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Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 30 oct. 2020 14:56 Séquences La revue de cinéma 35 Rhums En pays de connaissance 35 Rhums, France/Allemagne, 2008, 100 minutes Jérôme Delgado Numéro 262, septembre–octobre 2009 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1877ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) La revue Séquences Inc. ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Delgado, J. (2009). Compte rendu de [35 Rhums : en pays de connaissance / 35 Rhums, France/Allemagne, 2008, 100 minutes]. Séquences, (262), 45–45.

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Page 1: en pays de connaissance / 35 Rhums, France/Allemagne, 2008, … · Tindersticks est la troisième que le groupe britannique signe pour Claire Denis. Visiblement, elle aime naviguer

Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 30 oct. 2020 14:56

SéquencesLa revue de cinéma

35 RhumsEn pays de connaissance35 Rhums, France/Allemagne, 2008, 100 minutesJérôme Delgado

Numéro 262, septembre–octobre 2009

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1877ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)La revue Séquences Inc.

ISSN0037-2412 (imprimé)1923-5100 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce compte renduDelgado, J. (2009). Compte rendu de [35 Rhums : en pays de connaissance / 35Rhums, France/Allemagne, 2008, 100 minutes]. Séquences, (262), 45–45.

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CRITIQUES I LES FILMS

35 Rhums En pays de connaissance En subtilité, en longs plans et sous une ambiance douce et doucereuse, le dernier opus de Claire Denis s'affaire à décrire l'inévitable fin de la cohabitation père-fille. 35 Rhums possède des moments forts, d'une grande tendresse, mais aussi un bon nombre de séquences qui repoussent inutilement le moment où Lionel et Joséphine devront se séparer.

JÉRÔME DELGADO

distance pour garder sa poésie. Sa narration repose sur une description à la fois solennelle et retenue des protagonistes.

Dans 35 Rhums, il manque cependant ce charme aux images. La pauvreté des décors (on est loin, avec l'appartement au cœur du récit, des somptueux paysages africains que Denis a souvent filmés), la simplicité des situations et la carence des dialogues — et lorsqu'il y en a, ils sont d'une grande banalité — font que le film tombe souvent à plat. Et s'étire inlassablement.

On reconnaît à Claire Denis sa manière presque obsessive, mais passionnelle, de filmer les corps, d'hommes surtout. Sa caméra sait se faire lente et sensuelle, avec suffisamment de distance pour garder sa poésie.

L'intérêt est ailleurs. Il est dans ce Paris hors clichés, dans cette relation père-fille plutôt rare au cinéma et dans ce portrait aucunement condescendant d'une communauté noire — tous les personnages, à l'exception d'un voisin-prétendant de Joséphine (Grégoire Colin), sont noirs. Fille de fonctionnaire français, élevée en grande partie en Afrique, Claire Denis a bâti sa filmographie, depuis sa toute première œuvre, Chocolat (1988), autour de ce trait qui la caractérise, elle, la Noire blanche de France. Dans 35 Rhums, cette communauté appartient peut-être à la classe ouvrière, elle vit dans une certaine aisance, est épanouie et heureuse. C'est un groupe comme un autre, sans les étiquettes qu'on lui colle habituellement, celles de la misère et de la délinquance.

Claire Denis offre une sorte de métaphore de sa propre vie. Le groupe qu'elle filme et décrit de l'intérieur, c'est un peu le sien, uni et quelque part homogène, avec les mêmes intérêts, la même réalité. Ils sont tous dans le même bateau et la cinéaste aime cette idée, elle qui travaille en famille et fait appel à une équipe de fidèles, de son coscénariste de toujours, Jean-Pol Fargeau, à Agnès Godard, aux images. Alex Decas figure au générique d'un bon nombre de ses films depuis S'en fout la mort (1990). Grégoire Colin, lui, était le jeune soldat au cœur de Beau Travail. La trame sonore de Tindersticks est la troisième que le groupe britannique signe pour Claire Denis. Visiblement, elle aime naviguer en pays de connaissance.

• France / Allemagne, 2008, 100 minutes — Real.: Claire Denis — Scén.: Claire Denis, Jean-Pol Fargeau — Images: Agnès Godard — Mont.: Guy Lecorne — Cost.: Judy Shrewsbury — Son: Martin Boisseau — Dir. art.: Arnaud de Morelon — Mus.: Tindersticks — Int.: Alex Decas (Lionel), Mati Diop (Joséphine), Nicole Dogue (Gabrielle), Grégoire Colin (Noé), Ingrid Caven (tante), Julieth Mars-Toussaint (René), Adèle Ado (la patronne du bar), Jean-Christophe Folly (Ruben) — Prod.: Bruno Pesery — Dist.: Métropole.

Une rupture inévitable

L ionel (Alex Decas) est conducteur de RER dans Paris. Et il a élevé seul sa fille Joséphine (Mati Diop), aujourd'hui jeune femme aux études. Ils vivent en banlieue. Mais

dans une banlieue loin du cliché des cités. En fait, le Paris que filme Claire Denis n'est pas celui des cartes postales. 11 est celui de ce couple père-fille, aussi ordinaire qu'anonyme.

35 Rhums est un film d'amour. Un film d'amour, comme seule Claire Denis sait les faire. Si elle a abordé le désir dans Beau Travail ( 1999) et la violence passionnelle dans Trouble Every Day (2001), deux films très charnels, ici, la cinéaste s'attarde à quelque chose de peu physique. N'empêche, l'amour entre Lionel et Joséphine passe autant par les gestes que par les regards ou les silences. Et puis, cette relation n'est pas seulement de sang, elle s'est construite sur des années de cohabitation, elle repose sur une complicité bâtie dans l'intimité d'une vie à deux.

La trame nous situe à l'orée de la rupture, inévitable, de ce couple. Joséphine a atteint l'âge de trouver un autre amour, de mener sa vie ailleurs que sous le toit familial. Lionel vient de prendre sa retraite et devra assumer son vieillissement. De là, cette tension, sourde et retenue, qui se dessine d'une scène à l'autre et qui éclate sur une crise un peu enfantine. En contrepartie, il y a la jolie allusion à cette coutume de marin qui veut qu'on boive 35 rhums d'affilée pour accepter, ou oublier, le départ de sa fille. Le bateau arrive à bon port, il faut l'assumer.

On reconnaît à Claire Denis sa manière presque obsessive, mais passionnelle, de filmer les corps, d'hommes surtout. Sa caméra sait se faire lente et sensuelle, avec suffisamment de

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LES FILMS I CRITIQUES

Away We Go Cœurs qui battent en Amérique Sam Mendes n'a pas eu à attendre longtemps la consécration. Son premier f i lm, American Beauty, pamphlet acide mais placide sur la conformité sociale, avait frappé dans le mil le et obtint nombre de récompenses. Depuis, i l décortique l'âme de son pays sous différents angles et en différents lieux.

O L I V I E R B O U F Î Q U E

douce-amère, qui peut toutefois agacer. Car ceux qui entourent ces deux trentenaires — sortis tout droit de l'Amérique granola de Barack Obama — sont souvent trop schématiques, trop liés à leur territoire. L'amie de Verona provenant de Phoenix est une blonde désabusée qui sort avec un homme épais qui aime les courses de chien. Le message est on ne peut plus clair : qu'ils sont cons, les gens qui habitent le sud des Etats-Unis ! Et c'est la même ritournelle pour les autres vil les: une autre connaissance, qui habite Madison au nord (Maggie Gyllenhaal), est une professeure ésotérique et intellectuelle; les gens de Montréal — qui ressemble à un gros «Ghetto McGill » — se saoulent la gueule; à Miami, ils sont tristes et entourés de palmiers. Mendes y est allé de raccourcis qui ne l'honorent pas toujours.

