edith stein - l'histoire en secret

150
Compagnie de Jésus430. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1998. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Page 1: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Compagnie de Jésus430. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1998.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 2: Edith Stein - l'Histoire en Secret

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Page 3: Edith Stein - l'Histoire en Secret

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TS.03 23 62 72 89 Fax03 23 62 0341

02200SOISSONS

Siloê LibrairieduCollège32-34,ruedu W^BTél.03 23 53 2551 Fax03 23 53 016161

05000 SAP

Sȑ lirai* Vk 13, rueCarat

Tél. 0492 51 15 05 Fa 04 92 538587

11000 CARCASSONNE

S*K-31,ruedu4Septemtire

Tél.04 68 25 20 48- Fax04 68 71 0909

13006MARSEILLE

Sainiftul S** 47, boulevardPaulPeytral

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13100 AIXWPROVENCE

SiloéLeBaptistère13, ruePortaisTél.04 42 36 0197 Fa»04 42 27 1678

17000LAROCHELLESix LePue rJeJacob 14. rueDupaty

Tél.05 46 41 0535 Fax05 46 4165 5656

21000DIJON

Sitoé-lira* de l'Université

17, ruede laLiberté

Tél.03 80 44 95 44 Fax03 80 44 95 55

25000 BESANCONSitoéCtoassu 119, Grandeflue

Tél.03 81 82 12 01 Fax03 81 81 06 92

25200 MONTBËLJARD

Sloë Espace place Saint-Martin

Tél.03 81 91 88 14 Fax03 81 91 8814

30000 NIMES

S*» 8*fef 23, boulevardAmiralCourbet

Tél.04 66 67 88 01 Fai 04 66 2166 6565

31000 TOULOUSE

SiloéJumwd- 19, ruede laTrinité

Tél.05 6114 147441 Fax05 61 14 74 49

34967 MONTPELLIER

Siloé LibrairieSauramps.LeTriangleTél.04 67 06 7878 fax 04 67 58 27 36

38970 SAIETTE

Site SanctuaireNotre-Damede laSs/ette

Tél.04 76 30 00 11 Fai 04 76 30 03 65

41008 BIOS

SrtoéNotreSame 9, rue Vauquois

Tél.02 54 56 72 Fax02 54 56 77 72

42100 SAINT-ETIENNE

SitoëCultureet Foi 20,rueBertheW

Tel.04 77 59 30 11 Fax04 77 59 30 01

43000 1EPUYW-VELA*

SiloëJeanred'ta 18, nie Chaussa*

Tél.04 71 04 07 19 Fax04 71 02 52 31

44000 NANTES

SiloéU.S. • 2bis.rueG.-CtemenceaiTél.02 40 74 39 05 Fax02 40 29 35 80

49000 AMERS

Silw Librairefféiier- 6S,rueChaperonritèreTél.02 4188 886279 Fax02 41 87 2080

SILOE 53 lib'cdrmwrimtr&librairiesS route damimtr&dlh

Pour tous renseignements GIE SILOË Tél. 01 30 64 62 58

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5MC0CHALONSCNCHAMPAONE

SiloëPasteur 7 rueLèooBourgeoisTél.03 26 65 29 21- Fax03 26 64 43 21

53000LAVALSU*22,rueduJewWacimeTH.02 43 591153 Fa»02 43 49 03 17

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S*» BiMos13,rueduMarécraMrencliTél.03 28 21 0041 Fa»03 28 21 0041

59406CAMBRAI

SKê-UtmheBontxlle

1214, rue rJeNoyon

Tél. 0327 81 2554 Fax03 27 81 7854

60300SENUS

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Tél.03 44 53 07 23 Fax03 44 53 7212

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48,weFa»efte

Tél.03 21874344 Fax 03 21 876043

64240 URT

SitoèErti/a Atbayede BELLOC

Tél.05 59 29 46 30- Fax05 59 29 44 08

65190 TOURNAY

Sitoé-Abbayede ToumayTél.0562 35 70 21- Fax05 62 35 25 72

66000 PERPIGNAN

Siïoél'Ermitige-PlaceColonekArbanère

Tél.04 68 34 79 33 Fax04 68 51 1212

69002 LYON

Saint-PaulSiloé-8, placeBeltew

Tél.04 78 42 26 15 Fax04 72 4028 79

711iX'CHM.0N-SUR-SK>«E

SU Cnfteler 23, rueduCriâtelet

Tél.03 85 48 07 19 Fax03 85 48 68 82

71S00PARARE-M0NIAL

Apostolatdes ÉdMorsSiloë

16,ruedelaVisitationTél.03 85 81 08 93 Fax03 85 81 9393

72003 LEMANS

Siloé 38bis,placedes ComteHMaine

Tél.02 43 87 5316 Fa<02 43 87 06 55

73005 CHAMSÉRY

S** Itoirie de SavoiePlaceMétropole

Tél.04 79 33 00 74 Fa< 04 79 70 5691

73200 PLANCHERINE

Siloé-Abbayede TAMÉ

Tél.04 79 3115 1552 Fax04 79 37 05 24

75006 PARIS

SaWaul Sitoé-48, ruedu Four

Tél.0145 48 33 3300 Fax0142 22 49 5151

78000 VERSAILLES

SiloêCES. 16,rue Monseigneur-GibierTél.0130 97 976790 Fax0139 53 50 2929

78180 ST-QUENTIMN-YVEUNES

SitoéC.E.R.MontJnfte-FJretonneux

21, rue Fulgenceflierrienue

Te. 0130 64 00 0042 Fax01 30 64 9582

79000 NIORT

Sitoé lirai* Mrjssion3, rue Saint-Jean

Tél.05 49 24 02 « Fa<05 49 28 52 71

80004AMIENS

Siloé LibrairieEvrard6, rueAlbert-Dauphin

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81000 ALBI

Srtoê 33, rue de IHôteWe-WlIe

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SiloëSaint-Jean16,rueVfctor-Hugo

Tél.05 63 59 31 78 Fax05 63 59 23 66

81110 DOURGNE

Siloé-Abbayed'ENCALCAT

Tél.05 63 50 37 98 Fa 05 63 50 38 78

85004 LAROCHE-SUR-VON

Siloê-58, rue Joffre fl.P.149

Tél.02 51 38 3881 Fax02 5146 03 47

86240 LKSUSÉ

Siloé-AbbayeSaint-Martin

Tél.05 49 55 2112 Fax05 49 55 1098

88000 ÉPINAL

Siloé -Panorama88

4,placeduGénérakle«aulle

Tél.03 29 82 54 96 Fax03 29 64 03 46

90000 BELFORT

SiloéLesCapucins18, faubourgde MontbélHrd

Tél.03 84 28 40 90- Fax0384 22 59 28

95O0OPONT0ISESiloéC.ER. LaCrypte

Placede la Paix-Saint-Pierreoeslouvrais

Tél.01 34 241676 Fax0134 25 259612

97110POINTE-À-PITRE

SiloêCryptedu Sacréûeur RueHiicdin

Tél.059083 10 45 Fax0590 93 05 94

CAHWA:

Desmaraiset fiotitaile LtraiiieS*»

MONTRÉAL-Que. H2Y15660, rue Notre-Dameouest

Tél.00 1(514) 845 3194

Fax00 1(514) 845 7415

OTTAWAOnt. K1N7G1 333. rue Dalhouse

Tél.00 1(613) 241 1175

Fax00 1(613) 2419630

eflTEO'/lffiWEr

ABIDJAN08

Carretair»Joë-B.P,326

Tél.00 22544 2370 Fax00 225 44 54 96

SUSSE:

1001LAUSANNE

SilosLaNef-20, boulevardde Grancy

Tél.00 4121617 92 30

Fax00 41 21 616 92 31

Page 4: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ÉWïfe

Revue**te*Uuelle

fondéee*t 1856 fl

fXV'- p~ ck eo~y~ I

Rédacteur en chef HENRI MADELIN

Rédacteur en chef adjoint FRANÇOISE LE CORRE

Secrétaire de rédaction DOMINIQUE Geay-Hoyaux

Comité de rédaction

NICOLE BARY André COSTES François Euvé

CLAUDE FLIPO GENEVIEVE HÉBERT JOSEPH MAILA

G. Petttdemange Dominique QUINIO PATRICK VERSPIEREN

Revue des livresGuy PETITDEMANGE

ConseillersMICHEL RONDET JACQUES SOMMET

CHRISTOPH THEOBALD PIERRE VALLIN

Service commercial,

Promotion EMMANUELLE GIULIANI

Administration JEAN-CLAUDE GUYOT

Publicité MONIQUE BELLAS

Maquette ANNE POMMATAU

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^s<^ Assas Editions

Association loi 1901

^r^ Président, directeur de la publication André Costeséditions Publié avec le concours du Centre National du Livre

ETVDES 14, RUE d' Assas 75006 PARIS Tél. 01 44 39 48 48 ABONNEMENTS 01 44 39 48 04

LE N° 60 F (ÉTRANGER67 F) NUMÉROSANCIENSMEMETARIF ABONNEMENTS(VOIRDERNIEREPAGE)

E-mail [email protected] Site http:perso.wanadoo.fr/assas-editions

Page 5: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ÉTVDES__^m^jQQ^

( j^> ) 725 Panorama de crise en Asie Sophie BOISSEAUDUROCHER

PERSPECTIVES'Lacrise asiatique n'est pas une simple crise monétaire. C'est la crise d'un

P ERS P ECT1Vj modèle économique et la remise en cause d'un certain schéma socio-poli-

S U R tique. De quoi raviver les questions de sens face à la croissance, la moder-

LIE MONDE nité et la mondialisation.

739 Kosovo la guerre inévitable? JEAN-ARNAULTDÉRENS

Les événements tragiques qui ensanglantent le Kosovo ont signé l'échec

de la politique de résistance non violente menée depuis 1992. Sans doute

la phase finale de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie.Un moment décisif de

la guerre des Balkans.

(S) 751 L'obligation de soins MARIE-CLAUDEIIUDONu> 751 L'obligation de soins marie-Claude hudon

SOCIÉTÉTraumatisée par les agressions sexuelles, la société exige de la justice une

prévention efficace, à laquelle parait répondre l'obligation de soins. Le

médecin se trouve alors en première ligne, dans un rôle qu'il ne peutendosser sans vigilance.

763 Le baccalauréat au pluriel DANIELBLOCH

En 1985, J.-P.Chevènement proposait l'objectif de 80 de jeunes au

niveau bac pour l'an 2000. Il s'agissait de tenter de sortir d'une société

duale, minorité privilégiée et formation longue d'un côté, majorité et

courte formation professionnelle de l'autre. Où en est-on?

f p )775 Qu'est 68 devenu ?

Mais. Mai (H. MADELIN)Paris-Prague (P.GRÉMION)Le mal court. LeFIGURES j bien aussi (F.LECORRE) Un père de 68 Marcuse (J.-L.Schlecei.) La

LIBRES i non-génération (B. GuicuE).

£} Plaidoyer pour une nouvelle rhétorique Philippebreton

Ledébat public est soumis à toutes sortes de manipulations. Lesprotago-Es sA j nistes eux-mêmes n'en sont pas toujours conscients, mais les dégâts sont

réels. D'où l'urgence de refondre les normes de la parole dans l'espace

public etdefaireémergerune nouvellerhétorique.

Page 6: Edith Stein - l'Histoire en Secret

JUIN 1998 8

iv 803 Edith Stein, l'histoire en secret MARGUERITELÉNA

RELIGIONS ET « Ne nous hâtons pas de poser sur Edith Stein une étiquette, fût-elle en

forme d'auréole. Laissons-nous mener en ce lieu de la Croix, gond etSPIRITUALITES

pierre d'achoppement de l'histoire universelle comme de nos histoires

singulières. »

8177 L'unification de l'Europe

et le rôle de l'Eglise hans PETERKOLVENBACH

Les Eglises n'ont pas à définir les formes politiques de l'Europe de

demain. Mais elles sont conscientes que la détermination à vivre en

Europe d'une façon européenne fait partie de leur responsabilité, au nom

del'Evangile.

/l 827 Le GRM ou l'invention du son Jean-François pioud

ARTS E T A peine âgé de 50 ans, le Groupe de Recherches Musicales vient d'entrer

dans l'histoire. Mais qu'est ce GRM, inventeur et conteur de l'aventure deLITTERATURE la musique concrète, devenue électroacoustique puis acousmatique ?

835 Carnet de théâtre JEANMAMBRINO

Rodogune,de CORNEILLELeRégisseurde la Chrétienté, de Sebastian BARRY.

839 Expositions Laurent Wolf

EugèneDelacroix

843 Cinéma JEANCollet, XAVIERLARDOUX

Sitcom, de François Ozon Des hommes d'influence, de BarryLevinson.

849 Notes de lecture

PHILIPPECHEVALLIER:Kerouacen passant.

852 Revue des livres

DANSLEPROCHAINNUMÉRO

Pérou 98 L'Edit de Nantes

La grandeur de Schubert

Page 7: Edith Stein - l'Histoire en Secret

P~CQ~T~Q ~89i ôoOCAfoCO avrilmai1998

DEBAT

COMMENTVA

LACOMMUNAUTÉJUIVEDEFRANCE?

J L'EMPLOI,HENRIGUAINO jDIAGNOSTIC

I LEMALFRANÇAIS,ALAINTOURAINE)1

· v

f TOPORINÉDIT j

l'

RECHERCHE,TECHNOLOGIE

.¡.ETINNOVATIONDIPLOMATIE

L'EUROPEINEXISTANTE,JACQUESANDRÉANI

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LarevuePassages estvendueen kiosque,dans certaineslibrairieset surabonnement.Prix

au numéro 35 F.Prixde l'abonnement 350 Fpour 10numéros.Pourtousrenseignements,contacterla revuePassages au 17, rue Simone-Weil,7501 Paris.Tel 01 45 86 30 02.

