/**

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 17

Partie 1. Les premiers entrepreneurs en Russie :

à la croisée de réalités temporelles et sociales.

L’entrepreneur russe est un personnage qui inspire et concentre dans les pays occidentaux

un nombre significatif de clichés : y sont associées les idées de mafia et de corruption, de

violence et de relations informelles. La réalité contraste particulièrement avec ces

simplifications : il est difficile de penser l’entrepreneur russe, ce terme renvoie à des

situations très diverses. En outre, si la recherche abonde d’écrits sur les transformations des

grandes industries d’Etat, leurs privatisations et les comportements mafieux, l’étude des

acteurs plus discrets que sont les petits entrepreneurs est encore à l’état d’ébauche. Pourtant,

leur rôle dans les transformations de la société russe au sortir de l’URSS, notamment en

dehors des grandes villes, ne fut pas moins décisif.

Le plus frappant lorsqu’on étudie la période des années 1990 en Russie, c’est la vitesse

des transformations – économiques, sociales, morphologiques ou encore culturelles – que

reflète et qu’explique à la fois l’évolution de l’entrepreneuriat. Il est d’abord notable que les

profils des entrepreneurs ont évolué significativement avec le contexte économique, politique

et juridique.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 18

1.1. Diversité des situations et des profils entrepreneuriaux

1.1.1. Analyse du contexte politique, économique et social

Deux variables principales nous permettent de qualifier les différentes périodes : la

présence de l’Etat, d'une part, qui se décompose en l’évolution du cadre juridique, puis

l’évolution du contrôle et de l’application de ces nouvelles contraintes ; l’état du marché de

biens et services, d'autre part, à travers le niveau de l’offre.

Première variable : la présence d’un cadre étatique

Considérons d’abord l’évolution du cadre juridique. La législation évolue sous Gorbatchev

à la fin des années 1980 avec un corpus de lois exprimant une véritable volonté de réforme du

système. En 1987, l’activité individuelle est légalisée : les entreprises d’Etat peuvent

contracter directement avec leurs fournisseurs et leurs clients. En 1988, la « loi sur les

coopératives en URSS », autorise la « coopération », c'est-à-dire, « la propriété privée des

moyens de production ou d’échange dans des domaines et à une échelle encore limités »5.

Alors que le mot entreprise avait été banni d’URSS, paraît en 1991 un arrêté (N406 du

gouvernement de la Fédération de Russie) « sur le soutien et le développement des petites

entreprises de la Fédération de Russie », qui définit les critères des petites entreprises ainsi

que les conditions générales de leur fonctionnement. Jusqu’à cette date, « l’entrepreneur était

pris dans l’étau de la législation soviétique et des lois de la République de Russie, qui

existaient en parallèle et étaient souvent différentes »6. Néanmoins, les pas décisifs ne sont

pris qu’en 1992, avec les mesures du Premier ministre Egor Gaïdar, souvent présentées

ensuite sous le nom de « thérapie de choc ». Elles visent à créer les conditions de base d’une

économie de marché, avec notamment la libéralisation des prix au début de 1992 et la

privatisation des entreprises publiques la même année. Le 11 mai 1993 est adoptée la nouvelle

Constitution de la Fédération Russe.

5 Alexis Berelowitch, Michel Wieviorka, Les Russes d’en bas, Enquête sur la Russie post-communiste,

1996, p.140 6 Dimitri Kisline, « Les principaux obstacles au développement du petit entrepreneuriat en Fédération de

Russie : l'avis des entrepreneurs » ,Innovations, 2007/2 n° 26, p. 95-108.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 19

Si l’on se focalise sur les lois concernant spécifiquement les entreprises, force est de

constater leur grande instabilité. Jusqu’à l’adoption de la constitution, la taxation sur les

petites entreprises était très complexe et extrêmement changeante. La base d’imposition

semble avoir variée pendant toute la suite de la décennie. En 1996, environ cent vingt actes

législatifs régulaient l’impôt sur le revenu des petites entreprises et cent autres concernaient la

taxe à valeur ajoutée7.

Ce cadre, autant par ce qu’il précise que par ce qu’il laisse flou, a une influence très

importante sur la vie locale. Néanmoins, notamment en ce qui concerne les devoirs des

nouvelles entreprises, il faut considérer la règle sous le crible du contrôle, sans quoi la

compréhension des comportements des entrepreneurs échappe. Or, le contrôle dans la ville de

Tikhvine est resté longtemps à un niveau considérablement bas et son renforcement semble

avoir été très progressif. L’inspection n’est constituée que de quatre fonctionnaires jusqu’à la

fin des années 1990 (les statistiques officielles comptent en comparaison sept cent quinze

entreprises pour toute la région de Tikhvine, dès 1992, mille cent quatre-vingt-douze en 1995,

mille deux cent soixante-douze en 20008). Une police des impôts vient compléter ce dispositif

au milieu de la décennie. Mais le manque de formation de ces fonctionnaires, qui découvrent

également les nouvelles lois, et les liens informels qu’ils lient avec la population locale, ne

permettent pas un contrôle effectif. Il faudra attendre l’arrivée de Poutine au pouvoir pour

qu’un véritable tournant s’opère dans ce domaine. B., qui a dirigé une nouvelle coopérative

dès 1989, exprime cette évolution :

B. : « Quand je venais de commencer, il n’y avait que quatre hommes à l’inspection

des impôts. Aujourd’hui, ils occupent deux étages d’un bâtiment colossal (…) J’ai

ouvert mon entreprise en 89(…) et voilà, quelque chose comme cinq ans le contrôle

était…bien…supportable. Voilà. Et après, quelque chose comme dans les années 90, on

l’a renforcé, renforcé, renforcé »

V&K, qui se sont lancés dans l’entrepreneuriat en 1994, évoquent pour leur part un passé

idéal pour commencer à entreprendre :

« Bien sûr, il aurait fallu entrer dans le business un peu plus tôt, quelque part au tout

début des années 1990. Voilà, c’était le meilleur moment, parce qu’il n’y avait aucun

contrôle, pratiquement, et on pouvait transformer l’air en argent, absolument. »

7 Ibid.

8 Total des personnalités juridiques, qui comprennent : les établissements d’Etat, municipal, les

entreprises individuelles, les coopératives, et « autres entreprises ». Archive de l’inspection des impôts de la région de Tikhvine.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 20

Deuxième variable : l’état du marché des produits

La production chute drastiquement depuis la fin de l’Union Soviétique. Les réformes

économiques introduites en 1992

accentuent la dégradation. Entre 1991 et

1996, le PIB chute de 38% en Russie9. A

Tikhvine, même les statistiques officielles

font état d’une situation dramatique,

comme le montre le graphique ci-contre10

.

Les commandes étatiques diminuent, les

combinats soviétiques qui entourent la

ville sont démantelés peu à peu. A la fin de la décennie, Tikhvine ne peut plus se reposer sur

sa production pour commercer avec l’extérieur, ni pour nourrir sa population.

En conséquence, dès la fin des années 1980, les magasins sont complètement vides

pendant une période de deux à trois ans et ne se remplieront que lentement tout au long des

années 1990. Le récit de T., directrice d’un magasin de vêtements haut de gamme, fait état du

traumatisme de cette période de pénurie :

« C’était effrayant d’aller dans les magasins, tout simplement effrayant, terrifiant.

Voilà je me rappelle maintenant. C’était généralement comme ça : tu vas simplement

faire tes courses, et voilà, il y a du jus de fruit, des boîtes de trois litres sur l’étagère du

bas. Et à la caisse, il y avait des allumettes. Peut-être encore quelque part, y avait du

vinaigre…y avait du vinaigre et puis, et puis… (À voix basse) des allumettes, du

vinaigre… (À voix haute) quoi, dans tous les cas c’était tout simplement terrifiant. (…)

Je ne peux pas dire quand c’était, quelle année exactement. Mais ça a été comme ça, et

plus d’un an. Ça a duré environ deux ans, probablement trois. Et pour n’importe quel

bien, n’importe, comme de l’huile, si, comme on disait chez nous, on rapportait de

l’huile au magasin, alors y avait une queue énorme ! Si on rapportait de la saucisse, y

avait la queue. De la viande, la queue ! »

Lorsque nous demandons à O., entrepreneur depuis 1992, de décrire la vie au début des

années 1990 à Tikhvine, il répond cyniquement :

9 Valery Krylov et Jean-Luc Metzger, « Organisation du travail en Russie postsoviétique », Recherches

sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-2 | 2009 10

Source : statistique de la ville de Tikhvine, 2001

0

5

10

15

20

25

1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000

mil

lier

s d

e to

nn

es

pommes de terre Légumes Viande Lait

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 21

« Quand tu iras en Afrique, tu regarderas comment ils vivent : c’était comme ça qu’on vivait

nous aussi».

Les entreprises vont cependant remplir le marché petit à petit, par le commerce plus que

par la production. A la fin des années 1990, le marché des biens et services élémentaires est

saturé. La compétition est rude entre entreprises locales et grandes chaînes de magasins

régionales ou nationales, loin de l’idée d’un marché organisé par la mafia.

Trois phases

Nous récapitulons ces différentes évolutions dans le tableau suivant. Pour les besoins de

l’analyse, nous simplifions la réalité et fixons des dates précises pour chaque période, bien

qu’il s’agisse d’une évolution. Il n’y a pas eu de rupture brusque (sauf pour cadre juridique).

1e Phase 87-91 2

e Phase 92-97 3

e Phase 97-2000

Etat de la

législation

Vide Constitution =nouveau cadre

instable

Se stabilise avec naissance

d’une jurisprudence

Etat du contrôle Pas de contrôle Contrôle minime Contrôle de plus en plus fort

Etat du marché Vide Intermédiaire Saturé

Pour comprendre l’ampleur des changements, il faut imaginer Tikhvine au début des

années 1990 : des magasins vides, une hausse de la criminalité. Transmach, l’usine soviétique

locale, est dans l’incapacité de payer des milliers de salariés ; le cinéma et la « maison de la

culture » ferment. Puis l’image de la ville à peine dix ans plus tard. Non seulement les

magasins sont remplis, mais ils ont envahi chaque espace de la ville : l’ancien cinéma, les

larges trottoirs de l’avenue Karl Marx, les chemins terreux des quartiers soviétiques, les isbas

de la vieille ville. L’inspection aussi est visible, transférée d’un petit bureau à l’intérieur de la

mairie à un bâtiment entier de deux étages. En grande partie, les acteurs principaux de ces

changements ne furent ni des oligarques, ni des mafieux : ce furent ceux, qui, au sortir de

l’URSS, décidèrent de se lancer dans l’entrepreneuriat.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 22

1.1.2. L’entrepreneur « produit » par la situation11

Peu d’entrepreneurs de cette période sont encore présents sur le marché de Tikhvine. Parmi

ceux rencontrés, trois groupes se dessinent sensiblement selon la période de création de

l’entreprise.

Première vague : 1987-199212

Les tout premiers entrepreneurs ont déjà de l’expérience professionnelle ; ils sont nés dans

les années 1940 ou 1950. Ils peuvent donc s’appuyer et sur leur expérience pratique au sein

d’organisations et sur un réseau de connaissances constitué lors de leur passé professionnel.

Ils se lancent tous dans l’entrepreneuriat par choix et certains ont un sentiment très fort de

réalisation personnelle.

C’est le cas de F. et B. F. quitte l’usine Transmach en 1989 suite à l’élection d’un nouveau

directeur qu’il désapprouve. Une connaissance de Saint-Pétersbourg lui propose tout de suite

de devenir le directeur commercial de son entreprise (soviéto-italienne). Au bout d’un an, il

choisit de monter sa propre entreprise à Tikhvine. B., en 1989, travaille depuis dix ans dans

un kolkhoze au nord de Tikhvine. Il s’ennuie. Il décide de saisir les nouvelles opportunités et

répond à l’appel de deux connaissances ayant travaillées dans l’élevage. A cinq, ils décident

de créer une coopérative d’élevage bovin dont B. devient le directeur.

« C’est devenu intéressant de travailler. Je pouvais travailler des jours entiers,

autant que la santé le permettait. Et donc je travaillais vraiment beaucoup, parce que

ça m’intéressait. Je me suis réalisé moi-même », affirme-t-il suite à une question à ce

sujet.

Plusieurs causes peuvent être avancées pour expliquer la corrélation entre ce profil et la

situation locale. En premier lieu, l’accès aux informations et à un réseau était fondamental : le

déficit de produit rendait très difficile l’accès à n’importe quelle ressource pour débuter un

11

Cette partie fut le résultat du constat de tendances dans lesquels les entrepreneurs rencontrés semblent s’être inscrits. Comme le dit D. Bertaux avec la métaphore de la fusée : « les récits de vie comme autant de fusées éclairantes illuminant un bref instant les reliefs (…) pour peu que l’on concentre l’attention, non pas sur elle, mais sur ce qu’elle révèle du contexte dans sa course », Le Récit de vie, 2010 12

Je n’ai rencontré que deux entrepreneurs de cette vague. Elle m’est apparue autant à travers le constat

de la différence de ces deux entrepreneurs avec le reste du groupe, qu’à travers les discours de tous les acteurs

entendus.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 23

business (bien, bâtiment, terrain, etc.). Seul le réseau permettait d’y parvenir. En revanche, le

capital financier n’importait pas :

F. « Je comprenais très bien que j’étais en en position de décider de mes objectifs

moi-même, c'est-à-dire : de la pratique et de l’expérience, j’en avais. Des relations, j’en

avais. Je n’avais seulement pas d’argent ! (Il rit). Mais…à ce moment [en 1990],

toujours la même chose, l’argent ne jouait probablement pas le premier rôle. »

Les finances passaient également par un réseau préexistant de relations (voir partie II).

Notons par ailleurs que dans le cas de F. et de B., le choix n’est pas naturel : le premier ne se

lance qu’après avoir testé ses capacités au sein d’une entreprise moyenne. B., pour sa part,

insiste (il le raconte à deux reprises) sur la difficulté de son choix :

« C’était dur de décider (…) Presque deux semaines, je n’ai fait que penser, penser

et peut-être même un mois sans pouvoir décider comment faire le pas dans le privé ou

ne pas le faire »

Ce temps de décision est une preuve supplémentaire du choix qu’ils ont fait de devenir

entrepreneur.

Deuxième vague : les jeunes

Dès le début des années 1990, la situation voit apparaître un nouveau type d’entrepreneur :

ils entrent sur le marché du travail local (finissent leurs études, sortent de l’armée,

déménagent) et ont une vingtaine d’années ; ils ont le sentiment très fort d’avoir été poussés à

l’entrepreneuriat, contraints d’agir seuls pour subvenir à leurs besoins.

A. « Je ne voulais pas. Seulement à ce moment, quand je suis sorti de l’institut en

1991, ma spécialité n’était utile à personne »

V&K. « Tout s’était effondré. Il s’est avéré que personne n’avait besoin de nous » ;

V. « en règle générale, on détestait le capitalisme (…) Voilà, quand on a grandi, on

nous a inculqué que nous vivions dans le meilleur pays sur terre (…) On regardait le

capitalisme ‘comment, là-bas il y a du chômage ! Quel horrible capitalisme…’ (…) Et

donc, développer spontanément le capitalisme, ça ne s’est pas passé comme ça. Nous

étions obligés, nous devions simplement faire quelque chose pour vivre »

Aucun ne dit avoir le sentiment de s’être réalisé dans ce travail (sans pour autant avoir du

renoncer à un autre accomplissement). Quelques-uns évoquent avec une certaine ironie le

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 24

décalage de leur vie avec leur ambition première, comme A : à la question sur sa réalisation

dans son travail, il répond en souriant :

« Non, je voulais construire un appareil cosmique»

Ils partent avec très peu de capital, mais peuvent bénéficier du soutien de proches, ne

serait-ce que pour emprunter, les banques leur étant inaccessibles. C’est le cas d’A., O, C,

et B&K

A. finit l’université en 1991. L’été 1991, il part gagner de l’argent dans une scierie, et

fait connaissance avec ses futurs employeurs, qui lui proposent, à la fin de l’été, de

travailler dans la coopérative qu’ils viennent de créer à Tikhvine, en tant que directeur

commercial. La coopérative coupe du bois et fabrique des planches, qu’elle échange

ensuite contre de la vodka ou d’autres biens produits en Biélorussie (sous la forme de

barter, de troc). Puis elle vend ces produits à Tikhvine. Au bout d’un an, A. décide de

reproduire le même business hors de la coopérative, avec un ami qui travaille également

dans le bois. En 1993, à vingt-six ans, il crée son entreprise : il loue un magasin et effectue

au moins un voyage par mois en Biélorussie ou en Ukraine pour échanger le bois contre

d’autres produits, aliments ou vêtements.

O. revient de l’armée en 1992 à Tikhvine. Désireux d’entrer dans la police, il ne trouve

pourtant aucun travail et après trois mois de recherches infructueuses, décide d’aller

travailler comme vendeur dans le magasin de produits alimentaires que sa mère dirige

depuis la période soviétique. En 1995, lorsqu’elle prend sa retraite, il devient directeur du

magasin et commence à le développer. Il a vingt-neuf ans.

C. revient à Tikhvine suite à la mort de son père, pour vivre avec sa mère. Il travaille

d’abord à l’usine, mais à cause d’un salaire de misère, arrête au bout d’un an. Il travaille

alors dans le magasin d’une grande entreprise d’ordinateurs soviétiques, où il gère tout un

département (réparation, après service). Il y apprend les bases de gestion et d’économie. En

1994, il se met d’accord avec un ami d’enfance pour accumuler un peu d’argent dans le

commerce, dans le but de monter un business « créatif » (au contraire du simple

commerce). Ils créent ensemble dès 1995 un journal publicitaire. C. imagine aisément qu’il

ne serait pas devenu entrepreneur :

« [Si j’étais né plus tôt], je n’aurais sans doute pas monté mon business, parce que

quand j’ai commencé, j’avais déjà vingt-sept ans : c’est un niveau normal dans la vie

active. Si j’avais eu quarante-cinq ans, bien sûr je ne l’aurais pas fait ! »

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 25

V&K se sont mariés en 1993, et eurent tout de suite un fils. La même année, V. échoue au

concours d’entrée de l’institut de Leningrad, tandis que K. vient de finir trois ans de service

militaire et a commencé des études à l’institut. Il cherche alors un travail pour nourrir sa

nouvelle famille : il en trouve quatre, quatre petits boulots qu’il enchaîne jusqu’à la fin de ses

études. De son côté, la mère de V. lui a arrangé un travail à Transmach, ce qui lui permet de

suivre en plus des cours d’ingénieur à l’institut géré par l’usine. A la fin de leurs études

respectives, en 1996, K&V décident de monter leur entreprise à deux. Ils ont vingt-six (K.) et

vingt-trois (V.) ans. Ils empruntent deux cent dollars à un ami qui possède un kiosque, sans

échéance ni intérêt, et louent un local pour y vendre de la nourriture énergétique destinée aux

sportifs.

Nous faisons également plusieurs hypothèses sur les causes de la corrélation entre profil et

période. Les jeunes furent les plus touchés par la pénurie d’offre de travail, arrivant sur un

marché sinistré. Ils désiraient en outre fuir les usines d’Etat où les arriérés de paiement étaient

fréquents et qui n’offraient guère de perspective. En parallèle, les prix venaient d’être libérés

et il était possible de s’enrichir très vite par le commerce, car le marché était encore à

remplir : les profits vont de 20% pour A, jusqu’à 200%, pour B. qui est encore sur le marché.

Le capital financier n’était donc pas l’essentiel, étant donné la possibilité de tirer profit du

minimum.

Ce mouvement est rapidement perçu par la population, comme l’atteste cette illustration

du journal soviétique local, Troudovaja Slava (La Gloire du travail, трудовая слава), datant

du 27 juin 1992 :

On peut lire, sur le ruban flottant :

« le business, c’est l’affaire de la

jeunesse ! ». Sur les affiches gisant

à terre, des inscriptions font

référence aux mouvements des

jeunes sous l’URSS « la jeunesse,

c’est l’avant-garde », « tous au

komsomols ! » ou encore

« BAM ! » (La Magistral Baïkal-

Amour : construction d’une

immense voie ferrée pour coloniser

les régions sibériennes éloignées).

Présente le business comme une

prolongation des grands

mouvements de la jeunesse

soviétique, les jeunes s’y lançant

avec le même entrain.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 26

Troisième temps : une certaine normalisation

Les entrepreneurs de la fin des années 1990 sont beaucoup moins contraints : certains sont

entrepreneurs par vocation, d’autres, déçus par un nouveau management qu’ils récusent13

,

décident de se mettre à leur compte. Le choix est beaucoup plus fort qu’à la période

précédente. Ils sont jeunes ou déjà expérimentés, c’est une population plus hétérogène. Le

sentiment de se réaliser est de nouveau plus présent.

C’est le cas de T., et de trois autres entrepreneurs, rencontrés lors d’un entretien

uniquement : ces derniers ont ouvert, respectivement, un restaurant chic, un garage et

plusieurs magasins de vêtements. Dans les deux derniers cas, ils ont quitté une entreprise

d’Etat à cause d’un mauvais management. Dans le premier, l’entrepreneur finissait tout juste

ses études et désirait faire de sa passion, la cuisine, son métier.

