edith stein

150
Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1988. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Page 1: Edith Stein

Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1988.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 2: Edith Stein

ÉTVDES

octobre 1988

Etats-Unis, le péril social

Les trous noirs du cosmos

Chrétiens de Palestine

Edith Stein

L'épreuve du licenciement

Page 3: Edith Stein

LA JEUNESSE

DE SAINT

AUGUSTIN

INTRODUCTION

À LA LECTURE

DES CONFESSIONS

J.-J.O'MEARA

La meilleure contribution

à l'étude de la conversion

d'Augustin.

Une excellente

introduction à la lecture

des Confessions,

une initiation à l'éclosion

d'une vision

philosophiqueet théologique

de première importance.

Coll. Vestigia280 pages 130F

Co-édition Cerf/Editions Universitaires

de Fribourg

COMMENTA-

TEURS

D'ARISTOTE AU

MOYEN-ÂGE

LATIN

BIBLIOGRAPHIE DE

LA LITTÉRATURE

SECONDAIRE RÉCENTE

CH.-H. LOHR

La bibliographie

philosophique des auteurs

médiévaux ayantcommenté Aristote,

la plus exhaustive

actuellement disponible.

Coll. Vdstigia 256 pages 1/6FCo-édition Cerf/Editions universitaires

de Fribourg

ENSEIGNE-

MENT ET

MORALE AU

Yjie SIÈCLEPH.DELHAYE

Ces trois études restituent

le cadre scolaire du

Xlle siècle et la naissance

d'une discipline nouvelle

à laquelle la tradition

antique fournit à la fois

le cadre et l'essentiel de

son contenu.

Cali. Vestigia 134 pages 75 F

Co-édition Cerf/Editions universitaires

de Fribourg

AVERTISSE-

MENTS

POLITIQUES

F. GIJICHARDIN

Machiavel, Guichardin

les deux grands penseurs

politiques de

la Renaissance italienne.

Nouvelle édition

des œuvres de Guichardin

qui donne accès au texte

et à ses différentes

versions.

Coli. La nuit surveillée 176pages 89 F

DICTIONNAIRE

DE THÉOLOGIE

110"traités"de théologieen unvolume

parunecentainede théologiens, biblistes,

historiens, philosophes.

Reliure cartonnée rigide pelliculée22,5 x 18 800 pages 550Fjusqu'au30/10/88 au lieu de 1i50F

LES JARDINS

DE SAINT

AUGUSTING. TAVARD

La structure de l'espaceet du temps que dévoile

la cosmologie scientifique

d'aujourd'hui soulève

des questions

qui renouvellent

les interrogations

d'Augustin.

Coll. Théologies 132pages 100 F

CITOYENS

ET CHRÉTIENS

DANS LA VIE

PUBLIQUEJ. MOUSSE/J. RÉGNIER

Dans le basculement

des cultures, les relations

de pouvoirs changentde signification.

Qu'en advient-il

des relations Eglise/Etat?

C'oll.Recherches morales positions

130 pages 90F

Page 4: Edith Stein

i

Joseph Joblin

L'Égliseet la guerre

L'âttitude de l'Église en

faveur de la paix a varié au

cours des siècles. Loyale vis-

à-vis du pouvoir,elle a

souvent étonné et surpris

par ses prises de position.

Aujourd'hui qu'en est-il de

la conscience chrétienne

devant l'éventualité de la

guerrenucléaire? I43 F.

Mgr Stephanos

Ministères et charismes

dans l'Égliseorthodoxe

Diaconat, mariage,

monarchisme dans

l'orthodoxie sont à l'image

de la Trinité. 87 F.

Coll. Théophanie

Desdée de Brouwer

Page 5: Edith Stein

tous les siècles chrétiens ont faite de

ce grand texte. L'exégète manque-

rait à une partie de sa tâche en la

négligeant. Or, la vérité entendue

par toute la tradition est d'ordre

christologique ce récit enseigne la

nature de l'œuvre accomplie par

Jésus. Il faut attendre notre époque

pour voir apparaître dans la littéra-

ture profane chez Absire, par

exemple) plusieurs interprétations

« déviantes » par rapport à cette tra-

dition. Elles font de Lazare le vérita-

ble héros du récit. Il est alors la

figure d'un mort vivant notre

figure. L'exégèse de Marchadour

conduit jusqu'à ce point où se

décide la foi aux promesses de vie,

ou au contraire l'abandon désillu-

sionné aux liens de mort. C'est une

véritable exégèse théologique, dont

P.-M. Beaude, dans une excellente

préface, dégage bien les principes et

les fruits.

Juan Luis SEGUNDO

Jésus devant la conscience moderne

L'histoire perdue. Traduit de l'espa-

gnol par Francis Guibal. Le Cerf,

coll. Cogitatio Fidei, n° 148, 400

pages, 239 F.

On se réjouit de trouver en fran-

çais, refondue et abrégée, l'oeuvre

imposante de J. L. Segundo publiée

en espagnol sous le titre L'Homme

d'aujourd'hui devant Jésus de Naza-

reth. Cette édition française est pré-

cédée d'« éclaircissements adressés

aux lecteurs chrétiens ». L'auteur

s'y explique sur cinq points qui

avaient fait difficulté après la paru-

tion de l'ouvrage espagnol rapport

du Jésus de l'histoire et du Christ de

la foi possibilité de rapporter la

fondation de l'Eglise au Jésus histo-

rique caractère rédempteur, parce

que librement assumée, de la mort

de Jésus justification plus nette de

la divinité de Jésus valeur attri-

buée à la pauvreté évangélique. Le

propos est de montrer que la figure

de Jésus ne présente pas d'intérêt

uniquement pour ceux qui sont déjà

• René Marié

Page 6: Edith Stein

ÉTVDES

LA BIBLE CHRÉTIENNE

Tome II Les Quatre Évangiles

en synopse et éclairés par les

commentaires des Pères de l'Église.

Beau coffret avec deux gros volumes

par Élisabeth de Solms, o.s.b.

et Dom Claude Jean-Nesmy, o.s.b.

"Le renouveau dont le peuple chrétien a faim

aujourd'hui viendra-t-il des contemplatifs?Cette bible est un signe annonciateur.

Elle veut être "chrétienne", selon l'expérience

exemplaire de la Tradition Vivante".

(Préface de R. Laurentin)

DÉJÀ Pnau LA BIBLE CHRÉTIENNE

Tome I. Le Pentateuque 2 vol.

TOME 369, N° 4 (3694) OCTOBRE 1988

Page 7: Edith Stein

JEUNESSE

DE SAINT

UGUSTIN

ODUCTION

ALALECTURE

DES CONFESSIONS

J.-J. O'MEARA

meilleure contribution

l'étude de la conversion

'Augustinne excellente

introduction à la lecture

es Confessions,

une initiation à l'éclosion

'une vision

philosophique

théologiquede première importance.

lL pages F

de Fribourg

COMMENTA

IEURS

LATIN

BIBLIOGRAPHIE DE

LA LITTÉRATURE

SECONDAIRE RÉCENTE

H.-H. LOHR

bibliographie.

hilosophique des auteurs

édiévaux ayantcommenté Aristote,

plus exhaustive

ctuellement disponible.

Coll. F

ENSEIGNE-

MENT ET

MORALE AU

XIIe SIÈCLEPH.DELHAYE

Ces trois études restituent

le cadre scolaire du

XIIesiècle et la naissance

d'une discipline nouvelle

à laquelle la tradition

antique fournit à la fois

le cadre et l'essentiel de

son contenu.

CoN. Vestigia 134 pages75 F

Co 0 dit ioCetfjEditions uniuersitairesde Fribourg

AVERTISSE-

MENTS

POLITIQUESF. GUICHARDIN

Machiavel, Guichardin

les deux grands penseurs

politiques de

la Renaissance italienne.

Nouvelle édition

des œuvres de Guichardin

qui donne accès au texte

et à ses différentes

versions.

Coll. La nuit surveillée 176pages 89F

DICTIONNAIRE

DE THÉOLOGIE

110"traités"dethéologieenunvolume

parunecentainede théologiens, biblistes,

historiens, philosophes.

Reliure cartonnée rigide pelliculée22,5x18 800pages 550 F jusqu'au30/10/88 au lieu de 650 F

LES JARDINS

DE SAINT

AUGUSTING. TAVARD

La structure de l'espaceet du temps que dévoile

la cosmologie scientifique

d'aujourd'hui soulève

des questions

qui renouvellent

les interrogations

d'Augustin.

Coll. Théologies 132 pages 100 F

CITOYENS

ET CHRÉTIENS

DANS LA VIE

PUBLIQUEJ. MOUSSE/J. RÉGNIER

Dans le basculement

des cultures, les relations

de pouvoirs changentde signification.

Qu'en advient-il

des relations Eglise/Etat?

CoH.Recherches morales positions

130 peges 90F

Page 8: Edith Stein

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris octobre 1988 (369/4) 293

PERSPECTIVES SUR LE MONDE

Les Etats-Unis

en état de péril social

Marie-FranceToinet

E NTRE

mars 1987 et mars 1988, j'ai passé cinq mois

aux Etats-Unis en trois voyages différents. J'ai voyagé

partout, aussi bien dans de grandes métropoles que dans

de petites villes, et interviewé des dizaines d'Américains,

de l'ouvrier au sénateur, du fermier au journaliste, de l'ins-

tituteur au juge, notamment sur leur vie quotidienne, sur

leurs idées et leurs difficultés. Ce qui m'a le plus frappée,

au moment où chacun s'extasie devant la santé de l'éco-

nomie américaine et envie sa capacité à créer des emplois

par millions, c'est une réalité beaucoup plus contrastée.

Jamais dans le passé (je suis allée pour la première fois aux

Etats-Unis en 1959 et y suis retournée une trentaine de fois

depuis, pour plus de cinq ans au total) je n'avais ainsi cons-

taté l'existence de deux sociétés coexistant difficilement,

qui s'ignorent quand elles le peuvent et se haïssent le plus

souvent parce qu'elles se heurtent à l'occasion. Deux socié-

tés, une pauvre, très pauvre et impuissante qui croît

comme un chancre, pervertissant l'autre, la riche, très riche

et puissante. Au total, deux sociétés mais qui n'en font

Page 9: Edith Stein

294

qu'une, en pleine crise, parce qu'elles sont inévitablement

ensemble, bien qu'elles ne soient aucunement solidaires,

parce que le « gratin » a peur de la « mouise » qui l'entoure,

et que les désespérés se moquent de contaminer les nan-

tis et en sont peut-être satisfaits. Les vignettes » amé-

ricaines qui suivent (1) sont peut-être un avant-goût d'une

déliquescence sociale pire encore et une mise en garde

pour nous, en France, si nous laissons se dégrader la situa-

tion au point qu'elle devienne irrémédiable.

Jamais New York n'a été aussi belle. Le centre est en

pleine restauration. On bâtit des tours superbes. Sur la Cin-

quième Avenue, on croise plusieurs manteaux de vison sur

quelques mètres carrés. Les vitrines sont luxueuses, les voi-

tures silencieuses et immenses, les restaurants chers. Les

ghettos sont loin, à quelques kilomètres, dans le Bronx par

exemple. Là, on se croirait à Berlin en 1945 on dirait que

la ville a été bombardée, certaines maisons détruites,

d'autres aux fenêtres béantes ou murées, les dernières,

habitées, sales et repoussantes. Des détritus partout. Des

vitrines remplies de vieux emballages poussiéreux. De

vieilles bagnoles abandonnées, au capot ouvert. Mais il

n'est même pas besoin d'aller si loin. Grand Central Sta-

tion, la magnifique gare sur Park Avenue, l'avenue la plus

chic de New York. Il est sept heures du soir. Inutile de pen-

ser s'asseoir en attendant un train. Les bancs sont occu-

pés par un lumpen crasseux et hébété, veillant jalousement

sur ses maigres biens qui tiennent dans quelques sacs en

papier. A deux heures du matin, quand la gare ferme, ils

seront expulsés, sans ménagement, pour aller dormir plus

loin. Ils reviendront quand elle rouvre il fait moins froid

que dehors. Deux villes, deux sociétés, qui se croisent mais

s'ignorent soigneusement. A New York, mais aussi à Chi-

cago, Los Angeles et Washington, et dans les petites villes.

LES PROBLÈMES

Les raisons de cette dualité sociale sont multiples le

logement, la drogue, la dislocation familiale, les naissan-

ces illégitimes, la folie, le chômage, la discrimination

raciale.

Le logement

II y a d'abord les sans-logis. Leur nombre est l'objet de

controverses statistiques sans fin rien de plus difficile que

de les répertorier, car sans domicile fixe on disparaît. Selon

1. Des références chiffrées

complètent le « vu toujours

suspect.

Page 10: Edith Stein

LES ÉTATS-UNIS

295

2. Department of Housing

and Urban Development, in

Elizabeth Ehrlich, « Home-

lessness the policy failure

haunting America Business

Week, 2 mai 1988, p. 30.

3. Ibid.

4. Josh Barbanel, « Number

of homeless far below shelter

forecasts New York Times,

26 janvier 1988.

5. Jonathan Kozol, The

homeless and their chil-

dren New Yorker, 25 jan-vier 1988, p. 73. Kozol note

que les Eglises logent quelque1 000 autres personnes et que40 000 sans-abris se réfugie-raient dans les gares, les

immeubles abandonnés, les

tunnels du métro ou reste-

raient dans la rue. Soulignonsici que les organisations cari-

tatives tentent de suppléer les

insuffisances publiques. Mal-

gré leur dévouement, leurs

ressources demeurent fai-

bles les baisses d'impôt dont

ont bénéficié les plus favori-

sés ne les ont pas rendus plus

généreux.

6. Jonathan Kozol, Rachel

and her children, New York,

Crown Publishers, 1988,

p. 12-14.

7. Editorial du Washington

Post, « For fairness in hou-

sing », in International Herald

Tribune, 1" avril 1988.

8. Elizabeth Ehrlich, art.

cit., p. 31.

9. Michel McQueen, « Adream deferred even with

good pay, many Americansare unable to buy a home »,WallStreetJournal, 5 février1988.

les chiffres officiels, leur nombre varierait entre 250 000

et 400 000 (2). Selon les associations caritatives, ils seraient

3 millions (3). En janvier 1988, à New York, qui fait un

gros effort pour les loger, la ville hébergeait chaque soir

dans ses abris 10244 personnes seules et 5 155familles (4).Ces dernières étaient 900 en 1978et 2 900 en 1974(5) mal-

gré la reprise de 1983, le nombre des sans-logis n'a cessé

de croître. Et ce sont en particulier des familles entières

qui sont touchées, plus des deux tiers des sans-logis. Celles-

ci, auparavant, travaillaient (dans la moitié des cas). Les

vies que raconte Kozol (6)sont typiques. Le couple a cinqenfants. Ils vivent dans un hôtel de Manhattan, deux cham-

bres (où les waters ne marchent pas et l'odeur est nauséa-

bonde) payées par la ville, où il est interdit de cuisiner. Le

mari était charpentier du bâtiment, avec un bon salaire.

Ils avaient une maison. Un dimanche d'été, ils étaient à

la plage. La maison a brûlé. Ils ont été placés dans cet hôtel.

L'homme a perdu son emploi. Depuis, ils sont à l'assistance

sociale. Kozol les retrouve un an après, faisant la manche

devant un grand hôtel de Park Avenue. Leurs enfants leur

ont été enlevés. Il n'y a plus d'issue.

Certains ont travaillé d'autres travaillent encore,des sans-logis. Mais leurs salaires sont tels qu'ils ne peu-vent tout simplement pas se loger dans les grandes villes,où les loyers sont prohibitifs. Comme en France, on con-

sidère aux Etats-Unis qu'un foyer, en consacrant le quartde son revenu à son loyer, devrait pouvoir se loger décem-

ment. Dès 1983, selon les statistiques officielles, la moitié

des familles à bas niveau de revenu devaient dépenser plusde 50% de leur revenu pour se loger (7). Il est vrai queles crédits fédéraux pour l'aide au logement public ou privésont tombés de 30 milliards de dollars en 1981 à 7 milliards

en 1987 23 000 logements type-HLM ont été construits

en 1987, contre 100 000 par an dans les années 70 (8).Même la classe moyenne est touchée par la pénurie de

logements. Pour la première fois depuis les années 30, le

pourcentage de la population propriétaire de son logementa baissé en 1986 même avec un bon salaire, on ne peut

plus se permettre aisément de devenir propriétaire car le

prix des logements augmente plus vite (108% de 1976 à

1986)que le revenu médian (97%) (9).Pourtant, l'Etat fédé-

ral sait se montrer généreux les déductions fiscales sans

Page 11: Edith Stein

296

plafond pour faciliter l'accès à la propriété coûtent 34 mil-

liards de dollars par an au Trésor américain ce n'est que

l'an passé que le Congrès a fixé la déduction maximale à

1 million de dollars (10). Peut-être l'aide publique ne va-t-

elle pas où elle devrait ? La ville de New York préfère payer

3 000 dollars par mois pour loger une famille dans un hôtel,

plutôt que de restaurer les nombreux logements vides dont

elle est propriétaire selon le ministère du Logement,

70 000 logements publics seraient vacants dans tout le pays,

qui permettraient de loger 350 000 personnes (11).

On se doute aisément que les enfants sont les premières

victimes de l'absence de logement. Sans parler des condi-

tions d'hygiène et de la malnutrition, leur scolarisation ne

peut être que déplorable à New York, près de la moitié

de ceux qui vivent dans les abris de la ville ne vont pas

à l'école. Et, parmi les autres, la présence est irrégulière,

les problèmes d'apprentissage nombreux, les résultats mau-

vais. Le problème dépasse largement les sans-logis ce sont

treize millions d'enfants (40% du total des pauvres) qui

vivent actuellement en dessous du revenu minimal défini

par l'Etat.

Dès la naissance, certains enfants partent handicapés

le taux de mortalité infantile atteint 11 pour 1 000 et monte

à 21 pour 1 000 à Detroit ou Washington (contre 6 pour

1000 au Japon et 9 pour 1000 en France). Chaque année,

sur environ 4 millions de naissances, 250 000 enfants nais-

sent dont le poids est dangereusement bas. La raison en

est claire les visites médicales prénatales ne sont pas rem-

boursées par la Sécurité sociale et ne sont donc pas obliga-

toires. Ainsi, chaque année, 300 000 femmes donnent nais-

sance sans avoir eu de soins prénataux appropriés (12). Le

coût de ces soins serait de 500 dollars. Soigner un préma-

turé peut aisément coûter plus de 100 000 dollars (13).

La santé de l'enfant risque de n'être pas mieux protégée

ultérieurement 35 millions d'Américains, dont de nom-

breux enfants, n'ont aucune couverture santé (14) leur

revenu est au-dessus du niveau minimal fixé par l'Etat pour

bénéficier de Medicaid (assistance publique), mais ils sont

trop pauvres pour souscrire à leurs frais une assurance-

santé et leur employeur n'offre aucune couverture sociale.

Ainsi voit-on des employés obligés de porter plainte con-

tre l'entreprise qui les emploie (en l'occurrence un restau-

rant fast-food) parce que celle-ci les emploie une heure de

Les enfants

10. Cf. Editorial du Was-

hington Post, art. cit.

11. Cf. A. Kotlowitz et R.

Johnson, «A housing para-dox Many are homeless,

public units empty WallStreet Journal, 10 février1988.

12. Isabel Wilkerson, « In-

fant mortality », International

Herald Tri6une, 27-28 juin1987.

13. Sam H. Verhovek,

« Program stresses prenatalcare », New York Times, 13

février 1988.

14. New England Journal of

Medicine, 4 juillet 1985.

Page 12: Edith Stein

LES ÉTATS-UNIS

297

15. David Whitman,

America's hidden poorUS News & World Report, I

janvier 1988, p. 21.

16. George J. Church, « The

emerging child-care issue »,

Time, 16 mai 1988, p 26.

C'en est au point que, de plusen plus, les bibliotheques

publiques servent de garde-

rie à Los Angeles, près de

2 000 enfants sont laissés

chaque jour dan! les coms-

enfants, mais sans surveil-

lance. Cf. Kenneth B. Noble,

« Library as day care », New

York Times, 15 février 1988.

17. Ezra Bowen.. A new

battle over school reform

Time, 9 mai 1988.

18. Janice C. Simpson, « A

shallow labor pool spursbusiness to act to bolster edu-

cation Wall Street journal,

28 septembre 1987.

moins que le minimum requis pour obtenir la couverture

santé (15).

Lorsque la mère a un emploi, elle se trouve confrontée

au problème de la garde des enfants qui ne sont pas encore

en âge d'aller à l'école. Pour des raisons économiques, elle

est souvent dans l'obligation de travailler 20 millions de

mères de mineurs travaillent et près des deux tiers des

enfants de moins de six ans n'ont donc personne à la mai-

son. Comme il existe très peu de crèches, garderies ou jar-dins d'enfants publics et que les familles n'ont pas les

moyens de recourir au privé, près de 7 millions d'enfants

passent seuls toute ou partie de la journée (16).

L'école a bien du mal à compenser ces handicaps de

départ. Le manque de professeurs (qui oblige les Etats-

Unis, comme cela commence à être le cas en France, à

recruter à l'étranger), la sous-qualification de certains, les

salaires faibles, la violence et la drogue expliquent en par-tie l'insuffisance générale du système scolaire, primaire et

secondaire. Les écoles sont particulièrement mauvaisesdans les quartiers pauvres mais les résultats globaux sont

dans l'ensemble médiocres. A Chicago, par exemple, 46%

des jeunes ne finissent pas l'école (17)et, sur le plan natio-

nal, ce taux atteint le tiers des scolarisables. Ainsi 20 mil-

lions d'adultes seraient, selon les chiffres officiels, fonc-tionnellement illettrés. Mais des analyses plus pousséesmontrent que, au-delà des questions les plus simples, les

résultats se dégradent fortement sur un échantillon de

3 600personnes âgées de 21 à 25 ans, un tiers seulement

savaient calculer le service à laisser dans un restaurant et

20% seulement pouvaient lire un horaire d'autobus cor-

rectement. Les entreprises les plus importantes s'en inquiè-tent qui n'arrivent plus à recruter des jeunes qualifiés pourleurs emplois de débutants elles estiment que les pertesde productivité qu'entraîne l'insuffisante qualification des

travailleurs, avec le coût de leurs programmes de forma-

tion pour remédier à ces insuffisances, leur occasionnent

des pertes de l'ordre de 25 milliards par an. Aussi

interviennent-elles de plus en plus sur le plan politique,pour qu'augmentent les crédits scolaires, et donnent elles-

mêmes bourses et prix pour tenter d'améliorer la situation

(18). Jusqu'ici, cependant, les Etats-Unis restent très en

retard sur les autres pays développés.

Page 13: Edith Stein

298

La famille

Les conditions familiales dans lesquelles vivent de nom-

breux enfants expliquent aussi leurs difficultés. Car la

famille est en train de se désagréger aux Etats-Unis. Un

nombre surprenant d'adultes ne savent pas où habitent

leurs parents, voire ignorent s'ils sont encore vivants il

n'est pas rare, dans des milieux favorisés, de constater une

telle dislocation familiale. Celle-ci est évidemment accrue

par l'éloignement physique et par la mobilité géographi-

que, quoique cette dernière ne soit pas aussi forte qu'onse l'imagine en Europe. Les trois quarts des Américains

ne sont pas des nomades et restent dans le même comté

où sont encore établis leurs parents. Beaucoup d'entre eux,en revanche, sont divorcés. Un couple sur deux se sépare.Selon l'annuaire statistique des Etats-Unis, d'après les der-

niers chiffres connus, il y a eu 2,5 millions de mariageset 1,5 million de divorces en 1984. Aussi le nombre de

familles dirigées par une femme seule n'a-t-il cessé d'aug-menter et ce sont souvent des familles pauvres 10,7 mil-

lions de personnes vivaient dans de telles familles en 1960,contre 16,4 millions en 1985 (19). Là encore, l'effet sou-

vent pernicieux des politiques sociales américaines est par-ticulièrement visible. Les allocations familiales (Aid toFami-

lies with Dependent Children) nevont pas comme en France

à toute famille (Rothschild ou Dupont), selon le nombre

d'enfants, mais aux enfants pauvres qui n'ont qu'un

parent c'est pousser le père à disparaître (officiellement,

puis pour de bon), afin que la famille puisse disposer de

l'allocation.

On est à Los Angeles. Elle a quinze ans, raconte le Wall

Street Journal (20). Elle se présente à l'infirmerie du lycée

parce qu'elle a la nausée. Pas de doute elle est enceinte.

Une conseillère téléphone à la mère, qui pousse des hur-

lements. La conseillère emmène l'adolescente dans son

bureau Pas étonnant que ta mère soit hystérique. C'estle second que tu lui fais, sans père ». Illégitime, évidem-

ment. Elle est noire, évidemment. Illégitime, pas de doute

en 1984, sur 3,6 millions de naissances, 21 étaient illé-

gitimes (un taux qui n'était que de 5% en 1960). Noire ?

Si 47 des enfants illégitimes étaient de mère noire (alors

que les Noires ne constituent que 16% des femmes en âgede procréer), le pourcentage d'enfants illégitimes croît plusvite chez les Blanches que chez les Noires. Car l'illégiti-mité est un signe de paupérisation, même si celle-ci n'en

19. Frédéric Lesemann, La

politique sociale américaine,

Paris, Syros, 1988, p. 177.

20. Eilen White Read,Birth cycle Wall Street

Journa/, 23 mars 1988.

Page 14: Edith Stein

LES ÉTATS-UNIS

299

21. Cf. Charles Murray,« White welfare, white fami-

lies, "white trash" », National

Review, mars 1986, p.30-34.

22. En février, à Iowa City,

j'ai entendu Jesse Jackson

dialoguer avec une assemblée

adolescente qui connaissait

quelqu'un ayant utilisé de la

drogue ? Les trois quarts se

sont levés. Connaissaient-ils

quelqu'un ou étaient-ils eux-

mêmes amateurs ? Les

parents s'inquiètent. Ils n'ont

sans doute pas tort.

23. Jacob V. Lamar, « Kids

who sell crack nme, 9 mai

1988, p. 8.

24. George Hackett, The

drug gangs », Newsweek. 28

mars 1988, p.20.

25. Ibid., p. 25.

est pas la seule raison la pauvreté et l'absence d'éduca-

tion (elle-même liée au niveau de revenu) sont primordia-les, bien avant la race (21). La pauvreté provoque l'illégiti-mité, qui provoque la pauvreté, de génération en généra-tion les filles-grands-mères de moins de trente ans ne sont

pas rares.

La drogue

Mais si la société américaine semble s'effilocher, c'est

tout particulièrement à cause de la drogue. Dans de peti-tes villes du Midwest, solides, sérieuses, bien insérées dans

la vie et un peu puritaines, on entend désormais des

parents, classe moyenne, ayant réussi leur vie privée et pro-

fessionnelle, s'inquiéter de ce qui se passe dans les écoles.

Entre gamins, on échange de la drogue (22).

Il a 13 ans. Il habite Los Angeles. On le surnomme Gre-

nouille. Bouclé, brun, taches de rousseur il est, d'aprèsle portrait qu'en trace Time (23), adorable. De quoi vit-il ?

De la vente du crack, un dérivé de la cocaïne (pas très cher

25 dollars la dose). Il se fait 200 dollars par semaine. Plus

vieux, il pourrait gagner jusqu'à 2 000 dollars par semaine.

Sans autre « qualification quedealer, il a peu de chances

de trouver autre chose qu'un emploi au salaire minimum

160 dollars par semaine à plein temps pour être serveur

de restaurant ou aide-soignant. Ce n'est pas très tentant,

lorsqu'on peut gagner dix fois plus dans le trafic de dro-

gue, rouler en Mercedes et porter des bijoux en or massif.

Evidemment, on peut se faire prendre et se retrouver en

prison. Ou perdre la vie, dans la guerre entre gangs qui

n'épargne d'ailleurs pas les innocents et gagne peu à peules grandes métropoles puis les villes moyennes dans le

comté de Los Angeles, en 1987, il y a eu 387 victimes des

seuls gangs (24),presque autant de meurtres que pour toute

la France, tous meurtres compris, dans le même laps de

temps. Et les gros trafiquants qui rémunèrent les petits sont

rarement pris et savent parfaitement rentrer dans leurs

frais avec un kilo de cocaïne payé 10 à 12 000dollars à

Miami, on fait 10 000 doses de crack, qui rapportent donc

250 000dollars (25). Le profit est tel que la mafia est doré-

navant totalement engagée.

Page 15: Edith Stein

300

Malgré les arrestations qui ne cessent de se multiplier,

surtout de mineurs, il est vrai (1 719 arrestations en 1987

à Los Angeles, contre 41 en 1980) (26), malgré les saisies

de plus en plus massives de drogues variées, les quantités

qui entrent aux Etats-Unis augmentent chaque année les

autorités estiment que la cocaïne introduite illégalement

aux Etats-Unis est passée de 2 tonnes en 1981 à 36 tonnes

en 1987 (27). Les policiers eux-mêmes résistent mal à la

tentation du dollar facile des dizaines de policiers, de New

York à Miami en passant par les comtés ruraux de Geor-

gie (où la drogue arrive par petits avions sur des terrains

de fortune), et des dizaines de douaniers sont actuellement

inculpés ou ont été condamnés pour corruption (28). Et peu

à peu, de Wall Street aux stars du spectacle, des étudiants

aux gamins du ghetto, c'est toute une société qui se gangrè-

ne. Le crime est souvent au bout de la route (plus de la

moitié des prisonniers américains seraient drogués) (29)

ou la mort par overdose plusieurs champions sportifs sont

ainsi décédés ces dernières années.

L'inquiétude est telle (les sondages montrent que, depuis

deux ans, c'est le problème qui préoccupe le plus l'opinion)

devant cette explosion et ses conséquences sociales, que

certains responsables n'hésitent plus à préconiser ce qui

eût été tabou il y a quelques mois encore la légalisation

de la drogue. S'inspirant du précédent de la Prohibition qui,

en interdisant l'alcool, avait fait le bonheur de la mafia,

des hommes politiques (les maires de Baltimore, Minnea-

polis et Washington, et plusieurs membres du Congrès)

estiment qu'il ne faut plus interdire les drogues, y com-

pris les drogues dures (30). Mais le remède ne risque-t-il

pas d'être pire que le problème ? L'épidémie ne serait-elle

pas incontrôlable si l'accès à la drogue était rendu plus

facile ? Mais n'est-il pas déjà incontrôlé ?

Les exemples pourraient ainsi être multipliés de ces pro-

blèmes qui semblent éroder la structure même de la société

américaine. Ce catalogue partiel indique qu'une société à

deux vitesses est en train de se constituer, un véritable

gouffre séparant les deux strates. Indice significatif (voir

tableau) lorsque l'on divise la société en cinquièmes

égaux, la part de revenu des trois quintiles inférieurs (60

de la population) n'a cessé de diminuer depuis 1969, alors

que celle des 40 supérieurs a augmenté, la progression

UNE SOCIÉTÉ À DEUX VITESSES

26. Jacob V. Lamar, art. cit.,

p. 11.

27. Philip Shenon, Tide of

graft in U.S. law enforce-

ment », International Herald

Tribune, 12 avril 1988.

28. Ibid.

29. Peter Kerr, Crime

study finds recent drug in

most arrested New York

7ïmes, 22 janvier 1988.

30. Cf. George G. Church,« Thinking the unthinkable

Time, 30 mai 1988.

Page 16: Edith Stein

LES ÉTATS-UNIS

301

étant particulièrement nette pour le quintile supérieur

(+ 3,1 points). Cela veut dire, d'après des études citées parle WallStreet Journal, que la famille moyenne la plus pau-vre a perdu en 1986, par rapport à 1969, 1750 dollars enrevenu annuel, alors que la plus riche a accru son revenu

annuel de 5250 dollars dans le même temps.

Distribution des revenus

(Pourcentagepar quintile)

Source Kenneth H. Bacon. « The Jackson message and economic angst

Wall Street journal, 21 mars 1988.

Aussi ne faut-il pas s'imaginer que seuls sont atteints par

cette évolution quelques Noirs ou Hispaniques c'est l'en-

semble des classes laborieuses qui est touché par cet appau-

vrissement. Comme l'explique clairement Frank Levy (31),

jusqu'aux années 70, la plupart des Américains pouvaient

espérer et constater l'amélioration de leur niveau de vie

dorénavant, ce n'est plus vrai les trois quarts des foyers

qui appartiennent au deuxième quintile ne se maintiennent

difficilement dans la petite classe moyenne qu'avec deux

salaires (contre un seul autrefois) (32).

Comment est-ce possible dans la prospérité retrouvée de

l'expansion économique, dans l'euphorie de ces millions

d'emplois que sait créer l'économie américaine ? S'il est

vrai que le taux de chômage est le plus faible qu'aient

connu les Etats-Unis depuis quinze ans (7 millions), il est

aussi vrai que presque autant d'Américains (6 millions)

déclarent vouloir un emploi mais avoir renoncé à en cher-

cher un. Mais c'est surtout parmi ceux qui ont un emploi

que la situation n'est pas aussi bonne qu'elle semble l'être

31. Frank Levy, Dollars and

dreams fhe changmg Ameri-

can distribution, New York,

Basic Books, 260 p.

32. Morris S. Thompson,« Working hard, getting no-

where », Washington Post

lweekly edition), 28 décem-

bre 1987.

Page 17: Edith Stein

302

près de 15% d'entre eux ne travaillent que la moitié de

l'année ou moins, et 17% ne travaillent qu'à temps par-

tiel. Ces chiffres se recoupent partiellement mais, au total,

le quart de ceux qui travaillent ne sont pas employés à plein

temps sur toute l'année, souvent contre leur gré (33).

Le niveau des salaires est aussi en cause. Depuis sept ans,

par exemple, le salaire minimum n'a pas changé (3,35 dol-

lars de l'heure 4,7 millions de personnes sont ainsi rému-

nérées) et ne constitue plus que 34 du salaire-horaire

dans l'industrie contre 42% en 1981. Les rémunérations

correspondant aux emplois nouvellement créés ont aussi

diminué selon un rapport préparé pour le Congrès par

deux professeurs d'économie du M.LT. et de l'Université

du Massachusetts, MM. Bluestone et Harrison, trois em-

plois sur cinq créés dans les années 80 sont rémunérés à

un taux inférieur au niveau de la pauvreté, alors que ce

n'était le cas que d'un emploi sur cinq dans les années 70

(34). « Paradoxalement, ce sont les hommes blancs qui ont

le plus souffert de cette situation les emplois bien payés

dans l'industrie, et qui leur étaient largement réservés,

diminuent. Ainsi, selon une étude du Congrès, le revenu

type d'un foyer avec enfants dont le chef de famille a moins

de 25 ans a diminué de 43 entre 1973 et 1986. S'il a entre

25 et 34 ans, ce revenu a diminué de 7% ce sont les jeu-

nes qui ne peuvent plus espérer accéder au niveau de vie

de leurs parents dans les années 60 et 70 (35). En moyenne,

le revenu des ouvriers à la production et des employés (pro-

duction and nonsupervisory workers) du secteur privé a dimi-

nué de 10% entre 1973 et 1986 (36).

Qui porte la responsabilité d'une situation sociale glo-

balement mauvaise ? Sans aucun doute, l'opinion publique,

celle qui compte, celle qui vote, en a-t-elle sa part, qui n'a

jamais accepté le welfare, les politiques sociales. En tout

cas les politiques réservées aux pauvres elle n'a jamais

mis en cause les retraites fédérales (social security) auxquel-

les tous ont droit depuis Roosevelt et auxquelles nul prési-

dent, aussi populaire soit-il, n'a jamais osé toucher. Mais

elle ne s'est guère élevée contre les coupes drastiques qui

ont été effectuées sous la présidence Reagan dans les pro-

grammes réservés aux plus démunis (allocations familia-

les, logement social, bons d'alimentation, etc.), car elle sou-

haitait payer moins d'impôts. L'ironie de la chose est que,

À QUI LA FAUTE?

33. Chiffres tirés de Louis

Uchitelle, America's armyof non-workers New York

7ïmes, 27 septembre 1987 et

D. Russakoff et C. Skrzycki,« Working 9 to 2 Washmg-

ton Post (weekly edition),

21-27 mars 1988.

34. In A. Le., Les petitssalaires ont connu une

'expansion disproportion-née' Le Monde, 28 août1987.

35. Spencer Rich, « The

twilight of the big pay-check,blue-collar era WashingtonPost (weekly edition), 13-19

juin 1988.

36. Jeff Bingaman, Betteroff under Reagan ? Mostly,no New York Times, 30 jan-vier 1988.

Page 18: Edith Stein

LES ÉTATS-UNIS

303

à tout bien considérer et en tenant compte de l'inflation,les Américains paient plus d'impôts (directs et indirects)

qu'il y a dix ans, dans le moment où l'Etat fédéral et la

nation s'endettaient comme jamais auparavant.Car ce sont les politiques publiques qui ont été réorien-

tées, avant même que M. Reagan n'arrive au pouvoir,même s'il a radicalisé les choix renforcement de la défense

nationale aux dépens des programmes sociaux (etde l'infra-

structure du pays on estime actuellement que, pourremettre en état les routes, ponts, égouts, distributions

d'eau, équipements divers, il faudrait plus de 1000 mil-

liards de dollars d'ici à l'an 2000 (37) spéculation bour-

sière plutôt qu'investissements industriels. Ces orientationsfondamentales ne pouvaient que renforcer la tendance versune société à deux vitesses.

Le bilan tracé peut sembler exagéré. Il suffit pourtantd'aller un peu plus loin que la Cinquième Avenue ou de

lire attentivement la presse américaine pour voir que les

Etats-Unis sont en état de péril social. Au moment où les

Américains vont élire un nouveau président, celui-ci va se

trouver devant un dilemme difficile, peut-être impossibleà résoudre où trouver les crédits nécessaires pour stop-

per cette dérive, pour sortir du déclin social, alors que les

déficits (budgétaire, commercial, financier) semblent si dif-

ficiles à réduire en pleine expansion ? Celle-ci, d'habitude,sert à améliorer les conditions de vie de l'ensemble de la

société. Cette fois-ci, elle n'a apporté la prospérité qu'à

quelques-uns, laissant à la traîne les pauvres, les minori-

tés, mais aussi les agriculteurs, les ouvriers et des régionsentières du pays. Lorsque, un jour ou l'autre, en 1989 ou

après, la récession viendra, le réveil post-reaganien risqued'être brutal pour tous, mais notamment pour ceux quifurent déjà laissés pour compte en pleine prospérité.

Marie-France TOINET

Directeurde Rechercheà la FondationNationaledesSciencesPolitiques

37. Howard Gleckman et

Tom Ichmowski, « The crum-

bling of America a new cri-

sis in public works Business

Week, 1er décembre 1986.

Page 19: Edith Stein

_projet SEPTEMBRE-OCTOBRE 1988 a 213

Numéro spécial

L'HÉRITAGE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

DÉBATS

Prendre la Bastille Edgar FAURE

Chantiers pour le bicentenaire Jean-Yves CALVEZ

La Révolution n'est plus ce qu'elle était Alain Touttetrts

PRINCIPES

Représenter le peuple souverain Joël ROMAN

Les hommes naissent libres et égaux. Jean-Louis ScHLBGBL

Droits de l'homme, une généalogie complexe Olivier MONGIN

La décentralisation de 1789 Marie-Vic OZOUF-MARIGNIER

SOCIÉTÉ

Un modèle pour le mouvement ouvrier ? Gérard NOIRIEL

L'école de la République Antoine PROST

Les jeunes et la République François DUBET

RELIGION

Les trois cercles de la laïcisation Claude LANGLOIS

Les droits de l'homme, pierre d'achoppement Louis de VAUCELLES

La liberté religieuse du Concile aux Lumières Philippe LÉCRIVAIN

Laïcité et sécularisation, nouveaux débats Paul VALADIER

NATION

Choisir les événements fondateurs Georges LAVAU

La tradition contre-révolutionnaire René RÉMOND

La nation, idéal contradictoire Elisabeth GUIBERT-SLEDZIEWSKI

L'héritage après deux cents ans Jean-Noël JEANNENEY

Indications bibliographiques

Le fonds révolutionnaire de la bibliothèque des Fontaines à Chantilly

PROJET 14, rue d'Assas 65 F

Page 20: Edith Stein

Etudes14,rued'Assas75006Parisoctobre1988136914) 305

Négocier à la chinoise

Permanences con fucéennes à Taïwan

MichelDeverge

« CELUI

qui ne fait rien ne commet pas d'erreur (1)

La bureaucratie protège les bureaucrates » (2).

Tels sont les deux principes cardinaux qui, d'après les Chi-

nois eux-mêmes, gouvernent le monde des bureaux. La

chose n'est pas nouvelle en ces termes, et l'impératrice

douairière Ci Xi, il y a un siècle, fustigeait dans un Rescrit

aux termes non équivoques diffusé dans toutes les préfec-

tures et sous-préfectures de l'empire la peur paralysante

des responsabilités et la noria sans fin des dossiers. Elle

ne disait pas, mais tous les mandarins l'avaient en mé-

moire, que l'histoire était semée de châtiments sévères

pour les lettrés fautifs. La tradition s'est maintenue et l'ins-

titution contemporaine n'est pas tendre pour les bureau-

crates qui errent les fonctionnaires de ce temps sont res-

tés très, très prudents. Exception qui confirme la règle

le petit groupe de ceux qui « osent faire » (3), connus, cités,

d'autant plus admirés qu'ils sont eux aussi, et quels que

soient leurs mérites, à la merci d'un faux pas, voire d'un

accident. Le premier d'entre eux étant justement de deve-

nir connus Une bonne carrière se mène en effet dans

l'anonymat, la grisaille besogneuse, les promotions discrè-

tes mais suivies « sortir la tête » (4) attire l'attention, la

jalousie ou la défaveur manque de modestie et incapa-

cité de cacher ses talents. C'est dire que les ambitieux ont

1. Buzuo, Bucuo.

2. Guanguan Xianghu.

3. Ganzuo.

4. Chumien.

Page 21: Edith Stein

306

du mal, car ils ne sauraient raisonnablement se faire valoir

autrement que par un travail acharné et patient au cœur

des sérails, loin des médias. La chute verticale de Wang

Sheng, commissaire politique de l'armée, hiérarque et

vieux compagnon de route du Président Chiang Ching-Kuo,

brutalement nommé ambassadeur au Paraguay, n'aurait

eu d'autre explication que le zèle trop voyant de sa clique

pour lui construire une image publique. à quelques mois

de l'élection présidentielle. Mais c'est là chose rare, le fonc-

tionnaire normal se garde farouchement de la publicité et

évite de son mieux toute prise de décision qui ne soit pas

de routine, car le milieu est hostile, par définition en vertu

du principe « Séparez vos affaires publiques du privé »

(5), on se fait peu d'amis dans le cadre professionnel ceux-

ci datent avant tout des temps de l'école et de l'université.

Ajoutés aux accointances héritées de l'origine spatiale ou

de la famille, ils constituent la véritable cellule de base

sociale chinoise, la guanxi (6), une boule d'obligations réci-

proques, un cocon protecteur rarement concentrique avec

la sphère du travail.

UNE B UREA UCRATIE D'A UTODÉFENSE

La guanxi n'est pas la seule protection invoquée par

l'homme fonctionnaire il a la disposition, dans sa lutte

pour la survie, de deux puissants alliés sécrétés par une

très longue pratique bureaucratique d'autodéfense. Le

mieux connu est le célèbre gongwen, la lettre officielle, dont

seul l'énoncé chinois permet de rendre l'efficace. Sur dos-

sier, le rédacteur de base fait un brouillon prudent, que

son chef de section polira avec circonspection, à l'atten-

tion du sous-directeur qui en rajoutera dans la prévoyance

allusive, avant de transmettre au directeur qui ajoutera la

touche finale précautionneuse dossier, notes explicatives

et projet montent chez le vice-ministre (7) qui, dans le meil-

leur des cas, appose le fatidique ke (peut). Le projet

approuvé est envoyé à la frappe (et la machine à écrire chi-

noise est une sacrée bécane), le grand sceau ministériel

apposé et la lettre expédiée. Le parcours prend quelques

semaines (et souvent plus) avant que le destinataire ait

l'heur de se pencher sur la prose.

Celle-ci est en chinois « à la classique » dont la lecture

requiert formation particulière et la compréhension parti-

culier discernement car le style ancien, dans la concision

5. Fengong, Fensi.

6. J'ai traité du concept de

guanxi avec quelque détail in

« Confucianisme et succès

économique à Taïwan Etu-

des, juillet-août 1987, p. 7 sq.

Je crois plus expédient d'y

renvoyer le lecteur, s'agissantd'une matière fondamentale

dans la pratique sociologiquechinoise.

7. On notera que les admi-

nistrations chinoises jet asia-

tiques) ne connaissent pas les

cabinets ministériels.

Page 22: Edith Stein

NÉGOCIER À LA CHINOISE

307

extrême du texte et la définition sémantique trop large decertains caractères, abrite à merveille la prudence des co-

rédacteurs, l'évasif desénoncés et le vague des conclusions,

noyés en outre dans la politesse élaborée qui imprègne letout et ajoute à la confusion des sentiments. Il faut traduire,

retraduire, consulter et analyser, et même, le cas échéant,

traquer un des rédacteurs qui consente à donner les clés

du rébus.

A ce niveau-là, c'est un beau, un très beau gongwen,

anonyme par excès d'auteurs, car toute la hiérarchie a par-

ticipé à son élaboration, anonyme aussi par l'apposition du

sceau officiel qui en fait le produit de l'institution tout

entière. C'est là le sommet de la protection, car, à la limite,le document n'a plus ni auteur ni signataire car, aussi,la voie est ouverte à des interprétations divergentes tou-

jours utiles pour un futur jamais trop sûr.

Le gongwen n'est naturellement pas un but ou un exer-

cice en soi il n'est que l'aboutissement d'un autre pro-cessus, autrement plus long, plus secret, plus complexe,celui de la prise de décision qui obéit fondamentalement

à la même règle la protection maximale de ceux qui y par-

ticipent. C'est dire sous une autre formé qu'une décision

ne peut être que collective et unanime, fruit d'un large con-

sensus interne formalisé (mais non atteint) par la kaihui,la Réunion. Celle-ci est essentielle à la sacralisation de la

décision, par ailleurs déjà prise, en présence physique de

tous les acteurs qui ne pourront se déjuger dans le futur,au risque de perdre la face et atrocement. La Réunion est

un rite dûment et longuement préparé par une série de con-

tacts informels, de consultations privées, de jeux d'in-

fluence, de retours de faveurs, où les promoteurs font appelà toutes les ressources de leur guanxi, amis, accointances,

cliques, Eglises et factions ils s'emploient avec astuce et

ténacité (mais avec prudence) à convaincre, obliger, orien-

ter, forcer le peloton des co-décideurs. Un travail de den-

telle, infiniment délicat et patient, car il faut se méfier du

mauvais cheval, le circonscrire celui qui, en réunion,est capable de vous ressortir, en plein travers de vos pro-

jets, une vieille circulaire oubliée depuis trente ans ou une

affaire à vous faire perdre la face et la confiance de vos

amis et alliés.

Page 23: Edith Stein

308

POUVOIR ET RESPONSABILITÉ

Les fils tous noués, l'accident conjuré, la Réunion sera

un très bel exemple d'unanimité, de cohésion, d'adhésion,

tout cela dûment consigné et émargé au procès-verbal qui

lie irrévocablement les participants sur cette affaire. A

charge de revanche. Là encore, personne n'est responsa-

ble car tous le sont également. Le promoteur de l'affaire,

le chef, le patron sont, eux aussi, invulnérables ils sont

protégés par la muraille de béton que constitue le large con-

sensus en faveur de la décision qu'ils ont fait prendre. Ils

ne sont même pas montés publiquement au créneau, car

ce n'était peut-être pas nécessaire, incarnant ainsi parfai-

tement l'idéal ancien du gouvernement par effluves (8).

Il s'agit sans doute là d'une des marques distinctives du

pouvoir chinois que d'être littéralement dégagé de toute

responsabilité, tant celle-ci est diluée dans les mécanismes

qui sécrètent ce pouvoir. Celui-ci trouve d'ailleurs dans ces

mêmes mécanismes ses propres limites, car nul n'a assez

de pouvoir pour imposer autoritairement et arbitrairement

ses volontés et faire prendre un raccourci à travers le

maquis des procédures. Certes, le pouvoir chinois a tou-

jours été de nature autoritaire, mais il ne faut pas se

méprendre sur le sens de cette autorité celle-ci, aussi

haute soit-elle, n'est obéie ni à la lettre ni à la seconde, car

elle se heurte au formidable contre-pouvoir bureaucrati-

que d'inertie, fondé sur cet art consommé d'éviter les res-

ponsabilités personnelles, d'arrondir les angles des déci-

sions les plus rudes et de diffuser largement la prise de déci-

sion. Le Président lui-même n'ordonne publiquement que

très rarement et seulement en des domaines où il est par-

faitement sûr d'être suivi (approvisionner à bon prix les

marchés du nouvel an) ou sur des objectifs assez généraux

pour ne pas soulever d'opposition (développer le pays, pro-

mouvoir la démocratie.) (9).

Le seul cas où le fonctionnaire est pleinement responsa-

ble est celui où il apparaît justement le moins en cause

le toit d'un gymnase scolaire s'écroule et tue 50 enfants

le commissaire provincial à l'éducation présente sa démis-

sion qui est immédiatement acceptée.

A rapprocher de l'Empereur s'accusait de manquer de

Pitié Filiale quand le Fleuve Jaune débordait. L'attitude

n'est donc pas à mesurer en termes de responsabilité juri-

dique, mais de morale, car telle est avant tout l'essence du

8. La vertu du gouverne-

ment agit comme pluie

opportune ou encore plie les

hommes comme le vent cou-

che l'herbe.

9. Ce qui explique partielle-ment l'impression de lenteur

qu'a donnée aux observa-

teurs occidentaux le proces-sus de libéralisation en cours

à Taïwan.

Page 24: Edith Stein

NÉGOCIER À LA CHINOISE

309

pouvoir. Les dynasties s'abîmaient dans le désordre physi-que et moral le mandat perdu était recueilli par un homme

à la plus haute des vertus qui fondait la nouvelle lignée.Celle des Chiang a certainement le mandat et le Président

règne, mais ne gouverne pas il a un gouvernement pourça. Il est entre ciel et terre, la solive du toit, le grand régu-lateur, garant du bon fonctionnement de l'empire grâce aux

effluves de ses vertus. Le Commissaire à l'éducation étaitoffert en sacrifice par l'institution qui reconnaissait impli-citement ainsi son manque de vertu et sa volonté de

s'amender, mais pas du tout celle de débusquer les vraies

responsabilités, car la chose, bien sûr, était impossible.Trois mois plus tard, et preuve que ses compétences recon-

nues n'étaient pas en cause, le Commissaire était promu,et plus haut que précédemment.