Fax: 01 44 23 98 24. Internet http:www.pariserve.tm. fr./passages/

Page 8: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes • 14, rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N" 3886

1

Panorama de crise en Asie

SOPHIE BOISSEAU DU ROCHER

tale nous surprenait, nous émerveillait, nous inquiétait. Le

monde assistait, en temps réel, à la transformation de tout

un continent; à la fois admiratif et perplexe, l'observateur

s'interrogeait sur les ressorts de cette croissance'. Il s'agis-sait de comprendre les multiples processus en cours, de les

saisir dans leurs perspectives, mais aussi dans leurs contra-

dictions. Dans cette effervescence,il était difficile de distin-

guer ce qui relevait de la tendance lourde, du discours

idéologique ou de la manipulation politique. En outre,

l'Asiebousculait les certitudes universalistes d'un Occident

secoué par la propre crise de ses valeurs et de son modèle.

L'Extrême-Orient deviendrait-il le nouveau centre du

monde que prédisaient les plus audacieux au début du

siècle? Quelles conséquences ce déplacement de puissance

pourrait-il avoir sur notre positionnement?Lespremiers signes de la crise entre le printemps et

le début de l'été 1997 ont été perçus comme un soulage-ment le modèle n'était pas si parfait, ni infaillible. Les

1. Banque mondiale, The

East Asia Miracle Econo-

mic Growth and Public

Poliçy,Washington, 1993.

Jon Woronoff, Asia'sMiracle Economies,Sharpe,Armonk, 1992. Jean-Luc

Domenach, LAsieen dan-

ger, Fayard, 1998.

PERSPECTIVES SUR LE MONDE

Ces dernières années, l'Asieorien-

(F)

Page 9: Edith Stein - l'Histoire en Secret

approximations d'une analyse trop simpliste sur cet espace

émergent sont apparues dans toutes leurs limites et les pre-

mières réactions, maladroites, des dirigeants du Sud-Est

asiatique ont alimenté ce sentiment. Sur le moment, les

difficultés asiatiques ont rassuré ceux qui s'étaient laissés

convaincre du déclin européen', comme si les enjeux et

équilibres économiques, voire politiques et sociétaux,

étaient à somme nulle. Dans un second temps, la conta-

gion géographique et dimensionnelle de la crise a alerté, en

donnant la mesure des interdépendances 3. Le modèle

européen avait finalement peut-être de beaux jours devant

lui, mais celui-ci allait être troublé par les engagements pris

en Asie. Aujourd'hui, la tentation est forte de faire rétrogra-

der cette Asie il y a encore peu triomphante au rang qu'elle

occupait il y a vingt ans.

La crise asiatique n'est pas une simple crise moné-

taire. C'est la crise d'un modèle économique et la remise en

cause brutale mais peut-être utile d'un certain schéma

socio-politique. L'expérience qu'ont vécue les sociétés asia-

tiques ces trente dernières années est à la fois remarquable,

décapante et sans précédent dans l'histoire de l'humanité.

Pour bien mesurer les transformations en cours et leur

amplitude, on peut les comparer avec celles que notre pays

a connues entre la révolution de 1789 et la première guerre

mondiale, pour le meilleur certes, mais aussi pour le plus

difficile, voire le moins supportable. Ce qui signifierait que

la crise actuelle, qui devient une crise de sens ou téléolo-

gique, nous concerne aussi. Parce que, même si les pro-

blèmes se posent en des termes différents, ils aboutissent

au même questionnement sur la croissance, la (post)

modernité et la place assignée à l'homme dans ces enjeux

de pouvoir à l'échelle mondiale.

Les multiples aspects de la crise

Même si certains signes avant-coureurs alertaient sur

la précarité des fondements de la croissance (le FMI avait

sensibilisé les autorités thaïes depuis 1995), la crise a vrai-

ment débuté en Thaïlande au printemps 1997, lorsque les

premières atteintes contre le baht thaïlandais affaiblissent

le système financier et monétaire. Au départ, donc, la crise

est financière. La libéralisation de la fin des années 1980

avait entraîné un flux de capitaux étrangers, notamment

japonais. Cette masse d'argent, peu contrôlée, a provoqué

2. Odon Vallet La vicroire

desdragons l'Asieva-t-elle

dominer l'Europe? Armand

Colin, 1997. Thierry de

Montbrial, Les leçonsd'Asie », Revue des deux

Mondes, février 1995,

p. 40.

3. L'Union européennneest, de loin, le premiercréancier des pays d'Asie,avec 345 milliards de cré-

dits bancaires (contre 250

pour le lapon et 45 pourles Etats-Unis).

Page 10: Edith Stein - l'Histoire en Secret

4. Daniel Besson et Marc

Lantéri, ANSEA la décen-

nie prodigieuse. Essai sur le

développement en Asie du

Sud-Est, La Documenta-

tion Française, 1994.

une forte poussée spéculative et un creusement du déficit

de la balance des paiements courants. La hausse du dollar,

sur lequel était indexé le baht thaïlandais, a surenchéri le

prix des exportations quand déjà les marchés extérieurs

devenaient plus frileux (notamment pour les produits élec-

troniques) et que les produits locaux subissaient la concur-

rence des voisins (entre 1990 et 1996, les exportationschinoises ont été multipliées par 2,8). Lespremiers retraits

massifs de capitaux ont commencé début juillet (le fameux

fonds de pension de Georges Soros a effectivement réagi le

premier), aussitôt suivis par d'autres, qui ont provoqué le

phénomène de panique que l'on sait. En dépit des initia-

tives,fort coûteuses, du gouvernement du Premier ministre

Chavalit pour soutenir la monnaie nationale, le baht a été

dévalué de 30 pour le seul mois de juillet 1997. Dans le

même temps, les autres pays de la région sont touchés

Malaisie, Philippines, Indonésie, même Singapour (qui ne

partage pourtant pas les faiblesses de ses voisins corrup-

tion, opacité des procédures, détérioration des instances de

régulation et/ou endettement) connaissent une chute de

leur monnaie. La roupie indonésienne perdra sur sept mois

70 de sa valeur et le dollar singapourien 20 Mais la

crise prendra une autre ampleur quand elle atteindra la

Corée du Sud à la fin du mois d'août. La contagion du

modèle coréen viendra déstabiliser plus profondément nos

certitudes. Considérée comme la onzième puissance éco-

nomique mondiale, la Corée du Sud, dernier membre

admis à l'OCDE en 1994, affiche des déséquilibres inquié-

tants, masqués jusqu'ici par la collusion entre milieux

d'affaires et milieux politiques. Lastratégie de mondialisa-

tion des chaebols(les grands groupes coréens) a coûté très

cher et conduit le pays à un surendettement abyssal qui

provoque un état de banqueroute.A ce stade-là, la crise est vraiment perçue comme

une remise en cause des modèles asiatiques de développe-ment. Qu'il s'agisse du modèle coréen ou du modèle

ASEAN', les experts sont prompts à dénoncer les abus des

grands conglomérats, la collusion des élites, l'absence de

visibilité financière et la manipulation des comptes, la spé-culation ou encore l'insuffisante remontée de la gammeindustrielle, due au manque d'investissements dans la

recherche et l'éducation. Les scandales qui atteignent le

Japon à l'automne (le ministre des Finances est contraint à

la démission) font craindre une déstabilisation du système

Page 11: Edith Stein - l'Histoire en Secret

5. Etats, politiques

publiques et développe-ment en Asie », Cahier du

CEMDEV, n' 23, novem-

bre 1995.

financier international. La crise devient économique et l'on

redoute une dépression généralisée. Le thème est débattu

lors du Forum de Davos, en janvier 1998. Certains évo-

quent une crise d'ajustement à la mondialisation.

Les potions amères préconisées par le Fonds Moné-

taire International posent précisément la question de

l'ajustement. Mais de quoi parle-t-on? De l'ajustement aux

normes libérales réclamé à grands cris par les Américains,

qui n'ont pas réussi à pénétrer les marchés régionaux

comme ils l'auraient souhaité. Dès lors, les initiatives du

FMI pour assainir les systèmes locaux sont perçues comme

des tentatives d'ingérence et la crise s'élargit progressive-

ment au domaine politique.

Ce que dit le Fonds Monétaire International, c'est

que les problèmes du développement dans les pays émer-

gents d'Asie ont été amplifiés par une mauvaise gestion,

due à l'indigence des élites, au « copinage » et au népotis-

me. La course à l'enrichissement et la perspective de profits

rapides ont encouragé la spéculation, les prêts bancaires

douteux, les pratiques fallacieuses et les prébendes à toutes

les échelles de la société, y compris en haut lieu. Ce qui

signifie que les classes dirigeantes, qui ont profité pas

toujours très discrètement de cette vague porteuse (la

fortune de la famille Suharto est estimée à 100 milliards de

francs), sont directement mises en cause. Ce que révèle

cette crise, c'est que les origines des difficultés que traver-

sent les pays d'Asie depuis près de six mois ne sont pas seu-

lement financières, économiques, mais d'abord politiques,

voire socio-politiques. Ce qui, jusque-là, était perçu

comme une force, le « partenariat » entre les acteurs publics

et privés 5, est dorénavant interprété comme l'obstacle

majeur à la reprise.

La contestation sociétale

Le fait nouveau, qui mérite une analyse très atten-

tive, concerne l'attitude des populations qui, actuellement,

supportent plus difficilement cette collusion. Après en

avoir bénéficié, après avoir accepté les effets induits du sys-

tème, les sociétés asiatiques, du lapon à l'Indonésie, en

mesurent le coût et plaident activement pour des change-

ments plus radicaux. On assiste à une véritable crise de

confiance à l'égard des dirigeants, qui ont bercé en quelque

sorte les populations d'illusions tragiques en manipulant

Page 12: Edith Stein - l'Histoire en Secret

les chiffres et les réalités. Le retard à prendre les mesures

nécessaires, la maladresse des propos de certains quifont chuter un peu plus les cours ou l'incertitude d'auto-

rités discréditées et incompétentes, ont accentué le malaise.

Quand on a personnellement placé son épargne à la

bourse, on devient plus exigeant sur la qualité de l'environ-

nement politico-économique et, surtout, on demande des

comptes. Dès lors, les sociétés détiennent un pouvoir de

contestation réel; aujourd'hui, elles insistent sur une

réforme du système, puisque celui-ci n'est plus compatibleavec la croissance et, secondairement, avec les exigences de

la globalisation. On a donc là les indices d'une fracture

entre la société et le monde politique susceptible de para-

lyser un peu plus la reprise économique. Pour que la crise

trouve un terme, il faut entreprendre une réforme significa-tive des institutions politiques vers plus de transparence,moins de corruption et une autonomie des grands acteurs

financiers, comme les banques centrales. Cette attente vers

une refonte structurelle de ce qu'on pourrait qualifier de

capitalisme d'Etat se retrouve à travers tout le continent et

même dans des pays jusqu'ici à peu près épargnés, tels quele Viêt-nam ou la Chine populaire.

Si la demande n'est pas prise en compte, on risquedes dérapages violents dans des pays qui voient leur taux

de chômage croître de manière inquiétante (déjà près de

18 de la population active en Indonésie); en outre, la

baisse des salaires et le déclassement des travailleurs quali-fiés sont également préoccupants. Il y a là un terreau favo-

rable à toutes sortes d'idéologies, que le succès et la

prospérité avaient diluées et neutralisées. D'ailleurs, les pro-testations sont instructives des risques possibles pogromesà l'égard des communautés chinoises (en Malaisie et en

Indonésie), revendications sécessionnistes (aux Philippineset en Indonésie), radicalisation du discours islamiste (enMalaisie et en Indonésie), manifestations estudiantines

pro-démocratiques (en Corée du Sud et en Thaïlande). Les

incidents ont été contenus pour l'instant, mais les vraies

difficultés sont à venir sans des réformes rapides, il y a

fort à parier que les scènes de mécontentement auxquelleson a assisté ces derniers mois se répéteront, avec encore

plus de violence. Toute la difficulté va consister à gérer et

régler simultanément ces trois crises cumulées, écono-

miques, politiques et sociétales. D'où l'importance cruciale

de dirigeants compétents et visionnaires.

Page 13: Edith Stein - l'Histoire en Secret

La tourmente boursière a joué le rôle d'un détona-

teur de questionnement latent qui ne concerne pas la seule

Asie. La manière dont ce questionnement sera abordé et

débattu devrait nous renseigner sur les vraies réserves de la

région, c'est-à-dire ses réserves humaines.

Interrogations

Ces trente dernières années, l'Asie orientale a connu,

on l'a dit, des changements vertigineux. Elle est entrée dans

l'ère du progrès et de la modernité; les sociétés ont joué le

jeu (elles ont été, à ce titre, les meilleurs partenaires des

gouvernements), mais elle ont aussi été touchées par le

virus de la vanité. On s'interrogeait pour savoir comment le

marché thaïlandais était devenu un des premiers marchés à

l'exportation de Mercedes; on plaisantait sur ces chauffeurs

de taxi, à Canton ou à Shanghai, qui jouaient à la bourse

en racontant leurs bons coups, le temps de la course, et

incitaient à les imiter; on regardait les Tours Petronas, les

plus hautes du monde (452 mètres), grimper dans le ciel

de Kuala-Lumpur; on s'inquiétait du dernier mot d'ordre

des entreprises coréennes, To go global, qui s'intéressaient à

nos marchés traditionnels (l'affaire Daewoo-Thomson a

suscité suffisamment d'agitation en France). Les projets les

moins raisonnables se succédaient. Le pari était de taille,

mais particulièrement stimulant pour la consolidation du

nationalisme, voire du régionalisme consolider le déve-

loppement avant que les failles n'apparaissent comme trop

paralysantes. Sur le coup, la réussite de cette ambition jus-

tifiait qu'on ferme les yeux sur les écarts les plus visibles et

qu'on s'en tienne aux seuls indicateurs économiques.