Mais bon, Away We Go est sauvé par un je-ne-sais-quoi qui apparaît ici et là. Le film flotte dans un folk américain pas du tout déplaisant qui fait écho aux sentiments des deux personnages. Voilà des jeunes gens, très décents, pas tout à fait adultes, pas complètement ados, qui ont décidé de prendre leur vie en main. Leur quête du bonheur est légitime et force l'admiration. Combien déjeunes couples s'installent dans leur maison déjà achetée et peinturée sur un chemin déjà tracé? Au contraire, Burt et Verona ont décidé de se poser les questions les plus élémentaires de la vie, de se mettre en danger pour comprendre la société qui les entoure. En ce sens, le long métrage ressemble à L'Auberge espagnole de Cédric Klapish, qui avait également mis en scène de jeunes adultes cherchant leur place, leur profession, leurs aspirations. Comme dans ce film, la démarche de Mendes n'est pas du tout cucul la praline. D'ailleurs, son dessin de cette génération, celle qui vote pour les Démocrates, celle qui n'a jamais senti l'appel de Wall Street et qui a préféré les chemins modestes du centre américain, est toujours tendre.

Outre la réalisation nickel du mari de Kate Winslet, Away We Go est surtout l'affaire des deux protagonistes qui illuminent le film en entier. La proximité et la complicité de John Krasinski et Maya Rudolph donnent du tonus et un supplément d'âme au long métrage. Et c'est peut-être là la justesse du film : au milieu d'une société désunie et parfois caricaturale existent des individus moraux et simples, qui peuvent également chercher, errer et finalement trouver leur place. Away We Go est donc un hommage tout aussi simple à ces cœurs qui battent encore en Amérique.

• AILLEURS NOUS IRONS — États-Unis / Grande-Bretagne 2009, 98 minutes — Real. : Sam Mendes — Scén. : Dave Eggers, Vendela Vida — Images : Ellen Kuras — Mont. : Sarah Flack — Cost. : John A. Dunn — Dir. art. : Henry Dunn, Rosa Palomo — Int.: John Krasinski (Burt Farlander), Maya Rudolph (Verona De Tessant), Carmen Ejogo (Grace De Tessant), Catherine O'Hara (Gloria Farlander), Jeff Daniels (Jerry Farlander), Allison Janney (Lily) — Prod.: Pippa Harris — Dist.: Alliance.

Proximité et complicité

U ne constante chez Mendes ; le rêve qui se frotte à la réalité. Dans American Beauty, on se rappelle ce père de famille vivant de fantasmes dans une étouf­

fante banlieue américaine. Dans les Noces rebelles, un jeune couple idéaliste n'arrive pas à réaliser ses ambitions pourtant grandes dans une Amérique à la Douglas Sirk. Avec Away We Go, le réalisateur poursuit son exploration des aspira­tions humaines mais aussi de l'amertume de nos sociétés face à la bêtise parfois abyssale qui nous entoure.

Burt et Verona (remarquablement naturels, John Krasinksi et Maya Rudolph) forment un couple trentenaire qui attend un enfant. Après une visite aux parents excentriques de Burt (Catherine O'Hara et Jeff Daniels), qui décident de partir deux ans en Belgique, les deux jeunes parents en devenir sentent l'appel du voyage. En moins de deux, ils quittent leur maison décrépie du Colorado pour revoir des gens qu'ils aiment bien, mais surtout pour trouver un endroit où ils élèveront leur enfant. Ils passeront par Phoenix et Madison en effectuant même un détour par Montréal (totalement anglophone !) pour finalement redescendre à Miami où le frère de Burt est en pleine rupture conjugale. Ils finiront leur traversée de l'Amérique devant le Mississippi, lieu de leur (re)commencement.

On sent bien que Sam Mendes avait besoin de faire un film sur un ton plus léger. Après un drame très puissant. Les Noces rebelles, le réalisateur revient donc avec une comédie

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CRITIQUES I LES FILMS

Bellamy Regard d'hommes Polar d'été et d'atmosphères, le dernier film de Claude Chabrol, sous des airs de vacances et de relative légèreté, propose un touchant regard d'hommes sur la condition humaine.

CARLO MANDOLINI

Chaque fois que je m'apprête à me mesurer à un nouveau Chabrol, j'imagine le réalisateur me fixant froidement, avec son regard pointu, me disant : « Voyons un peu ce

que tu pourras tirer de celui-ci... ». C'est que la « mécanique Chabrol » est redoutable et ses films illustrent une conception du cinéma où les choses ne sont jamais aussi claires qu'elles ne le semblent, puisque tout est jeu et paraître dans ce grand théâtre de la condition humaine. Bellamy, qui réunit pour la première fois Chabrol et Depardieu, s'inscrit de façon conva­incante dans l'impressionnante filmographie du réalisateur.

Durant ses vacances d'été annuelles à Nîmes, en compagnie de sa femme Françoise, qui rêve plutôt de croisières exotiques, le célèbre inspecteur de police Paul Bellamy est approché par un certain Noël Gentil, homme étrange qui lui confesse un meurtre. D'abord perplexe, Bellamy est petit à petit envoûté par cette affaire dont il va s'occuper de manière strictement privée, parallèlement au travail de la police locale.

Pour ce nouveau film, Chabrol a opté pour une mise en scène classique, au rythme assez lent. Loin d'alourdir le propos, cette stratégie permet de laisser toute la place à des acteurs en grande forme, à des dialogues savoureux et, surtout, à une atmosphère ambiguë qui plonge le spectateur dans un univers complexe. Une ambiguïté qui ne concerne cependant pas tant les aléas de l'enquête policière que la nature des rapports humains.

Cette singularité du regard ne surprendra pas les habitués du cinéma de Chabrol. A la moindre occasion, en effet, le réalisateur n'hésitera pas à déconstruire subtilement son propos (par un plan de caméra, une attitude d'acteur, une réplique...) afin de brouiller les cartes et de rappeler qu'une image peut toujours en cacher une autre.

Les premières secondes de Bellamy annoncent déjà l'esprit qui anime Chabrol ; le film s'ouvre sur une partie du cimetière de Sète. Un travelling s'arrête sur la pierre tombale de Brassens1 pour se poursuivre au-delà des murs du cimetière.

On voit la mer d'un bleu profond qui s'étend à l'infini. On s'arrête le temps d'un cliché. Puis une vue en plongée nous précipite au pied d'une falaise où l'on découvre une voiture et un cadavre calcinés. La mélodie des Copains d'abord, entendue au début de la scène, cède le pas aux accents plus inquiétants des cordes profondes de Matthieu Chabrol.

C'est dans cet univers de soleil et de ténèbres, d eros et de thanatos, que l'on découvre le personnage de Paul Bellamy. À première vue, ce gros ours aimerait bien hiberner. Mais il se tirera néanmoins de sa tanière pour aller à la rencontre de l'énigmatique Gentil, homme aux identités multiples, qui a voulu fuir un mariage à la dérive (et son identité d'Emile Leullet) en se jetant dans les bras d'une jeune et belle podologue (1). En se lançant dans cette enquête strictement « privée », comme il le rappelle à quelques occasions, Bellamy devient un détective privé (avec toute la part d'ombre que cela implique) et son action, non officielle, est justifiée par des motifs qui semblent strictement personnels.

En fait, cette véritable attraction du détective pour Gentil / Leullet s'explique par ce rapport « en miroir » qu'entretiennent les deux hommes. Bellamy, comme son suspect, cache sous cette masse imposante une grande vulnérabilité et le terrible secret de sa propre pulsion meurtrière.

Et plus le récit progresse, plus on découvre que le trouble existentiel de Gentil trouve un écho chez Bellamy. Ainsi, si Leullet a voulu fuir avec sa jeune maîtresse, c'est aussi (ou d'abord) parce qu'elle lui permettait d'exprimer sa sexualité, contrairement à sa femme. Or, cette même frustration, bien que latente, est également vécue par Bellamy. Toutes les scènes d'intimité entre le détective et sa femme mettent en effet en évidence le désir de Paul et le refus, subtil mais systématique, de Françoise.