T. travaille depuis 1992 dans la distribution de produits alimentaires à Tikhvine (une

chaîne de sept magasins), en tant que vice-directrice. Elle avait quitté sa ville natale Magadan

pour faire des études à Tikhvine puis à Saint-Pétersbourg. En 1997, suite à la venue d’un

nouveau directeur qu’elle considère incompétent, elle quitte l’entreprise. La même année, elle

divorce, gardant ses deux enfants à charge et décide de monter son entreprise de vêtements

haut de gamme. Elle emprunte à un proche dix mille dollars à un taux d’intérêt de 20%, qui

s’ajoute aux huit cent dollars d’économies personnelles. Elle ouvre alors trois magasins dans

Tikhvine, en franchise d’une usine Saint-Pétersbourgeoise.

« Pour moi, la vie est devenue plus intéressante ! Quand tout est arrivé, c’était pour

moi plus intéressant, parce que, avant, j’étais serrée dans un certain cadre, dans un

certain cadre concret. Et maintenant, je peux moi-même choisir. Et ça me va mieux !

Que les problèmes augmentent donc, mais je suis devenue plus libre, car j’ai pu choisir,

j’ai pu ouvrir mon entreprise, j’ai pu commander les biens que je voulais »

Un capital initial est de plus en plus nécessaire pour pouvoir se lancer. Le marché étant

déjà presque saturé, les entrepreneurs sont ceux capables de trouver des niches.

13

Du fait de la corruption, un certain nombre d’entreprises d’Etat ont eu à leur tête des incompétents, une violence nouvelle dans le management a également été évoquée

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 27

Tableau récapitulatif

1e phase 2

e phase 3

e phase

Choix d’entreprendre ; sentiment

plus ou moins fort de réalisation

Contraints ; pas de sentiment de

réalisation de soi

De nouveau un choix et le

sentiment plus fort de se réaliser

dans son travail

Expérimentés

Jeunes, peu d’expérience Population plus hétérogène

Finances ne comptent pas Idem Besoin accru d’un capital financier

initial

1.1.3. L’évolution des entreprises créées

En même temps que les profils d’entrepreneurs, l’objet entreprise évolue. La forme de

l’entreprise est le résultat à la fois des contraintes du marché et de la situation, à la fois de la

volonté et de la personne de l’entrepreneur.

D’un marché déserté à un marché saturé, nous distinguons là encore trois phases, trois

logiques d’entreprendre différentes.

Plus on avance dans le temps, plus l’entrepreneur affiche le souci du choix de l’objet de

son entreprise. On passe d’un comportement opportuniste, où il s’agit d’être le premier à

repérer un besoin et à pouvoir proposer une réponse, à un comportement plus normatif : on

introduit sur le marché une nouvelle technologie, un nouveau produit ou service dont il faut

convaincre l’utilisateur de l’utilité.

Marché vide

1988

Marché

saturé

Fin des

années 1990

1. Manque des produits de

première nécessité :

Produits alimentaires,

vestimentaires, sanitaires

On va un peu dans toutes les

directions, il faut savoir

saisir les opportunités, être

les premiers sur le marché

(first movers)

2. Le marché se remplit,

mais les niches sont encore

nombreuses dans le loisir, la

communication…

Il s’agit aussi d’être premier

sur le marché, mais le

marketing commence à

gagner en importance. Les

business ne reposent plus

sur un besoin de 1ere

nécessité, il faut savoir

conquérir ses clients. On

commence à se spécialiser.

3. L’entrepreneuriat

est plus difficile,

plus rare: il faut

trouver des niches

Très spécialisé ;

importance du

marketing, stratégie

de différenciation

B

.

F

.

O

.

=

n

A

.

C

.

V&K T

.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 28

Dans le premier temps, les entreprises sont un bricolage de différents business, à la

recherche avant tout de la rentabilité à court terme. Ainsi, O. vend à la fois des voitures et des

boîtes de conserve. B. commence à élever des bœufs, puis à produire des meubles en bois, et

une fois dans le commerce, il vend à la fois du matériel de construction, des pâtes qu’il

produit lui-même, de la vodka qu’il se procure en Biélorussie ou en Ukraine, des bonbons

également importés, etc. C’est encore le cas d’A., en 1992, qui vend aussi bien des vêtements,

de la nourriture, que des meubles en plastique.

Néanmoins, dès 1996, A. lance et se concentre sur une activité de production de produits

surgelés. Entre temps, B., F. et O. abandonnent le commerce de nourriture progressivement,

se concentrant sur deux ou trois secteurs au maximum. A cette même époque, dès 1995, C.

développe plusieurs business spécialisés : journal, agence de tourisme et entreprise de

réparation d’appareils informatiques. Ce ne sont déjà plus des besoins de première nécessité :

la stratégie est légèrement différente. Il ne s’agit plus seulement de remplir le plus rapidement

un manque, mais aussi de tester différentes directions plus incertaines. V&K, pour leur part,

en 1994, se spécialisent tout de suite dans le domaine du sport, tout en en exploitant toutes les

dimensions : ils commencent par la nourriture, où l’investissement est le moins lourd, puis se

diversifient dans les vêtements et les accessoires. Dans cette deuxième phase, le choix du

business prend déjà plus d’importance et dans tous les cas, on constate un certain rejet du

simple commerce : V&K ne veulent pas uniquement faire du commerce, l’appât du gain ne

suffit pas à les motiver.

« On voulait travailler dans quelque chose qui nous plaise », expliquent-ils.

C. aussi affiche un certain dédain pour le commerce :

« Le commerce, c’était pas notre truc. Nous ne voulions pas faire de commerce (…)

c’est juste la façon la plus rapide de gagner de l’argent »

La deuxième vague prend en partie son souffle dans l’introduction de progrès technique

sur le marché de Tikhvine. A. est le premier à vendre des fenêtres en plastique, qui

proviennent de l’usine qu’ont créée d’anciens amis de l’institut à Saint-Pétersbourg. C. utilise

pour la première fois des logiciels informatiques pour produire le journal (qui avant reposait

encore sur une technologie très primitive). L’ancien journal soviétique l’imitera rapidement. Il

introduit également des innovations en termes de design, de typographie, etc. Quelques

années plus tard, il est encore le premier à utiliser internet et crée une version du journal en

ligne. Enfin, V&K introduisent des produits inconnus sur le marché, dont la technologie

contraste avec l’existant. On retrouve ici l’une des fonctions principales de l’entrepreneur

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 29

notée par J. Schumpeter : celle de réformer la routine de la production en exploitant une

possibilité technique inédite.

Enfin, en 1997, lorsque T. créé son entreprise, elle s’inscrit sur la niche inexploitée des

vêtements haut de gamme dans Tikhvine.

L’entrepreneur est donc fortement dépendant de la situation. Les nouvelles opportunités

introduites dès 1987 permettent à des entrepreneurs en germe de l’URSS de s’essayer à

l’activité autonome. A la fin de la décennie, l’institutionnalisation progressive et relative de la

situation rend l’entrepreneuriat accessible à une plus grande partie de la population. Ceux sur

lesquels la situation a le plus pesé sont les entrepreneurs de la deuxième vague. Il faut ainsi

distinguer des moments où la situation, suite à la tombée de certaines barrières, a permis de

« révéler » des entrepreneurs en germe, qui ont le sentiment de se réaliser dans cette activité,

d’une période où des hommes furent poussés à l’entrepreneuriat. Dans un cas comme dans

l’autre, qu’il ait été contraignant ou libérateur, le rôle du contexte fut déterminant.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 30

1.2. Des similarités sociales significatives

Dans un second temps, l’étude sociale des entrepreneurs rencontrés permet, malgré la

diversité décrite jusqu’à présent, de redonner une homogénéité au groupe des nouveaux

entrepreneurs, à travers quelques redondances fortes dans leurs caractéristiques sociales. Le

second tableau récapitule les principales informations sociales recueillies sur les entrepreneurs

(page suivante).

1.2.1. Des traits de personnalité communs

Certaines caractéristiques communes sont notables. Un sens de l’action et une assurance

personnelle transparaissent tôt à travers leurs activités. Tous les entrepreneurs pratiquaient le

sport depuis leur enfance, certains ont même atteint un très haut niveau : O. à l’armée, T. fut

championne nationale de ski ; K. commence sa vie professionnelle en tant qu’entraîneur

sportif et gardien ; A. est également gardien de sa résidence universitaire. Par ailleurs, trois

entrepreneurs révèlent leur passé d’ancien voyou, de hooligan, en précisant qu’ils étaient déjà

leaders très jeunes. F. affirme ainsi :

« J’étais un leader (lider) (…) dès l’enfance. Pourquoi je me préparais à être

soldat ? Parce que j’étais un commandant ».

Enfin, ils furent actifs avant même d’entreprendre, et souvent dès leurs études. B. répare

des toits ; A., comme nous l’avons remarqué, est gardien de sa résidence universitaire avant

de monter un petit business en faisant des projections de films hollywoodien pour les

étudiants ; B. et T. sont d’anciens secrétaires komsomols. Ainsi, les entrepreneurs, à toutes les

périodes, étaient déjà plongés dans l’action, via le sport, le travail, ou l’activité politique.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 31

Tableau 2 - Principales informations sociologiques (*Lecture de Samizdat’ ou écoute de « la voie de l’Amérique »)

Année,

lieu de

naissance

Profession

des parents

Famille Nouvelle famille Etudes Loisirs Culture

politique

*

F 1946-ville

provinciale

de

Biélorussie

M : institutrice

P : musicien

trois frères

musiciens

Marié deux fois (à

une danseuse puis à

une économiste)

deux filles (premier

mariage)

trois petits-enfants

trois

diplômes :

économie,

tourisme,

traducteur

technique

Sportif,

voulait

devenir soldat.

Ancien

hooligan

Très forte

B 1959-

petite ville

dans la

banlieue

de Moscou

M : directrice

de crèche

P :

contremaître

une sœur,

travaille

pour l’Etat

Marié (femme

commerciale), fille

et fils. Travaillent

tous dans

l’entreprise

Diplôme

d’ingénieur

en

mécanique

Champion

pêche, ancien

hooligan

Aucune, ne

lit pas ni

n’écoute

nouvelles

O 1966-

Tikhvine

M : directrice

de magasin

P : travail à

l’usine

Marié, fils finit

armée, fille veut

aussi entrer dans

armée

Soldat Sport Faible

A 1967-

Tikhvine

M :

économiste

P : mécanicien

canal de

Tikhvine

Un frère

(ingénieur

instructeur

à l’usine)

Marié, deux fils

dont l’un crée son

entreprise

Diplôme

d’ingénieur

technicien

d’appareils

volants

cosmiques

Sport (foot,

pêche)

Moyenne

C 1967-

village de

la région

limitrophe

à Tikhvine

M :

commerçante

P : chauffeur

Marié (femme

travaille dans

l’usine d’Etat), fille

finit université à St

Petersbourg

Diplôme

d’ingénieur

informatique

Ancien

hooligan

Faible

T 1962-

Magadan

M : styliste

couturière

P : électricien

dans centrale

Fille

unique

Divorcée, deux fils Etudes de

commerce à

l’Institut

après études

techniques

Championne

de ski au

niveau

national

Faible

K 1970 Un fils Etudes

supérieures

de physique

Très sportif Moyenne

V 1973 idem Idem

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 32

1.2.2. L’importance du socle familial

Nous considérons des motifs familiaux relevant de deux ordres parmi ce groupe

d’entrepreneurs. En premier lieu, ils furent soumis à la pression de gagner suffisamment pour

subvenir au besoin de leur famille. Dans cette perspective, ce que recherchaient ces

entrepreneurs, c’étaient des revenus suffisants et stables. Or, dans cette période instable, le

seul moyen d’avoir un minimum de visibilité et de maîtrise de son avenir était de construire

soi-même quelque chose : loin d’être considéré, comme dans le monde occidental à la même

époque, comme risqué et d’une rentabilité incertaine, l’entrepreneuriat était à l’époque la

seule activité accessible à tous qui laissait espérer des revenus élevés et stables. Dans les

usines, les arriérés de salaire étaient fréquents et l’instabilité du management due à la

privatisation ne permettait pas de faire des projections d’avenir. De leurs côtés, les

fonctionnaires voyaient leurs salaires diminuer fortement. La responsabilité familiale incitait

ainsi à prendre le chemin de l’entrepreneuriat.

Dans le socle familial, nous voyons également une des explications de la stabilité

exceptionnelle, synonyme de réussite, de ces entrepreneurs. D’une part, les entrepreneurs

rencontrés ont insisté sur l’effort, la masse de travail accomplie dans les premiers temps.

Certains parlent de nuits blanches, d’autres de journées de seize heures. Une implication

difficilement tenable sans soutien familial, comme le remarque C. Par ailleurs, le fait de

s’occuper d’une famille place tout de suite le parent dans une perspective de long terme : il a

une forte préférence pour les investissements d’avenir par rapport à une consommation

présente. Or, l’explication la plus fréquemment avancée pour expliquer leur succès dans la

durée fut l’investissement systématique de leurs bénéfices dans l’entreprise. Sans doute le

cadre familial aura incité une telle discipline. J. Schumpeter notait déjà l’importance des

motifs familiaux inhérents à la classe des entrepreneurs : décrivant pour sa part la bourgeoisie

du dix-neuvième siècle, il écrit qu’elle « travaillait primordialement aux fins d’investir – elle

luttait moins pour un niveau de consommation que pour un niveau d’accumulation qu’elle

essayait de fendre contre des gouvernements inspirés par des considérations à court terme »14

.

14

Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 33

1.2.3. Des études supérieures

Au début des années 1990, les premiers entrepreneurs furent tous, dans une certaine

mesure, des autodidactes, puisque c’était un phénomène nouveau, avec des règles et des

techniques nouvelles. Pourtant, tous, sauf un qui a choisi l’armée, ont un diplôme d’études

supérieures. Les spécialités sont toutes différentes : des études d’ingénieur informatique pour

C., d’ingénieur mécanique pour B, de technicien d’appareil cosmique pour A., etc. Tous sont

d’accord pour dire que ce n’est pas le contenu des cours en premier lieu qu’ils ont trouvé utile

au moment de monter leur entreprise. Deux enseignements trouvent des redondances dans les

discours :

D’abord, savoir résoudre des problèmes, persévérer dans la quête d’une solution peu

importe le contexte :

A. « Les études supérieures, elles ne te donnent pas seulement une spécialisation.

[Elles apprennent] aussi comment résoudre les problèmes ; c'est-à-dire, tu connais ce

pays et tu n’a pas peur de lui ».

V. raconte à son tour, sur les enseignements de l’institut :

« On était parmi des gens complètement différents de l’école. Comment un homme

arrive à résoudre les problèmes ? Au bout du compte, ça vient aussi de l’expérience. »

Ensuite, savoir communiquer dans le monde des adultes : savoir lier relation, savoir se

faire comprendre. B. explique ainsi, au sujet des enseignements de l’institut :

«Avoir de bonnes relations avec les gens. Plus que tout, l’institut ne m’a pas donné

des savoirs professionnels, même si y en avait aussi…mais plus que tout, c’est les

relations avec les gens, avec les adultes, avec les entrepreneurs eux-mêmes, et

donc…après quand je suis devenu komsomols, là-bas aussi le principal c’était les

relations avec les gens »

L’une des hypothèses forte de ce travail, développée plus loin, est l’importance

déterminante de savoir lier des contrats, et au-delà, de savoir créer des relations loyales, pour

construire un business dans la durée, dans un cadre institutionnel incertain. Cette hypothèse

est renforcée par cet argument. Il fallait savoir communiquer, et l’éducation supérieure est un

lieu de socialisation qui n’est, dès lors, pas négligeable.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 34

En conclusion, remarquons tout d’abord la relative mobilité sociale de la période de

transition. Même si les entrepreneurs n’étaient pas issus des populations les plus pauvres, ils

ont acquis un rang social et un niveau de vie qui contrastent avec ceux de leurs origines.

Ensuite, cette première partie montre que l’entrepreneur se trouve au crible de réalités sociales

et temporelles. Si un certain « terreau entrepreneurial » était présent chez tous, la situation eut

un lourd impact sur le profil des entrepreneurs. Elle a conditionné la possibilité de réalisation

d’entrepreneurs en germe, elle a conditionné le type d’entrepreneur qui pourrait émerger. Puis

ces nouveaux entrepreneurs eux-mêmes ont participé à la transformation de la situation, à son

évolution. Ainsi, dans les premiers moments du capitalisme, chaque période eut un impact

irréversible sur son développement, en créant, dans une certaine mesure, les acteurs de

l’économie et de la situation à venir. De même, les premières pousses sur un terrain changent

la nature du sol en même temps qu’elles y grandissent, et permettent à des plantes de natures

différentes d’y pousser. On ne peut séparer la construction du système capitaliste de son

histoire et de celle de ses acteurs. On ne peut comprendre le système capitaliste russe sans

s’intéresser aux premiers entrepreneurs, à leurs origines, à leurs pratiques.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 35

Partie 2. Pratiques entrepreneuriales et esprit

du capitalisme

Les discours des premiers entrepreneurs permettent de réfuter rapidement l’idée répandue

selon laquelle la mentalité russe ne serait, par nature, pas adaptée à la logique capitaliste.

Donnons l’exemple de B., qui déclare,

dès le premier entretien :

« Tout l’argent que j’ai gagné, il

ne doit pas dormir, il doit travailler :

l’argent doit rapporter de l’argent ».

En outre, la logique d’accumulation

et d’investissement constant dans son

business, réitéré par chaque entrepreneur

rencontré, est encore un signe de cette

vision capitaliste de son activité. Quête

du profit et accumulation du capital sont

au cœur de leurs opérations.

Pourtant, après la chute de l’URSS, les pratiques entrepreneuriales se sont souvent écartées

de celles espérées par les partisans d’un capitalisme libéral (notamment de nombreux

politiques russes de l’époque et les consultants étrangers, Banque Mondiale et Fonds

Monétaire International, ou FMI). On a pu y lire l’inadaptation culturelle de la Russie au

capitalisme occidental, l’aversion aux raisonnements rationnels et l’inclination naturelle à agir

sous l’effet de l’émotion plutôt que de la raison. Une meilleure compréhension de la situation

amène à nuancer ce jugement. Une approche par les risques qui s’exerçaient sur ces premiers

entrepreneurs permet de déceler la rationalité économique qu’il peut y avoir dans des attitudes

non calculatrices.

Cette peluche, qui

trône dans la salle

de réunion d’un des

entrepreneurs

rencontrés, affiche

clairement et sans

complexe ses

objectifs : devenir

riche et être le

meilleur (« toujours

premier », peut-on

lire sur la cravate).

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 36

Introduction : l’instabilité politique, économique, sociale et juridique du contexte de

transition

« Le terme de transition signifie que les institutions de l’économie sont floues, incomplètes, et par

là partiellement efficaces » 15

. Depuis les premières réformes de 1987 jusqu’à la tentative de

coup d’Etat d’août 1991, une lourde incertitude pesait sur les choix de réforme. Trois plans

s’opposaient, visant tantôt un marché socialiste, tantôt une réforme d’inspiration néoclassique

relativement progressive (les cinq cent jours), tantôt la thérapie de choc. Incertitude qui

rendait impossible toute projection, tout calcul par les entreprises, déjà confrontées à la

déstructuration entraînée par les premières mesures. Puis, dès 1992, l’adoption de la thérapie

de choc d’Egor Gaïdar mène à une désorganisation complète de l’économie : la libération des

prix entraîne une inflation et une contraction concomitante de la production. Entre janvier

1992 et 1996, le pouvoir d’achat du rouble est divisé par dix mille environ. L’ouverture

économique donne lieu en outre à une compétition insoutenable pour nombres d’entreprises

non spécialisées. Les restrictions financières, engagées pour limiter le déficit budgétaire,

entraînent des retards de paiement qui réduisent une grande partie de la population russe à la

misère. Le processus de privatisation des entreprises favorise enfin uniquement

l’enrichissement des proches du pouvoir.16

Dans une approche polanyienne, cette instabilité empêche d’instituer ce qui est à la base

du fonctionnement du marché. K. Polanyi explique le rôle, dans un système capitaliste, de la

marchandisation de ce qu’il nomme la « substance de la société » : travail, terre et monnaie.

Cette marchandisation est nécessaire pour le marché qui peut alors mettre ces objets en

équivalence et faire se confronter l’offre et la demande. Elle est néanmoins artificielle pour K.

Polanyi, car ni le travail, ni la nature, ni la monnaie (symbole de pouvoir) ne sont des objets

produits pour la vente. Considérons ces différents objets au lendemain de la chute de l’URSS.