La dégradation de l'environnement constitue, à ce

titre, une atteinte irrémédiable à la qualité de la vie. Bang-

kok, Djakarta, Manille, Séoul accumulent des embou-

teillages et des taux de pollution urbaine alarmants; Taipei

et Shanghai ne sont pas mieux placées dans la course à la

dégradation du cadre de vie. La déforestation a des consé-

quences dramatiques sur les équilibres écologiques d'Asie

du Sud-Est. Les feux de l'été dernier en Indonésie symboli-

sent cet aveuglement général; à Bornéo, à Sumatra, à Sin-

gapour, en Malaisie et jusqu'au sud de la Thaïlande, on

allumait ses phares de voiture en pleine journée et les

enfants se rendaient à l'école avec un mouchoir devant la

bouche. Entre juin et décembre 1997, plus d'un million

Page 14: Edith Stein - l'Histoire en Secret

6. David Camroux et Jean-Luc Domenach, L'Asie

retrouvée,Le Seuil, 1997.

d'hectares de forêts, parmi les plus anciennes et les plusriches de la planète, se sont consumés. Personne n'a écouté

ceux qui prévenaient, encore récemment, des dangers de

promouvoir à une échelle industrielle des pratiques déjà

pas toujours supportables au niveau artisanal. Lescompa-

gnies pétrolières, les industries du bois, les fonctionnaires

intéressés ont eu raison des arguments écologiques « au

nom du développement ». L'ampleur des dégâts, liés aux

difficultés économiques, permet enfin à tout un chacun de

poser la question essentielle de quel développement vou-

lons-nous ? A quel horizon d'attente pouvons-nous pré-tendre ?

Une spécificité asiatique?

Une première ébauche de réponse avait déjà été

apportée au début des années 1990, quand, à la suite des

pressions occidentales pour la démocratisation des scènes

politiques intérieures et le respect des droits de l'Homme,

certains dirigeants (les Premiers ministres de Singapour et

de Malaisie, Lee Kuan Yewet Mohamad Mahathir) avaient

émis le fameux discours sur les « valeurs asiatiques »Le

discours revendiquait des qualités propres aux Asiatiques

(respect des autres dans un esprit de tolérance, sens de la

famille et de la communauté, éducation, travail), sur les-

quelles les ordres politiques pouvaient fonctionner, afin de

leur permettre de « ne plus subir la tyrannie des valeurs de

l'Occident, ses menaces continuelles (suspension de l'aide,

boycottages commerciaux. ) et les humiliations qu'il

inflige en s'accrochant à ses dernières illusions de grandeurou ses oripeaux de puissance » (selon les termes de Maha-

thir). D'ailleurs, font remarquer les tenants de cette doc-

trine, c'est parce que l'Occident a négligé ces valeurs de

base qu'on assiste aujourd'hui à la déliquescence de son

éthique et à l'individualisation des tissus sociétaux. Quelintérêt auraient les pays d'Asie à suivre les conseils d'Etats

sur le déclin? Ce n'est pas de ce développement-là quenous voulons, puisqu'il aboutirait aux mêmes maux queceux observés dans les pays occidentaux. En critiquant les

impasses du tout-économique sur les sociétés, les valeurs

asiatiques exerçaient des effets intégrateurs sur des

constructions stato-nationales fragiles. Lediscours avait, on

le voit, des relents trop politiques pour être tout à fait

authentique; toutefois, même s'il n'y répondait pas, il

Page 15: Edith Stein - l'Histoire en Secret

posait déjà les bonnes questions et nous imposait une

réflexion sur l'universalité, pas toujours désintéressée, de

nos principes. Le débat n'est pas clos et il rebondit, alors

que l'Asie est en position de faiblesse. A quel compromis et

à quelles recompositions assistons-nous ? L'Asie a-t-elle

encore des réserves pour défendre sa prétendue spécificité?

Les recompositions politiques en cours

L'Asie n'est pas un ensemble homogène, comme le

rappellent les processus à l'oeuvre. Les différences dans la

gestion des crises illustrent à quel point, d'ailleurs, il est

aussi simpliste de parler d'une Asie que d'un Occident. Il est

même fort possible qu'aux clivages traditionnels (religieux,

culturels, géographiques), on soit obligé de superposer de

nouvelles lignes d'analyse qui prendraient en compte les

tendances lourdes qu'on observe actuellement.

Sur le plan politique, par exemple, on distingue clai-

rement plusieurs orientations. On peut passer rapidement

sur ceux qui n'ont pas été touchés par les récentes turbu-

lences parce qu'ils n'étaient pas suffisamment exposés le

Viêtnam, le Laos et, évidemment, la Corée du Nord, trois

Etats dont les directions communistes auront des comptes

à rendre, mais d'un autre ordre. Reste deux tendances avec,

entre elles, des nuances. La première, celle du changement

vers une vraie ouverture politique, est illustrée par la Corée

du Sud. Alors que le pays traversait l'épreuve la plus grave

depuis la guerre de Corée (1951-1953) et subissait une

humiliation nationale avec la révélation des pratiques falla-

cieuses des chaebols, fleurons de l'économie sud-coréenne,

les électeurs n'ont pas cédé à la panique et au discours

démagogique; ils ont opté, le 18 décembre 1997, pour un

président symbolique, Kim Dae Jung. Ancien dissident qui

a lutté pendant plus de vingt ans contre la dictature mili-

taire, Kim est devenu une figure emblématique de la scène

politique nationale. Le fait que la population, en dépit de

son désarroi financier mais aussi moral ait choisi

(avec 40,3 des suffrages) cet homme plutôt qu'un tech-

nocrate ou un représentant de parti traditionnel, est signifi-catif du processus de maturation politique en cours. D'une

part, l'électorat est convaincu que les méthodes employées

jusqu'ici ne sont plus adaptées aux nouveaux enjeux (unretour en arrière ne ferait donc qu'amplifier les difficultés);

d'autre part, il réalise combien le système a besoin d'être

Page 16: Edith Stein - l'Histoire en Secret

rénové en profondeur (la dynamique progressiste,bien que

plus risquée, est préférée au statu quo).On est vraiment ici au cœur d'une transition décisi-

ve, qui devrait conduire, à terme, à une autonomisation du

champ politique par rapport à la sphère économique. Les

hommes nouveaux qui accèdent au pouvoir devraient avoir

plus de courage politique et de légitimité que leurs prédé-cesseurs pour engager les réformes, si ce n'est pour la seule

raison qu'ils n'ont pas d'intérêts personnels au maintien

du système.EnThaïlande aussi, on assiste à des changements de

fond dans les recompositions d'acteurs, passés inaperçus.C'est en effet au cœur de la crise que l'évolution s'est pro-duite. Elu en novembre 1996, au terme d'élections particu-lièrement corrompues, le Premier ministre Chavalit,

général de l'armée de terre, réalise la fragilité de son pou-voir, basé sur une coalition hétéroclite. Il entame donc,

courant octobre, des négociations avec l'armée pourdéclarer la loi martiale, afin de « remettre la Thaïlande sur

des rails ». Mais la pression populaire aura raison de cette

option rétrograde. Chavalit sera contraint de démissionner

et Chuan Leek Pai est nommé à son poste, le 9 novembre

1997 (il avait déjà occupé cette fonction entre 1992 et

1995, à la suite de la tentative de coup d'Etat des mili-

taires). Une nouvelle constitution est votée, qui garantit

que « les droits et les libertés des individus doivent être

protégés par les institutions ».

Dans le cas thaïlandais comme dans le cas coréen,on assiste donc à une redistribution des rôles et à un

apprentissage de principes nouveaux, révélateurs d'une

évolution profonde. Alors que, dans ces deux pays, l'armée

a occupé une fonction prépondérante ces trente dernières

années, elle n'apparaît plus comme l'acteur politique

capable de résoudre les problèmes auxquels sont confron-

tés ces pays et de conduire les ajustements nécessaires; la

même constatation peut d'ailleurs être formulée à l'égarddes partis politiques traditionnels, qui ont assuré le déve-

loppement politique et économique. Aux Philippinesencore, l'opinion publique a contraint le président Ramos

à ne pas briguer un second mandat, comme la constitution

l'y oblige. S'il reste difficile d'évaluer le degré de bascule-

ment des jeux politiques (complet ou transitoire?), on

peut toutefois affirmer que les choix des sociétés civiles

Page 17: Edith Stein - l'Histoire en Secret

7. leffrey Sachs, « IMF

Orthodoxy isn't whata!

Southeast Asia needs »,Herald Tribune,4 novem-bre 1997.

évoluent de manière irréversible et marquent l'acquisition

d'une nouvelle conscience politique.

La seconde tendance à l'œuvre semble beaucoup

plus préoccupante. Entre la Birmanie et l'Indonésie, voire le

Cambodge, on assiste à un raidissement des régimes poli-

tiques « archaïques » qui n'augure pas des jours meilleurs

pour les sociétés concernées. Le président Suharto, réélu en

mars 1998 pour un T mandat par une Chambre qu'il avait

en partie nommée, a présenté son nouveau cabinet, qui

impose sur le devant de la scène politique des figures trop

connues (le vice-président Habibie est considéré comme

l'un des responsables de la mauvaise gestion gouverne-

mentale ayant dirigé des projets faramineux; sa fille, Tutuk,

paraît plus motivée par le goût du pouvoir que du bien

commun) et peu enclines à des changements structurels.

En Birmanie, d'où la junte militaire observe attentivement

l'évolution indonésienne, les progrès sont négligeables. Au

nom de l'unité nationale, ces régimes privent les citoyens

de libertés fondamentales. L'opposition est muselée, les

moyens d'expression sous contrôle, et l'on ne voit pas de

quelle façon les situations vont se débloquer. Entre des

acteurs qui s'accrochent au pouvoir et au maintien de leurs

privilèges et des minorités plus structurées et vindicatives,

la marge de manœuvre est étroite.

Enjeux de la mondialisation économique

A ces clivages politiques en cours de formation cor-

respondent des clivages économiques entre ceux qui accep-

tent, de gré ou de force, les mesures de restructuration et

ceux qui les refusent. Le débat est, au-delà des arguments

techniques pour ou contre le FMI (débat qui se développe

jusqu'aux Etats-Unis) beaucoup plus sensible, puisqu'il

porte sur l'ouverture à la globalisation et la gestion natio-

nale de celle-ci. Jusqu'ici c'est-à-dire jusqu'à la crise

on pourrait schématiser en rappelant que l'Asie orientale

profitait largement des circuits mondiaux (elle a accueilli

40 des investissements internationaux en 1996) ainsi

que des marchés extérieurs, mais qu'elle n'a pas beaucoup

fait profiter le « monde » de ses marchés par la mise en

place de toute une série de barrières protectionnistes. Il a

donc été possible de se développer grâce aux circuits mon-

diaux, tout en se protégeant partiellement d'une pénétra-

tion extérieure massive. L'enjeu des prochaines années est

Page 18: Edith Stein - l'Histoire en Secret

8. Masahiko Ishizuka,« Crisis shaking Asia to its

core values », Nikkei

Weekly, 22 décembre

19'J7.

de taille puisque, on en conviendra, la mondialisation posedes problèmes identitaires que les entreprises américaines

refusent de considérer. Accepter les mesures du FMI, c'est

changer les règles du jeu (qui reposent parfois sur de fra-

giles équilibres ethniques pour préserver la stabilité natio-

nale) c'est aussi se plier aux normes internationales, ouvrir

la porte à toutes sortes d'influences et prendre un vrai

risque sur le sens des projets nationaux, très sensibles en

Extrême-Orient. Même dans les pays les plus réceptifs, les

critiques contre le FMIet les Etats-Unis se multiplient (lesinvestisseurs et multinationales, particulièrement attentifs

aux entreprises qui vont devoir être recapitalisées, sont

considérés par les populations locales comme des préda-

teurs), et les termes de dignité nationale, d'humiliation et

d'honneur reviennent plus souvent. Il est trop facile, affir-

ment les populations interrogées, de blâmer et d'accuser ce

qu'on a célébré et avec quel enthousiasmes Mais

s'opposer aux remèdes préconisés comme le fait l'Indoné-

sie, au nom d'un « refus des ingérences et diktats exté-

rieurs »ou d'un hypothétique « complot », c'est prendre le

risque de s'isoler et d'accumuler du retard pour opérer ces

mutations; c'est entrer dans des rapports de force d'une

tout autre ampleur. Cette crise entraînera donc aussi des

recompositions sur la place du monde en Asie et de l'Asie

dans le monde.

Recompositions internationales

Sur ce terrain, l'alternative est apparemment simple,mais les divers jeux d'alliance pourraient déboucher sur des

équilibres plus subtils. Forceest d'abord de constater qu'unseul pays a été épargné par les turbulences actuelles la

Chine, pour différentes raisons qui n'ont rien à voir avec

la compétence des autorités, mais plutôt à cause d'une

insertion plus limitée dans les circuits internationaux, la

faiblesse de sa capitalisation boursière et l'absence de

convertibilité de sa monnaie s'en sort plutôt bien.

Sollicitée,la Chine accroît sesmoyens d'influence sur

la zone et agite le spectre d'une éventuelle dévaluation

monétaire que ses voisins redoutent (la dévaluation de

1994 avait déjà exercéde lourdes pressions concurrentielles

sur les économies régionales). Pékin est aussi en positionde force sur le terrain diplomatique, puisque les Etats-Unis,comme l'Union européenne, souhaitent renforcer les liens

Page 19: Edith Stein - l'Histoire en Secret

9. Fred Bergsten, « La

crise monétaire en Asie

les solutions proposées »,

Politique Etrangère, hiver

1997-1998, p. 597.

10. Sophie Boisseau du

Rocher, L'ASEAN et la

construction régionale en

Asie du Sud-Est, L'Har-

mattan, coli, Logiques

politiques, 1998.

11 Michael Richardson,« Crisis prompts Asia'sLeaders to bend », Inter-

national Herald Tribune,9 janvier 1998.

avec le nouveau Premier ministre, Zhu Rongji. Enfin,

comme toujours, les ambitions sécuritaires de la Chine

marquent le rythme dans la région; au mieux peut-on

tenter de dissuader les autorités chinoises de se lancer dans

ce genre d'aventure.

Le Japon, de son côté, est actuellement dans une

passe difficile; certains lui reprochent de ne pas avoir entre-

pris les réformes qui s'imposaient, alors que ses responsa-

bilités de « locomotive régionale » devaient l'y obliger. En

outre, le Japon n'a toujours pas trouvé sa place entre un

allié américain de plus en plus inconfortable et la préfé-

rence régionale. Qu'il balance vers l'une ou l'autre option,

et immédiatement des reproches lui sont adressés. Ainsi,

au milieu de la tourmente monétaire, Tokyo a proposé la

création d'un Fonds Monétaire Asiatique, pour soutenir la

reprise et prévenir de futures perturbations. Les Américains,

inquiets de l'autonomisation d'une zone qui fonctionne-

rait sur des principes qu'ils n'auraient pas édictés, ont aus-

sitôt dénoncé l'initiative, afin de ne pas « dresser une

barrière au milieu du Pacifique » En revanche, ils ont pro-

posé que le FMA soit placé sous l'égide de l'APEC (dont ils

sont membres actifs).