Il y a donc une spécificité du fait bureaucratique chinois,fruit de sa culture traditionnelle. Celle-ci a toujours été,est toujours, en ce qui concerne l'homme social, l'ortho-

doxie confucéenne (10),dont la classe des lettrés fonction-

naires a admirablement su maintenir le monopole durant

quelque vingt siècles. L'orthodoxie professe le primat du

moral sur toute technicité isolant l'homme dans son savoir

(cf. Mao Zedong et son Mieux rouge qu'expert »)et porte

l'emphase la plus constante sur les relations entre les hom-

mes et le fonctionnement harmonieux des rapports sociaux

à l'intérieur du petit groupe déjà identifié par ailleurs

comme la guanxi. C'est en ce point précis que gît le fonde-

ment théorique du rapport au pouvoir, de l'exercice de

l'autorité et de ses limites, de la face, de la sphère sociale,du consensus, donc in fine du fait bureaucratique et de la

lenteur à la prise de décision. De cette base relationnelle

de la morale sociale chinoise découlent également de fon-

damentales différences en matière de droit privé où le col-

lectif prime l'individuel importance des garants, absence

d'actes d'état-civil autres que le registre de famille lié au

groupe vivant sous le même toit, statut privé du mariage-acte familial dont l'enregistrement est facultatif, nature éva-

sive des contrats passés entre personnes, car leur but pri-mordial est d'affirmer la bonne volonté d'entente des par-ties et non d'énumérer les futures causes de litige. En ce

domaine, l'amiable est et doit être le dernier mot en matière

10. Je renvoie là aussi à

mon article (cf. note 6 supra).

Page 25: Edith Stein

310

d'accidents matériels, tout comme de pretium doloris ou de

rupture de contrat.

Tel est sans doute là le sens profond de l'utopie confu-

céenne une société de petits groupes d'hommes, faite par

les hommes, pour les hommes, entre les hommes, sans

autre coercition que celle d'une morale de digestion des

conflits potentiels, dégradants et pour l'homme et pour le

groupe.

NÉGOCIER À LA CHINOIS,

Ces conceptions ont toujours limité les atteintes de

l'administration chinoise qui, même de nos jours, sont infi-

niment moins nombreuses que dans les démocraties occi-

dentales l'immense majorité des sujets de l'empire ne

voyait jamais la trace d'un fonctionnaire de toute façon

synonyme d'ennuis. Les citoyens de la République de

Chine n'en pensent pas moins et, de toute façon aussi, les

occasions d'affronter le monstre bureaucratique sont beau-

coup plus rares qu'à l'Ouest. Se présentent-elles, qu'il est

fort commode de louer les services d'un agent spécialisé

qui effectuera à votre place les démarches et formalités.

car, en pratique, lesdites démarches et formalités peuvent

être de la complexité la plus raffinée avec formulaires

byzantins et avalanche de tampons.

Le système de valeurs et de pratiques décrites est natu-

rellement sous-jacent à toute activité et revêt une impor-

tance particulière dans le domaine des négociations que

les Chinois mènent avec les amis étrangers, en déployant

les talents que l'on sait. Les Chinois ne sont pas seulement

crédités des qualités d'excellents négociateurs, ils imposent

aussi dans leur exercice un style très affirmé au titre duquel

sont unanimement comptées cinq caractéristiques au

moins. La lenteur les séances sont entrelardées de nom-

breux et copieux intermèdes touristiques et gastronomi-

ques le sérieux ce sont toujours les mêmes négociateurs,

ils notent tout et n'oublient rien l'obstination nul n'a

peur de répéter la même déclaration, cent fois et plus, avec

l'air le plus pénétré du monde la propension philosophi-

que et antilégaliste au départ l'accord à atteindre doit tou-

jours préliminairement « promouvoir le renforcement de

l'amitié entre » ou « le développement d'une compréhen-

sion accrue avec » la tendance à « sentimentaliser » les

contacts qui débordent le cadre institutionnel pour attein-

dre l'humain.

Page 26: Edith Stein

NÉGOCIER À LA CHINOISE

311

Ce style a naturellement de nombreux avantages straté-

giques et tactiques il donne à la partie adverse l'impres-sion d'une détermination absolue, fatigue le partenaireoccidental généralement pressé, permet l'utilisation d'argu-ments sentimentaux gênants, même s'ils n'ont aucun rap-

port avec le sujet il permet aussi de gagner du temps etd'éviter d'avoir à endosser la terrible responsabilité d'une

éventuelle rupture. Tout cela n'est pas surnaturelle habi-

leté, mais ancrage solide dans des valeurs culturelles pro-

pres et capitalisation (inconsciente peut-être) sur les prati-ques qui en découlent.

Les négociateurs chinois ne tiennent pas à faire d'erreurs

qui mettraient en péril leurs faces et leurs guanxi. Ils serontdonc sérieux et lents. Ils ne sont pas plénipotentiaires, maisexcroissance de l'organisation (y compris en ses contradic-

tions internes). Ils ne s'écarteront donc pas de la plate-forme décidée par consensus et répéteront sans se lasser

les mêmes arguments. Outre l'avantage qu'il y a à briser

les nerfs des amis étrangers, ils y gagneront un temps pré-cieux pour que l'organisation sécrète un nouveau consen-

sus sur une nouvelle base, permettant ainsi de franchir

l'obstacle. Ce sont là des motivations quasiment mécani-

ques imposées par la pratique bureaucratique. La propen-sion philosophique et la tendance à la sentimentalisation

remontent plus en amont, au coeur même du système de

valeurs qui sous-tendent ladite pratique.

L'utopie confucéenne, on l'a dit, est celle des petits grou-

pes d'hommes où les valeurs premières sont celles de la

morale relationnelle. Elle est toujours infiniment vivante,car son règne a été sans partage pendant vingt siècles, pro-

tégé qu'il était par les lois du monde chinois et par cette

muraille de Chine qu'est une langue tout entière tournée

vers l'expression de ses propres valeurs. Les mots individu,

liberté, démocratie, etc., sont des créations récentes (11)dont la consommation est largement réservée à la célébra-

tion des rites politiques. La réalité s'exprime par un autre

vocabulaire, codifié depuis longtemps, immuable, qui pro-

jette l'harmonie sociale et le fonctionnement sans accroc

des relations interpersonnelles dans le groupe. C'est dans

cet univers mental contenu dans la langue, la langue quia fait les livres, dans un univers extraordinairement pro-

tégé par l'ethnocentrisme, qu'évolue l'homme chinois.

11. Nombre de ces motsont été créés au Japon lors

des débuts de l'époque Meiji(1868-1912) et de là importésen Chine.

Page 27: Edith Stein

312

Cet ethnocentrisme fondamental, monumental, est le

fruit d'une histoire longue et continue d'un même et uni-

que système, celui du gouvernement par la vertu et les plus

vertueux. Il n'est donc pas hargneux ni intolérant, mais son

encombrement est le moins apte à permettre le voyage à

la culture de l'autre. Et dans ce double voyage à la fron-

tière commune que constitue une négociation entre res-

sortissants de cultures différentes, le Chinois fera moins

de chemin que l'interlocuteur étranger et aura tendance

à situer les modes du débat en deçà de cette frontière, en

terrain familier, donc chinois.

A ce stade, il faut ne pas déguiser l'obstacle ontologique

le discours en français sur la chose chinoise n'est pas la

chose chinoise, quelque prétention qu'il en ait. Il peut s'en

approcher, l'expliquer en partie, mais ne saurait mieux la

représenter qu'un livre sur Mozart n'en fait entendre la

musique. Car c'est bien de cela qu'il s'agit la sinitude n'est

pas crispée, la sinisation est ancienne et continue comme

un hommage constant aux valeurs qui la permettent, la

sinité est riche d'immenses diversités et le monde chinois

fut toujours un oekumen accueillant être Chinois, c'est

aussi participer de l'imaginaire chinois (12).

Voilà pourquoi, philosophiquement, pratiquement, la

négociation avec les Chinois est sur leur territoire. Il

devient clair alors que l'appel préalable aux valeurs de

l'amitié est la chose la plus profonde, la plus importante,

car quelle utilité aurait un accord s'il ne cherchait pas à

rapprocher les hommes et se contentait de sanctionner un

échange de biens et de services ? Aucune, bien sûr, car les

biens disparaissent et seul est éternel le lien entre les

hommes.

C'est le même primat du moral relationnel et non l'habi-

leté qui pousse à la sentimentalisation des relations entre

négociateurs. Il n'y a point d'organisation qui ne soit faite

d'hommes et c'est chez ces derniers, avec eux, qu'il faut

réduire l'équation. Car rien n'est plus digne d'être atteint

que l'harmonie entre eux et le plus haut degré de l'harmo-

nie est celui de l'amitié, car il est le témoignage entre tous

de la plus belle part qui existe en nous. L'ami étranger est

donc poussé, trop souvent à son corps ignorant, au-delà

de la frontière sans qu'il ait pu s'y préparer.

La recette est pourtant simple et belle aussi. Elle rend

hommage à la plus vieille, la plus globale et la plus éten-

due tentative d'organisation sociale (elle organise encore

12. Celui-ci est très lié au

concept de Wen caractères

pratiquement universels quel

que soit le dialecte, mais

aussi composition littéraire,culture et raffinement dans la

politesse.

Page 28: Edith Stein

NÉGOCIER À LA CHINOISE

313

mentalement le tiers de l'humanité), celle du confucia-

nisme, et aussi à la part socratique de nous-mêmes.Connais-toi toi-même et connais l'autre aussi, car rien neserait plus vain que de vouloir être plus chinois que lesChinois et d'en oublier son identité. Il s'agit essentielle-ment de prodiguer largement les signes de reconnaissancede l'oekumen qui sont les premiers témoignages de respect

pour ce que tout Chinois porte de plus profond en lui. Ce

plus profond, exprimé en d'autres termes, en une autre lan-

gue, est la conscience aiguë d'un grand modèle de convi-vialité civile. C'est pourquoi la recette est simple et belle

que le négociateur étranger accepte d'épouser quelquestraits du gentleman confucéen et d'adhérer à quelquesvaleurs du territoire chinois. La description du gentlemanet des valeurs est dans tous les livres élémentaires et

moraux qui ont servi depuis des siècles à l'apprentissagede la langue par les petits Chinois.

Habillez-vous modestement, cachez vos talents, soyez

patients, donnez de la face, créez une relation, pensez à

la durée d'une vraie amitié, buvez peu sauf avec les amis

où mille coupes ne suffisent pas, en voilà des commande-

ments. Bien sûr, quelques mots de chinois au bon moment,un bon coup de baguette là où il faut, le respect du proto-cole du début des repas (dès le troisième plat la chose est

confuse), un petit cadeau (chose petite mais intention

grande), tout cela aide énormément. Laissez-vous aller aux

délices de la politesse totale, car ce n'est point rite mais

part inséparable de l'être confucéen. Ne cachez pas le pied

que vous pouvez avoir dans l'oekumen une résidence en

Asie, dans la diaspora, en Chine l'ami ou l'épouse de ces

terres et surtout, le plus fort des témoignages, la langueou une langue chinoise, surtout si elle inclut la connais-

sance des caractères.

Voilà quelques conseils pour les négociateurs étrangers,

qui ne portent pas sur la stratégie mais sur la création d'un

climat qui est le plus propre à prendre les Chinois à leurs

qualités. Ces qualités sont aussi des faiblesses quelquefois,mais n'est-ce pas l'art de la négociation que d'exploiter ces

faiblesses ?

Michel DEVERGE

Page 29: Edith Stein

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LES FONTAINESCentre Culturel

POUR MIEUX VIVRE ENSEMBLE LA CONVIVIALITÉ

Session

du vendredi 11 novembre 1988 [9 h 30] au dimanche 13 novembre [12 h 30]

Club «Echanges et Projets »

A partir d'expériences vécues de sociabilité (monde rural, han-

dicapés en entreprise, sortie de la prostitution, vie alternative),

s'interroger sur le lien social et l'individu capable de convivia-

lité, sur les conditions structurelles (habitat, éducation, vie locale)

et sur l'enjeu politique de la convivialité.

Les Fonfaines B.P. 205 60501 Chantilly Cedex.

Tél. (16) 44 57 24 60

Page 30: Edith Stein

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris octobre 1988 (369/4) 315

SITUATIONS ET POSITIONS

Le licenciement

Un deuil à fairepour « gagner sa vie »

AgnèsAuschitzka

E LICENCIEMBNTest une réalité qui aujourd'hui se rencon-

L tre assez souvent sur le parcours professionnel. A chaquelicenciement correspond une histoire pour l'entreprise et pourle licencié, et chaque licenciement aura des conséquences pourla société comme pour la personne qui se voit privée de son

emploi. Quelques analyses, trop rares et encore timides, abor-

dent les questions d'éthique professionnelle que soulève tout

licenciement dans une entreprise.

Pour ma part, je m'appuierai sur ma propre expérience d'un

licenciement qui a pris la forme que beaucoup d'autres, autour

de moi, ont rencontrée « Onne vous reproche rien, mais nous

devons vous demander de partir. Je ne m'attacherai qu'à la face

cachée d'une telle mesure. Car il y en a toujours une, derrière

ce que nous rencontrons sur le chemin de nos vies. Je veux par-ler de ce qui, immanquablement, se joue de soi dans ce qui nous

arrive ».

Lorsqu'une amie, Claude, à qui je venais de confier la nou-

velle de mon licenciement et la montée d'angoisse qu'elle avait

déclenchée, me dit « Tusais, aujourd'hui, pour être performant,il faut aussi savoir se faire virer »,je ne compris pas la justesse

Page 31: Edith Stein

316

de son propos. Dans mon désarroi, je ne retins alors que la mar-

que d'amitié, de consolation et d'encouragement dont ces mots

témoignaient. « Savoir me faire virer », quelle expression étrange

pour moi qui n'avais ni choisi ni voulu qu'une telle mesure soit

prise à mon égard. Alors que je vivais ce licenciement imprévu

et brutal comme un acte de mort. Alors que le sentiment de cul-

pabilité et ses dérivés me guettaient. Alors, surtout, que l'incom-

préhension des règles du jeu qui m'avaient conduite à ce terme

me désignait comme victime. Quelques jours après, je compris

que les mots de Claude ne niaient pas cela qui m'était si intolé-

rable. Seulement, ils disaient autre chose ils me reconnaissaient

responsable et capable de faire de cette situation difficile le

moyen de devenir plus performante. Derrière l'événement du

licenciement, quelque chose de moi pouvait encore se jouer. Au-

delà de cette forme de mort rencontrée sur le chemin profes-

sionnel, au-delà de la perte et du vide qui lui sont liés, un possi-

ble survivait. Désormais, c'était clair pour moi comme toutes

les fois où j'avais rencontré la mort dans ma vie, il me fallait

entreprendre un travail de deuil. Et pour cela, il me fallait nom-

mer ce licenciement dans sa réalité de mort, résister aux mena-

ces de la culpabilité ou de la négation et laisser la vie se frayer

un nouveau chemin.

LE LICENCIEMENT

TOUJOURSUNACTEDE MORTDÉLIBÉRÉ PAR L'UN ET SUBI PAR L'AUTRE

Quelles que soient les circonstances et les raisons d'un licen-

ciement, les gestes et les paroles qui l'accompagnent en révè-

lent sa dimension de mort. Dans tous les cas, il s'agit pour le

licencié de perdre » son travail comme il nous arrive de « per-

dre » un parent ou un ami. Le déroulement de la procédure légale

l'annonce, l'entretien préalable et l'acte de séparation propre-

ment dit rappelle étrangement ce qui se passe lors d'un décès.

C'est toujours à la personne à qui on reconnaît la plus grande

autorité qu'il revient d'annoncer la nouvelle « Vous êtes con-

voquée par le directeur général », m'a-t-on dit, un jour de tra-

vail comme les autres. C'est donc lui qui m'a annoncé la nou-

velle brutale Je vous ai fait venir pour vous avertir que nous

entamions une procédure de licenciement à votre égard. J'ai pré-

féré vous le dire plutôt que de vous laisser apprendre la nou-

velle par la poste. » N'est-ce pas, aussi, exactement ce que nous

faisons lors d'un décès ? Nous cherchons la personne la plus auto-

risée. Comme si l'autorité et la proximité physique permettaient

de mieux contenir les effets de la mort.

Page 32: Edith Stein

LE LICENCIEMENT

317

Quant à l'entretien préalable obligatoirequi permet de fixerlestermes de la séparation, il ressemblecurieusementau tempsnécessaire à la préparation des funérailles. Quelles funérailleshonoreront les liens qui sont les nôtres avec la personne décé-dée ? Quel dernier hommage donner à ce que nous avons étél'un pour l'autre ? L'entretien préalable permet lui aussi d'éva-luer, avecplus ou moins de scrupuleset de vérité, la qualité des

rapports du salarié et de l'entreprise. En fonctionde cette éva-luation,l'employeurdéciderade faireou de ne pas fairede funé-railleset. d'en fixerleprixen indemnités Que représenteMon-sieurTartempionpour l'entreprise ?Quellesconséquences,tou-

jourspour l'entreprise,aura sondépart ?Quenousa-t-ilapporté?C'est cela que se demande le chef du personnel avant de rece-voir le futur licencié.Il s'agit de mesurer le coût d'une sépara-tion au goûtde mort en fonctionde ce qu'aura été la collabora-tion qui touche à son terme.

Dansquelque circonstanceque ce soit, il faut savoir tenir sonrôle et seulement le sien. Tenir son rôle exigetoujoursde savoirrenoncerà d'autres. C'est à l'acceptationvraieet honnête de sonrôleparchacundesprotagonistesque semesurelaqualitémoraled'un entretien préalablede licenciement.Ainsi,celui qui donnela mort, quellesque soient les raisonsqu'il a de ladonner, n'est

pasceluiqui la reçoit.Demême,si l'employeurremetdes indem-nités à l'employé dont il a décidé de se séparer, ce n'est pas uncadeau d'amitié et encore moins un acte de charité ».Lefairecroire relèvede la supercherieet de lapure tactique. Lesindem-nités représentent simplement la dette qu'il estime avoir vis-à-vis de l'employé.Unedetten'a rien d'humilianten soi,pas même

pour un patron. Elle est toujours là où il s'agit de la vie dettevis-à-visde celui qui la donne ou vis-à-visde celui à qui onl'enlève. Une perte de travail cause un dommageà celui qui lasubit et requiert de celui qui l'impose une réparation.

Dans le cadre de cette réflexion,leproblème n'est pas tant desavoirsi le licenciementest ou n'est pas justifié. Il l'est toujourspour celui qui le décide et pratiquement jamais pour celui quidoit le vivre. Cette asymétrieest inéluctabledans toute relation

employeur/employé.Chercherà y échapperpar lediscourscons-titue un manque de responsabilitédommageable.En tout étatde cause, une instancejuridique et publique, les prud'hommes,est là pour examiner la validité du motif invoqué et juger de la

Page 33: Edith Stein

318

responsabilité de l'une et l'autre partie. Souvent, lorsque le licen-

ciement n'est pas une mesure économique, il peut être l'abou-

tissement inévitable mais aussi salvateur du pourrissement d'une

situation. Après le choc opératoire et le réveil plus ou moins dou-

loureux, il se peut qu'un certain soulagement apparaisse et fasse

dire à l'employé licencié « Quelque part je me sens mieux »

Il s'agit plutôt de savoir si le licenciement est juste ou, plus pré-

cisément, si sa réalisation l'est. Et cette justesse-justice, qui n'a

rien à voir avec une quelconque justification, se vérifie à deux

choses à la vérité de la parole qui annonce le licenciement et

aux actes concrets qui en assurent la mise en œuvre. L'un ne

peut aller sans l'autre et il y va du respect que tout homme doit

à l'autre. Cet entretien préalable peut être une réelle épreuve.

Il faudra à l'employé un certain courage pour entendre ce qu'il

ressent comme le mensonge de l'incohérence, et une certaine

force pour ne pas tomber lui-même dans la confusion des

registres.

LA SÉPARATION

UNE EXCLUSION RADICALE À VIVRE

Si l'entretien préalable est vraiment ce qui exprime le mieux

l'acte de mort que représente le licenciement, d'autres gestes,

paroles et situations confirment ce statut. Ce sont les nombreux

au-revoir qui disent alors la vérité des relations établies dans le

cadre professionnel. Les coups de fil ou lettres d'amis qui ont

appris » la nouvelle et « sont de tout cœur avec vous ». Tous ces

témoignages d'amitié sont d'un réel secours à ce moment de

désarroi total et de révolte. Comme ils le sont juste après le décès

d'une personne qui nous est chère. Mais en même temps, seul

devant sa souffrance, il y a toutes ces petites et grandes choses

qui ravivent la blessure et marquent la radicalité de l'événement.

Un événement d'autant plus douloureux qu'on l'attribue à une

décision délibérée d'un autre que soi-même. De même que vient

toujours le moment cruel de la mise en terre de l'être aimé, de

même vient le moment où l'employé n'a plus de place ni dans

son bureau, ni dans l'entreprise. Son nom sera rayé des réper-

toires. Parfois il lui faudra rendre la carte d'accès à l'entreprise.

Peut-être même trouvera-t-il, avant d'avoir eu le temps de ramas-

ser ses affaires personnelles, une personne assise à sa place. Sans

doute aura-t-il aussi à vivre l'épreuve de rapporter chez lui dos-

siers et documentation personnelle sans même savoir où les

entreposer. Avec lui ils avaient leur place et leur utilité dans

l'entreprise aujourd'hui, comme lui, ils n'ont ni place ni uti-

lité. En perdant son emploi le salarié perd aussi toutes sortes de

Page 34: Edith Stein

LE LICENCIEMENT

319

commodités la fréquentation d'une cantine, occasion de ren-

contres enrichissantes l'infrastructure matérielle qui soutenait

son travail. Enfin, quelque temps après son licenciement, il n'est

pas impossible qu'il aperçoive dans la presse une offre d'emploivisant à le remplacer. Après avoir été exclu, le voilà remplacé.C'est bien fini pour lui. Une partie de lui-même meurt.

Nous connaissons tous tel ou telle qui n'a pu vivre jusqu'aubout cette épreuve du détachement ultime et a dû s'arrêter à mi-

chemin. Chaque matin, à la même heure, cet homme qui a perdusa place au bureau prend son manteau et son attaché-case, erre

la journée entière, seul avec sa solitude, pour revenir chaque soir

à l'heure habituelle. Il est vrai que pour beaucoup sans doute

est-ce un trait bien français l'identité sociale, quand ce n'est

pas l'identité tout court, passe par le statut professionnel. Ne plusavoir de carte professionnelle, c'est, pour beaucoup, ne plus exis-

ter aux yeux des autres. Imaginons l'ampleur que peut prendrece phénomène chez celui ou celle qui, marié(e) ou non, a mis

toute sa vie et donc son identité dans le travail. Que dire

aussi de la femme qui, parfois, dans le combat mené pour se faire

respecter, a misé sur son insertion professionnelle ?On dira que le sentiment de la perte d'identité sociale est cor-

rélatif à la perte financière plus ou moins importante qu'entraînele licenciement. Certes, la relation existe. Notamment dans le

cas où le licencié subit une forte diminution de son pouvoird'achat, telle parfois que la satisfaction de ses besoins (et de ceux

dont il a la charge) est en péril. A l'heure où tous les budgetsfamiliaux intègrent des dépenses et des crédits à plus ou moins

longue échéance, cette situation est fréquente. A-t-onsongé qu'uncadre supérieur, ayant à charge plusieurs enfants, privé subite-

ment de son emploi, peut avoir grand mal à payer son loyer (attei-

gnant à Paris des sommes tournant autour de 8 000 F par mois

pour un quatre-cinq pièces) ? Il recevra avec une angoisse justi-fiée ses échéances d'assurances multiples, les scolarités ou frais

d'études de ses enfants, autant de dépenses prévues et program-mées très longtemps à l'avance. Cependant le sentiment de pertede son identité sociale n'a pas besoin de cela pour naître et gran-dir. Tel autre se sentira très atteint dans son image sociale parl'abandon de sa voiture de fonction, alors que sa vie, dans ses

besoins primordiaux, n'est pas touchée. L'homme entretient avec

l'argent un rapport qui ne se réduit pas au seul rapport de besoin.

En définitive, quelle que soit l'intensité du sentiment négatif

éprouvé, la personne licenciée n'a qu'un moyen à sa disposition

Page 35: Edith Stein

320

pour s'en sortir » quitter ce lieu de mort que le licenciement

a inscrit en elle et refuser les pièges tendus par l'angoisse de la

perte.

ÉVITER LES PIÈGES

Voilà la personne licenciée de retour chez elle, face au vide

que laisse la perte de son travail, face à l'angoisse de ne pas savoir

ou de ne pas pouvoir le combler. Comment va-t-elle vivre cette

nouvelle étape qui est en même temps décisive pour son ave-

nir ? Pour pouvoir s'engager avec succès dans le travail de deuil,

nécessaire à sa remise en selle, de nombreux obstacles à passer

l'attendent. Ceux-là mêmes qui se dressent toujours dans

l'inconscient de celui qui rencontre la mort en lui-même.

Elle devra barrer le chemin au sentiment de culpabilité qui

s'infiltre, entraînant à sa suite toutes sortes de sentiments mor-

tifères. Ce sentiment qui nous désigne comme coupables inter-

vient dès lors que nous sommes menacés dans l'image que nous

avons de nous-même. Dans le cas où le licenciement n'est motivé

ni par une raison économique ni par une faute grave, quelque

chose qui n'a pas été dit reste à dire. Faute de s'être dite de façon

juste pendant l'entretien, la raison de ce licenciement cherchera

à se dire autrement. L'inconscient, qui ne connaît pas de limites

à la production des fantasmes, sera une terre d'asile fertile pour

fournir la parole indispensable. La porte est grande ouverte alors

au sentiment de culpabilité et à ses frères que sont le masochisme

ou la paranoïa. Ces sentiments mortifères viendront justifier cette

souffrance sourde et lancinante et combleront le vide de façon

illusoire. Ils se fixeront sur toutes sortes de choses au gré de l'his-

toire de celui qui fait appel à eux, pour tenter d'échapper à la

réalité qui est la sienne aujourd'hui. Des blessures narcissiques

très anciennes peuvent se rouvrir à l'occasion d'un licenciement.

Elles donneront ainsi le coup d'envoi à des scénarios dont la nou-

veauté n'est, en réalité, qu'une nouvelle mise en scène Je ne

suis qu'une nulle. Je n'aurais jamais dû dire ce que je pensais.

C'est toujours la même chose, je me fais avoir. Je suis une vic-

time. Autant d'expressions d'un même sentiment qui prend

racine dans l'inconscient de celui qui l'éprouve, plus que dans

le réel. Autant d'expressions d'un même sentiment qui main-

tient la personne licenciée sur le lieu de mort.

Or, si l'homme veut rester vivant, au-delà des épreuves qu'il

rencontre, il lui faut accepter que sa souffrance n'ait de sens

qu'au regard du réel. Toutes les autres justifications, qu'elles pas-

sent par la culpabilité, le masochisme ou le délire des grandeurs,

appartiennent au monde irréel des fantasmes. Il arrive que, pour

Page 36: Edith Stein

LE LICENCIEMENT

321

échapper au vide que laisse la mort de l'être cher, nous nous

entourions de toutes sortes de souvenirs-fétiches. Devant le videde la perte d'emploi, par le sentiment de culpabilité ou par ses

dérivés, nous faisons remonter nos vieilles blessures narcissiquescomme des souvenirs-fétiches. Dans les deux cas, c'est le deuil

que nous empêchons, et donc la vie.

Devant la radicalité de la mort, le deuil est toujours difficile

à faire car il nécessite précisément l'acceptation de la perte, etdonc l'acceptation de ne pas « être tout ». Cependant, on com-

prend aisément que le deuil soit indispensable à faire pour quele désir perdure et ne se fige pas dans les filets inextricables dela culpabilité, qui est toujours mensonge pour l'inconscient. Com-ment le désir peut-il rester vivant en dehors du manque qui lefait naître/être ? Ne faut-il pas entendre la face cachée des motsde Claude savoir perdre son travail pour pouvoir gagner sa vie ?

Avec ou sans emploi, à 10, 40 ou 80 ans, il s'agira toujours de« gagner sa vie »pour garder vivant en soi son désir, pour l'extir-

per des pièges qui le menacent en son inconscient. Gagner sa

vie suppose une lutte qui sera le plus fort, la mort ou la vie ?Le ou la chargé(e) de famille qui a perdu son emploi a quelqueraison supplémentaire de chercher à gagner sa vie en termes de

salaire. Une fois la procédure de licenciement close, comme

après que la pierre tombale ait été refermée, son regard devrase tourner résolument vers l'avenir. Certes, cet avenir est

inconnu et marqué par la blessure de la perte. Mais un avenir

est toujours possible pour celui qui ne reste pas dans la tombe

avec la mort.

AMÉNAGEMENT D'UN NOUVEL ESPACE-TEMPS

Nous le savons, pour l'homme, gagner sa vie suppose toujours

qu'il devra payer de sa personne, de son temps, de son argentou de son corps, ce qui revient au même. La personne qui cher-

che un emploi devra, elle aussi, payer de son temps et de son

argent. Plus vite elle se mettra à cette tâche, proprementhumaine, plus vite la vie repartira en elle. Il est important, pré-

cisément, que le temps donné auparavant au travail ne cède pasindifféremment sa place à un temps d'errance ou de loisir. La

monnaie d'échange, en matière de vie, est le travail, sous quel-

que forme qu'il soit. Tout cabinet de conseil en orientation pro-fessionnelle est habilité, par son expérience, à l'affirmer cher-

cher un emploi requiert de celui qui s'y adonne un investisse-

ment en temps parfois plus important que celui qu'exigeait sa

Page 37: Edith Stein

322

fonction précédente. Un temps plus coûteux aussi, en énergie

et en imagination. En perdant son emploi, la personne n'a pas,

pour autant, perdu sa capacité à travailler, ni sa compétence, ni

ses goûts, ni son ambition. A elle de maintenir ce potentiel, d'une

manière la plus productrice et la plus féconde possible. De ce

point de vue, il peut être éclairant d'écouter les enfants dont l'un

des parents a perdu son emploi. Certains dirons « Papa ne tra-

vaille pas, il est au chômage. » D'autres dirons « Papa ne tra-

vaille plus dans telle entreprise il cherche autre chose. » Les

uns se placent sur le versant négatif d'un deuil pas encore fait,

tandis que les autres abordent le versant positif du deuil à faire.

Et quand on sait que les enfants traduisent la réalité que vivent

leurs parents, la conclusion s'impose

Il est vrai que ce nécessaire maintien « en activité » est plus

facile lorsque la capacité professionnelle est assez indépendante

de l'employeur qui, pendant un temps, l'a utilisée pour servir

l'entreprise. Un ingénieur qui est retiré d'un projet spécifique

dont il avait la responsabilité a beaucoup plus de mal à mon-

nayer directement et immédiatement ce qu'il vaut. Le passage

à vide sera nettement plus douloureux et éprouvant.

Dans tous les cas, un nouvel aménagement du temps et de

l'espace de travail est nécessaire à une bonne recherche d'un

nouvel emploi. Chacun fera selon la réalité qui est la sienne, plusou moins facile mais jamais impossible. Personnellement, aura

été décisif pour moi l'aménagement à à la maison » d'un espace

de travail fonctionnel et protégé de l'environnement trop immé-

diatement familial. D'autres trouveront des solutions différen-

tes celle d'aller chaque jour, faute de place chez eux, travailler

dans l'appartement qu'un voisin aura mis à leur disposition. Ils

pourront ainsi rédiger des curriculum vitae, prendre des rendez-

vous ou des conseils par téléphone, examiner les offres d'embau-

che, se donner l'exigence de rencontrer chaque semaine une per-sonne différente susceptible de les écouter, voire de les conseil-

ler ou de les orienter dans leurs recherches. Un licencié en

recherche de nouvel emploi ne doit pas se considérer comme

un malade impur et contagieux.

Dans ces moments où, rappelons-le, le chercheur d'emploi »

est fragilisé dans son image et dans son narcissisme, la prudence

est sans doute la vertu qui lui est la plus nécessaire. Prudence

pour ne pas se jeter sur la première offre qui se présente à lui

comme sur une bouée de sauvetage, car elle pourrait tout aussi

bien se crever et le laisser couler. Prudence aussi pour savoir

ne pas écouter tous les conseils qui lui sont généreusement pro-

digués. En ce temps de recherche, le discernement est de mise

Page 38: Edith Stein

LE LICENCIEMENT

323

Ainsi, quelque temps après mon licenciement, une amie d'école

me téléphone pour me dire Eh bien c'est formidable, tu vas

pouvoir t'occuper de tes enfants et prendre le temps de vivre. »

Inutile d'insister sur la perversité de tels propos qui reviennent

à nier la réalité et contribuent à enfoncer le chercheur d'emploidans la dénégation, l'humiliation et le découragement. A quoibon me donner cette peine pour trouver un nouvel emploi ?D'autres brandiront le drapeau du bénévolat Au regard de la

vie qu'il faut gagner, le temps nécessaire de travail ne peut être

celui du loisir. L'offre requiert la demande et réciproquement.La réalité du travail rémunéré n'est pas celle du bénévolat l'une

n'exclut ni n'annule l'autre. Mais, une fois encore, ne faut-il passavoir respecter l'autre, à la place qui est la sienne, en l'occur-

rence à celle de quelqu'un qui travaillait pour vivre, qui a perduson emploi et cherche à en trouver un autre ? Ce n'est pas l'aider

que de le démobiliser de façon arbitraire, simplement pour réglernos comptes d'angoisse ou de jalousie. Autre chose est de le sou-

tenir dans la réflexion qui peut être la sienne. Seuls de vrais amis

sont prêts à vous apporter ce soutien nécessaire.

UN TEMPS PRIVILÉGIÉ

DE RÉFLEXION ET DE REMISE EN CAUSE

Une personne vient de quitter un emploi, de cesser une colla-

boration. Ce qu'elle y a rencontré d'agréable comme de désa-

gréable, de facile comme de difficile, constitue en soi une expé-rience dont le bénéfice n'est pas négligeable. Il serait dommage

que le chercheur d'emploi »ne prenne pas un temps pour reve-

nir sur cette expérience. Qu'il fasse cette analyse seul ou avec

l'un ou l'autre ami dépendra des circonstances, mais lui sera tou-

jours d'une grande utilité. Sans peur il se posera les questionssur le passé qui prépareront l'avenir Qu'est-ce que j'aimaisfaire ? Qu'est-ce qui me pesait ? Qu'est-ce qui me fit progresserdans ma compétence, dans ma créativité ? Quelles concessions

me sont impossibles ? Quelles priorités motivaient mes choix et

mes décisions ?

L'appréciation d'un travail, pour être valable et intéressante,doit aussi tenir compte du contexte d'exploitation. Et ce contexte

est important à analyser. Car les raisons pour lesquelles

l'employé n'a pas « fait l'affaire dans telle situation » peuventtout aussi bien être celles qui le feront apprécier dans telle autre.

Ce qui, dans une personnalité, a été vécu comme embarrassant

pour tel projet peut, en revanche, être utile à tel autre. Quel mal

Page 39: Edith Stein

324

y a-t-il, en effet, à ne pas être créatif dans tel environnement et

à déborder d'imagination dans tel autre ? Pourquoi ressentir de

la honte lorsque le licenciement est parfois le prix à payer de

la liberté de penser et d'agir selon sa conscience ?

En acceptant de se remettre en cause lui-même, le « chercheur

d'emploi » se placera, sans culpabilité, face à l'avenir. Il est pro-

bable alors qu'il apercevra à l'horizon des voies nouvelles, cel-

les qui étaient enfouies sous la culpabilité et l'humiliation. Se

poser ces questions simples et chercher à y répondre, c'est refu-

ser de rester assis sur la chaise du condamné dans la seule attente

de la sentence. Réfléchir son histoire professionnelle, c'est refu-

ser de se réduire à elle, et croire que l'on peut la maîtriser.

L'image de soi se reconstituera dans une nouvelle cohérence,

celle qui, par le deuil accompli, aura intégré la perte. On peut

mourir à un emploi sans pour autant mourir à soi-même Il est

honnête de souligner que cette période de remise en cause est

une épreuve difficile. L'avenir professionnel se transforme dans

la tête de celui qui le cherche en une épée de Damoclès « C'est

bien gentil, mais au bout du compte, vais-je trouver ? Quand ?

Et si je ne trouvais pas ? » Combien de fois aura-t-il espéré que

tel ou tel entretien prometteur aboutisse ? Et ces longues heu-

res à attendre le coup de fil décisif qui ne vient pas et ne vien-

dra sans doute jamais Combien de tuyaux se seront-ils cruelle-

ment révélés crevés ? Peut-être aussi lui faudra-t-il assumer la

trahison ou la lâcheté de ceux qu'il considérait comme de vrais

amis ? Combien d'espoirs déçus auront été les siens en si peu

de temps Autant de violences différentes qui, ajoutées parfoisà de réelles difficultés financières, agressent en profondeur le

« chercheur d'emploi ». Ce dernier en finit par oublier que l'ave-

nir de l'homme n'est jamais assuré du seul fait que nous le vou-

lons tel ou tel. L'essentiel n'est-il pas de vouloir pour soi un ave-

nir, quel que soit le présent que nous vivions ? Et d'entretenir

le mécanisme qui permet d'accueillir cet avenir, toujours autre

que nous ne l'avions imaginé ? C'est en tout cas pour quicon-

que, il me semble, le seul moyen de rester vivant.

En terminant cet article, je songé à ce couple d'Uruguayens

dont je viens de faire la connaissance. Lui, un homme d'une cin-

quantaine d'années, expulsé d'Uruguay il y a quatre ans. Avec

sa femme et sa fille il a dû quitter, non seulement son emploi,

mais aussi sa maison, son environnement social et amical. Tout

ce qui donna sens à sa vie jusqu'à présent est désormais à 12 000

kilomètres. Arrivé en France grâce à sa double nationalité, il

trouve un poste à sa mesure. Puis, quelques mois après, pour

raison de maladie, il est contraint à nouveau de quitter son

Page 40: Edith Stein

LE LICENCIEMENT

325

emploi et se voit octroyer une pré-retraite de 400 F par mois.

Quelles perspectives d'avenir pour cet homme, à la fin d'une

carrière pourtant belle et réussie ? Impossible de répondre. Mais

j'ai trouvé chez ce couple, malgré une situation matérielle plus

que difficile, l'énergie et la sérénité de ceux qui « savent gagnerleur vie » ensa face cachée et dans n'importe quelle circonstance.

Je songe aussi à ceux qui se tiennent à l'autre bout de la chaînedu travail à mes enfants qui préparent aujourd'hui, avec desmilliers d'autres, leur avenir professionnel. Or, bien souvent, jeme demande si le système scolaire respecte bien en l'élève lefutur « chercheur d'emploi » qu'il sera un jour ? En plus de sanécessaire et difficile adaptation aux nouvelles contraintes éco-

nomiques et technologiques, le système scolaire devrait, il me

semble, lui aussi tenir compte de la face cachée de ce qu'il met

en œuvre. D'autant que, dans le devenir de chacun, rien de ce

qui se vit à l'heure de l'apprentissage et de l'éducation n'est

indifférent.

Je pense notamment aux méthodes d'apprentissage et à tout

ce qui touche les systèmes d'évaluation. A-t-on seulement songé

que de mauvaises notes à à répétition »ont, sur l'enfant, le même

impact qu'aurait sur l'adulte la répétition de licenciements ?

Quels moyens les éducateurs que nous sommes donnent à l'élève

pour qu'il puisse lui aussi faire le deuil des réussites qui lui sont

interdites aujourd'hui ? Quelles paroles d'estime lui adressons-

nous pour qu'il reconnaisse sans peur ni culpabilité ses limites

et celles du système scolaire ? Quel mal y a-t-il, en effet, pourun élève à ne pas être « bon»,quand cela signifie seulement qu'ilest plus lent que rapide, original plus que conformiste ?

Trop souvent, en éducation comme ailleurs, l'adulte, rivé

inconsciemment à sa propre enfance, utilise la politique de

l'autruche et se contente de projeter son angoisse Incapabled'assumer, dans sa propre vie, les pertes et les manques, il ne

sait pas donner à l'enfant et au jeune les moyens d'apprendreà le faire. Or préparer un enfant ou un jeune à avoir un emploin'est pas suffisant encore faut-il l'aider, dès aujourd'hui, à

« gagner sa vie » pourqu'il sache, à l'avenir, la gagner quels quesoient les incidents de parcours professionnel.

Agnès AUSCHIT7KAJournaliste

Page 41: Edith Stein

BEAUCHESNE ÉDITEUR

72, rue des Saints-Pères 75007 PARIS Tél. 45 48 80 28

MISE Elli VEIIiTE OCTOBRE 1988

Page 42: Edith Stein

Etudes 14, rue d'Asses 75006 Paris octobre 1988 (369/4) 327

Parrainage et mécénat

OdonVallet

AMULTIPLICATIONdesaides privéesaux projets spor-

tifs et culturels amène à s'interroger sur le sens deces soutiens.Concoursgracieux?Faveursintéressées? Oùse situela réciprocitédansl'échangeet lebénéficemutuel?

Que ces opérations se parent de l'anglicismeet du néo-

logismesponsoringne doit pas égarerquant à lanouveautéde cettepratique.Ellerenvoieà deuxinstitutionsantiques,leparrainageet lemécénat.Deuxinstitutionsquiont connuune nouvellejeunesse à la Renaissancepuis au xxesiècle.Leur histoire permet de comprendre leur présence.

L'ESPRIT CHEVALERESQUE

Lesponsoring,qui est lemot anglaispour parrainage »,renvoie à l'offrande et à la promesse. Chez les Grecs

(spondè),il s'agit de l'offrande de sécurité, d'une libation

précédant toute entreprise risquée (guerre,voyage,traité,

etc.).Une sorte de prime d'assurance, une garantie contreles menaces grâce au sacrificed'un bien matériel.

Ce versement est facteur de paix, et le premier porteurde trêve (spondophoros)est bien le héraut qui annonce les

Jeux olympiques.CesJeux qui tout à la fois conjurent la

Page 43: Edith Stein

328

guerre et préparent les guerriers. Des manifestations ambi-

guës où tous les hommes en âge de se battre sont en train

de jouer sur les stades, mais où tous les joueurs sont en

train de lutter pour la victoire.

La dimension militaire du sponsoring est toujours pré-

sente. En Union Soviétique, l'Armée rouge est, de loin, le

premier sponsor dans la mesure où elle emploie de nom-

breux athlètes qui ont souvent un grade d'officier. En Fran-

ce, il n'est guère d'épreuve sportive de masse qui puisse

se passer d'infrastructures militaires (tentes, camions,

moyens de transmission, etc.). La plus importante course

à pied, les vingt kilomètres de Paris, disputée sous le patro-

nage de l'Association sportive de l'armée de l'Air, réunit

vingt mille « fantassins du bitume ».

Et le Paris-Dakar, avec ses nombreux concurrents mili-

taires et ses avions Transall pour les transports, constitue

une gigantesque Transsaharienne où autos et motos suc-

cèdent aux spahis et méharistes. Quant aux industries

d'armement (Dassault, Aérospatiale), elles fournissent à

leur personnel des installations sportives parmi les plus

modernes. Et l'équipe de football Matra-Racing allie le

sport le plus populaire au club le plus huppé sous le patro-

nage des missiles les plus modernes. Le peuple, les chefs,

les armes, c'est bien le triple facteur de la belligérance.

D'une manière plus générale, le sponsoring sportif s'est

beaucoup développé à partir du milieu des années soixante-

dix. L'idéologie non violente « soixante-huitarde » était

alors sur le déclin. Et la triple crise énergétique (après la

guerre de Kippour), économique et technologique lançait

aux puissances occidentales un nouveau défi. Aux idéaux

participatifs ou conviviaux se substituait une mentalité de

gagnant.

Un univers impitoyable oppose winners et loosers. Ainsi

de grandes entreprises engagent leurs collaborateurs dans

un challenger trophy. Il s'agit pour chacun de ces cadres de

« troquer son stylo pour une boussole et son téléphone pour

une carte d'état-major ». Un raid de quatre jours sur un

parcours « tout terrain » évoque les marches forcées, sac

au dos. Une autre épreuve propose aux cadres dynamiquesun entraînement à l'audace avec parachutisme, progres-

sion sur un filin et saut dans le vide. On oscille entre par-

cours du combattant et circuit du risque.

Le sponsoring s'appuie d'ailleurs sur les valeurs viriles.

Tabac et alcool financent à eux deux près de la moitié des

Page 44: Edith Stein

PARRAINAGE ET MÉCÉNAT

329

parrainages sportifs. Du cow-boy de Marlboro au beauf »

de Ricard, il s'agit d'une affaire d'hommes.

LE CULTE DU HÉROS

Cette dimension militaro-religieuse du sponsoring ren-

voie donc à l'antiquité païenne dans son culte du corps.Il s'agit de rassembler le peuple dans une même force et

une même foi. L'époque moderne a seulement allongé un

peu les mots d'autrefois, mais les idées sont les mêmes

le culte est devenu culture, la communion communication

puis la messe message.Quand les organisateurs des Jeux olympiques d'Albert-

ville négocient, grâce à l'aide de multiples sponsors, lesdroits de retransmission, ils cèdent à des télévisions amé-

ricaines la possibilité de communiquer avec toute la pla-nète via satellite. Selon le mot du Général de Gaulle, tou-

tes les familles, « avant de s'endormir, voient et entendent

simultanément les mêmes émissions des mêmes ondes ».

Elles jouissent du même spectacle, acclament les mêmes

acteurs et vibrent aux mêmes exploits dans une religiondu dépassement où le livre des records tient lieu de tables

de la loi. Mais, de Gaulle dût-il s'en retourner dans sa tom-

be, les droits de retransmission sont toujours fixés en mon-

naie américaine. L'olympisme sacrifie au dieu dollar quibranchera des milliards de téléspectateurs sur les dieux du

stade selon la devise du billet vert In God we trust.

C'est ici qu'on peut repérer le mélange du chrétien et

du païen, du preux et du héros. Le parrainage emprunteà la pédagogie physique et au conseil spirituel. Historique-ment il fut, pour tant de jeunes convertis, une sublimation

de la pédérastie par la transformation de l'érotisme de la

chair en délectation de la grâce (1). L'aîné n'est plus l'ini-

tiateur aux mâles vertus, mais le guide des célestes ravis-

sements. On est passé du gymnique au séraphique. Et

l'entraîneur sportif est devenu directeur de conscience (2).

L 'ŒUVRE PIEUSE

Le sponsoring moderne représente une sorte de synthèseentre la pédagogie païenne et le parrainage chrétien. Ducôté païen, le coach, un mot anglais d'origine hongroise J3)

qui désigne une voiture puis son conducteur (le cocher),

1. En grec, abandon de

l'éros pour l'agapè et mutation

de la grâce icharis) physiqueen grâce spirituelle.

2. On aura une idée de

cette mutation avec le récit

d'un avocat africain du tn*

siècle, Marcus Minucius

Félix, récit qui fait allusion à

un « sponsor », Octavius San-

narius De son côté, il a

toujours brûlé pour nous

d une amitié si vive que, dans

les divertissements comme

dans les affaires sérieuses, sa

volonté s'accordait avec la

nôtre nous avions les mê-

mes désirs et les mêmes aver-

sions on eût dit une seule

âme partagée entre deux

hommes. C est ainsi que lui

seul fut le confident de mes

goûts et qu il partagea aussi

mes erreurs et lorsque, le

brouillard s'étant dissipé, jesortis de l'abîme des ténèbres

pour m'élever vers la lumière

de la sagesse et de la vérité.

il ne me refusa pas sa compa-

gnie, mais ce qui est plus glo-rieux encore, il s élança pourme montrer la route. Autre

témoignage de la même épo-

que sur le parrainage, celui

de Clément d Alexandrie

(Quis dives solvetur XLI, Il« Il est absolument nécessaire

que toi, qui es grand puissantet riche, tu établisses au-

dessus de toi un homme de

Dieu comme entraîneur

jaleiplèsl et pilote Ikubernè-

tenl. Respecte au moins un

homme, crains au moins un

homme. Habitue-toi à écou-

ter au moins un homme quite parle franchement d une

façon dure mais salutaire..

3. De la ville de Kocs, dans

le Nord-Est de la Hongrie, où

se trouvait un poste de relais.

Cf. français « coche

Page 45: Edith Stein

330

la conduite des études ou des sports, une sorte de tutorat

et de surveillance qui rappelle les origines du pédagogue

celui qui conduit le jeune de la maison à l'école. Entre le

coach et le sponsor, l'entraîneur et le patron, s'établit une

complicité ambiguë le pédagogue et l'économique ne font

pas toujours bon ménage. Mais, tant bien que mal, Banide

et Tapie pour l'Olympique de Marseille doivent marcher

dans la même direction.

Toujours du côté « païen », ce culte de l'héroïsme, ce goût

pour le physique. Sous l'égide d'une banque américaine,

des entreprises peuvent offrir à leurs clients privilégiés une

journée au volant d'une voiture de course de formule I.

Moyennant des prix d'entrée élevés, de nombreux clubs

organisent des soirées-rencontres entre joueurs et diri-

geants d'entreprise cocktail, match, dîner-spectacle ce

sont les retrouvailles de la performance corporelle et de

la réussite financière.

Du côté païen encore, le culte de l'impossible exploit et

de la jouissance étrangère, une expérience du plaisir de

l'autre avec ses propres moyens, un renouvellement de la

sensualité pour l'exploration d'autres univers. Exotisme

rime avec érotisme, comme le montre ce film publicitaire

(primé à un festival) d'une chaîne de magasins de sport.

Un clip montre un skieur de fond dans les dunes d'un

désert. L'autre clip met en scène une golfeuse au fond d'une

piscine. Le sable mime la neige et l'eau bleue l'herbe verte.

L'homme et la femme sont à la fois au cœur de la nature

et au-delà. Ils symbolisent littéralement la métaphysique.

Du côté chrétien, on notera la sublimation du physique

vers des activités psychiques. Le sponsor s'intéresse moins

au team (équipe) de soccer (foot-ball) qu'à l'esprit d'équipe

du football aux Etats-Unis la violence partagée dans les

règles de l'instinct. Le sponsor s'intéresse moins au tennis

de Roland-Garros qu'à la bonne société comme modèle

populaire. En ces temps de guerre économique, le sport

rassemble grands de ce monde et foules anonymes dans

une même quête de la victoire.