La transition entraîna dans les premiers temps une destruction de la monnaie, qui prit tout son

essor en 1993, à cause de la politique monétaire restrictive et du sous-développement du

secteur bancaire17

. Le taux de liquidité diminua fortement, avec un rapport M2/PIB de 13% à

15

Jacques Sapir, « La crise financière russe comme révélateur des carences de la transition libérale »,

Diogène, 2001/2 n° 194, p. 119-132. 16

Toutes ces informations sont tirées de l’étude de Valery Krylov et Jean-Luc Metzger, « Organisation du travail en Russie postsoviétique », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-2 | 2009 17

Voir Jacques Sapir « La crise financière comme révélateur des carences de la transition libérale »

Diogène, 2001/2 n° 194, p. 119-132.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 37

la veille de la crise de 199818

. La conséquence fut le développement massif de moyens de

paiements alternatifs : développement de la dette interentreprises et du troc.19

Jusqu’à la fin

des années 1990, la monnaie ne jouait donc pas le rôle d’instrument d’échange permettant de

fluidifier le marché et de faire jouer les variations d’offre et de demande. En second lieu, si la

rémunération du travail dans les nouvelles entreprises, en liant travail et salaire, fut une

rupture par rapport au système de rémunération passée (voir infra), en dehors du monde des

entreprises et de manière générale dans la société, la relation de dépendance entre travail et

salaire n’était pas effective. Enfin, la terre, prise dans un mouvement complexe de

privatisation, n’a pas été « un bien privé au sens plein »20

. La commercialisation des moyens

de production, considérée comme étant à la base de la constitution d’un marché capitaliste

selon K. Polanyi, est donc largement incomplète dans les années 1990.

En toile de fond, une grande instabilité juridique laisse libre cours au développement de

pratiques criminelles et déloyales. Un nouveau cadre juridique s’impose avec la Constitution

de 1993. Mais le peu de formation des représentants de la justice et l’absence de

jurisprudence, entre autres, l’empêchent de jouer son rôle. Comme toute transition juridique,

le passage de la règle de droit à la règle de fait s’opère au coup par coup. Ainsi, dans le

domaine du droit également, aucune anticipation n’est possible.

Les contraintes imposées aux nouveaux acteurs de l’économie sont donc très fortes: les

carences institutionnelles bloquent la rationalisation de l’économie ; l’incertitude sociale et la

faiblesse du cadre juridique brouillent les règles du jeu, non officielles, et difficiles à

maîtriser.

Ces contraintes se traduisent en deux risques principaux pour l’entrepreneur. Tout

d’abord, un risque de marché accru par les incertitudes du cadre politico-économique :

comment exister sur un tel marché ? (2.1). Ensuite, un risque de non maîtrise du cadre social

(2.2.).

18

Ibid : « contre 60% à 110% pour les pays de l’Union européenne, et 35% pour un pays comme le Brésil qui connut aussi une forte inflation » 19

Anne-Marie Crétiéneau « L'adaptation institutionnelle de la Russie postsoviétique : entre faits et

théories », Innovations, 2007/2 n° 26, p. 11-27. Voir également sur le sujet du troc Caroline Dufy, « Frontière du

marchand et du non marchand : vers une sociologie des pratiques d’échange en situation», Communication pour

le RTf12, 2e congrès de l’association française de sociologie, Bordeaux, 5-8 septembre 2006

20 Ibid.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 38

2.1. Qu’est-ce qu’être rationnel dans un contexte de transition

qui entrave calcul et anticipation ?

Les conditions fondamentales du capitalisme sont présentes dès les premières réformes,

avec l’émergence d’une concurrence au niveau des petites et moyennes entreprises, le

développement du salariat et la possibilité de constitution d’un marché. Néanmoins, comment

survivre et exister sur le marché alors que le contexte est encore instable et le manque

d’institutionnalisation criant ? Comment l’entrepreneur peut-il exercer sa rationalité dans un

tel cadre ?

2.1.1. Utiliser sa rationalité dans le cadre instable et incertain de la

transition

Rappelons la vitesse de transformation de cette période. Les contraintes évoluent

sensiblement avec le temps.

Etre rentable, au lendemain de la chute de l’URSS, était a priori aisé. Sur un marché vide,

les produits se vendaient à prix cher. Pour exister, il suffisait d’être capable d’amener sur le

marché un produit manquant avant les autres, avant que sa demande ne soit saturée. Ce qui

primait dans les premières années, c’était donc la rapidité des entrepreneurs à s’emparer d’un

marché, leur capacité à répondre avant les autres à un besoin. La rapidité d’action était

première dans la réussite.

Le pragmatisme s’alliait alors au jugement global et rapide de la situation : en voici

plusieurs exemples :

Avec l’éclatement de l’URSS et la rupture des liens avec pays satellites, F. voit l’intérêt de

faire du commerce avec la Géorgie, qui manque de produits de construction tandis qu’eux

manquent de produits alimentaires (fruits, légume, vin). Il sait qu’une ville voisine de

Tikhvine est spécialisée dans le matériel de construction, décide d’y partir et conclue l’accord.

B. parcoure toutes les grandes villes (Moscou, Saint-Pétersbourg, Novgorod…) dans sa

voiture, visite un maximum de foires, et suite à de rapides calculs coût-bénéfice, choisit

différents commerces :

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 39

« Pour moi, c’était comme ça…..profitable, profitable, c’est parti, c’est parti. Je

pense que, en principe, n’importe quelle affaire est rentable si tu la mènes jusqu’au

bout »

Une ébauche de stratégie pouvait servir de guide : O. explique qu’il faut soit être le seul,

soit être le meilleur et, en se fixant la limite de la région de Tikhvine, il parcourait les villes à

la recherche de business avantageux. Ce rapport au business transparaît bien dans la

description que F fait de la démarche de B.

« [B.], il ne pensait pas au capitalisme, mais il pensait : comment investir, comment

vendre et comment acheter. Il faisait des bénéfices, commençait à se développer, faisait

des bénéfices, etc. »

Dès la deuxième phase, d’autres calculs furent nécessaires : il fallait souvent faire sa place

sur le marché. C., en 1995, pour s’emparer du marché de la publicité déjà occupé par l’ancien

journal soviétique, décide de ne pas faire payer ses services le temps que l’entreprise cliente

se développe. Spontanément, les entrepreneurs font appel au marketing. C. se sert ainsi d’une

segmentation très fine de sa clientèle pour déterminer les prix. Après 1995, V&K, de même

que T., poussés qu’ils étaient par une envie de répondre à un besoin spécifique, comprennent

l’importance du service et la règle du « client-roi ». T. explique ainsi ce qu’elle répète à tous

ses employés :

« Le client a toujours raison s’il y a un problème. Il ne faut pas qu’il y ait de client

insatisfait »

Bref, bien que sortant d’un système où la recherche du profit était condamnable, où

l’initiative privée était écrasée, et où les questions d’approvisionnement et de fixation des prix

étaient gérées par l’Etat, on constate l’évidence avec laquelle les premiers entrepreneurs ont

géré leurs affaires avec comme objectif premier la rentabilité. Ils furent capitalistes comme M.

Jourdain fait de la prose : de manière pragmatique et non idéologisée.

Par ailleurs, l’expérience professionnelle du passé soviétique, pour les plus âgés, trouvait

également son utilité dans ce nouveau contexte. C’est le cas surtout pour F.

F. « Quand nous avons commencé dans les années 1990 (..), de manière générale,

tout se décidait en fonction de l’expérience uniquement, d’une compréhension

réciproque entre personnes ; et ce qui importait spécialement c’était justement

l’expérience de trouver rapidement les bonnes décisions. Or, (…), quand je travaillais

à l’usine, on avait vingt mille travailleurs et c’est sûr que j’avais des jours de travail

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 40

très long : sans notre département, l’usine ne pouvait marcher (…) il fallait faire en

sorte que la production ne s’arrête pas parce que les convois ne pouvaient pas

s’arrêter. Et précisément, c’était l’habilité à anticiper, à analyser la situation..».

La régulation du système en URSS se faisait par les quantités et non par les prix. Mais de

même qu’avec les prix, elle exigeait de nombreux raisonnements calculatoires, une rationalité

économique à laquelle F. fait référence comme ayant servi de formation exemplaire.

Ces entrepreneurs déjà expérimentés paraissent en outre avoir été capables de rationaliser

les pratiques soviétiques qui n’avaient plus de sens dans le nouveau contexte. F. explique que

sa première erreur fut une mauvaise utilisation de la main d’œuvre, employant trop de

personnes pour les besoins de l’entreprise de (nombreuses études portent sur le sujet des

sureffectifs en Russie soviétique et postsoviétique21

):

« Si tu mets trop de gens sur la barque, les chevaux auront beaucoup de mal à la

tirer ». Il dit avoir eu besoin d’un an pour vraiment le comprendre. Pour finir, il

affirme « [Il faut] mettre les gens dans les conditions de travailler plus intensivement,

plus efficacement »

A cet égard, il y a eu abandon de pratiques répandues à l’époque soviétique pour l’adoption

de méthodes managériales importées d’occident.

On peut considérer que la rationalité des entrepreneurs s’appliquait donc dans la mesure du

possible. Mais, pour faire les principaux choix (de collaborateur, de business…), dans un

impératif de rapidité, d’autres qualités cognitives furent employées.

21

Par exemple, Rouslan Koulmakhov et Boris Najman, « La question des sureffectifs en Russie, une

explication en termes de compétences », in Revue économique – vol. 52, N°4, juillet 2001, p. 915-941 : les

auteurs décryptent la rationalité économique derrière la pratique des sureffectifs, souvent considérée comme un

chômage déguisé. Selon eux, il s’agit en fait de formes particulières de flexibilité interne.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 41

2.1.2. L’utilisation d’autres qualités cognitives pour les

principaux choix

Nombreux invoquent le recours à ce que l’on désigne comme « intuition » (intouitsia,

интуиция). Ils y eurent recours pour le choix des business, (T. préférant travailler pour tel

magasin plutôt que pour un autre), du lieu (A. se bat pour un bâtiment alors que tous les

éléments sont contre lui parce qu’il pressent le bénéfice qu’il pourra en tirer), des

fournisseurs. Ainsi, le registre du sentiment (tchouvstvovat’, чувствовать) s’insère dans

l’explication du choix, à côté du registre de la raison. Voyant l’étonnement produit par son

explication par l’intuition, B répond :

« Non, sérieusement, un tel sentiment (tchouvstvo, чувство) existe. (…) je sentais

tout ; et…je me souviens quand…nous avons acheté une machine à pâtes. Tout le

monde me disait « Mais ! En quoi est-ce qu’on a besoin de ça ? C’est pas du tout un

bon achat !», et comme je suis indépendant, j’ai acheté la machine. Elle n’était pas

grande, mais elle fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La production était

insuffisante à cette époque. Et donc voilà. Et tout le monde m’avait dit : pas profitable.

Je dis non, je la prends quand même et je pense moi que ce sera profitable. »

On le voit avec cet exemple, l’intuition joue d’abord au niveau des choix commerciaux, de

développement de l’entreprise. « Beaucoup se joue au niveau psychologique » dit O. pour

expliquer le recours à l’intuition. Cette force psychologique intervient également lorsqu’il faut

abandonner tel ou tel commerce. O. décrit comment il se développait dans plusieurs

directions, puis devait en abandonner certaines qui s’avéraient non rentables :

« Seulement voilà, il faut trouver la force pour dire que ce n’est pas avantageux et

fermer le commerce. En fait, fermer et développer là où y a du sens, là où ça marche

bien. Voilà tout. ».

Dans le même registre, T. estime que le moment le plus difficile de sa carrière fut celui où

elle dut fermer deux des magasins dans lesquels elle s’était investie entièrement, après que

l’usine de Saint-Pétersbourg dont elle était la franchise ait mis fin à son commerce à Tikhvine,

en 2005. Cette intuition fut également invoquée pour le choix des partenaires (voir infra).

Il n’a pas fallu attendre l’exemple russe pour constater l’importance de l’intuition dans un

stade où le calcul fait défaut. J. Schumpeter, parlant du capitalisme occidental de 1940, écrit :

« au romantisme des aventures commerciales d’antan succède rapidement le prosaïsme de notre temps

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 42

où il est devenu possible de soumettre à un calcul strict tant de choses qui naguère devaient être

entrevues dans un éclair d’intuition générale »22

. Une différence est néanmoins non négligeable :

J. Schumpeter suppose que c’est l’adoption du capitalisme qui permet l’utilisation du calcul

strict. Il serait dans la nature du capitalisme de pousser vers ce prosaïsme. L’exemple russe

tend à nuancer cette affirmation. Dans les premiers temps au moins, l’adoption du capitalisme

en Russie n’a pas été synonyme d’une plus forte utilisation des raisonnements calculatoires.

Sans institutionnalisation préalable, le marché ne peut s’instaurer, ni la rationalisation

s’étendre.

2.1.3. Sortir des situations difficiles : imagination et

débrouillardise de l’entrepreneur

Enfin, parce que l’instabilité politique affectait fréquemment les business, il fallait être

capable de réagir vite et de trouver des solutions originales. Il y eut des évènements fatals : la

guerre dans le Caucase dès 1991 oblige F. à fermer son premier business qui reposait sur des

échanges entre ces deux régions (du matériel de construction antisismique contre des fruits,

des légumes et du vin). L’interdiction des échanges sonnait le glas de son business. Dans les

cas où ils furent obligés de fermer, la façon avec laquelle les entrepreneurs rencontrés

arrivaient à rebondir est remarquable. Aucun ne s’est découragé. Par ailleurs, la plupart des

situations n’étaient pas si extrêmes. F. donne un autre exemple de ce risque sur le business:

« Considérons que les cigarettes coûtaient chez nous un certain prix, et en Ukraine

elles étaient moins chères. J’avais là-bas un neveu. Je lui envoie de l’argent,

énormément d’argent ! Quoi, approximativement dix voitures neuves. Il reçoit l’argent,

et à ce moment en Ukraine on introduit des quotas. Il ne peut rien m’envoyer. Et

l’argent est déjà à l’usine et il ne peut rien faire ! Et il…je le comprends ! Il ne peut rien

faire ! L’argent a déjà disparu dans l’usine…. (Silence)…cet argent, c’était beaucoup

d’argent. Pour un business à l’époque, c’était beaucoup d’argent, trois millions huit

cent mille roubles. J’ai trouvé une solution au bout du compte. Voilà de tel moment, y

en avait ! Y en avait ! » Pour se sortir de cette situation, il a mis en place la combine

suivante : se faire livrer des produits non soumis aux quotas, qu’il savait pouvoir

22

J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 43

échanger contre des cigarettes. Il les a ensuite vendu à une entreprise de cigarettes.

« Nous n’avons pas reçu les recettes que nous aurions pu recevoir. Mais nous avons

résolu le problème »

Peu d’exemples concrets d’inventivité furent racontés dans les récits. Néanmoins, nous

postulons que cette débrouillardise, l’inventivité des acteurs de l’économie, la capacité à

improviser, devait jouer un rôle particulièrement important. Nous y trouvons une allusion

dans la redondance des « il y a une réponse à tout » (vsjo reschaïtsja, все решается) dès qu’il

est question de situations difficiles.

2.1.4. Ainsi, le développement du business se fait « peu à peu »

(potikhonkou, потихонку), sans idée préalable (pas

de stratégie de long terme).

Après une question à O. sur l’idée de départ qu’il avait de son entreprise, il s’exclame, un

peu exaspéré :

« Aucune sorte d’idée ! Tout s’est fait petit à petit, progressivement. L’appétit vient

en mangeant, c'est-à-dire, on avait envie que ce soit mieux, on avait envie que ce soit

plus gros, etc. tout s’est développé petit à petit. »

Les entrepreneurs étaient parfois même surpris par leur développement. B raconte

comment il a construit le bâtiment qui joue un rôle clef dans sa carrière (tournant d’une

activité commerciale à une activité de location), par une décision presque impulsive :

« J’ai commencé à construire ce complexe…voilà, on m’a proposé un lieu et je l’ai

pris ; j’ai acheté ce lieu et j’ai commencé à construire. Au début je pensais juste

construire un petit et….j’ai décidé un grand et je ne sais pas…c’était dur d’obtenir un

crédit de la banque. J’ai construit sous crédit et en principe ça s’est construit et c’est

tout ! J’ai pris un risque !»

D’où cette impression de poids du hasard, particulièrement présente chez C. :

« Le business, il est précisément né du hasard ! Je n’ai jamais pensé, que…euh…que

ça marcherait juste comme ça ! C’est juste par hasard. Et nous ne voulions pas le

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 44

développer à un tel niveau. On m’aurait dit que j’aurais une chaîne TV, que je ne

l’aurais pas cru, même quand j’étais déjà dans le journal ! »

Bref, ne serait-ce que pour exister sur le marché, des pratiques non calculatoires s’ajoutent

aux calculs d’intérêt.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 45

2.2. Faire face à l’incertitude sociale

Mais la réponse aux exigences du marché ne saurait suffire. Pour exister, il fallait s’assurer

que les transactions s’effectuent comme prévu. Il fallait avoir une certaine maîtrise du cadre

social.

2.2.1. Les risques intrinsèques à la société

D’abord, dans un contexte d’instabilité juridique, deux groupes d’acteurs essayaient

d’imposer leurs règles : les agents de l’Etat chargés de faire appliquer les nouvelles règles,

inspecteurs et milice. Puis un autre groupe, né de l’inefficacité, de l’incapacité du premier,

essaie d’imposer ses propres règles : les « bandits » (bandit’), divisés à Tikhvine dans les

années 1990 en cinq ou six groupes (d’après A.). L’entrepreneur est donc confronté au risque

d’être obligé de fermer, soit à cause de la ponction (raket’) des derniers, soit sous le coup des

amendes, si ce n’est également l’extorsion de pots-de-vin, des premiers.

Les cas d’entreprises contraintes de fermer par l’un ou l’autre de ces groupes sont

nombreux : F. a du cesser son commerce de champignon suite au racket systématique des

bandits de 70% de ses bénéfices ; A. dut fermer son premier magasin en 1991 après que

l’inspection des impôts l’ait sanctionné d’une amende trop élevée ; la coopérative où B.

travaillait fut également fermée par l’Etat.

Au-delà de ces règles imposées par l’extérieur, l’entrepreneur devait faire face à une

incertitude sociale à l’intérieur même de son business. Entre entrepreneurs, il n’y avait pas de

règles du jeu institutionnalisées, et pourtant, il fallait réussir à ne pas se faire avoir par ses

propres collaborateurs, à aller jusqu'au bout des processus engagés ensemble.

Bref, outre le risque de marché, il faut se représenter l’entrepreneur au sortir de l’URSS,

trois épées de Damoclès suspendues au-dessus de sa tête : la première est entre les mains des

représentants de l’Etat, la deuxième est tenue par les bandits, la troisième est tenue par les

collaborateurs eux-mêmes.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 46

Ces risques remettent l’homme au cœur des problématiques entrepreneuriales et brisent

l’anonymat nécessaire au marché libéral

Maîtrise des relations avec les ‘régulateurs’ : jeux de relations et d’argent

Pour se prémunir des abus émanant des différents groupes, une association d’entrepreneurs

fut créée par F. :

« Tous ceux qui arrivaient dans notre communauté, nous les aidions, s’ils tombaient

dans une situation problématique, que ce soit du banditisme ou du côté du pouvoir,

nous les aidions, avec nos modestes moyens »

Néanmoins, le peu d’allusion à cette association dans les récits des entrepreneurs rencontrés

tend à minimiser son rôle dans la régulation sociale. Il est ceci dit significatif qu’elle

protégeait à la fois contre les bandits et contre les abus des organes publics.

Individuellement, deux attitudes sont possibles face aux bandits et aux demandes abusives

des organes de l’Etat : payer ou ne pas payer (amendes, pots-de-vin, droit de passage), d’une

part et calmer la situation autrement, d’autre part (relations d’amitié, résistance à la violence).

Le premier cas est le plus simple. C’est la position de C. face à l’Etat.

« Voilà, l’inspection comprend les choses comme ça et on essaie de ne pas discuter

avec. (…) C’est complètement inutile de discuter. Il faut seulement payer »

Il dit ainsi avoir appris par ses erreurs ce que la loi lui permettait ou non. A., quant à lui,

admet sans complexe avoir payé constamment des pots-de-vin. Face aux bandits, la situation

était légèrement différente, car commencer à payer signifiait ne plus s’arrêter. C’était ce

qu’avait commencé à faire A. et sa décision d’arrêter lui a valu un séjour à l’hôpital.

Dans le second cas, l’entrepreneur calme la situation par son « attitude » : le plus souvent,

les entrepreneurs privilégiaient des moyens moins coûteux. Face aux bandits, comme le dit un

entrepreneur, ami de B. « tout est une question d’attitude (kak sibja pastavich как себя

поставишь) ». Chacun raconte ainsi le moment où il eut le courage de refuser de payer. B.

eut sa maison brûlée en conséquence, A. fut gravement blessé, comme noté plus haut. Le cas

le plus frappant est celui de T., qui réussit à convaincre les bandits du peu d’intérêt qu’elle

aurait à s’allier avec eux. V&K, quant à eux, étaient proches des bandits : K. les rencontrait

souvent dans la salle de sport et ils comptaient parmi eux de très bons clients. Notons au

passage que les bandits furent ainsi également acteurs de la création du capitalisme. Face aux

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 47

organes de l’Etat, on peut distinguer milice et administration. Des relations d’amitié avec les

fonctionnaires de l’administration sont souvent exprimées. En outre, des contacts dans

l’administration aidaient apparemment les affaires avec la milice. Par exemple, suite à un vol,

B. avait retrouvé les coupables mais la milice avait refusé d’intervenir. Il s’était donc fait

justice lui-même, et la violence dont il avait usé lui avait fait frôler la prison. Il fut poursuivi

devant le tribunal mais des relations personnelles dans l’administration lui permirent d’y

réchapper.