Par ailleurs, le statut de Paul dans sa vie de couple est aussi fort ambigu. Que représente-t-il vraiment aux yeux de sa femme? N'avoue-t-elle pas (candidement?) aimer son mari pour «l'effet qu'il provoque au milieu des autres»? Il est significatif que Mme Leullet, lors d'un entretien avec Bellamy, utilise ces mêmes mots à propos de son mari qu'elle croit mort. Par ailleurs, le rapport entre Françoise et son beau-frère est aussi très trouble. Bellamy est bouleversé par cet agissement. Mais, étrangement, il préfère se taire.

On voit donc qu'au-delà du polar, Bellamy est un film d'auteur qui offre une réflexion touchante sur le refoulement et la frustration des hommes. Frustration alimentée par la difficulté d'exister en société (et d'exister tout court) et par le fait de savoir que la vie passe... 1 Le film est dédié aux deux Georges, Brassens et Simenon, dont l'esprit traversera tout le film.

• France 2009, 110 minutes — Real.: Claude Chabrol — Scén.: Odile Barski, Claude Chabrol — Images: Eduardo Serra — Montage: Monique Fardoulis — Cost.: Mie Cheminai — Int.: Gérard Depardieu (Paul Bellamy), Clovis Cornillac (Jacques Lebas), Jacques Gamblin (Noël Gentil / Emile Leullet / Denis Leprince), Marie Bunel (Françoise Bellamy), Vahina Giocante (Nadia Sancho), Marie Matheron (Madame Leullet), Adrienne Pauly (Claire Bonheur), Yves Verhoeven (Alain) — Prod. : Patrick Godeau — Dist. : Métropole.

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J LES FILMS I CRITIQUES

Elève libre Aux limites de la liberté Élève libre est le deuxième f i lm que Joachim Lafosse dédie « à nos limites », après son précédent Nue propriété. À nouveau, le jeune réalisateur belge use d'une mise en scène classique pour insinuer un malaise moral reposant cette fois-ci sur une réflexion centrée autour de la notion de liberté.

SYLVAIN LAVALLÉE

Ce malaise provient d'abord, et surtout, d'une riche ambiguïté quant aux intentions réelles de Pierre vis-à-vis de son étudiant adoptif, Jonas, jeune adolescent

à qui le quarantenaire enseigne autant les mathématiques et l'œuvre de Camus que l'art de la fellation ou les vertus du libertinage, démonstration en prime. Loin de Sade, Lafosse ne condamne ni n'encense les comportements dépeints; il tente plutôt de cerner comment notre liberté peut ou non s'exprimer dans certaines situations limites, d'où les références à l'œuvre existentialiste.

Pour distiller son malaise, autant narratif que philosophique, le film suit une progression classique, partant de simples discussions grivoises (déjà un peu dérangeantes puisqu'elles opposent un adolescent à peine dépucelé à des adultes parlant trop ouvertement) qui aboutissent à des cours pratiques. Ce cheminement se structure autour de deux ruptures de mise en scène, alors qu'à deux occasions Lafosse use d'un champ-contrechamp qui tranche avec les plans-séquences composant le reste de l'œuvre, deux ruptures visuelles qui divisent le film en trois actes, chaque moment servant à propulser Jonas plus avant dans ses expérimentations. Ainsi, le montage souligne les conséquences de l'éducation sexuelle que reçoit Jonas : après chaque discussion avec Pierre et son couple d'amis, Lafosse nous montre Jonas tentant d'appliquer ce qu'il vient d'apprendre avec sa copine Delphine. L'effet succède instantanément à la cause, l'enseignement est immédiat, le film avance ainsi inexorablement vers sa conclusion fatale, dans une mécanique déterministe qui emprisonne des personnages criant pourtant haut et fort leur liberté.

En fait, Lafosse s'emploie à critiquer cette définition de la liberté exprimée par les éducateurs de Jonas, c'est-à-dire ce discours immoral s'affirmant libre en s'inspirant de principes fondés (le doute comme support de toute réflexion par exemple), mais aboutissant à l'endossement de n'importe quel comportement à partir du moment où celui-ci est exercé librement (ou plutôt consciemment). Mais justement, tous ces discours libertins, louant le libre penseur comme l'amour libre, ne sont-ils pas, au contraire, une perverse structure permettant au professeur de mieux dominer cet élève qu'il qualifie pourtant de l ibre?

C'est grâce à de telles réflexions sur les vertus d'une liberté débridée que les professeurs de Jonas parviennent à l'emprisonner dans une mécanique dont il sera finalement victime, et dont eux-mêmes ne semblent pas jouir en toute liberté (au final, un couple se brise et Pierre ne semble pas vivre particulièrement bien avec les conséquences de ses actions), la caméra venant appuyer cet enfermement en encerclant les personnages dans de souples mouvements ou en les confinant dans des cadres restreints. Le spectateur n'échappe pas à cette manipulation, puisqu'il suit pas à pas le cheminement de Jonas (d'ailleurs présent dans presque chaque plan) : d'abord réticents, le spectateur cède graduellement à ces discours invitant au renoncement des préjugés moraux (et sexuels), tout comme Jonas qui finalement s'y abandonne (ou s'y soumet), non sans hésitation, le temps d'une scène qui le présente en position d'esclave plus ou moins volontaire...

Là repose toute la réflexion du cinéaste, dans ce <• plus ou moins « équivoque qui renverse tout ce qui a été dit auparavant en substituant à une relation d'éducation une mécanique de manipulation. Le malaise provient avant tout de cette situation de manipulation juvénile, brillamment jouée par les deux acteurs principaux qui réussissent à garder ambiguës leurs volontés, mais ce malaise se voit de plus renforcé par une réflexion philosophique rendue possible par la neutralité du point de vue, le cinéaste s'abstenant de tout jugement moral. Le plan final renforce d'autant plus cette équivoque troublante en montrant les conséquences positives de l'éducation qu'a reçue Jonas; celui-ci a bel et bien réussi à repousser ses limites intellectuelles, est-ce aussi cause du recul de ses limites sexuelles?

La dédicace en exergue prend ici tout son sens : « à nos limites », c'est-à-dire celles que Pierre nie, celles que Jonas tente de repousser, celles que nous nous imposons à des fins morales, et celles, inconscientes, qui nous définissent; ces limites que nous pouvons transgresser, bien que cette transgression ne soit peut-être pas synonyme de liberté. Car n'est-ce pas justement ces limites qui définissent notre liberté?

• Belgique/ France 2008, 105 minutes — Real.: Joachim Lafosse — Scén.: Joachim Lafosse, François Pirot — Images: Hichame Alaouie — Mont.: Sophie Vercruysse — Son: Benoît De Clerck — Dir. art.: Anna Falguère — Cost.: Anne-Catherine Kunz — Int.: Jonas Bloquet (Jonas), Jonathan Zaccaï (Pierre), Claire Bodson (Nathalie), Yannick Renier (Didier), Pauline Etienne (Delphine), Anne Coesens (Pascale), Johan Leysen (Serge) — Prod. : Jacques-Henri Bronckart — Dist.: Axia.