Quand les supporters anglais chantent Oh When the

saints go marching in et que les membres de leur équipe

boivent tous à la même coupe, qui n'y verrait la commu-

nion des saints ? Le rôle du sponsor est alors de parrainer

la rencontre de ces hommes exemplaires avec le plus large

public grâce aux médias, les sportifs de haut niveau

Page 46: Edith Stein

PARRAINAGE ET MÉCÉNAT

331

deviennent des modèlesédifiantset leurs réussites socia-

les des légendesdorées.

Du côté chrétien encore, on notera le parrainage de labienfaisancesous l'égidedu charitybusiness.C'est un peule symétriquedu sponsoringsportif d'un côté tout ce quiest beau, jeune et fort de l'autre, chagrin, misère et dis-

grâce. Une sorte de mémorialdes victimes qui viendraitcontrebalancer le vedettariat des conquérants. Un équili-bre entre gloireet pitié, puisque chaque homme dans savie frôle fortune et malheur et que les médias doivent lui

renvoyer l'écho de sa jouissance et de sa plainte.

Le problème est alors de savoir ce que le public peutaccepteren matièrede laideur et de désespoir.Onconnaîtle triomphe du « téléthon» plus de deux cent millionsrécoltés auprès des téléspectateurs d'Antenne2 pour soi-

gner la myopathie. On sait moins que, deux ans plus tôt,la Fondation d'un groupe d'assurances (Fondation duG.P.A. Groupe populairedes Assurances)avait récom-

pensé laprincipale équipede recherche françaisedans cedomaine et l'avait aidée à accomplir un progrès décisif.

Maisce prix était alorspassé inaperçu le public n'était

pas encore prêt à regarder en face le spectacle d'enfants

flasques.Commepour le cancer, le succès médiatiqueneviendra qu'après les premièresavancéesde la rechercheon ne donne pas pour les causes perdues. Mais le risquedu sponsoringn'est-il pas alors de voler au secours de lavictoire ? Quant au maniement de l'émotion, il n'est pasnon plus sans périls. On peut couvrir d'or le pathétiqueet mettre au régimesec le questionnement. Il y aura plusde fondationspour l'enfancemalheureuseet l'Afriqueaffa-mée que pour les détenus et les malades mentaux. En ce

sens, laparrainagedesbonnescausesapparaîtparfois,pourparaphraser Bernanos, comme la grande quête des

bien-pensants.

LA COMMANDED'ŒUVRES D'ART

Du sponsoringou parrainageau mécénat, le lien princi-pal est noué par l'argent. Le parrain est, pour le sportifcomme pour l'enfant, celui qui fait des cadeaux. C'estl'abus de ces présents que les protestants dénoncèrent au

Page 47: Edith Stein

332

xvie siècle les munera lustrica (offrandes purificatoires) leur

semblaient entachées des mêmes ambiguïtés que les

indulgences.

Le même reproche est aujourd'hui lancé contre certains

sponsors la maffia blanchirait l'argent de la drogue en sub-

ventionnant Maradona, et le club de Naples, comme Matra,

disculperait l'argent des canons en parrainant le Racing.

Grâce au sport, le malhonnête argent gagnerait une image

chevaleresque comme tous les chauffards de France ornent

leur pare-brise d'une carte de bienfaiteur des orphelinats

de la Police ça peut toujours servir.

La même suspicion concerne le mécénat. Les « idéolo-

gues du soupçon » y verront un dédouanement maquillé.

Les grands concerts de rock ne sont-ils pas un nouvel

opium du peuple et les idoles de la scène des fétiches

d'amour hystérique ? Voilà le grand retour des cultes orgia-

ques qui métamorphosent un cortège d'esclaves en choeur

des gens heureux.

Le débat porte donc sur les motivations du mécénat. Le

banquier apparaît-il comme un margoulin ou un grippe-

sou ? Il se lancera dans l'activité la plus désintéressée,

finançant l'art abstrait ou la préhistoire. Les marques de

cassoulet traînent-elles l'image bedonnante des congrès

radicaux ? Elles subventionnent les horizons marins en

envoyant leurs moussaillons grimper sur les haubans. Que

toutes les mers du globe retentissent du nom de William

Saurin et de Fleury-Michon

Les arrière-pensées touchent aussi au politique. L'histoire

du mécénat est intimement liée au passage du consulat

romain à l'empire. Mécène était l'ami d'Octave et devint

son ministre quand il régna sous le nom d'Auguste. Il aida

Virgile et Horace et fut bien payé de retour. Dans Les Buco-

liques, Virgile célèbre la politique agricole d'Octave qui lui

avait rendu un champ. Et dans L'Enéide, il chante la gloiremilitaire de Rome et d'Auguste. Quant aux Odes d'Horace,

elles traitent Auguste comme un dieu Lare. Le culte impé-

rial est entretenu par le mécénat, et la poésie subvention-

née sert d'étouffoir aux idées subversives comme celle de

l'incrédule Lucrèce.

Le XVIe siècle verra la renaissance de ce mécénat anti-

que. Le pape, le roi, les princes, tous les pouvoirs aident

les artistes. On sait le rôle de Jules II auprès de Raphaël

ou de Michel-Ange, celui de François 1er pour Léonard de

Page 48: Edith Stein

PARRAINAGE ET MÉCÉNAT

333

Vinci ou Benvenuto Cellini, celui des Médicis à l'égard deFra Angelico ou de Botticelli. Rôle ambigu qui favoriseaussi bien l'original que le conventionnel, commandite leschefs-d'œuvre et institue l'académisme.

Le barème du génie est fixé par la hiérarchie des courti-

sans mille livres à Molière mais trois mille à Chapelain.« Pour la gloire et le service du roi » le talent est pensionné.Mais on ne saurait dénigrer un régime dont les allocatai-

res ont nom Racine et Boileau.

La même remarque vaudrait pour la musique allemande.

Les évêques, électeurs et grands-ducs emploient comme

Kappelmeister des violoneux complaisants aussi bien quela dynastie Bach, les frères Haydn ou Mozart père et fils.

Est-on sûr qu'une commission de professionnels parvien-drait à meilleur choix ?

LE BON USAGE DE LA SÉBILE

Le mécénat moderne appelle les mêmes réponses nuan-

cées. Ainsi serait-il simpliste d'attribuer son expansionrécente à un désengagement de l'Etat. Entre 1981 et 1985,les aides privées ont beaucoup augmenté alors que, paral-lèlement, le budget du ministère de la Culture s'accrois-

sait, en francs constants, de 124%. De même est-il fort déli-cat d'évaluer l'influence du mécénat sur le contenu desœuvres. Quoi de commun entre un Festival mondial demarionnettes aidé par l'Union des Commerçants de Charle-ville-Mézières et les nouveaux vitraux de la cathédrale de

Reims offerts par une célèbre marque de machines àcoudre ?

Aides publiques et privées s'opposent quant à l'originedes fonds, mais se ressemblent par leur caractère d'assis-

tance. Le trait dominant est ici la dépendance du créateur

par rapport au financier. Ainsi, pour l'aide publique, la

règle de l'annualité budgétaire jointe aux aléas ministériels

ne garantit pas la reconduction des crédits. La même pré-carité vaut pour l'aide privée confrontée aux changementsdirectoriaux ou aux mutations stratégiques des entreprises.

Au temps de Malraux, l'Etat se faisait mécène pour ama-douer la culture de gauche, émettre une rime osée entre

gaulliste et artiste. Au temps de Léotard ou de Jack Lang,

Page 49: Edith Stein

334

l'entreprise se fait mécène pour éclipser la crise et le chô-

mage, travestir le labeur en beaux-arts.

Les thèmes ne sont pas moins conjoncturels. Dans les

belles années du lacanisme, on a vu de grandes entrepri-

ses italiennes sponsoriser des congrès de psychanalyse au

bord des piscines de palace. Avec le retour du religieux »,

les mêmes entreprises ont sponsorisé la récitation papale

du chapelet pour l'ouverture télévisée de l'année mariale.

Les ouvriers de l'esprit savent que la sécurité va avec

la dépendance et le gratuit avec le précaire. Nul n'est à la

fois saltimbanque et financier et, selon le mot d'Aragon,

il faut bien être « héros de la légende ou comptable dans

l'âme » (4).

Odon VALLET

Maître de Conférences à l'LE.P. de Paris

et à l'Ecole Normale Supérieure

e.h. n° 302

juillet août 1988

• Dossier Société de communication ? Un examen

Machines, discours et pratiques L'économiste et les deux immatériels

Economie de l'information ou information dans l'économie ? Sur l'ordinaire

de la télévision.

· Bien consommer une éthique, une esthétique· Le Japon, démographie et territoire

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4. Sur le mécénat moderne,

on pourra se référer à Guyde Brebisson, Le Mécénat,

P.U.F., Que sais-je, 1986.

Sylvère Piquet, Sponsoring et

mécénat, Vuibert, 1985.

Michel Pomey, Traité des fon-

dations d'utilité publique,

P.U.F., 1980. Les Fondations,

brochure n° 1351 du Journal

officiel. Remo Vescia, Le

Mécénat. Art de la Communi-

cahon, communication de l'art,

Economica, 1988.

Page 50: Edith Stein

Etudes14,rued'Assas75006Parisoctobre1988(369/41 335

SCIENCE ET AVENIR

Les trous noirs du cosmos

MarcLachièze-Rey

L A

GRAVITATIONest fascinante à bien des égards. Omni-

présente en ce qui nous concerne, puisqu'elle est res-

ponsable de notre poids et de celui des objets qui nous en-

tourent, elle joue un rôle encore plus prépondérant à

l'échelle de l'astronomie. C'est elle, en effet, qui permetla cohésion et le maintien des planètes, des étoiles, des

galaxies et même de l'univers tout entier Elle gouverne

également les mouvements, les équilibres qui se manifes-

tent dans le cosmos. Comment cette interaction si simpledans sa formulation peut-elle se révéler si riche, engendrerdes structures si variées, des équilibres si fertiles ?Et quelleest sa nature ? Ces questions ont donné aux plus grands

esprits l'occasion de manifester leur génie Einstein, pres-

que trois siècles après Newton, en a donné une nouvelle

vision. Une vision qui a conduit à concevoir un des objetsles plus étranges jamais imaginés par les physiciens, le trou

noir (1).

FORCE ET MOUVEMENT

L'importance de la gravitation, son caractère universel

furent essentiellement reconnus par Newton. Nous célé-

brons cette année le tricentenaire de la publication de ses

1. Le point de nos connais-

sances sur ces objets peutêtre trouvé dans l'ouvrage de

Jean-Pierre Luminet, Les

trous noirs, Belfond, 1987.

Page 51: Edith Stein

336

Principia (2). Le schéma qu'il proposait rendait et rend tou-

jours compte de la plupart des phénomènes terrestres et

astronomiques (3) la gravitation se manifeste par une

force, c'est-à-dire « quelque chose » qui met les corps en

mouvement, ou modifie leur mouvement la loi de gravi-

tation de Newton décrit la force exercée par un corps mas-

sif sur un autre corps massif (4). Newton énonce aussi la

loi qui prescrit comment une force met un corps en mou-

vement (ou modifie son mouvement) (5) c'est la loi fon-

damentale de la dynamique, qui fait intervenir une gran-

deur a priori distincte, la masse d'inertie. La beauté de la

théorie newtonienne provient de ce que ces lois rendent

compte tout aussi bien des phénomènes astronomiques,

orbites des planètes ou des comètes par exemple (6), que

de la chute des corps sur notre planète.

La théorie de Newton, énoncée il y a trois siècles, reste

applicable à la plupart des situations où la gravitation joue

un rôle. Pourtant les physiciens ont reconnu ses insuffi-

sances dans plusieurs domaines et ont adopté la théorie

de la relativité générale, proposée par Einstein en 1916 pour

décrire la gravitation. Sur un plan expérimental, peu de

situations mettent réellement en défaut les prédictions de

la théorie newtonienne. Le cas le plus célèbre concerne

la variation du périhélie de la planète Mercure (7) la Rela-

tivité générale, contrairement à la prédiction newtonienne,

se révèle en plein accord avec l'observation.

Mais c'est sur le plan théorique que cette théorie mon-

tre pleinement sa valeur. Nous ne parlerons pas ici du fait

que la relativité générale offre la possibilité de bâtir une

théorie cosmologique cohérente, à l'origine de la cosmo-

logie physique de ce siècle (8), mais plutôt de la manière

dont elle permet de comprendre l'interaction gravitation-

nelle elle-même. En effet, dans le cadre newtonien, la ques-

tion fondamentale du principe d'équivalence restait sans ré-

ponse. Ce principe énonce l'identité entre « masse gravita-

tionnelle » (celle qui intervient dans le calcul de la force

gravitationnelle) et masse d'inertie » (celle qui intervient

dans la loi de la dynamique) (9). Cette identité apparaît,

selon la conception newtonienne, comme une coïncidence,

alors que l'on voudrait l'appréhender comme l'expression

d'une loi fondamentale non exprimée. Tandis que la masse

gravitationnelle mesure la tendance d'un corps à se met-

tre en mouvement sous l'effet de la gravitation, c'est au

2. Une commémoration

célébrée par la parution de

l'ouvrage 300 years ofgravita-

tion, par S. W. Hawking et W.

Israël, Cambridge University

Press, 1987.

3. Nous parlerons plus bas

des exceptions qui, juste-

ment, ont conduit à l'adop-

tion de la Relativité générale.

4. Une force possède les

attributs d'un vecteur, à

savoir une direction (dans

l'espace) et une intensité. La

direction va du corps soumis

à la gravitation vers celui qui

l'exerce l'intensité est le

produit de la constante de gra-

vitation G, par la masse gra-

vitationnelle, dite passive, de

celui qui la subit. Ce produitdoit être divisé par la distance

qui sépare les deux corps, éle-

vée au carré. Une formule

qui s'écrit donc

GMA Ma

r'

5. Le mouvement d'un

corps se caractérise par sa

vitesse (direction et intensité).

La vertu d'une force est de

modifier le mouvement et

donc de faire varier la vitesse

(en direction ou en intensité).

Cette variation est appeléeaccélération.

6. Et même, nous le savons

aujourd'hui, des mouve-

ments des étoiles les unes

autour des autres, dans les

galaxies, des galaxies dans les

amas, etc.

7. Mercure décrit, comme

les autres planètes, une orbite

elliptique autour du Soleil. Le

point de cette orbite le plus

rapproché du Soleil le péri-hélie n'est pas immobile

dans l'espace, comme le pré-dit la dynamique newto-

nienne. Son déplacement

apparent, de 43 secondes

d'arc par siècle, correspondexactement à la prédiction de

la relativité générale (en fait,

il s'agit d'un déplacement

résiduel, une fois retranchées

les perturbations dues aux

influences des autres

planètes).

8. Voir, par exemple, « Big-

Bang et formation de l'uni-

vers par Marc Lachièze-

Rey, Btudes, mai 1987 ou

Marc Lachièze-Rey, Connais-

sance du Cosmos, Albin

Michel, 1987.

Page 52: Edith Stein

LES TROUS NOIRS DU COSMOS

337

9. L'énoncé des lois de

Newton fait intervenir deux

grandeurs associées à un cor-

puscule, toutes deux bapti-

sées masses. Il est aisé de

comprendre cependant

qu'elles ne possèdent pas,dans le cadre de cette théorie,

le même statut. Pourtant,

pour tous les corps, ces deux

grandeurs sont toujours éga-

les, comme l'ont vérifié de

nombreuses expériences.

10. La loi de la dynamique

exprime l'effet d'une force

qui peut être électrique,

nucléaire, de contact ou

de n'importe quelle originesur le mouvement d'un cor-

puscule. Elle reste valable

pour des processus où la gra-vitation ne joue aucun r6le

par exemple dans le cas d'un

mouvement de répulsion ou

d'attraction électrostatique,

en dehors, je le répète, de

toute attraction gravitation-nelle. Et dans un tel cas, pourune force donnée, l'effet sur

le corpuscule est d'autant

plus faible que la masse

d'inertie est élevée.

11. Une autre manière

d'énoncer le principe d'équi-valence consiste à affirmer

que les effets gravitationnels,dans une configuration don-

née, ne dépendent pas de la

nature (plume ou plomb, une

espèce chimique ou une

autre) des corps auxquels ils

sont appliqués. C'est sous

cette forme que le principe

d'équivalence est vérifié par

l'expérience. C'est cette

forme qui entraîne que tous

les corps tombent avec la

même accélération dans le

champ de pesanteurterrestre.

12. Ce principe n'est pasénoncé de manière unique et

rigoureuse, mais correspond

plutôt à un courant de pen-sées qui procèdent d une

approche commune.

13. Si influence il y a, il est

naturel qu'elle relève de la

gravitation puisque, d'une

part, les phénomènes gravita-tionnels sont de toute façon

liés à la dynamique et,

d'autre part, seules les forces

de nature gravitationnelle

contraire la résistance à la mise en mouvement que mesure

en quelque sorte (comme son nom l'indique) la masse

d'inertie. Et a priori cette dernière, selon la conceptionnewtonienne, n'a rien à voir avec la gravitation (10). L'ex-

périence, l'observation de la nature nous ont pourtant mon-

tré que la masse d'inertie est toujours égale à la masse gra-vitationnelle, quel que soit le corps envisagé (11).

Comment expliquer que ces deux grandeurs, de natures

distinctes, sinon même opposées, selon le cadre de pen-sée newtonien, soient toujours égales ? Il est difficile

d'admettre là une coïncidence. C'est plutôt le signe que

quelque chose de fondamental reste à découvrir, qu'il doit

exister un lien entre les phénomènes dynamiques en géné-ral et la gravitation. Et ce lien n'apparaît pas dans la physi-

que de Newton, où l'identité entre masse gravitationnelleet masse d'inertie reste inexplicable.

Deux approches, d'ailleurs non contradictoires, ont été

envisagées pour répondre à cette question. Selon ce qu'ilest convenu d'appeler principe de Mach (12), il se pourrait

que l'inertie soit en fait une priorité d'origine gravitation-nelle cette tendance à rester au repos plutôt qu'à se met-

tre en mouvement serait due à l'influence combinée de

l'ensemble de toute la matière présente dans l'univers

cette influence, qui aurait pour effet de forcer chaque cor-

puscule à demeurer au repos par rapport au reste de l'uni-

vers, serait de nature gravitationnelle (13). Inertie et gra-vitation seraient alors deux facettes d'un même phéno-mène, si bien que l'identité entre masse d'inertie et masse

gravitationnelle serait tout à fait naturelle. L'autre appro-che est précisément celle qui conduisit Einstein (d'ailleurs

plus ou moins guidé par le principe de Mach) à formuler

la relativité générale. La simplicité de l'idée de départ rend

la théorie séduisante une des formulations du principe

d'équivalence énonce que, sous l'effet des mêmes influen-

ces gravitationnelles, tous les corps prennent le même mou-

vement, indépendamment de leur nature. Par exemple,dans le champ de pesanteur terrestre, tous les corps tom-

bent avec la même accélération autour du Soleil, toutes

les orbites des corps obéissent aux mêmes lois (en particu-lier les lois de Kepler).

Dès lors, il semble naturel de traduire cet état de choses

mais il fallait le génie d'Einstein pour le découvrir et

Page 53: Edith Stein

338

oser poursuivre cette idée par le fait que, si tous les corps

suivent les mêmes trajectoires, ce n'est pas à chaque fois

à cause d'un ajustement précis, mais parce qu'il existe une

sorte de structure géométrique sous-jacente qui les y force

dans cette géométrie, les objets ne font que suivre les cour-

bes les plus simples possibles (appelées géodésiques). Dans

la « géométrie ordinaire », non relativiste (en l'absence de

toute force), ces courbes se réduisent à des droites (par-

courues à vitesse constante). Mais, selon l'intuition d'Eins-

tein, la gravitation munit l'espace d'une géométrie plus

complexe, dans laquelle les géodésiques (seules trajectoi-

res possibles) ne sont plus des droites (14). Les corps libres

ne peuvent alors, indépendamment de leur nature, que par-

courir ces géodésiques pré-inscrites dans la géométrie. Tel

est le message essentiel de la relativité générale (15), dont

l'énoncé de base consiste à déclarer que nous vivons dans

un espace-temps de géométrie non euclidienne. Cet espace-

temps possède donc, en chaque point, des propriétés géo-

métriques, essentiellement de courbure, qui définissent les

trajectoires possibles et traduisent les effets d'inertie ou de

gravitation.

Einstein a donc construit une théorie de la gravitation

à partir d'autres concepts que ceux de Newton. En fait les

prédictions des deux théories ne diffèrent substantielle-

ment que pour des situations où le champ gravitationnel

est soit intense (cas des « champs forts »), soit « rapidement

variable ». Mais de telles situations sont peu répandues en

physique ou en astrophysique. Sur terre, dans le système

solaire, entre les étoiles, les prédictions de la relativité géné-

rale et celles de la théorie newtonienne se confondent sou-

vent, si bien que la relativité générale se réduit à son « ap-

proximation newtonienne » champ gravitationnel peu

élevé, et ne variant pas trop rapidement (ces « trop » pou-

vant bien entendu être chiffrés de manière rigoureuse).

Dans les cas où l'approximation newtonienne est pres-

que valable mais pas tout à fait, la relativité générale peut

être développée selon un formalisme simplifié, dit « post-

newtonien », qui « corrige » les prédictions de la théorie

newtonienne. Ce formalisme suffit à traiter tout ce qui se

passe dans le système solaire, ainsi que la plupart des pro-

cessus astronomiques. C'est évidemment déjà beaucoup

EINSTEIN ET NEWTON

sont capables d'agir à grandeéchelle.

14. De tels espaces avaient

justement été conçus par les

mathématiciens sous l'appel-lation de variétés. Ils ne pos-sèdent pas, généralement, la

simplicité et la régularité que

nous attribuons à l'espace

ordinaire, euclidien. Par

exemple, nous pouvons com-

parer un plan avec la surface

d'une sphère sur cette der-

nière, la somme des anglesd'un triangle n'est pas égale

à deux droits partant dans

une direction, nous revien-

drons à notre point de

départ les notions de « droi-

tes parallèles » sont fortement

modifiées, etc. Et nous pou-vons envisager des géomé-tries plus tourmentées que la

surface d'une sphère. Ce que

n'ont pas manqué de faire les

mathématiciens ils ont mon-

tré que les géométries de ces

surfaces bizarres — qu'ils

appellent géométries non

euclidiennes pouvaientêtre caractérisées par certains

paramètres, notamment la

courbure. La courbure d'un

plan est nulle celle de la sur-

face d une sphère est la

même en tout point (c'estl'inverse de la valeur du

rayon de la sphère). La cour-

bure d'une surface arbitraire

peut varier d'un point à un

autre La notion de courbure

peut être élargie aux espacesà trois dimensions, et même

davantage.

15: En fait la relativité géné-rale décrit non pas la géomé-trie de l'espace, mais celle de

l'espace et du temps confon-

dus et inséparables en une

généralisation de l'espacenommé espace-temps, qui

possède une quatrième

dimension, la dimension tem-

porelle. Dans l'espace-temps« ordinaire non relativiste,

la trajectoire de base n est pas« une droite » (être géométri-

que à une dimension, quel'on visualise dans l'espace à

trois dimensions), mais une

« droite parcourue à vitesse

constante Cette description

géométrique généralisée,

Page 54: Edith Stein

LES TROUS NOIRS DU COSMOS

339

et la relativité générale montre ici déjà sa force puisquetous les effets mesurés confirment son accord avec la réa-

lité, là où les prédictions newtoniennes sont inadéquates.Mais pendant longtemps, comme l'explique ThibaultDamour (16),le statut de la relativité générale en est restélà si cette théorie était reconnue sur le plan conceptuel,son intérêt pratique » semblait se réduire à de petites cor-rections aux lois de Newton.

Pourtant les travaux théoriques de ces dernières années

ont montré la richesse de la théorie, dans un domaine de

validité qui s'étend bien au-delà du système solaire, et où

ses prédictions diffèrent radicalement de la théorie new-

tonienne. Trois pôles de recherche essentiels se sont mani-festés la cosmologie, les ondes gravitationnelles et les

trous noirs. C'est à ces derniers que nous allons nous

intéresser.

TROUS NOIRS

Que se passe-t-il au voisinage d'un corps massif, une

étoile ou un groupe d'étoiles, par exemple ? L'influence gra-vitationnelle se décrit, selon la relativité générale, par la

géométrie autour de ce corps (et même à l'intérieur, s'il

est étendu), géométrie qui détermine les trajectoires pos-sibles, les géodésiques (17). Connaître cette influence se

ramène donc à connaître la géométrie, à savoir comment

les masses en présence ont modifié, courbé » l'espace-

temps. Dans un espace-temps plat, sans courbure, sans gra-vité, la réponse serait immédiate un corpuscule parti-cule de matière ou photon ne peut que parcourir une

ligne droite à vitesse constante la trame de la géométrieest donc tissée de telles droites et nous reconnaissons la

géométrie euclidienne ordinaire. En relativité générale, ces

droites sont remplacées par des géodésiques qui tissent une

géométrie plus complexe.

La relativité générale fournit les prescriptions nécessai-

res au calcul des propriétés géométriques de l'espace-

temps, si l'on connaît les masses en présence il faut pourcela résoudre un système d'équations, aujourd'hui appe-lées équations d'Einstein. Ces équations complexes font

intervenir des êtres mathématiques appelés tenseurs qui,d'une certaine manière, généralisent la notion de courbure.

incluant une dimension tem-

porelle, permet ainsi de

décrire simultanément les

aspects géométriques et

dynamiques des trajectoires.

16. Voir Le renouveau de

la Relativité générale », La

Recherche (1987). 189, 766.

17. Rappelons qu'il s'agitd'une géométrie à quatre

dimensions, géométrie de

l'espace-temps. La connais-

sance d'une courbe len parti-culier une géodésiquel de

cette géométrie correspond à

la connaissance d une courbe

de l'espace ordinaire à trois

dimensions (une trajectoire),mais aussi de la vitesse à

laquelle un corpuscule éven-

tuel se déplacera sur cette

courbe.

Page 55: Edith Stein

340

Ce qu'énoncent ces équations, c'est que le « tenseur d'Eins-

tein » (la généralisation de la « courbure géométrique » de

l'espace-temps) est égal au tenseur d'énergie-impulsion de

la matière (une généralisation de la densité de matière),

multiplié par la constante de gravitation. Ainsi, connais-

sant la répartition de la matière, nous sommes en principe

capables de connaître la géométrie (18).

Peu de temps après l'énoncé de ces équations par Eins-

tein, les premières solutions en furent découvertes, décri-

vant la géométrie de l'espace-temps autour de corps mas-

sifs sphériques, comme le Soleil ou les étoiles. Dès ses

débuts, la théorie devenait donc opérationnelle, davantage

même que ne l'avait prévu Einstein.

La géométrie engendrée par un corps sphérique est évi-

demment elle-même à symétrie sphérique et les prédictions

de la relativité générale rendent parfaitement compte de

ce que l'on observe orbites des planètes autour du Soleil,

mouvement des étoiles dans les galaxies, déviation des

rayons lumineux au voisinage du Soleil se décrivent en ter-

mes de géométrie non euclidienne. Et, le plus souvent, il

est avantageux d'illustrer cette géométrie par ses géodési-

ques, c'est-à-dire en précisant quels sont les mouvements

possibles des corps qui y sont plongés ainsi la géométrie

engendrée par le Soleil se représente par l'ensemble des

orbites que peuvent prendre les planètes (ou tous autres

corps célestes, naturels ou artificiels) autour de lui (19).

Il est bien sûr naturel de penser que la géométrie autour

d'un corps massif est d'autant plus déformée, ou que

l'espace-temps est d'autant plus « courbé que l'objet cen-

tral est massif. C'est bien ce que prévoit la relativité géné-

rale. Et si l'objet est très massif (20), la géométrie change

de nature et devient pathologique il s'agit alors d'un trou

noir.

Un trou noir apparaît donc en premier lieu comme une

solution possible aux équations de la relativité générale.

La définition résulte immédiatement du type de descrip-

tion que nous mentionnions précédemment c'est « une

région de l'espace-temps à l'intérieur de laquelle le champ

gravitationnel est. si intense qu'il empêche toute matière

et tout rayonnement de s'en échapper ». Cette définition

ne garantit pas, bien entendu, qu'un tel objet puisse se ren-

contrer dans l'univers, mais il existe du moins en tant que

solution de la théorie, et il est parfaitement défini, du pointde vue de l'influence qu'il exerce sur son voisinage.

18. Le tout doit être, bien

entendu, mené de manière

cohérente le problème n'a

de sens que si la distribution

de matière envisagée est elle-

même capable de rester en

équilibre ou en évolution

dans la géométrie trouvée.

19. On sait d'ailleurs que la

connaissance de tous ces

mouvements permet de cal-

culer la masse du Soleil. Si

par exemple hypothèse

purement académique le

Soleil n'était pas lumineux,

nous pourrions mesurer sa

masse par l'analyse du mou-

vement de la Terre et des pla-nètes voisines.

20. Plus exactement il fau-

drait dire trop massif pourun rayon donné, c'est-à-dire

plus compact.

Page 56: Edith Stein

LES TROUS NOIRS DU COSMOS

341

On conçoit facilement que, plus un corps est massif, plusun objet quelconque aura du mal à échapper à son attrac-

tion. Ce qu'énonce la relativité générale, c'est qu'il pour-rait exister des objets si compacts que rien absolument, pasmême de la lumière, ne pourrait s'en échapper. Plus pré-cisément, à un corps sphérique de masse M, la théorie asso-cie un rayon particulier Rs = 2 G M c2, appelé rayon de

Schwarzschild (G est la constante de gravitation) à l'inté-rieur de ce rayon, le champ gravitationnel est si intense

que rien ne peut s'échapper.

Prenons le cas du Soleil, de masse environ 2 1030kg. Il

est facile de calculer son rayon de Schwarzschild, soit envi-ron 3 km. Pour que le Soleil soit un trou noir, il faudrait

que son rayon soit inférieur à 3 km (alors qu'il avoisine700 000 km). On conçoit que le problème de l'existence

des trous noirs se ramène à la question existe-t-il des

objets suffisamment compacts pour être entièrement situésà l'intérieur de leur rayon de Schwarzschild ? Empressons-nous de dire que cette question n'a pas reçu de réponsedéfinitive nous verrons plus loin quelles perspectives offre

l'astrophysique.

Mais supposons néanmoins l'existence d'un tel objet et

examinons la géométrie qu'il engendre par l'intermédiairedes trajectoires des objets voisins. Plaçons-nous toutd'abord au-delà du rayon de Schwarzschild. Le comporte-ment est relativement normal un corpuscule peut soittomber vers le centre, soit être en orbite, soit fuir du cen-tre s'il possède une énergie suffisante (pensons par exem-

ple à une fusée, ou bien à un photon, « particule » de

lumière). Plus nous sommes proches de la masse centrale,

plus les corpuscules ont tendance à tomber vers le centre.

A la limite, si un tel corpuscule est émis depuis le rayonde Schwarzschild (ou d'encore plus près), le calcul mon-

tre qu'il n'a pas d'autre possibilité que d'être irrémédia-

blement attiré par le trou noir aucune chance de s'échap-per Rien de ce qui est émis depuis le rayon de Schwarzs-child (ou de plus près) ne peut sortir. Il n'existe que des

trajectoires dirigées vers l'intérieur la fusée, même avec

une énergie infinie, ne pourrait y échapper, et le photonnon plus Nous retrouvons la définition du trou noir.

Sitôt cette définition admise, et comprise, les conséquen-ces remarquables qui s'en déduisent montrent combien

Page 57: Edith Stein

342

étranges apparaissent ces éventuels trous noirs. En effet,

d'un objet « normal », nous nous attendons à recevoir de

la lumière émise ou réfléchie par la surface, des rayons

lumineux qui sont passés près de lui, à la rigueur déviés

mais non pas aspirés complètement tout ceci n'est plus

vrai pour un trou noir. Non seulement il serait à propre-

ment parler invisible, mais il masquerait même toute une

zone située derrière lui plus noir que le noir absolu Jean-

Pierre Luminet décrit l'aspect remarquable que prendrait

à nos yeux une telle configuration, où les trajectoires des

rayons lumineux seraient totalement déformées par

l'intense champ gravitationnel.

Rien ne peut donc sortir de cette « surface de Schwarzs-

child » et donc rien de ce qui se passe à l'intérieur ne peut

être vu. Elle constitue une limite absolue à toute investi-

gation et les physiciens lui donnent le nom d'horizon au-

delà d'elle, nous ne pouvons rien apercevoir Nous n'avons

aucun moyen de savoir ce qui se passe à l'intérieur. De

ce point de vue externe, un trou noir est donc, paradoxa-

lement, un objet relativement simple puisque nous ne pou-

vons rien en savoir puisqu'aucune caractéristique ne nous

est accessible, c'est en fait qu'il ne possède pas de caracté-

ristiques externes, qu'il est dépourvu d'attributs (21). Rien

de ce qui se passe à l'intérieur de sa surface n'est accessi-

ble à nos sens ou à nos mesures donc, en un certain sens,

« n'existe ». En quelque sorte, la présence du trou noir

divise l'univers en deux moitiés la partie interne repré-

sente un autre univers duquel nous ne pouvons rien savoir.

Cette absence d'information peut s'exprimer par la for-

mule « Un trou noir n'a pas de poils » deux trous noirs

de masses égales sont strictement identiques à tous points

de vue, alors que nous savons bien que la ressemblance

entre deux étoiles, ou deux planètes, ou deux feuilles de

chêne, n'est qu'approximative. Cela est d'autant plus

remarquable qu'un trou noir peut en principe s'être formé

à partir de la contraction de matière tout à fait ordinaire

étoiles, planètes, cailloux, etc. Et, pourquoi pas, nous pour-

rions imaginer qu'une civilisation entière comme la nôtre

pourrait avoir le triste privilège d'être engloutie par un trou

noir. Dès lors, pour un observateur extérieur, toute infor-

mation concernant ces objets, même les plus élaborés,

aurait été perdue. Ce qui est « avalé » par le trou noir perd

totalement son identité, devient de la masse, et rien d'autre.

En ce sens, la formation d'un trou noir comporte une perte

21. On peut montrer que le

seul attribut d'un trou noir

est sa masse, qui détermine le

champ gravitationnel exter-

ne, seul effet sensible du trou

noir. Pour être exact, il faut

signaler que peuvent exister

également des trous noirs en

rotation et des trous noirs

chargés électriquement.Dans ces cas, le moment de

rotation et la charge électri-

que constituent des paramè-tres supplémentaires.

Page 58: Edith Stein

LES TROUS NOIRS DU COSMOS

343

énorme d'information. C'est en quelque sorte le proces-sus le plus irréversible que l'on puisse imaginer (22).

Toutes ces caractéristiques font des trous noirs des objetsbien sûr relativement étranges. Mais, après tout, de ce quenous avons exposé, rien n'est violemment paradoxal. Lasituation contredit notre entendement uniquement lorsquenous tentons de nous représenter ce qui se passe au-delà

de l'horizon, mais justement ceci reste inaccessible à nosobservations. De notre point de vue, un tel horizon peutêtre considéré comme une sorte de frontière de l'universobservable Il est d'ailleurs remarquable que, précisémentlà où menace de se présenter une situation paradoxale, la

présence de l'horizon nous masque son horreur tout se

passe comme si une censure cosmique » (23)nous en pré-servait. D'ailleurs l'étude des trous noirs amène à penserque ces objets sont relativement «ordinaires » en compa-raison d'autres chimères dont la relativité générale pour-rait permettre l'existence et nommées « singularités nues ».

Sans doute la censure cosmique nous protège-t-elle de lavision de cette nudité

Il n'est malheureusement pas possible de détailler ici tous

les effets étonnants (mais non inadmissibles, répétons-le)

qui pourraient se produire dans le voisinage de l'horizon

d'un trou noir intenses forces de marée, déviation des

rayons lumineux, ralentissement du temps, effets quanti-

ques (24). Nous renvoyons le lecteur curieux à l'ouvragede Jean-Pierre Luminet.

Revenons à la relativité générale qui prédit l'existence

possible de ces objets. Bien que cette théorie semble remar-

quablement bien vérifiée, il est légitime de se demandersi les trous noirs existent autrement que dans l'imagina-tion des physiciens. Ce n'est pas parce que la théorie pré-dit qu'un trou noir peut exister qu'il en existe nécessaire-ment y a-t-il eu, quelque part dans l'univers, à un momentdonné de son histoire, des conditions permettant la forma-

tion d'un tel objet ? Par exemple, pour qu'un trou noir demasse voisine de celle du Soleil ait pu se former, il faut

qu'une étoile, lors d'une explosion de supernova marquantla fin de sa vie, ait pu subir un effondrement gravitation-nel comprimant suffisamment la matière pour engendrerun horizon.

22. Les physiciens asso-

cient le degré d'irréversibilité

temporelle d'un processus, la

perte d'information et la

croissance de l'entropie cor-

respondante. En ce sens la

formation d'un trou noir rem-

porte la palme. Un trou noir

est donc un objet dont

l'entropie atteint des valeurs

extrêmes, bien des ordres de

grandeurs au-dessus des

objets plus ordinaires de

notre univers.

23. Ce terme a été introduit

dans un sens bien précis parles physiciens et fait l'objetd'une conjecture aujourd'hui

célèbre, d'ailleurs récemment

malmenée.

24. Ce n'est que si l'on ne

tient pas compte des effets

quantiques que rien ne sort

d un trou noir. Au contraire

la physique quantique prédit

qu'un trou noir s'évapore

(d'autant plus lentement qu'il

est massif) en émettant des

particules.

Page 59: Edith Stein

344

D'autre part, il est aussi loisible de se demander si la rela-

tivité générale n'est pas appliquée ici au-delà de son

domaine de validité. En tout état de cause, cette théorie

n'est en effet vérifiée que pour un domaine de conditions

physiques limité, où le champ gravitationnel est bien infé-

rieur à ce qu'il serait autour d'un trou noir. Peut-être

faudra-t-il modifier la théorie pour l'habiliter à parler de

tels objets et peut-être alors la nouvelle théorie n'en

prévoit-elle pas. Dans ces conditions, et au bénéfice du

doute, il semble en tout cas légitime de scruter l'univers

à la recherche de ces objets. Le seul espoir de reconnaître

leur présence, puiqu'ils n'émettent aucun rayonnement,

consiste à déceler sur d'autres objets astronomiques l'effet

de leur intense attraction gravitationnelle.

Les astronomes, par exemple, savent que la vitesse

moyenne des étoiles dans la région centrale d'une galaxie

est liée à la masse présente dans cette région. En mesu-

rant cette vitesse, comme par exemple dans la galaxie Mes-

sier 32, ils concluent parfois à la présence de masses énor-

mes (plusieurs millions de fois celle du Soleil) dans un

espace très restreint il y a de fortes présomptions en

faveur de la présence d'un trou noir.

Mais des trous noirs encore plus énormes pourraient exis-

ter les astronomes ont observé dans l'univers une famille

d'objets dont la nature est encore mal comprise les

« noyaux actifs de galaxies ». Ces objets apparaissent sous

des aspects variés, dont les plus connus sont les quasars

(25). Ils ont en commun la propriété d'émettre, apparem-

ment à partir de volumes très restreints, d'énormes quan-

tités d'énergie qu'aucun objet autre qu'un trou noir, en

l'état de nos connaissances, n'est capable de produire (26).

Beaucoup d'astrophysiciens pensent que les quasars sont

alimentés par des processus liés à la présence de trous noirs

supermassifs, de plusieurs milliards de masses solaires.

Mais il faudra sans doute attendre longtemps avant de se

convaincre de cette présence.

Cependant des trous noirs plus proches de nous pour-

raient être présents à l'intérieur même de notre galaxie,

entre les étoiles ordinaires. Cette hypothèse provient de

l'étude d'astres particuliers, émetteurs de rayonnement X,

et interprétés comme des paires d'étoiles aux propriétés

remarquables. Plusieurs cas ont été découverts, où

l'analyse dynamique dévoile la présence d'une étoile très

25. Mais aussi radio-

galaxies, galaxies de Seyfertet autres lire par exempleLes quasars, par S. Collin et G.

Stazinska, Le Rocher, 1987.

26. Il ne s'agirait pas d'une

émission par le trou noir lui-

même, mais par la matière

présente dans son environne-

ment immédiat, fortement

chauffée et accélérée par le

trou noir.

Page 60: Edith Stein

LES TROUS NOIRS DU COSMOS

345

27. Une « étoile compacte »

se distingue d une étoile ordi-

naire, entre autres, parl'absence de source d'énergieinterne importante. Une telle

étoile est donc froide

Dans les étoiles compactes

proprement dites, naines

blanches » ou « étoiles à neu-

trons », l'attraction gravita-tionnelle (tendance à l'effon-

drement) est équilibrée parune pression. Mais aucun

processus physique n'est

capable d'opposer une pres-sion suffisante au poids d'une

étoile froide de plus de trois

masses solaires.

28. Il s'agit des objets

Cygnus X, A 0620-00 et LMC

X-3 (ce dernier appartient a

une galaxie très voisine de la

nôtre, le Grand Nuage de

Magellan).

Lumière & vie

PROCRÉATION ET ACTE CRÉATEUR

Engendrer n'est pas créer Créativité et responsabilité humaine

Paroles de femmes Le désir d'enfant au risque du progrès

scientifique La génération Procréation et dogme de la création

L'éthique de la procréation à travers trois documents.

Lumière et Vie 2, place Gailleton 69002 Lyon

compacte, de masse supérieure à trois fois celle du Soleil.

Or, pour autant que nos connaissances physiques soient

convenables, aucun type d'étoile aussi compacte ne peutposséder une telle masse, sinon justement un trou noir (27).Jean-Pierre Luminet présente ainsi plusieurs cas où lesastronomes estiment que la présence d'un trou noir est toutà fait plausible (28).

En définitive, s'il faut reconnaître l'absence d'évidenceobservationnelle convaincante de trou noir où que ce soitdans l'univers, plusieurs « candidats » méritent notre atten-tion. Ce qui justifie, si besoin est, l'intérêt que les théori-ciens portent à ces objets.

Tél. 78 42 66 83 CCP 3038 78 A Lyon

Prix du numéro 42 F (France)

Marc LACHIÈZE-REY

Chercheurau C.N.R.S.Centred'étudesnucléaires,Saclay

n° 187

Page 61: Edith Stein

CONCILIUM 1988

REVUE INTERNATIONALE DE THÉOLOGIE

215 UNE ASSEMBLÉE POUR LA PAIX

février paix face à la menace de l'enfer nucléaire

Justice face à la misère massive du Tiers Monde

Points névralgiques. Impulsion pour une penséenouvelle

Chronique L'année mariale

216 L'IDENTITÉ CHRÉTIENNE

avrilProblématique

Le regard de l'autre

Identité chrétienne et appartenancescommunautaires

Identité et vérification

Conclusion interrogative

Chronique Le Sida 1" partie

217 LE POUVOIRDANSL'ÉGLISE

juin Variantes du pouvoir ecclésial

Pouvoir ecclésial dans puissance

Chronique Le terrorisme

218 LA DIACONIE.UNE ÉGLISE POUR LES AUTRES

septembre Dans l'enfer de la misère criante les foyersd'incidence humaine

La miséricorde de Dieu commandement chrétien

Pratique diaconale sur les terrains de conflit

Perspective

Chronique Les jeux olympiques de Séoul

219 THÉOLOGIESDU TIERS-MONDE

Convergences et différences

220 LA VÉRITÉ ET SES VICTIMES

Abonnement 1988 (six cahiers) France 220 F (ttc). Étranger 290 F

Le cahier 65 F (France et Étranger) — CCP Paris 39-29 B

BEAUCHESNE 72, rue des Saints-Pères, 75007 Paris

Page 62: Edith Stein

Etudes14,rued'Assaa75006Parisoctobre1988(369/4) 347

Essms

Edith Stein

Xavier Tilliette s. j.

LA

BÉATIFICATION, à Cologne, le 1« mai 1987, d'Edith

Stein, Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix, philoso-

phe, carmélite et martyre, ne risque guère de déchaîner

un « ouragan de gloire », comme jadis celle de Thérèse de

l'Enfant Jésus. L'époque s'y prête peu, et surtout la per-

sonnalité mûre, réservée et méditative d'Edith Stein n'offre

pas la même attirance. Elle a gardé jalousement son secret.

Secretum meum mihi, répondait-elle sans ménagement à

l'affectueuse curiosité de son amie Hedwige Conrad-

Martius (1). Elle ne l'a pas trahi, elle l'a laissé se consu-

mer dans son destin, qui continue à l'envelopper et à la

cacher, jusque par l'atroce anonymat de sa mort. C'est ce

qui fait d'elle un grand symbole pour des multitudes. Si

son autre amie Gertrud von Le Fort, rédigeant La Femme

éternelle, avait sous les yeux la photographie de la moniale

et s'en inspirait pour décrire le thème du voile, le feu des

crématoires, lui, l'a livrée à un plus poignant et sublime

symbole.

UNE MARTYRE JUIVE

C'est à cause de ses origines jamais reniées qu'elle a étémassacrée. Elle est une martyre juive de confession chré-

tienne elle n'a pas interprété son sort autrement. Com-bien émouvants les mots qu'elle murmure à sa soeur au

moment où on les emmène « Viens, Rose, nous y allons

1. « Edith Stein Archives

de Philosophie 22, 1959

(p.163-174), p.163, 169.

Page 63: Edith Stein

348

pour notre peuple » Les rares paroles de son chemin de

Croix, arrachées au silence écrasant qui pèse sur ses der-

niers jours, en disent plus long que des discours sur son

état d'âme. « Vers la Pologne », griffonne-t-elle sur un der-

nier billet « vers l'Est », crie-t-elle à une ancienne élève

aperçue sur un quai de gare. L'Est, l'Orient et la terre

natale. (2). Les témoignages si clairsemés laissent enten-

dre qu'elle était sans illusions. Comme elle avait pressenti

de longue date la catastrophe, maintenant elle s'attendait

à sa propre mort.

Elle n'a pas pu ni voulu échapper au destin de son peu-

ple. Du fait de la persécution, elle était devenue hypersen-

sible à tout ce qui concernait les juifs. C'était la seule chose

qui pouvait encore l'irriter. Aujourd'hui, nous avons à faire

attention à une autre forme de susceptibilité, celle qui, par

un douloureux paradoxe, s'est émue des honneurs catho-

liques rendus à Edith Stein, après avoir protesté contre

l'installation d'un Carmel à Auschwitz. La sensibilité écor-

chée de nos amis juifs m'inciterait à taire complètement

cet aspect des choses. Mais ce serait infidélité envers Edith

Stein et son sacrifice. Elle a chéri sa double appartenance,même si cela déconcerte les chrétiens et les juifs. Qu'une

chrétienne meure comme juive ne lui a pas paru plus cho-

quant qu'une juive vivant comme chrétienne. Puissent ces

mots n'être pas durs à entendre aux oreilles de nos frères

On trouvait une amorce de sympathie, indirectement sug-

gérée par Rosenzweig, chez Eliane Amado Lévy-Valensi (3).

Elle attribuait au tempérament passif, réceptif, de la jeune

femme le choix qu'elle avait fait du christianisme. Mais

Edith Stein, énergique et virile (je renvoie au portrait tracé

par Hedwige Conrad-Martius), ne correspond pas à cette

image.

En outre, elle a redécouvert et réassumé son atavisme

religieux par la médiation du christianisme. L'idée que

Jésus était juif, Marie juive, ses frère et sœur de race, lui

était une consolation dans ses tourments (4). Elle était

Esther intercédant pour son peuple (5).

Surtout, elle n'a pas séparé la Croix du Christ et la Pas-

sion d'Israël. L'une étendait son ombre sur l'autre c'était

le sacrifice du Calvaire qui se prolongeait dans les mem-

bres de la communauté juive. Elle avait eu la révélation

de la Croix indépendamment d'une persécution encore

inexistante et imprévisible lorsque, incroyante encore, elle

2. Schwester Teresia Rena-

ta de Spiritu Sancto, Edith

Stem. Eme grosse Frau unseres

Jahrhunderts. Herder, Fri-

bourg/Br.3, 1957, p.197.

3. Les niveaux de l'être et de

la connaissance dans leur rela-

tion au problème du mal. PUF,

1962, p. 600 n.

4. P. Hirschmann, S.J.,dans Schw. Waltraud Herbs-

trith (Teresia a Matre Dei),Eduth Stein, eme grosse Glau-

benszeugin. Leben, Neue

Dokumente, Philosophie.Thomas Plöger, Annweiler

1987, p. 66-67, 82.

5. Id., p. 66, 90.

Page 64: Edith Stein

EDITH STEIN

349

6. Elisabeth de Miribel,

Comme lor purifié par le feu.Edith Stein, 1891-19J2 Pré-

face de Christian Chabanis,

Plon, 1984, p. 60 61. La pre-mière édition du livre de E.

de Miribel a paru au Seuil en

1953, sous le simple titre

Edith Stem, avec une préfaced Henri-Irénée Marrou.

7. Teresia Renata de SpirituSancto (Posselt), op. cil.,

p. 127.

8. Elisabeth de Miribel, op.

cit., p. 154.

9. Ecrite alors qu'elle était

elle-même moniale carmélite.

10. Teresia Renata Posselt,

op. ci(., p. 193.

11. Id., p. 214. Cf. la très

belle lettre sur la Mater dolo-

rosa p. 137-138, et 73-74 E.

de Miribel op. cit., p. 219.

avait été confrontée à la douleur admirablement acceptéede la jeune veuve d'Adolf Reinach, Anna, récemment bap-tisée (6). C'était une première visitation, incognito, de la

Croix bien-aimée, un avertissement personnel que scelle-

rait un jour sa vocation. Dès cette date et à son insu, elle

est marquée au signe de la Crucifixion avant d'y être vouée.

Les circonstances ont contribué, mais elles répondaient à

une prédisposition intime, à une prédestination, qui du

reste s'enracinait dans sa nature juive (Husserl « Dansle

juif se trouvent le radicalisme et l'amour du martyre »)(7).