Enfin, on comptait sur le hasard. Dans ce contexte incertain, les acteurs ne semblent pas

avoir forgé de stratégie précise et l’espoir d’être chanceux et d’échapper aux mauvaises

pratiques existait certainement. C’était également le cas lorsque les entrepreneurs ne faisaient

pas attention à respecter scrupuleusement la loi ou décidaient volontairement de l’enfreindre.

A. l’explique, après s’être agacé devant l’utilisation du mot stratégie pour parler de cette

période :

« Les gens espéraient juste être chanceux ?

- Oui ! Oui ! « Aujourd’hui, on ne m’a pas pris, dieu merci ! Demain, on ne m’a pas

pris, dieu merci ! Après-demain, on m’a pris : eh bien ! J’ai pu gagner de l’argent les

deux derniers jours pour payer l’amende du surlendemain. Et voilà ! Je peux de

nouveau travailler deux, trois, quatre, cinq jours et personne ne pourra me toucher,

parce qu’il faut encore contrôler la loi et ils n’auront pas le temps de repasser »,

d’accord ? C’est-à-dire…voilà… (Cherche son mot)… ça prend …quoi… au niveau du

subconscient, ce n’est pas possible de planifier cette conscience (coznanie). Ça se

passe, au niveau, d’un certain instinct, oui, voilà ! Tu sens que, voilà, ça, tu peux le

faire ! Ca réussit, tant mieux ! Ca rate, c’est tout. »

On retombe alors dans le domaine de l’irrationnel, du ressenti avec la notion d’ « instinct ».

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 48

2.2.2. Se protéger grâce aux relations informelles :

« neutralisation » du marché

Toujours dans les relations avec les représentants de l’Etat, plus qu’à éviter les amendes,

les contacts servaient surtout à dépasser ce qu’ils nomment « les barrières administratives »,

c’est-à-dire à accélérer les procédures pour faire avancer le business. F. décrit ces barrières

très simplement :

« Tu y vas : « Revenez demain ! ». Ou bien tu y vas et ils sont assis à boire le thé ».

Il était nécessaire de court-circuiter les procédures habituelles et pour cela de construire un

rapport privilégié avec l’administration. Pour ce faire, chaque histoire diffère : d’après les

dires de C., c’est grâce à ses sorties de pêche que B. aurait pu se lier d’amitié avec différents

membres de l’administration ; F. avait déjà de nombreuses connaissances depuis son travail à

Transmach :

« L’usine était très influente dans la ville parce que la ville ne possédait rien : c’est

l’usine qui avait construit les jardins d’enfants, la maison de retraite…tout avait été

construit par l’usine. Et donc c’est sûr qu’en tant qu’homme qui n’était pas là-bas

parmi les derniers, bien sûr j’avais la possibilité de m’adresser à tous les dirigeants

[administratifs]. Je les connaissais bien et ils me connaissaient bien. ».

C. explique quant à lui qu’aucune personne dans l’administration n’a intérêt à ce que le

journal le plus lu de Tikhvine révèle des mauvaises pratiques. V&K y ont des amis (comme

chez les bandits, on remarque la perméabilité des réseaux sociaux).

Néanmoins, ce faisant, les entrepreneurs court-circuitaient le système démocratique qui

veut que tous soient traités de la même façon. Pour dépasser les problèmes administratifs, les

rapports qu’ils ont créés entre leur business et l’administration, et qui sont consubstantiels à

leur business, sont fondamentalement anti-démocratiques. Ils supposent des relations

personnelles entre entrepreneurs et membres de l’administration, la constitution de privilèges

dans le traitement. Le lien souvent postulé entre démocratie politique et démocratie

économique ne transparaît pas à travers l’expérience de la transition, bien au contraire. Au

début des années 1990, les acteurs se jouent des règles de droit et affichent, pour certains, un

désintérêt clair pour la démocratie (C’est le cas, notamment, de B., qui devient muet dès que

la conversation prend un tour politique). De même que pour la constitution du marché

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économique, la démocratie politique doit passer par un processus d’institutionnalisation qui

ne va pas de soi.

Mais le risque le plus grand émanait sans doute de son entourage professionnel proche.

Dans un contexte d’instabilité juridique et économique, les coups bas étaient fréquents. Pour

ne pas être abusé par ses collaborateurs, il fallait savoir construire des relations de confiance,

au-delà du simple contrat. E. Durkheim avait déjà décrit comment la confiance nécessaire au

contrat ne saurait trouver naissance dans la relation contractuelle. Elle ne peut fonctionner que

si elle s’appuie sur des institutions et sur un système moral.23

Devant le défaut des premières,

il a fallu se réfugier dans le second.

Tous les entrepreneurs rencontrés avouent s’être fait avoir (obmanivat’, обманывать) plus

d’une fois. Ils insistent en parallèle sur leurs efforts pour tenir leurs promesses. L’enjeu est de

construire des relations de confiance, seules garantes de la bonne réalisation de la transaction.

Il fallait d’abord s’assurer que son équipe ne trahirait pas l’entreprise. F. attire l’attention sur

les fondamentaux pour pouvoir travailler. Outre un local, il faut s’entourer de personnel que

l’on connaît bien ; C. débute son entreprise avec un ami d’enfance ; B. pousse la logique

jusqu’au bout en donnant peu à peu tous les postes les plus importants à sa famille, femme ou

enfants. Enfin, A. reconnaît ce qu’il nomme son « collectif » comme sa réalisation la plus

importante en vingt ans d’activité, en précisant qu’il est certain de pouvoir lui faire confiance.

Il en va de même avec ses partenaires, fournisseurs ou distributeurs. T. explique qu’elle est

incapable de travailler avec un fournisseur qui n’est pas devenu un ami, car seuls des amis

peuvent arriver à un tel degré de confiance et de compréhension. Moins extrêmes, les autres

insistent sur la nécessité de se comprendre et de s’entraider entre partenaires.

Deux autres raisons rendaient nécessaires ces relations de confiance. La première était le

besoin de flexibilité sur les termes du contrat : l’instabilité et les retournements de situation

entraînant régulièrement des écarts, il fallait trouver une oreille attentive et compréhensive,

pour allonger les délais ou trouver une autre entente. A l’intérieur du business, cela se

traduisait par des retards de paiement des salaires ou par des paiements en nature, auxquels T.

raconte par exemple avoir eu recours. La confiance instaurée entre entrepreneurs était en outre

primordiale pour des questions financières dans les années 1990. D’une part, il était très

difficile pour un petit ou moyen entrepreneur d’obtenir un prêt bancaire. Pour investir, il

devait emprunter ailleurs. C. relate ainsi les dons entre amis entrepreneurs :

23

Emile Durkhiem, De la division du travail social, 1898

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« L’image que nous avons, elle ne veut rien dire pour une banque. Les gens avec

lesquels nous avons travaillé, les entrepreneurs, (…) ils comprennent ce que c’est qu’un

journal qui existe depuis 15 ans (…) et si un entrepreneur donne, il donne simplement

comme ça, même sans intérêt. Parce qu’il comprend qu’on lui rendra. Mais le plus

important n’est pas qu’il croit qu’on lui rendra. Le plus important, c’est qu’il croit ces

gens, les gens, le dirigeant, qu’ils ne le berneront pas. C'est-à-dire, il y a entre

entrepreneurs une compréhension réciproque pas uniquement au niveau des accords,

des papiers officiels. Y a aussi seulement sur parole, ça suffit. »

C’est donc plus qu’une histoire d’argent rendu, de contrat rempli, c’est une histoire de

confiance et la confiance va au-delà du contrat. La banque, en ne jugeant qu’à travers les

chiffres, est aveugle à des signes plus dignes d’intérêt dans les années 1990 que des

projections financières (une réputation sans tâche, une présence longue sur le marché).

« Le capital, il ne considère pas l’homme comme une personne, n’est-ce pas ? Je

veux dire, tout le problème consiste à dégager du profit [peu importe qui] »

De même, des relations de confiance préexistantes au business furent souvent nécessaires

pour le lancer. F. raconte ainsi sa première transaction :

« D’où venait votre premier capital ?

– Il n’y avait pas de premier capital. Le capital, c’était simple ! Nous avons conclu

un accord, avons reçu un bien sans payer par avance, en avons tiré profit, avons reçu

un paiement et reçu…du cash.

– Comment les gens furent d’accord de vous donner le produit sans paiement ?

– Mais ils me connaissaient bien depuis longtemps, suffisamment pour savoir que je

ne les tromperai pas. En fait, c’était un facteur purement personnel. »

Quant à C., outre l’argent que lui et son ami avaient pu mettre de côté, c’est en grande

partie l’argent récolté auprès de proches, famille ou ami (le family and friends également

connu des entrepreneurs occidentaux) qui lui a permis de se lancer. Enfin, ces relations étaient

également utiles pour répondre à ses besoins de financement en temps voulu, alors que

l’argent manquait. Après avoir noté le besoin de provisions financières pour les dépenses

imprévues, A. explique comment on devait faire sans dans les premiers temps :

« Si je devais payer quelque chose dans la journée même, euh…y a un groupe de

camarades, d’amis, d’entrepreneurs qui aussi…ils n’ont pas besoin d’argent

aujourd’hui, mais seulement après-demain. Mais ils ont de l’argent aujourd’hui.

J’arrive, je leur demande de l’argent aujourd’hui et leur rend après-demain pour qu’ils

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 51

puissent payer aussi. Y avait ce genre d’entraide coordonnée et réciproque entre

entrepreneurs »

Pour toutes ces raisons, un business ne pouvait se construire sans un entourage sur lequel

on puisse se reposer. Or, un moyen efficace de s’assurer la loyauté de l’autre est de passer par

le réseau, c'est-à-dire de s’entourer de personnes auxquelles nous sommes liés par quelque

chose de plus que le simple intérêt financier.

Pour résumer, deux facteurs avaient un rôle notable sur le choix des partenaires. D’abord,

le choix d’un collaborateur issu d’un réseau social : en s’appuyant sur un réseau, on place

l’individu dans une situation de pression sociale qui l’incitera plus fortement à bien se

comporter (« le fils de… », « l’ami du père de… »). On personnalise la relation

professionnelle pour la rendre plus sûre. Ensuite, joue sans doute le facteur psychologique,

émotionnel : savoir créer des affinités, les sentir.

2.2.3. L’économie dans le social

L’économie russe fut par conséquent modelée par le social. Notons, parmi les

entrepreneurs rencontrés, le poids des connaissances dans la décision de se lancer dans

l’entrepreneuriat, et dans l’objet entrepris:

Ce sont les personnes avec lesquelles A. a travaillé, l’été de fin d’étude, qui lui proposent

de devenir directeur commercial de leur coopérative, qu’il quittera un an plus tard pour

monter sa propre entreprise. Lorsqu’il se lancera dans la production, c’est également sur la

proposition d’un ami de l’université.

B. fut appelé par deux connaissances pour créer avec eux et diriger une nouvelle

coopérative d’élevage bovin, car ces derniers avaient de l’expérience dans le domaine.

V&K ont créé leur entreprise dans l’univers du sport notamment parce que K, ayant

travaillé comme entraîneur, avait développé un réseau de connaissance dans ce milieu, qui fut

la base de leur business.

Ensuite, de nombreux choix furent directement déterminés par le réseau de connaissances

des entrepreneurs : A. fut le premier à introduire des fenêtres en plastique à Tikhvine grâce à

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d’anciens amis de l’institut qui s’étaient lancés dans la production de ce produit. T. a ouvert

trois magasins de vêtements hauts de gamme en franchise d’une entreprise Saint-

pétersbourgeoise dont elle connaissait la directrice. Derrière la diversité des produits vendus

par une même entreprise, il faut ainsi sans doute lire en partie l’hétérogénéité d’un réseau de

connaissances.

Cela ne signifie pas que les formes qu’a prises l’économie dans les années 1990 furent

complètement déterminées par des liens directs entre personnes d’un même réseau. Il faut

comprendre ces réseaux dans leur état dynamique, dans lequel le marché a également une

place. Par exemple, F. se rend à Pikalovo, ville provinciale de la région de Tikhvine, dans

l’idée de construire un business entre la région et la Géorgie. Il crée lui-même ce contact et

l’intègre dans son réseau. B. voyage dans les plus grandes villes russes pour trouver de

nouveaux marchés et étend lui-même son réseau. Il en va de même pour tous les autres.

Néanmoins, même dans ces cas, le réseau de connaissances influe indirectement sur les

décisions prises. Lorsqu’un entrepreneur cherche un nouveau partenaire, il va construire sa

relation avec lui selon son expérience passée, ses relations existantes. C’est ce que A. appelle

l’amélioration de l’intuition :

Faire plus attention au « comportement des gens, c'est-à-dire, de ceux avec qui tu as

des relations, avec qui tu te mets d’accord. Voilà, les réactions lors des conversations.

Comment ils se comportent pendant les négociations. Nous savons cela de notre

expérience personnelle : nous ne considérons pas chaque situation comme radicalement

nouvelle car nous avons toujours en nous « l’ensemble de toutes les interactions

passées »24

.

Ainsi, les réseaux évoluent sans cesse, selon les évolutions de chaque relation bilatérale en

son sein, les personnes qu’on y intègre ou qui en sortent.

Finalement, ce poids du social dans l’économie traduit ce que Granovetter appelle la

« contextualisation de l’échange marchand » sous la forme de relations interpersonnelles : le

marché n’est pas une foule d’individus atomisés, c’est une suite de rencontres, c'est-à-dire de

situations sociales. Cette idée correspond particulièrement à la réalité russe des années de

transition. Les liens les plus forts, qui aboutissent dans un contexte d’insécurité à des

24

Mark Granovetter M., (1990), “The old and the new economic sociology : a history and a agenda”, in

R. Friedland et A. F. Richardson (eds.), Beyond the Marketplace : Rethinking Economy and Society, New York,

Aldine de Gruyter, pp. p.89-112, cité dans Plociniszak S., « L’embeddedness en question : De la métaphore

polanyienne originelle à sa conceptualisation granovetterienne au sein de la sociologie économique structurale

des marchés », Congrès National de Sociologie de l’AFS, 24 février 2004

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 53

échanges marchands, concourent alors à l’organisation globale des échanges et de l’économie

locale.

Plutôt que de parler d’informel, puisque des contrats existent entre entrepreneurs et avec

l’administration (via les procédures réglementaires), il faudrait ici parler de « plus que

formel ». Dans ce « plus » se trouvent les relations liées entre entrepreneurs, entre

collaborateurs, qui leur permettent d’agir dans un contexte instable. L’informel devient le

rempart du formel, ce sans quoi il ne pourrait tenir. Ces relations aussi avaient donc, en

quelque sorte, une raison capitaliste.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 54

2.3. L’informel au cœur du business

La première sous partie replace l’exigence de rationalité face aux carences institutionnelles

et explique le poids de capacités plus émotionnelles (intuition, inventivité) dans la création de

tout business. La seconde montre en quoi le risque social entourant le business a empêché la

constitution d’un véritable marché et d’une véritable démocratie. Il a replacé l’homme au

cœur des problématiques entrepreneuriales. Dans ces deux parties fut présenté le recours à des

pratiques informelles, c’est-à-dire dont les modalités s’écartent des procédures

réglementaires25

.

2.3.1. La palette variée des pratiques informelles

Pour un observateur extérieur, l’informel permet de justifier tous les discours, toutes les

idéologies, tellement il est flou et complexe. Les uns y voient la barrière principale au

développement de la Russie par le capitalisme de marché, alors que d’autres affirment son

rôle bénéfique dans l’adaptation de la société russe à un système capitaliste libéral imposé si

brutalement. Nous pourrions défendre et l’une et l’autre de ces théories par nos exemples. En

cela, ces pratiques informelles montrent à quel point la réalité est complexe. Nous tenterons

plutôt de faire le portrait global de l’informel, autour de deux axes principaux : de l’informel

répondant à une nécessité situationnelle à l’informel choisi pour s’enrichir ; d’un informel

rationnel, pensé, à des pratiques impulsées par l’émotion ou d’autres capacités cognitives que

le calcul. Nous avons des exemples concrets pour chacune de ces situations. Pour alléger le

rapport, nous les avons développés en annexe.

25

Selon la définition donnée par Myriam Désert « impliquant la circulation d’objets de natures diverses (…), selon des modalités non-conformes aux procédures réglementaires. » (2006)

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 55

En rouge sont notées les pratiques informelles illégales, l’informel échappant également à la

catégorisation de la légalité.

La palette des pratiques informelles est variée : les causes autant que les procédés

divergent, s’opposent ou se renforcent : user de l’informel pour contourner le formel s’oppose

à des pratiques informelles pour justement aboutir au formel (prêt d’argent entre

entrepreneurs avec contrat très précis). En revanche, les pratiques informelles préexistantes

dans les relations à l’administration (comme les contacts de F.), renforcent la légitimité

d’autres pratiques informelles de la part d’acteurs démunis de ces rapports (pots-de-vin de

A.).

Raisonnement non calculatoire

émotion

Rationalité économique

par le calcul

Démarche offensive

/informel choisi

Démarche défensive face à situation/

informel contraint

Utilisation de la violence pour son business

Contourner devoirs vis-à-vis Etat:

Évasion fiscale Non respect des normes Magouilles pour minimiser impôts dans les règles

Utilisation des relations pour accès à ressources Alors que pourrait passer par le marché

Surmonter barrières au business

Soigner ses relations aux bandits/administration Par argent ou relations personnelles

Utiliser son réseau pour construire son entourage professionnel

Recours à intuition (affective ou non) pour choisir partenaire, activité – facteur psychologique

Inventivité dans le business pour se sortir des mauvaises situations

Inventivité pour diminuer coûts/optimiser profit

Utiliser son réseau pour se financer faute de pouvoir passer par banque

Compter sur le hasard pour ne pas se faire attraper par l’inspection et utilisation de l’instinct pour enfreindre les règles

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 56

2.3.2. Ambiguïté dans l’esprit même des acteurs de l’informel

L’ambiguïté des pratiques informelles est présente dans l’esprit même des acteurs de cet

informel. On le tolère plus ou moins, selon l’expérience, la culture familiale et la situation.

L’attitude face aux règles donne un exemple de ces divergences de regards sur l’informel.

Trois attitudes se dessinent au sein des entrepreneurs rencontrés : enfreindre la règle et jouer

sur l’imperfection du contrôle (A. V&K., C.) ; rester dans la règle et jouer avec l’imperfection

de la loi (F., B.) ; ne pas jouer, respecter à la lettre (T.)

Or, on remarque une certaine corrélation entre ces trois groupes et les différents récits que

ces entrepreneurs font de la réalité des années 1990 : leurs lectures sont parfois très

contrastées, les acteurs ayant pourtant sensiblement vécu la même chose. L’opposition la plus

forte oppose F. à A. et C. dans leur vision du capitalisme. Les deux derniers considèrent qu’il

fut sauvage (diki kapitalism, дикий капитализм), tandis que F. réfute cette idée :

« C’est un tel stéréotype ! (…) Si on dit sauvage parce que, quelqu’un avait appris à

un autre, quelqu’un avait regardé et essayé de se faire de l’expérience, et chacun faisait

son chemin, dans ce sens, il était, je dirais, pas sauvage, mais désorganisé »

Dans « sauvage », on retrouve deux idées : la première est la possibilité de profits élevés et

l’apparition d’inégalités, à laquelle A. fait référence :

« Capitalisme sauvage…c'est-à-dire que voilà, y en a qui gagnent beaucoup et y en a

qui gagnent peu ».

La seconde est l’idée d’un désintérêt du collectif, du social, exprimée par C.

« La Russie, elle est sauvage, tu comprends ? (…) Sauvage, parce qu’elle s’est

éloignée des considérations sociales (sotsialnoye napravlenyie)».

Cette idée d’un capitalisme amoral est aussi exprimée par K., bien que n’utilisant pas

l’expression de capitalisme sauvage :

« Voilà le principe fondateur du capitalisme : dieu, c’est l’argent ».

Ainsi s’oppose un discours présentant un capitalisme qui pousse à l’amoralité à un

discours sur un capitalisme neutre, uniquement désorganisé. Ces divergences de vocabulaire

sur le capitalisme ne sont pas anodines. Elles sont prolongées dans le discours sur la loi de

l’époque :

F. insiste sur l’encadrement, même imparfait, de la loi de 1993, qui donnait une certaine

stabilité au cadre :

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 57

« D’abord [la loi] ne changeait pas si souvent. Et cette loi [de 1993], elle était vraiment

fondamentale. Même si y en avait qui essayaient de l’interpréter, quand même, elle fonctionnait.

Elle fonctionnait et donnait, pour ainsi dire, une certaine stabilité »

Tandis qu’A., C. et V&K mettent l’accent sur l’instabilité juridique, sa complexité. Au-

delà, ils en dénoncent les absurdités, la mauvaise redistribution de l’Etat :

C : « La loi est telle qu’on peut la comprendre comme ça, et aussi comme ça. »

A : « Il n’y avait aucune discipline sur le plan des impôts. En fait, on pouvait vendre

sans tenir nos comptes tout ce qu’on voulait ».

Il explique ailleurs qu’il s’est fait avoir par un impôt qui venait « tout juste » (tolka, tolka,

толко, толко) d’apparaître.