Enfin, l'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est

(ASEAN) subit le double contrecoup de la crise et de l'élar-

gissement à la Birmanie et au Laos, en juillet 1997.

Affaiblie par ces échéances à assimiler, l'ASEAN est beau-

coup moins active et exposée qu'elle ne l'était ces cinq der-

nières années. Alors qu'elle a été conçue comme le

faire-valoir des Etats d'Asie du Sud-Est et des régimes qui

les incarnaient 10,elle risque aussi d'être atteinte par les

divergences d'orientation politique évoquées plus haut.

La question qui se pose à présent est de savoir sur

quelles bases va se redéployer le jeu régional et si la pression

exercée actuellement par les Etats-Unis pourrait servir

d'« antagonisme mobilisateur » pour resserrer les rangs

d'une région éprouvée. L'hypothèse de la carte régionale

susceptible de permettre une meilleure résistance aux pres-

sions et subordinations extérieures n'est pas à écarter"; les

pistes sont déjà bien tracées, tant dans le domaine écono-

mique (East Asia Economic Caucus, zone de Libre-Echange,

ASEAN), que politique (rencontres au sommet des diri-

geants après le sommet annuel de l'ASEAN) ou sécuritaire

(ASEAN Regional Forum). Force est néanmoins d'admettre

que, dans ce schéma, la Chine détient le rôle central.

Page 20: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Rien n'est plus périlleux que d'entreprendre des

réformes et des changements dans une atmosphère de crise

et de perte de confiance, surtout quand ceux-ci sont forte-

ment insufflés de l'extérieur entre les règles du capitalismeinternational et les traditions asiatiques, le chemin est

encore long. Il n'a d'ailleurs pas débuté avec la dernière

crise, si l'on se souvient des affrontements militaires quiont marqué les relations entre l'Asieet les puissances occi-

dentales au xix*siècle.

Lacrise peut avoir des vertus thérapeutiques en per-mettant aux hommes de réagir sur les dérives d'une course

à la croissance, de rétablir le cap entre emprunt et tradi-

tion, de retrouver le sens d'un « vivre ensemble ». Elle

pourrait donc permettre de sortir du malaise provoqué parune prospérité débridée en engageant une réflexion- de

fond sur l'avenir collectif, national et régional. Pragma-

tiques, les Asiatiques vont se fondre dans la constitution

du nouvel « homme mondial »,tout en étant très attentifs à

ne pas dissoudre leurs multiples identités d'Asiatiques;c'est peut-être dans ce nouveau défi, qui valorisera le jeuinteractif entre les Etats et la région, que l'Extrême-Orient

se (re)constituera. A moyen terme, si elle réussit à tenir les

échéances qui la placent dans l'insécurité immédiate, l'Asie

orientale pourrait valoriser ses atouts dans l'espacemondial.

SOPHIEBOISSEAUDUROCHER

Page 21: Edith Stein - l'Histoire en Secret
Page 22: Edith Stein - l'Histoire en Secret

(p)

Etudes • 14.rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N° 3886

1

Kosovo la guerre inévitable ?

JEAN-ARNAULT Dérens S

Les massacresdu début du mois de mars ont brusque-mentbraquélesprojecteursde l'actualitésur le Kosovo.Lequoti-dien de cette province méridionale de la Serbie est pourtant

marqué par une répressionininterrompue,qui a fait des cen-

tainesde mortsdepuisla suppressiondu statut d'autonomieet la

miseen placed'un régimed'exception,en 1989-1990.

LES ALBANAIS,sous l'impulsiond'Ibrahim Rugova, avaient répondu à la violence de l'Etat

serbe par une stratégie de « résistance non violente »,

concrétisée notamment par la proclamation symboliqued'une « République de Kosovë » en 1992, mais les événe-

ments tragiques qui ensanglantent le Kosovo soulignentaussi l'échec de cette stratégie, qui n'a pas permis de débou-

cher sur un règlement politique de la crise. Ledébut de la

phase finale de l'éclatement de l'ex-Fédération yougoslaveet, plus largement, d'un nouvel acte décisif de la guerre

des Balkans est en train de se jouer.

Page 23: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Des positions inconciliables

Depuis les massacres du début mars 1998, feignantd'obéir aux injonctions de la communauté internationale,

les autorités serbes et yougoslaves ont multiplié les tenta-

tives de discussion avec les dirigeants albanais, qui ont

refusécespropositions. Lamanœuvre était habile, du pointde vue serbe, afin de disqualifier « l'intransigeance » alba-

naise, mais les propositions faites n'étaient que des leurres.

Il est en effet impossible pour les Albanais d'entamer des

pourparlers avec des représentants de la seule Républiquede Serbie,pourparlers prenant comme présupposé le main-

tien de l'appartenance du Kosovoà la Serbie,position una-

nime de la classe politique serbe. LesAlbanais exigent des

discussions avecdes représentants de la Fédération yougo-slave et de la communauté internationale. Ils sont en

quelque sorte « prisonniers » de la proclamation unila-

térale d'indépendance, en 1992, de la « République de

Kosovë »; comment, après celle-ci, négocier un simplestatut d'autonomie? Lespositions albanaises et serbes sem-

blent donc parfaitement inconciliables. La seule porte de

sortie pourrait se trouver dans la négociation d'un statut

spécial pour le Kosovo,non plus au sein de la Serbie, mais

de la Fédération yougoslave. C'est la solution de compro-mis que suggèrent aussi bien le Premier ministre albanais,

Fatos Nano, que le président démocrate du Monténégro,Milo Djukanovic, et qui pourrait avoir l'aval de la commu-

nauté internationale, qui s'est toujours opposée à l'option

jugée « irréaliste » d'une indépendance du Kosovo,en crai-

gnant les conséquences régionales qu'aurait un nouvel

éclatement de ce qui reste de la Yougoslavie.

Lenationalisme serbe contemporain a été réactivé à

partir de la question du Kosovo,depuis le Mémorandumde

l'Académie des sciences et des arts de Serbie, en 1986,

jusqu'au discours de Slobodan Milosevicdans la plaine de

Kosovo Polje, le 28 juin 1989. L'Académie reprend les

poncifs du nationalisme sur le thème du Kosovo« berceau

de la nation serbe » et dénonce le « nettoyage ethnique »

dont auraient été victimes les Serbes. Beaucoup de Serbes

ont quitté le Kosovo depuis 1945, car il s'agit de la régionla plus déshéritée de la Fédération yougoslave, tandis quelesAlbanais bénéficient d'une très grande vitalité démogra-

Page 24: Edith Stein - l'Histoire en Secret

1. La Grèce s'oppose à

l'usage du nom « Macé-

doine » pour désigner un

État slave, et a réussi à

imposer que le pays

s'appelle Former Yugosla-via's Republicof Macedonia

(FYROM). La Macédoine

est cependant bien plusmenacée par la convoitise

bulgare, qui considère les

Macédoniens comme des« Bulgares de l'Ouest ».

2. Lire Michel Roux, Les

Albanais en Yougoslavie.Minorité nationale, terri-

toire et développement,Maison des Sciences de

l'Homme, 1992.

phique. Ainsi, l'équilibre entre les deux populations n'a

cesséde s'infléchir en faveur des Albanais, qui représentent

aujourd'hui plus de 90 de la population totale de la pro-

vince, malgré leur forte émigration vers l'Allemagne ou la

Suisse. C'est au Kosovo que Slobodan Milosevic va

reprendre ces thèmes à son compte et réaliser sa conver-

sion du communisme au nationalisme. Dès cette période,la région va être en proie à une répression féroce, qui abou-

tira à la suppression de l'autonomie par un décret du Parle-

ment de Serbie, le 5 juillet 1990. Dans ce contexte

d'extrême tension, les Albanais du Kosovo pouvaient esti-

mer à bon droit n'avoir pas été consultés sur les conditions

d'éclatement de la Fédération socialiste de Yougoslavie.De

même, ils n'ont jamais été consultés sur leur appartenance à

la nouvelle Fédération yougoslave, créée en 1992 seuls les

Monténégrins se sont prononcés à ce sujet par référendum,

en février 1992. LesAlbanais estiment que le cadre de droit

qui était le leur a été brisé sans consultation et qu'ils étaient

donc en droit de proclamer l'indépendance du Kosovo.

Une histoire tragique

« Nous avons laissé échapper une occasion de réglerla question albanaise dans son ensemble en 1989-1991,lors de l'éclatement de la Fédération yougoslave; nous

devons saisir la nouvelle possibilité d'un règlement global

qui se présente aujourd'hui », explique Arbër Xhaferi, le

président du Parti démocratique albanais (PDSH) de Macé-

doine. LesAlbanais représentent de 24 (chiffre officiel

du recensement de 1994) à 40 de la population de la

République voisine de Macédoine (FYROM).Ce peuple-a ment albanais est très fortement concentré à l'ouest de la

République, le long des frontières avec le Kosovo et lAl-

à banie. Comment pourrait-on donc penser qu'une indépen-* dance du Kosovo n'entraînerait pas immédiatement desa réactions en Macédoine, pouvant aller jusqu'à l'éclatement

s et à la disparition de ce pays' ? Il faut surtout comprendree que l'on aurait dû trouver des solutions globales au pro-

s blème albanais en ex-Yougoslavie'. L'aire de peuplementalbanais fut autrefois bien plus vaste qu'elle ne l'est actuel-

« lement. L'expansion serbe vers le sud, après le Congrès de

il Berlin (1878) et la première guerre balkanique (1912), s'est

faite en massacrant et en chassant un grand nombre

d'Albanais, anciens protégés de l'Empire turc ottoman. Des

Page 25: Edith Stein - l'Histoire en Secret

régions du sud de la Serbie, comme la Toplica, étaient

majoritairement albanaises au XIXesiècle, et la concentra-

tion actuelle du peuplement albanais est le résultat de ce

premier « nettoyage ethnique »3. Par contraste, l'expansion

|it

territoriale du Monténégro sous le règne du roi Nikola

r (1860-1921) ne s'est accompagnée d'aucun massacre ni

'] déplacement de population, ce qui explique que les Alba-

nais puissent sans difficulté se considérer comme citoyens

du Monténégro.

Le peuple albanais a sûrement été la principale dupe

du règlement des guerres balkaniques et des deux guerres

mondiales. A partir de 1912, n'a été reconnu un État

albanais que sur une petite portion du territoire habité par

des Albanais, et cette situation a été entérinée par la créa-

tion du Royaume « yougoslave », au sortir de la première

guerre mondiale. Cette première Yougoslavie, grand-serbe

et centralisée, a tenté une politique de colonisation du

Kosovo, qui a entraîné l'exil de beaucoup d'Albanais.

Durant la seconde guerre mondiale, l'intelligence politique

de Tito fut de relier la lutte de libération antifasciste à un

projet de création d'un État fédéral garantissant les droits

de tous les peuples qui y vivaient. Ce projet débordait des

frontières de l'État yougoslave d'avant-guerre, pour s'étendre

à l'échelle des Balkans entiers. Très vite, les rivalités entre les

trois chefs communistes, Tito, le bulgare Dimitrov et l'Alba-

nais Enver Hoxha, le rendirent caduc, et la rupture Tito-

Staline de 1948 offrit une légitimation idéologique de

l'abandon de ce rêve balkanique. La coupure entre les Alba-

nais de Yougoslavie et leurs frères de la « mère-patrie »

étant entérinée; il fallait définir leur statut dans le cadre du

nouvel État yougoslave.

Le « narodnost » albanais

Le constitutionnalisme yougoslave distinguait les

« peuples constitutifs » (narodi) des « nationalités » (narod-

nosti) et des « minorités nationales » (nacionalnosti ou

nacionalne manjine) les « peuples » étaient « peuples consti-

tutifs » de la Fédération et disposaient de « foyers natio-

» naux », une ou plusieurs Républiques fédérées et pour

fy être « peuple constitutif », il fallait ne pas pouvoir avoir

d'État extra-yougoslave de référence indépendamment de

leur nombre, les Italiens, les Hongrois et les Albanais ne

3. Lire Rexhep Qosja, La

question albanaise, traduit

de l'albanais par Christian

Gut Fayard, 1995; et, sur

la politique du ministre

serbe Ilija Garasanin,David MacKenzie, IHjaGarasanin Balkan Bis-

marck, New York, Colum-

bia University Press,

1985.

4. Par exemple, la Slové-

nie était le « foyer natio-

nal » du peuple slovène,la Bosnie-Herzégovineétait le « foyer national »

des trois « peuples consti-

tutifs » de la Fédération yvivant les Musulmans,les Serbes et les Croates,etc.

Page 26: Edith Stein - l'Histoire en Secret

pouvaient pas prétendre à ce statut de « peuple consti-

tutif », mais seulement à celui de narodnost. La situation

évolua considérablement avec la Constitution « confédéra-

liste » de 1974, puisque les deux régions autonomes (auto-nomske pokrajine) de Voïvodine et du Kosovo se virent

reconnaître un statut quasi républicain.

Lacote était mal taillée et suscitait insatisfactions de

toute part les Albanais du Kosovo étaient privés du pres-

tige symbolique d'une République, mais le Kosovo était

une entité fédérale députant directement au Parlement

fédéral et à la présidence collégiale de la Fédération après la

mort de Josip BrozTito en 1980, tout en continuant à faire

partie de la République de Serbie et en déléguant, à ce titre,

des députés au Parlement de Serbie. Lesnationalistes serbes

pouvaient, non sans quelques arguments logiques, dénon-

cer la situation la Serbie n'avait aucune prise sur la vie poli-

tique de la province, alors que celle-ci, par le biais de ses

députés, continuait de peser sur les destinées de sa Répu-

blique de rattachement.