Une de ses paroles les plus authentiques, souvent citée,est celle-ci « Cen'est pas l'activité humaine qui peut nous

aider, mais la Passion du Christ mon désir est d'y pren-dre part » (8). Elisabeth de Miribel, qui a mis cette phraseen exergue de sa belle biographie (9), a traduit « Cene

sont pas les achèvements humains. »,et l'on songe invin-ciblement à l'achèvement dans la chair de ce qui manqueà la Passion du Christ, puis à cette vie et à cette œuvre

inachevées. Le livre inachevé est précisément La Science

de la Croix, que la Gestapo a brutalement interrompue,

qu'elle se hâtait de rédiger durant les derniers mois, pres-sentant le pire. Du camp de Westerbork, elle crayonne surun bloc-notes pour sa Supérieure « Je suis satisfaite quoi

qu'il advienne. On ne peut acquérir une "scientia Crucis"

que si l'on éprouve à fond la Croix. J'en étais dès le pre-mier instant convaincue et j'ai dit de tout coeur Ave Crux,

Spes unica » (10).

C'est cette conformité au Crucifié qui donne à l'ultime

testament une alacrité merveilleuse et comme une secrète

jubilation. Tout coule de source dans ces pages pénétréesde ferveur, qui relatent l'aventure mystique de l'âme en

quête de Dieu toujours plus grand. Edith Stein en écrivant

retrouvait la paix, la transparence. Elle a réservé l'angoisseet l'amertume sans lesquelles la Croix serait irréelle

pour de rares confidences, pour un secret de souffrance

qui parfois se peignait sur son visage habituellement pleinet juvénile, au point d'en ravager les traits. Après son arres-

tation, grave et paisible au fond d'elle-même, elle ressem-

blait à une Mère des douleurs, à une Pietà, dit un témoin

(11). Les eaux du chagrin la submergeaient.

Page 65: Edith Stein

350

COMPARAISON AVEC SIMONE WEIL

La dévotion à la Croix suggère le rapprochement avec

Simone Weil, autre amante du Crucifié, elle aussi juive et

philosophe. Le parallèle a été souvent ébauché il s'impo-

sait, depuis qu'après la guerre fut connu leur destin de sup-

pliantes. Mais le jésuite Erich Przywara (12), grande intel-

ligence, ami d'Edith Stein, a fait ressortir dans la simili-

tude pourtant si grande la dissemblance qui l'est plus

encore, major dissimilitudo, en se servant de la formule du

IVe concile de Latran qui lui était chère. Il se place avant

tout sur le plan de la philosophie. Mais quel que soit de

part et d'autre l'amour véhément et tendre envers le Christ

(dont le fanatisme du malheur chez Simone n'émousse pas

le caractère personnel), la forme du mysticisme sépare irré-

ductiblement la moniale et l'errante. Pour celle-ci, la nuit

obscure est la nuit de l'exinanition, « l'enténèbrement

extrême de la divinité dans les bas-fonds de la nuit maté-

rielle », décréation, servitude, tandis que pour celle-là elle

est la nuit de l'origine divine insondable, « nuit des pro-

fondeurs jaillissant de l'amour nuptial », « nuit de Dieu en

soi ». Mais les noces divines se parachèvent sur la Croix,

dans la Passion de l'Agneau immolé l'union nuptiale« s'accomplit 'sous l'arbre de la Croix', parce qu'elle est

le fruit de la mort du Christ et qu'elle se réalise par la par-

ticipation à ses souffrances sur la Croix ». « Plus la nuit est

profonde et la mort cruelle, plus l'âme sent avec quelle sou-

veraine puissance Dieu la presse de consentir à cette divine

union » (13). Ces phrases ont un accent prophétique.

Nuit des noces de la Croix, énonce Przywara en un rac-

courci impressionnant, où se rejoignent la nuit essentielle

de la Carmélite et la nuit existentielle de sa sœur gnosti-

que, la nuit de l'excès de lumière et la nuit de l'abandon

divin analogie nocturne de la ressemblance dans la dis-

semblance. Dans l'unique et grandiose symbole de la Nuit,

conclut Przywara, Edith Stein et Simone Weil se montrent

les vraies filles de leur père saint Jean de la Croix. Toute-

fois, il y a un abîme entre la mort d'inanition de Simone

Weil, qui se laisse dépérir volontairement, et l'immolation

d'Edith Stein, dépouillée comme son Sauveur et poussée

au supplice.

Non pas qu'elle n'ait rien fait pour échapper au bour-

reau. Le test du martyr authentique, rappelait le patrolo-

gue Henri-Irénée Marrou dans sa préface à Elisabeth de

12. Article reproduit dans

le recueil de W. Herbstrith.

13. La Science de la Croix.

Passion d'amour de saint Jean

de la Croix. Traduit par Fr.

Etienne de Sainte Marie,

Nauwelaerts, Louvain, 1957,

p. 288-305.

Page 66: Edith Stein

351

14. Comme l'or. p. 20.

15. La Science de la Croix,

p. 41-42.

16. W. Herbstrith, op. cit.,

p. 83.

17. Id., p. 82.

18. Cf. Teresia Renata Pos-

selt, op. cit., p. 112.

19. Edith Stein. Ein Opferdes Nationalsozialismus

dans W. Herbstrith, op. cit.,

p. 85-107.

Miribel (14), est l'absence de témérité, de provocation à

la manière de Polyeucte, le refus du suicide et quand se

ferment toutes les issues, l'acceptation généreuse et joyeusede l'inéluctable. Une fois barrée l'éventualité d'un hâtif

départ en Suisse, Sœur Bénédicte s'en est remise de son

sort à Dieu. L'heure des ténèbres était l'heure de la foi pure.Car la nuit obscure n'est pas la nuit étoilée, ni la magiedu clair de lune (15). La foi est cette nuit obscure, « l'obs-

curité de minuit ». Mais dans la noirceur même de cettenuit une lumière traverse, la lumière de la Croix dont il

est écrit qu'elle resplendit, (ulget. A cette lumière Edith

Stein a d'emblée fait le lien entre le destin de son peupleet le sien. Une conversation de 1932, en lui apprenant les

premiers pogroms, lui avait ouvert les yeux J'avais déjà

auparavant entendu parler de mesures sévères contre les

juifs. Mais maintenant tout à coup je voyais clairement queDieu encore une fois appesantissait sa main sur son peu-

ple et que le destin de ce peuple était aussi le mien (161.Et le 9 décembre 1938, elle écrivait ces lignes mémorables,

qui font allusion à son nom de religieuse « Sous la Croix

j'entendais le destin du peuple de Dieu, qui commençait

déjà alors à s'annoncer. Je pensais que ceux qui compre-naient que c'était la Croix du Christ, ceux-là devaient au

nom de tous la prendre sur eux. Certes, aujourd'hui je sais

davantage ce que cela veut dire d'être l'épouse du Seigneursous le signe de la Croix. Mais parce que c'est un mystère,il sera toujours inconcevable C'est pourquoi il faut

passer de la « science de la Croix » auportement de Croix

(18).

PERSÉCUTIONTous n'étaient pas aussi lucides, aussi intransigeants. Le

professeur de Tübingen Joachim Kôhler (19) rappelle avecune grande honnêteté l'attitude pour le moins ambiguë ducardinal Michael Faulhaber au début du national-socialis-

me, alors que de son couvent Edith se dépensait en vain

pour obtenir un secours (plus tard, la persécution battant

son plein, elle s'efforcera indirectement de convaincre

Pie XII de condamner par une encyclique l'antisémitisme).

L'archevêque de Munich, malgré tout une grande voix,mais trop respectueux de l'ordre et du pouvoir établis, serachètera en maintes occasions, et notamment lors de

l'arrestation du Père Ruprecht Mayer (béatifié en même

EDITH STEIN

Page 67: Edith Stein

352

temps qu'Edith Stein) et la date 1933 excuse dans

une certaine mesure le fait, qui laisse quand même une

impression de malaise. Toujours est-il que, sollicité par

son confrère d'Augsbourg Kumpmüller d'intercéder pour un

Justizrat Hofner, Faulhaber répond sans ambages A un

catholique sincère, d'une grande intelligence, juif de nais-

sance, j'ai expliqué qu'il est dit expressément lors du bap-

tême que la foi est utile à la vie éternelle et que nul ne doit

attendre du baptême des avantages terrestres. Malgré cela,

on va maintenant très exactement faire du porte-à-porte

avec la compassion pour les juifs baptisés et je ne songe

pas à intervenir spécialement dans ce sens auprès du chan-

celier du Reich. Je prie donc de déconseiller au Justizrat

Hofner de me faire une visite. Nous avons actuellement

à mettre en ordre tant d'affaires de fond, objectives, qu'il

est impossible d'entreprendre une action en faveur de cha-

que prisonnier ou individu menacé dans sa situation. »

L'argument est stupéfiant. Par contre, les prétendus

racontars de la presse étrangère sur les crimes nazis susci-

tent de la part de Mgr Faulhaber une vive protestation au-

près de l'archevêque de Chicago. Des informations très pré-

cises qu'il reçut ensuite, c'est-à-dire après l'incident Hof-

ner, ne suffisent pas à infléchir son attitude de neutralité,

jusqu'à une date beaucoup moins précoce (20).

Il convient que ces choses soient dites, ou redites, mais

la Carmélite martyre est trop sublime pour devenir le pré-

texte d'un litige. Elle s'est vue elle-même, nous l'avons dit,

dans le rôle d'Esther, intercédant pour les siens, et Soeur

Maria Pia l'a aperçue avec sa sœur Rose, avant l'aurore

dans la chapelle, priant toutes deux les bras en croix pour

le salut de leur peuple comme autrefois Esther et

Judith » (21). Ces orantes imploraient Yahvé, le Dieu

d'Israël et Père de Jésus-Christ. La persécution les rendait

à leur mémoire juive.

MÉMOIRE

Pendant les jours du Carmel, confinée dans sa cellule,

Sœur Bénédicte s'est replongée dans ses enfances, avec

quelle fraîcheur d'âme et quelle imbattable mémoire Elle

s'est racontée et décrite dans cette Histoire d'une famille juive

(22) qui est surtout le mémorial de sa mère, Augustine Cou-

rant, femme biblique s'il en fut, dont les mains n'étaient

jamais inactives, assidue à la Synagogue, et qui savait ven-

dre le drap (en l'occurrence le bois) au Cananéen. Sa ben-

jamine, la religieuse, a su puiser à la nappe profonde des

20. Id., p. 93-95.

21. E. de Miribel, op. cit.,

p. 21, 194.

22. Aus dem Leben einer

judischen Familie. Das Leben

Edith Stein Kindheit und

Jugend. Werke Vil. Nauwe-

laerts, Louvain, 1965 (édition

complétée Herder, Fri-

bourg/ Br., 1985).

Page 68: Edith Stein

EDITH STEIN

353

souvenirs, et en préserver la transparence. Comment

l'intellectuelle a-t-elle pu restituer avec cette immédiatetéle climat de ses jeunes années ? C'est qu'elle était restéede plain-pied, en quelque sorte, avec la virginité de

l'enfance, dont elle avait gardé la trace jusque dans sa

physionomie, avec la face ronde, les grands yeux, la fos-sette qui creusait le menton, la petite taille. La narration

plastique des années universitaires, qui enchaîne sur lerécit des commencements d'une vie, explique la réussite.En effet, outre la pureté intacte de l'âme, c'est la limpiditéde l'œil formé à l'école de la Phénoménologie qui éclaire

le souvenir comme un faisceau lumineux. La narratrice a

exercé sur son passé le regard phénoménologique commeun infaillible catalyseur de mémoire.

L'attention est une prière naturelle. Y a-t-il un lien cau-

sal entre l'attention phénoménologique et la conversion ?

Le cas d'Edith n'est pas isolé. Sous la férule peu sévère du

maître de Gôttingen, qui s'en étonnait lui-même, ont eu

lieu plusieurs conversions elles ont suggéré au regrettéPère Jacques Vidal (23) l'analogie des revivals Max Sche-

ler, Adolf Reinach, Dietrich von Hildebrandt, Hedwige

Conrad-Martius, Edith Stein, Husserl pour disposer au

christianisme Il est vrai qu'il y a des exemples à rebours,tels Heidegger, Kaufmann, Fink. Mais le printemps phé-

noménologique de Gôttingen a vu fleurir des réveils, des

appels, dont il est difficile de penser qu'ils sont absolument

sans relation avec la vision eidétique. Rien toutefois n'indi-

que qu'Edith Stein ait rattaché directement sa recherche

de la vérité à sa méthode intellectuelle. D'autres voies se

sont frayées dans son cœur.

PHILOSOPHIE ET CONVERSION

Il serait dommage que l'éclat des vertus et l'auréole du

martyre effacent la valeur de la contribution philosophi-que. Dire avec le philosophe d'Augsbourg Josef Môller (24),

pourtant bien intentionné, qu'il n'en restera pas grand-chose, paraît pour le moins hasardeux. La thèse sur l'empa-thie (25), plus élaborée que l'ouvrage ultérieur sur l'Etat,est un important jalon des études phénoménologiques, etle grand Max Scheler n'a pas dédaigné d'y puiser. Mais le

23. « Phénoménologie et

conversions », Archives de

Philosophie 35, 1972, p. 209-

243. V. p. 210-214.

24. Edith Stein. Persôn-

lichkeit und Vermachtnis

(dans W. Herbstrith, op. cit.,

p. 249-261 p. 260.

25. Zum Problem der Emnfuh-

lung, Halle, 1917.

Page 69: Edith Stein

354

chef-d'œuvre incontestable, original, par lequel Edith Stein

saute définitivement hors de l'ombre de Husserl, est Etre

fini et être éternel (26), auquel nous allons revenir très bien-

tôt (27).

Fraülein Doktor Stein, avec sa mise désuète, sa taille gra-

cile, ses lourds bandeaux de cheveux noirs, était une ensei-

gnante et une pédagogue hors pair, une conférencière cap-

tivante, dont la petite silhouette stricte, la voix ferme, sans

un geste, tenaient l'auditoire en haleine. Son action publi-

que, à la fin des années vingt et au début des années trente,

est inséparable du brillant renouveau catholique de la

République de Weimar, qu'ont illustré, entre autres, les

noms de Sonnenschein, dom Casel, Karl Adam, Guardini,

Przywara, Lippert. Issu de causeries, le livre sur la femme

(28) mérite une place auprès de l'essai de Gertrud von Le

Fort. Edith Stein, peu attirée par la notion floue de com-

plémentarité, préconise la réciprocité et l'adéquation de la

personne et du sexe si la femme s'accomplit comme per-

sonne, inversement aussi la personne s'achève dans l'être-

féminin. N'est-ce pas une manière d'autoportrait qui trans-

paraît dans la description des cinq qualités féminines lar-

gesse, calme, dépouillement, chaleur et clarté (29) ? Le

modèle marial en est le filigrane secret (30). De même la

belle paraphrase de sainte Thérèse d'Avila, intitulée « Le

château de l'âme » (31), avec les différentes chambres qui

se prêtent à la variation eidétique, enchaîne des descrip-

tions qui trahissent une exquise connaturalité. Mais ce

serait outrer la réalité que de déceler dans la succession

des ouvrages un itinéraire intérieur. « Celui qui Vous a

trouvé, il n'a plus besoin d'explication. » La sentence de

Claudel vaut pour Edith Stein et pour son livre majeur.

ÊTRE FINI ET ÊTRE ÉTERNEL

De l'Eglise elle a tout aimé, tout accepté, tout accueilli,et notamment la pensée et la tradition. Etre fini et être éter-

nel publié posthume n'est pas un adieu à la Phéno-

ménologie ni une captation de la philosophiaperennis. C'est

l'appropriation fervente, sincère, d'une grande tradition

philosophique offerte à la contemplation comme un objetmonumental. L'adhésion à la philosophie chrétienne »

signifie non pas le ralliement à une philosophie détermi-

née, mais le vœu d'un perfectumopus rationis dont le tho-

misme est une magnifique ébauche qui engloberait dans

26. Endliches und ewigesSein. Versuch eines Aufstiegszum Sinn des Seins. Werke 1I.

Nauwelaerts, Louvain, 1950.

L'être fini et I étre éternel Essai

d'une atteinte du sens de l'ëtre.

Traduit par G. Casella et F.A.

Viallet. Nauwelaerts, 1972

(530 p.).

27. Là ne se borne pas

l'ample moisson récoltée parles éditeurs de Louvain, LucyGelber et le Père Romaeus

Leuven (auteur aussi d'un

complément de biographieHeil im Unheil. Das Leben

Edith Stein Reife und Vol-

lendung, Werke X, Herder,

Fribourg/Br., 1983). lis ont

été bien inspirés d'inclure des

textes paraphilosophiques.

28. Die Frau Werke V,1959. Trad. française Lo

Femme et aa destmée. Trad.

par Marie-Laure Rouveyre,

Amiot-Dumont, 1956.

29. Werke V, p. 88.

30. Id., p. 150.

31.. «Die Seelenburg »,

Werke VI (Welt und Peson),

p. 39-68.

Page 70: Edith Stein

EDITH STEIN

355

son unitotalité les vérités de la raison et de la Révélation,de façon continue et non pas opposée ou juxtaposée. La

théologie élargit et perfectionne la raison naturelle, maisla Révélation et la théologie se prolongent aussi en une phi-losophie qui parachève l'intelligence de la foi.

D'une « synidèse » (Zusammenschau) de la raison et de

la foi, Etre fini et être éternel offre la démonstration tran-

quille. Après maint philosophe, Edith Stein amorce une lec-

ture du Prologue de saint Jean (32), lecture hardiment tri-

nitaire qui implique également la vision scotiste de l'unité

de la création dans le Christ-Verbe, garant de l'unicité de

l'Etre premier et de la multiplicité irréductible des êtres.C'est cette origine de toutes les choses dans le Logos

Archétype qui les rend en quelque manière diaphanes au

monde idéal et divin. L'auteur, stimulée par H. Conrad

Martius, aperçoit le sens symbolique des objets créés,«sous le voile du mystère qui ne laisse passer qu'une

esquisse ». Elle donne l'exemple de l'or. Ce n'est point ce

qui passe qui est allégorie et parabole, c'est ce qui demeure.

Les choses caduques indiquent la nécessité d'un être éter-

nel » leur relative permanence désigne le symbole de

l'éternel, du spirituel qui est leur « signification mysté-rieuse » et leur « intériorité cachée » (33).

C'est la ligne médiane du livre, et en même temps la

veine secrète par où circule la vie des formes.

A quel point, guidée par saint Thomas, elle a assimilé

la philosophie chrétienne et s'est dotée d'une « seconde

vue » pour les objets surnaturels, aussi pénétrante quel'intuition phénoménologique, c'est ce que montre la doc-

trine des esprits purs créés, des Anges, dont elle parcourtles neuf chœurs. Dans le sillage également du Pseudo-

Denys et, à son insu ? de Nicolas de Cuse elle ratta-

che au « royaume des esprits célestes » l'Eglise hiérarchi-

que, un « Tout vivant » irrigué par la grâce (34). Le paral-lélisme est saisissant, car la réceptivité et la communicati-

vité des anges se reflètent dans cette forme d'union spiri-tuelle que représente la relation pédagogique maître-

disciple là Edith Stein parle de son propre fonds. Hed-

wige Conrad-Martius, l'un des spiritus rectoresde l'ouvrage,n'hésite pas à appliquer (mutatis mutandis) au caractère de

32. Endliches und ewigesSein, p. 103-116.

33. Id., p. 224-229.

34. Id., p. 379-383.

Page 71: Edith Stein

356

son amie le développement concernant la « nature spiri-

tuelle » angélique « Dès le début de leur être ils sont ce

qu'ils doivent être par nature et ils sont immédiatement

au faîte de leur puissance. Cette puissance n'est pas sou-

mise à de multiples fluctuations à cause du changement

des circonstances extérieures. Elle ne s'use pas en agissant,

elle ne souffre aucune vicissitude, mais elle peut être aug-

mentée surnaturellement par des influx gratuits » (35).

Elle ne s'usait jamais dans ce qu'elle faisait, commente

Conrad-Martius (36). Son énergie demeurait intacte. Il n'est

évidemment pas question de la soustraire à la condition

humaine, dont elle partageait sinon la lassitude et la fai-

blesse, du moins les dégoûts, la souffrance et la tristesse.

En effet, le beau chapitre sur les Anges se conclut avec des

accents qui sonnent encore plus vrai « Les purs esprits

sont comme des rayons par lesquels la lumière éternelle

se communique à la création. Plus grande est la distance

et plus long le chemin qui la séparent des êtres spirituels

enfouis dans une enveloppe matérielle et qui s'élèvent

comme une source de la profondeur cachée. Mais c'est jus-

tement cette source cachée qui leur donne quelque chose

de l'insondable de l'être divin. Et dans leur détachement

ils semblent plus profondément livrés à eux-mêmes que

les purs esprits entièrement portés par Dieu. Finalement,

c'est précisément par leur matérialité qu'ils ont une proxi-

mité particulière et un rattachement à Celui qui est des-

cendu dans la profondeur de l'être terrestre, le Verbe

incarné » (37).

C'est presque une confidence au second degré, comme

l'est plus loin, à propos de la vocation à la vie éternelle,

le rappel du mot de l'Apocalypse « Au vainqueur je don-

nerai une pierre [Stein] blanche, et sur la pierre sera ins-

crit un nom nouveau que nul ne connaît, sinon celui qui

la reçoit » (Apocalypse 2, 17) (38). Quand on sait avec quelle

fierté Edith Stein portait son nom de famille et appréciait

les jeux de mots auxquels il se prêtait (« Frappez la pierre,

il en jaillira la sagesse ») (39), avec quelle ferveur elle a

choisi son nom religieux, on devine combien elle a vibré

à transcrire l'allusion au nom prédestiné. Elle y adjoint,

et là encore avec l'accent d'une confidence, le privilège de

la féminité « Si une puissance de dévouement [Hingabe]

plus grande répond à la nature de la femme, dans l'union

amoureuse elle donnera plus, mais aussi elle recevra

davantage » (40). Elle l'entend surtout de l'union à Dieu.

35. Id., p. 366 (cf. 364).

36. Art. cit., p. 173.

37. Endliches und ewigesSein, p. 430.

38. Id., p. 461.

39. Aus dem Leben.

p. 115. Teresia Renata Pos-

selt, op. cit., p. 15.

40. Endliches und ewigesSein, p. 470.

Page 72: Edith Stein

EDITH STEIN

357

MYSTIQUE ET SCIENCE DE LA CROIX

Il n'y a pas à proprement parler une troisième étape,

mystique, de la vie intérieure et spirituelle d'Edith Stein.

Les dernières pages d'Etre fini et être éternel, discrètement

frémissantes, ont déjà une aura mystique. L'étude sur Jeande la Croix, intitulée Sciencede la Croix, ne fait que les con-

tinuer. Il sied d'observer que la Science de la Croix, science

toute pratique, sagesse vécue, se situe dans le droit fil de

la « sciencedes saints » (41),c'est-à-dire de la doctrine chré-

tienne incorporée, devenue lumière et substance de vie.

A-t-on suffisamment remarqué qu'entre la « philosophiechrétienne » et la science des saints », il n'y a qu'un pas ?La philosophie chrétienne, avec son dynamisme propre quiest désir de la raison, culmine dans l'éthos de la sainteté.Saint Jean de la Croix en fournit la démonstration exem-

plaire, infléchie vers la sagesse paradoxale de la Croix. Les

catégories et les symboles qui jalonnent la démarche mysti-

que articulent une science de la Croix, où la doctrine fait

corps avec l'expérience existentielle, l'idée avec l'intuition.

C'est un trajet intérieur, un itinéraire spirituel que domi-

nent les phases de la Nuit. Mais auparavant l'âme a été

touchée, sollicitée de l'extérieur par le « message » de la

Croix (42).Celle-ci s'est présentée, annoncée diversement,

jusqu'à ce que Jean de Yépes la salue et l'embrasse amou-

reusement. La doctrine, cependant, tout entière effectivité

interne et crucifixion morale, pousse à la réalisation exté-

rieure, à l'imitation (43). Il ne suffit pas de connaître et

d'éprouver la Croix, il faut la charger sur ses épaules, selon

la double imitation du Christ et de l'image gravée dans

l'intériorité.

Le livre interrompu s'est achevé tout seul dans l'existence

par l'action du martyre. Devant l'incertitude du lendemain,Sœur Bénédicte ne se départ jamais de la tranquillité etde l'objectivité qui caractérisent son écriture. Elle s'étaitinformée de son mieux auprès de la somme de Jean Baruzi,

l'incroyant fasciné, et de la biographie par le Père Brunode Jésus-Marie. A cause de la hâte, de larges pans du livresont des paraphrases. On se tromperait pourtant à n'y voir

qu'un commentaire littéral. Maints indices renvoient à

l'engagement personnel de l'auteur. Dès sa conversion, et

41. La Science de la Croix.

Introduction, p. 5. Sur cet

ouvrage, voir Hilda C. Graef,

Le Philosophe et la Croix,.

Trad. de l'anglais par Marie

Tadié. Ed. du Cerf, 1955.

42. Id., p. 9-33.

43. /d., p. 306-352 1«Sur les

pas du Crucifié -1.

Page 73: Edith Stein

358

davantage depuis la persécution des juifs, elle avait inti-

mement épousé la Croix c'est du même frisson qu'elle

tressaille lorsqu'elle évoque le chant nuptial de l'âme et

lorsqu'elle adresse un épithalame à la Croix bien-aimée.

Non sans pressentiments, elle avait pour ainsi dire para-

phé son œuvre avec cette dédicace « L'union nuptiale

avec Dieu, pour laquelle l'âme a été créée, est achetée par

la Croix, consommée sur la Croix et scellée pour l'éternité

de la Croix » (44).

Son collègue Peter Wust, autre anima candida, mort pré-

maturément, l'a vue, le jour de la vêture (15 avril 1934)

à Cologne, « entrer au choeur, s'éloigner du monde, en tant

que Sœur "Bénédicte", la "bénie" de la Vérité, de toute

la plénitude de la Vérité », alors que les assistants subju-

gués « retournent vers le monde » (45). A peu d'âmes il est

accordé de posséder une vérité qui se fasse leur substance

et leur corps. A peu de pensées il est donné de s'inscrire

profondément dans la chair des actes. A peu de vies il

appartient de réaliser jusqu'au bout l'entente parfaite de

la personne et de l'oeuvre. Edith Stein fut de celles-là.

Xavier TILLIETTE s.j.

44. Id., p. 305.

45. Peter Wust, Edith

Stein von Husserl zum Kar-

mel Ges. Werke VII,

Regensberg, Münster, 1966,

p. 300-301.

Page 74: Edith Stein

Etudes14,rued'Assas75006Parisoctobre1988(36914) 359

L'unicité du génocide jui f

YvesTernon

T

1 EXTERMINATIONdes Juifs par les nazis fut un événe-

ment unique dans l'histoire de l'humanité, unique

parce qu'il représente, dans sa démesure, un seuil jamais

atteint et infranchissable. Voilà une affirmation qui sem-

ble aller de soi et interdire toute tentative de réduction et

de banalisation. Pourtant, le thème de la spécificité ali-

mente depuis vingt-cinq ans la controverse historique sur

le nazisme (1). Ceux qui la nient soutiennent leur point de

vue par une argumentation fournie. Situation paradoxale

qui réclame donc, pour ne pas paraître une profession de

foi, une explication claire de l'unicité du génocide. Cette

explication est une redoutable épreuve dialectique. La

vérité n'est accessible qu'au terme d'un parcours semé

d'embûches.

Le philosophe a longtemps interdit qu'on aborde le sujet,

en posant une question légitime tout en refusant de la

résoudre. Peut-on penser l'impensable, dire l'indicible, con-

cevoir l'inconcevable ? Devant l'imprescriptible, il propo-

sait un moratoire de la pensée. On arrive aujourd'hui au

1. Ce fut le thème principaldu colloque international

tenu à la Sorbonne du 10 au

13 décembre 1987 sur la poli-

tique nazie d'extermination.

Les actes de ce colloquen'étaient pas publiés lors de

la rédaction de cet article. Les

références aux communica-

tions sont faites d'après des

notes personnelles avec la

mention Coll. Sorb. »

Page 75: Edith Stein

360

terme de ce moratoire et le philosophe, devant l'insistance

de l'historien, accepte le dialogue. La conscience de l'enjeu

rend cette démarche plus impérieuse. L'Histoire est fon-

dée sur une enquête objective et rigoureuse. Prendre la

mesure d'un événement, le rendre intelligible, en dégager

la signification, ce n'est pas « effacer le scandale » (2). Evo-

quer une singularité ne consiste pas à discuter une histo-

riographie. Elle est ici exceptionnellement riche et les faits

sont incontournables. Le projet de l'historien vise à inter-

préter, à historiser, à mettre le nazisme en histoire, à le

percevoir comme tout autre phénomène historique afin de

le réinsérer dans une perspective diachronique. Le philo-

sophe est sensible à ces arguments le deuil et la raison,

la mémoire et l'histoire ne sont pas antagonistes mais, dans

le temps et dans la forme, complémentaires « Penser un

événement, déclare Alain Finkielkraut, c'est cumuler deux

devoirs celui de la mémoire et celui de la connaissance.

Si ces deux modes sont disjoints, alors le savoir est menacé

d'un sommeil de l'esprit » (3).

Sur le parcours, le sophiste a placé une chausse-trappe

toutes les victimes sont respectables. Par cet amalgame,

il interdit une réflexion sur les causes d'un meurtre col-

lectif. A partir du moment où les victimes sont assimilées

les unes aux autres, les causes de leur mort sont unifiées.

Confondues, les responsabilités sont éludées. Etablir une

distinction entre des idéologies criminelles n'attenterait à

la mémoire que si le raisonnement qui conduit à cette dis-

tinction définissait une hiérarchie de valeurs dans la souf-

france. A l'opposé, placer sur un même plan les morts de

Dresde ou d'Hiroshima, ceux du Goulag, les victimes des

massacres antérieurs ou postérieurs au nazisme en invo-

quant l'inévitable cruauté de l'homme pour l'homme,

revient à verrouiller toute approche des causes premières

et à banaliser le concept de victime. Au fond de cette

chausse-trappe, la pensée s'empalerait sur le pieu de Bit-

burg. Une commune piété des cimetières conduirait à un

mépris des cénotaphes.

Les obstacles contournés, le parcours conduit à un laby-

rinthe de comparaisons. La comparaison est le seul moyen

d'affirmer l'unicité d'un événement, mais une méthodo-

logie rigoureuse est la condition de sa fécondité. Compa-

rer, c'est examiner des faits à l'aide des sources dont on

dispose, définir des concepts et les subsumer, c'est-à-dire

2. Expliquer le mal, c'est

effacer le scandale décla-

rait en 1939 Karl Barth.

3. Communication d'Alain

Finkielkraut sur le thème

« Histoire et mémoire (Coll.

Sorb.).

Page 76: Edith Stein

LE GÉNOCIDE JTTIF

361

les inclure dans des catégories ou les en exclure, relativi-

ser, non pour réduire mais pour affirmer des spécificités.Si la rigueur se relâche, si l'esprit ne décèle pas les piègesde la rhétorique, alors la comparaison dérive. Le plus banal

de ces pièges est la comparaison entre le nazisme et le sta-

linisme, devenue classique depuis les travaux d'Hannah

Arendt sur les origines du totalitarisme. Ces deux régimestotalitaires sont en effet aisément comparables. L'analysedu phénomène totalitaire permet d'isoler un cadre dans

lequel s'exercent les instruments du pouvoir et fonction-

nent les mécanismes de la persécution des groupes dé-

viants. Les totalitarismes présentent des caractères struc-

turels communs la domination de l'Etat et du parti, l'hy-

pertrophie de la bureaucratie. Ils visent à détruire l'iden-

tité individuelle et à uniformiser les comportements des

masses qu'ils contrôlent. Ces systèmes politiques sont à

même de liquider collectivement des criminels sans

crime » (Hannah Arendt) et de réaliser, sans que la raison

d'Etat les justifie, des meurtres sans profit. Le totalitarisme

représente donc une expérience originale, distincte de la

tyrannie, du despotisme et de la dictature. Comme l'expli-

quait Hannah Arendt, il substitue au « tout est permis » le

« tout est possible » et accomplit dans ses camps, qui sont

le laboratoire où se vérifie le principe, « l'âge messianiquede l'horreur ».

Pour séduisante qu'elle soit, cette comparaison a ses limi-

tes. Le cadre totalitaire facilite le crime collectif, il ne le

produit pas. Chaque totalitarisme a son idéologie. Il déve-

loppe, au sens littéral du mot, la logique d'une idée. Cetteidée sous-tend une action. Elle enferme le système qu'elle

inspire dans le carcan de sa logique, elle est réfractaire à

l'expérience. Mais, selon son contenu, la forme et la dimen-

sion de la terreur qu'elle inspire diffèrent. Bien qu'elle ait

identifié les deux régimes, Hannah Arendt a établi une dis-tinction entre leurs systèmes concentrationnaires, parlantici du purgatoire des camps soviétiques, là de l'enfer des

camps d'extermination nazis (4).Sa comparaison des deux

systèmes totalitaires élude quatre points la dimension fan-

tasmatique de l'idéologie nazie l'inégalité des sources

documentaires pour l'étude des deux régimes la différence

d'espace chronologique l'un des événements se situe dans

un temps clos de douze ans, l'autre reste plus étalé, son

4. Hannah Arendt, Lesystèmetotalitaire,Seuil,coll.Points,1972,p.179-184.

Page 77: Edith Stein

362

commencement comme sa fin demeurant flous enfin,

l'analyse d'Hannah Arendt est limitative, elle n'envisage

pas d'autres totalitarismes et, par définition, ceux qui se

sont développés après 1951, date de la publication de son

livre.

Pour saisir l'unicité du génocide des Juifs, il convient non

plus de considérer des systèmes politiques en enfermant

le nazisme dans le modèle du totalitarisme, mais d'établir

des catégories criminelles et d'analyser la politique nazie

d'extermination en se référant à une catégorie spécifique

le génocide. Si la nature du totalitarisme facilite la surve-

nue du génocide, tous les régimes totalitaires n'ont pas per-

pétré de génocide. Les meurtres de masse commis sous le

régime stalinien massacres des koulaks, famine en

Ukraine, purges de 1937 ou déportation des peuples

punis » ne peuvent être qualifiés, stricto sensu, de géno-

cides, même s'ils présentent des caractères génocidaires

(5). Le génocide est une catégorie de meurtre collectif et

de crime contre l'humanité, une partie et non l'ensemble.

Toutes les persécutions d'un groupe ne sont pas des géno-

cides. Il est à la fois impudique et impropre de spéculer

sur l'impact médiatique d'un mot pour en étendre l'usage.

Avant le national-socialisme, en se rapportant à la défini-

tion du génocide proposée par Lemkin (6), et en demeu-

rant dans le cadre chronologique du xx° siècle, le génocide

le plus comparable à celui des Juifs fut celui des Armé-

niens, et il en diffère profondément. La destruction des

Arméniens de l'Empire ottoman en 1915 fut, alors, le crime

le plus horrible de l'histoire. Ce génocide présente des

caractères spécifiques une déviation monstrueuse du

nationalisme une pratique planifiée et systématique de

la mise à mort d'un groupe une organisation du mensonge

qui permet aujourd'hui encore aux bénéficiaires indirects

du crime les dénégations les plus cyniques. Il fut d'emblée

perçu comme tel par les Puissances européennes qui,

depuis près de cinquante ans, en craignaient l'exécution.

Soutenu par un supplément d'idéologie un touranisme

(7) fanatique le régime passa à l'acte. Derrière l'écran

de fumée de la guerre, un génocide fut accompli, d'autant

plus exemplaire qu'interprétable la solution finale d'une

question en suspens, solution de facilité par la « désola-

tion » au sens littéral d'extirpation du sol d'un peu-

ple à qui furent ravis ses biens, son territoire et sa vie. Hit-

ler connaissait cet événement. Il en parla au moins une

5. Yves Ternon, « Réflexion

sur le génocide », dans Les

Minorités à l'áge de 1 Etat-

nation, Fayard, 1985,

p. 245-248.

6. Raphaël Lemkin, Axis

Rule in Occupied Europe,1944.

7. Doctrine fondée sur la

nécessité de regrouper en une

seule nation les peuples turcs

d'Asie, et se référant à une

patrie origmelle mythiqueTouran.

Page 78: Edith Stein

LE GÉNOCIDE JUIF

363

fois et la référence est certaine (8). Il n'existe cependantaucune filiation entre les deux génocides et ce n'est cer-

tainement pas la punition de l'un qui aurait pu interdire

l'accomplissement de l'autre.

La démonstration de l'unicité du génocide des Juifs impo-sait, me semble-t-il, ces préalables. L'unicité se fonde sur

cinq caractères de ce génocide, dont chacun constitue un

dépassement à l'intérieur de cette catégorie criminelle.

Chacun de ces caractères est à la fois nécessaire et com-

plémentaire à l'établissement de cette unicité. Schémati-

quement dissociés, ces cinq caractères sont le contenu

raciste de l'idéologie nazie l'inanité politique de ce crime,irrationnel dans ses mobiles comme dans son exécutionle caractère total et absolu de l'antisémitisme nazi la

dimension planétaire de la conception national-socialiste

du monde la pratique industrielle de la mise à mort.

L'IDÉOLOGIE RACISTE

Le national-socialisme se situe dans un espace à part,

dans un lieu entièrement nouveau de la pensée, un lieu

habité par une seule idée le racisme. Cette idée n'était

pas, comme dans d'autres systèmes, fondée sur un présup-

posé et affirmée par la force elle était une certitude acquise

par la raison et démontrée par des hommes dits de science

et qui appartenaient à des réalités institutionnelles l'Uni-

versité et la Recherche (9). Le national-socialisme reçut en

héritage une perversion qui affecta pendant un demi-siècle

la pensée européenne. Les sciences sociales connurent à

leur origine des dérives fatales. Elles avancèrent comme

certaines des hypothèses non vérifiées. Elles comparèrent

en les assimilant des structures différentes. Ainsi, par un

mouvement en spirale et une réaction en chaîne, se réuni-

rent en une synthèse cohérente quatre courants qui pro-

cédaient d'un même positivisme réducteur et désacralisant.

Courant historique l'histoire des civilisations est fondée

sur un principe, l'inégalité des races humaines (Gobineau).

Courant biologique la vie est une lutte permanente où seul

le plus apte survit la loi est la même pour tous les êtres

vivants (Darwin). Courant anthropologique les éléments

constitutifs de la race sont identifiables (Vacher de

8. K. B. Bardakjian, Hitler

and the Armelllall Genocide,

Zoryan Institute, 1985.

9. Michael Pollak, Une

politique scientifique le con-

cours de l'anthropologie, de

la biologie et du droit » (Coll.Sorb

Page 79: Edith Stein

364

Lapouge). Courant génétique caractères physiques ou

mentaux, tout est hérédité (extension abusive des lois de

Mendel). A partir de deux idées fausses et de deux vérités

le darwinisme et le mendélisme dans les deux pre-

mières décennies du xxe siècle, par cette réaction en chaîne,

se construisit une nouvelle vision du monde et de la société,

une Weltanschauung matérialisée sous la forme d'une

« science » nouvelle, l'hygiène raciale ou biologie raciale,

où se conjuguèrent les préoccupations de l'anthropologie,

de la physique, de la génétique et de la psychiatrie, et qui

fut transposée sur le terrain du droit. Chaque peuple fut

conçu comme un organisme qui possédait des caractères

mentaux aussi fixes et aussi transmissibles que ses carac-

tères physiques et dont les cellules partageaient un même

destin. Mortelle déviation des Lumières, cette vision per-

verse fut léguée aux « doctrinaires les plus pédants qui aient

jamais existé » (10). Ils les transformèrent en une profes-

sion de foi et un programme politique. Elle fut pensée dans

le cadre d'une politique de population. Elle se résumait en

deux mots Auslese -Ausmerze (sélection élimination)

ces deux mots définissent le génocide. Par essence, le

national-socialisme était génocidaire.

Les professionnels de l'hygiène raciale opérèrent et

eux d'abord une extension de ces concepts et introdui-

sirent dans la liste des exclus des groupes définis comme

asociaux homosexuels, prostituées, Tziganes, malades

mentaux. Ils procédèrent pendant les douze années du

régime à des classifications et à des mises en catégorie de

groupes raciaux ou sociaux qui préludèrent à leur enfer-

mement, sinon à leur suppression. Le racisme débouchait

sur une double exclusion au sein de la race, par l'élimi-

nation de la part mauvaise et ce fut l'élimination des

malades mentaux en dehors de la race, par l'élimination

des asociaux et ce fut le génocide des Tziganes, des races

inférieures et en priorité de la race antagoniste avec laquel-

le aucun pacte n'est possible la race juive. Cette vision

du monde s'oppose à la vision totalitaire communiste. Le

national-socialisme n'avait pas pour but de produire un

homme nouveau, mais d'éliminer des hommes en les déna-

turant puis en les détruisant. D'autre part, la fonction de

l'idéologie est radicalement différente la guerre accéléra

la mise en application de l'idéologie nazie alors qu'elle re-

porta celle du projet stalinien. « Explosion d'un côté, implo-

sion de l'autre », faisait remarquer Pierre Ayçoberry (11).

10. Selon la formule de V.

Jankélévitch citée par A. Fin-

kielkraut dans sa communi-

cation (Coil. Sorb.)

11. P. Ayçoberry, La mise

en comparaison du national-

socialisme.. (Coti. Sorb.).

Page 80: Edith Stein

LE GÉNOCIDE JUIF

365

L'INUTILITÉ DU CRIME

Ce nouveau concept d'antisémitisme opéra « une véri-

table volte-face des significations, la montée d'un nouveau

langage et un passage décisif des mots à l'action » (12).Or,ce concept était entièrement imaginaire. Il procédait du

choix délibéré et irrationnel d'une image antagoniste de

l'Allemand, le différent traditionnel, le Juif, idéalisé comme

figure négative responsable de tous les maux de la com-

munauté. Si l'antisémitisme européen du xix" siècle et du

début du xxe fut la condition nécessaire à la solution finale

de la question juive, s'il permet d'amorcer l'explication,il ne constitue pas une cause. La cause fut produite par

l'émergence d'un système raciste qui transforma en praxisune idée porteuse de mort. La mutation d'un nationalismeambiant en un racisme obsessionnel, imposant la destruc-tion d'un adversaire fictif comme condition nécessaire à

la réalisation de l'idéal national, explique l'une des don-

nées fondamentales de l'unicité du génocide des Juifs leurextermination ne réglait pas un conflit réel. Elle ne repré-sentait pas, comme dans le cas arménien, la solution

extrême, portée au paroxysme, d'un problème politique.Les Juifs n'étaient pas réellement dangereux, ils étaientirréellement imaginés comme tels par la doctrine. Les doc-

trinaires eux-mêmes étaient conscients de l'innocuité de

leurs victimes puisque, contrairement à ce qui fut observé

dans les autres génocides, celui-ci ne fut pas inauguré parle meurtre des élites. Les nazis spéculèrent sur l'incapa-cité de ces victimes à imaginer l'anéantissement de leur

communauté et tentèrent d'obtenir la collaboration des

notables juifs à des mesures d'exclusion, qu'on leur pré-sentait comme des mesures de protection, alors qu'ellesétaient destinées à faciliter l'exécution d'un programme

planifié.

LE CARACTÈRE TOTAL ET ABSOLU

DE L'ANTISÉMITISME NAZI

La haine du Juif fut une névrose collective, une paranoïa

qui ne pouvait s'apaiser que dans l'action. Des premièresmesures d'exclusion à la Solution finale, cet antisémitisme

conserva ce caractère absolu. Cette haine était totale. Elle

ne souffrait aucune exception. La préservation de la race

était vécue comme la prévention d'une épidémie et les

12. Uriel Tai, cité par Shu-

lamit Volkov, « De l'antisémi-

tisme d'avant 1914 à l'antisé-

mitisme nazi dans L'Alle-

magne nazie et le génocide juif,Gallimard/Le Seuil, 1985,

p. 79.

Page 81: Edith Stein

366

mots utilisés pour désigner les Juifs relevaient de la para-

sitologie. Pour les nazis, les Juifs n'étaient pas des êtres

humains. De sa naissance à sa mort, le Juif était généti-

quement marqué. Ce qu'il avait reçu, en ligne directe ou

à travers le mélange des races, il le transmettrait. La faute

du nouveau-né juif, c'était d'être né. Viols, rapts de fem-

mes, enlèvements d'enfants élevés ensuite dans des orphe-

linats, ces crimes habituels au cours du génocide arménien

étaient, selon la doctrine nazie, des pratiques interdites.

Tous devaient être tués. Il ne devait pas subsister d'îlot juif

dans les territoires occupés par les nazis. Dans le proto-

cole de Wannsee (13), les communautés juives sont soi-

gneusement recensées, jusqu'à la plus petite deux cents

Juifs d'Albanie. Cet acharnement à anéantir un peuple

comme on éradique une maladie endémique constitue une

forme pernicieuse du racisme, irréductible à d'autres « for-

mes cliniques ». Ainsi, pour développer la comparaison

avec le crime le plus proche, les Jeunes-Turcs avaient main-

tenu une communauté arménienne dans la capitale elle

servait leur mensonge, la fiction de la déportation d'un peu-

ple accusé de collaborer avec l'ennemi sur les fronts de

guerre. En août 1916, la Question arménienne était réso-

lue. Les Arméniens qui restaient ne dérangeaient pas les

Jeunes-Turcs ils avaient cessé d'être une menace.

LA DIMENSION PLANÉTAIRE DU PROJET NAZI

Ces doctrinaires, en proie à une névrose obsessionnelle

dévorante, avaient pour projet de conquérir le monde.

L'Europe n'était que la première étape d'une domination

mondiale. Pour la première fois dans l'histoire, un conqué-

rant voulait s'emparer de l'univers, autant pour s'en pro-

clamer le maître que pour le modeler à son idée, et la sur-

vie de l'humanité dépendait de l'élimination des Juifs.

L'humanité était divisée en trois groupes les races supé-

rieures, destinées à dominer les races inférieures, à main-

tenir en esclavage et celles qui n'avaient pas le droit de

vivre. Les nazis prétendaient « décider qui doit et ne doit

pas habiter cette planète (14). « A partir du moment où

un régime décide [.] que des groupes doivent être entiè-

rement annihilés et ne sont plus autorisés à jamais vivre

sur la terre, un pas fondamental a été franchi [.] Dans l'his-

toire moderne, cette limite ne fut atteinte qu'une fois parles nazis » (15).

13. Signé au terme de la

conférence tenue sur les

bords du lac Wannsee le 20

janvier 1942, ce protocolecoordonnait les actions des

ministères chargés de prépa-rer la Solution finale de la

question juive.

14. H. Arendt, Eichmann à

Jérusalem, Gallimard, 1966,

p. 305.

15. Saül Friedliinder,

«Réflexions sur l'historisa-

tion du national-socialisme

XX, Siècle, n° 16, oct-déc.

1987, p. 54.

Page 82: Edith Stein

LE GÉNOCIDE JUIF

367

16. Christopher Browning,« Quand a été décidée la solu-

tion finale ? (Coli. Sorb.).

17. R. Hilberg, « La bureau-

cratie de la solution finale

in L'Allemagne nazie et le

génocide juif, op. cit., p. 229.

L'INDUSTRIALISATION DE LA MORT

La mise à mort de millions d'êtres humains fut posée et

résolue comme un problème technique. Les Juifs, comme

les Tziganes et les malades mentaux, ont été marqués et

transportés comme du bétail, gazés comme de la vermine,brûlés comme de l'ordure. Ce qui paraît le plus inconce-

vable était en fait la conséquence logique d'un processusde déshumanisation. Le nazisme fut un système inhumain.

En déniant à d'autres hommes leurs qualités humaines, les

nazis avaient eux-mêmes perdu toute qualité humaine.

Leur raison subsistait, déviée vers l'animalité, mais elle

était vidée de ce qui fait le propre de l'homme la qualitéde sa pensée, sa participation à l'universel. La science

comme son produit, la technique, ignore l'éthique. Elle ne

pense pas. Elle interroge la nature et met des réponses en

équations. Les nazis ont posé à leurs techniciens un pro-blème technique comment débarrasser l'humanité de cet

ensemble négatif qu'ils répartissaient en trois catégoriesles vies sans valeur de vie (malades mentaux), les asociaux

(Tziganes), les sous-hommes (Juifs).Lorsqu'ils prirent cette

décision, ils n'avaient aucune idée sur la meilleure façonde l'exécuter. Pour reprendre la formule de Christopher

Browning, ils entraient dans un territoire sans carte

La machine à exterminer fut mise au point au terme d'un

programme de recherches. Elle fut le résultat d'une colla-

boration entre bureaucrates, scientifiques et spécialistes de

l'extermination. Dans un système administratif soigneu-sement cloisonné, les tâches furent réparties pour une meil-

leure efficacité désigner, ramasser, transporter, choisir les

lieux appropriés, y construire et y faire fonctionner des

machines à fabriquer des cadavres, puis à les détruire.« Des procédures normales étaient appliquées à des situa-

tions anormales, comme si les décisions n'avaient aucun

caractère extrême, comme s'il n'y avait pas de différence

perceptible entre les affaires courantes et la solution finale »

(17). L'appareil bureaucratique fonctionna sans heurts

tous les participants étaient conscients de la nature de

l'entreprise. Ils étaient prêts à faire n'importe quoi. Non

seulement ils acceptaient de jouer un rôle, mais ils allaient

au-devant des ordres, indifférents aux conséquences de

leurs actes, sans que l'on sût jamais à quel moment ils

avaient cessé d'être des humains pour devenir des robots.

Page 83: Edith Stein

368

Cette mise au point sur l'unicité du génocide juif appelle

quelques commentaires.

D'abord, ce génocide se situe au cœur d'une politique

plus vaste d'extermination qui définit d'autres cibles et réa-

lisa deux de ses objectifs. Si le génocide des Tziganes ne

connut pas l'ampleur de celui des Juifs, et si les Tziganes

ne furent pas les victimes d'une haine passionnelle, leur

extermination démontra les capacités de la machine de

mort à s'étendre à d'autres catégories. Ce génocide est donc

indissociable de celui des Juifs. Le massacre des aliénés

peut cependant être envisagé comme un événement diffé-

rent dans la mesure où l'isolement des victimes en un

groupe était arbitraire et où l'exclusion de chaque individu

sélectionné fut négociable. Mais cette distinction est, elle

aussi, toute relative.