V&K : « Pourquoi on essaie un maximum de minimiser nos dépenses…parce que

nous voyons que ça ne sert pas pour les gens, pour nos enfants. Non, ça va simplement

dans les poches des fonctionnaires. »

Il est possible que les acteurs aient modelé leur jugement sur la réalité de façon arrangeante

au vu de leurs pratiques. Dans tous les cas, ils n’ont pas attendu ces entretiens pour le faire et

nul doute que cette compréhension de la réalité eut un impact sur leurs choix pratiques. D.

Bertaux a bien exprimé cette idée : « la perception qu’un acteur élabore d’une situation

donnée constitue pour lui la réalité de cette situation ; et c’est en fonction de cette perception,

et non de la réalité objective que cherche à connaître le sociologue, que l’acteur social sera

amené à agir. Même les perceptions les plus éloignées de la réalité sont ‘réelles dans leurs

conséquences’ »26

.

Chacun applique sa rationalité (calculatrice ou non) sur son interprétation de la réalité. La

diversité de compréhension de la réalité et, partant, la diversité des pratiques sont parties

prenantes de l’ambiguïté fondamentale de l’informel.

L’exemple russe montre comment le capitalisme n’est pas automatiquement signe

d’extension de la rationalité à toutes les sphères de la vie humaine. Au contraire, c’est un

capitalisme où le social a réinvesti l’économie. La Russie des années 1990 est un exemple

concret de ce que K. Polanyi a exposé en 1944 avec la notion d’ « embeddedness »27

:

naturellement, les faits économiques sont « encastrés » dans un ensemble plus vaste, celui des

faits sociaux. Par conséquent, l’économie de marché, où les rapports sont théoriquement

26

Daniel Bertaux (1997) Le Récit de vie, 3e ed. 2010

27 Karl Polanyi, (1944) La Grande Transformation : Aux origines politiques et économiques de notre

temps, Paris, Gallimard, 1983

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 58

anonymes, ne peut être naturelle : elle résulte d’un processus d’institutionnalisation afin de

« désencastrer » l’économie du social, c'est-à-dire, afin de détruire les relations sociales

antérieures influant sur l’économie. L’erreur des néolibéraux favorables à la thérapie de choc

était de croire que l’accroissement des échanges dût impliquer le retrait symétrique de l’Etat.

En analysant l’économie anglaise de la Révolution Industrielle, K. Polanyi affirmait pourtant :

« Le laissez-faire n’avait rien de naturel ; les marchés libres n’auraient jamais pu voir le jour

si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes (…), le laissez-faire (…) a été imposé

par l’Etat. »28

. Dans le cas russe, les carences institutionnelles, conséquences de l’instabilité

politique, économique et juridique, ont empêché le capitalisme de se développer selon les

modèles occidentaux. Les pratiques entrepreneuriales des nouveaux entrepreneurs russes se

sont éloignées des attentes et des idéaux. Devant les risques que comportent une situation mal

encadrée, le capitalisme fut construit grâce et par le biais de pratiques informelles. Aussi, bien

qu’ayant adopté des logiques capitalistes fondamentales, (recherche du profit, extension du

salariat, mise en concurrence, etc.), l’économie russe reste profondément encastrée dans le

social. Par conséquent, ce capitalisme est imprégné de toute la complexité des actions

humaines, construit autant par la rationalité que par les émotions, résultant à la fois de choix

pour créer une nouvelle situation, à la fois d’actions subies, dictées par le cadre préexistant.

28

Ibid

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 59

Partie 3. Nouvelle éthique et esprit du

capitalisme russe

La confrontation avec une culture étrangère permet de révéler une face supplémentaire de

ces relations informelles : elle met en évidence comment des relations qui ont dans une

certaine mesure une raison (économique) dans le contexte russe, perdent leur caractère

rationnel dans un cadre plus institutionnalisé. F. donne un exemple frappant. Pour lancer son

incubateur en 1996, il avait conclu un accord avec des Anglais, chargés d’apporter une

formation au personnel russe. Malgré le contrat établi, la déception de F. face à leurs

interactions est significative et il décida de ne plus réitérer l’expérience.

« Je n’étais pas du tout à l’aise en Angleterre pour plusieurs raisons : d’abord,

quand nous y sommes allés à la première étape, c’était très difficile de juger qui avait

donné le plus à qui. Nous aux consultants, ou les consultants à nous ? Eux, avec la

méthodologie, etc. Mais ils ne comprenaient et ne savaient rien de la Russie et nous leur

avons tout raconté, tout expliqué. Pas seulement les mentalités, mais tout le reste :

comment les gens vivent ici, pourquoi il ne faut pas coller des pratiques d’un pays à

l’autre (…). Ils ont travaillé trois ans et n’ont pas appris le russe : ce n’est pas bien

(niepravil’no, неправильно) (…) et la troisième raison, c’est que les Anglais sont de

manière générale…euh … nous les avons reçus ici de manière très accueillante. C'est-

à-dire, peu importait qui ils étaient, nous avons fait le maximum: nous les avons

accueillis, nous nous sommes efforcés…euh…de les mettre dans de bonnes conditions,

je veux dire, une bonne installation, qu’ils fassent un pique-nique, un barbecue…

(Silence). Nous sommes allés en Angleterre, on nous a réuni une seule fois, nous avons

dîné si modestement, si peu… (…) Voilà, la question c’est que, ce qui nous différencie

beaucoup, c’est que nous sommes des gens plus ouverts, plus généreux (…) la relation

qu’on leur a donné, ce que nous avons reçu en échange… la deuxième année, c'est-à-

dire qu’on travaillait déjà en tandem, ça ne les intéressait déjà plus, qui on était (kto my

tam byli riadom, кто мы там были рядом) »

On y trouve le vocabulaire du don, très présent, lié à un vocabulaire moral « niepravil’no »

(неправильно, signifie à la fois incorrect et injuste). Il y a un clair malentendu sur ce que

chacun attendait de l’autre. F. voyait, au-delà du contrat, ce que les Anglais recevaient de

cette relation et il attendait quelque chose d’égal, des relations plus informelles dans

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 60

lesquelles il aurait décelé un contre-don. Il vécut mal la distanciation qui accompagnait ces

rapports purement professionnels : il l’interpréta non seulement comme un manque de

générosité, mais comme une faute morale de leur part. Ils ne s’intéressaient pas à l’homme, ils

n’ont eu d’égard que pour sa fonction.

On perçoit alors que l’impact de l’informel ne s’est pas limité à la parade des imperfections

institutionnelles: une éthique s’est forgée dans ces pratiques. Des pratiques, certes déjà

présentes à la période précédente, se sont incrustées dans les rapports économiques. Certaines

règles d’action se sont imposées plus largement à la conduite, sous peine de sanction29

.

29

Nous reprenons la définition de Durkheim, qui entend par éthique « toutes les règles d’action qui

s’imposent impérativement à la conduite et auxquelles est attachée une sanction, mais ne va pas plus loin »

Division du travail, 1893, p.16

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3.1. Autorégulation des acteurs de l’économie dans une

éthique du don

3.1.1. Ambiguïté de l’échange marchand personnalisé : entre

lutte et pacification

Chaque transaction donne naissance à une dette symbolique

Dans la partie précédente, nous avons constaté la nécessité de lier des relations de

confiance pour construire un business. La lutte était au cœur du business : nous ne

reviendrons pas sur les exemples de confrontation avec les bandits ou des représentants de

l’Etat. Après avoir affirmé la valeur qu’il accordait à l’honnêteté, F. note la proximité

phonétique en russe des verbes vendre, продать (prodat’), et trahir, предать (predat’). Il

attire l’attention sur la tangence de l’activité marchande vers la trahison. Il existe une menace

originelle dans l’échange marchand, une tension entre parties prenantes qu’il faut réussir à

apaiser. Il semble que dans son esprit, cette tension soit la cause d’une sortie de l’anonymat,

de la recherche de relations de confiance. Plus précisément, ce serait alors cette tension qui

ferait apparaître dans l’esprit de l’entrepreneur en attente d’une transaction le sentiment de

don, puisque malgré le cadre incertain, il consent à l’écart temporel qui sépare les échanges, il

donne sa confiance. La dette de celui qui doit accomplir la transaction n’est plus seulement

économique. Pour reprendre les termes de P. Bourdieu, c’est une dette symbolique. Car au-

delà des conséquences économiques que pourrait entraîner la non-réalisation de la transaction,

c’est l’image de l’endetté qui est en jeu, sa réputation, son autorité, bref, sa place dans la

société.

Cette ambiguïté des échanges en Russie, entre confiance et domination symbolique, est

apparue pour la première fois dans l’enquête lorsque F. fit le récit d’une des situations

problématiques à laquelle il a du faire face :

« Il y a un problème de déficit de sucre. Je conclus un accord, je vois où on peut

acheter significativement bon marché,…euh…à ce moment, je le répète, je possédais

une certaine autorité, les gens me connaissaient, je concluais que je livrerai à l’usine,

disons, un wagon de sucre en poudre. Soixante-cinq tonnes. C'est-à-dire, je comprenais

parfaitement comment procéder. Je conclus un accord, je leur apporte de l’argent, je

paye. Ma cargaison arrive en bateau, mais les bandits (banditi) ne la laisse pas entrer

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 62

au port. Et ils disent (fait le signe « argent » en se frottant les doigts) « dans ces

soixante-cinq tonnes, vingt tonnes pour nous, alors, t’auras tes quarante-cinq tonnes ».

Et je comptais que je n’aurais plus aucun bénéfice ! A quoi bon ? Et à cette époque, je

comprenais que, si je ne ramène pas la poudre, ça signifie que je perds tout simplement

la face devant ces gens (poteriajou glazakh etikh lioudje), mon autorité, et plus jamais il

ne me feront confiance (mnie bolschie nikak nie povierit’). (Silence) J’ai trouvé une

solution. Je n’ai presque rien gagné, mais j’ai sorti la cargaison de l’eau à un autre

endroit. J’ai reçu moins, bien moins de bénéfice, mais j’ai résolu ce problème. J’ai

réglé mes comptes (rasstchitatsia, рассчитаться) avec les gens et je n’ai pas laissé les

bandits...hum…me racketter (raket’) »

Ce qui est en jeu dans cet échange, c’est l’autorité de F., c’est la confiance que lui accordent

les gens, le regard qu’ils portent sur lui (perdre la face se dit littéralement « perdre les yeux de

ces gens »). Les objets que fait circuler F. portent en eux la trace de sa personne, de son

autorité.

F. Weber permet de comprendre

une dimension supplémentaire de cette

ambiguïté de l’échange marchand. Pour

qu’il y ait échange, il faut qu’il y ait

reconnaissance de l’équivalence entre les

choses échangées, qui s’opère dans la

détermination d’un prix. Or, dans les

années 1990, le marché est entravé, nous

l’avons vu, par des pratiques informelles.

Entre entrepreneurs, il serait illusoire

d’imaginer des prix fixés par le marché.

Plus encore que dans les économies occidentales, la fixation du prix s’effectue à travers des

conflits et des rapports de force. Il n’est pas anodin que F. fasse appel à son « autorité »

(avtoritet, авторитет) lors du récit d’une de ses transactions commerciales. Pour reprendre

l’expression de F. Weber : « La relation marchande occupe une voie étroite entre la guerre et

l’alliance interpersonnelle »30

.

30

Florence Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles » Une

ethnographie économique après le Grand Partage, Genèses, 2000/4 no 41, p. 85-107.

Il était commun de

trouver exposé maints

trophées dans les

locaux des

entrepreneurs (pas

toujours dus au

commerce, mais

également à la pêche

par exemple).

L’entrepreneuriat n’est

pas qu’une affaire

d’économie, c’est

également une affaire

sociale et culturelle

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 63

Enjeu de réputation sous la menace de la sanction

La puissance de cette violence symbolique apparaît avec force dans les discours sur le

besoin d’aller jusqu’au bout de ce que l’on a commencé, et en négatif, dans les discours sur

les sanctions d’un manquement au contrat.

F. « Une des qualités que j’estime le plus chez les gens, c’est précisément la capacité

à ne pas trahir, c'est-à-dire, la capacité à aller jusqu’au bout si tu as donné ta parole,

soit, la constance face à ses engagements (obiazatel’nost’, обязательность)31

,

l’honnêteté (poriadotchnost’ порядочность)… c’est la qualité fondamentale d’un

entrepreneur »

B. (en parlant des relations lors de trocs) : « La réputation elle est chère, et elle m’est

chère. J’estime cela et tous les travailleurs de l’entreprise, ils doivent respecter la

firme. Et donc je n’ai jamais taché ma réputation. (…) Je m’efforce d’accomplir ce que

j’ai promis. (…) »

Tous les entrepreneurs insistent sur l’importance de l’honnêteté dans le business. Or

honnête en russe, poriadotchnost, a comme racine le mot poriadok-ordre, règle. C’est par des

pratiques honnêtes, loyales qu’un ordre peut finalement s’instaurer, lorsqu’aucune autre

institution ne protège les individus32

.

Enfin, la confiance liée à la réputation des entrepreneurs est une sorte d’actif, qu’ils ont pu

accumuler au cours de leur carrière. C. explique ainsi :

« Pour qu’ils te fassent confiance (doveriat’ доверять), il faut que tu possèdes une

histoire (imjet’ svoyou istoriyou иметь свою историю), ton business, ta relation avec

les autres entrepreneurs, suffisamment de temps. »

La confiance est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit dans des relations longues, qu’elle est

vérifiée dans la durée.

La sévérité de la sanction est révélatrice de l’enjeu, mais varie selon les acteurs. Le plus

radical est F. Après avoir noté l’affinité entre vendre et trahir, il développe :

31

Nous n’avons pas de traduction exacte du mot obiazatel’nost’. Il vient du verbe objazat’, qui signifie obliger, devoir. Les dérivés du mot : Обязывать, objazyvat’ = engager, обязываться, objazyvatsja = promettre, laisse entrevoir une signification très précise en russe : Obiazatel’nost’ est une qualité, un trait de caractère, c’est la capacité à répondre à nos obligations envers quelqu’un lorsque nous nous sommes engagés. 32

Il existe deux mots russes pour signifier honnêteté : порядочность (poriadotchnost’), et честность (tchestnost’). Il est notable que le mot employé par les entrepreneurs soit poriadotchnost’ qui vient du mot « ordre » et non tchestnost’, qui renvoie à la notion d’honneur (tchest’, честь). Ce n’est pas tant l’honneur des entrepreneurs qui est en jeu que l’image qu’il renvoie d’eux-mêmes, selon laquelle ils pourront lier des relations intéressantes pour leur business.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 64

« J’ai toujours très bien compris cela et pour moi, un ennemi est un ennemi ; un ami

est un ami. Je veux dire, il n’y a pas pour moi de demi-ton. (…) et je ne pardonne

jamais : si quelqu’un me trahit, plus jamais avec lui. Je n’attends pas de deuxième

fois.»

Il finit en citant Dostoïevski : « Si un homme un jour a trahi ou a vendu, il le fera à

coup sûr encore de nombreuses fois ».

Dans le même registre, C. explique : « Y a ce genre de raisonnement: je fais confiance, mais

je vérifie », ajoutant que quelqu’un qui a failli à la confiance, ne pourra plus se tourner vers

les entrepreneurs (il parlait alors de l’aide financière). La petite taille de la ville, où, comme il

fut répété, « tout le monde se connaît » (C.), ajoute à cette pression. Ce n’est pas seulement

devant son cercle de relations que l’on risque de perdre la face, mais aux yeux de tous les

entrepreneurs de la ville.

En refusant l’anonymat, les entrepreneurs, dans les rapports sociaux qu’ils tissent autour de

leur business, ont réintroduit des logiques fondamentales du don, de l’échange. A cet égard,

les conclusions de M. Mauss à partir d’enquêtes ethnologiques en Polynésie, Mélanésie et

Amérique33

retrouvent une réalité étonnante au sein de la société russe en transition.

L’ambiguïté fondamentale des échanges qu’il y avait notée transparaît avec force dans la

société des entrepreneurs russes de la transition : les échanges participent autant de la lutte

que de la pacification. Dans le flou juridique et politique de l’époque, c’est par cette éthique

des échanges que les entrepreneurs ont régulé leurs rapports.

33

Marcel Mauss, Essai sur le don, Puf, 1950

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3.1.2. Des relations informelles qu’on limite au maximum

L’ambiguïté des échanges non anonymes amène les entrepreneurs à faire un maximum

pour n’être lié que tant qu’il le faut.

Après avoir expliqué les liens qu’il possédait dans l’administration, F. insiste sur le peu de

poids de ces relations dans son business :

« -Ces relations furent importantes pour votre business ?

- Je ne dirais pas ça, parce que, tout d’abord, si j’ai une qualité humaine, c’est que

je n’aime pas demander. (…) Je compte sur moi, sur mes propres biens, mes propres

forces »

Plus étonnante encore est la réponse de B. à une question sur les leçons de l’expérience :

« Il y a quelque chose que j’ai appris : il ne faut pas, je le prends aussi pour moi, il

ne faut pas décider avec des amis de faire une affaire commune. Voilà. Il y a,

supposons, une entreprise. Il y a plusieurs compagnons. Elle va nécessairement se

démembrer. Les amis deviendront des ennemis. (Silence). Il ne faut pas prêter de

l’argent à un ami sur gage. Parce que, c’est pareil, tu perdras un ami. C’est pourquoi

personne n’a de compte à me rendre ; simplement je ne vais pas [dans ces choses-là].

Je dis honnêtement « j’en ai, mais je ne te le donnerai pas ». Je leur dis « je n’ai pas

envie de me fâcher avec toi donc je ne te prête pas mon argent ». »

Il faut comprendre dans sa juste mesure le recours aux relations informelles : elles furent

largement utilisées pour construire son business mais également limitées par les acteurs. Car

elles placent les acteurs dans des relations d’endettement et de domination. Autant on tient à

éviter de se mettre dans une situation d’endetté, comme F dans l’exemple précédent, autant,

on évite même la situation de dominant lorsqu’on ne veut pas risquer de ternir une relation à

laquelle on tient, comme l’énonce la leçon de B. On ne veut pas mettre en danger des liens

d’amitié en les mêlant avec le capitalisme. Un certain besoin d’anonymat dans les relations

économiques surgit de l’expérience.

En conclusion, il y a une double ambiguïté de l’échange marchand en Russie. D’une part,

il tient autant de la lutte que de la pacification. D’autre part, lorsqu’il passe par des relations

informelles, il lie en même temps qu’il libère. C’est grâce à l’utilisation du réseau et donc de

liens de dépendance que l’individu entrepreneur tend à conquérir son indépendance, ne serait-

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 66

ce que financière. C’est un paradoxe que l’on retrouve dans la nature du vivant, d’après les

dires de J.Robin:

« Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant. Plus il s'enrichit en

complexité et entretient par là-même des relations multiples avec son environnement,

plus il accroît son autonomie en se créant une multiplicité de dépendances. L'autonomie

est à la mesure de la dépendance (…). Le concept d’autonomie est avant tout relatif et

relationnel (P. Vendryès)»34

.

Néanmoins, les entrepreneurs se présentent avant tout comme s’étant construit seuls, par

la force de leur travail. La fierté obtenue par leurs accomplissements dans le travail est

d’autant plus forte qu’ils méconnaissent l’importance des liens de dépendance fondamentaux

à leur entreprise. Ce système régi par l’éthique du don, où les interactions dépendent des

réputations qui se confrontent et s’allient, nous amène à nous poser la question de la

hiérarchisation sociale dans la société. Comment juge-t-on l’autorité de l’autre, sa place dans

la société ?

34

Jacques Robin, 1989, Changer d'ère, p204

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 67

3.2. Ethique du don et valeur travail se rejoignent dans

l’enjeu de distinction sociale

La hiérarchisation sociale pendant la période soviétique n’était pas fondée sur l’argent mais

sur des rapports au pouvoir35

. Or, lorsqu’en 1990, le parti communiste est démembré, le

système de hiérarchisation perd son axe principal. La société des années 1990 sera donc le

temps et le lieu de nouveaux jugements de valeur pour définir la place de l’homme dans la

société.

3.2.1. Autonomie et reconnaissance sociale

Aucun des entrepreneurs rencontrés n’est issu des populations les plus favorisées (classe

dirigeante- nomenklatura, fonctionnaire d’autorité). En revanche, aucun non plus n’est issu

des populations les plus défavorisées. La plupart ont un père ouvrier (B&K, T., A., O., B.),

tandis que la mère travaille dans le service d’Etat (école, crèche, commerce). Par ailleurs, tous

(sauf O.) ont fait des études supérieures, pour certains particulièrement valorisées à la période

soviétique (notamment, les études d’ingénieur d’appareils cosmiques de A.). Ils pouvaient

donc prétendre à une certaine considération sociale. Or, ils furent presque tous confrontés à la

situation humiliante de ne pas pouvoir subvenir à leur besoin et à ceux de leur famille. V&K

emprunte de l’argent au père de K. A. doit emprunter de l’argent dans les premiers temps à

ses parents. La situation semble le plus mal vécue par C.