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MENTION SPECIALE DU JURY MEILLEUR PREMIER OU SECOND DOCUMENTAIRE

RENDEZ-VOUS DU CINÉMA QUÉBÉCOIS 2009

PRODUCTIONS THALIE ET LES FILMS DU 3 MARS PRÉSENTENT

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UN FILM DE MARTIN BUREAU ET LUC RENAUD

AVEC LA PARTICIPATION EXCEPTIONNELLE DESSIMEU « T I T E » MCKENZIE

ET LA MUSIQUE ORIGINALE DE FRED FORTIN

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EN PREMIERE PARTIE DU PROGRAMME PRINCIPAL

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MENTION SPECIALE DU JURY MEILLEUR PREMIER OU SECOND DOCUMENTAIRE

RENDEZ VOUS DU CINEMA QUEBECOIS 2008

DOCUMENTAIRE DE 40 MINUTES REALISE PAR AIDA MAIGRE-TOUCHET

A L'AFFICHE AU CINEMA LE CLAP EN SEPTEMBRE 2360, CHEMIN SAINTE-FOY

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0 LES FILMS I CRITIQUES

Harry Potter and the Half-Blood Prince Où est passée la magie Le nouveau film de la saga Harry Potter qui a pris l'affiche dernièrement ressemble étrangement à un ramassis de résultats de focus group. On y a mis tous les ingrédients fleur bleue des films d'adolescents, mais, par le fait même, le merveilleux y perd son âme. Et celui dont on ne dit pas le nom peut rigoler bien tranquille.

É L È N E D A L L A I R E

L es lecteurs, parce qu'ils possèdent les clés du récit, se retrouveront dans cette adaptation cinématographique, mais ils seront grandement perplexes devant l'importance

qu'on y accorde aux flirts de nos trois héros. En ouverture, Harry, lisant son journal bien tranquille dans un café, fait de l'œil à une serveuse. Les chasses-croisés Hermione-Ron-Lavande-Luna-Giny-Harry sont des plus lassants. On se demande si la production a eu peur de se faire damer le pion aux guichets par les Twilight. En fait, plus les volumes écrits par J. K. Rowling sont volumineux moins on réussit à transposer la magie au grand écran. Le public qui n'est pas familier avec les livres doit bien se demander quelle était l'intrigue de ce prince au sang-mêlé. Robert Yates, qui signait l'opus précédent, Harry Potter et l'Ordre du Phénix (2007), est un réalisateur de téléfilm — Sex Traffic (2004), The Girl in the cafe (2004).

Il ne semble pas trop savoir comment lire entre les lignes et insuffler à l'histoire une tension dramatique. On a l'impression que sa réalisation s'est montée par simples blocs et qu'ensuite il a tenté d'emboîter le tout. On ne peut pas faire porter le blâme au scénariste Steven Kloves qui a travaillé sur pratiquement tous les films mettant en vedette le jeune sorcier. 11 faut regarder du côté du monteur Marc Day pour réaliser que certaines scènes importantes ont été escamotées et que d'autres, plutôt banales, ont été mises en valeur. Celui-ci travaille principalement avec Yates.

Les comédiens nous livrent des performances qui n'attireront pas de statuettes dorées. On sent même parfois une certaine lassitude dans l'œil de la vedette Daniel Radcliff ou de Robbie Coltrane dans le rôle d'Hagrid. La jeune Evanna Lynch, qui interprète Luna Lovegood, est toujours aussi juste dans son ésotérisme généralisé. En fait, ce qui est moins développé dans ce film ce sont les méchants et leurs menaces. Ils sont résumés à des jets de fumée noire et à une tête indéfinie dans le ciel orageux. Jamais on ne sent vraiment le danger. Peut-être parce que la troupe est menée par Helena Bonham Carter en Bellatrix Lestrange plus erotique que menaçante. La scène où la maison des Weasley est incendiée ne donne rien tant les plans sont larges, le montage mou et l'émotion absente. Pourquoi souligner la mort de l'araignée géante et ne pas parler du dilemme que vit Harry Potter face à Drago Malfoy ? Ces deux garçons, aux destins liés, s'affrontent depuis plusieurs années déjà et on devrait sentir le conflit s'envenimer. Toutefois, l'environnement familial dans lequel évolue Drago devrait susciter la pitié auprès du public. Le mystère de l'identité du Prince de sang-mêlé est si vite résolu à la fin que c'est à croire que l'équipe fonçait déjà sur le buffet du wrap party.

Les effets spéciaux semblent eux aussi assez vieillots. Les scènes de la pensine nous replongent dans le merveilleux des livres de Rowling, mais d'autres situations sont bizarrement mises en valeur. La mort de Dumbledore qui est le climax de ce tome est livrée ici de manière banale, sans aucun lyrisme. Il faut dire que la magie des premiers films est bien loin. Les spectateurs fidèles de la série sont là pour ressentir la véracité de cette histoire incroyable. Les surprises de la première reconstitution de 2002 passées, on veut entrer plus loin dans la psychologie double des personnages.

c \ On sent même parfois une certaine lassitude dans l'œil de la vedette Daniel Radcliff

La musique originale de John Williams est arrangée par le compositeur Nicholas Hooper, autre collaborateur de Yates. On n'est pas noyé par la trame sonore, mais rien ne nous transporte non plus dans une émotion qui laisserait un souvenir vivace de ce film. On a sonorisé de manière très conventionnelle des scènes comme celle de la recherche d'une partie de l'âme de Voldemort. Ce lieu aquatique sordide aurait mérité un traitement plus original dans son filmage et dans l'environnement sonore. Un film beaucoup trop long et, mal­heureusement, qui passe à côté de son message. On est, faut-il en croire la promotion, pris avec cette équipe de tâcherons sans âme pour les prochains longs métrages de la série.

• HARRY POTTER ET LE PRINCE DE SANG-MÊLÉ — Grande-Bretagne / États-Unis 2009, 151 minutes — Real.: David Yates — Seen.: Steven Kloves, d'après le roman de J.K. Rowling — Images: Bruno Delbonnel — Dir. art.: Andrew Acklandnow et Neil Lamont — Mont.: Marc Day — Mus.: Nicholas Hooper, d'après John Williams — Prod.: David Heyman et David Barron — Int.: Daniel Radcliff (Harry), Rupert Grint (Ron), Emma Watson (Hermione), Micheal Gambon (Dumbledore), Tom Felton (Drago), Jim Broadbent (prof. Slughorn) — Dist. : Warner.

SÉQUENCES 2 6 2 > SEPTEMBRE - OCTOBRE 2009

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CRITIQUES I LES FILMS

The Hurt Locker Jeux de guerre

Situations instables et dangereuses

Parce qu'elle s'est faite plutôt discrète sur la scène cinématographique au cours des dernières années, on peut dire que la réalisatrice Kathryn Bigelow effectue un grand retour avec The Hurt Locker. Toujours fascinée par le milieu des hommes et du machisme en général, elle livre un vibrant témoignage sous forme de chronique sur ces derniers dans le contexte de la guerre se déroulant actuellement en Irak.

PASCAL GRENIER

Quand la fiction devient-elle réalité et la réalité fiction? C'est un peu le genre de ques­

tion que le spectateur se pose durant toute la durée de la projection. Dès les premiers instants du film, on est plongé dans le vif du sujet. En plein cœur de Bagdad, des soldats américains de l'escouade antibombe (Explosive Ordnance Disposal) sont chargés de désamorcer une bombe commanditée par les rebelles. La réalisatrice utilise un esthétisme proche du documen­taire — caméra à l'épaule, images captées sur le vif, effets réduits à leur minimum — et le spectateur fait partie intégrante de l'action au même titre que les protagonistes du film. La sen­sation de danger est accentuée par l'utilisation de différents points de vue. Et le montage nerveux fait en sorte que l'action demeure toujours cohérente malgré la mul­titude de plans utilisés. On est loin du montage épileptique propre aux films de Tony Scott ou Michael Bay.

...chaque séquence est habilement construite et le suspense est toujours à son paroxysme...