Cette contradiction constitutionnelle allait se révéler

source de tragiques malentendus, lors de l'éclatement de la

Fédération. La commission Badinter, chargée, à l'automne

1991, par l'Union européenne, de définir les conditions

d'accès à l'indépendance des Républiques issuesde la Fédé-

ration, s'en tint à ce qui devenait la jurisprudence interna-

tionale sur la succession des États fédéraux, en faisant des

frontièresdes Républiques fédérées,et d'elles seules, les fron-

tières internationales d'États appelés à l'indépendance. Rien

ne pouvait être envisagé, dans ce cadre, ni pour le Kosovo

ni, plus largement, pour le peuple albanais, présent égale-ment dans les Républiques du Monténégro et de Macédoine.

Al'inverse, les Albanais pouvaient avancer deux argu-ments qui n'ont pas été pris en compte le peuple albanais

le narodnostalbanais était, numériquement parlant,avec trois millions de citoyens, le troisième peuple de la

Fédération, après les Serbeset les Croates, et le Kosovoétait,

depuis 1974, une entité fédérale, quasiment au même titre

que les Républiques fédérées. Le fait est que les Albanais

ont été les grands oubliés de l'éclatement de la Fédération

yougoslave alors qu'un terrible régime d'apartheid se met-

tait en place à leur encontre au Kosovo, ils perdaient en

Page 27: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Macédoine leur statut de narodnost, en devenant une

simple « minorité nationale », puisque la nouvelle Consti-

tution de la République indépendante définit la Macédoine

comme l'État national des seuls Macédoniens.

Une société parallèle

La réaction albanaise s'est traduite par l'expérience

extraordinaire de la mise en place d'une société « paral-

lèle », prenant en charge tous les aspects de la vie sociale,

depuis la scolarisation systématique des enfants dans les

écoles « clandestines » en langue albanaise, jusqu'à la mise

en place d'un système de santé et le développement d'une

économie privée, répondant au licenciement de tous les

Albanais des emplois publics. Cette expérience, menée

dans un contexte de répression ininterrompue, n'a pour-

tant pas permis de dégager de réponses politiques à la crise

du Kosovo. Dix ans après le début des troubles au Kosovo,

six ans après la proclamation de la « République de

Kosovë », aucun espoir de règlement politique négocié ne

s'est jamais présenté. L'expérience amorcée par Ibrahim

Rugova, président de la Ligue démocratique de Kosovë

(LDK) et de la « République de Kosovë », a permis la survie

dans des conditions extrêmement difficiles, mais n'a-t-elle

pas, par un effet pervers, bloqué tout perspective de règle-

ment politique?

Du moment que le cadre constitutionnel de 1974

éclatait, soit l'on choisissait, comme Ibrahim Rugova, de

considérer les frontières de la région comme pouvant se

transformer en frontières d'État de la même manière

que celles des Républiques fédérées, option rejetée par la

communauté internationale soit l'on devait appré-

hender le problème albanais dans sa globalité. La stratégie

d'Ibrahim Rugova alliait résistance non violente à l'intérieur

et volonté permanente d'internationaliser le problème, en

pensant qu'une solution ne pourrait venir que d'une inter-

vention résolue de la communauté internationale en Ser-

bie. Le « réalisme » supposé d'Ibrahim Rugova consistait à

réclamer une solution pour le seul Kosovo, sans tenir

compte de la situation des Albanais de Macédoine.

L'intervention internationale s'est toujours fait

attendre, la guerre de Bosnie ayant l'effet pervers d'esca-

Page 28: Edith Stein - l'Histoire en Secret

moter le problème du Kosovo; et la question du Kosovo

n'a connu qu'un long pourrissement depuis 1992. Les

Accords de Dayton, en ouvrant la voie à un règlement du

conflit bosniaque, ont remis le Kosovo au premier plan,mais dans une situation politique notablement différente.

Slobodan Milosevic a vu consacrer son rôle de garant de la

stabilité balkanique, en tant que cosignataire des accords de

Dayton. Le chantage de M. Milosevic, sur le thème « C'est

moi ou le chaos »,a parfaitement réussi, mais la détériora-

tion de la situation à l'intérieur même de la province, où

les Albanais semblent être allés à l'extrême de leur capacitéde résistance, oblige à remettre en cause le statu quo. La

mise en place d'une société parallèle ne peut pas être une

fin en soi, hormis, peut-être, pour une poignée de prévari-cateurs accrochés aux subsides de l'impôt volontaire versé

par les Albanais à la « République de Kosovë». La scène

politique albanaise connaît de profonds bouleversements,

malgré l'apparent unanimisme des élections clandestines

du 22 mars 1998. La présidente du Parti social-démocrate

du Kosovo,LuljetaPula-Beqiri,dénonce « la politique anti-

nationale du président Rugova»,et une nouvelle LDKvient

de voir le jour, sous la présidence de l'écrivain Rexhep

Qosja. Elle regroupe les minoritaires du parti d'Ibrahim

Rugova, exclus des instances dirigeantes au début mars,

regroupés autour d'Hydajet Hyseni Plus largement, l'his-

toire vient aujourd'hui solder les comptes d'une questionalbanaise toujours irrésolue dans les Balkans. L'optiond'une indépendance du Kosovon'a jamais été sérieusement

défendue que comme étape vers l'unification nationale

albanaise6, et l'impasse à laquelle aboutit la stratégie non

violente d'Ibrahim Rugovaoblige à repenser le problème.

5. Agencia e Pavarur Infor-mative, 17 avril 1998.

6. Lire Adil Jakuzi, Two

Albanian States and the

National Unification, Pri-

shtina, Institute of Eco-

nomies, 1996.

L'armée de libération

Ladonne politique a été profondément bouleversée

par l'apparition récente de l'Arméede libération du Kosovo

(UCK). Depuis plusieurs années déjà, des milliers d'Al-

banais ont été interpellés par la police, emprisonnés, tortu-

rés, voire officiellement condamnés pour appartenance à

cette organisation terroriste. Cependant, rien n'était moins

sûr que son existence, et il semble plutôt que l'accusation

d'appartenir à l'UCK, comme celle de détenir des armes,était un moyen pour le régime de maintenir la pression sur

les Albanais. Ce n'est qu'à la fin de novembre 1997 qu'un

Page 29: Edith Stein - l'Histoire en Secret

commando de l'UCK est apparu en plein jour, lors des

obsèques d'un enseignant assassiné par la police'.Les 28

février et 1" mars 1998, les unités spéciales de la police,

appuyées par les groupes paramilitaires serbes, lançaient

des assauts meurtriers contre les villages de Prekaz, Qirez et

Likoshanë, au cœur de la petite région de la Drenica. Le

bilan des massacres s'élève à plus de cent morts, mais les

forces serbes ont aussi essuyé des pertes, dont l'importance

est tenue secrète. Depuis, la Drenica est toujours en état de

siège, et si l'on compte près de 20 000 déplacés, des villages

comme Llaushë continuent à résister militairement, six

semaines après le début des opérations. En vérité, la

Drenica était soumise à un blocage militaro-policier de

plus en plus lourd depuis l'été 1997 était-elle donc un

bastion de l'UCK?

En juillet 1997, une dizaine d'Albanais de la Drenica

ont été condamnés à de très lourdes peines de prison pour

appartenance à l'UCK, dont Adem Jashari, présenté comme

le chef de cette organisation. Tous appartiennent à des

clans puissants et alliés entre eux. Les enquêteurs serbes

semblent avoir utilisé les réseaux familiaux et claniques des

Albanais pour essayer de reconstituer un possible organi-

gramme de cette organisation. Les archives du Comité de

défense des droits de l'Homme de Pristina laissent appa-

raître une répression centrée sur quelques familles de la

Drenica les Gashi, les Geci, les Morena, les Kadriu8. 8.Ilest

possible que ces familles aient effectivement participé à

l'UCK, mais les Serbes n'ont pas choisi au hasard de

démanteler ces réseaux « terroristes » dans cette petite

région. Située au coeur du Kosovo, la Drenica est riche

d'une longue tradition de résistance à l'ennemi serbe et

yougoslave, notamment durant la seconde guerre mon-

diale, et d'une forte charge symbolique, aussi bien aux yeux

des Serbes qu'à ceux des Albanais.

Etrangement, hormis la condamnation d'Adem, qui

continuait à vivre caché près de son village de Prekaz, les

Jashari semblent ne pas avoir été touchés par le harcèle-

ment policier, qui s'intensifie à partir de l'été 1997. La

famille Jashari avait pourtant de quoi se faire remarquer. A

la fin de la seconde guerre mondiale, elle fut l'une des der-

nières familles à déposer les armes, après avoir combattu

les Partisans et le régime de Tito jusqu'à la fin de 1946. Il

7. Lire Marie-FrançoiseAllain, « Visages multiplesde l'Armée de l'ombre »,Le Monde Diplomatique,avril 1998.

8. Bulletin of Coundl forthe Défense of Human

Rights and Freedomsin Pri-

shtina, VII/4 (juillet 1997)

etVII/5 (novembre 1997).

Page 30: Edith Stein - l'Histoire en Secret

semble que le chef du clan, Shaban Murat, n'ait jamaiscaché non plus le peu de bien qu'il pensait de la stratégienon violente d'Ibrahim Rugova.A simple titre d'hypothèse,on peut imaginer que la police, sachant les Jashari soudés

et déterminés, n'avait aucun espoir de les faire parler ni de

les « retourner ». Bien mieux, elle a laissé Adem Jashari se

volatiliser dans la nature après sa condamnation, afin de

monter le piège qu'elle ourdissait dans la Drenica.

La Drenica, foyer de rébellion

Lesstructures sociales traditionnelles ont été particu-lièrement bien conservées dans le Kosovo, et plus encore

en Drenica. La structure essentielle est constituée par le

clan familial, que l'on désigne du mot d'origine turque,

mahala, et que l'on traduit bien abusivement par « famille »,

alors qu'il désigne d'abord un territoire clanique. Chaquemahala est subdivisé en branches se raccrochant à un

même chef; par exemple, à Prekaz, on trouvait, entre

autres, des Islami Jashari ou des Murati Jashari le vieux

Shaban Murat Jashari et ses fils, Adem et Hamzë, apparte-naient à cette dernière branche. Une même branche vit

communément dans une même « maison », plutôt une

forteresse familiale, renfermant derrière ses murs plusieursmaisons d'habitation et pouvant compter au total une cen-

taine d'habitants. De plus, le « village », qui compte

plusieurs milliers d'habitants sur un territoire parfaitementet très anciennement délimité, est constitué de l'union d'un

petit nombre de mahale, toujours moins d'une dizaine, à

Prekaz trois seulement les lashari, les Lushtaku et les

Kadriu. Les règles très strictes d'exogamie empêchent de se

marier entre descendants des différentes mahaled'un même

village, car toutes les mahaledu village estiment descendre

d'un ancêtre commun. On doit donc passer alliance avec

une mahala d'un autre village. Il est, par exemple, intéres-

sant de noter que les Jashari de Prekaz passaient fréquem-ment alliance avec les Geci de Llaushë voilà unies deux

des familles supposées constituer le « noyaudur » del'UCK.

Une organisation clanique

« L'UCKa été créée en Allemagne », affirment des

Albanais qui s'en disent membres; et de jeunes émigrés

économiques de la Drenica ont participé à cette création. Il

Page 31: Edith Stein - l'Histoire en Secret

s'agit donc probablement d'une organisation encore

modeste, qui a choisi d'utiliser les structures traditionnelles

de la société et l'engagement de quelques clans pourallumer un focoguévariste dans la Drenica, Lapolice serbe

a laissé faire dans un premier temps, pour mieux circons-

crire l'incendie, avant de tenter d'écraser d'un coup cette

rébellion par les massacres du début de mars. La police a

aussi joué des structures claniques. Lorsque la répressions'abat systématiquement sur la famille Jashari de Prekaz et

les clans alliés d'autres villages,mais qu'elle épargne l'autre

grande famille de Prekaz, les Lushtaku, le pouvoir essaie

nettement de créer un antagonisme entre ces deux clans,

peut-être d'utiliser une rivalitépréexistante. LesAlbanais ne

sont pas dupes de cette stratégie « Les lashari ou les

Ahmeti de Likoshanë étaient riches et puissants; en s'atta-

quant à eux, la police essaie de nous diviser »,note lucide-

ment un combattant. La société albanaise du Kosovo est

toujours régie par la bessa,la parole donnée selon les règlestrès anciennes du kanun, dont la trahison ouvre le méca-

nisme de la vendetta.L'expériencede la résistance non vio-

lente des années 90 a été rendue possible par une campagne

générale de pardon et de réconciliation, initiée par un intel-

lectuel catholique albanais, Anton Ceta, mais beaucoupd'indices laissent croire que la vendetta commence à

reprendre ses droits.

Un piège mortel

Au bout du compte, la Drenica prend de plus en

plus l'aspect d'un piège aux multiples victimes. Piègemortel et tragique, bien sûr, pour la centaine d'Albanais

assassinésdepuis le début des opérations et pour les 20000

déplacés; piège pour l'UCK, qui a perdu quelques-uns de

ses militants, tel Adem Jashari; piège encore pour les

quelques centaines ou milliers d'hommes qui continuent

de résister et de défendre leur village; mais piège aussi pourSlobodan Milosevic et Ibrahim Rugova. La situation en

Drenica est une situation de guerre qui, en tant que telle,ne peut connaître d'issue que militaire. Si le pouvoir serbe

obéissait aux timides injonctions du Groupe de contact sur

l'ex-Yougoslaviede « retirer les forces spéciales », un tel

retrait serait perçu par l'opinion albanaise comme une vic-

toire sur les forces serbes, avec les conséquences que l'on

peut imaginer. A titre d'hypothèse, il n'est pas certain que

Page 32: Edith Stein - l'Histoire en Secret

l'option non violente d'Ibrahim Rugovarésisterait à un tel

scénario. Si, au contraire, le pouvoir se décidait à réduire

réellement la région, il devrait déployer des moyens mili-

taires de bien plus grande ampleur encore; il devrait aussi

accepter d'encaisser de lourdes pertes; et la fin héroïquedes combattants de la Drenica risquerait plutôt de galva-niser l'ardeur des Albanais. Les Jashari sont déjà devenus

des héros nationaux et, de région martyre, la Drenica est de

plus en plus perçue dans l'imaginaire albanais comme une

région résistante et combattante.