« Je n’ai jamais pensé que je serai entrepreneur. C’est la situation qui a imposé qu’il

fallait faire quelque chose pour...euh…nourrir la famille, pour les habits, etc. Le salaire

qu’on me payait à l’usine…vraiment si vous saviez…mm…j’avais honte de mon

travail ! J’avais étudié à l’université, assisté aux cours, j’avais écrit, j’étais allé à la

bibliothèque, mais…quand un portier gagne plus qu’un ingénieur, alors excusez-moi !

J’avais comme honte devant mes savoirs…même devant mes enseignants et tout le

reste. »

C. insiste sur le problème social de reconnaissance, encore plus que sur ses difficultés

économiques. Il place cette honte à l’origine de son choix d’entreprendre :

35

Voir notamment Daniel Bertaux avec Marine Malysheva, « Le modèle culturel des classes populaires russes et la transition forcée vers l’économie de marché », in Les Tensions du Post-Communisme, Collegium Budapest Workshop Series No. 4 (1998), 33-88

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 68

« Je suis allé faire du business et j’ai commencé à gagner l’argent que mon travail

m’autorisait. »

C’est encore l’envie de reconnaissance sociale qui transparaît à travers le discours de T. :

« A cette époque [en 1997] je venais de divorcer d’avec mon mari (…) C’est moi qui

ai divorcé de mon mari…je veux dire : l’initiative était de moi. Et donc il a dit : « Si tu

as une telle initiative, alors montre ! (pokoji, покожи). Ça veut dire que tu peux tout

faire sans moi, et puis c’est tout ! » (…) Je devais montrer que je pouvais tout toute

seule. Et j’avais un but, je devais élever mes enfants. Oui, ce n’était pas son initiative.

Alors, il est tout de suite parti de la famille. Et donc ça veut dire qu’ils [mes enfants]

devaient espérer dans quelque chose. C'est-à-dire, ils devaient, d’après moi, avoir

encore plus que tout le monde. Et donc je devais travailler toujours plus ».

Les enjeux du business vont au-delà de la réussite économique. C’est une façon d’assumer

son choix, son statut de mère divorcée (dans une société encore fortement machiste), c’est

aussi une réponse à un défi (« montre ! »). Ce double enjeu, économique mais aussi social, est

trahi par la volonté de surpasser les autres, une volonté d’excès qui puisse contrebalancer le

manque de reconnaissance sociale de l’état de départ.

Dans ces deux exemples, l’autonomie n’est plus seulement un besoin économique, c’est

avant tout un besoin social. A cet égard, l’analyse d’Oleg Kharkhordin36

de la notion de

samostajatelnost en Russie confirme l’idée de lien entre autonomie et enjeu d’image de soi.

Autonome, en russe, samostojatelnyi, vient de sam-moi et stojat’-debout. L’homme autonome

se dresse, solitaire (grâce à ses propres forces). Le mot contient l’idée d’image de soi,

beaucoup plus présente que dans le terme français (autos-nomos : capacité de se donner soi-

même ses règles). Dans un système d’éthique du don où l’image et la réputation sont au cœur

des échanges, l’autonomie-samostajatelnost, la capacité à subvenir seul à ses besoins est le

début de la lutte. Cette autonomie est une sorte d’individualisme proprement russe, qui

valorise l’indépendance de l’acteur en même temps que l’idée qu’il faut ne compter que sur

ses propres forces (loin du cliché du Russe focalisé sur l’assistance de l’Etat). Ces deux idées,

non dépendance et ‘ne compter que sur soi-même’, sont explicitement exprimées par les

entrepreneurs rencontrés.

36

Oleg Kharkhordine, Madeleine Tchimichkian. L'éthique corporatiste, l'éthique de samostojatel'nost' et

l'esprit du capitalisme: réflexions sur la création du marché en Russie post-soviétique. In: Revue d’études

comparatives Est-Ouest. Volume 25, 1994, N°2. pp. 27-56.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 69

Ne dépend de personne (est libre) Ne compte que sur soi-même

V. « Le plus important à cette époque

c’était d’être indépendant (njezavissimo,

независимо), ne pas attendre de quelqu’un

ton salaire ou autre chose, mais pour cela

justement, plutôt, on avait déjà décidé qu’on

devait diriger nous-mêmes et…comment

dire…ne dépendre de personne. »

K. « On se suffit à nous-mêmes (my sami po

sibie, мы сами по себе), c’est ce qu’on a

toujours pensé, c’est comme ça qu’on a

toujours fait. »

F. « Je comprenais très bien

que…je…j’étais en position de décider moi-

même des problèmes, » « et je suis un

homme autonome (samastojatel’no), qui se

suffit à lui-même (sama dostatotchno, сама

достаточно, honorable/honnête) »

Cet individualisme russe, à l’origine de la création d’entreprise, est également confirmé par

les entretiens sur lequel se sont appuyés A. Berelowitch et M. Wieviorka dans leur enquête

sur « les Russes d’en bas »37

. Ces derniers reprennent la thèse de samostaojatelnost pour

montrer que le nouvel entrepreneur russe n’est pas en premier motivé par les perspectives de

profit. Il doit conquérir son autonomie, c’est un but valorisé par la société. Il y a bien une

éthique dans ce nouveau rapport au travail.

37

Alexi Berelowitch et Michel Wieviorka, Les Russes d’en bas, Enquête sur la Russie post-communiste, Seuil, 1996, p.147

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 70

3.2.2. Le travail acquiert une valeur nouvelle, avec en toile de

fond l’idée de méritocratie

Dans les années 1990, les entrepreneurs eurent un rapport singulier au travail : ils

pouvaient très bien imaginer (à tort ou à raison) le lien entre leurs efforts et ce qu’ils

possédaient. Encore plus, ils faisaient le lien entre le travail du groupe d’entrepreneurs dans

son ensemble, et ce que la ville possédait. C’est grâce à eux que les étagères des magasins se

sont remplies à nouveau. Ils furent les premiers à être rémunérés selon leur travail. T. expose

clairement le changement qui eut lieu :

« Nous ne gagnions pas notre argent, nous le recevions. Quand on a commencé à

construire des entreprises, commencé à travailler dans les conditions de ruines de

l’Union Soviétique, quand l’Etat a permis des petits business, chacun a commencé à

travailler pour soi ou pour quelqu’un, c'est-à-dire, c’est devenu différent : on a

commencé à payer pour le travail (za rabotou, за работу). Les gens étaient habitués à

recevoir de l’argent et peu se représentaient que gagner et recevoir, c’est deux choses

différentes. C'est-à-dire, peu importe que tu sois venu au travail, ça veut pas dire que tu

recevras un salaire. C’est comme ça. Mais pour gagner ta vie, (…) le salaire il faut le

gagner et non le recevoir. »

Elle oppose les verbes zarabotat’ (заработать), gagner sa vie, et paloutchat’ zarplatou

(получать зарплату), recevoir un salaire, faisant référence au système soviétique où les

salaires étaient acquis sans considération du travail personnel.

Aussi, lorsqu’il est question de leur réussite, les entrepreneurs invoquent tous leur

dévouement au travail :

C. « Je travaillais 16h sur 24 avant et pouvais ne pas dormir trois jours de suite »

A. « Je ne dormais pas pendant des jours, j’allais moi-même au volant, me

confronter aux bandits, sans cesse. »

B. « On ne dormait pas et travaillait des heures ». Plus loin, il ajoute qu’il travaillait

« autant que ma santé le permettait »

L’idée sous-jacente est celle de mérite, même si le mot ne fut jamais prononcé. Aussi, on

la retrouve à maintes reprises dans la bouche des nouveaux acteurs de l’économie. V.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 71

l’exprime de manière originale dans la leçon imaginaire qu’elle donne à son fils pendant

l’entretien :

« Kiril, rien ne s’obtient sans rien dans la vie (…) Sois prêt à construire ta vie toi-

même et à tout obtenir toi-même, parce que tout ce que tu obtiens, c’est à toi. Personne

ne peut te le prendre, tu comprends ? Et tu seras satisfait de toi (samo

oudovljetvorenie) »

Ces paroles contiennent la même idée d’individualisme, de mérite. Ensuite, ce n’est pas

qu’une question d’argent, c’est une question de bonheur. Encore une fois, entreprendre est

une décision éthique.

La conscience de ce mérite est d’autant plus forte que tout un pan de la société le récuse et

méprise l’enrichissement des nouveaux entrepreneurs. T. en donne un exemple dans le récit

ému du jour où une des institutrices de son fils s’est emportée en disant :

« Oui, bien sûr, vous avec tout votre argent, qu’est-ce que ça peut vous faire ! ». T.

reprend : « Mais je m’excuse ! Nous sommes les mêmes (odinakovo, одинокого) et si à

cette époque, à cette époque si difficile, j’ai pu aller prendre, justement, ce crédit, (…)

si tu ne peux pas de la même manière supporter une telle responsabilité et si tu ne veux

rien faire, voilà, alors c’est sûr que tu resteras là. Quoi, personne ne l’a obligé à faire

ça ! Elle a choisi elle-même son métier ! Moi, j’ai choisi une profession quand j’étais

petite et j’ai compris que c’était pas pour moi, j’ai changé de profession ! Et les gens

continuent à considérer qu’on doit les payer. Et si quelqu’un gagne un peu mieux sa

vie, ça veut dire que… (Silence) Chez nous les gens ont cette mentalité : on doit tous

être égaux et pauvres, si quelqu’un sort un peu du lot, c’est mal ! »

A. s’énervait de la même façon devant ce qu’il considérait comme une injustice : « C’est

simple ? Alors fais-le ! », criait-il via l’entretien à tous les envieux.

La nouvelle valeur accordée au travail et au mérite (pour commencer chez les

entrepreneurs) trouve en négatif son expression dans la condamnation de ceux qui se sont

enrichis par d’autres moyens :

F. « Si je sais que cet homme a construit son capital avec son travail, alors bien sûr

je le respecte (ouvajat’, уважать) ; mais s’il a croqué voilà, un peu dans le pouvoir,

d’une manière ou d’une autre, ou bien avec l’argent des bandits… (Silence) »

C. « Le respect des entrepreneurs, il ne vient pas seulement de combien d’argent tu

as, mais comment tu es arrivé à avoir cet argent» Et de compléter son discours en

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 72

prenant Bill Gates pour modèle, qu’il oppose aux oligarques tel Abrahamovitch : « Ils

ont usé de voies amorales »

Par ce jugement généralisé des nouveaux entrepreneurs sur les oligarques se dessine une

segmentation des nouveaux capitalistes, souvent négligée. Les nouveaux entrepreneurs

s’opposent fortement aux oligarques dont ils récusent les méthodes et l’enrichissement facile.

L’individualisme-samostajatelnost, que nous rapprochons de l’idée de mérite, trouve enfin

sa traduction dans le rapport de certains entrepreneurs à l’Etat et aux devoirs qu’il impose aux

entrepreneurs. Ne se sentant nullement redevables de leur réussite, tout au contraire, V&K

font le récit de leurs pratiques vis-à-vis des impôts :

K : « La politique est très simple, je veux dire : on exige de nous des impôts, nous

considérons que c’est notre argent, que nous avons gagné nous-mêmes. Voilà. Et nous

voyons quelle somme nous sommes capables de leur payer, et quelle nous ne le sommes

pas ! Et nous nous efforçons de minimiser, c'est-à-dire, nous ne refusons pas de payer

quelque chose, seulement nous ne sommes pas prêt à les payer si bien qu’il ne nous

reste plus rien ! Mais on minimalise, parce que c’est nous (en élevant la voix) qui avons

gagné cet argent, et pas l’Etat ! Nous vivons sur cette terre, ce n’est pas l’Etat qui nous

y a placé. Nous sommes nés ici, et quoi, nous avons construit cet Etat ! En principe,

c’est l’Etat qui nous est redevable et pas nous envers lui. »

Un glissement s’est opéré avec la perestroïka. Le travail, qui permet d’être autonome et

libre, acquiert une place centrale dans la nouvelle société capitaliste, et plus intensément dans

le « monde social » des entrepreneurs. Dans la société en transition, il permet d’atteindre un

idéal individualiste ancré dans la culture russe. Il permet à l’homme de tenir tête haute, c'est-

à-dire d’agir dans une société régie par une éthique du don. Cette éthique ensuite, en plaçant

l’homme dans une logique de démonstration et d’image, donne une place nouvelle non

seulement au travail, mais aussi au profit. Or, pour reprendre les mots de K. Polanyi, ce qui

caractérise en premier l’économie de marché est qu’on s’attend « à ce que les humains se

comportent de façon à gagner le plus possible : telle est l’origine d’une économie de ce type »

(Polanyi, 1944).

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 73

3.2.3. Un glissement dont il faut reconnaître les racines

soviétiques

Il s’agit d’un glissement et non d’une rupture. Si le phénomène a pu prendre toute son

ampleur dans le nouveau cadre capitaliste, il existait déjà en germe dans la société soviétique.

Les entrepreneurs rencontrés font souvent référence à la transmission du sens du travail

lorsqu’ils parlent de leur éducation ou de leurs parents et grands-parents : O. parle avec

admiration de l’acharnement au travail de ses parents, notamment de sa mère, qu’il dit ne

jamais pouvoir égale ; B. et C. rappellent leurs travaux au potager chez leur grand-mère,

comme le lieu de transmission de la valeur travail:

B.: « C’est ma grand-mère qui m’a

éduqué. Et donc, tout ce qu’on m’a

enseigné, c’est l’amour du

travail. Je travaillais sans cesse quand

j’étais encore petit, je travaillais là-bas,

au potager. Ma babouchka avait un

grand potager. (…) Le travail, le

travail ! Ça ne m’a jamais fait peur. Et

c’est pourquoi l’amour du travail ça

vient avant tout, bien sûr. ».

C. y apprit le devoir de travailler. « On ne peut pas appeler ça amour du travail, parce

qu'on ne pouvait pas sans. (…) Mais simplement le devoir de le faire. Et on ne m’a jamais

demandé si je voulais le faire ou non ? Il fallait le faire. ».

Par ailleurs, s’il n’y avait pas de reconnaissance financière, l’effort était largement

glorifié à la période communiste et les entrepreneurs avaient déjà mis leurs forces à l’épreuve

avant d’entreprendre : T. était une ancienne championne nationale de ski. B. et T. avaient été

nommés secrétaire Komsomols. Enfin, C. raconte les efforts qu’il a dû fournir pour rattraper

le niveau scolaire de ses camarades après son déménagement à Tikhvine :

Le travail du

potager occupe

encore une

place très

importante dans

le quotidien des

Russes

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 74

« C’est sûr que cette ambition38

(strjemlenie стремление), (…) cette volonté

d’atteindre quelque chose, peu importe si c’est la musique ou quoi, je pense qu’elle est

simplement restée. ».

Même le lien entre effort et rémunération, dans lequel nous lisons l’idée de mérite, était

déjà présent dès les années 1960 : à cette époque fut en effet lancée une politique salariale

avantageuse pour les travailleurs qui se rendaient en Sibérie. Ce fut le cas des parents de T.

qui est née à l’extrême est de la Russie, dans la ville de Magadan. Ce fut également le choix

des parents de K., qui en reçut l’influence :

« Qui voulait pouvait. Ils [mes parents] allaient travailler là-bas en Sibérie (…) Ils

avaient de l’argent en plus, oui, et ils pouvaient se permettre des choses. Ça se passait

comme ça déjà sous le socialisme…mais c’est par leur travail qu’ils gagnaient

l’argent ! »

Certains travaux, plus dangereux et pénibles, étaient en outre mieux rémunérés. B. en profita :

il travailla pendant toutes ses études à réparer les toits. Il raconte avec fierté dès qu’il en a

l’occasion (c'est-à-dire à chaque entretien) qu’il gagnait alors cinq à six fois plus qu’un

ingénieur.

A cet égard, remarquons l’affiliation des premiers entrepreneurs russes avec les plus

méritants de la société soviétique, qu’il s’agisse des expatriés en Sibérie, ou de travailleurs

forcenés. En quelque sorte, les héros constructeurs du communisme donnèrent naissance aux

futurs constructeurs du capitalisme.

La chute de l’URSS et le passage à un système capitaliste non régulé par des institutions a

mené à l’émergence d’une nouvelle éthique des échanges. Une éthique du don s’est insérée

dans le capitalisme à travers des pratiques informelles. C’est dans cette éthique que les

rapports entre entrepreneurs furent régulés et pacifiés. Soumis à de nouveaux enjeux d’image,

l’entrepreneur puise sa reconnaissance dans la rémunération du travail, dans la réussite due à

ses propres forces, ou qu’il se représente le plus comme tel (pour lui et pour les autres). En

instaurant un ordre et des règles du jeu dans un contexte en manque d’institutionnalisation,

l’éthique a permis à un capitalisme encastré dans le social de se développer. Les bases

institutionnelles de la société capitaliste, à défaut d’être dans des institutions formelles

connues, sont à trouver dans ces pratiques informelles. L’éthique du don est partie prenante de

l’institutionnalisation du capitalisme russe. Elle n’est pas incompatible avec le capitalisme

38

Notons encore une spécificité de la langue russe : stremlenie n’a pas de traduction exacte en français, il est proche de l'allemand Strebung, et renvoie à l’idée d’élan, d’aspiration, de désir d’atteindre quelque chose.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 75

car, dans le contexte de transition, elle donne au travail une place centrale. A travers lui, la

quête du gain, qui peut s’inscrire dans une logique de démonstration, prend toute son ampleur.

L’émergence d’un capitalisme est donc possible. Mais un capitalisme différent de ceux s’étant

constitué grâce au marché. Aussi peut-on s’interroger sur la pérennisation et le

développement d’un tel capitalisme. Quelle institutionnalisation pour un capitalisme encastré

dans le social ?

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 76

Partie 4. L’institutionnalisation problématique

d’un capitalisme encastré dans le social

L’économie russe est fortement ancrée dans le social et les rapports oscillent entre envie de

plus d’anonymat et utilisation du réseau. Cette ambivalence est liée selon nous à l’éthique qui

s’est développée dans les années de transition. Elle fut en effet partie prenante du processus

d’institutionnalisation, en valorisant plus que d’autres certains rapports sociaux, certains

comportements dans la tenue du business. Des pratiques informelles sont devenues stables et

acceptées par tous. Mais, en se développant, l’entrepreneur aspire avant tout à l’indépendance

qu'entravent les liens informels ; indépendance obtenue grâce à des institutions particulières.

Aussi, en parallèle de l’institutionnalisation de pratiques informelles, force est de constater la

rapide professionnalisation du milieu entrepreneurial.

4.1. Professionnalisation des acteurs économiques et désir

d’institutionnalisation

4.1.1. Professionnalisation des pratiques

La professionnalisation des acteurs au cours des années 1990 est indéniable : beaucoup

rappellent leur lacune de départ :

V&K : « On s’est trompé sur la technique, sur le comment : comment précisément

construire son business, sur le plan juridique et comptable, on ne le savait pas. Et nous

ne disposions d’aucune information »

Comme décrit en première partie, les entrepreneurs se spécialisent petit à petit sur un ou

plusieurs cœurs de métier. En outre, il y eut une rapide standardisation des pratiques

professionnelles. Au moment de l’entretien, toutes les entreprises visitées disposaient de

comptables, de juristes. Elles utilisent dans une certaine mesure le tribunal de commerce pour

résoudre les conflits : c’est le cas d’A., par exemple, lors d’un conflit avec l’administration

sur l’achat d’un terrain. Il explique avoir un avocat depuis environ dix ans, depuis les années

2000. Néanmoins, il précise que le coût de l’avocat est souvent supérieur à un arrangement

informel, dans les cas où des collaborateurs le trompent : malgré un désir certain,

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 77

l’institutionnalisation n’est pas complète. En outre, de nombreux entrepreneurs assistent à des

cours: V&K ont suivi des cours de comptabilité, T. et une amie qui gère un restaurant

assistent aux cours d’une psychologue, sur la manière de gérer un business. Dans le cas de T.,

cette dernière insiste sur le besoin de distanciation de la directrice avec son équipe. Elle ne

devrait plus se comporter de manière si émotive, ni se considérer comme la « maman » du

groupe. Dernier signe de standardisation, l’incubateur de business créé par F. en 1996 forme

les entrepreneurs les plus prometteurs à un management similaire à quelques éléments près à

celui enseigné dans les écoles de commerce occidentales39

. D’après F., les nouveaux

entrepreneurs peinent le plus à intégrer l’utilité du marketing. Pour leur faire comprendre les

idées principales, il utilise une métaphore qu’il considère très efficace : le marketing s’attaque

pour l'entreprise aux mêmes enjeux qu’une relation amoureuse. Il faut d’abord une rencontre

(vstriecha, встреча) ; ensuite, de cette rencontre doit émerger un état de satisfaction

(ydovlietvorenie, удовлетворение) ; enfin, il faut savoir conserver cette relation dans la

durée. Notons que même lorsqu’il s’agit d’inculquer des principes classiques, F. a recours à

une certaine inventivité, plutôt que de coller aux cours des manuels de management

occidentaux.