Le film est non seulement un drame de guerre au suspense haletant (ce qui est déjà bien), mais aussi une étude psycho­logique du comportement masculin. Même dans les films les plus commerciaux de la réalisatrice, comme Point Break, les hommes et leurs agissements sont le sujet de sa fascination. Rien de mieux, d'ailleurs, qu'un contexte de guerre pour analyser dans le détail les moeurs de ces derniers. Sur un scénario de Mark Boal — journaliste américain, ancien correspondant en Irak, qui a également scénarisé le film In the Valley of Elan de Paul Haggis —, la cinéaste refuse de faire un plaidoyer contre la guerre ou une critique de l'armée et de la politique étrangère américaines.

Le personnage du sergent James, incarné par Jeremy Renner, fait froid dans le dos. Espèce de chien fou, ce soldat aux nerfs d'acier, nullement effrayé par la mort, est carrément troublant. Il n'est pas dépeint comme un héros, mais comme un homme ordinaire dont les sentiments sont cachés ou rarement révélés. Le jeu de Renner est admirable en tout point. Il livre une performance qui mérite d'être soulignée et mise en nomination pour les prochains Oscars. À côté de lui, le reste de la distribution est également très solide. Les

comédiens incarnent des personnages vulnérables qui croulent sous la pression. Une séquence illustre à merveille ce sentiment de pression alors qu'un des militaires de l'escouade, jouant à un jeu vidéo de guerre, est terrifié à l'idée de retourner sur le champ de bataille. À l'extérieur, la menace est réelle et non virtuelle et les soldats sont forcés malgré eux d'effectuer leur boulot méthodique, même s'ils savent le danger qui les guette... Ils n'en connaissent simplement pas l'ampleur!

Certains reprocheront au film son aspect répétitif; on étudie essentiellement le travail effectué par les démineurs en temps de guerre. Pourtant, la mise en scène demeure dans le vif de l'action, où les situations sont toujours instables et dangereuses. Ainsi, chaque séquence est habilement construite et le suspense est toujours à son paroxysme. Et que dire de ce puissant épilogue où le personnage du sergent James retourne dans son patelin retrouver sa femme et sa famille sa mission terminée? Même s'il retrouve la paix, le calme et la sérénité, il est inconfortable. Il ne peut trouver son véritable salut qu'en effectuant son impeccable travail de démineur. Malgré le danger immédiat et persistant, certains hommes sont faits pour ne pas êtres brisés et pour eux... la guerre est une véritable drogue.

• DÉMINEUR — États-Unis 2008, 130 minutes — Real. : Kathryn Bigelow — Scén.: Mark Boal — Images: Barry Ackroyd — Mont.: Chris Innis et Bob Murawski — Mus.: Marco Beltrami et Buck Sanders — Son: Ryan Juggler — Dir. art. : David Bryan — Cost. : George L. Little — Int. : Jeremy Renner (Sergent Smith), Anthony Mackie (Sergent Sanborn), Brian Geraghty (Sergent Eldridge), David Morse (Colonel Reed), Guy Pearce (Sergent Thompson), Evangeline Lilly (Connie James) — Prod.: Kathryn Bigelow, Mark Boal, Nicolas Chartier et Greg Shapiro — Dist. : Equinoxe.

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LES FILMS I CRITIQUES

Louise-Michel Assassinons le patron ! Au cours des dernières années, plusieurs cinéastes ont abordé avec brio les aléas de la vie du travailleur. Laurent Cantet nous a éblouis avec L'Emploi du temps et Ressources humaines, Lars von Trier a joué d'audace avec Direct0ren for det hele, Costa Gavras nous a fait rigoler avec Le Couperet tandis que Ken Loach a offert les touchants It's a Free World et Bread and Roses. Les derniers en lice ? Le tandem Benoît Delépine et Gustave Kervern (Aaltra, Avida) qui nous propose Louise-Michel, leur troisième long métrage, un f i lm irrévérencieux à l 'humour pour le moins grinçant.

C A T H E R I N E S C H L A G E R

A vec la récession qui sévit actuellement et qui entraîne de nombreuses faillites et des suppressions de postes dans plusieurs entreprises, un film comme Louise-

Michel pouvait difficilement mieux coller à l'actualité. Dans une usine de Picardie, des ouvrières entrent au travail un beau matin et constatent que l'entreprise pour laquelle elles travail laient a été délocalisée. C'est la consternation, d'autant plus qu'elles ne reçoivent qu'une maigre indemnité de 2000 euros chacune.

Des personnages à la limite de la caricature

Réunies dans un café, elles décident de mettre en commun leur argent pour trouver une solution. Certaines proposent d'ouvrir une pizzeria, d'autres de faire un calendrier erotique. Mais Louise Ferrand, elle, a une idée géniale qui fait l'unanimité : engager un tueur professionnel pour faire assassiner le patron. Et c'est dans la rue qu'elle le trouvera lorsque Michel Pinchon échappe malencontreusement l'arme qu'il transportait. Mais comme Michel est lâche, il ne veut pas faire la sale besogne. Il rend donc visite à une cancéreuse en phase terminale afin qu'elle exécute le contrat pour lui. Comme elle se trompe de cible, Louise prend les choses en main et se joint à Michel pour un road fr ip à travers la France qui les mènera jusqu'à Bruxelles.

Inspiré de faits réels survenus dans la région d'Angoulême, Louise-Michel est également un hommage à la célèbre militante anarchiste française Louise Michel décédée en 1905. Le film se termine d'ailleurs par une citation tirée de ses écrits. Récipiendaire du Prix spécial du jury à Sundance et du Prix du scénario à San Sebastian, Louise-Michel vise dans le mille avec son humour absurde. Que ce soit Michel qui ne retrouve plus son bureau parmi les nombreuses maisons

mobiles du lotissement (avec une fort ingénieuse utilisation du hors-champ dans cette scène), un danseur presque nu qui se déhanche en talons hauts sur le comptoir d'un bar miteux ou encore Louise qui se régale d'un lapin attrapé grâce à une mallette, Benoît Delépine et Gustave Kervern ont créé plusieurs situations surprenantes.

D'ailleurs, les réalisateurs ont pris soin d'insuffler à leurs personnages une bonne dose d'extravagance, à la limite de la caricature, un peu à la manière des frères Coen. D'abord, Louise (ex-Jean-Pierre) et Michel (ex-Cathy) ont une sexualité pour le moins ambiguë. On verra à la toute fin le résultat de cette union. Louise est tout sauf féminine: bourrue, les cheveux en bataille, les traits tirés et constamment vêtue d'un imper­méable beige, elle parle peu, ne boit pas et ne sourit jamais. Propriétaire d'une entreprise minable, Michel signe ses contrats en buvant des shooters, est incapable de tuer ses victimes lui-même et trouve donc des gens sur le point de mourir pour le faire à sa place. Comme si ce n'était pas suffisant, il s'amuse à tirer avec son pistolet les étoiles qu'il aperçoit dans le ciel.

Pour incarner ces deux zigotos, il fallait des acteurs solides. Delépine et Kervern ont choisi les Belges Yolande Moreau (Séraphine. Quand la mer monte) et Bouli Lanners (Eldorado). peu connus du grand public. Les deux livrent une performance remarquable. Benoît Poelvoorde (Podium), qui incarne le bizarre ingénieur qui fabrique de curieux pistolets et tente de recréer le 11 septembre, se révèle également hilarant. Pour rendre leur film plus humain, plus ancré dans la réalité, les réalisateurs n'ont pas misé sur de grands effets de style. Leur caméra se fait plutôt contemplative, proposant quelques rares gros plans. La caméra s'agite par contre pour nous montrer des tjlashs-back de la vie de Louise et de Michel. Cette technique est pour le moins bizarroïde et dérangeante. Quant à la musique de Gaétan Roussel du groupe Louise Attaque, elle se fait très discrète, mis à part lorsque Philippe Katerine chante Jésus-Christ mon amour.

Malgré quelques scènes un peu trop absurdes qui font décrocher par moments, Louise-Michel permet au spectateur de passer un bon moment, et ce, jusqu'à la toute fin du générique. Ne quittez donc pas la salle trop vite !