Le plus probable est d'envisager un siège de longuedurée de la région, ce qui ne serait certes pas pour effrayerSlobodan Milosevic; mais chaque jour qui passe est perçu

par les Albanais comme un jour de résistance, et le temps

joue à l'encontre de toute solution négociée. Lescombats

du mois d'avril, près de la frontière albanaise, sur le terri-

toire des communes de Decan et Djakouica, montrent,

hélas, que la situation de la Drenica est en train de gagnertout le Kosovo.L'UCKest de plus en train de reprendre des

forces et de se restructurer. De jeunes Kosovars issus de la

diaspora se forment déjà dans des camps d'entraînement

au nord de l'Albanie. Après la Drenica, l'UCK va-t-elle

choisir de porter la guerre dans une autre région du Kosovo,

d'allumer un second focode guérilla? Pour Arbër Xhaferi

« LesBosniaques n'avaient pas choisi la guerre et n'y étaient

pas préparés, les Albanais non plus ne l'ont pas voulue,mais s'il n'y a pas d'autre issue, autant s'y préparer. » Cette

guerre sera bien différente de celle de Bosnie, non pas un

massacre de civils suivi d'une longue guerre de positionssur des fronts statiques, mais une guerre mouvante de gué-rilla, une guerre qui durera longtemps et qui ne pourra pasêtre circonscrite aux frontières étroites du Kosovo.

Jean-Arnault DÉRENS

Agrégé d'Histoire

CollaborateurduMondeDiplomatiqueavril1998

Page 33: Edith Stein - l'Histoire en Secret

t

Hors-série 178, mai 1998

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Hors-série178,mai1998F

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Page 34: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes • 14, rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N" 3886

SOCIÉTÉ

L'obligation de soins

Quelle légitimité

pour la prévention des actes de pédophilie ?

MARIE-CLAUDE HUDON ET COLLABORATEURS

LA PÉDOPHILIEest un sujet d'actua-

lité dans tous les pays occidentaux. Les parents et la société

dans son ensemble craignent pour leurs enfants. On assiste

à une forte mobilisation, que ce soit des pouvoirs publics

ou d'associations de toutes sortes. La France est particuliè-

rement active dans la lutte contre ce que plusieurs consi-

dèrent comme un nouveau fléau. C'est ainsi que le ministre

de la Justice, Jacques Toubon, avait déposé en janvier 1997

un projet de loi portant, notamment, sur les atteintes

sexuelles commises sur mineurs'. Ce projet de loi a été

repris, avec quelques modifications, par le nouveau

ministre de la Justice, Elisabeth Guigou2.

Ces projets instaurent tous deux un mécanisme de

suivi visant à prévenir la récidive des agresseurs sexuels de

mineurs'. Le premier prévoyait une obligation de soins,

sous forme d'une peine thérapeutique. Il a soulevé de vives

controverses d'ordre éthique et épistémologique au sein du

milieu médical. Cette obligation demeure, sans être généra-

1.Projet de loi renforçant la

prévention et la répressiondes atteintes sexuelles com-

mises sur les mineurs et des

infractions portant atteinte

à la dignité de la personne,29 janvier 1997.

2. Projet de loi relatif à la

prévention et à la répressiondes infractions sexuelles

ainsi qu'à la protection des

mineurs, aoùt 1997, dépo-sé le 03.09.97.

3. Cet article est inspiréd'un mémoire portant sur

le projet de loi de janvier1997 et produit dans le

cadre d'un diplômed'études avancées (DEA)

d'éthique médicale et bio-

logique Marie-Claude

Hudon, Éthique et peine de

suivi médico-social. Percep-tion éthique, par des psy-chiatres pratiquant et ne

pratiquant pas auprès

d'agresseurs sexuels,du Pro-

jet de loi renforçant la pré-

Page 35: Edith Stein - l'Histoire en Secret

lisée, dans le second projet. Nous présenterons deux des

problèmes posés, avant d'étudier, d'après les résultats d'une

enquête, la perception qu'en ont certains psychiatres exer-

çant auprès d'agresseurs sexuels. Nous verrons en termi-

nant que cette perception peut être représentative de celle

de la société et comporte certains dangers.

Le projet de loi de janvier 1997

Ce projet de loi prévoyait, par un mécanisme

nommé « peine de suivi médico-social », une obligation de

soins applicable aux auteurs de crimes ou de délits de

nature sexuelle. Cette peine vise essentiellement à prévenir

la récidive'.

La définition de la peine de suivi médico-social est

la suivante

[.] l'obligation pour le condamné de se soumettre, sous le

contrôledu juge de l'applicationdespeineset descomitésde probation,

pendant une durée fixée par la juridiction dejugement, à des mesures

de surveillanceet d'assistancecomportant,notamment, une injonctionde soins.En casd'inobservationde cetteinjonctionde soins ainsi quedesautres obligationsrésultant de la peinede suivi médico-social le

condamné devra subir un emprisonnementdont la durée maximum

aura égalementétéfixée, dès le prononcéde la peine,par la juridiction

de jugements.

Comme l'indique la définition, la durée maximale

du traitement est prévue. Elle est de cinq ans dans le cas

d'un délit, de dix ans dans le cas d'un crime. La durée

maximale de l'emprisonnement sanctionnant le non-

respect des obligations est de deux ans pour un délit, de

cinq ans pour un crime. La peine de suivi médico-social est

encourue pour l'ensemble des agressions sexuelles et entre

en vigueur lors de la libération du condamné.

Le médecin traitant est habilité, sans que puissent

lui être opposées les dispositions relatives au secret mé-

dical, à informer sans délai le juge d'application des peines

ou l'agent de probation de la cessation du traitement ou

des difficultés survenues dans son exécution. Mentionnons

qu'il ne s'agit pas d'une obligation, mais d'une possibilité

laissée à la conscience du médecin traitant6. Il est possible

pour ce dernier, s'il décide de briser le secret médical, de

vention et la répressiondes

atteintes sexuellescommises

sur les mineurset des infrac-lions portant atteinte à la

dignité de la personne,Laboratoire d'éthique mé-

dicale et de santé publi-

que, Université René-

Descartes (Paris-V), 1997,146 pages.

4. Op. cit., p. 4.

5. Ibid., p. 5.

6. Ibid., p. 11.

Page 36: Edith Stein - l'Histoire en Secret

7. Ibid., p. 11.

8. Ibid., p. 12.

s'adresser au médecin coordonnateur, antérieurement dési-

gné, plutôt qu'au juge. C'est alors ce médecin qui prévientle juge de l'application des peines.

Le médecin traitant peut s'adjoindre d'autres mé-

decins psychiatres ou psychologues et solliciter les conseils

ou l'intervention du médecin coordonnateur'. En dernier

lieu, il est indiqué dans l'exposé des motifs (ce paragraphen'étant pas repris dans le projet de loi) que le médecin trai-

tant peut administrer des produits anti-androgènes à cer-

taines conditions. Ainsi

[.] en casde prescriptionpar le médecintraitantd'une thé-

rapieassociantl'administrationdeproduitsanti-androgènes,cedernier

devra,enliaison,lecaséchéant,avecle médecincoordonnateur,éclai-rerlecondamnésurlesconséquencesdutraitement.Danslamesuredu

possible,un délaidevraêtre laisséau condamnéentrele momentdu

premierentretien,aucoursduquell'informationauraétédélivrée,et ledébutéventueldel'administrationdu produit,délaipendantlequellecondamnépourraêtrereçuparlejugedel'applicationdespeines'.

Trois critiques principales ont été soulevées. L'idée

d'une « peine thérapeutique » est-elle acceptable? Le corpsmédical peut-il accepter l'idée d'un traitement comme

sanction ? 11s'agit là d'un nouveau concept juridique,médical et social. Il n'est pas sans conséquence sur la com-

préhension, par le corps social et politique, du rôle de la

médecine. La deuxième critique est d'ordre épistémolo-

gique et scientifique. Elle porte sur la validation réelle de

l'efficacité des traitements médicamenteux pour prévenir la

récidive de la criminalité sexuelle. En l'état actuel, l'effica-

cité des traitements médicamenteux, couramment appelés« castration chimique », n'a pas été véritablement démon-

trée. A ce titre, l'emploi de ces médicaments relève de la

recherche biomédicale. Que signifie, dès lors, l'institution-

nalisation de cette possibilité encore à l'état de recherche?

La dernière critique, enfin, porte sur la difficulté d'une

expertise permettant de s'assurer d'un usage adapté et jus-tifié de ces traitements.

Le projet d'août 1997

Ce projet de loi s'applique, lui aussi, aux auteurs de

crimes ou de délits de nature sexuelle et vise la préventionde la récidive. Il prévoit

Page 37: Edith Stein - l'Histoire en Secret

9. Op. cit., p. 2.

[.] l'obligation pour le condamné de se soumettre, sous le

contrôledu jugede l'applicationdespeineset descomitésde probation,

pendant une duréefixée par la juridiction de jugement, à des mesures

de surveillanceet d'assistancedestinéesà prévenir la récidive.En cas

d'inobservation de ses obligations, le condamné sera passible d'un

emprisonnementdont la durée maximumaura égalementété fixée,dès

leprononcéde la peine,par la juridiction dejugement'.

S'il reprend, dans ses grandes lignes, le précédent

projet, il tient compte de différentes critiques formulées à

son propos. La notion de « peine thérapeutique » a été sup-

primée et remplacée par celle de « suivi socio-judiciaire ».

La médecine n'apparaît plus comme la solution idéale et

miraculeuse, mais comme un partenaire possible au sein

d'un ensemble de mesures de prévention. Il est dit, à

l'article 131-36-2, que « le suivi socio-judiciaire peut com-

prendre une injonction de soins ».

L'injonction de soins par voie médicamenteuse

apparaît donc comme une possibilité, parmi d'autres, du

suivi socio-judiciaire, soumise à une évaluation (expertise)

préalable. Le nouveau texte évite ainsi la systématisation et

la généralisation des traitements médicamenteux. Cette dif-

férence importante, signe d'une réelle prise en compte des

doutes et remarques de nombreux médecins, tend à éviter

de transformer systématiquement la criminalité sexuelle en

maladie et écarte la tentation d'une médicalisation de

toutes les déviances sexuelles. Plus prudent, ce nouveau

texte ne s'inscrit pas d'emblée dans une logique de médica-

lisation, sans totalement y renoncer, mais dans une logique

de prévention sociale par des mesures d'assistance, de sur-

veillance et donc de responsabilisation.

Le condamné devra « s'abstenir de paraître en tout

lieu ou toute catégorie de lieux spécialement désignée,

notamment des lieux accueillant habituellement des

mineurs; s'abstenir de fréquenter ou d'entrer en relation

avec certaines personnes ou certaines catégories de per-

sonnes, notamment des mineurs, à l'exception, le cas

échéant, de ceux désignés par la juridiction; ne pas exercer

une activité professionnelle ou bénévole impliquant un

contact habituel avec des mineurs » (art. 763-2). Ces

mesures, également prévues dans le précédent projet, appa-

raissent néanmoins comme la solution privilégiée pour la

Page 38: Edith Stein - l'Histoire en Secret

majorité des cas. Ce projet semble plus orienté vers une

prise en charge par l'ensemble du corps social du problème

de la criminalité sexuelle sur des mineurs, que vers l'idée

d'une prise en charge médicale des déviances sexuelles.

Cependant, le premier projet de loi a spécialement

retenu notre attention, l'obligation de soins qu'il instaurait

(et qui a été partiellement maintenue dans le second projet)

posant de nombreux problèmes d'ordre éthique. Peut-on

valider l'obligation de soins par l'expérience praticienne

médicale et par une discussion d'ordre éthique ? Les ques-

tions peuvent être posées à deux niveaux au niveau du

« pourquoi » d'une telle mesure, donc de sa légitimité; au

niveau du « comment », donc de son application. Seules les

questions touchant à la légitimité de l'obligation de soins

seront étudiées ici.

Questions d'éthique

L'agression sexuelle, attentat à l'intégrité du corps

élément fort du code civil, souligné par une des « lois de

bioéthique » de juillet 1994 est un acte qui nie la per-

sonne dans toutes ses dimensions, y compris psychique et

spirituelle. C'est un geste qui porte atteinte aux principales

valeurs humaines et bafoue la dignité intrinsèque de l'être

humain.

Il apparaît cependant que les mesures mises en place

afin de tenter de lutter contre de tels actes posent, elles

aussi, des problèmes éthiques. Sans doute découlent-elles

d'objectifs louables, nul ne saurait prétendre le contraire.

Elles s'appliquent cependant à des êtres humains qui,

malgré les actes qu'ils ont commis, demeurent des

personnes et doivent être considérées comme telles. Leur

dignité ne saurait être déniée sur fond inconscient de

vengeance et d'agressivité; c'est un enseignement majeur

de notre culture. Les mesures proposées doivent donc être

exemptes, dans les limites du possible, d'accrocs aux

grandes règles éthiques. Ce n'est pas simple. Le projet de

loi que nous avons étudié en comporte plusieurs. Nous

n'en avons retenu ici que quelques-uns.

La première de ces questions repose sur le fait que le

« statut » de la délinquance sexuelle est loin d'être défini.

Page 39: Edith Stein - l'Histoire en Secret

10. Projet de loi de jan-

vier 1997, p. 3.

11.Ministère du Travail et

des Affaires sociales et

Ministère de la Justice,

groupe de travail, Traite-

ment et suivi médical des

auteurs de délits et crimes

sexuels, 1995, p. 18.

12. Alain Letuve, Une

loi d'exception. fort

symptomatique. Les psy-

chologues en sont

exclus Dieu merci »,

Psychologueset psychologies.Le Bulletin du Syndicatnational des psychologues,a' 135, 1997, p. 33.

13. Comité consultatif

national d'éthique pourles sciences de la vie et de

la santé recommanda-tions sur un projet de loi

« renforçant la préventionet la répression des

atteintes sexuelles contre

les mineurs », n° 51, 20

décembre 1996, p. 5.

14. Isidore Pelc, « Con-

trôle comportemental »,dans Gilbert Hottois et

Marie-Hélène Parizeau,

dir., Les mots de la bio-

éthique. Un vocabulaire

encyclopédique, Bruxelles,

De Boeck-Wesmaël, 1993,

p. 99-100.