Cette spécificité de la politique nazie d'extermination

dérange les tentatives d'historisation du national-

socialisme. Il n'y a jamais eu de consensus total entre les

historiens sur l'interprétation du national-socialisme. On

s'accorda d'abord à reconnaître que le nazisme avait, dans

le crime, atteint un point extrême que, dans un phéno-

mène aux dimensions multiples, le politique dominait

qu'enfin le parti nazi, avec tous ses rouages, était le lieu

des responsabilités. Puis les éléments du consensus furent

à maintes reprises remis en question. Sans parler des

manœuvres dérisoires des négateurs, assassins de la

mémoire », l'unicité du génocide est au cœur de la « que-

relle des historiens » lancée au printemps 1986 par l'arti-

cle d'Ernst Nolte. Nolte inverse la comparaison d'Hannah

Arendt entre communisme et nazisme. Il fait des crimes

staliniens la cause première de la criminalité hitlérienne,

ce qui revient, en relativisant celle-ci, à la banaliser. Le but

de l'opération n'est pas déguisé faire « passer le passé »

pour restituer à l'Allemagne une identité nationale. Nolte

n'a pas découvert une explication, il a transformé un plai-

doyer pour l'historisation en un discours révisionniste qui

réduit Auschwitz à sa dimension technologique. Stürmer,

Hillgruber, Hildebrand participent à cette entreprise néo-

révisionniste de restauration d'une image historique natio-

nale de l'Allemagne. Cette entreprise est incompatible avec

la thèse de l'unicité du génocide des Juifs. En revanche,

le débat qui oppose depuis plus de dix ans intentionnalis-

tes et fonctionnalistes est beaucoup plus important (18).

18. Ce fut le thème du col-

loque organisé par l'Ecole des

Hautes Etudes en Sciences

Sociales au début de juillet1982, dont les actes ont été

publiés dans L'Allemognenazie et le génocide juif, op. cit.

Page 84: Edith Stein

LE GÉNOCIDE JUIF

369

19. Pierre Vidal-Naquet,« L'histoire et les histoires

(Coil. Sorb.).

20. Philippe Burrin,

Programme-engrenage un

grand débat histonographi-

que (Coll. Sorb.).

21. Hans Mommsen,

« L'héritage du IIIe Reich

le nouveau nationalisme et

les historiens en RFA Le

Débat, n° 45, mai-septembre

1987, p. 132-145.

22. jürgen Habermas, cité

par Saül Friedlander, La

mise en histoire du national-

socialisme » (Coli. Sorb.).

L'analyse d'un même événement l'extermination des

Juifs européens aboutit à deux interprétations l'une

linéaire, affirmant une intention machiavélique de Hitler

dès ses premiers discours l'autre conjoncturelle, prenanten compte la complexité du système et révélant un engre-

nage. Si la thèse de la Solution finale comme programmen'est pas soutenable, la thèse opposée sous-estime le rôle

de l'idéologie et opère un glissement réducteur. « Lepar-

tage des tâches de l'industrialisation de la mort permet la

négation du crime à l'intérieur du crime », constatait Pierre

Vidal-Naquet (19). De même, en se libérant d'une inter-

prétation dualiste qui opposait l'« autre » Allemagneà l'Etat

SS, on évacue du meurtre le propos qui l'inspira pour le

réduire à une improvisation relevant des circonstances.

Chaque thèse comporte en fait une part de vérité et la

réponse la plus probable se situe dans une version fonc-

tionnaliste modérée. Le débat est justifié car, quel que soit

le caractère cohérent de l'idéologie hitlérienne, on ne sau-

rait « méconnaître le rôle de la pluralité des forces en pré-sence »J20).Ce débat fut, depuis, déplacé avec le plaidoyerde Martin Broszat pour une historisation du national-

socialisme et la quête d'« aires saines » que mène Hans

Mommsen dans une analyse en profondeur de la périodenazie (21). Broszat, comme Mommsen, met en évidence

la complexité d'un processus qui se développa dans une

apparente normalité. Encore faut-il éviter une confusion

sur la définition de la normalité et se garder de toute ten-

tative de nier la spécificité nazie pour évacuer la culpabi-lité allemande.

Au prix de cette vigilance, l'histoire gagne à ces contro-

verses sur l'interprétation du nazisme. Pourquoi proclameravec cette insistance que le génocide des Juifs fut un évé-

nement unique ? Parce qu'il concerne toutes les victimes

de tous les temps. Parce qu'un discours d'exclusion tra-

verse l'histoire dont cet événement-là représente la forme

ultime au-delà de laquelle l'homme ne pourrait survivre

Auschwitz était mortel pour tous, un point de non-retour

pour les assassins comme pour les victimes, parce que « là,

quelque chose s'est passé que personne jusqu'alors n'aurait

pu imaginer on a touché à cette couche profonde de soli-

darité de ce qui a visage d'homme » (22). Parce qu'on a

Page 85: Edith Stein

370

transformé là la permanence des relations entre les êtres

humains. Répondant à Nolte, Habermas a posé la question

de l'Universel. L'affirmation de l'unicité du génocide juif

n'a pas d'autre objet que de maintenir une réflexion indi-

viduelle sur la fragilité de la conscience humaine dans un

monde de progrès technique qui agresse cette conscience

et menace de la détruire. Auschwitz fut l'excès de la déré-

liction. Puisse le malheur quotidien de notre conscience

nous préserver du retour de cette déréliction en la contem-

plant en face sans tenter d'en voiler la lumière noire

Yves TERNON

Chirurgien et historien

Page 86: Edith Stein

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris octobre 1988 (369/4) 371

ART, FORMES ET SIGNES

Karlheinz Stockhausen

Jean-FrançoisPioud

« Tu vois, mon fils espace et temps,

ici, ne font plus qu'un. »

Wagner, Parsifal, 1" acte

ALUI

SEUL, Stockhausen est un symbole. Il incarne tout

ce que le public imagine de la musique contempo-

raine. Positivement et négativement. Audaces, avant-garde,

refus de l'héritage, rejet des valeurs traditionnelles (même

des siennes !), subversion de l'écriture, comportement plus

proche du laborantin que du poète. Ces qualificatifs dé-

montrent qu'il a tout abordé. Mais une fois passés ces de-

hors les plus manifestes, surgit une œuvre lyrique extrê-

mement féconde, spéculative, intellectuelle et onirique.

Plutôt qu'un répertoire exhaustif ou une somme sur

Stockhausen, nous voudrions proposer ici des traces dans

l'oeuvre et des états de sa démarche qui nous paraissent

avoir encore une certaine pertinence aujourd'hui.

L'AVENTURE

Karlheinz Stockhausen est un aventurier, l'aventurier de

la musique contemporaine. L'étymologie nous apprend

Page 87: Edith Stein

372

qu'aventure signifie « choses qui doivent arriver ». Le ter-

me évoque pourtant la chance et le risque, la fortune et

le péril, la fatalité, mais surtout le hasard. Partir à l'aven-

ture, serait-ce faire confiance au seul hasard ? Le compo-

siteur peut-il s'en remettre à lui seul ? Parfois, le germe

d'une composition peut effectivement être le fait du

hasard Une nuit, le 10 décembre 1970, sans raison appa-

rente, j'ai rêvé entièrement une pièce » (1). Mais le hasard

ne peut être le valet de l'inspiration de l'artiste celle-ci

ne peut dépendre du seul « coup de dés ». L'aventure de

la musique contemporaine est d'un autre ordre celui du

défi. Défi à la modernité où l'artiste doit créer, car, en ne

créant plus, il imite de ce défi surgit l'oeuvre d'art

originale.

« Les Européens ne s'aperçoivent pas que leur tradition

musicale est tout à fait limitée [.]. Nous, Européens, nous

avons développé une médiocrité, si j'ose dire, très riche

du point de vue tempo et rythme, mais dont les extrémités

n'ont pas été développées [.]. Partout dans le monde, nous

découvrons des arts de la musique qui n'ont reçu aucun

développement chez nous » (2).

Cologne, 1928. L'exposition internationale « Pressa » ras-

semble pour la dernière fois des oeuvres d'avant-garde de

l'Est et de l'Ouest. Le Bauhaus s'éteindra cinq ans plus tard.

Karlheinz Stockhausen est né le 22 août 1928, à Môdrath,

près de Cologne. Son enfance fut difficile. Sa mère, atteinte

de dépression, est internée dans un hôpital psychiatrique

et « fut officiellement exécutée en 41 » (3). Le père, insti-

tuteur, engagé volontaire en 1939, disparut plus tard en

Hongrie. Le jeune Karlheinz passa les années de guerre

dans une école d'instituteurs. « Déjà, avant la guerre, mon

père avait dû renoncer à sa religion, à cause des pressions

nazies. J'ai été témoin de toutes les contradictions que cela

a fait naître en lui. A la fin de 1940, il m'a inscrit dans une

école laïque où on avait supprimé toute religion, et j'étais

obligé de prier en cachette, la nuit » (4). Après divers petits

emplois, il est reçu au Conservatoire d'Etat de Cologne en

1947. Il en sort diplômé quatre ans plus tard avec félici-

tations ». Parallèlement à ses études musicales et univer-

sitaires (études germaniques, philosophie, musicologie), il

est accompagnateur d'un prestidigitateur, directeur d'un

théâtre d'opérette amateur », gardien de parking, ouvrier

dans une usine automobile. C'est aussi de ces années que

1. Il s'agit de Trans (1971)

pour orchestre et bande

magnétique. Jonathan Cott,Conversahons avec Stockhau-

sen, Jean-Claude Lattes,

1979 p. 59.

2. « Entretien avec Stock-

hausen Tel Quel, printemps1978, n° 75, p. 21-22. C'est

nous qui souhgnons.

3. Conversations. p. 7.

4. Conversations. p. 56.

Page 88: Edith Stein

KARLHEINZ STOCKHAUSEN

373

naissent les œuvres prolégomènes (5).Mais l'aventure com-

mence avec la première commande officielle, créée au Fes-

tival de Donaueschingen le 11 octobre 1952 sous la direc-

tion de Hans Rosbaud, Spiel Le public fit un de ces scan-

dales devenus légendaires que suscitèrent surtout mes pre-mières œuvres »

LE TEMPS MUSICAL

Le xxe siècle a tout remis en question le temps musicalne fait pas exception. Dans la musique occidentale classi-

que, le temps musical est comparable à une trajectoirelinéaire calquée sur le temps du récit, avec un début, uncentre et une fin. Une certaine volonté d'écriture (due àla musique savante) a engendré des formes où cette linéa-rité était nécessaire, voire imposée.

Le système classique s'étant épuisé par excès, les règlesen furent changées. Ainsi le temps devait acquérir un nou-veau statut la linéarité se morcelle, devient multiple, pro-lifère, s'éploie. Stravinsky, dans Le Sacre du Printemps, used'une pulsation avec accents Berg, dans Wozzeck, défi-nit le contenu de la scène 3 de l'acte III par un rythmeMessiaen, avec les leçons des musiques de l'Inde, parvientà « suspendre » le temps en le révélant tranche par tran-

che. Et Stockhausen ?

«Je sais que la plupart de mes œuvres n'ont pas une rai-

son de se terminer à un moment absolument précis, mais

il existait malgré tout une décision impérative qui avait

déterminé la conclusion d'une oeuvre »(7). C'est ainsi queles salves d'applaudissements des interprètes de Momente

(8),qui se mêlent à celles des auditeurs, opacifient le cadre

temporel de l'oeuvre. La zone floue qui s'installe aux bor-

nes de l'oeuvre, et donc de son temps musical propre, pro-cède un peu de ce que Roland Barthes a appelé, en par-lant du sens, le tremblement. Le temps de l'oeuvre s'ouvre,comme certains peintres dans les années soixante ont

ouvert l'espace de la toile (9).Conférer du tremblement au temps musical revient à en

changer les perspectives puzzle constitué d'instantanés

sonores, concentration de l'ici et du maintenant, percep-tion de couches verticales, instant après instant, alternan-

ces de moments de sons bruités et de moments de sons

5. Drei Chtire nach Verlaine

(1950), Choral J1950), Drei

Lieder (1950), Sonatine (1951).

Ces œuvres ne sont pas

« comptabilisées » par le

compositeur.

6. Texte de KS, pochette du

disque DGG 2530827.

7. « Un jour comme un

autre », Musique en Jeu, n° 1,

novembre 1970, p. 67.

8. Momente (1962) pour

soprano solo, quatre groupes

de chœurs et treize instru-

mentistes (deux autres ver-

sions en 1965 et 19721. « A

d'autres moments de

Momente, j'avais utilisé les

exclamations du publicbravo bis ou houhou assez

J'ai donc utilisé les applaudis-

sements comme matériau

sonore et j'ai composé tout

un mouvement où ces

applaudissements devien-

nent de plus en plus précis

(Conversations. p. 160).

9. A propos de Martin

Barré « Le noir, vaporisé à la

bombe aérosol, amorce un

trait qui se poursuit hors la

toile (C. Millet, L'art contem-

porain en France, Flamma-

rion, 1987, p. 1361.

Page 89: Edith Stein

374

musicaux. Thème majeur de Momente J'entends qu'un

moment ne dure pas qu'un instant c'est-à-dire à notre

échelle, une demi-seconde, ou quelques secondes mais

qu'il peut durer une éternité à condition qu'il ne change

pas » (10). Cependant, il reste difficile, lors d'une première

écoute, de bien saisir ce principe l'auditeur ne peut échap-

per totalement au déroulement irréversible du temps musi-

cal subjectif, assujetti au vécu.

Mais il est toujours possible de déjouer ce déroulement

du temps comme dans Stop (11), où le chef d'orchestre fait

varier, développer, modeler le matériau de base en le stop-

pant constamment par des bruits, des silences colorés de

bruits. Un autre artifice consiste à faire des trous » (12)

dans la musique pour les entourer de « murs sonores »

le temps devient « omniprésent », comme plaqué par cette

présence/absence du son. A certains moments la musi-

que est constituée par les sons qui sont dans l'air, mais à

d'autres par les trous que j'ai faits dans le son. J'ai gommé

le son [.]. Alors que d'habitude on met des notes sur le

papier, moi, je prends une gomme et je fais des trous dans

le son. Et ce sont les trous qui constituent la musique [.].

Les trous ont une forme » (13). La musique joue alors avec

le temps, comme au cinéma on réalise des ralentis, des

accélérés, des arrêts sur l'image.

Les rythmes musicaux sont aussi liés à des activités

physiques, corporelles, humaines, et ce sont les plus sim-

ples qui alimentent les pulsations des danses populaires.

Stockhausen a cherché très tôt à déborder les rythmes et

durées liés à la perception humaine. Mais la perception

d'un rythme est régie par des contraintes physiologiques

le cerveau ne fait pas de différence entre deux sons sépa-

rés par vingt ou trente secondes, les repères sont trop espa-

cés. Ainsi le long et saisissant silence de Trans est traversé

par le bruit du métier à tisser. Tout d'un coup, paf on

entend le métier à tisser, et tout s'arrête. Plus rien pen-

dant vingt secondes, ce qui est très long lorsque rien de

tel ne s'est encore produit. C'est le silence total. Au bout

de vingt secondes, crac le bruit du métier déchire l'air à

nouveau (14). Inversement, en deçà du seizième de

seconde, « cela devient trop rapide pour que les événe-

ments soient perçus séparément » (15) un rythme pério-

dique aussi rapide est perçu alors comme hauteur. De

10. Conversations. p. 33.

11. Pour orchestre en six

groupes différenciés (1965,autre version dite de Paris en

1969). Commencer à jouer

régulièrement une note quevous choisissez parmi les

notes proposées, et en

l'espace de trente secondes,

passer à une action irrégu-lière en alternant deux notes,

ou encore produire un bruit

continu dans un tempo très

lent en accélérant les accents,etc..

12. Il s'agit de Punkte, pourorchestre (1952, revu en

1962).

13. Conversations. p. 171.

14. Ibid., p. 71. Sur l'enre-

gistrement live, certains audi-

teurs impatients se sont mis

a siffler en imitant le bruit de

la navette DGG 2530726.

15. Ibid., p. 109.

Page 90: Edith Stein

KARLHEINZ STOCKHAUSEN

375

16.Ibid.,p.76.

17.Il s'agit de AloysKontarsky.

18. Conversations.p.45-46.19.Composéede 1966à

1967,Hymnenconnaîttroisétats musiqueélectroniqueetconcrète,musiqueélectro-niqueetconcrèteavecsolis-tes,avecorchestre.20.Pour6vocalistes,com-

poséeen1968.21.Pourdeuxpianisteset

modulateurenanneau,écriten1970.22.Conversations.p.182.

23.. « Le choeurchante"Monchœuret mamain";sur "main"j'ai trouvéuntrucquim'apermisdefairedurerl'accordpendantplusdedeuxminutescommesilechœurchantaitsansjamaisêtrea courtdesouffle1.)Puisj'ai divisél'accordendeuxunepartiedescendetl'autremonte,enstéréo[.]Onpassepartouslesinter-valles,touteslescombinai-sonsdesonsetquantitédetimbres.Cela,à partird'unsimpleaccord.Onlesentend,carcelasepassetrès.trèslen-tement,avectouslesbatte-mentspossiblesàtraverstousles intervalles» (Conversa-tions. p.165).24.Ylem(19721,pour19

musiciens,reprendcethèmedel'explosiondel'univers.

même, une hauteur étirée dans le temps (par des procé-dés électroniques) crée un rythme.

Ce qui importe pour Stockhausen, c'est la manière

d'écouter le son de l'analyse microscopique jusqu'au

rythme de l'univers. Du Klavierstüche XI (1956)à Aus den

Sieben Tagen (1968), c'est un long processus qui consiste

à considérer à une grande échelle ce qui se passe à une

très petite échelle, à l'intérieur du son » (16).Dans la sep-tième pièce de Aus den Sieben Tagen, Aufwiirts («En mon-

tant »),où la partition est un texte écrit (donc sans note de

musique), l'interprète peut lire «Joue une vibration au

rythme de l'univers. Joue tous les rythmes que tu peux dis-

tinguer aujourd'hui entre le rythme de tes plus petites par-ticules et les rythmes de l'Univers ». Un des interprètes

privilégiés (17) de Stockhausen lui ayant fait remarquer

qu'il ne pouvait rien faire du rythme de l'univers (sic), le

compositeur lui a répondu qu'il fallait « penser à la musi-

que de Webern, à ces constellations d'intervalles. Et dites-

vous que vous pensez à des étoiles, à des constellations

dans le ciel » (18).

Au-delà de la tournure peut-être un peu secondaire de

cette vision, Stockhausen a su explorer d'une manière plus

tangible la durée du son. Des pièces comme Hymnen (19),

Stimmung(20)et Mantra (21)regroupent de bons exemples

d'analyse de l'univers microcosmologique du son ».A la

limite de la perception, ce n'est qu'au travers des plus sub-

tiles modifications de timbre que le rythme transparaît (et

par conséquent la forme) dans Stimmung «Ni Bruckner

ni Mahler ne sont allés aussi loin dans le son tenu, ce son

dans lequel on peut entrer, dont on entend toutes les pério-dicités » (22).De même pour Hymnen, les pulsations pério-

diques ou les illusions acoustiques (telce choeur qui gèle »

un accord et le transforme) (23)plongent l'auditeur au sein

d'une dimension totalement nouvelle et prégnante. Stock-

hausen a voulu que Mantra soit la réduction musicale de

la macrostructure du cosmos et l'agrandissement de la

microstructure des oscillations harmoniques du son lui-

même ». La fin de l'oeuvre est proche de la théorie de la

respiration de l'univers explosion, contraction (24)et aussi

extension (c'est le mot qu'emploie Stockhausen pour cette

pièce), extension dans le temps et dans l'espace, où cha-

que son produit sa durée.

Page 91: Edith Stein

376

LES SONS DANS L'ESPACE

Telle la structure cinématique de l'espace-temps en rela-

tivité restreinte, Mantra renvoie aux concepts de durée et

d'espace. L'espace, en musique occidentale, a rarement été

exploité. Dans notre tradition, le temps musical prévaut

toujours sur l'espace même si l'on peut relever, ici et là,

quelques tentatives d'ouverture les orchestres dits d'Ecu-

ries pour les musiques de plein air, Haendel, Berlioz, à

l'opéra avec parfois des orchestres sur ou derrière la scène.

Mais l'emploi de sons dans un espace, comme éléments

compositionnels qui s'inscrivent dans la dialectique de

l'oeuvre, est un phénomène révélé et exploré par les musi-

ciens contemporains.

L'apport de l'électronique et celui du haut-parleur ont

été, pour Stockhausen, des vecteurs particulièrement forts.

Les notions de mouvement, de vitesse, de volume, de pers-

pective s'inscrivent désormais dans les partitions. On peut

littéralement parler, pour reprendre une comparaison avec

le cinéma, de projections d'images acoustiques.

Pour Gesang der Jünglinge (1955-56), pièce de virtuosité

électro-acoustique (25), Stockhausen dispose cinq groupes

de haut-parleurs autour du public, afin de matérialiser la

vitesse du son. Vitesse, mais aussi mouvement, qui tracent

l'espace dans lequel les sons évoluent La polyphonie qui

se dessine entre les différents mouvements spatiaux et la

vitesse des déplacements devient aussi importante que la

hauteur du son, sa durée ou son timbre »(26). C'est avec

Kontakte que Stockhausen a découvert le moyen de con-

crétiser des mouvements continus entre les groupes de

haut-parleurs ces vagues sonores « qui vous submergent

et qui roulent de l'arrière vers l'avant » (27) seront mer-

veilleusement valorisées dans Hymnen.

La position des sons dans l'espace, ainsi que la rapidité

avec laquelle ils se déplacent, peuvent créer un rythme.

Stockhausen parle de mélodie spatiale lorsque le son circule

à travers un certain nombre de points (les groupes de haut-

parleurs) situés dans un espace donné le rythme devient

alors une composante de l'espace, il le décrit, le circonscrit.

Faire vivre des sons dans un espace semble réalisable

uniquement par les moyens de l'électro-acoustique. Stock-

hausen a su très tôt faire mouvoir les sons dans des com-

positions purement instrumentales. Dans Zeitmasze (28),

les instrumentistes dirigent parfois leur iristrument vers le

25. Est-ce à cause du sujet

qui évoque toutes les forces

et tous les phénomènes de la

nature, est-ce à cause des

voix d'enfants, je ne sais,mais je tiens cette œuvre

pour une réussite absolus »

(Olivier Messiaen, note de

programme).

26. Conversations. p. 50.

C'est nous qui soulignons.

27. Ibid., p. 167.

28. Pour cinq bois, 1955-56.

Page 92: Edith Stein

KARLHEINZ STOCKHAUSEN

377

29. Pour trois orchestres

(1955-57).

30. Pour quatre orchestres

et quatre chœurs (1959-60).

31. Œuvre collective de KS

et d'un groupe d'élèves

douze compositions pourdouze instrumentistes avec

bande magnétique ou récep-teurs d'ondes courtes.

32. Quinze compositions,mai 1968. Durée variable.

33. Parkmusik pour

cinq groupes (19711.

34. Conversations. p. 233.

35. Deuxième pièce de Aus

den Sieben Tagen. Le texte

précise « Joue un son avec la

certitude que tu as tout le

temps et tout l'espace..

36. Conversations p. 233.

ciel. Avec le souci de précision qui le caractérise, le com-

positeur prévoit pour l'exécution de chaque œuvre (en con-

cert ou pour l'enregistrement) la disposition des

instruments.

Alors, quel type de rapport peut entretenir un son avec

l'espace dans lequel il est produit ? Si Mantra est l'un des

modèles de cette problématique, il faut remonter à Grup-

pen (29) et Carré (30) pour assister à l'interpénétration du

son dans l'espace, par la division en groupes de l'orches-

tre traditionnel. Ceux-ci sont répartis autour du publictous les mouvements et trajectoires entre eux sont imagi-nables. L'entropie sonore qui s'en dégage est constamment

modifiée.

Mais Stockhausen est allé encore beaucoup plus loin.

Ensemble(31),Aus den SiebenTagen(32),Sternklang (33)sont

des exemples sonores de topologie totalement nouvelle »

où le compositeur recherche une situation polyspatiale »

(34)à l'instar de la polyphonie. L'espace musical n'est pluslimité à la salle de concert, mais se développe à l'extérieur,

parfois en de vastes espaces de plein air. Lors d'un con-

cert des Nuits de la Fondation Maeght en juillet 1969, les

musiciens jouaient Unbegrenzt («Illimité ») (35) les uns

après les autres, ils sont partis dans la forêt. « Pendant un

moment assez long, les gens n'ont su que faire. Ils ont

essayé de nous suivre ».Lorsque ces spectateurs ont décidé

de repartir avec leur voiture, «il était à peu près deux heu-

res et demie du matin cela s'est terminé par un concert

de klaxons de vingt minutes [.] et ils ont continué à échan-

ger des coups de klaxon, tout en s'en allant. Ils étaient à

des kilomètres de là qu'on les entendait encore » (36).

DIALECTIQUE DU MATÉRIAU

C'est au début des années 60 que Stockhausen reconsi-dère totalement le matériau électro-acoustique par unenouvelle articulation électronique/lutherie classique, unesensibilisation aux possibilités de transformation en directdu son pour devenir par la suite mise en scène de la musi-

que, où les procédés électro-acoustiques deviennent des

moyens instrumentaux.

On aura pressenti l'importance du matériau comme forceet moyende la forme, véhicule de l'organisation de la pièce« Il ne s'agit plus de mettre en forme un matériau il faut

Page 93: Edith Stein

378

aussi créer le matériau, il faut créer ses propres sons » (37).

Mais Stockhausen n'est pas candide, il se défie des modes

où l'on jouit du timbre pour lui-même (38). Il doute aussi

du symbolisme que certains compositeurs veulent expri-

mer dans la musique (39).

La démarche de Stockhausen est plus profonde, même

si elle revêt parfois des apparences de facilité. La partition

de Trans est ponctuée du bruit de la navette du métier à

tisser (40). La force du compositeur réside dans l'élévation

de ce bruit au statut de son musical Stockhausen emploie

le terme de mutation. Nous croyons voir ici une certaine

analogie avec le travail du sculpteur Arman, notamment

ses Accumulations. L'objet accumulé, répété, perd sa fonc-

tion utilitaire, quotidienne, banale, pour être élevé à un

statut plus subjectif, transfert de cette réitération dissolue.

Il s'agit de dilater la dimension esthétique jusqu'à lui con-

férer le pouvoir d'ingérer l'objet approprié, lui conférer un

statut d'oeuvre d'art dès que perçu et assumé en tant que

tel par l'artiste » (41). L'artiste, le compositeur travaillent

aussi bien avec le beau qu'avec le laid, le déchet ou le neuf

« L'artiste est quelqu'un qui élève un objet banal à un

niveau tel qu'il révèle l'esprit qui l'a fait naître et celui qui

le détruit si bien qu'il donne lieu à un nouvel objet »(42).

Il serait erroné de voir dans cette démarche une tautolo-

gie du réel, une appropriation pure et simple de celui-ci

pour le transformer en art. C'est plutôt une alchimie, trans-

formation d'une matière (re)connue en une autre, esthéti-

que. « Isolexismes » d'objets pour Arman, isolexismes »

de syntagmes sonores pour Stockhausen.

Le matériau de base de Hymnen est celui des hymnes

nationaux, thèmes musicaux universellement connus. Le

traitement électronique de ceux-ci procède d'une vérita-

ble catachrèse sonore (Stockhausen précise bien qu'il ne

s'agit pas de collage) (43). Pour Kurzwellen (44), ce sont les

ondes courtes, ces émissions de radio qui enveloppent toute

la terre. Les musiciens réagissent à l'écoute de ces ondes

radio, imprévisibles par essence, en les imitant, en les

modulant, en les transformant grâce aux indications du

compositeur (la partition comporte des signes qui indiquent

le type de transformation à faire subir aux sons émis depuis

le poste de radio). Toute une série d'oeuvres appartient à

cette volonté de transfigurer un événement sonore, par-

fois assez simple, jusqu'à sa mutation (45).

37. Ibid., p. 40.

38. Bach au synthétiseur,et alors ? Cela ne change rien

du tout. C'est du vieux vin

dans des outres neuves »

(Conversations. p. 41).

39. Si vous frappez un

tam-tam avec une chaîne,

vous rappelez aux gens qu'ilsvivent dans les chaînes de

l'oppression. Musicalement

cela donne "blang" et c'est

tout. C'est du symbolismetrès primaire (Conversa-

tions. p. 127).

40. Dieu sait où j'ai pu

prendre cette idée (Conver-

sations. p. 59).

41. B. Lamarche-Vadel,

Arman, Ed de la Différence,

1987. p. 20.

42. Conversations p. 246.

43. « Si l'on intègre de la

musique connue dans une

composition de musique nou-

velle, inconnue, on peutentendre d'autant mieux com-

ment elle a été intégrée non

transformée, plus ou moms

transformée, transposée,modulée. Plus le quoi va de

soi, et plus on sera attentif au

comment » (texte de KS sur la

pochette du disque de l'enre-

gistrement de Hymnen, DGG

2707038).

44. Pour piano, électro-

nium, tam-tam, alto, micro-

phones, filtres, régulateurs et

récepteurs d'ondes courtes

(1968).

45. Prozession (19671. Spiral

(1968), Pole (1969-701, Expo

(1969-70).

Page 94: Edith Stein

KARLHEINZ STOCKHAUSEN

379

46. Musique univer-

selle Musique en Jeu, n° 15,

septembre 1974, p. 33.

47. Pour tam-tam, 2 micro-

phones, 2 filtres et registre (6

exécutants), 1964.

48. D. et J.-Y. Bosseur,

Révolutions musicales, Le

Sycomore, 1979, p. 105. C'est

nous qui soulignons.

49. Douze mélodies sur les

signes du Zodiaque pour boî-

tes à musique (1975-761. Ce

sont, à notre connaissance,

les seules compositions origi-nales pour boîtes à musique.

Repenser un matériau corrélatif d'une forme impliquede la part du compositeur une approche nouvelle de son

écriture. L'exécution d'une pièce écrite pour des instru-

ments traditionnels dépend des limitations physiques des

interprètes souffle, degré de virtuosité. Pour l'électro-

acoustique, les limites sont d'ordre technique. Stockhau-

sen ne considère pas ces restrictions comme un handicap,au contraire « Lorsque, sur un instrument aux possibili-tés très limitées, on ne parvient qu'à produire certains sons

déterminés, il y a précisément dans cette limitation une

garantie de réaliser une musique très originale, qui se dif-

férencie fortement de la musique qu'on pourrait faire avec

d'autres instruments à autres possibilités »,alors qu'un ins-

trument aux possibilités théoriquement illimitées « tue plu-tôt l'esprit qu'il ne le stimule [.] c'est justement dans la

limitation que s'avère le maître (46).

Les limitations pour Stockhausen sont toujours repous-sées elles deviennent ainsi source de nouveau sens le

son est exploré dans ses profondeurs les plus extrêmes.Ainsi dans 1 (47),le microphone n'est plus un

témoin passif qui transforme l'onde acoustique en onde

électrique il devient un élément actif, un instrument. Des

percussionnistes explorent la surface d'un grand tam-tam

avec divers matériaux. Pendant ce temps, d'autres musi-

ciens éloignent plus ou moins les microphones « permet-tant de capter des vibrations à la limite de l'audible, il [le

microphone] acquiert une fonction de stéthoscope,amenantl'oreille à l'infiniment petit » (48).

« FA UT-IL BR ÛLERSTOCKHAUSEN ? »

Un compositeur qui n'écrit pas de partitions avec desnotes (Aus den Sieben Tagen) ou qui les gomme (PunhteJ,qui compose parfois sur bande magnétique (Gesangder Jün-glinge) ou pour des boîtes à musique (TierkreisJ (49), quiutilise les ondes courtes comme matériau (Kurzwellen),pour

qui l'onirisme devient un facteur prépondérant (Trans,Musik im Bauch) ainsi que sa propre personne (Stockhoven-Beethausen, opus 1970, dont le glissement paronymiquen'est pas innocent) ou qui estime que les habitants del'étoile Sirius considèrent la musique comme la forme la

Page 95: Edith Stein

380

plus élevée de toutes les vibrations » (50) ce composi-

teur est-il encore un compositeur ?

Question suicidaire pour l'auteur de ces lignes. Reste à

définir ce qu'est un compositeur comme Stockhausen.

Volontairement, dans la fausse taxinomie donnée ci-dessus,

nous avons mentionné quelques oeuvres relativement

extrêmes, caractéristiques d'une certaine démarche de

l'auteur, remettant à à plat » l'acquis du travail précédent.

Stockhausen considère la musique comme un tout, une

supra-entité. Il note, à propos de Kurzwellen, qu'il s'agit de

« briser le monde fermé des ondes radio qui enveloppentla terre » et de créer une unité supérieure en fonction de

ce qui est émis au même moment dans le monde.

De même, le fait que plusieurs pièces aient pour origine

le rêve, c'est-à-dire une part de l'inconscient, s'inscrit dans

une tradition musicale dont l'héritage est direct. Les pre-

miers romantiques ne furent-ils pas sensibles au nouveau

visage que prenait l'existence à la fin du XVIIIesiècle irrup-

tion de l'instinct, impétuosité de la vie liée à la poésie ?

Lieu de l'invisible et de l'intemporel, permanence de la fée-

rie, accès à l'au-delà, la musique n'est-elle pas le foyer pri-

vilégié d'un résonateur direct des lois de l'univers ? La

généalogie de Stockhausen est celle du romantisme germa-

nique. « Je pense que le but final d'un créateur est de trans-

former toute son existence personnelle en un médium plus

intemporel, plus spirituel. Toute mon énergie passe dans

la musique [.]. Finalement, je ne sais pas exactement ce

que ma musique signifie [.]. Je pense que l'esprit, l'esprit

humain, est appelé à devenir la musique elle-même (51).

Si la musique des romantiques nous paraît accessible et

familière, ici on achoppe sur un débordement total de ce

qui faisait cette familiarité table rase de tous les hérita-

ges, de tous les conformismes intellectuels. « Quand la

musique est construite d'une façon extrêmement impré-

vue et nouvelle, les auditeurs sont forcés de faire un pas

en avant » (52). Ce qui est à l'oeuvre dans le travail de Stock-

hausen relève d'un symptôme (53), c'est-à-dire d'une frac-

ture dans le discours musical.

Malgré l'aspect un peu laboratoire » de certaines com-

positions, Stockhausen reste toujours soucieux de placer

le poète avant le technicien ou le chercheur la recherche

pure n'est pas une fin en soi, car elle serait trop coupée

de la réalité musicale elle ne doit pas prendre le pas sur

l'œuvre, ne pas être le lieu de la création. L'auteur a très

50. Sirius 11975-77), pour

musique électronique, trom-

pette, soprano, clarinette, et

deux basses. Texte de la

pochette du disque (DGG

2707122).

51. Conversations.

p. 57-58.

52. Tel Quel, op. cit., p. 21.

53. Pour reprendre une

idée développée par Marcel-

lin Pleynet dans Art et Goté-

rature, Ed. du Seuil, 1977.

Page 96: Edith Stein

KARLHEINZ STOCKHAUSEN

381

vite compris que les musiques pour haut-parleurs seuls

conduisaient à une impasse. Rien ne remplace la présence

physiquedes interprètes. Ne s'interroge-t-il pas à propos de

Trans « Est-ce que les musiciens émettent vraiment des

vibrations pendant qu'ils jouent, des vibrations qui sont

absolument nécessaires pour la musique ? J'y crois ferme-

ment » (54).Les vibrations. Telle est la quête suprême de Karlheinz

Stockhausen. Vibrations de l'insondable, de l'infiniment

grand vibrations de l'ici et du maintenant vibrations de

l'interprète, des profondeurs de l'âme, des ondes psychi-

ques. Œuvre démesurément ambitieuse, mais à la hauteurde ce postulat fédérateur. Gigantesque bloc musical arro-

gant, dressé devant nous. Musique totale qui nous heurte,nous interpelle. Même si l'on est en droit de ne pas tout

retenir, Karlheinz Stockhausen, en réunissant musique et

personnalité, incarne l'oeuvre d'un romantique du futur.

Jean-François Pioun

DISCOGRAPHIE

Stockhausena été l'un descompositeursvivantslemieuxservisparle disque laplupartdesesœuvresontétéenregistrées.Malheureuse-ment,lecataloguefrançais1988a prisla formed'unepeaude chagrinet l'essentieln'estpluslà.Unerepriseà caractèreanthologiquesurdis-quecompactseraitlabienvenueavisà DeustcheGrammophonNousprésentonsci-dessouslesdisquesnécessairesà uneapprochelucidedeStockhausen.Lesenregistrementsprécédésd'unastérisquesontceuxdis-

poniblesactuellement(été1988)enFrance lesautressontgénéralementdisponiblesenAllemagneFédéraleoudevraientfigurerenbonneplacedanslesdiscothèquesdeprêt Saufmentioncontraire,touslesenregis-trementsontété réaliséssousla directiondu Maître.

DreiLieder/Sonatine/SpiellSchlagtrioDGG2530827.ChörefürDoris ChoralPunkte DGG2530641.

KreuzspielKontra-PunkteZeitmaszeAdieuDGG2530443.0 KlavierstückeI-XI H. Henck,piano Wergo60135 36-50.

GruppenCarre DGG137002.KontakteGesangderjùnglingeDGG138811.MomenteDGG2709055.MikrophonieI &II DGG2530583.

Stop Ylem DGG2530442.

StimmungSingcircle,dir.G. Rose HyperionCDA66115(cf.Etudes,juillet-août1987,p. 144).AusdenSiebenTagen DGG2720073.Extraits.FaisvoileverslesoleilLiaisonStudionfurneueMusikKôln,Orch.MusiqueVivante,dir.D.MassonHarmoniaMundi795.

54. Note de KS sur la

pochette du disque DGG

2530726. A rapprocher de la

remarque de P. Boulez pour

qui « la musique n'a guèred'existence hors la communi-

cation directe

Page 97: Edith Stein

382

Mantra DGG 2530208.

Trans DGG 2530726.

Kurzwellen DGG 2707045.

Sirius DGG 2707122.—Donnerstag aus « Licht» DGG 423379-2.—Cnœurs invisibles (extraits de Donnerstag) DGG 419432-2

(cf. Etudes, mai 1987, p. 720).

Tierkreis DGG 2530913 (version boîtes à musique).—Tierkreis Acanta ACA 23531 (version pour petit ensemble).—En toute amitié /Formule de rêve /Amour DGG 423378-2.

Hymnen DGG 2707039.

BIBLIOGRAPHIE

En allemand, les écrits de Stockhausen sont regroupés dans Texte I, II,

III (Du Mont Schauberg, éditeur à Cologne). En français, quelques arti-

cles dans les revues Musique en jeu (n° 1,n° 13 et dossier dans n° 15)et les

Cahiers Renaud-Barrault. Nombreux articles sur Stockhausen.

Excellente et suffisante approche en lisant Conversationsavec Stockhausen

de J. Cott (J.-C. Lattès, 1979). L'auditeur tirera également grand profitde toutes les notices soigneusement rédigées par le compositeur et qui

accompagnent les enregistrements.

Enfin, à l'occasion des journées »Stockhausen au Festival d'Automne,

la revue Silences consacre un numéro spécial à notre auteur (360 pages,

200 F).

Page 98: Edith Stein

Etudes14,rued'Assas75006Parisoctobre19881369/41 383

Lire comme on se souvient

Un plasticien des choses,Malcolm de Chazal

Jean Mambrino

L

E VÉRITABLEpoète est celui dont le cerveau est une lyre« entre les mains du cervelet. » Tout Malcolm de Chazal

est là, provocant poète-philosophe (un peu alchimiste sur les

bords), enraciné dans le corps dont il veut tirer un chant qui

serait une véritable connaissance (1). Son grand livre (réapparu

depuis peu) atterrit comme un aérolithe dans le Paris littéraire

des années 50, et les plus hautes louanges n'empêchèrent pas le

silence de l'engloutir, car c'était une œuvre trop insolite, déran-

geante, inclassable pour ne pas repousser la renommée. Que faire

de cette épaisse collection non pas de pensées mais de métapho-

res actives, fusant dans toutes les directions, sinon s'y mêler de

tout soi-même, s'y fondre peu ou prou, en se laissant pétrir, péné-

trer par leurs paradoxes lumineux ? Il s'agit d'une lecture con-

çue comme un exercice spirituel autant que ludique, et qui a ses

exigences secrètes. « Mon œuvre est sur un tel haut plan qu'ilne faut pas seulement la surplomber pour la découvrir, mais infi-

niment plus. »

Et d'abord, pourquoi Sens-Plastique ? Il s'agit (tout simplement !)

de saisir, de fixer le sens des réalités qui jaillissent en désordre

de l'univers de donner une forme à la confusion, de passer du

vague au plastique, précisément. Comme il le dit lui-même

« Apposer le sceau de l'homme sur la cire des choses. » Demême

qu'il y a des passages entre les couleurs du prisme (selon une

1. Malcolm de Chazal, Sens-

Plastique (Préface de Jean

Paulhan), Gallimard, coll.

L'Imaginaire, 318 pages,38 F. Malcolm de Chazal

(1902-1981) a vécu toute son

existence à l'île Maurice, où

ses ancêtres foréziens

s'étaient fixés depuis cent

soixante-quinze ans. Ingé-nieur sucrier, puis dans

l'administration des télépho-nes et de l'électricité, auteur

de deux traités d'économie

politique, il fut découvert par

Jean Paulhan louant, après la

parution de Sens-Plastique,« un art qui mérite, je pense,

le nom de génie Ce queconfirmait André Breton

« Je n'hésite pas à voir le plus

grand événement de nos

jours dans la publication de

l'œuvre de Malcolm de

Chazal..

Page 99: Edith Stein

384

remarque de Paulhan), Malcolm de Chazal tente de repérer, de

construire des relations entre les sons, les goûts, les couleurs, les

structures des plantes et des animaux, les mouvements du corps

ou de la passion. L'image fonctionne devant nous comme une

expérience préhensile. Chazal se tient blotti au sein de la toile

immense de l'univers, attentif au moindre frémissement. Il a tissé

lui-même la toile, comme il se doit. Ou encore, selon sa propre

image, il s'est réfugié « dans les passages et couloirs entre les

sens », pour éclairer le goût à partir de l'ouïe, et la vision par l'odo-

rat. Tous les règnes de la Nature entrecroisent ici leurs échelles,

ça monte et ça descend à toute vitesse, les pierres étreignent les

fleurs qui miment les femmes, qui prennent les formes innom-

brables de la vie, ou du rêve, ou des saisons. Tout communique

et communie. Il n'a même plus besoin de citer Dieu (remarque Paul-

han), si Dieu, en tout événement, va désormais de soi. « Je donne

à toute forme de vie corps et visage humain, afin de lui faire révé-

ler ses secrets. »

Notre poète-plasticien se plonge sans cesse, avec une sorte de

délectation ardente, dans le chatoiement de l'univers. Il pressenotamment les couleurs hors de leur tube naturel. Que ce soit

le rose « Le rose est la couleur la plus ronde. Le rose engraisse »

ou le gris « Le gris est le cendrier du soleil. » Le jaune « C'est

le squelette du prisme. Otez le jaune du spectre, et la lumière,

amollie et sans forme, tournerait au gris. » Et le rouge « Flam-

boiement circulaire lumière en cerceau bague de fiançailles

à perpétuité dans le doigt du soleil. » Mais il y a mille autres nuan-

ces Yeux verts sur robe jaune donnent des reflets d'émeraude.

Emeraude sur jaune lustré jette des feux blancs. »

L'ensemble de ces modulations colorées se retrouve et se recom-

pose sur l'immense palette de la nature « L'automne, c'est tou-

tes les saisons en palimpseste. » M. de Chazal nous fait sans cesse

percevoir l'unité du tout, à quel point chaque créature fonctionne

sur une autre, à travers une autre, dans une perpétuelle et réci-

proque animation (2).Aussi l'on devine la richesse et la multitude des définitions du

corps humain rassemblées par M. de Chazal dans son vaste Dic-

tionnaire des éléments naturels. Tous les membres et leurs fonc-

tions (et chaque portion du corps) sont saisis par le poète-

plasticien, redéfinis, remodelés par son esprit qui est lui-même

corporel. « Ducollier des sens le toucher est le fermoir et le filin. »

« La peau est la main courante du plaisir, dont chaque pore est

un échelon de l'escalier en volutes des voluptés. »

Le visage sera ici particulièrement privilégié, avec le nez (3),

le front, les sourcils, et bien sûr l'œil où fulgure le regard. « L'œil

est un timbre-poste d'un seul tirage et d'une seule pièce, dont

Dieu est l'unique collectionneur, et dont il ne sera jamais, de toute

éternité, frappé deux semblables, et qui sont collés deux à deux,

dans l'album perpétuellement en construction de la Création »

(4). Et Malcolm de Chazal note, dans un long passage, que les

2. La pluie est une épingled'eau, et une aiguille de

lumière, dans le dé du vent..

Il s agit d un seul Corps, dont

le nôtre serait la forme

suprême. « Le vent ajouteune paume aux doigts de la

pluie. La gifle de la brise n'est

totale que si mêlée de pluie..Et cette « forme se retrouve,

paradoxalement jusque dans

la lumière. « L éclat, c'est les

hanches de la lumiere et les

scintillements, les seins. »

3. « Le nez est tout dos le

nez a toujours 1 air de regar-der dans la face. Le nez

n assume un visage en propre

que lorsque l'homme nt..

4. « L'œil est la plus belle

salle de rendez-vous de la

vie.. Ou encore « Le regardhumain est un phare qui

navigue. »

Page 100: Edith Stein

MALCOLM DE CHAZAL

385

5. Car il y a aussi dans cet

ensemble des centaines

d'évocations spectrales de la

comédie humaine, des divers

caractères de l'homme et de

la femme, de leurs désirs,

comportements, rêves, pas-

sions, enchantements, péné-trés par le rayon vert des

métaphores chazaliennes

Une, entre cent « Les fem-

mes font leur plein psychiquedans le sourire, et évacuent

dans le rire. Le rire est chez

elles le tuyau de décharge des

nerfs, et le sourire en est le

remontoir..

6. « Le Dieu réel, c'est notre

Dieu. Le Dieu des autres est

un Dieu doctrinal. Si nous

pouvions sentir le Dieu des

autres comme nous sentons

notre propre Dieu, point

n'aurait fallu de culte en

commun la vie en société

aurait été une communion

perpétuelle et une messe en

permanence..

relations de l'âme et du corps s'inscrivent principalement sur la

face humaine quand l'homme, secouant ses hérédités », s'efforce

de devenir entièrement soi, concluant sa pensée dans des ima-

ges mentales étrangement semblables à celles de Plotin « Quand

grandissent les âmes, prenant de plus en plus "couleur" de l'au-

delà, le masque physique de l'homme forme du nez, calque des

lèvres, fondu des paupières, galbe du front tous ces traits

jouent un rôle de plus en plus effacé pour exprimer la beauté de

l'âme de l'homme, car les traits spirituels, éclairés de l'intérieur,

prennent un autre reluis, une certaine beauté du dedans qui

éclipse les traits physiques eux-mêmes, comme la couleur re-

sculpte la forme, et embellit le tout. Plus l'homme élève son âme,

plus devient-il pleinement lui, et plus son visage n'est pas celui

du fils de son père, mais bien celui du fils de Dieu. »

Cette longue rêverie orientée lave nos habitudes et nos pensées,exorcise notre isolement, nous reliant à tous les niveaux d'être

du cosmos, et nous fait sentir le souffle universel qui nous tra-

verse par instants. La connaissance devient sagesse, et la psycho-

logie des rapports humains (5)se transforme en une sorte de pan-

psychisme fulgurant. De même que les choses ont une âme, les

esprits sont irrigués par les sèves et les sucs de la terre.

Mais l'audace de Malcolm de Chazal est plus grande encore,l'entraînant jusqu'aux régions frontières difficiles d'accès ou dan-

gereuses, sur les bords de l'inconnu. L'image la plus directe (com-bien inattendue) lui permet souvent de nous atteindre à la join-ture du corps et de l'esprit, lorsqu'il lance « Lecervelet est la

dernière chambre d'attente de la mort. » On a parfois l'impres-sion qu'il tire les yeux fermés, mais que sa balle frôle par hasard

le centre de la cible « Nul ne meurt les yeux de l'esprit grandouverts. Nous trépasserons tous en chloroformés de l'âme, et celaafin que les désincarnés ignorent à tout jamais le chemin d'entréede ce bas monde qui leur servit une fois, au trépas, de porte de

sortie de la vie. Et afin que les infernaux n'infestent pas la terre. »

L'âme sensuelle et mystique de Malcolm de Chazal est rem-

plie d'un amour religieux de la vie, et la religion (sans oeillères)lui est également naturelle. « Nous ne cracherions pas sur une

fleur sans insulter notre âme. Ne dissocions pas la vie que Dieu

a faite une. Tout est beau, tout est grand, vu dans l'angle voulu.Le péché, dans son essence, vient de ce que nous prenons notre

misérable moi comme pierre de touche de l'Infini. La religion

par essence consiste à voir toutes les formes de vie dans l'anglede Dieu. » Il parle (une fois) du Christ et de la Trinité avec une

liberté éclairante. Mais sa pente l'entraîne plutôt du côté du

silence. « Nous ne pouvons connaître que notre Dieu intérieur

et notre Dieu personnel. Le Dieu collectif et immanent dépassenotre jugement, comme la goutte d'eau ne peut voir l'océan » (6).

Page 101: Edith Stein

386

Il est comme absorbé par le mystère dans lequel il vit, et trouve

une nouvelle fois l'image décisive pour nous faire approcher

l'insaisissable. » « Nous sommes toujours à la gauche de Dieu,

comme l'espace est à la gauche du temps, et la matière est à la

gauche de l'espace. La droite est le principe du commandement.

De toute éternité, nous ne verrons jamais la droite de Dieu,

comme on ne voit toujours qu'une seule face du soleil. »

En vérité, le trésor n'est caché que parce qu'il est tellement visi-

ble. La splendeur de l'Unique rayonne et se dérobe inter munda-

nas varietates, où notre propre multiplicité s'égare. « Dieu est par-

tout dans la nature, mais il y paraît partout incognito. Ce qui nous

empêche de voir Dieu, c'est que notre esprit est compliqué, et

que Dieu est simple. Il faut des espaces sans limites aux grands

aventuriers de l'âme, qui ne se laissent jamais enfermer, car leur

Dieu même est en mouvement (comme le pensait le prophète du

Milieu Divin) et ne cesse de se déployer ailleurs. « Les grands

croyants vont en pleine mer pour chercher Dieu [.] en lâchant

les berges de l'éphémère. Les grands croyants font voile vers

l'Infini sur le radeau de la vie. Il n'est de véritable religion que

celle qui pousse de l'avant, car Dieu n'est pas immobile. »

Il y a ainsi des livres qui donnent envie de s'embarquer pour

ne plus jamais revenir.