• France 2008, 94 minutes — Real. : Benoît Delépine et Gustave Kervern — Scén.: Benoît Delépine et Gustave Kervern — Images: Hugues Poulain — Mont.: Stéphane Elmadjian — Mus.: Gaétan Roussel — Son: Guillaume Le Braz / Les Kouz — Dir. art.: Laurent Weber — Cost.: Cécile Roullier — Int.: Yolande Moreau (Louise Ferrand), Bouli Lanners (Michel Pinchon), Benoît Poelvoorde (l'ingénieur), Mathieu Kassovitz (le propriétaire de la ferme), Albert Dupontel (Miro), Gustave Kervern (le capitaine), Philippe Katerine (le chanteur de cabaret), Jean-Luc Ormières (le milliardaire) — Prod.: Mathieu Kassovitz, Benoît Jaubert — Dist: FunFilm.

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CRITIQUES 1 LES FILMS

Public Enemies Mythologie du gangster Quoi qu'il en dise, Michael Mann préfère de loin le mythe cinématographique à son équivalent réel. Pourtant, son esthétique dominée par la texture spécifique du numérique tend au contraire à se rapprocher de cette réalité qu'il fuit. Dans Public Enemies, il joue de cette opposition afin de renouveler par la mise en scène l'une des plus anciennes figures du cinéma hollywoodien.

SYLVAIN LAVALLÉE

Le couple gangster / flic est au coeur de l'œuvre de Mann, depuis Heat particulièrement, dans lequel le réalisateur dressait un réseau de correspondances afin d'arguer

que la simple différence entre le bandit et le policier n'est qu'une question de point de vue. La dynamique est aujourd'hui différente : dans Public Enemies, la rage contenue du policier (Melvin Purvis, un Christian Baie plus glacial que jamais) est bien plus effrayante que l'insouciance mutine de son adversaire (John Dillinger, un Johnny Depp assez effacé). De toute façon, au cinéma, le criminel a toujours été plus attrayant que son rival. Comme dans la vie à vrai dire, car si c'est John Dillinger qui a été consacré premier ennemi public par un jeune FBI cherchant encore sa légitimité, c'est bien parce que le voleur de banque était une vedette médiatique adulée par la foule.

• Dillinger est voué à l'échec à cause de son ancrage dans un présent evanescent

... les vols de banque, bien que brefs et fulgurants comme ces coups de fusil qui parsèment le film, n'en demeurent pas moins parfaitement chorégraphiés...

En ce sens, le choix de Johnny Depp est sensé : reconnu pour son visage angélique et son côté bon enfant, ici Depp doit laisser de côté sa candeur pour lui substituer un visage plus sombre et mystérieux, tout comme Mann tente de se distancer de l'image publique d'un Dillinger simplement charmeur. Mais en peignant son portrait plus ombreux, le cinéaste crée en fait son propre mythe, foncièrement cinématographique puisqu'il met en scène le point de vue de cette star du gangstérisme en le déployant autant par la caméra que par l'acteur. En effet, le Dillinger de Mann ne vit que dans le présent, narguant son passé et indifférent à l'avenir, expédiant tout son vécu en une phrase sarcastique, et envisageant rarement les conséquences de ses

actions : « We're having too good a time today. We ain't thinking about tomorrow », dit-il. Justement, Dillinger est voué à l'échec à cause de son ancrage dans un présent evanescent, alors qu'il refuse de reconnaître que le monde change autour de lui. Cette attitude est l'équivalent psychologique de la mise en scène, celle-ci étant construite autour de l'immédiateté et de la proximité permises par le numérique: la caméra se faufile partout, elle multiplie les points de vue pour mieux cerner les enjeux du moment, elle suit les acteurs de près, au point même où, après avoir entendu des coups de feu, Depp semble devoir la repousser afin de se relever de son lit, sorte d'esthétique hyperréaliste due au numérique qui capte la réalité de manière plus indifférente que la pellicule.

Le côté direct de cette mise en scène est aussi reflété chez Dillinger, dans ses répliques brèves et frontales surtout : « 1 rob banks», déclare-t-il lorsque sa prétendante (Marion Cotillard) lui demande ce qu'il fait dans la vie. Mais comme son personnage, chez qui cette franchise brutale n'empêche pas l'élégance, le film peut lui aussi se faire gracieux : les vols de banque, bien que brefs et fulgurants comme ces coups de fusil qui parsèment le film, n'en demeurent pas moins parfaitement chorégraphiés, comme lorsque ces imperméables noirs volant au-dessus de la caméra viennent s'aligner symétriquement sur un plancher dallé noir et blanc... Melville n'est pas trop loin. L'impression de réalisme ne provient donc pas d'une épure stylistique, au contraire, c'est cette promiscuité entre la caméra et son sujet qui impressionne tout en permettant à Mann de filmer son mythe de près.

D'ailleurs, la confrontation finale se joue à la sortie d'un cinéma projetant un film de gangsters (Manhattan Melodrama) avec Clark Gable : le temps distendu, l'éclairage aux fusées éclairantes, l'utilisation du lieu, l'atmosphère subitement onirique, tout concourt à ce moment à élever Dillinger au rang de mythe, semblable à ces criminels au parcours tragique. Ironiquement, dans Manhattan Melodrama le personnage de William Powell annonçait la fin de cette époque où le criminel est dépeint comme un héros.

Vu ainsi, Dillinger s'oppose moins à Purvis qu'à Hoover (Billy Crudup), le fondateur du FBI comme le braqueur de banque ayant en commun cette mythologie personnelle qu'ils ont bâtie afin d'appâter la foule. Au final, Mann égratigne à peine cette image : il en présente une version plus complexe, avec son lot de contradictions, mais ce portrait reste attrayant et élogieux, sans trop d'aspérités, à l'instar de la surface lisse du numérique.

• ENNEMIS PUBLICS — États-Unis 2009, 140 minutes — Real.: Michael Mann — Seen.: Ronan Bennett, Michael Mann, Ann Biderman, d'après le livre de Bryan Burrough — Images: Dante Spinotti — Mus.: Elliot Goldenthal — Mont.: Jeffrey Ford, Paul Rubelle — Son: Ed Novick — Dir. art.: William Ladd Skinner — Cost.: Colleen Atwood — Int.: Johnny Depp (John Dillinger), Christian Bale (Melvin Purvis), Marion Cotillard (Billie Frechette), Billy Crudup (J. Edgar Hoover), Stephen Dorff (Homer Van Meter), Stephen Graham (Baby Face Nelson), Jason Clarke (Red Hamilton), Giovanni Ribisi (Alvin Karpis) — Prod.: Michael Mann, Kevin Misher — Dist.: Universal.

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LES FILMS I CRITIQUES

Tetro La rédemption par l'art Alors que Scorsese rumine les mêmes bouts d'histoires, non sans une certaine classe, que Spielberg propose ses récits populistes avec une régularité prodigieuse, que Lucas tient la haute garde d'un patrimoine passéiste et que De Palma semble s'enfoncer dans le brouillard, Francis Ford Coppola nous prouve quant à lui qu'il est toujours encore digne de tous les espoirs placés en lui voilà déjà trente ans, à l'époque de l'émergence du nouveau Hollywood dont i l a été l'une des figures de proue (voir à ce sujet l'intéressant Easy Riders, Raging Bulls). Et même si on n'attendait plus grand-chose de lui, force est d'admettre que malgré ses 70 ans le père de The Godfather a encore du génie.