La délinquance sexuelle relève pour partie, de l'avis de plu-

sieurs, de l'ordre social, et non pas uniquement de l'ordre

médical. Si l'on affirme que les agresseurs sexuels doivent

être traités, c'est qu'ils sont malades. Or, il est loin d'être

établi avec certitude que les délinquants sexuels sont

atteints de maladie mentale. Au mieux, on allègue, comme

t dans le projet de loi, qu'ils souffrent de troubles psy-t

chiques10. Un rapport gouvernemental antérieur argu-

mente, pour sa part, qu'il faut bien qu'ils aient un « trouble

quelque part » pour rechercher ce plaisir qui se situe en

dehors des normes Un psychologue opposé au projet de

loi rapporte les paroles d'un psychiatre et écrit

t [Cetexte] réussità faire en sorteque la catégoriedesagresseurs

sexuels[hétérogène s'il en est] puisseêtre assimiléeà des« malades»

par le seulfait que la causede leursactesest le résultatd'une contrainte

échappantà leur volonté[.]11.

r Le Comité consultatif national d'éthique pour les

sciences de la vie et de la santé (ci-après CCNE) adopte,

de son côté, une solution qui paraît facile « Pas question

non plus de trancher par une affirmation simplificatrice le

débat de savoir si les délinquants sexuels sont malades ou

non, car, en réalité, tout existe »".

Du mal à la maladie

N'est-il pas contestable de ne pas trancher et d'affir-

mer en même temps qu'il faut soumettre les agresseurs

sexuels à un traitement médical ? Comme l'écrit Isidore

Pelc, psychiatre

[.] une thérapeutique ne peut être envisagéeque lorsque le

comportementposeproblèmeà l'individu lui-même et engendre une

souffrancepersonnelle; il faut que les problèmess'inscrivent dans le

cadre de troublespathologiquesconnus [.] L'inadaptationaux valeurs

morales,sociales,religieuses,politiquesou autres,ne peutjamais être en

soi considéréecomme une maladie mentale et conduire à un quel-

conquetraitement".

L'idée d'appeler la médecine à la rescousse lorsqu'ilil

est établi que le système judiciaire a failli à l'une de ses

tâches, soit la prévention de la récidive, est inquiétante. On

utilise alors la médecine comme « va-tout », en désespoir

de cause. Nous assistons à une médicalisation grandissante

Page 40: Edith Stein - l'Histoire en Secret

15. Marc Grassin et al.,« Pour une réflexion

éthique multidisciplinairedans les propositionsmédicales renforçant la

prévention et la répres-sion des atteintes sexuel-

les contre les mineurs »,

1 997, L'Ethique en mouve-

ment, C. Hervé Ed., L'Har-

mattan, Cahier n° 2,

p. 67-73.

16. Association Pratiquesde la Folie, Pétition rejetant

l'obligation de soins parmesure judiciaire, 12 mars

1997, p. 1.

17. 7.Valérie Marange,« Bêtes de promesses,bêtes de mensonges?Punition et prévention »,La RevueAgora. Éthique,Médecine,Société,n° 30,printemps 1994, p. 57.

de plusieurs des aspects de la société qui dérangent, qui

n'entrent pas dans les normes. Comme l'écrit un groupe

d'auteurs

Cet enthousiasmedébordant, confus et non critique, voit dans

le thérapeutiquela possibilitédeguérir une sociétémalade.La médecine

mais s'agit-il encored'une médecine? deviendrait l'organe d'un

contrôlecomportementaltotal ou partiel sur l'individu déviant".

Le mal est aujourd'hui associé à la maladie. Cela

peut paraître rassurant

Hest insupportablede penserqu'un hommepuisseen arriver là

[.] Alorsvient le qualificatifde maladie il faut que ces êtres soient

malades pour faire de telles choses [.] On peut comprendrequ'une

telle hypothèseait quelquechosede rassurant, puisqu'ellesemblelaisser

intacte l'essencede l'humanité, saine. Mais, surtout, elle laisse espérer

que de telles aberrations puissent être vaincues avec les progrèsde la

science,et lesrécidivesprévenues16.tr

On retrouve dans cette situation le vieux problème

du normal et du pathologique. On considère que les actes

des agresseurs sexuels sont si terribles que ceux qui les

posent ne peuvent qu'être malades. Il faut donc, pour

éviter qu'ils ne posent à nouveau des gestes semblables, les

guérir, les rendre « normaux ». On impose un soin, qu'on

nomme « peine ». Comme le dit Valérie Marange « Emerge

un nouvel art de punir qui ne prescrira plus seulement des

sensations insupportables, mais un traitement pour une

normalisation possible [.]. Rendre bon le méchant est

l'objectif»17.

Le médecin auxiliaire de justice

Un autre problème, souvent soulevé par les méde-

cins, est intimement lié à celui-ci. Il découle du fait d'asso-

cier le traitement à une peine, ce qui donne au médecin un

rôle d'« auxiliaire de justice ». La « mission » de la médecine

et de celui qui la pratique est de soulager une personne

souffrante et non pas d'être répressive. Or, comme nous

l'avons vu, il n'est pas établi que les agresseurs sexuels res-

sentent une quelconque souffrance de ce qui est communé-

ment appelé leurs « troubles de comportement ou de la

personnalité ». La médecine a ici comme rôle de modifier le

Page 41: Edith Stein - l'Histoire en Secret

18. F.Petitjean et Bernard

Cordier, « Déontologie et

psychiatrie », Encyclopédiemédicale et chirurgicale,Paris, Psychiatrie, 37061

A-10, 1991, p. 3.

19. Comité consultatif

national d'éthique, op.cit., p. 8.

20. Association Pratiquesde la Folie, op. cit., p. 1.

21. Hans Jonas, Le Princi-

pe responsabilité. Une

éthique pour la civilisation

technologique,Cerf, 1993,

p. 41.

comportement de quelqu'un non pas dans le but de l'aider,

mais de protéger des tiers qui sont potentiellement en

danger, forçant ainsi le médecin à contrevenir à l'une de ses

obligations « [.] le médecin doit ne désirer guérir

le patient que pour ce patient, pour le compte de ce

patient »". Il n'est question nulle part, dans le projet de loi

bien que le CCNE ait semblé lire cet objectif de soi-

gner les agresseurs sexuels pour leur bénéfice personnel. Le

CCNE va même jusqu'à dire qu'on ne saurait se contenter

de l'effet éventuel de soulagement de la souffrance que les

psychothérapies peuvent apporter au délinquant Le sou-

lagement de la souffrance du délinquant ne représente donc

pas, pour le CCNE, un objectif suffisant. D'autres effets, aux

bénéfices possibles de tiers, sont attendus des traitements.

L'association Pratiques de la Folie résume plusieurs

de ces aspects

Quand bienmêmeil serait avéréquecesactessoientdéterminés

par une maladie, quand bien même des thérapeutiques efficacesseraientdisponiblesqui préviendraientà coupsûr touterécidive,l'impo-sitiond'un soin au nom d'une peine est un pasfranchi dont la gravitéestextrême.A l'inhumanité desactescriminelsviendraitainsi répondreune contraintequi met l'humain en péril. [.] On ne sauraitfaire argu-ment de la monstruositédesactespour légitimerdescontrainteshorsdu

droit commun. [.] Pour la médecine,l'impératifest de soigner,non de

punir ou de maintenir l'ordre. Si le médecindevenait ainsi exécutant

d'une décisiondejustice, il faudrait craindrelepire.Si le médecin,faceà une personnequi refuse les soins, était en droit de passer outre, au

nom d'un bien social, et pouvait le soumettreà toute mesure que la

science met à sa disposition, alors nous nous dirigerions vers « le

meilleurdes mondes». Un mondeoù la questionde ce qui est humain,

refusant de s'instruire de l'existencedesactes monstrueux,qu'ils soient

l'affaired'une nation, d'un groupeou d'un individu,serait rabattue sur

la constructionimaginaired'une personneparfaite. [. Unesociétéquiconstruitses idéaux à coup d'êtres parfaits ne peut qu'être une société

menacéede devenir elle-mêmemonstrueuseen ouvrant plus ou moins

insidieusement les portes du tri et de l'élimination d'une partie des

siens".

On voit donc, en résumé, que le rôle des médecins

passe du soulagement du patient au soulagement de la

société21. Même en admettant que nous acceptions le prin-

cipe de soins appliqués à un individu mais destinés à la

collectivité, peut-on demander aux médecins de jouer ce

rôle de protecteurs du citoyen ?

Page 42: Edith Stein - l'Histoire en Secret

La perception des psychiatres

Nous avons voulu connaître, sur ces questions

concernant l'obligation de soins, l'opinion de psychiatres

exerçant auprès d'agresseurs sexuels (en prison, dans le

cadre d'une libération conditionnelle, ou en soins ambula-

toires volontaires). Certains d'entre eux ont d'ailleurs parti-

cipé aux discussions préparatoires du projet de loi de

janvier 1997.

Cette opinion a été recueillie par une enquête sur le

terrain. La méthode de l'entretien semi-dirigé a été retenue.

L'entretien portait sur tous les problèmes éthiques soulevés

par le premier projet de loi.

Ces psychiatres ont été choisis au hasard, sur une

liste précédemment établie, et contactés par téléphone. Les

huit premiers ont accepté une rencontre. Sept ont finale-

ment été rencontrés. Deux sont des femmes, trois prati-

quent en milieu carcéral, et la moyenne du nombre

d'années d'expérience est de dix-sept ans. Tous consacrent

la majeure partie de leur temps de travail à des agresseurs

sexuels. Les entretiens ont duré en moyenne trente-quatre

minutes. Les mêmes questions ont été lues, dans le même

ordre, à tous les praticiens.

Il apparaît que les psychiatres rencontrés approuvent

ou du moins ne rejettent pas le projet de loi et la

peine de suivi médico-social qu'il institue. La plupart lais-

sent entrevoir, au fil de leurs réponses, courtes sur ce sujet,

qu'ils perçoivent les problèmes éthiques comme « théo-

riques ». Très peu sont mentionnés spontanément. Ces psy-

chiatres sont animés par un grand désir d'agir et ils croient

fortement au bien-fondé de leurs actions.

Le premier problème d'ordre éthique identifié précé-

demment porte sur le fait que le « statut » de la délin-

quance sexuelle n'est pas défini. Le débat visant à établir si

ce problème est d'ordre social ou médical est loin d'être

clos. Les réponses des psychiatres interviewés sont cepen-

dant claires et quasi unanimes. Il semble, selon eux, que les

délinquants sexuels ne soient pas des malades mentaux, au

sens de la loi, les exonérant de leur responsabilité pénale.

Page 43: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Ils souffrent cependant de quelque chose de « pas nor-

mal », de troubles de comportement ou de la personnalité.

En fait, il semble que les agresseurs sexuels soient atteints

d'un état pathologique qui, bien que difficile à définir,

nécessite des soins.

L'analyse globale des réponses et des attitudes des

psychiatres rencontrés révèle qu'ils ne remettent aucune-

ment en question la pertinence et la nécessité des soins

prodigués aux agresseurs sexuels. Tous semblent considérer

que la prise en charge médicale de ces derniers est souhai-

table. La question de la médicalisation grandissante de

toutes les sphères de la société n'est soulevée que par une

seule personne, qui s'inquiète de ce que le psychiatre soit

appelé « au lit de la société ». Les craintes soulevées par

l'association Pratiques de la Folie, en ce qui a trait à la

médicalisation de tous les aspects de la société et aux dan-

gers de glissement vers la recherche d'une société composée

d'êtres parfaits, ne préoccupent donc pas, du moins pas

spontanément, la très grande majorité des psychiatres

rencontrés.

La médecine et le corps social

Ils estiment, par ailleurs, que l'obligation de soins

n'est pas nouvelle et qu'elle ne place pas le médecin dans

une logique de sanction. L'obligation de soins leur paraît

acceptable. Ils indiquent qu'ils ne vivent pas, dans leur pra-

tique, la situation d'obligation de soins comme une sanc-

tion. De toute façon, à leur avis, un traitement n'est pas

une sanction. Un des psychiatres déclare qu'il est possible

d'être à la fois dans une logique de sanction sociale et de

traitement. On peut affirmer que ce rôle n'inquiète pas les

psychiatres rencontrés. Ils tiennent pour acquis que leur

rôle est de prendre soin de ceux dont personne ne veut. La

prise en charge des agresseurs sexuels par les médecins leur

paraît même souhaitable. Ces psychiatres traitent déjà quo-

tidiennement ces gens que tous rejettent et que la société

regarde avec horreur. Le projet de loi ne leur impose rien de

nouveau. Ils ont, en effet, déjà accepté cette « clientèle », de

même que ce travail et l'idéologie qui lui est associée.

Il apparaît que ces psychiatres sont favorables à

l'injonction de soins. Ils acceptent et jugent légitime le rôle

Page 44: Edith Stein - l'Histoire en Secret

de gardiens de l'ordre public que leur donne la société.

Une telle conclusion porte à réfléchir, et ce d'autant plus

que la perception de ces médecins, que nous n'avons aucu-

nement l'intention de juger, semble représenter celle de la

population. Cette dernière, soudainement consciente de

l'urgence d'agir, afin de contrer ces gestes inadmissibles,

semble désireuse d'appeler « la Science comme alternative

à une anomie et la médecine comme garde-fou final à tous

les débordements »22.

Une solution rassurante ?

Lamédecine doit-elle répondre à l'attente du public,ou bien se doit-elle, au nom de sa responsabilité, de rester

vigilante sur les rôles que le corps social lui confère ? La

médecine peut-elle accepter de prendre en charge les espé-rances d'une société déroutée devant l'horreur sans la

tromper? Devant la souffrance, la violence et la peur, la

société impuissante cherche des solutions. La médecine

apparaît assez facilement comme la solution rassurante,

parce que supposée efficace. Les progrès et les succès aux-

quels elle nous a habitués ont instauré une confiance forte,mais peut-être aveugle dans son pouvoir. Cependant, cette

extension de son activité à des domaines autres que la

maladie proprement dite ne présente-t-elle pas des risques

pour le corps social? D'une part, celui du constat amer

qu'elle ne permettra jamais, en vérité, la suppression de la

violence; d'autre part, celui de la médicalisation forcée de

problèmes dont les causes ne relèvent pas directement de

la maladie. Sommes-nous vraiment prêts, en tant que

citoyens, à donner ce nouveau rôle à la médecine? En fait,est-il légitime comme le demandait Paul Ricœur lors

d'une conférence, en février 1997, au Laboratoire d'éthiquemédicale de Necker, dans le cadre de la formation docto-

rale que dirige Christian Hervé de « traiter la maladie

(nous pourrions dire le mal) non plus pour la souffrance

qu'elle engendre, mais pour le risque qu'elle représente »?