Parallèlement à cette professionnalisation des acteurs, le cadre pour entreprendre

s’améliore. L’accès à des crédits est plus facile qu’auparavant, même si la banque ferme

encore ses portes à certains entrepreneurs : C., par exemple, n’y a pas accès car son entreprise

ne dégage pas assez de rentabilité, mais il concède qu’il ne prête que rarement de l’argent

depuis qu’il est possible, plus qu’avant, d’avoir recours à la banque. O., pour sa part, se

finance essentiellement par l’emprunt. Les inspecteurs semblent enfin moins profiter de

l’instabilité du cadre juridique pour s’enrichir. C. explique :

« Aujourd’hui, même si tu as enfreint un article de loi, dans la plupart des cas, on te

donne un avertissement en premier lieu ». Il ajoute à propos de la loi: « Avant, c’était

effectivement [pas clair] ; aujourd'hui, c’est plus ou moins devenu normal ».

Signe de cette institutionnalisation des « bonnes pratiques », une partie des bandits est

rentrée dans les règles du jeu; ils deviennent des entrepreneurs comme les autres. A. raconte :

« Maintenant, ils sont tous entrepreneurs. Ils sont dans le bois, ils ont un magasin.

(…) La majorité a des relations avec nous maintenant (…) Ce sont des gens absolument

39

Parmi les éléments typiquement russes, on compte une leçon sur les méthodes pour déjouer les barrières administratives, ainsi que des conseils pour faire face aux abus des organes de l’Etat.

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normaux. Aujourd’hui, ils payent des impôts ; comme quoi, il est passé le temps des

« robin des bois » (robin wood) »

4.1.2. Désir de meilleures institutions

Parallèlement à cette professionnalisation, les acteurs affichent de plus en plus un désir de

meilleures institutions étatiques. Petit à petit, ils entrent dans une logique de protection des

acquis. C’est ce qu’explique A. dans un commentaire sur la législation:

« Chez nous le business était sauvage, sauvage ! A ce moment-là, y avait pas de

législation, d’accord ?

Et c’était bien pour le business ?

Non ! Enfin…pour commencer, c’était bien, pour commencer. Mais, quand tu

comprends que tu as atteint un certain niveau d’accomplissement, tu ne sais pas

comment bien faire. Comment faire pour que…euh…pour qu’on ne te t’attaque pas

pour ceci ou pour cela ? Comment ne pas tout faire mal, d’accord ? C’est-à-dire, tu

décides de faire comme ça et ils disent : non, ce n’est pas bien, hier, une nouvelle loi est

passée. Voilà, c’est pas comme ça, mais comme ça qu’il faut faire ! »

Certains tentent d’aller au pouvoir pour faire passer les lois qui conviennent mieux au

business, comme O., qui est député depuis 2007. A ce sujet, il explique qu’ « il le fallait, il

fallait passer par là », avant de refuser d’entrer dans les détails. Il ajoute rapidement « mais

ça n’a pas aidé ! », assumant avec aigreur ses nouvelles responsabilités pour les trois ans à

venir. C. s’imagine régulateur et considère, par exemple, qu’une loi aurait dû interdire aux

chaînes alimentaires d’occuper plus d’un certain pourcentage de la distribution

Pour reprendre la périodisation proposée par M. Désert40

, deux premiers temps se dessinent

dans les années 1990 : une période initiale où l’informel semblait l’allié du capitalisme plutôt

qu’un obstacle, jusqu’à un revirement au milieu des années 1990, à partir duquel les

entrepreneurs aspirent à de plus en plus de formel. Ceci dit, toute périodisation est une

simplification de la réalité. Il faut considérer les pratiques informelles dans leur complexité

originelle : si certaines sont devenues de clairs obstacles au développement entrepreneurial,

d’autres lui sont encore consubstantielles.

40

Myriam Désert, « Le débat russe sur l’informel », in Questions de Recherche, N°17- mai 2006

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4.2. L’institutionnalisation problématique de pratiques

informelles

4.2.1. La stabilisation de pratiques informelles qui vont à

l’encontre d’une institutionnalisation ordonnée sur le

modèle du capitalisme occidental

A., dans un premier entretien, alors que la discussion a précisément trait aux premières

années de la transition, parle d'« incompréhension » (niepanimanie, непанимание) dans le

rapport des entrepreneurs à l’administration. Il considère cela comme la difficulté principale.

« Le plus difficile c’était l’incompréhension. Voilà, l’incompréhension avec

l’administration. Aucun soutien, y avait rien de ce côté ».

Néanmoins, dans le dernier entretien, alors que le discours n’est inscrit dans aucune

période précise, il réfute l’expression d’« incompréhension », lui préférant celle de

« mauvaise volonté ».

« Ce ne sont pas des incompréhension. Je ne sais pas comment le dire… (Silence). (A

voix basse) Mais il y a dans une certaine mesure des incompréhensions. (Fort) Mais

plutôt de la mauvaise volonté (niejelanie, нежелание) de comprendre le point de vue de

l’entrepreneur (…) [les gens dans l’administration] ne font pas d’effort, ils n’en ont pas

besoin, pourquoi donc? C’est du papier en plus…mon avis, y a des gens bien mais la

plupart préfère des pots-de-vin ou moins de travail. Pourquoi aider ? »

Ce glissement lexical laisse entrevoir, d’après nous, une institutionnalisation de pratiques

informelles au sein de l’administration, qui entravent son juste fonctionnement. Par exemple,

les pots-de-vin sont devenus une pratique courante, acceptée par tous. Ils ne sont plus le

résultat spontané d’une envie des entrepreneurs de dépasser l’incompréhension entre eux et le

personnel administratif. Ils sont entrés dans les pratiques courantes. A. le justifie par des coûts

de transaction le plus souvent trop élevés si l’on désire faire respecter son droit.

A. « On ne peut pas aller tout le temps devant le tribunal de commerce. (…) Parce

que c’est long, ça devient cher. Et donc il vaut mieux payer n’importe quoi, mais que ça

aille vite ! Le temps qu’il te reste, tu peux simplement travailler »

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A l’échelle de la Russie, toutes ces petites infractions à la démocratie, s’ajoutant les unes

aux autres, sont devenues un problème de grande ampleur. Les volokita (волокита), lenteurs

administratives, sont à présent des comportements stables, de même que les pots-de-vin. Des

rentes administratives se sont ainsi constituées. En conséquence, le sentiment d’éloignement

de l’Etat est très fort et en parallèle, le sentiment d’une économie injuste, de privilégiés. C.

fait le lien entre la mauvaise répartition des ressources et les vices de l’appareil étatique :

« Il y a beaucoup de terre en Russie, mais à ceux qui y vivent, personne ne donne

quoi que ce soit. ». Il a essayé de recevoir de la terre « Plus jamais dans ma vie je

n’entrerai dans des négociations sur la terre avec l’Etat, parce qu’on devient fou ! On

appelle ça des lenteurs administratives (volokita) ! Que d’argent gâché ! Que de pots de

vin ! »

Le sentiment qu’il est impossible de faire changer les choses est partagé par tous : O. fut déçu

dans ses tentatives. Plus tard, il déclare à demi-mots:

« Chez nous tout le pays se développe, mais dans les affaires, quand tu veux quelque

chose, n’importe quoi, tu dois simplement… (Silence). C’est parce que l’appareil

bureaucratique est énorme, énorme…et…et…vu sa place, il devrait faire quelque

chose (Soupir) (…) Simplement…il y a de telles barrières…et pourtant, personne n’est

contre [ce que proposent les entrepreneurs], mais automatiquement ça ne passe pas ».

Pour O., ce n’est pas un mouvement prémédité, mais un état des choses qui empêche, par

nature, toute amélioration. B. a également un discours fataliste sur le pouvoir, qu’ « on ne

changera pas ». F. ne se fait pas d’illusion non plus :

« Ils [O. et un autre entrepreneur député] vont au pouvoir (…) pour essayer de peser

sur le choix de telle ou telle loi. Mais c’est une erreur, parce que ce sont ceux qui vont

au pouvoir, au pouvoir central, qui décident des problèmes. Mais ici, qu’est-ce que

c’est : une piqûre de moustique ! ». Une autre fois, il déclare : « Si j’allais au pouvoir,

il n’y aurait pas de telles rentes…mais tu vois que tu ne peux rien faire. Non, je ne suis

pas indifférent, mais je me rends compte des possibilités réelles ».

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4.2.2. Cependant, il existe encore un informel propice au

développement du capitalisme

La complexité vient du fait que l’institutionnalisation de l’informel n’est pas toujours

contraire au développement capitaliste. L’entraide financière, encore pointé par C. à la

période présente, qui se fonde sur les relations informelles que nous avons décrites en

deuxième et troisième parties, est encore indispensable aux entrepreneurs pour investir. O.

explique qu’il utilise un mélange de crédit aux banques et auprès de personnes privées. Il

ajoute le caractère stimulant d’un travail construit sur des fonds étrangers. L’enquête ne

permet pas de juger, en outre, si le contournement des lois pour minimiser les coûts est

légitime au vu de la législation. C’est en tout cas ainsi que les entrepreneurs le présentent.

C’est pourquoi le paiement au noir d’une partie du salaire est aujourd’hui largement répandu

(c’était le cas d’au moins V&K avec leur salariés, et d’un entrepreneur plus tardif, qui ne

déclare également qu’une petite partie de ses employés). Nous avons également déjà noté que

les coûts de transaction rendent difficiles le recours au tribunal. Les relations de confiance

sont toujours nécessaires.

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4.3. Le développement d’un capitalisme de plus en

plus hostile aux petits entrepreneurs

4.3.1. La dénonciation d’une économie de rente.

L'incompréhension de l’informel et l’éloignement des entrepreneurs du pouvoir ont pour

effet l’incapacité des entrepreneurs à peser sur le cadre, sur l’institutionnalisation ordonnée (et

non spontanée). Ils subissent alors les conséquences du développement d’un capitalisme qui

les dépasse : les crises répétitives, la concurrence accrue de chaînes venues des grandes villes,

enfin des devoirs toujours croissants envers l’Etat (avec un contrôle fort depuis Poutine),

placent les entreprises locales dans une situation difficile.

A explique: « Cinq chaînes de magasins ont ouvert dans la ville ; pour les petites

entreprises, c’est pratiquement impossible de se faire une place ».

A. dit qu’il ne s’en sort plus avec son activité de production, qu’il n’obtient aucun soutien :

« La production, s’écrit sa collègue, c’est une tragédie ! »

C. pour sa part, décrit comment l’augmentation des impôts est néfaste pour le

développement d’une économie formelle :

« Aujourd’hui on est à un tel niveau que les entrepreneurs retournent de nouveau

dans l’économie parallèle (v tiemnie в темне) »

De manière générale, le développement du capitalisme pousse paradoxalement les petits

entrepreneurs à sortir du système qu’ils ont participé à construire. Parmi les entrepreneurs

rencontrés, certains quittent le business et Tikhvine (V&K ont vendu leur magasin de trois

cent mètres carrés et déménagent à Saint-Pétersbourg, « Trop de contrôle » expliquent-ils). F.

a cessé le business dès 1996, en partie car il n’arrivait pas à tirer les profits espérés malgré les

efforts que ce travail requérait. Seule T. semble encore comblée à la tête de son magasin, et O.

paraît satisfait de l’évolution de son entreprise. Mais tous sentent un éloignement de l’Etat et

du pouvoir, ils ont l’impression de ne pas être pris dans le mouvement de l’économie du pays,

qui se passe à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Dans ce cadre, le chemin le plus symbolique, et

le plus sûr économiquement, est sans doute celui pris par B, qui se déplace vers une économie

de rente : il a presque arrêté ses différentes activités pour se concentrer sur la location de

bâtiments.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 83

Ce déplacement vers une économie de rente est déploré par les entrepreneurs rencontrés.

C., à propos de B. (qu’il ne cite pas mais au sujet duquel il donne des informations qui ne

laissent pas de doute) :

« Je considère que la location, c’est un business parasite. Parce que ce sont des

gens intelligents, talentueux, entrepreneurs, mais ils ne produisent rien ».

Toute l’ironie de la situation est qu’il ajoute :

« D’autant plus qu’ils ont de super relations avec l’administration ».

A., s’il ne dit rien sur l’économie de rente, désapprouve fortement l’abandon de la

production :

« Ce business, il est déficitaire. La production, personne n’en a besoin aujourd’hui.

C’est très mal ».

Il semble que le processus décrit par J.Schumpeter se réalise dans la Russie

postsoviétique : « La position des entrepreneurs se trouve menacée dès lors que la fonction

remplie par eux au sein du processus social perd de son importance et elle l’est tout autant

lorsque ce déclin tient à la disparition des besoins sociaux servis par ces entrepreneurs que si

ces besoins reçoivent satisfaction par d’autres méthodes plus impersonnelles » (Schumpeter,

1942). Maintenant que les grandes chaînes nationales ou internationales remplissent le marché

avec des prix qu’une entreprise locale ne peut atteindre, la production locale perd de son sens.

F. fait la jonction entre le mépris de C. de la rente et le fatalisme d’A. devant l’abandon de la

production. Il considère le capitalisme dans son dynamisme et affirme qu’il est aujourd’hui à

un stade qu’il faut impérativement dépasser.

« Ca ne peut pas continuer comme ça éternellement ; il ne faut pas qu’un producteur

vive plus mal qu’un spéculateur. »

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 84

4.3.2. L’affaiblissement de l’entraide avec le développement du

capitaliste va également à l’encontre de pratiques

informelles décrites en troisième partie.

Pour finir, les entrepreneurs déplorent l’émergence d’une société plus individualiste, cette

fois-ci au sens occidental du terme (et non l’idée d’arriver par ses propres force à

l’autonomie).

F., le plus âgé des entrepreneurs rencontrés, est aussi le plus catégorique sur ce sujet, qu’il

s’explique néanmoins.

« L’entraide, le secours mutuel, c’était des qualités de notre peuple. Et (…) à

l’arrivée du capitalisme, (…) la conscience des gens fut bouleversée, parce que chacun

devait survivre, en premier lieu, commencer par penser à soi. Et il n’y a probablement

personne à accuser, parce que c’est sans doute dans la nature de l’homme ».

C. note la même évolution et la condamne également :

« Aujourd’hui, l’homme est plus individualiste (…) et donc il est moins protégé. Si,

auparavant, tu pouvais trouver de l’aide parmi tes proches voisins (…) beaucoup

étaient simplement des camarades. Alors qu’aujourd’hui, ces gens…nous sommes plus

individualistes et donc nous avons moins d’amis, moins d’activités en commun. (…) Les

gens âgés voient cela et considèrent que ce n’est pas bien (niepravil’no). Moi aussi je

considère que ce n’est pas bien»

Dans une telle société, les possibilités de passer par le réseau et de saisir diverses

opportunités pour développer son business sont diminuées, de même que, comme le remarque

C., les possibilités de trouver de l’aide en cas de besoin. Ces rapports fondamentaux à la

création du capitalisme russe semblent s’amoindrir au fur et à mesure de son développement.

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Conclusion générale

Malgré les carences institutionnelles du cadre dans lequel il fut imposé, le capitalisme

russe s’est développé ; il s’est développé à sa façon. Les nouveaux entrepreneurs que nous

avons étudiés dans ce rapport en sont la preuve. L’étude révèle la double origine de ce

développement capitaliste: les actions des entrepreneurs dérivaient à la fois des

caractéristiques de la situation, à la fois de leur culture passée, culture russe et soviétique, où

un certain idéal d’autonomie dirigeait l’action. Face aux nombreux risques situationnels

décrits en deuxième partie, les entrepreneurs ont eu recours à des pratiques informelles. Ces

dernières furent vectrices d’une certaine éthique du don, qui, en imposant un nouvel ordre, a

permis l’action. Il semble ensuite que les enjeux d’image présents dans ces nouveaux rapports

aient pris un tour capitaliste en s’inscrivant dans l’idéal passé d’autonomie décrit en troisième

partie. La quête du profit y trouvait une justification nouvelle. Les premiers entrepreneurs

russes ont ainsi modelé un capitalisme loin des représentations théoriques habituelles, depuis

K. Polanyi jusqu'au tenant du consensus de Washington. Ils ont, en fait, développé d’autres

institutions.

Les caricatures et mécompréhensions du capitalisme russe tiennent de l’ambiguïté des

pratiques informelles qui lui sont consubstantielles. S’il a pu se développer en partie grâce à

ces pratiques, certaines d’entre elles, qui avaient un sens économique et même social aux

premiers jours de la transition, ont mené avec le temps à la création de rentes et à la

constitution d’un capitalisme de privilégiés. La mobilité sociale s’est fortement rigidifiée : la

difficulté d’entreprendre aujourd’hui en Russie en est la marque, mais aussi le symbole, dans

une société capitaliste. A Tikhvine, la création d’entreprise paraît aujourd’hui réservée à des

individus bénéficiant déjà d’un capital financier conséquent. En se développant ainsi, le

capitalisme russe fut à l’origine d’une forte augmentation des inégalités, dans un système sans

véritable redistribution des richesses. Significativement, l’indice de Gini a doublé, passant de

0,24 en 1987-1988 à 0,48 en 1993-199541

. L’informel reste en quelque sorte consubstantiel au

capitalisme, mais il est devenu, en même temps et dans une certaine mesure, néfaste à son

juste développement. Aussi, si en parallèle de l’informel se sont développées et

institutionnalisées des pratiques formelles souvent importées d’occident, comme l’expose

Crétenieu, « ce n’est plus une dichotomie qu’on observe, mais souvent une conjugaison, voire

41

Alexandre Bertin, Mathieu Clément « Pauvreté, pénurie et transition en Russie : de l’économie

soviétique à l’économie de marché » Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2008, vol.39, n°1, pp. 172-202

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 86

une convergence, entre les pratiques formelles transparentes, et les pratiques informelles »42

.

Le mouvement d’institutionnalisation impulsé par les entrepreneurs brouille ainsi les

frontières (pourtant déjà bien floues) entre formel et informel, mais aussi entre institutions

propices ou néfastes au capitalisme et au développement économique. Il y a du formel venu

d’ailleurs (des lois, des procédures…) qui ne convient pas au développement du capitalisme

russe. Il y a de l’informel issu des premiers pas du capitalisme russe qui lui est devenu un

obstacle.

Nous voyions donc les causes des problèmes institutionnelles russes dans une

incompréhension des pratiques informelles et de leur rôle dans la création du système

capitaliste (niepanimanie). Nous réaffirmons la conclusion de S. Plociniczak (2004):

« L’incompréhension économique est peut-être là, non dans la reconnaissance des relations sociales

puisqu’on les considère souvent comme des frictions à éradiquer, mais dans la non reconnaissance de

la pluralité de leurs formes trop souvent assimilées à des relations intimistes qui durent et qui

aveuglent par opposition aux relations supposées pures des modèles économiques marquées par le

sceau de la froideur, du calcul, de l’instantanéité et de l’anonymat. ». Nous ajoutons que le

problème s’est envenimé avec le temps, en transformant, dans une certaine mesure, cette

incompréhension en mauvaise de volonté (niejelanie), autant parmi les acteurs russes

qu’étrangers, après que l’institutionnalisation de certaines pratiques ait entraîné la création de

rentes et privilèges. Cette incompréhension mène à une perte de prise sur le devenir

économique, dont témoigne la crise financière de 1998 : « derrière la crise financière, il y a

bien le problème de l’ordre social post-soviétique » (Sapir)43

.

Pourtant, l’esprit qui fut à l’origine des pratiques informelles propices au développement

économique n’a pas disparu. Si les acteurs le regrettent, ils en sont donc encore pleinement

imprégnés. Le comportement économique des acteurs est encastré dans le temps long -

l’éthique de la transition en est issue. L’institutionnalisation ordonnée a pour défi de tenir

compte des spécificités de cet encastrement. Certaines pratiques des années de transition

furent à l’origine d’espoirs importants dans la littérature scientifique, en faisant apercevoir la

silhouette d’une économie socialement soutenable. La Russie n'a pas, comme souvent répété,

même par les entrepreneurs, "pris le pire du capitalisme" (O.). Seulement, il convient de

repenser ses pratiques, de cesser de les caricaturer. Cette conclusion ne propose ainsi ni

42

Crétiéneau Anne-Marie, « L'adaptation institutionnelle de la Russie postsoviétique : entre faits et

théories », Innovations, 2007/2 n° 26, p. 11-27 43

Sapir explique la crise financière de 1998, entre autre, par la dichotomie qui s’est opérée entre secteur réel et secteur financier, suite à la démonétarisation de l’économie et aux relations informelles qui suivirent (avec une mise en réseau du secteur productif). La conséquence fut une forte spéculation, créant une bulle qui explosera en 1998.

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solution miracle, ni ne se veut moralisatrice. C’est le simple constat et la réaffirmation de ce

qui semble être une erreur. Il faudrait mieux tenir compte des spécificités russes pour inventer

les bonnes institutions.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 88

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ANNEXES

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Annexe 1 : Sept récits de vie

C.