SAMI GNABA

Sur un ton mi-comique, mi-sérieux, Miranda annonce à Bennie « He is like a genius, but without the accomplish­ments ». Une telle réflexion contraste bien évidemment

avec la personnalité de Francis Ford Coppola, créateur ambitieux connu pour ses rêves de grandeur les plus fous : sa résistance face au système des studios, sa farouche indépendance, la mise en chantier de son propre studio, Zoetrope, et sa faillite subséquente (conséquences du très regretté One from The Heart), son délire d'absolutisme mené jusqu'au bout avec Apocalypse Now (projet longtemps rêvé de Welles), etc. Tant de rêves de grandeur qui auraient pu facilement passer pour de la mégalomanie et de la complaisance ! Mais, voilà, certains, d'un œil clairvoyant et curieux, auront très tôt traité de tels élans pour ce qu'ils étaient vraiment : de l'audace et de l'ambition artistique dans leur sens le plus absolu.

Majestueux, mélancolique, opératique, Tetro est sans contredit l'œuvre la plus achevée et personnelle de Coppola depuis The Godfather 3.

Comme souvent chez Coppola, l'autobiographie trouve sa niche dans Tetro. Dans son deuxième scénario original après The Conversation, il met en scène sur fond de rivalité les retrouvailles houleuses entre le jeune Bernie et son frère longtemps parti dans le plus grand des mystères, Angelo, poète blessé au cœur portant dorénavant le nom de Tetro. Résolu à ne lui poser aucune question (même sa copine est dans le noir), il se montre insensible à l'arrivée de Bennie. Au fur et à mesure que le récit avance, les deux frères se découvrent une cause commune, le ressentiment vis-à-vis

de leur père, chef d'orchestre de renommée internationale. De toute évidence, Coppola se met en scène. Difficile de nier le fait que lui et son frère (August, père d'un certain Nicholas Cage) ont grandi dans l'ombre de leur père célèbre, compositeur de métier. Lors de sa conférence cannoise, Coppola a eu ces mots: «Rien dans cette histoire n'est vraiment arrivé, mais tout est vrai. ». Une façon assez cryptique de nous dire de ne pas trop lire entre les lignes.

Qu'importe, on joue définitivement ici sur un jeu de miroirs. Miroirs au sens littéral, comme ceux plantés un peu partout dans l'appartement de Tetro et à travers lesquels les visages des deux frangins se décuplent, se regardent et se fuient dans tout leur amour et leurs contrastes de personnalités. Tout comme celui avec lequel Bennie lit le manuscrit maudit de Tetro (les phrases sont écrites à l'envers) en secret. Manuscrit avec lequel ils se sauveront mutuellement. Puis, il y a ce miroir, au sens figuré cette fois, à travers lequel art et vie se télescopent.

Majestueux, mélancolique, opératique, Tetro est sans contredit l'œuvre la plus achevée et personnelle de Coppola depuis The Godfather 3. Par son thème familial, son formalisme exacerbé, Tetro nous ramène aux meilleures heures du cinéaste : ce noir et blanc tourné en scope, proche des Rumble Fish et Outsiders — Coppola imagine un Buenos Aires comme le Cuba mis en images par Mikhaïl Kalatosoz dans son Soy Cuba, sensuel, éblouissant, avec cette hantise de la figure paternelle digne du Parrain. Et cette entrée en scène de Tetro dans le film, figure cachée dans l'ombre persistante, n evoque-t-elle pas le Brando d'Apocalypse Now? Gallo affalé sur son sofa, splendide, ne rappelle-t-il pas Al Pacino en jeune Corleone?

Sorti de l'impasse (décevant Youth Without Youth, risible Jack, trop conventionnel Idealist), Coppola nous réconcilie avec sa folie expérimentale d'antan, se permet déjouer dans les plates-bandes des Antonioni, Fellini et Kazan (pas les moindres) et récupère au passage un acteur de premier ordre, Vincent Gallo. Certes, on pourrait lui reprocher cette grandiloquence qui tend, surtout vers la fin, à miner la constance d'un récit pourtant riche en émotions. Certes, la mise en scène traîne en longueur. Et alors ? Le génie se rêve sans mesure, pour notre plus grand bonheur... Nous, ses simples spectateurs.

• États-Unis 2009, 127 minutes — Real.: Francis Ford Coppola — Seen.: Francis Ford Coppola — Images: Mihai Malaimare Jr. — Mont: Walter Murch — Mus.: Osvaldo Golijov — Son: Vicente D'Elia — Dir. art.: Sebastian Orgambide — Cost.: Cecilia Monti — Int.: Vincent Gallo (Tetro), Aden Ehrenreich (Bennie), Maribel Verdu (Miranda), Klaus Maria Brandauer (Carlo / Alfie) — Prod.: Francis Ford Coppola — Dist.: Métropole.

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CRITIQUES 1 LES FILMS

Thirst Les liens du sang Après sa trilogie hallucinante sur le thème de la vengeance (Sympathy for Mr. Vengeance, Oldboy, Lady Vengeance) et sa comédie fantaisiste très colorée (l'inédit I'm a Cyborg But That's OK), le talentueux cinéaste coréen Park Chan-wook revient avec un film inclassable où i l s'approprie le mythe du vampire. Vaguement inspiré du roman Thérèse Raquin d'Emile Zola, ce film risque d'en surprendre plusieurs.

PASCAL GRENIER

F ilm très attendu qui attira des réactions mitigées à Cannes cette année, Thirst a quand même remporté le Prix spécial du jury (ex aequo avec Andrea Arnold

pour son film Fish Tank) cinq ans après que son réalisateur ait obtenu le Grand Prix du jury en 2004 avec Oldboy. Faussement décrit comme un film d'horreur comique, Thirst va bien au-delà de cette simple étiquette réductrice. Bien entendu, on retrouve des éléments d'horreur dans le film, mais le réalisateur ne cherche pas simplement à faire peur (il y parvient quand même à quelques occasions), il propose plutôt une réflexion sur le couple, l'infidélité et la religion.

Quelques variantes ingénieuses sur le mythe du vampire

Fidèle à sa réputation, Chan-wook propose à nouveau un film très esthétisant et symbolique...

Comme dans ses films précédents, Chan-wook offre à nouveau une réflexion sur l'équilibre entre le bien et du mal, et rien de mieux que de mettre un prêtre au centre de son histoire. Apprécié par ses ouailles, ce prêtre vient en aide régulièrement à l'hôpital local afin d'alléger la souffrance des patients avant leur passage dans l'au-delà. Alors qu'il sert de cobaye pour l'élaboration d'un vaccin expérimental, il se retrouve contaminé et se transforme en vampire. Comment un être fondamentalement bon peut-il se transformer en créature du mal assoiffée de sang? Le vampirisme sert de métaphore pour cette bataille entre le bien et le mal.

Habile, le réalisateur déjoue les attentes du spectateur qui s'attend à un crescendo dans l'horreur et le film se transforme bientôt en drame conjugal teinté d'humour tantôt burlesque tantôt macabre. Se développe une romance secrète et adultère entre le vampire et la femme d'un copain d'enfance. Profondément moral, Thirst rejoint en essence l'esprit du romancier Emile Zola, ce « moraliste expérimentateur ». Le prêtre et la femme infidèle entretiennent rapidement une relation passionnelle qui bascule dans la folie et la dépravation. Quelques scènes erotiques plutôt crues s'entremêlent à des séquences plus horrifiques.

Sans réinventer le mythe du vampire, Chan-wook propose quelques variantes assez ingénieuses sur le sujet. Par exemple, le vampire dort dans une armoire au sous-sol ou se protège du soleil en se réfugiant sous une voiture. En revanche, bien qu'il déjoue allègrement les attentes du spectateur, le film s'essouffle un peu dans le dernier tiers. Les séquences avec la belle-mère devenue infirme et muette et qui détient la vérité absolue s'étirent inutilement et n'apportent pas grand-chose au final.