Jean MAMBRINO

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Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris octobre 1988 (369/4) 387

Choix defilms

Une affaire de femmes

de Claude Chabrol

Le 31 juillet 1943, la dernière femme condamnée à mort fut guillotinée

à Paris. Elle avait pratiqué des avortements. Une affaire de femmes est « libre-

ment inspiré par cette histoire. Le film n'est pas encore sorti quand j'écris

ces lignes. Je crains qu'il ne soit incompris, reçu comme une thèse, avec

les polémiques stériles qu'on peut imaginer. Or voici à mes yeux un des

meilleurs Chabrol dans la veine du Boucher ou Que la bête meure une

œuvre qui honore notre cinéma par sa probité intellectuelle, sa clairvoyanceet sa noblesse.

Ecartons vite les malentendus. Le personnage de Marie (Isabelle Hup-

pert) est une petite provinciale qui se retrouve en 1941 avec deux enfants,

un mari en Allemagne, un logement misérable à Dieppe et pas grand-choseà manger. Le film commence sur une falaise où elle ramasse des orties avec

son fils.

Chabrol va-t-il plaider pour son héroïne, nous attendrir sur sa vie dure,

et déployer en sa faveur l'arsenal des circonstances atténuantes à la manière

des cinéastes dont on loue « l'efficacité » ?

Non, il ne s'agit pas de justifier les actes de Marie, mais de comprendre,laissant au spectateur le soin de juger. La morale au cinéma est insépara-ble de la vérité, donc du style, des moyens par lesquels on informe le spec-tateur (ou on lui cache certaines choses), bref de la relation avec les per-

sonnages et avec le public.Chabrol choisit de montrer Marie comme un être opaque et froid (admi-

rable refus de toute démagogie). Isabelle Huppert excelle dans ce rôle de

petit bout de femme butée, impassible, complètement amorale, et qui con-

sacre son énergie à se débrouiller au jour le jour, faire manger ses mar-

mots, gagner de l'argent pour réaliser son rêve apprendre le chant 1

Le vrai sujet du film est celui que Chabrol explore depuis toujours la

bétise. Oh il faut beaucoup de cœur et d'intelligence pour traiter cela (voir

Flaubert, dont Chabrol est, à mes yeux, le grand héritier). Bêtise égale

inconscience, ne rien voir. Face à des personnages aveugles, Chabrol se

garde bien ici d'adopter un point de vue supérieur (la dérision qui flatte

le spectateur). Au contraire, il place la caméra tout près des personnages,on ne voit à peu près rien du climat de l'Occupation, sinon ce que peuvententrevoir Marie et Paul, dans leur trou. Mais cette caméra, si humble, est

animée d'une tendre curiosité. Elle caresse lentement les êtres et les cho-

ses avec une attention poignante, une douceur féminine (même quand elle

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filme la stupidité ou l'horreur la fête populaire où les joueurs aveuglés

par un masque doivent décapiter une oie pendue par les pattes, sous le

regard de l'officier allemand, superbe métaphore du film tout entier).

Deuxième sujet de toujours. Chabrol sonde le gouffre qui sépare les hom-

mes et les femmes, la haine mortelle qui s'inscrit dans le sexe, quand s'éva-

nouit le rêve d'amour. L'avortement est la métaphore de cette tragédie-là,

et peut-être sa conséquence logique. « Tu crois que les bébés ont une âme

dans le ventre de leur mère ? », demande Marie à son amie prostituée. « Fau-

drait déjà que la mère en ait une », répond celle-ci. Pour cela, il faudrait

aussi que les hommes soient des hommes. En cette drôle de guerre, quelle

image offrent-ils ? Celle d'un vieillard à la tête de la France, celle de Paul,

le mari de l'héroïne, qui rentre de captivité pour accepter le fiasco de leur

mariage (admirable François Cluzet). Violence des hommes qui ont perdu

l'honneur. Lâcheté et tartufferie d'un « ordre moral » qui n'est pas seule-

ment celui des années 40, mais de toutes les époques médiocres. Ici, com-

ment ne pas évoquer Bernanos ? Marie est une sœur de Mouchette (celle

de La nouvelle histoire de Mouchette, qui fut inspirée à Bernanos, on le sait,

par les exécutions franquistes à Majorque en 1936) J'ai été frappé parcette impossibilité qu'ont les pauvres gens de comprendre le jeu affreux

où leur vie est engagée ». Bernanos pourrait être le sésame de ce film

sublime.

Jean COLLET

Encore (Once more)de Paul Vecchiali

Louis occupe un emploi de confiance mais subalterne dans une impor-

tante société. Il est marié avec Sybèle dont il a une fille, Anne-Marie, déjàen âge de se marier. Un jour, il quitte sa femme. Son goût pour les hom-

mes lui est révélé par Yvan, personnage étrange et fascinant avec qui cepen-dant Louis n'aura aucune relation sexuelle. C'est chez Yvan que Louis va

rencontrer Franz, séducteur invétéré, d'une cruauté apparemment impas-

sible. L'amour fou qui le lie à Franz va précipiter Louis dans les horreurs

de l'attente vaine, de l'espoir incertain la frustration et l'humiliation sont

au rendez-vous. Il tente de se suicider en s'ouvrant les veines. C'est Yvan

qui le sauve. Commence pour Louis une existence de dragues effrénées,

de plaisirs nocturnes enivrants mais épuisants. Sybèle est maintenant une

amie fidèle de son mari. Le temps passe, modifiant les rapports de Louis

avec sa famille, sans altérer la profondeur de ses sentiments envers elle.

C'est alors que Louis rencontre Michel. Patient, obstiné, celui-ci impose

son amour à Louis désabusé et fragile, mais peu désireux cependant d'alié-

ner sa liberté. Louis ne vivra pas longtemps à l'ombre de l'amour de Michel.

Dix ans après avoir quitté sa femme, il meurt du Sida, veillé par Michel,

délaissé par presque tous les autres.

Imaginé, dialogué, réalisé et monté par Paul Vecchiali, Encore vient de

représenter la France à la 45e Mostra de Venise.

A l'ouverture du générique, Paul Vecchiali en personne apparaît sur

l'écran Je dédie cette histoire à tous ceux qui, ayant choisi leur voie à

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CHOIX DE FILMS

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tâtons, ont décidé d'y vivreen toute innocence,à touscesgenspas conve-

nables, en leur demandant de me pardonner si par hasard ce filmne leurconvenaitpas. » Cepréambuleest comparableà ces finespelliculessucrées

qui enrobent les médicamentsénergiques.Tous les filmsde Vecchiali,ici

l'opus n° 12de l'auteur, à quelque genre qu'ils appartiennent et quel quesoit leur parti pris d'écriture Encoreest aussi novateur stylistiquementque les autres avancent en terrain miné. Emporté par la «passion »,le personnagevecchialienest toujoursun forcené du jeu, de l'amour, du

désir, de la lucidité ou du crime. Avec impudeur et naïveté il déclenche

immanquablementune logiquequi aboutit à lamort, cettevieilleconnais-sance de toujours qui ne l'effraie jamais outre mesure. Paul Vecchialiestassurément le plusdérangeantdes cinéastesfrançais.Lespréjugés,le con-fort moral, les faux-semblants,toutes ces lâchetésastucieusement dégui-séesen signesextérieursde bravoure,sontarrachéscommeautant de mas-

ques inutiles. L'art du cinéaste est tout entier au service de cette entre-

prise décapantequi donne pourtant au drame le plus atroce l'allure d'une

fantasmagorielégère dans laquelle passe un imperceptible sourire d'iro-nie. Dans Encore,le fameux « Nevivez pas la peur, vivez la vie » n'est

pas seulement un conseil, c'est carrément un ordre, même s'il nous est

signifié sur le mode enchanté

Analyseclinique, visionau scanner des années 80,Encoreréussit pour-tant le tour de forcede ne pas nous accablerpar le spectaclede l'horreur

qui nous cerne. Vecchiali,à l'instar de ses personnages,est un moraliste

intransigeant.Ici lavraiemoralequisemoquede la moraleest la suivantela crainte de la mort n'est rien d'autre que la peur de la vie. En ce sens

et c'est le sens profond, organiquedu film le Sidan'est pas le sujetde Encore.Il est un élément dramatique sûr, atrocement efficacecomme

pouvait l'être le poison mortel dans Roméoet Juliette.

Commetous les grandsmoralistes,Vecchialiest hanté par le sentiment

religieuxde la vie,sentimentsacré,liéau mystèrede l'hommeet du monde.Iln'y a pasun seulfilmde l'auteurde Femmes-Femmesoù laprésencedivinene soitpas finalementà l'œuvre dans lapuissanceinvisibledu hors-champ.Ici, chaque année de la vie de Louisest inscrite sur l'écran dans la duréeréelle d'un plan-séquencequi peut éventuellementjouer sur la compres-sion ou la dilatation du temps. La figure stylistique et rhétorique du

champ contre-champétantexclue,le seulpointde vuede celuiqui regardeoccupelaplaced'un grandordonnateurqui décideraitseuldu mouvement

général de la vie et de la mort. Cette positionprivilégiéene peut désignerlaplaceuniquedu spectateurdont la toute-puissanceet lasolitudeseraient

insupportables. Ce regard clinique, objectif, presque monstrueux de lacaméra rappellecelui sur lequel s'achève Soudain,l'étédernier,de JosephL. Mankiewicz.Ce regard calme et impassiblen'est-il pas à la foisceluide la folie et celui de Dieu?7

Il y a dans Encoreune séquencegrandiose,par sa manièred'inscriredansla matière la plus triviale, la plus apocalyptiqueaussi, la trace lumineusedu caractère définitivement sacré de l'homme celle de la boîte de nuit

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homosexuelle. Rejeté par Franz avec la dernière violence, Louis, anéanti

de douleur, titube parmi les présences masculines anonymes qui errent

« sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci ». Seul au monde, il se

tient au bord du vide quand monte dans la nuit le chant des pèlerins de

Tannhüusei qui va le sauver de la mort métaphysique. Dans cette lumière

retrouvée qui surgit des ténèbres, Michel, l'Ange salvateur, celui qui aime

sans rien exiger en retour, et qui conduira plus tard Louis de l'autre côté

de la vie, va faire son entrée décisive.

Quand le cinéma parvient à de tels sommets, on se dit qu'il est tout de

même un art fabuleux, et quelles que soient les vicissitudes de la raison

économique. Ces moments magnifiques, innombrables dans ce film, on

les doit à l'excellence des interprètes, tous superbes de vérité et de sincé-

rité, sans trucage, et à la maîtrise de Vecchiali dominant avec sérénité l'écri-

ture cinématographique jusque dans ses subtilités les plus secrètes. Il ne

s'agit pas d'une écriture objectivement conçue comme un habile assem-

blage d'objets esthétiques rapportés comme autant de trophées. Elle n'est

pas davantage cette denrée un peu niaise qu'une certaine critique impuis-

sante estampille sous le label de mise en scène fluide », image de mar-

que obligée pour tout produit digne d'être vénéré. L'écriture ne peut rele-

ver que d'un choix privé, intime, d'ordre absolument personnel et moral,

angle d'attaque unique sans lien véritable avec une quelconque orthodoxie

préétablie. Elle n'a pas davantage partie liée avec cette autre imposture

qu'est la notion de perfection. La qualité supérieure de l'oeuvre d'art n'est

jamais la perfection, mais la nécessité vitale de son existence. La perfec-

tion n'est qu'un arrêt dans l'évolution de la forme. Quand la chair devient

marbre, il n'y a plus d'oeuvre, mais un objet parfaitement stérile. Par son

audace Encore dérange, irrite ou agace. Mais avec quelle énergie il active

le sang Par delà la maladie et la mort, c'est le miracle toujours renouvelé

de la vie qu'il exalte.

Jean-Claude GUIGUET

Quelques jours avec moi

de Claude Sautet

Soyons franc. Je n'ai jamais eu beaucoup d'estime pour le cinéma de

Claude Sautet. Le succès des Choses de la vie, César et Rosalie, Vincent, Fran-

çois, Paul et les autres, etc., prouve seulement que Sautet a su peindre la

société française comme on a envie de la voir à l'écran. Tout y est à sa

place, reconnaissable. Un bourgeois est un bourgeois, il pleut quand on

s'ennuie (avec, malgré tout, des petits bistrots sympa). Bref, Sautet est le

champion du cinéma bifteck-frites ». On n'y consomme que du cliché,

bien de chez nous. A point.

Surprise. Quelques jours avec moi a les audaces d'un premier film (avec

le brio d'un grand professionnel). On y pulvérise les lieux communs dans

une belle allégresse. On décolle, on plane, tout est vif, enlevé. Le plaisirdu jeu règne.

D'abord, il y a chose rare dans notre cinéma français un scénario

inventif, ciselé jusqu'à la dernière seconde, avec un goût du risque admi-

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CHOIX DE FILMS

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rable. On oseaffronterdes situations« peucrédibles »,par défi, amour de

la fictionet de la belleouvrage,sachantqu'une scène impossibledoitarri-

ver à fonctionneret sera d'autant plus stimulante. Celadonne, par exem-

ple, une soiréeorganiséeà Limogespar un richissimejeune homme,pauméet facétieux(DanielAuteuil).Il réunit le directeur du supermarché local

(J.-P.Marielle)et sa femme, leur ancienne bonne (SandrineBonnaire),etson petit ami, un peu loubard, le chef de cabinet du préfet (RolandLau-

denbach)et sa femme,etc.Impossiblederesterdans lesstéréotypessociaux.

On pourrait s'en tirer par la caricature féroce ou loufoque. Sautet refuseces facilités,préférantdonner leur chanceauxpersonnages(etauxacteurs).Donc, au fil d'une rencontre invraisemblable, il laissechacun aller tran-

quillement vers sa vérité et sa liberté.Mêmechoseà la fin, quand la comédietourne au drame passageplus

difficileencore. On dirait qu'il a retenu la leçonde Lubitschet Truffaut.Il accélère, le scénariogalopeavec élégance,l'émotion reste furtive, mais

juste.Quelquesjours avecmoi,on s'en doute, est un filmd'acteurs. Ecrit,dialo-

gué, tourné pour l'amour des comédiens.A scénario heureux, il faut descomédiens qui jubilent. Réussite totale.

Une pierre blanche pour ce film où Sautet échappe au carcan natura-

liste,découvreque l'artificeest plusvrai que le lieucommun. Et tellement

plus drôle.

Jean COLLET

ON EN PARLE.

Le Complotde AgnieszkaHolland

C'est un filmsur l'assassinatdu PèrePopieluszkopar la Milicepolonaise,en 1984.Tourné en France,en coproductionavec lesAméricainspar l'ex-assistante de Wajda.

Pourquoi un tel film? Va-t-iléclairer la personnalité d'un prêtre héroï-

que ? Va-t-onesquisserune analysepolitiquede la Polognedes années 80,ou tout simplement peindre une fresque pour qu'on s'en souvienne?

J'ai cru d'abord à cette dernière hypothèse.Joan Baezau générique, lesrassemblements qui défient le couvre-feu, l'émotion populaire, le film

s'engagebien, sur une veined'épopéenaïvequi pouvaitavoirune certaine

grandeur. Hélas, très vite, on se rend compte que le personnage du Père

Popieluszko,devenule PèreAlecdans le film,ne serapas traité. Il est beaucomme Christophe Lambert, il parle bien, il met les foules en transe, etune joliepetitemilitantede « Solidarnosc» sedonne beaucoupde malpourlui faire oublier le voeu de chasteté. Sanssuccès, bien sûr. Il restera un«hommede marbre ».Prodigieux en deux heures, nousne sauronsà peuprès rien du personnage qui va être assassiné.Ah si il fait de la boxe

pour s'entraîner à recevoir des coups.

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392

Alors, la réalisatrice, qui connaît bien la Pologne, a-t-elle couru le risque

d'une analyse politique ? Non. Reprenant la thèse officielle de « la bavure »

l'excès de zèle d'un capitaine de la Milice, plus ou moins couvert, puis

largué par ses chefs elle fait de l'assassin le personnage principal de

son film.

Pourquoi le jeune milicien a-t-il tué le prêtre (c'est le titre original Tuer

un prêtre) ? Parce qu'il l'aimait trop. Mais oui, aussi simple que cela. Fas-

ciné, envoûté, le pauvre capitaine. Criminel parce que homosexuel refoulé.

Et pour que cette psychologie de magazine soit accessible au plus grand

nombre, on prend bien soin de montrer, dès le début, qu'il ne peut plus

faire l'amour avec sa femme. Mais, au retour du meurtre filmé avec

une complaisance sordide le milicien plonge dans le lit conjugal avec

délices. Enfin, il peut. Ah Freud, quand tu nous tiens

Cela dit, Christophe Lambert et la musique de Delerue feront couler des

torrents de larmes.

Tristesse des grands sujets assassinés par la machine médiatique. A quoi

peut ressembler un saint aujourd'hui ?

Jean COLLET

Un monde à part

de Chris Menges

L'apartheid. Une journaliste de Johannesburg emprisonnée parce qu'ellemilite contre le racisme. Sa fille de treize ans, qui regarde le drame avec

nous. Un prix d'interprétation féminine et un triomphe à Cannes.

Pourra-t-on un jour ouvrir le débat sur ce type de cinéma (dont le modèle

fut Z, de Costa-Gavras) qui cherche l'efficacité à tout prix, l'émotion partous les moyens, puisqu'il s'agit de plaider une bonne cause ? Et si le même

talent, la même efficacité, bref le même cinéma, étaient mis au service d'une

moins bonne cause ?.

Jean COLLET

La Lectrice

de Michel Deville

Quelques mesures de Beethoven, Schubert, quelques phrases de Mau-

passant, Duras, et Sade, entre autres. Celles-ci, sorties de leur contexte et

lues par Miou-Miou, ingénieuse provinciale qui vend sa jolie voix pour péné-trer dans les chaumières. Surtout, un scénario alambiqué où l'héroïne, au

lit avec son copain, lit le roman minable de Raymond Jean qui a inspiréle film et s'imagine. héroïne du roman, dans un autre lit, avec un autre

partenaire, réalisant les exploits de l'héroïne, est-ce bien clair ?.

Oui, malgré tout, car Michel Deville, à l'instar de son personnage, exploite

parfaitement la soif de promotion culturelle d'un public moyen, de bonne

volonté. On songe à ces disques où, en quelques minutes, on trouve réuni

tout ce qu'il faut connaître de la musique classique. Moins innocent, le

film manipule, pour notre plus grand confort mental, les signes extérieurs

de l'art et de la culture. Tout fait chic chez Deville, où règne l'esthétique

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CHOIX DE FILMS

393

des supermarchés.Scénarioen abyme,cadragesqui se voientde loin,mon-

tageclip,décorsthéâtreux,érotismeépate-bourgeois(PatrickChesnaislisantDuras sur les fesses rondelettes de Miou-Miou,diantre, quelle audace !).Pauvres acteurs qui tirent leur épingle du jeu dans cette galère

La Lectriceest exemplaire d'une certaine abjection. On sent que le

cinéaste,commel'héroïne,méprise tout le monde.Truffautavaittrès bien

parlé de cela, en 1954,dans son premier article Une certaine tendancedu cinéma français». Une tendance qui a la vie dure.

Jean COLLET

Salaam Bombayde Mira Nair

Lesrécompensessontsouventdesmalentenduset parfoismêmede fran-ches escroqueries.SalaamBombayreçut au dernier festivalde Cannes laCamérad'Or qui désignele meilleurparmi les premiers et secondsfilms.

Pourquoi pas ?Cette réalisationindienne en couleur, photographiéeavec juste ce qu'il

faut de négligépour authentifier le réalismedu propos, raconte la survied'un enfant livréà lui-mêmeet à la vileniedes adultes. L'ensemblese pré-sente commeun catalogueassezcompletdesperversionsd'une métropolesurpeuplée dont le jeune garçon serait la victime innocente. Le résultat

passeaux yeuxdu plusgrand nombre pour du Dickensà l'état pur, ce quine manque pas de surprendre pour un ouvrage inférieur à HectorMalot

Aucunescènene dépasseici le niveau zérode l'anecdote. Lessituationsà peineexposéesrestent inachevées.Lescaractèresne sontexploitésqu'enfonctionde leur veinepittoresque. Lasensibleriedu spectateurest sollici-tée par des effets irritants commedes appelsde phares. Ces effetsne pro-duisent qu'une émotionsuspecte comme un faux produit de luxe vendusous le manteau de la misère. Il y a quelque chose de déplaisant dans

l'exploitationde ces enfantsexhibéscommecuriositésocialepour déplianttouristique des bas-fondsà l'usage des mauvaisesconsciencesoccidenta-les. Cette façonde sepencher sur la misèredu tiers mondepour satisfairel'élan caritatif d'un public bien nourri, et cela au seul prix d'un ticket de

cinéma, n'inspire pas un grand respect. La séduction de SalaamBombaytient dans l'habileté de sonsimulacreet expliquepar là-mêmesonsuccès.Ce filmest exemplairepour ceci il fait semblantde traiter un grandsujet.Oublions-le.

Onpeut voirou revoirune œuvre admirableoù la visionmoralede l'His-toire accompagnel'itinéraire d'un enfant dans les décombres de la plusgrande catastropheque l'humanité ait connue. Berlinen ruines remplaceBombayen loques, c'est Allemagneannéezéro. C'est ce film-làqu'il fautvoir. De RobertoRossellini.C'est ce nom-là qu'il faut retenir.

Jean-ClaudeGUIGUET

Page 109: Edith Stein

i

Joseph Joblin

L'Égliseet la guerre

L'attitude de l'Église en

faveur de la paix a varié au

cours des siècles. Loyale vis-

à-vis du pouvoir,elle a

souvent étonné et surpris

par ses prisesde position.

Aujourdhui qu'en est-il de

la conscience chrétienne

devant l'éventualité de la

guerrenucléaire? 143 F.

Mgr Stephanos

lecharismes

dans l'Église orthodoxe

Desclée de Brouwer

Page 110: Edith Stein

Etudes14,rued'Assas75006Parisoctobre1988(369/41 395

QUESTIONSRELIGIEUSES

Chrétiens arabes

de la Terre Sainte

RafiqKhoury

A NOMINATION d'un patriarche arabe, pour la première

L fois, en la personne de Mgr Michel Sabbah, à la tête

de la communauté catholique de rite latin (le Patriarcat

latin de Jérusalem), le 28 décembre 1987, a projeté les chré-

tiens arabes de la Terre Sainte à la une de la presse inter-

nationale, à la surprise et à la satisfaction des intéressés

eux-mêmes (1).

LES RÉVÉLATIONS D'UNE NOMINATION

Dans une situation normale, cette nomination aurait

figuré dans la rubrique anodine des journaux et elle aurait

été à peine remarquée. Mais le contexte politique (a-t-il été

voulu ?) et ecclésial, qui ne pouvait que piquer la curio-

sité, en a disposé autrement. L'Intifada (le soulèvement

populaire dans les territoires occupés) était encore à ses

débuts et suscitait l'intérêt de l'opinion internationale. La

nomination d'un patriarche arabe palestinien à Jérusalem,

déclarée unilatéralement « capitale éternelle de l'Etat

d'Israël » par le parlement israélien, ne pouvait manquer

de piquant. Elle invitait à se poser des questions. En outre,

dans le contexte de la chrétienté de la Terre Sainte, où

l'« indigénisation » des hiérarchies ecclésiastiques est un

processus récent et loin de recouvrir l'ensemble des com-

munautés chrétiennes, le fait que le nouveau patriarche

soit arabe (et palestinien) brisait, dans une communauté

chrétienne de plus, un état de fait qu'on croyait acquis et

définitif, et ne pouvait par conséquent passer inaperçu. A

1. Il faut signaler que la

communauté chrétienne est

considérée dans cet article à

partir des territoires occupés.Vue d'un autre angle, elle se

présenterait sous d'autres

aspects. Aucun regard ne

peut être exclusif. Tous sont

nécessaires et complémentai-res. En attendant un concerto

à plusieurs voix, il faut se

résigner aux limites d'un

regard, où la subjectivité ne

peut être totalement écartée.

Page 111: Edith Stein

396

l'intérieur du diocèse lui-même, qui se voyait à une croi-

sée de chemins après cent quarante ans de son histoire,

cette nomination était depuis deux ans l'objet d'une attente

de plus en plus passionnée sinon angoissée.

Fondé par les croisés (1099), le Patriarcat latin de Jéru-

salem était resté, après le départ de ceux-ci (1291), un siège

titulaire. Ce n'est qu'en 1847 qu'il fut restauré comme siège

résidentiel par le pape Pie IX dans un contexte historique

complètement différent, faisant de sa parenté avec les croi-

sades motif d'embarras pour les fidèles de ce diocèse

à cause des passions que suscite chez les musulmans et les

chrétiens orthodoxes le souvenir des croisés une réfé-

rence purement nominale n'impliquant aucune continuité

historique réelle.

La présence catholique en Terre Sainte a été assurée

depuis le XIVe siècle par les franciscains (Custodie de Terre

Sainte), à qui Rome a confié la garde des Lieux Saints. Petit

à petit, cependant, une communauté catholique locale de

rite latin s'est formée autour des grands sanctuaires qu'ils

desservaient (à Jérusalem, Bethléem et Nazareth, notam-

ment). Dans la seconde moitié du xixe siècle, elle dépas-

sait les 4 000 fidèles. C'est cette communauté qui fut dotée

d'une hiérarchie ecclésiastique et constituée en diocèse.

Au début de la restauration du patriarcat, cette hiérarchie

(et tout le clergé) était forcément étrangère au pays. Ce n'est

que peu à peu, et grâce à la clairvoyance du premier

patriarche, Mgr Joseph Valerga (1848-1872), qu'un clergé

autochtone a été formé (2).

RÉALITÉ COMPLEXE

Numériquement parlant, la communauté chrétienne de

la Terre Sainte est une réalité microscopique, puisque l'on

estime qu'elle dépasse de peu les 125 000 fidèles (3), de

tout rite et de toute confession, en Israël et dans les terri-

toires occupés. Et pourtant, cette minorité est d'une telle

complexité qu'elle a été comparée à un « transistor », si

petit et si complexe.

Si complexe qu'on hésite à lui donner un nom qui puisse

satisfaire tout le monde. Faut-il parler de chrétiens pales-

tiniens ? de Palestiniens chrétiens (4) ? de chrétiens arabes

en Israël ? de chrétiens d'Israël ?. Si nous avons opté pour

celui de « chrétiens arabes de la Terre Sainte », c'est qu'il

est le moins compromettant, quitte à ce qu'il ne corres-

ponde pas à toute la réalité.

2. Au Patriarcat latin se

sont succédé jusqu'à 1987

sept patriarches, tous Ita-

liens, soit séculiers venus du

dehors, soit religieux francis-

cains de la Custodie de Terre

Sainte. Le VIIe patriarche, Mgr

Jacques Beltritti (1970-1987),a été formé, dès son jeune

âge, au séminaire diocésam

(c'était une innovation). Au-

jourd'hui le diocèse compte54 000 fidèles, répartis en

une cinquantaine de petites

paroisses éparpillées dans

toutes les régions de leurs

pays respectifs, avec 80 prê-tres (dont 65 sont autochto-

nes), tous formés au sémi-

naire diocésain (fondé en

1856), fort d'une soixantaine

de petits séminaristes et

d'une quinzaine de grandsséminaristes (tous autochto-

nes). Le nouveau patriarche,né à Nazareth en 1933, est le

fruit et le couronnement de

ce long processus d'indigéni-sation.

3. Le diocèse de Jérusalem,

pour la plupart des commu-

nautés, s'étend sur l'ensem-

ble de la Jordanie, d'Israel et

des territoires occupés (pour

plus de détails statistiques,voir encadré, quatrième pagede cet article). Le Patriarcat

latin comprend aussi l'ile de

Chypre, qui compte un mil-

lier de catholiques de rite la-

tin qui ont leur vicaire géné-ral et qui sont desservis parles franciscains.

4. N'a-t-on pas dit que les

chrétiens arabes de la Terre

Sainte sont en train de passerde « chrétiens palestiniens à

« Palestiniens chrétiens ?

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CHRÉTIENS ARABES DE LA.TERRE SAINTE

397

Si complexe par sa composition. Il n'est pas exagéréd'affirmer que toutes les confessions chrétiennes y sont

représentées. L'Eglise du Saint-Sépulcre, où sont juxtapo-sées cinq communautés différentes qui en partagent la pos-session, est un exemple frappant de cette variété de riteset de confessions. Les plus importantes sont au nombre detrois le Patriarcat grec-orthodoxe, le plus nombreux, suivi

par le Patriarcat latin, et le Patriarcat grec-catholique (dontle patriarche réside à Damas).

Le Patriarcat grec-orthodoxe se glorifie, à juste titre,d'être l'Eglise la plus ancienne de la Terre Sainte. Il se

réclame même de saint Jacques, premier évêque de la Ville

Sainte. La vérité historique est plus complexe. Sur l'iden-tité de cette Eglise avant le régime ottoman (qui commençaen 1516),les historiens discutent, polémiquent même. Maisce qui est certain, c'est qu'un changement, que d'aucuns

qualifient de « radical », se produisit à Jérusalem, à savoir

l'hellénisation de cette Eglise dès le début du régime otto-

man. Nous sommes à une époque où les intérêts des Turcs

s'accordaient avec ceux du Patriarcat de Constantinople,

qui en profita pour envoyer à Jérusalem, dès 1530, des moi-

nes grecs. Un peu plus tard, en 1534, il fit agréer par les

Turcs un de ses prêtres grecs, le péloponnésien Germanos,comme patriarche de Jérusalem, inaugurant ainsi une série

ininterrompue de patriarches hellènes. Aujourd'hui encore,si le clergé des paroisses est autochtone et marié (ce qui

l'empêche d'accéder aux postes de commande dans son

Eglise, le célibat étant de rigueur pour les évêques), toute

la hiérarchie (patriarche et Saint-Synode) et le haut clergérestent complètement grecs.

Les origines du Patriarcat grec-catholique remontent au

XVIIIesiècle. Séparée de Rome depuis 1054, l'Eglise mel-

kite, d'expression arabe et de rite byzantin, s'est trouvée

de nouveau en communion avec Rome à la suite d'un mou-

vement d'union qui commença en Syrie à partir de 1724

et se propagea vite au Liban et au nord de la Palestine (ce

qui explique le grand nombre des grecs-catholiques en Gali-

lée). C'est en 1836 qu'un vicariat patriarcal a été fondé à

Jérusalem.

Ces trois Patriarcats se partagent la très grande majoritédes chrétiens arabes de la Terre Sainte (voir encadré).

Page 113: Edith Stein

398

CHRÉTIENS EN TERRE SAINTE

Quelques estimations

N.B. Ces chiffres correspondent parfois à des estimations, car il n'est pas toujours possible de disposer de données

précises.

Statistiques générales

Population d'Israël (dont 700 000 Arabes).

Population des territoires occupés (Cisjordanie et Gaza) 1 200 000.

Nombre des Palestiniens (dans l'ensemble de la Terre Sainte et dans la diaspora)

4930000.

Page 114: Edith Stein

CHRÉTIENS ARABES DE LA TERRE SAINTE

399

Cette variété se double d'une complexité culturelle évi-

dente. Chaque communauté se prévaut d'une référence

culturelle, religieuse et même nationale particulière (lePatriarcat arménien, par exemple), rendant encore plus dif-

ficile la communication réelle entre elles. Entre Rome,

Constantinople, Antioche et Alexandrie, pour ne rappeler

que les sièges historiques les plus importants, avec leur uni-vers culturel propre (et leurs langues respectives le latin, le

grec, le syriaque, le copte), les chrétiens de la Terre Sainte

se trouvent écartelés et arrivent difficilement à voir clair

dans leur propre moi ecclésial avec tout ce que cette situa-

tion provoque de frustrations et d'aliénations.

La géographie politique vient se superposer à cette com-

plexité pour la rendre encore plus aiguë. Les chrétiens de

la Terre Sainte se répartissent en trois territoires différents,dont les frontières sont mouvantes et peu amicales Israël,les territoires occupés, la Jordanie. La communication à

tous les niveaux pour ne signaler que cet aspectà l'intérieur même du diocèse et avec le monde environ-

nant, demeure un problème quotidien exténuant.

A la situation géo-politique s'ajoute l'environnement reli-

gieux. Les chrétiens se trouvent fait unique au monde

en contact direct et quotidien avec les deux grandes reli-

gions monothéistes du monde l'islam et le judaïsme. Le

Mur des Lamentations, la mosquée d'Omar et l'église du

Saint-Sépulcre restent à Jérusalem les symboles d'une jux-

taposition qui attend de déboucher sur une cohabitation

pour finir en dialogue et en collaboration. Mais c'est l'his-

toire de l'avenir. Pour le moment, nous sommes en train

de décrire la situation complexe d'une chrétienté aux pri-ses avec une réalité singulière.

Cette complexité, avec toutes les tensions qu'elle entraî-

ne, se rencontre aussi à l'intérieur de chaque communau-

té chrétiens autochtones (la très grande majorité) chré-tiens étrangers, clergé local/clergé étranger, institutions

locales/institutions de toute provenance, clergé sécu-

lier/clergé religieux, chrétiens arabes/chrétiens d'expres-sion hébraïque (5), hiérarchie/clergé, clergé/laïcs.

Pour contrebalancer une réalité aussi complexe, il faut

reconnaître qu'à la base on constate une plus grande homo-

généité et une véritable unité de fond tous sont chrétiens

arabes de vieille souche. Plus on descend du sommet de la

5. La communauté catholi-

que d'expression hébraïque

compte 400 fidèles. Il y a lieu

de noter également la pré-

sence de ceux qu'on appelleles juifs messianiques (es-

timés à 4 000), d'inspiration

protestante, même s'ils refu-

sent de se réclamer d'une

Eglise constituée. Ces com-

munautés attirent des mou-

vements religieux, catholi-

ques et protestants, venus les

soutenir ou les accompagner

dans le cadre d'une vision

judéo-israélienne (sinon sio-

niste) des choses. Il faut

reconnaître que ces mouve-

ments agacent les chrétiens— à tort ou à raison. peu

importe ici à cause de leurs

choix politiques, allant jus-

qu'à l'extrémisme pour cer-

tains d'entre eux.

Page 115: Edith Stein

400

pyramide, plus les choses sont simples. De même, plus on

quitte les villes pour aller vers les villages (où il n'est pas

rare de rencontrer une continuité de deux mille ans de

christianisme), plus le christianisme est serein et

homogène.

UN PEU D'HISTOIRE

L'histoire de cette communauté est un champ miné.

Cependant une réalité fondamentale s'impose la conti-

nuité historique de la communauté chrétienne en Terre

Sainte depuis la Pentecôte jusqu'à nos jours, au rythme des

heurs et des malheurs d'une histoire on ne peut plus trou-

blée (6).

Une date importante est à retenir, puisque l'avenir de

la communauté chrétienne en dépend l'entrée de l'islam

arabe en Palestine en 638. Depuis lors et peu à peu, les

chrétiens de la Terre Sainte se sont reconnus dans ces

nouveaux-venus et dans la culture dont ils étaient déposi-

taires (7).

Mais c'est au cours du xixe siècle que leur communauté

a acquis la physionomie que nous lui connaissons aujour-

d'hui.

Nous sommes dans l'Empire ottoman, dont faisait par-

tie la Palestine, et à l'époque où cet Empire était l'homme

malade de l'Europe », ce qui a permis aux puissances euro-

péennes de l'époque d'intervenir dans ses affaires inter-

nes, se le partageant, non sans conflits, en zones

d'influence. La Palestine se trouva au carrefour de ce jeu

politique. C'est dans ce cadre historique que les diverses

Eglises chrétiennes ont commencé à s'intéresser à la Pales-

tine, soutenues en cela par leurs pays respectifs (France,

Russie, Angleterre, Autriche, Allemagne.) (8). Ces divers

protectorats sont connus dans l'histoire sous le nom de

« Capitulations » (9), selon lesquelles ces grandes puissan-

ces devenaient protectrices des communautés chrétiennes

(les Russes pour les orthodoxes, la France et l'Autriche pour

les catholiques, la Grande-Bretagne et l'Allemagne pour les

protestants.).

C'est à cette époque qu'un grand nombre de congréga-

tions religieuses, tant masculines que féminines, déferla

sur la Palestine, donnant naissance à de multiples institu-

tions religieuses, de type archéologique, social, éducatif ou

caritatif (10). Encore aujourd'hui, on est frappé de voir ces

6. Il est difficile de suivre le

fil de cette continuité à tra-

vers l'histoire. En effet, nous

manquons de documents

complets et décisifs pour la

retracer dans les détails. Ces

lacunes laissent une marge

importante pour les hypothè-ses les plus variées, et chaquecommunauté se sent libre

d'interpréter cette histoire à

son profit, aux dépens des

autres communautés. En

Terre Sainte, la vérité histo-

rique, à tous les niveaux, est

souvent sujette à caution.

L'histoire des chrétiens de la

Terre Sainte a été tentée parD. A. Issa dans un livre inti-

tulé Les Mmontés chrétiennes

de Palestine à travers les siè-

cles, Jérusalem, 1967, 364

pages.

7. II est un fait qui se véri-

fie à cette époque dans notre

Eglise et qui prépare son ave-

nir elle s'arabise. Dans le

silence, elle a accueilli peu à

peu la culture des nouveaux-

venus, la fait sienne sans

abdiquer sa foi et sans perdreson âme. Sans le savoir, elle

trace sa mission future. En

effet, c'est en tant qu Eglise

arabe qu'elle commença sa

renaissance à partir du xix,

siècle. Et je dois dire que ce

faisant, notre Eghse a réussi

un coup de maître. Au lieu de

rester ramassée sur elle-

même, ruminant les rêves

d'un passé révolu, elle a su

franchir sans fracas le nou-

veau seuil historique. De

cette manière elle s est donné

à elle-même les lettres de

créance qui lui permettrontde témoigner du Christ dans

le nouveau monde qui venait

de naître. Elle gagne sa crédi-

bilité. (R. Khoury, La Caté-

chèse dans l'Eghse locale de

Jérusalem, Rome, 1978,

p. 70).

Page 116: Edith Stein

CHRÉTIENS ARABES DE LA TERRE SAINTE

401

bâtiments immenses, qui occupent la Ville Sainte, remon-tant à cette époque. Leur disproportion avec le petit nom-

bre de fidèles de la Terre Sainte n'est que trop visible. C'est

qu'ils devaient aussi servir le prestige des Etats protecteurset constituer autant de centres de propagation pour leurs

cultures respectives. Toutes ces institutions ont eu une

influence énorme, pour le meilleur et pour le pire, sur la

situation matérielle, psychologique, sociale et religieuse des

chrétiens de la Terre Sainte. Il est certain que ces institu-

tions furent fondées en une période de grande détresse

dans le pays, et il faut leur savoir gré d'avoir fourni un sou-tien matériel et moral inappréciable à ces chrétiens. Ellesont contribué, par leurs multiples services, à élever leurniveau de vie. Mais on ne peut nier qu'elles ont contribuéau processus d'aliénation culturelle de ces chrétiens, avec

tous les maux que cela entraîne. Certains adultes, encore

aujourd'hui, se souviennent avec amertume que, dans lesécoles catholiques où ils ont reçu leur éducation, ils ensavaient plus sur Jeanne d'Arc que sur Omar Ibn El-

Khattab. On leur a aussi transmis une mentalité d'assis-

tés, dont ils n'arrivent pas encore à se défaire

complètement.

Pour la suite de cette histoire, il faut noter l'émergencedu nationalisme arabe à la fin du xixe siècle, avec ses

visions optimistes d'unité et d'indépendance. Les Palesti-

niens y contribuèrent d'une manière marquante. Les chré-

tiens, pour leur part, à cause de leur niveau d'instruction

et de leur ouverture sur l'Europe, furent partout les cham-

pions de ce nationalisme. En même temps, et dans les paysde l'Europe centrale et occidentale, un autre nationalisme

a vu le jour c'est le nationalisme juif, connu sous le nom

de mouvement sioniste »,avec ses propres visions d'ave-

nir et son interprétation du passé. En Palestine, l'histoire

a mis face à face ces deux nationalismes en Palestine, avec

les conséquences dont les habitants de la région ne ces-

sent de pâtir.

Depuis lors, la chrétienté de la Terre Sainte a suivi lesméandres d'une histoire tragique au rythme accéléré, lais-sant peu de temps à cette communauté pour reprendresouffle et pouvoir s'orienter dans les nouvelles réalités quine cessaient de naître la déclaration Balfour obtenue en1917 des Britanniques par Chaïm Weizmann au nom du

8. C'est en 1847, comme

nous l'avons déjà mentionné,

que le Patriarcat latin de Jéru-salem fut restauré le Vica-

riat patriarcal grec-catholiquefut fondé en 1836 et l'évêché

anglican et luthérien fut érigéen 1841. Quant au Patriarcat

grec-orthodoxe, sa physiono-mie actuelle remonte au

début du régime ottoman,

avec ce que l'on appellel'hellénisation de ce

Patriarcat. Faut-il rappeleraussi que c'est à cette époque

que fut fixé le statu quo des

Lieux Samts (1852), qui ne

cesse de jouer un rôle impor-tant dans les relations entre

les diverses communautés ?7

Pour toutes ces informations.

Cf. D. A. Issa, op. cit., passim.

9. On entend par Capitu-lations » un ensemble de

privilèges accordés par la

Porte aux étrangers résidents

dans Empire ottoman, dont

le principal est celui de juri-

dication » (G. Bateh, Les Chré-

tiens de Palestine sous la domi-

nation ottomane, Jérusalem,

1963, p. 306). Cette juridic-tion a été étendue par la suite

aux chrétiens indigènes y6td.,

p. 219-2201.

10. On estime actuellement

à 1 300 le nombre des reli-

gieuses et à 600 celui des

religieux.

Page 117: Edith Stein

402

mouvement sioniste mondial, un peu avant la fin de la pre-

mière guerre mondiale la fin de la présence ottomane en

Palestine en 1917 et le début du mandat britannique le

début des confrontations entre les colons juifs et la popu-

lation palestinienne à partir des années vingt la création

de l'Etat d'Israël en 1948 et la vague des réfugiés palesti-

niens qui s'ensuivit (dont beaucoup de chrétiens) (11) la

guerre de 1967 qui a entraîné l'occupation de la Cisjorda-

nie par l'armée israélienne la naissance des mouvements

palestiniens de libération nationale pour finir avec l'Inti-

fada actuelle, qui ajoute un chapitre douloureux à une his-

toire dont l'issue est encore imprévisible.

Il va sans dire que ces événements successifs ont intro-

duit dans la région de profonds changements politiques,

sociaux, culturels et économiques. Les chrétiens arabes

palestiniens suivirent ces événements, y participèrent, en

ont souffert, et en ont subi les rebondissements à tous les

niveaux.

ÉLÉMENTS PO UR UNE IDENTITÉ

Une minorité

Sauf durant une brève période de leur histoire (du Veau

VII°siècle), les chrétiens de la Terre Sainte ont toujours été

minoritaires, dans une société où l'appartenance religieuse

joue un rôle important. Mais il faut noter et c'est un hom-

mage à lui rendre que cette communauté a eu le cou-

rage de survivre tout en conservant sa foi. Il est vrai qu'aucours des âges elle a perdu beaucoup de son plumagenéanmoins, elle a tenu bon. Ne peut-on pas parler d'un

miracle de l'histoire, ou plutôt de la foi ?

Evidemment, il y a le revers de la médaille. Cette condi-

tion de minorité a beaucoup influé sur la psychologie de

cette communauté repli sur soi, perte du souffle mission-

naire, isolement, peur, avec tous les systèmes d'autodé-

fense que cela provoque, complexe de persécution (réelleou supposée), de supériorité ou d'infériorité selon les cir-

constances, recherche des privilèges. On dirait que cette

communauté arrive difficilement à assumer sa condition

de minorité.

Une minorité menacée, rongée même par l'émigration.Ce phénomène remonte à la fin du xixe siècle, à une épo-

que où la misère matérielle, entre autres, a poussé un grandnombre à chercher fortune ailleurs (en Amérique latine sur-

tout). Il a affecté particulièrement la population chrétienne.

11. A titre d'exemple, à

Jaffa (ville très touchée par la

guerre de 1948) la populationchrétienne s'élevait en 1948à 20 000 fidèles. Aujourd'huiils ne sont que 4 000. Les

exemples de ce genre sontnombreux.

Page 118: Edith Stein

CHRÉTIENS ARABES DE LA TERRE SAINTE

403

Une stabilisation politique, économique et sociale aurait

pu le stopper ou le réduire à des proportions normales. Mal-

heureusement il n'en a pas été ainsi. Au contraire la situa-

tion, politique principalement, qu'a connue la Palestine

depuis le début de ce siècle, avec ses diverses phases de

tension croissante, a non seulement maintenu le phéno-mène, mais l'a dramatiquement accru. Pour ne donner

qu'un exemple, Jérusalem comptait en 1948(lors de la fon-

dation de l'Etat d'Israël) 34 000 chrétiens. Si l'on se rap-

pelle que le taux de natalité de la population palestinienneest un des plus hauts du monde, ce chiffre aurait dû au

moins doubler. En réalité, il tourne actuellement autour

de 10 000 fidèles. Cette émigration, forcée ou volontaire,ne cesse d'affliger la communauté chrétienne de la TerreSainte et pose un point d'interrogation sur son avenir.

Une minorité, enfin, obligée de rester sur le qui-vive,mais surtout invitée à réfléchir pour éviter de tomber dans

l'une ou l'autre des tentations que rencontre toute mino-

rité la fusion ou l'isolement. C'est à ce prix qu'elle gar-dera sa personnalité propre et originale, sans se perdre et

sans s'isoler. C'est là la chance de sa mission, et même de

sa survie en tant que communauté chrétienne vivante et

dynamique.

Une minorité chrétienne arabe

Minorité religieuse, cette communauté s'identifie, du

point de vue national, au monde arabe, c'est-à-dire à cet

ensemble géographique et culturel qui va de l'Atlantiqueau Golfe arabique (12). C'est un fait que les chrétiens

locaux de la Terre Sainte sont arabes et se définissent

comme tels. Cette arabité est si profondément assimilée

par les chrétiens de la Terre Sainte qu'elle ne pose pas de

problèmes réels, alors qu'elle reste problématique pourd'autres chrétientés du Moyen-Orient. Un dicton arabe

assure « Lechristianisme ne s'arabise pas, et l'arabisme

ne se christianise pas (13). La chrétienté de la Terre Sain-

te, avec celles du monde arabe, en est un démenti perma-nent, malgré toutes les difficultés que rencontre ce chris-

tianisme arabe dans une région du monde qui identifie reli-

gion et Etat.

Il faut ajouter que, selon les interlocuteurs, un triple pro-blème se pose aux chrétiens quand ils veulent affirmer

cette arabité et surtout la vivre.

12. Le patriarche latin de

Jérusalem est le président de

la CELRA (Conférence des

évêques latins dans les

régions arabes). Fondée en

1962, celle-ci comprenait les

évêques des pays arabes du

Moyen-Orient, du Golfe et de

l'Afrique du Nord. Dans la

suite, et à cause des difficul-

tés de communication, la

CELRA s'est limitée aux paysarabes du Moyen-Orient et

du Golfe ila Somalie s'y

rattacher

13. Les chrétiens de la

Terre Sainte découvrent avec

surprise qu une immense lit-

térature arabe chrétienne,

dans tous les domaines de la

pensée, a vu le jour entre le

vin* et le XIV' siècle, qui reste

encore dans sa grande majo-nté sous forme de manuscnts

idont le nombre s'élève à des

milliers) cf. Samir Khalil,

« La tradition arabe chré-

tienne et la chrétienté de

Terre Sainte dans Christia-

mry m the Holy Land, Tantour-

Jérusalem, 1981, p. 343-432.

Cette Irttérature commence à

être publiée dans une collec

tion intitulée Patrimoine

arabe chrétien (10 volumes

ont déjà paru) elle se révèle

d une importance capitale

tant pour étude des racines

arabes de la communauté

chrétienne que pour aider

celle-ci à approfondir son

identité.

Page 119: Edith Stein

404

En face de la majorité arabe musulmane, les chrétiens

se trouvent dans la nécessité d'affirmer énergiquement et

par tous les moyens cette arabité pour être acceptés et ne

pas passer pour étrangers. En effet une certaine mentalité

musulmane exclusive ne demanderait pas mieux que de

profiter de toute occasion pour douter de cette arabité. Une

telle attitude ne risque-t-elle pas de porter préjudice à la

personnalité propre des chrétiens au sein de l'arabité, les

obligeant à insister sur leur appartenance nationale au point

de mettre en veilleuse la composante chrétienne de cette

appartenance ?

En face des juifs, il faut rester vigilant pour conserver

son identité les Israéliens préfèrent avoir affaire à des

communautés chrétiennes sans adjectifs et sans apparte-

nance nationale déterminée. Que d'efforts sont déployés

par les Israéliens, dans la conjoncture du soulèvement

actuel dans les territoires occupés, pour suggérer aux chré-

tiens suscitant la colère de ceux-ci que ces événements

ne les concernent pas, voire qu'ils sont contre leurs pro-

pres intérêts Devant un Israël musclé et sachant ce qu'il

veut, le chrétien est tenté de se plier à ce chantage pour

ne pas encourir les représailles de toute sorte qui peuvent

lui rendre la vie impossible.

Enfin, en face des nombreux étrangers qui fréquentent

ses églises, qui sont évidemment de la famille, mais venus

d'une aire culturelle, sociale et politique complètement dif-

férente, le chrétien de la Terre Sainte est acculé à la timi-

dité, de peur que l'affirmation de son arabité ne réveille

les soupçons de fanatisme et de chauvinisme qui le clas-

sent et le disqualifient.

Cette arabité est vécue aussi dans sa composante pales-

tinienne. Evoquer cette composante, c'est se mettre aussi-

tôt en face du problème palestinien qui tourmente la cons-

cience des chrétiens de la Terre Sainte et met en jeu le sort

de millions d'hommes et de femmes.

Comment réagissent les chrétiens face à ce problème ?

Sans aucun doute les chrétiens se sentent profondément

solidaires de leur peuple. Mais cette solidarité est plutôt

spontanée, viscérale. Elle n'est ni soutenue ni orientée par

une réflexion chrétienne qui intègre l'engagement politi-

que et national dans une vision de foi. Plus grave, le chris-

tianisme tel qu'ils l'ont appris et vécu ne les y aide pas,

car c'est un christianisme étranger aux réalités concrètes

Page 120: Edith Stein

CHRÉTIENS ARABES DE LA TERRE SAINTE

405

14. En 1980, la Commis-

sion Justice et Paix de Jérusa-lem a entamé une réflexion

sur l'engagement politiquedu chrétien, résumée dans un

petit document intitulé

Notre for chrétienne et

conscience politique ». Ce do-

cument, qui pose plus de

questions qu'il ne propose de

solutions, constitue un cas

unique en son genre en Terre

Sainte. Réaction d'un jeuneuniversitaire chrétien

« C'est la première fois que jevois les mots foi et politiqueI un à côté de l'autre..