C. est né en 1964 dans un village de la région de Tikhvine. Il a onze ans quand ses parents

déménagent à Tikhvine pour travailler à l’usine Transmach qui leur offre un logement. Pour

suivre des études d’informatique, il part à Leningrad et quelque temps après, s’y marie. Il finit

l’université en 1987 et va travailler à Moscou chez un constructeur d’ordinateurs, alors que sa

fille vient de naître. Après la mort de son père, sa mère restant seule, il décide de revenir à

Tikhvine. Il va d’abord travailler à l’usine, mais son niveau de salaire le pousse à arrêter au

bout d’un an. Il travaille un peu dans le magasin d’une grande entreprise d’ordinateurs

soviétiques, où il gère tout un département (réparation, après-service). Il y apprend les bases

de gestion et d’économie. En 1994, il se met alors d’accord avec un ami d’enfance pour

accumuler un peu d’argent dans le commerce, dans le but de monter un business « créatif »

(au contraire du simple commerce). En plus de l’argent qu’ils accumulent dans cette première

activité de commerce, les deux amis font appel à leurs proches pour réunir un capital

suffisant. Parallèlement au commerce, ils créent donc dès 1995 un journal publicitaire. Suit

une entreprise de tourisme et enfin un business de réparation informatique. Ils se retrouvent

donc à la tête de quatre activités différentes enregistrées comme une seule entreprise. Petit à

petit, C. et son ami décident de se concentrer sur le journal publicitaire, qu’ils transforment

devant la demande en journal d’information et de publicités. Ils ont engagés deux

programmeurs, des journalistes et s’occupent pour leur part de tout le management. Ils

abandonnent donc la gestion des autres activités, leur donnant leur forme juridique propre et

gardant des actions dans chacune d’elles. Le journal rattrape rapidement le niveau de vente de

l’ancien journal soviétique local. Premiers à introduire une nouvelle technique d’impression

du journal, ils sont encore les premiers à créer leur site internet, puis récemment, lancent une

chaîne TV dans toute la région et étendent la distribution de leur journal dans d’autres villes

de l’oblast.

T.

T. est née en 1962 à Magadan. Ses parents s’y étaient installés dans l’espoir d’obtenir un

salaire plus élevé. Un premier séjour à Leningrad dans son enfance la séduit et elle entend

quitter la Sibérie dès que possible. Elle s’engage dans une carrière sportive en ski avec assez

de brio pour participer aux championnats nationaux, où elle décroche la deuxième place. Puis

elle décide de se réorienter. En 1980, elle déménage à Tikhvine pour suivre des études

techniques. Elle se marie trois ans plus tard et accouche en 1983 d’un garçon. Elle étudie

encore quand elle met au monde un deuxième fils, en 1986. Après sa première formation, elle

change encore d’orientation et commence des études de commerce à l’institut de Leningrad.

Lorsqu’elle le finit en 1992, elle est mariée et a deux enfants. Elle travaille d’abord dans la

distribution de produits alimentaires à Tikhvine (une chaîne de sept magasins), comme vice-

directrice. Ses parents eux aussi ont quitté Magadan et se sont installés en Ukraine. En 1997,

suite à la venue d’un nouveau directeur qu’elle considère incompétent, elle quitte l’entreprise.

La même année, elle divorce, gardant ses deux enfants à charge et décide de monter son

entreprise de vêtements haut de gamme. Elle emprunte à un proche dix mille dollars à un taux

d’intérêt de 20%, qui s’ajoute aux huit cent dollars d’économies personnelles. Elle travaille

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 92

d’abord en franchise avec une usine St-Pétersbourgeoise, et ouvre ainsi trois magasins dans

Tikhvine. Elle parvient à rembourser son crédit en un peu plus d’un an. Elle est volée à

plusieurs reprises par des toxicomanes mais refuse de plaider contre eux au procès. Petit à

petit, elle agrandit le collectif qui compte huit employés en 2001. En 2005, l’usine St-

Pétersbourgeoise, prise dans des difficultés commerciales, abandonne ses franchises et arrête

de fournir Tikhvine. N’ayant pas trouvé de directeurs convenables, T. est contrainte de fermer

deux de ses magasins.

B.

B. est né en 1959 dans la région de Moscou. Il quitte le foyer familial (ses parents, sa

grand-mère et sa sœur) pour partir faire des études de mécanicien à Leningrad. Au bout d’un

an et demi, il change d’institut et suit des cours d’ingénieur en mécanique. En 1979, il se

marie avec une étudiante en commerce, avec laquelle il a très rapidement deux enfants. Il loue

un appartement où ils vivent tous les quatre. En parallèle de ses études, il commence donc à

travailler : il répare des toits avec cinq camarades et gagne très bien sa vie, six à sept fois plus

qu’un ingénieur à cette époque. Au sortir de l’institut, il déménage dans un des kolkhozes au

nord de la région de Tikhvine, où il travaille dix ans. Il occupe, pendant six ans (jusqu’à l’âge

limite de vingt-huit ans), les fonctions de secrétaire komsomols, travail qui consistera

principalement à remplacer la main d’œuvre manquante, en aidant aux travaux manuels ou en

étant chauffeur. Les papiers administratifs, il les relègue à d’autres. En 1989 (il a trente ans),

lassé par le travail du kolkhoze, il décide, avec quatre connaissances, de créer une

coopérative d’élevage bovin (cent-quarante bœufs) sur un terrain qu’ils louent. Deux

membres avaient déjà travaillé dans l’élevage. B prend la direction du groupe. La coopérative

ayant des difficultés à être rentable, il est choisi pour partir en Finlande observer leurs

méthodes. A son retour, convaincu que le cadre soviétique ne permet pas les mêmes

prouesses, il décide d’arrêter l’élevage. La coopérative, toujours composée des cinq mêmes

hommes, se lance alors dans la construction de fournitures en bois : portes, cadres de fenêtre,

etc. Puis il investit le marché du bâtiment, et s’occupe de travaux ou de construction, avec ses

propres machines. Pendant tout ce travail dans sa coopérative, il fait participer ses jeunes

enfants aux différents travaux et les rémunère même (dès l’âge de quatre ans). Très vite, en

1990, la coopérative est dissoute : chacun part de son côté. B déménage avec sa famille à

Tikhvine, où il loue un kiosque et se lance dans des commerces en tout genre (vodka,

bonbons, etc.). Un an plus tard, il construit son premier magasin, puis il achète une maison

dans la vieille ville et la rénove pour y installer deux magasins et son bureau. Sa femme quitte

le magasin dans lequel elle travaillait et rejoint l’entreprise, où elle s’occupe des affaires

commerciales et comptables, tandis que B. se concentre sur les questions techniques. Pendant

une période, il touche un peu à la production et investit dans une machine de pate, qu’il fait

fonctionner presque non-stop tellement la demande est forte. En 1994, il a déjà ouvert neuf

magasins dans toute la région et engage cent personnes. La même année, les bandits brûlent le

bâtiment rénové dans la vieille ville. Il recommence les travaux. A la fin des années 1990, il

construit un bâtiment de trois étages dans le centre-ville et commence à louer des locaux

(notamment à une chaîne connue de produits alimentaires). C’est le début d’un retrait

progressif du commerce vers l’immobilier. Ses deux enfants ont progressivement intégré

l’entreprise. Son fils a repris et développé l’activité de construction. Sa fille a dirigé un temps

un des magasins avant d’ouvrir son propre commerce dans le bâtiment construit par son père.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 93

V&K

V&K se sont mariés en 1993. K est né en 1970 et V en 1973. 1993 est également l’année

de naissance de leur fils, et l’année où V échoue au concours d’entrée de l’institut de

Leningrad, tandis que K vient de finir trois ans de service militaire et a commencé des études

à l’institut. K cherche alors un travail pour nourrir sa nouvelle famille : il en trouve quatre,

quatre petits boulots qu’il enchaîne jusqu’à la fin de ses études. Très sportif, il est, entre autre,

gardien, une nuit sur deux, et entraîneur sportif. De son côté, la mère de V lui a arrangé un

travail à Transmach, ce qui lui permet de suivre en plus des cours d’ingénieur à l’institut géré

par l’usine. A la fin de leurs études respectives, en 1996, K&V décident de monter leur

entreprise à deux. Ils empruntent deux cent dollars à un ami qui possède un kiosque, qui ne

fixe ni échéance ni intérêt. Ils choisissent le thème du sport, désireux de ne pas faire

uniquement du commerce mais de trouver un travail plaisant. K est introduit dans le milieu du

sport de Saint-Pétersbourg, grâce notamment à son job d’entraîneur. Pour commencer sans

trop d’investissement, ils vendent de la nourriture destinée aux sportifs dans un minuscule

local du centre-ville de Tikhvine, qu’ils louent pour presque rien. K a vingt-six ans, V en a

vingt-quatre, et leur fils a à peine trois ans. Dans les premiers temps, K continue à travailler à

côté, et V est vendeuse au magasin. Ils sont en plus soutenus financièrement par le père de K,

qui a un emploi stable dans le bâtiment. V et K suivent également quelques cours de

commerce. Pendant les quatre ou cinq premières années, K compte méticuleusement chaque

centime. Ils diversifient peu à peu leur vente dans les vêtements et accessoires de sport. Ils

ressentent alors le besoin de s’étendre, et achètent un bâtiment dans lequel ils installent un

magasin de trois cent mètres carrés. Mais les crises à répétition affaiblissent le business. Celle

de 2008 a des représailles particulièrement lourdes. V&K sont lassés du business : ils vendent

leur magasin en 2010 et déménagent à Saint-Pétersbourg à l’automne 2011.

O.

O est né en 1966 à Tikhvine. Après avoir servi huit ans dans l’armée, il rentre en 1992.

Désireux d’entrer dans la police, il ne trouve pourtant aucun travail et après trois mois de

recherche, décide d’aller travailler comme vendeur dans le magasin de produits alimentaires

que sa mère dirige depuis la période soviétique. En 1995, lorsqu’elle prend sa retraite, il

devient directeur du magasin. Il supprime le syndicat d’entreprise un an après son arrivée et

commence à développer l’entreprise : il ouvre un premier magasin de matériel de construction

dans le plus gros complexe de la ville, ancien cinéma soviétique racheté par A. Il vend

également de l’électroménager, crée une chaîne, et ouvre des magasins dans deux autres villes

de la région de Tikhvine. Il développe en parallèle un commerce de voiture et ouvre des boîtes

de nuit, des bowlings. En 2009, il se présente et est élu député de la ville de Tikhvine pour

cinq ans.

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 94

F.

F. est né en Biélorussie en 1946, dans une ville provinciale proche de Tchernobyl. Il fait

partie d’une fratrie de quatre enfants, nés d’un père juif musicien et d’une mère russe

institutrice. A seize ans, rêvant de devenir soldat, il décide de quitter la Biélorussie et de

rejoindre les membres de sa famille qui habitent Saint-Pétersbourg. Il se marie à vingt-quatre

ans avec une danseuse de ballet. Un an plus tard, en 1971, sa femme donne naissance à une

fille et il finit l’institut. Il part alors un an faire son service militaire. A son retour, il va

travailler à l’usine en tant qu’ « interprète technique », mais son salaire ne suffit pas à

entretenir sa famille. Il quitte donc l’usine pour aller travailler dans un « bureau de voyage »,

une agence touristique d’Etat. Il joue le soir dans un orchestre avec son frère. Un peu plus

tard, en 1977, sa femme accouche d’une deuxième fille. Il obtient un diplôme en tourisme et

un diplôme d’économie. Après cinq ans dans le tourisme, il déménage à Tikhvine, où se sont

déjà installés son frère aîné, sa tante, puis ses parents (appelés à travailler à l’usine), et va

travailler à Transmach. Il y fait une carrière fulgurante et après trois ans, dirige un collectif de

plusieurs milliers de personnes. Divorcé depuis peu, il se marie une deuxième fois à une

économiste. Lorsqu’en 1988, à la suite de l’introduction du vote des dirigeants dans les

entreprises d’Etat, un nouveau directeur est élu, en désaccord avec l’élection, il quitte l’usine.

Tout de suite, un ami de Saint-Pétersbourg lui propose de devenir vice-directeur d’une

entreprise russo-italienne. Il accepte la proposition mais ne reste qu’un an dans l’entreprise.

Convaincu de ses compétences par son expérience, il décide de se mettre à son compte. Il

retourne à Tikhvine en 1990, et commence un commerce entre Tikhvine et le Sud Caucase

(Géorgie, Abkhazie). Il leur vend du matériel de construction qu’il peut se procurer facilement

grâce au réseau qu’il s’est constitué lorsqu’il travaillait pour Transmach, et leur achète du vin

et des fruits. Il récupère à chaque fois trois fois le montant investi. Lorsque la guerre éclate

dans le Caucase, il doit cesser ce commerce. Il se lance alors dans la production de

champignons. Mais très vite, il se fait racketter par les bandits et doit également arrêter. Il

débute alors un business d’arme de chasse, et les relations qu’il noue à cette occasion avec

d’anciens soldats lui permet de ne plus avoir affaire aux bandits. En parallèle, il gère depuis le

début des années 1990 un magasin où il vend des biens de tout genre. En outre, il créé en

1992 une association d’entrepreneurs, qui tend à protéger contre les abus de l’Etat ou des

bandits. Après cinq ans d’entrepreneuriat, en 1996, il décide d’arrêter et se reconvertit en

directeur d’un business incubateur, qu’il dirige encore aujourd’hui, bien qu’à la retraite depuis

déjà cinq ans. Ses deux filles travaillent à Saint-Pétersbourg, et il a deux petits enfants.

A.

A. est né en 1967 à Tikhvine. Passionné de science-fiction, il choisit des études d’

« opérateur d’appareils cosmiques » à Saint-Pétersbourg. Il est encore étudiant lorsqu’il se

marie, à dix-neuf ans. L’année suivante, sa femme, également étudiante, accouche de leur

premier fils. A. doit entretenir sa nouvelle famille. Il profite de la loi de 1987 sur l’activité

individuelle pour organiser une sorte de petite salle de projection dans son université où il

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 95

montre les derniers films d’aventure américains. L’entrée coûte un cinquième de la bourse

étudiante. Il finit l’université en 1991. L’été 1991, il part gagner de l’argent dans une scierie,

et fait connaissance avec ses futurs employeurs, qui lui proposent, à la fin de l’été, de

travailler dans la coopérative qu’ils viennent de créer à Tikhvine, en tant que directeur

commercial. Les liens qu’il avait liés lors de ses études à Saint-Pétersbourg, ainsi que son

diplôme d’études supérieures, le rendaient légitime à leurs yeux pour cette fonction. La

coopérative coupe du bois et fabrique des planches, qu’elle échange ensuite contre de la

vodka ou d’autres biens produits en Biélorussie (« barter », troc). Enfin, elle vend ces produits

à Tikhvine. Au bout d’un an environ, A. décide de reproduire le même business hors de la

coopérative, avec un ami qui travaille également dans le bois. En 1993, il ouvre donc son

entreprise : il loue un magasin et effectue au moins un voyage par mois en Biélorussie ou en

Ukraine pour échanger le bois contre d’autres produits, aliments ou vêtements, avec deux ou

trois voitures de marchandises. Au cours de ses voyages, il se fait d’abord racketté plusieurs

fois par des « bandits » et finit un jour par refuser, coûte que coûte : il est blessé et passe un

temps à l’hôpital mais les bandits cesseront de venir à lui. Le business continue, jusqu’au

premier contrôle de l’inspection des impôts, en 1995. A cause du non paiement d’un impôt

récent sur l’alcool, cette dernière les condamne à payer une amende si lourde qu’ils sont

obligés de fermer boutique. Elle leur confisque tous leurs biens, voitures comprises. A. loue

tout de suite un petit kiosque, dans lequel il vend des habits qu’il achète à Moscou ou à Saint-

Pétersbourg. Il dégage des profits suffisants pour investir au bout de quelques mois dans un

deuxième kiosque. Ce commerce dure un peu plus d’un an. Des amis de l’université s’étaient

lancé dans la production de fenêtre en plastique à Saint-Pétersbourg, et A. décide d’ouvrir un

magasin pour en vendre, introduisant ainsi cette nouvelle technologie sur le marché de

Tikhvine. Il diversifie progressivement sa vente dans d’autres produits, alimentaires ou non.

Parmi ces produits, les surgelés se vendent bien. En 1996, un ami lui propose de se lancer

dans la production de produits surgelés. Il accepte, et créé à Tikhvine une petite usine à

l’intérieur d’une ancienne cantine désaffectée dont il loue le local, tout en continuant la vente

d’autres produits. Ils achètent quelques temps plus tard leur propre bâtiment. Le collectif

compte aujourd’hui cinquante personnes. En 2000, il achète une maison pour lui et sa famille.

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ANNEXE 2 – Palette de l’informel

L’inventivité des entrepreneurs permettait d’optimiser leur profit.

T. avait commencé à faire elle-même le trajet Saint-Pétersbourg-Tikhvine pour ramener ses

commandes. Assez rapidement, pour diminuer les coûts, elle s’est appuyée sur un ami Saint-

pétersbourgeois pour mettre en place un système plus avantageux. Son ami amenait la

cargaison jusqu’à la gare routière et la confiait à différents voyageurs inconnus, contre une

somme symbolique. T. les récupérait à Tikhvine.

C. raconte comment il fut obligé d’agir lui-même de manière absurde pour contourner une

règle absurde :

« Pour qu’une entreprise ouvre un département de transport, on achète une voiture

pour l’entreprise. C'est-à-dire, l’entreprise doit ouvrir un département de transport. Ça

veut dire que nous devons conclure un accord sur cette machine avec toutes les

entreprises de voiture. On doit avoir un employé spécial pour qu’il soit autorisé sur la

ligne, un chauffeur, etc. c’est un plaisir cher. Et quand même sans transport on va nulle

part, je veux dire, donc on n’utilise pas son propre transport. Je veux dire, c’est trop de

tracas et au niveau des impôts et au niveau de l’accomplissement de toutes les

formalités nécessaires. Plus les dépenses d’essence, avec les variantes l’hiver et l’été,

etc, etc. Pour nous, c’est plus facile aujourd’hui de contracter avec n’importe quelle

entreprise qui transporte pour nous (…) c’est pas du tout juste (niepravilno) »

Recours à l’intuition pour choisir ses partenaires : T. raconte comment les relations

d’amitié sont importantes dans son business :

1

2

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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 97

« C’est très important, parce que au sein de relations amicales, lorsqu’il existe une

compréhension mutuelle complète, que l’on peut construire un business ».

Elle ajoute qu’elle n’aime travailler que s’il n’y a aucune « énergie négative », sans quoi elle

perd toute motivation. B. a intégré toute sa famille à son business, privilégiant ainsi des

critères différents de celui de la compétence.

Inventivité dans le business pour se sortir des mauvaises situations : nous renvoyions

au mémoire lui-même, dans lequel nous décrivons en détail deux exemples donnés par F. Le

premier concerne un commerce de sucre confronté au problème des bandits, le second un

commerce de cigarette mis en péril par de nouveaux quotas entre l’Ukraine et la Russie.

Utilisation de la violence pour son business. Nous n’avons qu’un seul exemple, celui de

B. usant de violence pour se faire justice lui-même. De même que pour l’utilisation abusive

de relations, les entrepreneurs furent discrets à ce sujet.

Contourner les devoirs vis-à-vis de l’Etat Evasion fiscale :

V&K « Nous ne payions presque aucun impôt. On remplissait la déclaration comme

si on avait gagné zéro.

- et l’inspection ?

- Tout était simplement hors de contrôle, sans documents, sans rien. Et quand nous

faisions notre déclaration, nous faisions des faux documents (arnaque) (…) et c’était

impossible pour eux de vérifier. Eux aussi ils apprenaient tout. A ce moment, quand on

commençait, y avait seulement 4 hommes. Ils étaient assis dans leur bureau et c’était

tout : comment ils auraient pu ? »

Non respect des normes : A. raconte comment il joue avec la chance et l’instinct dans son

rapport aux règles.

Magouilles pour minimiser les impôts dans les règles :

F. connaît très bien la loi et choisit des contrats intéressant vis-à-vis des devoirs envers

l’Etat. Il encourage les nouveaux entrepreneurs à engager plutôt de la main d’œuvre sous la

forme de « free-lance », qui dispense de tous les impôts sociaux. En outre, il explique

comment son incubateur, qui appartient à une structure sociale, a une personnalité juridique

différente de tous les autres. Il a réussi à l’imposer et elle lui permet également de payer

moins d’impôt.

La frontière entre le légal et l’illégal est rendue floue par ses pratiques

C. « il existe des mécanismes, euh…, par exemple nous agissons selon la loi, nous

nous efforçons dans tous les cas, parce que on n’a pas non plus envie…euh…disons, de

se faire prendre par l’inspection des impôts et par exemple de perdre son business,

d’accord ? on a honte de son travail…et donc il y a des mécanismes que nous

cherchons dans la loi et qui permettent d’alléger la base des impôts. C’est en quelque

sorte plutôt illégal…enfin quoi, illégal ? on peut le comprendre différemment. (…)C’est

au tribunal d’en juger au bout du compte.

Surmonter les barrières au business

Pots-de-vin d’A. (dans le fonctionnement quotidien de son entreprise), de C. (pour obtenir

son terrain)

Relations avec les bandits et l’administration décrites en seconde partie du mémoire

Utiliser son réseau pour construire son entourage professionnel : F. et ses contacts à

Transmach, A. et ses amis de Saint-Pétersbourg…

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Utiliser son réseau pour se financer faute de pouvoir passer par la banque :

- C. et l’aide de ses amis et parents

- F et son ami pour obtenir un premier bien à vendre

- T. et le membre de sa famille qui lui prête avec intérêt

- V&K et leur ami entrepreneur qui leur prête sans intérêt deux cent dollars.

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