Fidèle à sa réputation, Chan-wook propose à nouveau un film très esthétisant et symbolique. Dès le premier plan, lumineux, qui joue avec le clair-obscur, on devine que le monde terrestre va être plongé dans l'obscurité et que l'arrivée du prêtre dans la chambre d'hôpital indique l'apparition d'une intrusion divine par cette lumière. Le film sombrera de plus en plus dans la noirceur à mesure que l'intrigue progressera. La direction artistique est superbe, comme à l'habitude. La demeure où habite l'ami d'enfance et sa belle-famille ressemble beaucoup à celle du fameux Le Locataire de Roman Polanski.

Dans le rôle du prêtre, le comédien Song Kang-ho prouve à nouveau qu'il est un acteur caméléon et merveilleux, tandis que la jeune Kim Ok-vin est tout à fait étonnante dans le rôle de la jeune maîtresse, qui n'est pas aussi innocente et violentée qu'elle en a l'air.

Film singulier et atypique, Thirst est une œuvre fort intéressante et complexe. Sans atteindre les sommets de la trilogie vengeresse du réalisateur, le film est rempli de trouvailles tant dans le récit que visuellement. Et il est suffisamment original pour susciter l'intérêt autant chez les amateurs de films d'épouvante que les autres.

• BAKJWI — Corée du Sud 2009, 134 minutes — Real.: Park Chan-wook — Seen. : Park Chan-wook et Jeong Seo-gyeong, d'après le roman Thérèse Raquin d'Emile Zola — Images : Chung Chung-hoon — Mont. : Kim Sang-beom et Kim Jae-beom Kim Sang-beom, Kim Jae-beom — Mus.: Jo Yeong-wook — Int.: Song Kang-ho (Prêtre Sang-gyun), Kim Ok-vin (Tae-joo), Kim Hae-seok (Lady Ra), Shin Ha-kyun (Sang-woo), Park ln-hwan (Prêtre Noh), Oh Dal-su (Yeong-doo) — Prod.: Park Chan-wook et Ahn Soo-hyun — Dist.: Alliance.

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3 LES FILMS I CRITIQUES

Whatever Works La chute du misanthrope Amorçons cette critique par une confession. J'avoue d'emblée être une grande admiratrice de Woody Allen. Sans contredit le cinéaste américain le plus prolifique, Allen est l'antithèse d'un Kubrick (treize films entre 1951 et 1999) ou d'un Malick, dont l'œuvre totale ne compte que quatre longs métrages à ce jour, en 3 6 ans de carrière. Pourtant, malgré mon profond respect pour ces génies, j'avoue éprouver, généralement, une émotion plus palpable et un plaisir plus jouissif à découvrir le nouveau f i lm un peu brouil lon du New-Yorkais que les méditations parfaitement orchestrées de ses confrères. Mais l 'admiration envers un cinéaste n'est pas toujours motivée par une œuvre parfaite, et celle d'Allen est certainement bien plus inégale que celles de ses illustres collègues.

CLAIRE VALADE

Pourquoi, donc, tant de cinéphiles de par le monde

demeurent-ils fidèles à Woody Allen, toujours prêts,

comme moi, malgré les hauts et les bas parfois

abyssaux, à suivre celui-ci, bon an mal an, dans ses pérégri­

nations filmiques? Une raison toute simple est à l'origine de

cette dévotion : même dans son expression la plus dramatique

et la plus sombre, même dans ses intrigues les plus anodines

et ses films les plus mous, le cinéma de Woody Allen est celui

du plaisir, plaisir de travailler et plaisir de créer. C'est tout

cela que j 'admire: sa capacité à réaliser au moins un long

métrage par année, depuis près de quarante ans, pour le plaisir

de pratiquer son métier, son habileté à explorer une foule de

genres cinématographiques, son intelligence du verbe, sa

virtuosité à passer du rire aux larmes et sa vision immuable­

ment douce-amère de la vie.

Ainsi, après ses récentes escapades londoniennes (Match

Point, Scoop, Cassandra's Dream) et barcelonaise (Vicky

Christ ina Barcelona), voici donc Woody Allen de retour en

territoire familier, tant au plan géographique que dramatique.

Réinvestissant sa ville adorée, New York, il en profite aussi

pour revisiter le personnage le plus emblématique (et typé)

de son œuvre : le Juif new-yorkais névrosé et hypocondriaque.

Seulement, s'ajoute cette fois-ci à la longue liste de défauts

de celui-ci une panoplie de réels troubles psychologiques,

dont les effets sont aussi plus sérieux, alourdissant une

intrigue qui se veut légère et divertissante. Ainsi, les préjudices

intellectuels d'Alvy Singer, somme toute plutôt attachants,

prennent des airs mégalomanes dans l'Alvy mouture Boris

Yellnikoff de Whatever Works. Son angoisse existentielle

et sa faiblesse émotionnelle se sont mutées en dysfonctions

obsessionnelles et en mépris. Boris est envahi, surtout, d'une

amertume profonde qui mine insidieusement sa vie. D'entrée

de jeu, Boris déclare : «Je ne suis pas quelqu'un de très aimable ».

Et cela se révèle tout à fait vrai.

C'est là tout le problème du film. Interprété par Larry David,

Boris possède non seulement tous les tics usuels du névrosé

allenien classique, mais aussi tous ceux du personnage de

vieux bougon misanthrope qu'il incarne dans sa populaire

série Curb y o u r Enthusiasm. Si cette colossale profusion de

tics énerve formidablement, il n'y a rien non plus de bien

agréable à l'écouter dénigrer Melody en la traitant de tarte ou

de tête vide. Dans une comédie de mœurs reposant essen­

tiellement sur ses dialogues et ses acteurs, il y a problème

lorsque le personnage principal repousse (volontairement !)

plutôt que d'apprivoiser, sans offrir de réelles qualités

rédemptrices qui pourraient nuancer son caractère et

équilibrer le déploiement du fil narratif. De plus, à l'inverse

d'autres œuvres d'Allen qui profitent fort bien de la pudeur

et de la retenue de sa mise en scène, les scènes ne font ici

que s'enfiler docilement, sans servir de vrai moteur à la trame

dramatique. Pour divertir et toucher le public, il ne reste

donc que la fantaisie, introduite heureusement avec bonheur

par les présences féminines de l'histoire. C'est peu pour réussir

un film. C'est suffisant pour faire pétiller l'intrigue.

Une comédie de mœurs reposant essentiellement sur ses dialogues et ses acteurs

J'ouvrais le texte présent en confessant mon admiration

pour Woody Allen. Je n'ai pas changé d'avis. Cela dit, à l'instar

de nombre de ses autres admirateurs, je crois bien aussi être

en mesure de faire la part des choses, objectivement, et de

reconnaître la valeur d'un film. Qu'en est-il donc de Whatever

Works? D'une part, c'est une œuvre aussi difficile à aimer

que son personnage principal. D'autre part, comme Boris,

Whatever Works trouve sa rédemption, fugace et éphémère,

dans ses principaux personnages féminins — écervelés mais

libres, ignorants mais ouverts, ahuris mais charmants, innocents

mais immensément généreux et indulgents - , rendus avec

toute la grâce drolatique et la finesse émotive de leurs

splendides interprètes, l'exquise Evan Rachel Wood et la

grande Patricia Clarkson.0

• COMME TU VEUX — États-Unis / France 2009, 92 minutes — Real. : Woody Allen — Scén.: Woody Allen — Images: Harris Savides — Mont.: Alisa Lepselter — Son: Gary Alper, David Wahnon — Dir. art.: Santo Loquasto — Cost.: Suzy Benzinger — Int.: Larry David (Boris Yellnikoff), Evan Rachel Wood (Melody), Michael McKean (Joe), Conleth Hill (Leo Brockman), Patricia Clarkson (Marietta), Ed Begley Jr. (John), Henry Cavill (Randy James) — Prod.: Letty Aronson, Stephen Tenenbaum — Dist.: Equinoxe.

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