15. Cette composante

palestinienne est vécue autre-

ment par les chrétiens arabes

vivant à l'intérieur de 1 Etat

d Israél d'une part, ils ne

peuvent abdiquer leur appar-tenance à l'ensemble du peu-

ple palestinien dont ils se sen-

tent partie intégranted autre part, bon gré mal gré,ils se trouvent dans un Etat

israélien que leur réalisme ne

peut éviter. Que faire ?.

s'intégrer ? faire indéfiniment

obstruction ? jouer le jeu de

la double appartenance (fidé-

lité à l'Etat d'Israèl et appar-tenance au peuple palesti-

nien) ?. N'est-ce pas, pour le

moment au moins, la quadra-ture du cercle ? Il en est de

même pour les musulmans

vivant en Israël. Il se peut

que cette crise trouve son

dénouement dans une solu-

tion globale du problème

palestinien.

16. Il y a bien le cas de

Moubarac Awad, pacifistechrétien récemment expulsé

par les autorités israéliennes,

qui a permis aux chrétiens de

respirer comme pour dire

Voyez, nous sommes là. Mais

l'interrogation reste ouverte.

vécues. Au sortir de son école chrétienne où il était couvé,le jeune chrétien à son grand étonnement se voit con-

fronté, à l'Université ou dans son milieu de travail, à une

réalité qu'il doit découvrir petit à petit, durement. Solli-

cité par les événements et voulant s'engager dans la lutte

politique, il ne trouve pas d'autre moyen que de se réfu-

gier dans les divers partis politiques, où il vit cet engage-ment nationaliste en marge, ou en dehors, ou même con-tre sa foi (14). Autrement, soucieux de rester fidèle à une

religion qui lui a été transmise, il se voit dans l'obligation

d'adopter une attitude neutre qui l'isole et le disqualifie.Lors des troubles dans les universités, on a remarqué queles élèves venus des écoles chrétiennes étaient les premiersà se faufiler pour disparaître dans leurs maisons, se con-

tentant d'une solidarité affective stérile (15). Evidemment,à vouloir trop généraliser ou schématiser, on court le ris-

que d'être injuste. Ce qui vient d'être dit ne voudraitd'aucune façon nier un début d'ouverture de l'école catho-

lique à ce genre de questions grâce à des instituteurs éclai-

rés qui ont assez tôt compris les enjeux d'une telle situa-

tion et les conséquences éducatives qu'ils impliquent.

La situation politique ne cesse d'interroger, consciem-

ment ou inconsciemment, la communauté chrétienne. Et

l'Intifada actuelle, qui est en train de marquer profondé-ment la société palestinienne, a rendu cette interrogationencore plus aiguë et angoissée. Qui sommes-nous ? Quedevons-nous faire ? Quel est notre rôle propre Il est vrai

qu'ils ont organisé des prières, fait des collectes, participéà des manifestations, sonné les cloches, mais ils savent bien

que l'histoire se fait sur la place publique, où ils arrivent

difficilement à trouver leur place. Et quand ils le font (ilsont eu leurs tués, leurs blessés, leurs prisonniers), ce n'est

pas à partir de leur foi, mais poussés par les divers mou-

vements politiques ou idéologiques, ou par les nécessités

d'autodéfense (s'affirmer dans une société qui tend à les

rejeter). Ne sommes-nous pas dans une société où personnen'est chez soi aux yeux des autres ? On dirait qu'ils sont

pris au dépourvu et ne savent que faire (16).

Dans une situation aussi cruelle, les chrétiens se tour-nent vers leurs Eglises pour constater avec amertume

qu'aucune voix ne s'élève pour leur dire quelque chose,

Page 121: Edith Stein

406

ne serait-ce qu'un mot d'encouragement et d'espérance.

Ils sont laissés à eux-mêmes et impuissants devant des Egli-

ses qui n'ont pas le courage de déranger la confortable iner-

tie du silence.

Une minorité divisée

La Terre Sainte offre le triste spectacle d'une chrétienté

divisée. Toutes les communautés de l'Orient et de l'Occi-

dent s'y juxtaposent, chacune avec sa couleur propre, son

rite, sa tradition, sa langue, son patrimoine culturel, ce qui

provoque le désarroi, sinon le scandale des pèlerins non

avertis. Si cette situation est compréhensible à cause de la

Terre Sainte, où chacun voudrait avoir sa part d'héritage,

il n'en reste pas moins que la communauté chrétienne souf-

fre terriblement de cette prolifération et de cette division.

Elle suscite en elle un sentiment de frustration et d'humi-

liation, et rend son témoignage peu crédible (17).

Evidemment la question qui vient spontanément à

l'esprit est celle de l'atmosphère œcuménique qui règne

entre ces diverses communautés. Si on ne peut pas vrai-

ment parler d'oecuménisme (sauf d'un œcuménisme pro-

tocolaire, lors des grandes fêtes chrétiennes, par exemple,

lorsque les chefs d'Eglise se rendent une visite de courtoi-

sie), on peut cependant dire que les rapports entre les diver-

ses communautés sont passés par deux phases la première

est celle qui a prévalu approximativement jusqu'au con-

cile Vatican II (on peut avancer comme date charnière la

visite de Paul VI en Terre Sainte en 1964). Cette période

se caractérise surtout par une atmosphère négative, sinon

hostile méconnaissance mutuelle, préjugés, rivalités, hos-

tilités même. Les motifs sont avant tout d'ordre général,

et sont le fruit de facteurs historiques qui remontent aux

origines de chaque communauté. A ces motifs s'en ajou-

tent d'autres qui sont propres à la Terre Sainte la lutte

autour des Lieux Saints, le prosélytisme, vrai ou supposé,

les diverses cultures dont se prévaut chaque communauté,

l'ingérence des puissances étrangères dans la vie et les affai-

res des diverses communautés sous le régime ottoman, la

formation des communautés les unes aux dépens des

autres. La deuxième phase marque une amélioration des

relations inter-communautaires. En effet, les communau-

tés chrétiennes commencent, timidement, à se mieux sup-

porter mutuellement atmosphère qu'on peut qualifier

cependant de « cohabitation passive » on se respecte

17. A la suite des trois fêtes

de Noël célébrées successive-

ment par les différentes com-

munautés chrétiennes à Beth-

léem (le 25 décembre par les

catholiques, le 6 janvier parles orthodoxes et le 19 janvier

par les Arméniens), n'a-t-on

pas entendu un musulman

commenter d une maniere

sarcastique Mais votre

Jésus est-il né trois fois ?

Page 122: Edith Stein

CHRÉTIENS ARABES DE LA TERRE SAINTE

407

davantage, mais chacun chez soi, bloquant ainsi toute ini-

tiative, si minime soit-elle, de vrai dialogue et de collabo-

ration effective. Il est certain qu'une nouvelle période de

rapprochement et de collaboration est profondément sou-

haitée par les chrétiens de base de toutes les communau-

tés. Ceux-ci sont confrontés à des problèmes communs,d'ordre politique, social, éducatif, pastoral, qui dépassentles possibilités de chaque communauté prise à part et qui

requièrent donc la participation de l'ensemble des commu-

nautés chrétiennes en place.

Une chrétienté en rapport avec l'islam

Ces chrétiens sont non seulement des chrétiens au milieude l'islam, mais aussi des chrétiens pour l'islam, dans cesens que l'islam arabe constitue l'espace de leur vocationet de leur mission. Avec l'islam ces communautés chré-

tiennes ont en commun la même langue, la même culture,le même mode de vie, les mêmes traditions sociales, lesmêmes aspirations. De l'extérieur, on peut difficilementles distinguer les uns des autres. Il faut ajouter qu'en Pales-

tine, chrétiens et musulmans jouissent d'une meilleureentente que dans le reste du monde arabe, parce qu'ils ontsouffert ensemble plus qu'ils n'ont souffert les uns desautres.

Actuellement, dans un large secteur de la communauté

chrétienne de base, on assiste à une volonté décidée

d'entrer en relation plus profonde et plus vraie avec le

milieu musulman. Les chrétiens se rendent compte de plusen plus que leur relation avec ce milieu est une note fon-

damentale d'un christianisme qui se voudrait proche de

son milieu vital authentique. Des groupes de réflexion (pasnombreux, « minorités abrahamiques » pourrait-on les

appeler, selon une expression de Dom Camara) surgissentet essayent d'analyser les mécanismes psychologiques,sociaux et religieux qui se déclenchent dans l'inconscient

quand les deux partenaires se retrouvent face à face. Là

aussi, c'est la Commission Justice et Paix de Jérusalem quia pris, il y a quelques années, l'initiative d'une réflexion

qui s'est prolongée sur plus d'une année pour déboucher

sur un document intitulé Musulmans et chrétiens faisant

route ensemble »,et qui vise à partager cette réflexion avec

Page 123: Edith Stein

408

ceux qui se posent les mêmes questions et voudraient con-

tribuer à donner à cette réflexion un contenu concret et

vécu. Il y a lieu aussi de rappeler l'initiative de l'Institut

œcuménique de Tantour (Jérusalem), qui organise depuis

1983, sous la direction de D. Giries Khoury, la Conférence

du Patrimoine arabe des chrétiens et des musulmans en

Terre Sainte ». Celle-ci réunit des intellectuels chrétiens et

musulmans autour d'un thème commun, étudié dans des

conférences données par les deux parties et discuté par les

participants. Rare, sinon unique, dans son genre au Moyen-

Orient, cette initiative se révèle d'une grande fécondité

pour élargir et approfondir le terrain d'entente et de dialo-

gue entre les deux communautés religieuses présentes en

Terre Sainte (18).

UNE COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE

À VOCATION INTERNATIONALE

La Terre Sainte n'intéresse pas seulement les chrétiens

qui y sont nés et y vivent de manière permanente, mais

aussi les chrétiens du monde entier, qui y voient leurs raci-

nes spirituelles les plus profondes. La Terre Sainte accueille

chaque année un grand nombre de pèlerins (19). On peut

les considérer comme les hôtes de passage des Eglises de

la Terre Sainte. Mais il y a aussi le nombre assez impor-

tant des chrétiens de toute origine qui ont choisi la Terre

Sainte, pour toujours ou pour une longue période de leur

vie, individuellement ou en groupe, comme lieu de leur

vocation et de leur mission.

Tous ces facteurs réunis font de l'ouverture à l'univer-

sel une vocation spécifique de la Terre Sainte, son être le

plus profond. Ils en font aussi la vocation de la commu-

nauté chrétienne qui y vit (20). Et cette note ne peut qu'ani-mer sans les altérer ni les aliéner tous les éléments

d'identité mentionnés plus haut. Cette affirmation nous

renvoie à une autre non moins importante, à savoir que

la gestion de ce caractère international ne suppose pas

nécessairement, pour l'assurer, la création de structures

importées, mais qu'elle doit être l'apanage de la commu-

nauté chrétienne locale elle-même, qui en prend cons-

cience peu à peu.

Rafiq KHOURY

Prêtre palestinien

18. Les Actes de ces Confé-

rences sont régulièrement

publiées en arabe. Quatrevolumes ont déjà paru, et le

cinquième est en prépara-tion.

19. En 1987, le nombre des

pèlerins a atteint 230 000,

dont 110000 protestants,100 000 catholiques, 15 000

orthodoxes.

20. En été 1987, une confé-

rence, organisée à Tantour

sous le titre Rhéologie et

Eglise locale a a réuni des

chrétiens de toutes les confes-

sions, pour réfléchir sur

1 identité chrétienne et aider

les chrétiens à passer à cette

identité réfléchie. Elle a

publié un document intitulé

La théologie et l'Egliselocale. Document de base

dont le texte a été publié dans

A!-Liqa, n° 3 (1987). Al-Liqa

(la Rencontrel est une revue

publiée par un groupe de

chrétiens de différentes com-

munautés, laïcs pour la plu-

part, et dirigée par D. Gmes

Khoury, professeur à l'Uni-

versité de Bethléem. Elle en

est à sa quatrième année et

essaie de réfléchir sur les pro-blèmes de la communauté

chrétienne de la Terre Sainte.

Page 124: Edith Stein

409

NOTES DE LECTURE

L'évangile selon Jean

• Xavier LÉON DUFOUR —Lecture de l'évangile selon Jean. Tome I.

Le Seuil, coll. Parole de Dieu, 1988, 442 pages, 149 F.

Surtout depuis Les Evangiles et l'Histoire de Jésus 11963), les ouvragesdu Père X. Léon-Dufour constituent peu ou prou un événement ce

qu'on ne saurait dire de tous les ouvrages d'exégèse. Celui-ci, à la jonc-tion du souci théologique et du souci pastoral, par conséquent beau-

coup plus qu'un ouvrage d'exégèse, constitue déjà un événement. La

chose tient d'abord à son objet même. Il n'est pas si courant, dans l'édi-

tion française, de voir consacrer à un évangile un travail aussi consé-

quent. L'œuvre achevée, nous disposerons d'un commentaire du 4«

évangile qui manquait en français, comme manque toujours une série

de commentaires des livres bibliques qui réponde à la fois à l'exigence

critique et théologique, et à l'exigence pastorale. Or, disons-le d'entrée,

ce premier tome de « lecture d'évangile » répond remarquablement à

ces exigences qui apparaissent parfois inconciliables, sinon contradic-

toires.

Il s'agit d'un premier tome, qui en laisse prévoir deux autres. Celui-

ci ne comporte pas une véritable introduction, ainsi qu'en comportentles grands commentaires. L'auteur s'en explique très bien dans un Limi-

naire (p. 9-34) où il laisse entendre que les synthèses dues au résultat

de la recherche et de la lecture, qui constituent le plus souvent ces intro-

ductions, ne peuvent venir qu'en dernier lieu il respectera cet ordre,

permettant au lecteur d'être très vite mis au contact du texte. Cepen-

dant, avec une parfaite maîtrise, l'auteur fournit une information mini-

male, principalement historique, dans des pages lumineuses où il donne

quelques indications sur sa méthode de lecture. A la suite de l'évangé-

liste lui-même, il s'appuie sur le principe des deux temps de lecture

(p. 15-19), valorisant du même coup une lecture symbolique »

(p. 19-21).

On sait l'importance du Prologue johannique (In 1,1-18) et des pro-

blèmes qu'il soulève. L'ouvrage lui consacre plus de cent pages

(p. 35-149). Et il est intéressant de saisir tout de suite la pratique de

l'auteur. Il n'ignore pas toutes les théories qui ont été appliquées à ce

passage. Il pourrait se contenter de le noter narquoisement, ce qu'il fait

d'ailleurs, ou, satisfait de lui-même, en proposer une autre qu'il pro-

clamerait sûre et définitive. Mais il sait aussi la puissance de significa-

tion de l'état dernier du texte. Aussi, ayant salué les efforts exégétiques

qui ont cherché à découvrir un texte primitif, poème ou hymne, der-

rière le texte actuel, il va droit à ce qui justifie l'unité définitive de ce

Prologue, c'est-à-dire l'état actuel du texte, seul porteur de l'interpréta-

tion qui nous intéresse et qui donne à penser et à croire. Sans pouvoir

Page 125: Edith Stein

410

ni devoir dévoiler sa lecture, disons que son commentaire, ici nourri

des meilleures références bibliques, ouvre à une forte intelligence théo-

logique et spirituelle du texte. Malgré tout, et le P. Léon-Dufour en est

bien conscient, aussi lié qu'il soit au reste de l'évangile, le Prologue reste

très particulier.

Abordant l'évangile proprement dit avec la manifestation du Baptiste,

déjà annoncée dans le Prologue, il fait toucher au jeu très complexe de

la lecture johannique, sans omettre naturellement sa particularité par

rapport aux évangiles synoptiques. Laissons au lecteur le soin de sui-

vre avec lui pas à pas un texte dont il ne veut retrancher aucun détail.

Signalons cependant que chaque grande séquence étudiée se termine

par une Ouverture » plus ou moins longue qui laisse éclater, pourrait-

on dire, à la fois la culture et l'intelligence de l'auteur, indiquant les

voies d'une réflexion d'une méditation plus libre à partir du texte.

Le commentaire de l'épisode de Cana (p. 203-245) en donne un exem-

ple significatif alors que l'ouvrage est loin d'être achevé, nous avons

été particulièrement séduit par la proposition d'intelligence de ce récit,

et si ce n'était le caractère limité d'un premier tome qui peut laisser

justement pressentir d'autres grandes pages, nous mettrions déjà au rang

des meilleures celles qui se rapportent à ce passage (p. 236-240).

Le souci d'exigence critique se double, avons-nous dit, d'un souci pas-toral. Celui-ci se manifeste d'abord dans la pédagogie de l'auteur et dans

la présentation la plus matérielle qui soit du livre. Il se manifeste aussi

dans le refus d'un apparat critique et bibliographique trop considéra-

ble, même si le lecteur un peu averti reconnaît les fondements et allu-

sions du travail et a largement de quoi se satisfaire dans ce qui lui est

indiqué. Mais c'est naturellement dans la façon très personnelle qu'a

l'auteur de lire chacun des textes que ce souci se manifeste. Livre de

vivant écrit pour des vivants, à aucun moment le lecteur ne risque

d'oublier qu'il s'agit d'un message de vie, dont on sait qu'il fut le souci

final de l'évangéliste (cf. Jn 20,31). C'est en ce sens que, par delà les

problèmes proprement exégétiques et d'historicité, l'auteur propose une

lecture symbolique particulièrement forte et toujours accessible, quece soit dans son principe ou dans sa réalisation.

Sans doute une telle lecture comporte-t-elle ses limites, ne serait-ce

que matériellement un commentaire, même développé sur les trois

volumes annoncés, ne peut tout dire. Sur tel ou tel point, on pourradiscuter ainsi je ne suis pas sûr qu'un historien soit totalement satis-

fait par la théorie des deux temps de lecture, même si la perspectivede l'auteur est loin d'être exclusivement historienne (p. 15-16). Ou

encore, nous aurions personnellement aimé, alors que l'auteur lui-même

nous avait encouragé à cette recherche, que la dimension « texte de com-

mencement » du Prologue soit mieux mise en valeur. Mais, à notre sens,

ces questions, qui ne constituent pas véritablement des réserves, ne

comptent guère par rapport à la densité d'un tel ouvrage. Déjà plusieurslecteurs se montrent impatients de la suite de cette lecture. On com-

prend leur impatience, tout à l'honneur de l'auteur.

Pierre GIBERT s.j.

Page 126: Edith Stein

411

Béatrix BECK

Stella Corfou

bagagerie aux Galeries 2000 ». Unbrave homme, genre « petit bour-

geois réservé ».Mais qui, flânant unmatin aux puces à la recherched'une lampe, s'immobilise devantle stand de Stella Corfou, saisi parl'attraction irrésistible d'un visagequi est soudain pour lui révéla-tion ». A ce point même qu'à la

question « Vousauriez voulu ? », ilentend répondre le nouvel hommesoudain né en lui Vous». Ainsicommence un succulent et boule-versant roman d'amour, une his-toire folle, émouvante et cocasse.Un petit miracle de cœur et de

plume au langage fastueux et déton-

nant, à la vibration rare celle de

REVUE

DES

LIVRES

ROMANS

LITTÉRATURE

Roman. Grasset, 1988, 140 pages,63 F.

« Elle s'appelait Gilberte Sanpart,nom presque oublié, et avait pris le

pseudonyme de Stella Corfou.

Corps fou, folle de son corps, îlesacrée ». Brocanteuse au marchéaux puces, elle est d'une beautéexcessive » qu'exalte encore une

personnalité généreuse, excentri-

que, tapageuse. En bref, ce qu'onappelle une nature et. qui n'a pasfroid aux yeux Lui, c'est Antoine,« Leroy Antoine, chef de rayon

l'authentique, des sentiments àl'état brut, des couleurs et deshumeurs vives au parfum muscléd'un premier livre de Stella qu'elleintitule « Merde à celui qui le lira »à la verve explosive qui exorcise

l'impudeur pour n'en retenir que la

grâce, violente. Une fête du verbeet de l'amour où les principes de lamorale traditionnelle pâlissent aucontact du regard de Stella sur ce

qui l'entoure et vacillent sous laforme vive et tumultueuse d'uncœur magistralement libre etvivant. C'est à la fois drôle et tragi-que la Vie.

· Chantal Gayet-Demaizière

Claude Roy

La Fleur du temps (1983-1987)

Gallimard, 1988, 354 pages, 110 F.

Les livres de mémoire et de sagessesont toujours les plus beaux, parcequ'ils accumulent dans leurs pétalesle miel de la vie. Et si le mémoria-liste est poète, il répand sur tous ses

souvenirs, ses voyages, ses amis, unesorte de poudre dorée qui leur con-

fère à la fois l'étincellement et la dou-

ceur. Son ami, l'astronome Bernard

Lyot, disait de Claude Roy «Ila unelunette d'approche dans le cœur JO.Etc'est vrai que tout ce qu'il regardes'approche de lui, de nous. L'immensese fait intime, l'étranger familier,l'inconnu rassurant. Les rives du Bos-

phore, le Japon magique, Venise ouune chambre d'hôpital, toujoursl'âme du narrateur-rêveur passe à

travers les murs pour retrouver leshommes souffrants, cruels, aimants.Il évoque de façon sublime le com-

pagnonnage du génie et de la ten-dresse à travers le couple de DariusMilhaud et de Madeleine. Mais les

chats, les oiseaux, les fleurs ontautant de présence que les peintres,les musiciens ou les poètes. Et cha-cun des carnets de ce livre est par-semé de savoureuses maximes, quel'ami Claude préfère appeler des

minimes, bien qu'elles contiennent

souvent un monde. « Préfère toujoursl'ombre à la proie, les lèvres à la

Page 127: Edith Stein

412

Tout Simenon

coupe, l'ours à la peau de l'ours, etles moyens aux fins ».De loin en loin,un poème coule comme une eau vive

dans les clairières du texte, mais le

dur et inutile travail de la poésie est

noté, fixé. Bien sûr, celui qui parlesait (comme nous tous) qu'il est ensursis. Mais il refuse la tristesse, reste

dans l'humble louange. Il semble

qu'il soit guidé « Il y a deux hom-

mes en moi, l'aveugle et celui quiaide l'aveugle à traverser la route ».

Pour cueillir la fleur du temps.

•Jean Mambrino

Tome 1 La Fenêtre des Rouet. LaFuite de Monsieur Monde. Trois Cham-bres à Manhattan. Au bout du rouleau.La Pipe de Maigret. Maigret se fâche.

Maigret à New York.Lettreà monjuge.Le Destin des Malou. Presses de la

Cité, 1988, 892 pages, 98 F.

Nous allons enfin avoir, en édition

populaire, l'ensemble de l'œuvre ro-

manesque, les deux cent neuf ro-mans de Simenon, répartis entre troiséditeurs différents. La présentationest élégante le papier, notamment,est beaucoup plus blanc, agréable,que celui, jaunâtre et sale, utilisé parLaffont dans la collection BouquinsC'est son dernier éditeur qui a eu cet-te idée et l'a mise en œuvre immé-

diatement c'est pourquoi nous com-

mençons par les romans publiés parles Presses de la Cité et écrits pen-dant la guerre. Cette tranche, la plusconsidérable et la plus riche, s'achè-vera avec Maigret et Monsieur Char-

les, qui met le point final, en 1972,à ladite œuvre romanesque. Puisnous reviendrons en arrière pouravoir les premiers « Maigret » paruschez Fayard dans les années 30, sui-vis de la belle série publiée chez Gal-

limard, avant la guerre. Chaque vo-lume sous une forme compacte con-tient une grosse moisson. Ce premiertome est particulièrement riche. Jerecommande spécialement le pre-mier roman d'amour de Simenon,Trois Chambres à Manhattan, quecomplète la bouleversante Lettre àmon juge. Et l'admirable Destin desMalou contient l'une des premièresétudes sur la relation père-fils, chère

à Simenon, à cause du souvenir de

son père bien-aimé. Il y a aussi deux« Maigret épatants Maigret se

fâche, où le commissaire à la retraiteest arraché, non sans une secrète

satisfaction, à sa « petite maison de

curé de Meung-sur-Loire pour re-tourner dans la vie active et Maigretd New York, où il se frotte pour la

première fois aux gangsters améri-

cains Allons, bon appétit, ça ne fait

que commencer.

• Jean Mambrino

Mircea ELIADB

Les Moissons du Solstice

Mémoires II (1937-1960). Traduit duroumain par Alain Parnit. Gallimard,1988, 282 pages, 120 F.

Tous les amis d'Eliade liront avec

passion ce dernier récit de sa vie, ina-

chevé(e). Car ils y retrouveront

l'extraordinaire « vibration de sonexistence, ouverte à tous les souffles

spirituels de l'univers, à la recherche

(sans cesse et partout) des moindrestraces du divin camouflé (comme il

aimait dire) sous les épaisseurs del'Histoire. Mais ce livre électriquedécevra un peu ceux qui ne sont pasfamiliers de son œuvre immense

(scientifique et littéraire), car il y a,condensé en peu de pages, et de

façon si cursive, un si grand nombred'années et d'événements, qu'on a

l'impression d'un film en accéléré.Mieux vaudrait reprendre le prodi-gieux Fragment d'un Journal I, et son

magistral roman La Forêt interdite (ou

simplement la mystérieuse histoire

Ivan, qu'il relisait lui-même quelquesjours avant de mourir). Reste le sen-timent aigu de sa présence, et notam-ment le récit (par un témoin) de sesderniers moments, où il vécut prèsde sa chère Christinel, avec autant denoblesse que de tranquillité, l'appro-che du passage d la lumière tel qu'ill'avait rêvé un jour de sa jeunesse,dans un petit ermitage de l'Himalaya.« Et presque sans m'en rendre

compte, je passe de ma barque danscette embarcation mystérieuse. Et,soudain, je comprends tout devientd'une clarté et d'une simplicitéextraordinaires. Tout, la vie, la mort,

Page 128: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

413

lesensde l'existence»(JournalI, p.370).Telest lesecretqu'à25ans ilvoulaittransmettreauxhommes.Etdanssa mort,il disaitencore,oui,c'estbiencela.

Dominique ROLIN

Trente ans d'amour fou

Roman. Gallimard, 1988, 250

pages, 84 F.

besoindusacré.» Voilàquipourraitintroduireet conclureà la foiscenouveau récit autobiographiquequ'une écriture douce et cruelleporte souvent à des sommetsdémotion.D'oùvientle bonheur?Quelles nourrituresmystérieusesforgentun amourqui dure depuistrenteans? Quelpouvoirdu passésur le présent,et réciproquement?Commenten vient-onà participeraux pulsionsd'un tempsqui nousaime»ou,plutôt,quel'onsaitenfinaimer? Autant d'interrogationsautourdesquellesgravitecenouvelouvraged'unauteurdevenumaîtred'uneconfidenceà l'étatpurquinepeut décidément se partagerqu'avecleregardd'unveilleur foude curiositéet d'espoir» le sienEntreimaginaireet réalité,à lafron-tière insaisissableoù « dessus» et«dessous» engendrentà chaqueinstantlaVie làpalpitelecœurdel'homme, sa particularité, sonmystère,sonprix.Etsi l'indicibleestun trésorqu'il fautapprendreànepasdilapider»,celivreenestunbeautémoignage.

Edith WHARTON

Fièvre romaine

Nouvellestraduitesde l'anglaisparClaireMalroux,DianedeMargerie,AnneRollandetFrançois-XavierJau-jard. Flammarion,1988,266pages,95F.

· JeanMambrino

«L'amourn'est qu'un perpétuel

· ChantalGayet-Demaizière

Au tempsoù les jeunes Améri-cainsdudébutdusiècleclôturaientleuréducationparunséjourdanslavilleéternelle,leursmèreslesmet-taient en gardecontre la «fièvreromaine»,cesbrumesglacialesqui,lesoir,tombentsurleForum.Vingtans plus tard, deuxvieillesamiescontemplentd'uneterrassede cafélecrépusculeromain,et sesouvien-nent. L'uned'ellesn'avait-ellepasattrapé,au cours d'une escapadenocturne,cette fameusefièvre?.Cettenouvelle,parmilessixautresde ce recueil,est une merveilledeviolencecontenue, d'observationsagaceet de suspensesavammentdifféré.Envéritablechirurgiendel'âme, l'auteur excelleà déceler,chezlepersonnagele plusconven-tionnel,les secrètesblessuresdel'être. Dansce mondeélégantetcruel,lesphrasesd'EdithWhartoncoupentcommedes rasoirs. Untrèsbeaulivre.

• Marie-YvonneBernard

Yves BOURRIN

« Adieu, Ramasse »

Roman.Ed.LaVieNouvelle16,rueDucis,Chambéry),1988,342pages,100F (francode port).

La ramasse », ce fut, pendantdessiècles,le fagotqu'enfourchait,résigné,téméraireou inconscient,le voyageurqui, venantd'Italieenhiver,avaitfranchilecoldu Mont-Cenis.Cramponnéà cesemblantdelugequedirigeaitunmontagnard,ildévalait la pente jusqu'à Lansle-bourgoùil retrouvaitlacivilisationet, sansdoute,sesesprits.Avecletemps, le traîneau remplaça laramasse.Ensensinverse,deschai-ses à porteurshissaientles voya-geurs jusqu'au sommet du col.L'été, les mulets remplaçaientleshommes.Jusqu'àce que Napoléonfît construireles lacetsd'une routecarrossable.Cetexploiten appelaitd'autres en 1867, alors qu'onforait patiemment, en face deModane, l'immense tunnel quirelieraitlaFranceà l'Italie,un ingé-nieur anglaisexpéditif,John Fell,

Page 129: Edith Stein

414

Yvonne REBEYROL

Lucy et les siens

lançait, sur les pentes mêmes du

Mont-Cenis, l'éphémère ruban d'unchemin de fer de surface Pour les

passeurs du col qu'étaient les habi-tants de Lanslebourg, c'était la finde leur monde et, du moins le

croyaient-ils, de leur village même.Le récit d'Yves Bourron décrit, de

façon romancée, ce bouleversementd'une vie ancestrale. Plus qu'àl'intrigue sentimentale entre la fillede l'ingénieur et son beau monta-

gnard, c'est à l'évocation d'une épo-que disparue, entre ramasse et

remonte-pentes, que s'attacherontles amoureux de ce coin des Alpes,au pied de la Vanoise.

• Dominique Salin

SCIENCES

Chroniques préhistoriques. La Décou-verte, 1988, 324 pages, 140 F.

Chroniqueur scientifique au jour-nal Le Monde, Y. Rebeyrol a rassem-blé dans un livre de nombreux arti-cles publiés ces vingt-cinq dernièresannées sur la préhistoire humaine.Il ne faut donc pas y chercher un

exposé de type scolaire sur l'originede l'homme. L'intérêt de ces arti-cles, bien classés, écrits en stylealerte, est, au contraire, de faireassister aux étapes successives de la

recherche, avec ses hypothèses,renversées parfois quelques années

plus tard. Y. Rebeyrol a eu lachance de bien connaître les maî-tres en la matière A. Leroi-Gourhan, L. Leakey, Y. Coppens, P.

Tobias, H. et M.-A. de Lumley, biend'autres encore. C'est dire que sadocumentation est de toute pre-mière main. Les origines humainesse situent en Afrique. L'histoire de« Lucy et de ses successeurs nousest contée, avec les diverses hypo-thèses phylogénétiques actuelles.Un chapitre, De la métaphysiqueà l'art », décrit les manifestations del'Homo sapiens. Un autre est consa-cré aux premiers hommes vivantsur le sol français. Les derniers étu-dient le peuplement de l'Amérique.

Un glossaire fort utile termine cet

ouvrage qui se lit comme unroman mieux qu'une vulgarisationscientifique de valeur, c'est une trèsbonne contribution à l'histoire dessciences.

·Jean-Marie Moretti

Pierre THUILLIER

D'Archimède à Einstein

Les faces cachées de l'invention scien-

tifique. Fayard, 1988, 396 pages,160 F.

Réunion d'articles d'histoire dessciences publiés dans la revue La

Recherche, précédée d'une préfacede vingt-cinq pages où l'auteur

expose des vues de grande qualité,mais un peu passionnées, sur ce quefut le vrai développement des scien-

ces, cet ouvrage se présente commedes études de cas. Ce rassemble-ment ne manque pas d'unité, carces cas touchent des aspectsmajeurs de l'histoire des sciences,ceux-là mêmes qui sont si bien pré-sentés dans la préface du livre. Sansaucunement verser dans l'externa-lisme systématique, aujourd'huiassez à la mode, qui ignore ou, du

moins, minimise le développementinterne de la science, P. Thuilhermontre très bien dans ces essais

que, dans les découvertes si souvent

accompagnées de vives controver-ses, de nombreux facteurs sociaux,

psychologiques (préjugés, pas-sions.). culturels, philosophiques,religieux ont joué maintes fois unrôle très notable, soit pour stimulerla découverte, soit pour l'entraver.Ainsi se justifie le sous-titre dulivre. Outre un léger risque d'ésoté-

nsme, ce sous-titre n'est pas tout àfait exact, car ces faces de l'inven-tion scientifique ont été tout demême déjà assez souvent notées.Du fait de ce rassemblement en un

ouvrage d'articles dispersés, on

appréciera mieux les qualités del'auteur exposés clairs et vivants,information considérable et perti-nente (surtout pour des articles

étrangers), aptitude à aller au coeurdes questions.

• François Russo

Page 130: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

415

John L. HEIBRON

Planck, une conscience déchirée

Belin, coli. Un savant, une époque,1988, 254 pages, 108 F.

sciences américain, peut être lu partous. Il retrace la vie d'un hommedont Einstein écrivait à Bonn en

1918 « Vivre auprès de Planck est

une joie o. Un homme remarquableen vérité, non seulement par sonœuvre scientifique (la descriptionn'en occupe qu'une place relative-ment minime dans l'ouvrage), mais

aussi par ses qualités humaines.

Celles-ci éclatent tout au long de savie vie familiale d'abord, restée

toujours au centre de son existence

(«Comme c'est merveilleux de pou-voir tout oublier, pour vivre entiè-

rement dans sa famille »), à travers,

cependant, la perte successive deses quatre enfants vie d'enseigne-ment universitaire pendant qua-rante ans dévouement inlassable

en de multiples responsabilisés dans

l'organisation de la recherche ten-tatives de réflexion épistémologi-que, philosophique, religieuse, quine sont pas sans valeur. Tout cela

traversé des drames qui vont de la

première à la seconde guerre mon-

diale, et du conflit, en son être le

plus profond, entre son attache-ment à la culture allemande et le

nazisme. Sa grandeur aura été de ne

pas fuir il l'a envisagé mais dese battre pour assurer la relève, au

risque d'accepter d'apparentescompromissions. Le témoignage

porté par cet homme est émouvant,et grand.

La Fin et les moyens

Etudes sur la finalité biologique et ses

mécanismes. Ouvrage collectif publiésous la direction de Jean-Louis Par-

rot, avec la collaboration de Yveline

Leroy. Maloine, coll. Recherches

interdisciplinaires, 1985, 378 pages.

Ce livre, écrit par un historien des

· Pierre-Noël Mayaud

Par « finalité biologique o, il fautentendre un fait d'observation chez

les êtres vivants existent des structu-

res organisées de manière à mainte-nir la survie de l'individu ou de

l'espèce. Leurs résultats constituentautant de fonctions biologiques. On

préfère dire « il y a finalité de fait

quand tel organe est en connexion

fonctionnelle avec tel autre », plutôt

que tel organe est fait pour telle

fonction »,car, au niveau de l'analysedes faits, il faut éliminer toute con-notation d'intentionnalité. Dans cette

perspective, l'ouvrage rassemble lescommunications d'une vingtained'auteurs bien connus, chacun pui-sant dans sa spécialité des exemplesde finalité de fait. La signification ducode génétique, l'orientation des

lignées évolutives, les signaux qui

permettent aux animaux de commu-

niquer entre eux, le mimétisme quidonne à certains papillons la possi-bilité de tromper des prédateurs,l'adaptation réciproque entre certai-

nes plantes et certains oiseaux, la

régulation de la température du

corps, l'adaptation des organescomme l'œil, l'oreille et, chez

l'homme, la main et le pied, et biend'autres faits encore, établissent clai-

rement l'existence d'une finalité defait. Si, comme le suggère J.-L. Par-

rot, l'origine de la finalité biologiqueest à chercher dans les informationscontenues dans le génome, elles-

mêmes produites par l'évolution, il

n'en demeure pas moins vrai quenous ignorons totalement comment

un ADN porteur de tant de significa-tions a pu se constituer. Un ouvrageriche, qui donne matière à penser.

• Jean-Marie Moretti

Vulgariser la science

Le procès de l'ignorance. Sous la direc-tion de Daniel Jacobi et BernardSchiele. Champ Vallon, coll. Milieux,diffusion PUF, 1988, 286 pages,140 F.

Bien que de pratique courante etbien qu'ayant donné lieu à une assezabondante littérature, la vulgarisa-tion scientifique n'a guère retenu

Page 131: Edith Stein

416

Le Roman de Hugues Capetau XIV siècle

jusqu'ici l'attention des philosophes,

sociologues, historiens de quelquenotoriété. Pourtant, elle répond à une

exigence majeure de la culture de

notre temps diffuser le savoir scien-

tifique et technique au-delà du cer-

cle des spécialistes. Aussi cet ouvragecollectif, dans l'ensemble de bonne

qualité, mérite-t-il d'être connu lar-

gement. Cependant, contrairement

au dessein, affiché dans l'introduc-

tion, de « constituer la première ten-

tative de présentation cohérente et

ordonnée du projet de vulgariser la

science », il est assez disparate. On

ne saurait y voir l'ouvrage de

synthèse qui nous manque encore.

En outre, cet ouvrage souffre de trois

sérieux défauts 1) non-prise en

compte de la diversité des domaines

de la science et de la technique, qui

posent chacun des problèmes pro-

pres, quant à leur vulgarisation 2)

trop faible souci, du fait d'un socio-

logisme abusif, de traiter de la vérité

et de la valeur culturelle de la vulga-risation des sciences et des techni-

ques 3) « écriture recherchée et

contournée, comme dans bien d'au-

tres productions d'une certaine intel-

ligentsia. On appréciera surtout dans

cet ouvrage l'étude de Daniel Jacobi« Le Discours de la vulgarisation,

problèmes sémiotiques et textuels ».

• François Russo

HISTOIRE

Traduit par F. Suard et J. Subrenat,avec une introduction historique de

J. Subrenat. Ed. Corps 9 (Troesnes02460 La Ferté-Milon), 1987, 190

pages, 65 F.

« On a raison de dire qu'il ne faut

pas cacher ce que l'on sait [.] Aussi

vais-je vous lire la vie d'un chevalierdont l'histoire mérite renommée.Dieu lui a accordé la force de défen-dre la justice et d'accroître son hon-neur. Il s'agit de Hugues Capet [.]Tel est le début, dans la présente tra-

duction, d'un roman d'aventure lit-térairement assez remarquable. Laconstruction narrative est habile. Sur-

tout, l'auteur, inconnu, exploite intel-

ligemment la tradition des chansonsde geste en la modernisant, soit parune ironie discrète, soit par une réha-bilitation du bourgeois, capable luiaussi d'être fidèle et valeureux. Il sait

trouver pour ses héros un langagereligieux très varié. Conservée en unmanuscrit unique édité en 1864,l'œuvre sera pour beaucoup unerévélation. Comme dans les autresvolumes de la collection « Trésors lit-téraire médiévaux du nord de laFrance », le texte est traduit en fran-

çais moderne, et accompagné denotes brèves qui fournissent un bon

guide au public non spécialisé. Avecdes Contes à rire du nord de la France,

qui paraît simultanément, on est à unautre extrême du monde médiéval.

Là, l'humour n'a rien de la légèretéque nous apprécions aujourd'hui, etla drôlerie est volontiers obscène.Chanter les mœurs chevaleresques,tel est au contraire à nouveau le pro-pos de Froissart, dont sont publiéesdes Chroniques de Flandre, de Hainautet d'Artois au temps de la guerre deCent Ans (1328-1390), extraits del'oeuvre plus ample de Jean Froissart.La collection mérite un large succès,dans le nord de la France et au-delà.

• Pierre Vallin

Georges DUBY

Mâle Moyen Age

De l'amour et autres essais. Flamma-

rion, 1988, 276 pages, 99 F.

c Tout ensemble culturel est hété-

rogène (p. 256). L'histoire révèle

partout des entrecroisements, desinterférences (p. 163) elle doit ren-dre compte de la complication desstructures culturelles, de la perma-nence de formes résiduelles, de tou-tes les résurgences, et de la mobilitéincessante des phénomènes d'accul-turation » (p. 162). Ces principes ouconstats généraux, G. Duby enmontre la pertinence pour le MoyenAge dont il s'occupe. Primat du

masculin, certes, mais sous des for-mes diverses et, à propos plus pré-cisément de l'amour, du corps, durôle des structures de parenté et du

Page 132: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

417

mariage,ondoitdécelerleshétéro-généitésmentales,les conflitsdesystèmesde valeurs.Onpeutesti-mer que l'auteur, comme end'autres ouvrages,durcit l'imaged'unescissionqui auraitopposélavisionsocialedesclercsà celledesguerriersou seigneurs.Il estpossi-ble de plaiderpour une vue plusunifiéedessystèmesculturelscléri-cauxet laïcs.En tout cas, il a étéutilede rompreavecla représenta-tiond'unMoyenAge« plein»,oùlechristianismeinstitutionnelauraitété la formeenglobanteindiscutéedescohésionssociales.

Michel MOLLAT

Jacques Cœur

Oul'espritd'entrepriseauXV,siècle.Aubier,1988,500pages,190F.

geaitl'éditiondesdossiersréunisàlachargedeJacquesCoeurparlepro-cureurDauvet.Inlassablehistoriende la sociétéet du commerceinter-nationalà la fin du MoyenAge,l'auteurn'oubliapaslepersonnage.Fruitdeceslonguesenquêtes,lepré-sentouvrageestun livremagistral,d'uneextrêmeérudition,maîtriséeavecunart consommé.Leplanestthématique explorerles diversesmaillesduréseaud'affairescrééparlemarchanddeBourges,analyserlesmoyensutilisésparcelui-cipouréta-blir sa puissanceinternationaleetprendrel'unedespremièresplacesauprèsdeCharlesVII.Nousn'avonsdoncpasunebiographieausenscou-rant (mêmesi lesélémentsen sontdonnésaufildespages).Pourtant,ils'agitaussidefaireapparaître,cequerésumeledernierchapitre,l'énigmed'unepersonneà la lumièredesesœuvres.Amenéà toucherles sec-teurs lesplusdiversde ce monde,aux limites du médiévalet dumoderne,MichelMollatnepeutini-tiersonlecteurauxmécanismesins-titutionnelsoutechniquesqu'ilévo-que c'estdirequesonlivren'estpas

• PierreVallin

En1952-1953,MichelMollatdiri-

destinéauprofane,mêmesi laqua-litélittérairede la rédactions'étendauxexposéslesplusarides.L'étudesuscitera-t-ellequelque créationneuvedanscesgenresque MichelMollatdéclarenepasmépriser(p.7),leromanhistorique,lefilm,labandedessinée?

• PierreVallin

Alain CORBIN

Le Territoire du vide

L'Occidentet le désir du rivage(1750-1840).Aubier,coll.Historique,1988,416pages,140F.

Les innombrables« baigneursoqui, cet été, se pressaientsur lesplagesde la Méditerranée,étaientsansdouteloinde se douterqu'ilsétaient les témoinset les acteursd'une révolutionculturellecom-mencéeil y a deuxsiècleset demi.Au xvii*siècle encore, dans lemondequi pense et qui écrit, lamer, c'est le terrifiantabîmedontHomèreet Virgileont chanté lesfureursune foispour toutes,et lerivageest la limiteque le Tout-Puissantdanssa bontélui a impo-séepourprotégerla terred'un nou-veau déluge.Commela mer, lagrèveest le territoiredu vide. Enmoinsd'unsiècle,toutbascule ondécouvrele charmedes plages,l'émotiondu baigneur,les plaisirsde la villégiaturemaritime.Décou-verte qu'il n'est évidemmentpasdonné à tout le mondede faire,maisseulementauxprivilégiésdesclasses de loisirs. Mais quelleivresse C'est cetteémergencedu«désirdu rivage et sesmodalitésque raconteet analysece livre.Ilraconte,carcettemétamorphosedusentimentde la natureprendpres-que un siècle il analyselesmulti-ples inventionset stéréotypesdel'imaginairecollectiftoutaulongdela période.On y surprendla nais-sanceduthèmeécologique(lamer,de préférencefroide,c'est la santé,par oppositionà la villepleinede«miasmes»), la continuité duthèmemoraletanthropomorphique

Page 133: Edith Stein

418

René RÉMOND

Histoire de France

(les pêcheurs ont la vie bien dure,mais quelles belles âmes !). Avec

une érudition étonnante, qui ne

nuit ni à la clarté ni à l'agrément de

la lecture, A. Corbin, à l'affût de

quêtes essentielles et parfois déri-soires », aide à voir s'inventer la

plage » (p. 318).

· Michel Guervel

T. 6 Notre siècle, de 1918 à 1988.

Avec la collaboration de Jean-François Sirinelli. Fayard, 1988,1 012 pages, 198 F.

Un millier de pages pour 70années d'histoire de France, cela

semble beaucoup Pourtant, à lire

R. Rémond (et à lire les passages surl'histoire culturelle rédigés par J.-F.Sirinelli), on peut estimer qu'il estbien bref sur l'histoire qu'on a soi-même connue. On aimerait trouver

des noms et des événements impor-tants pour la mémoire personnelleon est surpris de telle absence, detel raccourci. En réalité R. Ré-

mond le rappelle très justementdans son introduction en faced'une somme prodigieuse de don-nées et d'informations, le problèmeprincipal de l'histoire immédiate estde trier, de choisir. D'autant quel'historien sérieux ne peut plus faireabstraction de la nouvelle his-toire » qui aborde l'ensemble de laréalité sociale. R. Rémond achoisi c'est sans doute le choix le

plus juste de prendre l'histoire

politique comme fil directeur. Son

découpage rejoint le sens commun1918-1939 1- D'une guerre àl'autre »), 1939-1946 (. Le temps des

épreuves »), 1946-1958 (« La Répu-blique quatrième »), 1958-1969

(« Le principat de Gaulle »),1969-1988 («Trois présidences »).Pour le reste l'auteur s'en justifieau départ on sera immanquable-ment surpris par certains rééquili-brages, par la révision de jugementsaccrédités dans l'opinion (ainsi de

Mendès France et de Guy Mollet,dont R. Rémond rappelle qu'il a étéfidèle à ses idéaux républicains etsocialistes en refusant l'indépen-dance des « colonies -). Les logiques

historiques que R. Rémond a l'artde mettre en valeur, avec une sortede sympathie communicative pourles acteurs même décriés, sont pres-que toujours convaincantes. Le rôlede l'histoire religieuse dansl'ensemble de l'histoire politiqueest bien marqué. Peut-être faut-ilrésister à la tentation de lire ce livre

en y sélectionnant les grands événe-

ments, pour voir comment l'auteur« s'en tire » ou ce qu'il en a retenu.La performance est sans doute ail-leurs dans le récit des jours ordi-naires du XXesiècle, racontés en

continu, avec les enchaînements de

l'historien, ceux que les amateursde l'événement oublient tropsouvent.

· Jean-Louis Schlegel

William H. DRAY

Perspectives sur l'histoire

Adaptation française révisée parPierre Bellemare. Presses de l'Uni-

versité d'Ottawa, 1987, 192 pages.

A travers la discussion d'un cer-

tain nombre de philosophes anglo-saxons, l'auteur donne un pano-rama relativement complet des

questions théoriques actuellement

disputées concernant la structure

interne ou la logique des connais-

sances historiques. Par là, l'ouvragecomble une lacune de la bibliogra-

phie de langue française, fort pau-vre en ce domaine. La référence

constante à des auteurs peu connuschez nous, même des spécialistes de

l'histoire ou de la philosophie, estmoins gênante qu'on ne pourrait le

penser au premier regard en effet,l'auteur et son adaptateur ont soinde réexprimer avec clarté les thèses

principales des auteurs évoqués. Ilreste certain, comme Dray le sug-

gère en introduction, que la plupartdes questions abordées sont assez

éloignées des problèmes théoriques

que pose en fait leur métier aux his-toriens. L'écart, cependant, est ici

moins grand qu'on ne pourrait le

craindre, et même un historien peutlire ce livre avec intérêt.

· Pierre Vallin

Page 134: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

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Pierre BIRNBAUM

Un mythe politique« La République juive »

De Léon Blumà PierreMendès France.

Fayard, 1988, 418 pages, 140 F.

d'un intérêt capital à la fois pour la

compréhension historique du sys-tème politique français, notammentdans ses relations avec les minorités

qui expérimentent aujourd'hui un

processus d'installation. Pierre Birn-baum met en évidence des faits quin'ont guère été évoqués jusqu'alors,sans doute masqués par une vision

qui se veut exemplaire de « l'éman-

cipation » des juifs depuis la Révolu-tion française. Ce n'est que sous laIII* République, à un moment où lecatholicisme ne fonctionne pluscomme légitimation officielle de

l'Etat, que l'on peut voir des juifsaccéder à des responsabilités admi-

nistratives ou politiques importantessans avoir à se convertir. Les juifsd'Etat »,comme les appelle l'auteur

pour marquer le parallélisme et sur-tout la différence avec les juifs decour des périodes précédentes ouavec des convertis illustres comme

Disraeli, paient très cher leur fidélitéà la République et leur volonté de

garder leur identité. Ils doivent

s'imposer par une excellence qui leur

est vite reprochée, quels que soient

les efforts qu'ils entreprennent pourleur a assimilation » leur fidélité est

toujours mise en doute en des termesd'une violence aujourd'hui oubliée.

Tous les maux, tous les échecs du

système et toutes les perversions leur

sont imputés. Pour garder leur

dignité face à ces attaques, les juifsont recours aux valeurs et aux armesde leurs adversaires. Au-delà de ces

rappels historiques, cet ouvrage pose

beaucoup de questions sur les modesde légitimation du lien politique. Il

SCIENCES

SOCIALES

Cet ouvrage pose des questions

apparaît clairement que les construc-tions du type la terre et les morts »,« l'identité française fonctionnent

comme des modes d'exclusion deceux à qui l'on conteste le droit

d'accès à ces symboles d'antériorité,hier les juifs, aujourd'hui les musul-

mans. Implicitement, l'ouvrageremet en question la vision exem-

plaire que la société française et un

grand nombre de juifs veulent don-ner de l'« émancipation D.L'homogé-néisation de la société politique fran-

çaise a fonctionné avec une bonne

part d'hypocrisie et de violence. Faut-il pour autant revenir à une versionmodernisée de l'Empire austro-

hongrois ou de l'Empire ottoman

pour que les minorités y trouvent

plus facilement leur place ? Ce serademain une question pour l'Europe

politique.

• Remy Leveau

Philippe VIANNAY

Du bon usage de la France

Ramsay, 1988, 442 pages, 175 F.

Ni autobiographie, ni mémoires,le livre d'une passion celle de Phi-

lippe Viannay pour la France. Héri-

tier d'une solide bourgeoisie tradi-

tionnelle, il s'oriente d'abord vers la

prêtrise, bifurque ensuite vers

Saint-Cyr dès le départ il révèle sa

vocation au collectif, au commu-nautaire. D'où son engagement à la

première heure dans la résistance.

Mais ce créateur, réfractaire à toute

vassalité, ne pouvait se placer sous

l'obédience de quiconque. AvecHélène Mordovitch, qui deviendra

sa femme, et quelques amis il créeson propre mouvement Défense

de la France, avec le journal clan-

destin qui porte le même nom.Commandant du maquis de Seine-

et-Oise, prisonnier, évadé, la Libé-ration le trouve disponible pour des

tâches nouvelles. En relation avec

des hommes et des femmes qui font

partie de notre histoire, une belle

carrière politique s'offrait à lui.

Mais, inapte à toute compromis-sion, méfiant à l'égard de toute cen-tralisation étatique, il ne voit de

dynamisme que dans la société

Page 135: Edith Stein

420

Louise A. TILLY, Joan W. SCOTT

Les Femmes, le travail et la famille

Traduit de l'américain par MoniqueLebailly. Rivages, 1987, 272 pages,105 F.

civile ». C'est alors qu'il déploie son

génie créateur, avec la tendance à

passer la main dès qu'une affaireest lancée France-Soir, le Centre

nautique des Glénans, le Centre deformation des journalistes, Le Nou-velObservateur et, à la fin, Journalis-tes en Europe. Son livre, terminé en1966 peu avant sa mort, fait traver-ser toute l'histoire de la guerre et de

l'après-guerre. On y trouve un

éclairage souvent inattendu sur lesévénements et les personnages fré-

quentés, politiques ou non, qui ontencore une influence sur notre des-

tinée, de Gaulle y compris. Luciditésans concession mais sans mani-

chéisme, don du contact et de l'ami-tié. Ses créations lui survivent et leshistoriens ne pourront ignorer son

témoignage.

· Marcel Domergue

L'ouvrage se propose de décrire, à

partir de l'Angleterre et de la France,comment ont évolué depuis l'Ancien

Régime les rôles joués par les fem-mes dans la société. Paru en 1978,

l'ouvrage a été élaboré à une époqueoù l'on pensait assez couramment, dumoins aux Etats-Unis, que la partici-pation des femmes à la productionétait un phénomène récent, et que,sous la forme du salariat, l'entrée autravail aurait contribué à une libéra-tion des femmes par rapport à la

famille, considérée comme le lieu

majeur des contraintes exercées surelles. L'ouvrage montrait, en synthé-tisant les nombreux travaux d'histo-riens français ou britanniques, que ceschéma n'était guère pertinent. Par

exemple, l'industrialisation a plutôtdiminué, en certaines régions et àcertaines époques, la place des fem-mes dans la production. Plus géné-ralement, le salariat féminin a cana:lisé l'activité féminine vers des tâches

spécifiques et renforcé le dimor-

phisme sexuel des rôles sociaux.

Enfin, et c'est sans doute l'apport le

plus net de cette synthèse, c'est mas-sivement la responsabilité des fem-mes à l'égard du groupe familial quia commandé les formes de leur enga-gement dans la production ou dansle travail salarié à la fois donc une

façon de garder une initiative sociale

significative et la source de contrain-tes lourdes, trop lourdes souvent.Très analytique, le livre n'est pasd'une lecture aisée, bien qu'il netombe pas dans une technicité aride.Une introduction nouvelle, écrite

pour la traduction française, est d'un

grand intérêt méthodologique.

· Pierre Vallin

'Lucien SFEZ

Critique de la communication

Le Seuil, 1988, 394 pages, 169 F.

D'entrée l'auteur énonce sathèse la communication a changéde statut. Simple moyen technique,elle s'est déployée en de multiplesdomaines médias, publicité, infor-

matique, marketing, psychothéra-pie, sciences cognitives, pour deve-nir discours autonome, nouvelle

religion de nos sociétés éclatées pré-tendant organiser le consensus.

L'analyse, sans concession au lec-teur, consiste en un parcours criti-

que qui voit l'origine de ce discoursen trois conceptions des rapportsentre la technique et le social. Cha-cune est caractérisée par une méta-

phore constitutive, îlot imaginaireinduisant une vision du monde. La

première est instrumentale (Descar-tes) la technique permet au sujetde communiquer « avec le mondesur le mode de la « représentation ».La deuxième est organiciste le

sujet, partie d'un Tout (Spinoza),n'existe que « dans le monde qu'ilproduit sous la modalité de« l'expression où sujet et réalitésont en interdépendance. La con-

ception technologique actuelleaboutit à la « confusion ». Le sujetn'existe que « par l'objet techni-

que, double qui le révèle à lui-

même, vision « Frankenstein de lasociété de consommation. C'est le« Tautisme » —contraction d'autis-me et de tautologie qui évoque letotalitarisme. Ces trois conceptions

Page 136: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

421

coexistentdans le temps,mais latroisièmemarquenotreépoque.Lapathologiedu social,marquéparune communicationrépétitiveetsans partage,engendreune nou-velle théologieoù la société seregardeelle-mêmeen son doublequi la transfigure.L'avenir decetteillusion» ?Elleestencorecir-conscriteaux mentalitésd'expertsqui réduisent la connaissancehumaineà un simple processusd'informationsur le modèle del'intelligenceartificielle,et qui,pouravoirperdutouteréférenceàla réalité avec la disparitiondeslimiteset du niveausymbolique,idolâtrentl'oeuvrequ'ilsontcréée.Pour résisterà ce délire,l'auteurfait fondsur le senscommunet laparoleordinairequi,dansl'attitudedu commentaireet de l'interpréta-tionpropreà la religiondu Livre,peutrendrel'hommeà lui-même.

Erwing GOFFMAN

Façons de parler

Traduitde l'américainpar AlvinKihm.Ed.de Minuit,coll.LeSenscommun,1988,278pages,115F.

Les Moments et leurs hommes

Textesrecueilliset présentésparYvesWinkin.Seuil Minuit,1988,254pages,130F.

(Winkin,62).Sociologueoupas,quin'a lu,avecunplaisirnarcissiqueetdéboutantle narcissisme,touscestextes infiniment subtils, accro-cheurset commeéloignésde leurauteur cameramanimpliquéplusquedoctrinaire,Proustdenotreviesociale qui font venirau jourl'intentionclandestinedenosgestesetdenosmimiques,denossilencesetdenosparolesauquotidien,delaconversationà laconférence,toutesces tactiques quasi instinctivesd'interactionparoùl'onruse,onseretire,ons'affirme,brefonnégocieavecl'autrepourquel'unet l'autre

• PierreCorset

«Le mondesocialest précaire»

tenionsquandmême,nonfous,ence mondequiexisteaudehors? Ledernier ouvrage de Goffman(1922-1982)porte sur le langage.Sansambitionde théoriserà lahau-teur de l'universelen et pour soi,Goffmanmontrela formidableten-tative de survie qui anime nosexclamations,répliques,conféren-ces, bien en deçà de leur sensdéclaré.« Laconditiondefélicité»,ultimechapitre,à résonancespino-ziste,prendmêmeà la gorgeparl'alliagesigoffmanienentrelepluspetit et le plus grave,et toujoursaveclemêmetonderéserve,sinond'effacement.Qui donc était-il?Avec la trompeuseet apparentedésinvolturedeschercheursanglo-saxons,Winkinrépondmerveilleu-sement.Eruditsans l'étaler,admi-rateurémusansle clamer,curieuxsanslamoindreindiscrétion,etpar-faitconnaisseur,il retraceun itiné-rairedans la sociologieaméricaineet quidébordecelle-ci il donneàlire ou à relire, toutes précisionsassurées,destextesclefs,dontdeuxinterviewsremarquables,l'une de1956sur un hôpitalpsychiatrique,l'autre,de remémoration,en 1980avecWinkinlui-même.Unebiblio-graphie probablementexhaustiveconclutcet ouvragequi fera date.«Lesdieuxsontaussidansla cui-sine».Ilestrarequ'Héracliteaitétéaussibienentendu.

• GuyPetitdemange

SergeMoscovici

La Machine à faire des dieux

Sociologieet psychologie.Fayard,1988,490pages,150F.

La sociologies'est développéeàpartird'une francheséparation,etmême par exclusion,d'avec lapsychologielesfaitssociauxsontàconsidérercommetelssansinterfé-rence avec la psychologieindivi-duelle.C'estcepostulatqueMosco-vicimetencause,enmontrantcom-menten réalitéle sociologue,touten travaillantsur cette séparation,ne parvientpasà s'ytenir.Celui-cidonnecertesunedescriptionneuve

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422

Claire BRISSET,Jacques STOUFFLET

(sous la dir. de)

Santé et médecine

et originale des faits ou des tendan-ces de la société, mais quand il

s'agit de comprendre et d'expli-quer, il retrouve des conceptspsychologiques. Ainsi les sociolo-

gues sont-ils « de grands psycholo-gues qui dédaignent la psycholo-gie ». La démonstration s'appuie sur

l'étude minutieuse, détaillée et, àmon goût, beaucoup trop diluée, detrois grands moments de la sociolo-

gie contemporaine selon le juge-ment de Moscovici Durkheim et la

religion, Weber et son analyse du

capitalisme, de la société moderneet du charisme, Simmel et l'argent.Chaque fois, Moscovici surprendces sociologues en flagrant délit de

psychologisme, car, autre thème du

livre, on ne voit pas comment une

analyse des phénomènes sociaux

pourrait jamais être pertinente en

écartant passions et sentimentshumains qui y sont tellement liés.Cette étude ne prétend pas inaugu-rer une nouvelle sociologie ou pro-

poser une méthode originale ellemet au jour un refoulé que le socio-

logue aurait intérêt à prendre fran-chement en compte et, au-delà,elle interroge la constitution mêmedes sciences de l'homme dans leursactuelles frontières.

· Paul Valadier

L'état des connaissances et des recher-

ches. La Découverte INSERM

ORSTOM, coll. L'Etat du monde,

1988, 584 pages, 198 F.

Ce n'est pas un dictionnaire médi-

cal que propose la collection bien

connue L'Etat du monde, mais un

ensemble de 250 articles concis,

précis et de lecture assez facile, des-

tinés à faire comprendre les orienta-

tions actuelles de la médecine et

l'organisation des systèmes de

santé. Les 150 auteurs ont été choi-

sis, pour chaque thème, parmi les

personnalités les plus compétentes.

Ils ont été invités à ne pas livrer un

discours purement technique, mais

à faire comprendre l'évolution des

connaissances, la portée sociale des

innovations médicales, les ques-tions éthiques posées, auxquelles 40

pages sont d'ailleurs spécialementconsacrées. On trouvera dans

l'ouvrage certaines questions trans-

versales généralement passées sous

silence, comme le rôle du psy-chisme dans l'apparition de certai-nes maladies somatiques. La tabledes matières et l'index sont d'unmaniement aisé, les bibliographiesbrèves et intelligentes. Mine de ren-

seignements, cet ouvrage rendra

grand service à tous ceux qui veu-

lent réfléchir en connaissance decause aux questions posées par la

place de la médecine dans les socié-

tés modernes.

· Patrick Verspieren

Xavier GAULLIER

La Deuxième carrière

Ages, emplois, retraites. Seuil, coll.

L'Epreuve des faits, 1988, 410 pages,130 F.

Qui veut comprendre les évolu-tions « lourdes de la société fran-

çaise ne peut ignorer cet ouvrage.Son argument est résumé d'entrée de

jeu « Les âges deviennent mobileset les temps incertains, mais chacunsemble l'ignorer dans sa vie person-nelle comme dans le fonctionnementde la société, alors que ces change-ments sont au centre de la criseactuelle ». La « révolution des âges »,

l'indispensable gestion » qu'elleappelle de plus en plus tôt dans la

vie, les changements sociaux dus àune retraite, une préretraite ou,hélas, une perte d'emploi à un âgequi ne permet plus d'en retrouver un

nouveau, les politiques du « Nouvel

Age »,cette tranche de vie désormaistrès longue après la carrière, le nou-veau rapport au corps, au loisir, à lafamille, à la culture, à la vie et à la

mort, tout cela et bien d'autres cho-ses sont exposés dans ce livre, chif-

fres, enquêtes sur le terrain, docu-mentation jy compris internationale)à l'appui. L'ouvrage tient le pari, tou-

jours difficile, de l'exposé des faits

(par exemple, les chapitres sur les

retraites, avec leur côté technique,sont très clairs) et d'une sociologie« compréhensive », proposant une

Page 138: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

423

repriseglobaleoùla philosophieetmême. la théologiene sont pasabsentes.L'auteursuggèred'éviter,autantquefairesepeut,le « scéna-riorouge laretraiteet lavieillesseimposéesauxindividus« âgéssansêtrevieux X.Gaullierfaitavancer,au fond,la connaissanced'un pro-blèmeencorelargementinexplorécommentdonnersensàcette« nou-vellepériodependantlaquellel'indi-viduesttropjeunepourêtrevieux,et tropvieuxpourêtrejeune» ?

Charlotte HERFRAY

La Vieillesse

Une interprétationpsychanalytique.Epi-DDB,1988,230pages,112F.

tant d'autresde divershorizonsquiparledelavieillesse?Peut-être,maispeud'entreeuxaurontatteintlaprofondeurà laquelleestparvenueCharlotteHerfray,psychanalysteàStrasbourg.Unegrandefamiliaritéaveclesvieillardsdonneàsarecher-che la précisionet le réalismequisignifientl'acceptationduréel,sansfuitenidissimulation.Uneconnais-sanceapprofondiede l'apportde lapsychanalyse(Freudet Lacan)enstructure tout le développement.L'objectifdu livre manifesterladynamiquedusujetaffrontéà cettephasede laviequi,pouren êtreladernière,n'est pas celle du seuldéclin.Lorsquele termeapproche,l'hommese retire,expérimentesa

petiteenfance,maisil demeureunêtre de désir. A traversdeuilset

• Jean-LouisSchlegel

Rienqu'un livrede plus après

limiteet rejointl'insécuritéde sa

renoncements, il maintient lademanded'amourquiestle ressortultimede toutevie.De trèsbellespagessur lechoixpourdesvaleurs(«la fonction de l'éthique»J et«l'enjeudelalutteultime Bref,untrèsbeaulivrequiparlede l'attentede l'Autreetdudynamismespirituelqui fontnotredignité.Unlivrequiapprendà vivre.

· BernardMatray

PHILOSOPHIE

Giordano BRUNO

L'Infini, l'univers et les mondes

Dialogue philosophique. Traduit de

l'italien, présenté et annoté par Ber-

nard Levergeois. Berg International,1987, 176 pages, 95 F.

Qui écrit encore aujourd'hui des

dialogues philosophiques ? On pour-rait faire l'hypothèse que la dispari-tion de cette forme de communica-tion du savoir n'est pas étrangère à

une certaine académisation du débat

philosophique. Le dialogue disparaît

quand la philosophie ne sait que se

retourner vers son histoire. Le pré-sent dialogue de Giordano Bruno,

gaillardement traduit (ildate de 1584

et est écrit dans la langue d'un Rabe-lais italien !),permet de toucher pres-

que du doigt la formule magique desrenouveaux dialogiques de la pensée.Il y a dialogue quand le philosophese fait la courroie de transmissiond'un événement qui le précède et le

déborde immensément. Un tel évé-nement a lieu quand la philosophie

accepte d'être attentive non plus à sa

propre histoire, mais à la nature, auxsciencesde la nature plus exactement.

La formule d'un dialogue métaphy-sique à l'époque moderne a souvent

supposé une grande découverte

scientifique et une langue pour dire

la métamorphose qu'elle provoquedans la vision du monde établie. La

philosophie est ancilla si l'on veut,non pas seulement de la théologie,mais de ces fractures qui affectent les

ordres régnants et bouleversent tout

à la fois ce que peut une société, la

façon dont elle s'exprime et les rap-

ports qu'elle établit entre ses mem-bres. Serviteur fulgurant de Coper-nic dans le présent dialogue, Bruno

s'empare de l'héliocentrisme et le

contraint à accoucher d'une

métaphysique inédite que la philoso-

phie n'aurait jamais engendrée si elle

n'avait procédé que par ses propres

Page 139: Edith Stein

424

Giambattista Vico

De la très ancienne philosophiedes peuples italiques

moyens. Avant de succomber sous

les effets prévisibles de sa décou-

verte, Bruno dénonce ainsi la régres-sion scolastique qui menace toute

activité conceptuelle, et arpente en

Icare le domaine de la pensée à

venir l'infini, l'univers et les

mondes

• Bruno Pinchard

Traduit du latin par G. Mailhos et G.Granel. TER/bilingue, 1987, 60

pages, 69 F.

Peu d'acheteurs de ce petit livreméconnu soupçonneront la puis-sance, la magie de l'oeuvre qu'ils ontentre les mains. En 1710, à l'âge de

quarante ans, un obscur professeurde rhétorique napolitain, à force

d'interroger les arcanes du droitromain et la « sagesse des poètes »,met au jour les méthodes et les prin-cipes d'une pensée historique du des-tin métaphysique de l'humanité.Vico découvre que la substance est

développement, car ce que les hom-mes ont fait, il doit exister une sciencehumaine susceptible d'en découvrirles raisons, une Science nouvelle pré-cisément. Ce que Dieu fait, en revan-che, la nature, seule la poésie mathé-

matique pourra en donner une idée,mais dans cet ordre de choses les rai-sons ultimes échappent à notre pen-sée qui ne connaît jamais que ce

qu'elle engendre. L'homme réel n'est

pas l'homme de la dialectique, fût-elle baptisée matérialisme historique.L'homme réel, pour Vico, estl'homme des techniques et de la lan-

gue, l'homme du corps et de l'ima-

gination, l'homme héroique. AvecVico commence une anthropologiecritique des concepts qui sait recon-naître dans les puissances plastiquesdes peuples, poésie et mathématique,le principe réel de l'évolution dessociétés et des cultures. On compren-dra aisément que, devant la tâche detraduire un tel texte, les plus arméstremblent. Mais on peut lire mainte-nant Vico dans le texte. Il reste donc

à remercier les traducteurs et à sou-haiter qu'ils trouvent les lecteurs quisauront faire de cette circonstanceune époque.

· Bruno Pinchard

Nicole BONNET

Immanence et transcendance

chez Teilhard

Ed. du Cerf/Bellarmin, 1987, 336

pages, 124 F.

Cet ouvrage est le fruit d'une lon-

gue et pénétrante fréquentation desécrits de Teilhard. Après tant

d'ouvrages consacrés à Teilhard,dont plusieurs de grande valeur, on

peut se demander s'il reste à en dire

quelque chose qui soit vraimentnouveau et substantiel. Mais nousavons ici un livre sans prétention où

(ce que nous avons rarement ren-

contré) est atteinte la pensée deTeilhard en ce qu'elle a de plusintime et de plus profond, grâce,notamment, à des citations nom-breuses et particulièrement signifi-catives de ses écrits. Alors s'éva-nouissent tant de difficultés faites àTeilhard. Alors apparaît aussi com-bien sont superficielles maintes

interprétations et reconstructionsde sa pensée où des commentateursse sont servi de Teilhard pour« faire passer leurs propres vues.En prenant pour fil directeur de sonétude la relation de l'immanence etde la transcendance chez Teilhard,Nicole Bonnet saisit sans doutel'essentiel même de sa pensée. Carc'est bien dans cette perspectiveque, pour Teilhard, tant la personneque l'Humanité « attirée vers lehaut trouvent leur sens et leurachèvement. Dans cette ouverture,dans ce dépassement qui pour Teil-hard a nom Omega, centre qui ne

peut être qu un « centre distinct et

qui ne peut être que « Quelqu'un »,Teilhard était-il trop hardi, man-

quait-il de prudence en l'identifiantau Christ et en identifiant ainsi leChrist avec le terme de l'évolution ?La discussion est permise à ce sujet.Mais Teilhard n'est, selon nous, pasaussi éloigné de la vérité que le pen-sent certains.

· François Russo

Page 140: Edith Stein

REVUE DES LIVRES

425

TEILHARD de CHARDIN

Lettres inédites à l'abbé Gaudefroyet à l'abbé Breuil

Ed. du Rocher, 1988, 328 pages,150 F.

fait, vingt-trois ne le sont pas —,adressées par Teilhard à l'abbé Gau-

defroy (1878-1971), minéralogiste,

qui fut professeur à l'Institut Catho-

lique de Paris, et à l'abbé Breuil

(1877-1961), préhistorien, professeurà l'Institut de Paléontologie humaine,

puis au Collège de France qui créa

pour lui une chaire en 1929, complè-tent heureusement la Correspon-dance de Teilhard déjà publiée. Leslettres à l'abbé Gaudefroy lesmoins nombreuses, le tiers du livre

nous font encore mieux saisir laforce et la détermination si lucide

avec lesquelles Teilhard a combattu

pour un christianisme assumant plei-nement le destin du monde. Les let-tres à l'abbé Breuil sont surtout scien-

tifiques. Teilhard y décrit ses obser-

vations de géologue et de paléonto-logue au cours de ses longs voyages.Seuls les spécialistes en saisiront toutl'intérêt. Mais, mieux que les lettres

de voyage précédemment éditées,celles-ci font mesurer l'ardeur à la

tâche, le besoin de comprendre de

Teilhard, sa sensibilité aussi devantla nature, et ses dons d'écrivain.

Michaël Lôwy

Rédemption et utopie

Le judaisme libertaire en Europe cen-trale. PUF, coll. Sociologie d'aujour-d'hui, 1988, 258 pages, 150 F.

son d'éléments déterminants réu-

nit, en la première moitié de ce siè-

cle, des penseurs juifs aussi diffé-

rents que Rosenzweig, Buber, Lan-

dauer, Bloch, Lukacs, Scholem, Tol-

ler, Kafka, Benjamin. et Bernard

Lazare ? Un certain messianisme

allié à une utopie libertaire, sans

qu'il y ait exclusion, sans qu'il y ait

inclusion rigoureuse, sans même

Ces cent-vingt lettres inédites en

· François Russo

Quelle affinité, quelle conjugai-

qu'il y ait définition claire de ce

messianisme, sinon qu'il s'arc-boute sur la notion kabbaliste de

rédemption, de délivrance univer-

selle, fût-ce à travers la catastrophe.Découpé en chapitres nuancés ettrès documentés, sur un chantier

que l'auteur connaît parfaitement,partageant lui-même, de naissance,la nostalgie de cette « étoile

éteinte » du judaïsme centre-

européen, cet ouvrage met remar-

quablement en valeur une sorte de

symbiose d'exception aux figura-tions très variées la tradition du

messianisme juif, la tradition

hégéliano-marxiste en ses tendan-ces anarchistes, des restes duromantisme allemand. Ce quifrappe ici, outre la qualité désor-mais reconnue des œuvres de ces

« prophètes désarmés c'est, ennos temps de désenchantement,

l'énergie oubliée de l'utopie, decette utopie qui, osant regarder tou-

tes les misères, ne renonce pas à

l'injonction du parfait, pour soimais surtout pour tous, maintenant,demain. Sans emphase aucune,enfoncé dans son étude, M. Lôwyfait de cette évocation savante un

aiguillon.

· Guy Petitdemange

QUESTIONSRELIGIEUSES

Marguerite HARL et al.

La Bible grecque des Septante

Du judaisme hellénistique au christia-nisme ancien. Cerf/CNRS, coll. Initia-tions au christianisme ancien, 1988,368 pages, 194 F.

Etudes a déjà présenté la traduc-tion française du premier volumede la Bible d'Alexandrie ou Sep-tante (mars 1987, p. 407-408). Surcette Bible grecque, le maîtred'œuvre de sa traduction, Margue-rite Harl, et deux de ses collabora-

teurs, Gilles Dorival et Olivier

Munnich, donnent aujourd'hui

Page 141: Edith Stein

426

Raymond E. BROWN, John P. MEIER

Antioche et Rome

l'information la plus complète et la

plus intelligente qui soit. Aprèsavoir fait l'« histoire de la Septantedans le judaïsme antique », ce livre

présente « le texte de la Septantedans le christianisme ancien Cetravail allie à la technicité la plusavertie un remarquable sens péda-gogique. Il peut être lu par quicon-que s intéresse à la Bible, à l'his-toire de sa composition, de sa lec-

ture et donc de cette traduction quieut une importance si grande, bien

qu'oubliée, dans le judaïsme hellé-

nistique comme dans le christia-

nisme antique. Les auteurs explo-rent, dans les domaines délicats des

origines de cette traduction commedans les particularités de son texte,toutes les hypothèses qui, depuisquatre siècles parfois, ont été émi-ses. Ils essaient de trancher au

mieux, quitte, en certains cas, le

plus honnêtement du monde, à ne

point le faire. Chaque chapitre, et

parfois chaque paragraphe, est

ponctué d'une note bibliographiquecomplète avec indication des instru-

ments de travail, le tout achevé parplusieurs index, dont un précieux« index analytique avec glossairedes termes techniques ». On hésite

toujours à parler de chef-d'œuvrenous n'hésiterons pas ici.

• Pierre Gibert

Berceaux du christianisme. Le Cerf,coll. Lectio divina n° 131, 1988, 324

pages, 195 F.

Il faut toujours prêter attention àun ouvrage de R. Brown. Cet exé-

gète américain nous gratifie, depuisquelques années, de sa très grandeperspicacité dans l'utilisation destextes néo-testamentaires pourl'histoire des origines du christia-nisme. Il élargit ici son propos, encollaboration avec J.-P. Meier, en

puisant dans les écrits pauliniens,dans l'évangile de Matthieu et dansles écrits pétriniens notamment, de

quoi élaborer un véritable acte denaissance de l'Eglise autour de cesdeux grands pôles socio-économi-

ques de l'Antiquité, Rome et Antio-che. Les auteurs veulent montrer

que le christianisme primitif danssa genèse comme dans ses dévelop-pements n'a été rien moins qu ho-

mogène. Bien plus, selon eux, lechristianisme paulinien fut loind'être l'autorité unique et exclusive

que le ton et le style de 1Apôtre lais-seraient croire bien au contraire,Paul aurait eu à lutter contre unemultitude de courants qui, mêmechez les chrétiens d'originepaïenne, amenaient à « judaïserDe là une prise de distance avec les

grandes catégories de judéo-chré-tiens » et de « pagano-chrétiens » aubénéfice d'un « christianisme judéo-païen ». Dans le très délicat objet derecherche que constitue toute ori-

gine historique, R. Brown et J. P.Meier donnent un des meilleurs

exemples d'utilisation de textes etde leur exégèse.

· Pierre Gibert

Alain MARCHADOUR

Lazare

Histoire d'un récit. Récitsd'une histoire.Préface de P.-M. Beaude. Le Cerf,coll. Lectio divina n° 132, 1988, 290

pages, 165 F.

A qui voudrait un exemple de lamanière dont procède de nos joursla meilleure exégèse catholique, on

peut recommander cette étude surle récit de la résurrection deLazare texte capital dans l'évan-

gile de Jean, mais texte difficile.

L'analyse historico-critique chercheà reconstituer une hypothétiquepréhistoire du texte. Sa faiblesse est

de méconnaître la logique narrativedu récit. C'est dans les perspectivesde cette logique que le texte est ici

analysé. La question de l'historicitédes données narratives n'est paséludée. Mais cette historicité n'est

pas de l'ordre de l'anecdote. Elle

tient à la densité de la geste bibli-

que, accomplie aux jours de Jésus.C'est elle que le narrateur atteste

après Pâques, en en manifestant

l'actualité, à l'adresse des hommes

que la mort continue d'affliger et

auxquels le vainqueur de la mort necesse de venir assurer la résurrec-tion. Telle est aussi bien la lecture

que, sous des modalités diverses,

Page 142: Edith Stein

tous les siècles chrétiens ont faite de

ce grand texte. L'exégète manque-

rait à une partie de sa tâche en la

négligeant. Or, la vérité entendue

par toute la tradition est d'ordre

christologique ce récit enseigne la

nature de l'oeuvre accomplie par

Jésus. Il faut attendre notre époque

pour voir apparaître dans la littéra-

ture profane (chez Absire, par

exemple) plusieurs interprétations

« déviantes par rapport à cette tra-

dition. Elles font de Lazare le vérita-

ble héros du récit. Il est alors la

figure d'un mort vivant notre

figure. L'exégèse de Marchadour

conduit jusqu'à ce point où se

décide la foi aux promesses de vie,

ou au contraire l'abandon désillu-

sionné aux liens de mort. C'est une

véritable exégèse théologique, dont

P.-M. Beaude, dans une excellente

préface, dégage bien les principes et

les fruits.

Juan Luis SEGUNDO

Jésus devant la conscience moderne

L'histoire perdue. Traduit de l'espa-

gnol par Francis Guibal. Le Cerf,

coll. Cogitatio Fidei, n° 148, 400

pages, 239 F.

On se réjouit de trouver en fran-

çais, refondue et abrégée, l'oeuvre

imposante de J. L. Segundo publiée

en espagnol sous le titre L'liomme

d'aujourd'hui devant Jésus de Naza-

reth. Cette édition française est pré-

cédée d'« éclaircissements adressés

aux lecteurs chrétiens o. L'auteur

s'y explique sur cinq points qui

avaient fait difficulté après la paru-

tion de l'ouvrage espagnol rapport

du Jésus de l'histoire et du Christ de

la foi possibilité de rapporter la

fondation de l'Eglise au Jésus histo-

rique caractère rédempteur, parce

que librement assumée, de la mort

de Jésus justification plus nette de

la divinité de Jésus valeur attri-

buée à la pauvreté évangélique. Le

propos est de montrer que la figure

de Jésus ne présente pas d'intérêt

uniquement pour ceux qui sont déjà

• René Marié

Page 143: Edith Stein

428

W. A. BARRY, W. J. CONNOLLY

La Pratiquede la direction spirituelle

prêts à le confesser comme Sau-veur. Une première partie clarifie

ainsi le lieu du débat, en distinguantun certain nombre de concepts, en

particulier ceux de foi », d'« idéo-

logie » et de « religion ». Puis

Segundo entreprend une lecture des

évangiles synoptiques. La clé » la

plus adéquate de cette lecture est

pour lui une clé « politique ». L'idée

est que le destin tragique de Jésusest lié à la mise en question par lui

des structures politico-religieusesde la société, avec le refus notam-

ment que les pauvres soient consi-dérés comme répondant à un ordredivin (Segundo est compté parmi les

théologiens de la libération, même

si c'est à un titre original). Dans sa

prise de parti « politique », Jésuss'attaque en réalité à une idée deDieu. Son combat pour les hommes

est indissociablement un combat

pour le Dieu dont il annonce le

Règne. Cependant les réalités der-nières engagées dans l'histoire ter-restre de Jésus ne deviennent objetexplicite de foi qu'en face de la

résurrection. Un autre volume est

annoncé, qui traitera de la christolo-

gie de Paul. L'avant-propos decelui-ci peut malheureusement prê-ter à confusion, en parlant des deux

volumes comme s'ils n'en faisaient

déjà qu'un.

• René Marié

Traduit par G. Quatrefages. Desclée

De Brouwer Bellarmin, coll. Chris-

tus n° 66, 1988, 256 pages, 99 F.

On connaît l'engouement actuel

pour « l'accompagnement spiri-tuel ». Ceux et celles qui jouent ou

qui aspirent au rôle d'« accompa-

gnateur » gagneront à lire ce livre.

Certes il est marqué par l'expé-rience et la culture américaines de

ses auteurs. Soucieux de ne pas con-

fondre direction spirituelle et aide

psychologique, ils font pourtant lar-

gement appel aux théories psycho-

logiques dominant outre-Atlantique

en matière de communication et derelations interpersonnelles. Leur

exposé même, plus pratique que

théorique, riche d'expériencespédagogiques concrètes, est le refletd'une autre culture. Mais le recen-

trage sur l'expérience spirituelledans la relation avec Dieu, qu'ilsproposent comme le seul enjeu véri-table de la direction spirituelle, con-cerne tous les chrétiens. La vraiedirection exige une attitude contem-

plative. Sa tâche est d'aider le dirigéà relire son aventure avec Dieu sans

gommer en rien les résistances qui,dans la prière, s'opposent plus oumoins consciemment à une rencon-tre véritable. C'est en fonction du

développement de la relation per-sonnelle entre le dirigé et le Sei-

gneur que doivent se situer les rap-ports entre directeur et dirigé, dansune « alliance de travail où les dif-ficultés sont elles-mêmes des invita-tions à s'ouvrir davantage au

mystère de Dieu.

•Joseph Thomas

Marie Agnès VALLARTROSSI

Les Faux mystiques chrétiens

Nouvelle Cité, 1988, 170 pages, 87 F.

La tentation est permanente pré-férer les manifestations extraordi-

naires, qui en sont parfois le signe,à l'invasion en soi de l'Amour quiest la vie même de Dieu..L'histoirede la vie mystique dans l'Eglise aconnu et connaît encore ces dérives.

L'imposture y est aisée, mais autantles réactions mal contrôlées d'un

psychisme fragile. L'auteur trace icil'histoire de quelques-uns de cesfaux mystiques. Les médias ris-

quent aujourd'hui d'amplifier le

champ des contrefaçons, afin de

répondre à l'avidité contemporainepour le merveilleux. Au fil de son

étude, l'auteur marque fortement

quelques critères de discernement.

L'expérience récente montre qu'ilsne suffisent pas toujours à mettre en

garde contre la séduction d'un sur-naturel à bon marché.

· Joseph Thomas

Page 144: Edith Stein

429

BACH

Passion selon saint Matthieu

Chicago Symphony Orchestra and

Chorus, dir. Sir Georg Solti. Decca

421 177-2.

les interprétations disponibles de ce

chef-d'œuvre il me semble que,

par rapport aux grandes versions de

Nikolaus Harnoncourt et, surtout,

de Philippe Herreweghe, celle quenous propose Sir Georg Solti avec

Kiri Te Kanawa (soprano), Hans

Peter Blochwitz (évangéliste) et

Olaf Bar (Jésus), marque une sorte

de retour en arrière. Les instru-

ments modernes ont remplacé les

instruments anciens et leurs riches

sonorités, l'effectif du choeur et de

l'orchestre a crû, et une volonté se

fait jour d'insister sur les contrastes.

D'où l'extrême brutalité de tous les

passages où la foule demande la

grâce de Barabbas et la mort de

Jésus p° 54) et la douceur accen-

tuée de certains airs (Aus Liebe, n°

58), le manque de neutralité de

l'évangéliste (qui marque le

fameux Il pleura amèrement »

n° 46) et l'atmosphère de solennité

un peu guindée qui se dégage de

l'ensemble. J'attendais autre chose

de la réputation de sir Georg Solti,

peut-être une redécouverte de la

vieille version de Klemperer, inté-

rieure et pacifiée en son refus du

théâtre.

CHOIX

DE

DISQUES

Innombrables sont, aujourd'hui,

• Michel Corbin

BACH

Prélude et Fugue en ut majeur

OrgelbüchleinPastorale et Variations canoniques

Olivier Latry aux orgues Silber-

mann du Couvent des Dominicains

à Paris. BNL 112738. CD.

Un programme axé sur le thème

de la fête de la Nativité du Seigneur.Des œuvres alertes et joyeuses quisonnent clairement. Olivier Latry,l'un des quatre titulaires des orguesde Notre-Dame de Paris, les aborde

sans effets, par une registration éla-

borée elles semblent couler de

source et sont livrées à l'état pur.Les Variations canoniques (BWV 769)

sans doute le chef-d'aeuvre d'or-

gue du Cantor sont transfigurées

par un sens poétique et théologique

rejoignant l'inspiration la plus pro-fondément spirituelle de Bach.

Latry sait les faire chanter. L'orgueSilbermann sonne admirablement

la prise de son a dû rectifier l'acous-

tique trop réverbérante de la nef de

l'église. Grande leçon d'orgue.

• Claude Ollivier

MOZART

Quintette pour clarinette,

deux violons, alto et violoncelle

en la majeur K. 581

Edouard Brunner, clarinette. Hagen

Quartett. DG 419 600-2. CD.

C'est une exceptionnelle version

du célèbre Quintette pour clarinette

et cordes de Mozart qui nous est

proposée par le jeune Quatuor

Hagen et la clarinette très aérienne

d'Edouard Brunner, clarinette solo

de l'Orchestre Symphonique de la

Radio Bavaroise. Cet ensemble

s'investit totalement dans une musi-

que parfaitement mise en place et

qui semble bien prendre une nou-

velle dimension faite de couleurs,

de légèreté et d'intelligence. Ces

qualités, on les retrouve évidem-

ment dans le Quintette à cordes de

Weber qui, comme Mozart, rencon-

tra un clarinettiste devenu son ami

Page 145: Edith Stein

430

La Jeune Fille et la mort, D. 810

BEETHOVEN

Quartetto serioso op. 95

(H. J. Baermann) et à qui il consacra

plusieurs de ses grandes œuvres. Le

Quintette plonge dans cette œuvre

avec une habileté stupéfiante,retrouvant les sonorités et les

accents les plus mozartiens.

• Claude Ollivier

SCHUBERT

Emerson String Quartet. DG 423398-2.

Les formations musicales duVieux Continent, depuis deux

décennies, se sont attachées à quimieux-mieux à faire revivre la

musique de chambre de Beethovenet surtout de Schubert. Fortunesdiverses pour les Quatuors Melos

(Beethoven, cf. Etudes, juin 1981),Brandis, Talich, Vegh, Rosamonde,

Hagen, Sine Nomine, ou encore le

Quartetto Italiano qui enregistranaguère une version honorable de

ce Schubert (cf. Etudes, août-sept.1981). Le Emerson String Quartet,fondé en 1976, s'est taillé une forte

réputation aux Etats-Unis depuisquelque trois ans, il tente une autre

aventure, produisant le plus large-ment qui soit ses quatre magnifi-ques instruments d'époque et ce« démocratisme » d'outre-Atlan-

tique qui installe tour à tour lesdeux instrumentistes concernés en

position de « premier violon ». Aentendre leur » Schubert, bien en

deçà des commentaires littéraires

plus ou moins romantiques induits

par le titre du Lied qui sert de baseà cette pièce, on retrouve, infini-

ment lisse, la pure veine musicale.A ce compte, les 2° et 4* mouve-

ments sont spécialement admira-

bles là un alto jamais encoreentendu de la sorte, ici la souple

précision d'une véritable dentelle« faite main ».Même finesse, mêmetendresse pour un Beethoven dont ilfaut ici oublier le qualificatif de« sérieux » rigueur et retenue (réel-les) sont au service d'une « allé-

gresse » inscrite explicitement au

fronton de ces quatre mouvements.Une prime, toute subjective, au

second et au troisième, dans leurenchaînement unitaire.

• Pierre-Jean Labarrière

Elisabeth Schwarzkopfchante Schubert, Strauss, Wolf

Chant du Monde LDC 278 899. CD.Distr. Harmonia Mundi.

C'est une sorte de disque-

hommage que Chant du Mondeoffre à la grande cantatrice. Tiré desarchives de l'Institut national de laCommunication audio-visuelle, ilfait revivre le récital donné à Salz-

bourg le 5 juin 1960. Tout l'art de lavoix dans son accomplissement setrouve dans ce répertoire de prédi-lection. Merveille d'intelligencemusicale, de chaleur dans le rayon-nement du lied qui s'épanouit natu-rellement dans toute sa fibre poéti-que. Un rien d'affectation, surtoutdans Schubert, agacera certains eten troublera d'autres mais la tech-

nique est maîtrisée au bénéfice dusens. Une référence essentielle dansun album précieux entre tous.

· Claude Ollivier

BRAHMS

Quatre Ballades op. 10

Trois Intermezzi op. 117

Six Klavierstücke op. 118

Au piano, Michel Dalberto. EratoECD 75097.

Les Ballades et les Klavierstücke ici

présentés ont été enregistrés parMichel Dalberto en décembre 1982,et proposés une première fois au

public, sous la même référence, aucours des mois qui suivirent simplerepiquage, par conséquent (cf. Etu-

des, mars 1984). Les mérites de cetteversion avaient été confrontés aveccelles de Claudio Arrau, de Domini-

que Merlet, de Glenn Gould et de

Stephen Bishop-Kovacevitch. Nou-veaux sont seulement les Intermezzi

op. 117, réalisés en 1987. Je ne suis

Page 146: Edith Stein

CHOIX DE DISQUES

431

pas certainque MichelDalberto,qu'end'autresoccasionsj'aimissanshésiterau sommetde nos classe-mentssymboliques,ajouteiciquel-quechosed'essentielauxinterpréta-tions d'Inger Södergren(Etudes,décembre1980),noyéesderêve,oudeMichaëlRudy(Etudes,mars1987),toutenfinesseet lenteur.LesuperbeSteinwayqu'il touchepossèdedesbassessomptueuses mais faut-ilincriminerun légerexcèsde réso-nance? Restentlenettetédujeu,savigueur,sa distinction ». Il fautréentendre,aveclemêmeplaisir,laBalladeensolmineur,troisièmedesKlavierstücke.

TCHAÏKOVSKY

Symphonie n° Pathétique

ConcertgebouwOrchestrad'Ams-terdam,dir. SemyonBychkov.Phi-lips,420925-2.

SemyonBychkoventraîneavecuneardeurnondissimuléeleConcertge-bouwd'Amsterdamdansle drametchaïkovskien.La progressiondesquatremouvementsestmiseenévi-dence,avecuneobjectivitéquecer-tains pourront trouver agaçante,dansun stylequi rappelleceluideSvetlanov.Néanmoins,ce très belenregistrementestun desraresquipuissentprétendre,par sa rigueuret sonenthousiasme,approcherdel'interprétationgéniale de Mra-vinski,notammentdans le délicattroisièmemouvement,etgrâceàunorchestreà lasonoritéexemplaire.

STRAUSS

Ainsi parlait Zarathoustra.Dom Juan. Deux Lieder

ScottishNationalOrchestra,dir.NeemeJrvi,soprano.FelicityLott.Chandos CHAN8538 CD.

• Pierre-JeanLabarrière

Vif, précis, parfois agressif,

• LaurentLemire

Pourcet enregistrementde qua-lité,NeemeJrviaoptépourlasensi-bilité,voirela méditation,tout enpréservantà l'orchestreson impé-tuosité,ses fulgurances,sa virtuo-sité.SalecturedeAinsiparlaitZara-thoustraetdeDomJuanestraffinée,sans fioritures.Quant à FelicityLott, elle se tire avec une belleintensitéde «MutterTândelei»et«Caecilia», deuxLiedercomposéspar Straussen 1899et 1894.Autotal, un enregistrementde hautetenue,aveclecachetparticulierdeJrvi qui joue sur l'émotionet laréflexion.

• LaurentLemire

MAHLER

Symphonie n 9. Symphonie n 10,andante et adagio

WienerPhilharmoniker,dir. Clau-dioAbbado.DG423564-2.2 CD.

LaNeuvièmeSymphonieestsansdoutelesommetde l'œuvremahlé-rienne elle exigedes interprètesune visionquasiprophétiquepourtraduirel'audaceet lesintuitionsdumessage.Danscetteavant-dernièreétapede sonintégraledesSympho-niesde Mahler,ClaudioAbbado,àla têtede l'OrchestrePhilharmoni-que de Vienne exemplaire,auxsonoritéspuissanteset chaleureu-ses donneuneversionextraordi-nairement fidèle aux impulsionsmusicalesde Mahler. Tout estrigoureusementmisen place,maiscette sobriétéet cette exactitudevoulueslaissentfinalementsur safaim.Ily a eneffetunesorted'abs-tractionet de passageà vide,sur-tout dans le bouleversantfinale,alors que les deux mouvementsrapidessonttraitésavecunemaes-tria étonnante.Cetteversion,trèsbelledanssessonoritésrutilantes,manquecependantde ce soufflegénialnécessaireà la Neuvième,que l'on trouve chez Bernstein(DG419-208-2).

· ClaudeOllivier

Page 147: Edith Stein

GEORGES ENESCO

Symphonie de chambre op. 33

Intermèdes pour cordes op. 12

Dixtuor op. 14

Orchestre de Chambre de Lau-

sanne, dir. Lawrence Foster. Claves

CD 50-8803.

On peut considérer la Symphoniede Chambre comme le testament

musical de Georges Enesco. Dans

cette œuvre intense, au développe-ment cyclique, où les thèmes sont

repris, exploités et transformés

jusqu'à l'alchimie finale, le compo-

Les noms et adresses de nos abonnés sont communiqués à nos services internes, à d'autres organismes de presseet sociétés de commerce liés contractuellement à Assas-Editions. En cas d'opposition, la communication sera limi-

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Le directeur de la publication Y. de Kergaradec Dépôt légal septembre 1988 N° 8-88-799

c P P An° 65513 ISSN 0014-1941 Imprimerie Saint-Paul 55000 Bar-le-Duc

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siteur s'est littéralement mis à nu.

Cette puissante confession est ren-

due avec discrétion par LawrenceFoster et l'Orchestre de Chambre

de Lausanne. On appréciera égale-ment la même sobriété dans l'exé-

cution proposée des Intermèdes pourcordes et du délicat Dixtuor qui opè-rent tous deux une synthèse écla-

tante entre la musique populaireroumaine et le romantisme, le tout

exprimé dans une polyphonie sub-

tile qu'il est grand temps de redé-couvrir. Du beau travail avec la pré-cision suisse des éditions Claves.

• Laurent Lemire

Photocomposition ASSAS-EDITIONS

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Page 148: Edith Stein

LABOR et FIDES

Hans-RuediWEBER

VoiciJésus l'EmmanuelCoéditionavec le Conseilœcuméniquedes Eglises 129F

JacquesCOURVOISIER

Huldrych Zwingli deux exhortations à ses ConfédérésPublicationsde la Facultéduethéologiede l'Universitéde Genève,n° 13 49 F

NicholasWOLTERSTORFF

Justice et paix s'embrassentCollectionLechampéthiquen° 15 129F

Collectif

La mémoire des religionsCollectionReligionsenperspective 99 F

AndréPERY

Moments sauvés. Journal d'un Pasteur, 1982-1983CollectionEvangiledans la vie 112F

Henry PERNET

Mirages du masqueCollectionReligionsen perspective 129F

Eric FUCHS,PierreREYMOND

La deuxième épître de saint Pierre. L'épître de saint JudeCollectionCommentairedu NouveauTestament 179F

FrançoisBovoN

Luc le théologien(rééditioncorrigéeet augmentée)CollectionLemondede la Bible 195F

Page 149: Edith Stein

ÉTVDES

LA BIBLE CHRÉTIENNE

Tome II Les Quatre Évangiles

en synopse et éclairés par les

commentaires des Pères de l'Église.

Beau coffret avec deux gros volumes

par Élisabeth de Solms, o.s.b.

et Dom Claude Jean-Nesmy, o.s.b.

"Le renouveau dont le peuple chrétien a faim

aujourd'hui viendra-t-il des contemplatifs?Cette bible est un signe annonciateur.

Elle veut être "chrétienne", selon l'expérience

exemplaire de la Tradition Vivante".

(Préface de R. Laurent.)

DÉJÀ PARU LA BIBLE CHRÉTIENNE

Tome I. Le Pentateuque 2 vol.

Page 150: Edith Stein

Perspectives sur le monde Marie-France TOINET, directeur de Recherche à la Fondation Nationale des Sciences Politiques Une reprise économique plus superficielle qu'il n'y paraît, mais surtout un écart qui ne cesse de se creuser entre riches et pauvres. De dangereux déséquilibres se créent. Michel DEVERGE L'art du consensus fait partie de l'héritage confucéen. Les Chinois de Taïwan et d'ailleurs ont une manière bien à eux de faire des affaires et de prendre des décisions.

Situations et positions Agnès AUSCHITZKA, journaliste Tout avenir professionnel n'est pas définitivement clos par un licenciement. Mais à condition de résister aux menaces de la culpabilité et de laisser la vie se frayer unnouveau chemin. Odon VALLET, maître de Conférences à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et à l'Ecole Normale Supérieure Concours gracieux ou faveurs intéressées, le sponsoring renvoie à de très anciennes pratiques, qui ont connu une nouvelle jeunesse à la Renaissance puis au XXe siècle.

Science et avenir Marc LACHIEZE-REY, chercheur au C.N.R.S., Centre d'études nucléaires, Saclay Révisée par Einstein, la loi de la gravitation a conduit les physiciens à concevoir l'un des objets les plus étranges qui soient: les "trous noirs" recèleraient des massescolossales, échappant à l'observation directe; leur attraction gravitationnelle serait si intense que ces masses ne pourraient émettre aucun rayonnement!

Essais Xavier TILLIETTE s.j. Disciple de Husserl devenue carmélite, Soeur Thérèse Bénédicte de la Croix est morte à Auschwitz, martyre juive de confession chrétienne. L'exceptionnel accord d'uneâme, d'une pensée et d'une destinée. Yves TERNON, chirurgien et historien Assimiler la Shoah à une conséquence du totalitarisme, analogue aux ravages du stalinisme, c'est manquer la spécificité de ce génocide. C'est aussi se priver d'uneréflexion sur la fragilité de la conscience humaine et ses conséquences pour les victimes de tous les temps.

Art, formes et signes Jean-François PIOUD Symbole de la musique contemporaine, de ses audaces et de sa subversion, Stockhausen, romantique du futur, a créé une oeuvre lyrique extrêmement féconde,spéculative et onirique. Jean MAMBRINO s.j. Jean COLLET - Jean-Claude GUIGUET Une affaire de femmes, de Claude CHABROL - Encore (Once more), de Paul VECCHIALI - Quelques jours avec moi, de Claude SAUTET. ON EN PARLE...: Le Complot,de Agneszka HOLLAND - Un monde à part, de Chris MENGES - Salaam Bombay, de Mira NAIR - La Lectrice, de Michel DEVILLE.

Questions religieuses Rafiq KHOURY, prêtre palestinien Entre juifs et musulmans, une communauté chrétienne singulière: 125 000 fidèles environ, de tous rites et de toutes confessions. Pierre GIBERT s.j.: Lecture de l'évangile selon Jean, de Xavier LEON-DUFOUR.