Concluons en disant que les actions des pouvoirs

publics visant la prévention des agressions sexuelles et de

la récidive doivent être scrupuleusement examinées. Elles

découlent, bien sûr, d'objectifs impérieux. Les mesures

adoptées ne sauraient cependant n'être qu'une réponse à la

demande angoissée du public. Il est ainsi nécessaire de

Page 45: Edith Stein - l'Histoire en Secret

prendre garde au désir grandissant de ce dernier d'agir

après les faits en exigeant la « guérison des agresseurssexuels. La prise en charge de ceux-ci par la médecine est

susceptible d'entraîner un glissement vers la qualificationde « malades des déviants de tous genres. La médecine ne

devrait sous aucun prétexte supporter l'entière charge de

l'éradication, bien utopique d'ailleurs, de la violence et du

mal.

M. C. Hudon* G. DURAND*, C. Hervé",

M. GRASSIN°, F. POCHARD0

DESS de Bioéthique, Université de Montréal, Québec.°

Laboratoire d'éthique médicale et de santé publique de la Faculté Necker-Enfants-

Malades. Université Paris/René-Descanes, 156, rue de Vaugirard 75730 Paris Cedex

15.

~j~ Revue mensuelle

/> pHKttl?; i^i}de prospective

dede prospective

Mars 1998, n°229

Thaïlande, une crise salutaire ? SophieBoisseaudu Rocher

Prospective urbaine, ThérèseSpector

Actualité du défi américain, MichelAlbert

Avril 1 998, n°230

Mondialisation et gouvernance, Kimon Valaskakis

Quatre scénarios sur les services financiers

Éric Brat, Philippe Collombel,Laurent Gatignol

Controverse sur le capitalisme, Paul Krugman

TF Futûriblos BSrruo do Voronno 75341 Pa ri» codex O7 France'1

MTéli (33) 01 42 22 63 10 Fax (33) 01 42 22 65 54 • revueôf uturibles.com .•Prix du numéro (port inclus) France 73FF Autres pays/DOM TOM 78FF

«|fc;wBBBBW** Abonnement 1 an (11 n°) France :650FF- Autres pays: 700FF *«s*ewiïw

Page 46: Edith Stein - l'Histoire en Secret

&

Etudes • 14.rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N° 3886

1

Le baccalauréat au pluriel

Daniel BLOCH H

LA QUESTIONse pose aujourd'hui de savoir

si, véritablement, l'allongement de la durée de la scolarisation,

amenant la majorité des jeunes au baccalauréat, a bien conduit à

une plus grande fluidité sociale (1)*, et pourquoi la montée en

puissance du baccalauréat semble, depuis trois ans, s'être enrayée

(2), en dépit des itinéraires de plus en plus diversifiés qui ont été

conçus pour l'acquérir.Il est vrai que l'éducation secondaire ne peut plus donner

des « clartés sur tout ». Face aux progrès des connaissances, à

l'apparition de sciences nouvelles, à la nécessité d'introduire des

notions pratiques et un commencement de formation profession-nelle, il a fallu choisir et varier les degrésd'approfondissement (3).C'est ainsi qu'ont été distingués, depuis la fin du siècle dernier,

des parcours scolaires conduisant aux baccalauréats classique et

moderne, puis aux baccalauréats de philosophie, de mathéma-

tiques élémentaires et de sciences expérimentales; plus tard, aux

diverses séries du baccalauréat général; enfin, au baccalauréat

technologique et au baccalauréat professionnel.

Tous les chiffres entre parenthèses renvoient à la bibliographie, en fin d'article.

Page 47: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Un jeune sur cent à peine réussit à devenir bachelier en

1900, un sur vingt en 1950. Puis le rythme de croissance s'accé-

lère. En 1985, trois jeunes sur dix sortent du lycée munis du

baccalauréat; ils sont aujourd'hui environ 470000, soit plus de

trois sur cinq. Le nombre de diplômes délivrés chaque année s'est

ainsi autant accru de 1985 à 1995 que de 1900 à 1985. Cette évo-

lution marquée, à la fois, par la diversification des matières

principales et une progression du nombre de bacheliers s'est

heurtée au sentiment qu'elle masquait une résignation à la baisse

du « niveau » de l'examen. Il est vrai que la conception originelle

de notre éducation secondaire remonte à une époque où la for-

tune était rare et se faisait par la cour et les salons, et où la chance

de s'élever et de prendre rang reposait sur la noblesse d'une éru-

dition fondée sur les textes grecs et latins. L'éducation laissait peu

de place aux langues et littératures « modernes » ou aux savoirs et

compétences « scientifiques » ou « techniques ». Et la société

accordait de considérables privilèges à ceux qui, en petit nombre,

avaient le baccalauréat (3).

L'augmentation du nombre de bacheliers a résulté, pour

une part, du sentiment que le baccalauréat devenait une condi-

tion nécessaire pour l'accès à la plupart des emplois (4). De fait,

celui qui possède le baccalauréat trouve plus facilement du travail

que le titulaire d'un Certificat d'Aptitude Professionnelle (CAP)

ou d'un Brevet d'Etudes Professionnelles (BEP), dont la prépa-

ration nécessite des études moins longues, même si les titulaires

d'un CAP ou d'un BEP sont privilégiés par rapport à ceux qui ne

possèdent aucun diplôme. Actuellement, le diplôme ne garantit

pas l'accès à l'emploi, mais l'absence de diplôme le rend presque

inaccessible.

Il s'est agi aussi, en mettant en avant l'objectif de « 80 de

jeunes au niveau du baccalauréat à l'an 2000 » (4) (ce qu'a fait

Jean-Pierre Chevènement en 1985), de tenter de sortir d'une

société duale comportant, d'un côté une minorité privilégiée

ayant accès à une formation longue, de l'autre une majorité ne

pouvant bénéficier que d'une courte formation professionnelle.

Moins de redoublements et moins d'échecs

Traditionnellement, le ministère de l'Education Nationale

mesure les connaissances acquises par la classe atteinte dans la

scolarité, plutôt que par le fait de réussir ou non à un examen. Le

nombre des élèves considérés comme atteignant le niveau du bac-

calauréat est, de ce fait, supérieur à celui de ceux qui l'obtiennent

effectivement. L'objectif affiché pour l'an 2000 de « 80 d'une

Page 48: Edith Stein - l'Histoire en Secret

classe d'âge au niveau du baccalauréat » se traduisait, en 1985

compte tenu des taux de réussite au baccalauréat observés à cette

époque en « 66 de la classe d'âge avec le baccalauréat ».Si la

proportion de jeunes obtenant le baccalauréat est actuellement

très voisine de celle qui correspondait à l'objectif désigné en

1985, la proportion de jeunes considérés comme atteignant le

niveau du baccalauréat est inférieure à celle qui était envisagée.Ellen'est, en effet, que de 70 et non de 80

C'est que le taux de réussite aux épreuves du baccalauréat

s'est nettement accru, permettant d'avoir autant de bacheliers que

prévu, en dépit de ce que le nombre de candidats n'a pas aug-menté autant qu'il était imaginé. Le taux de réussite au baccalau-

réat général, par exemple, était de 20 à la fin du siècle dernier

(3). Ce pourcentage est passé à 65 au début des années 80. Il

dépasse actuellement 75

Lorsque le taux de réussite au baccalauréat est, comme

aujourd'hui, proche de 75 cela ne signifie pas que 25 des

candidats sortent du lycéesans le baccalauréat. En effet, la plupartde ceux qui échouent au baccalauréat redoublent la classe de ter-

minale pour se représenter à l'examen l'année suivante. Ce sont

finalement près de 95 des candidats qui l'obtiennent en une ou

deux années. Ladifférence entre le nombre de lycéensqui « attei-

gnent le niveau » du baccalauréat et le nombre de ceux quil'« obtiennent » est fort réduite.

L'organisation du baccalauréat est très coûteuse en temps et

en énergie. L'importance du nombre de candidats comme le taux

de réussite plaident en faveur d'une simplification des épreuves de

l'examen, voire de sa transformation plus complète, en prenanten compte plus largement, par exemple, les résultats obtenus en

cours d'année. Des évolutions importantes sont peu probablesdans un proche avenir, tant le concept de diplôme national est

ancré dans notre culture, et parce que le baccalauréat constitue

un élément essentiel pour la régulation des contenus et du niveau

des études au lycée.De fait, les bacheliers sont, en moyenne, de plus en plus

« jeunes », en raison de la diminution des redoublements sur

toute la durée de la scolarité. Il y a dix ans, en ce qui concerne le

baccalauréat général, 50 des élèves étaient « à l'heure »,c'est-à-

dire se retrouvaient en terminale à 17 ans, l'âge théorique corres-

pondant à une scolarité globale, sans redoublement. Ils sont

désormais 60 dans ce cas.

Page 49: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Le baccalauréat professionnel

En proposant à J.-P. Chevènement, en janvier 1985, la créa-

tion d'un baccalauréat professionnel préparé en deux années

d'études au-delà du BEP, avec, en alternance, des périodes en

entreprise et des périodes en lycée professionnel (4), j'avais le des-

sein de mettre en avant un diplôme utile pour les entreprises et

ceux qui le détiendraient, mais aussi de réhabiliter et de conso-

lider l'enseignement professionnel, trop souvent considéré

comme la voie des jeunes en échec scolaire. Il est vrai que ce bac-

calauréat nécessite quatre années d'études à l'issue du collège,

avec, à mi-chemin, le passage du BEP, alors qu'il en suffit de trois

pour les baccalauréats technologiques et généraux. Par ailleurs,

les jeunes qui le préparent sont souvent « en retard ». Le nombre

de lycéens professionnels « à l'heure », à savoir 12 est bien

inférieur à celui des lycéens des classes de terminales générales.

Les collégiens qui, après la classe de troisième, s'orientent ou sont

orientés vers la « filière professionnelle », ont connu plus souvent

des scolarités difficiles.

Il faut dire aussi que le baccalauréat professionnel est

d'abord le baccalauréat des enfants des familles socialement les

moins favorisées. Si 4 seulement des enfants des familles rele-

vant des classes sociales les plus favorisées sont en terminale pro-

fessionnelle (alors que 80 de leurs enfants sont en terminale

générale et que, pratiquement, tous arrivent en classe terminale),

il n'en est pas de même pour les enfants dont les parents relèvent

des catégories les moins favorisées une faible proportion accède

en classe de terminale des lycées et, parmi eux, une minorité seu-

lement en terminale générale.

Dans le jeu des inégalités

Dès l'école élémentaire, les jeux sont inégaux, avec des dif-

férences de niveaux scolaires moyens, au cours élémentaire et à

l'entrée en sixième, de deux à trois points sur vingt, aussi bien en

français qu'en mathématiques. Amener 80 de la classe d'âge au

« niveau du baccalauréat » ne pouvait être envisagé qu'en prenant

fermement appui sur ce nouveau baccalauréat. Le baccalauréat

professionnel est désormais obtenu par près de 10 des jeunes.

En dépit de son poids encore limité, il a, à lui seul, contribué

pour plus de la moitié à la croissance du nombre de bacheliers au

cours de cette décennie.

Page 50: Edith Stein - l'Histoire en Secret

La préparation du BEPau sein des Centres de Formation

d'Apprentis se développe rapidement, en « concurrence » avecles

Lycéesprofessionnels. Le taux de poursuite d'études au-delà du

BEPvers le baccalauréat étant inférieur en Centre de Formation

d'Apprentis à ce qu'il est en Lycéeprofessionnel, il en résulte

(peut-être pour un temps seulement) une moindre croissance du

nombre des bacheliers technologiques et surtout professionnels,et une stagnation, voire une légère régression, depuis 1995, du

nombre total des bacheliers.

Dans un contexte difficile, le comportement des bacheliers

professionnels à l'entrée sur le marché du travail demeure hono-

rable, équivalent à celui des titulaires d'un brevet de technicien

supérieur, et en tout cas plus satisfaisant que celui des diplômésd'un CAP ou d'un BEP.Le baccalauréat professionnel autorise

l'accès aux enseignements supérieurs, puisqu'il s'agit d'un bacca-

lauréat, faute de quoi il pourrait voir tarir rapidement ses sources

de recrutement. Le taux de poursuite d'études à temps plein des

bacheliers professionnels est cependant limité, voisin de 15

depuis 1990. Ces études s'effectuent majoritairement au sein des

sections de techniciens supérieurs de lycée (STS)dans le cadre de

la préparation d'un brevet de technicien supérieur (BTS).

Le baccalauréat technologique

Lebaccalauréat technologique est choisi par près de 20

des jeunes. Il est situé, en ce qui concerne les catégories socio-pro-fessionnelles de leurs parents, en position intermédiaire entre le

baccalauréat général et le baccalauréat professionnel. C'est ainsi

qu'il concerne 17 seulement des enfants relevant, par la situa-

tion du chef de famille, des catégories socio-professionnelles les

plus favorisées, mais 35 des enfants des familles les moins

favorisées. Il constitue un baccalauréat « intermédiaire » aussi en

termes de réussite dans le parcours scolaire qui y conduit. Il n'y a

cependant que 20 d'élèves « à l'heure » en terminale. La très

grande majorité (85 %) des bacheliers technologiques poursui-vent leurs études (2) essentiellement en section de Techniciens

supérieurs dans un Lycéeou en Institut Universitaire de Techno-

logie à l'Université.

Ce sont les sections de Techniciens supérieurs (STS)quiintéressent d'abord les bacheliers technologiques. Plus préci-sément, 60 d'entre eux souhaitent entreprendre des études en

STSet 45 voient leur voeusatisfait. Avec15 de voeux,les Ins-

tituts Universitaires de Technologie (IUT) paraissent moins attrac-

tifs 10 des bacheliers technologiques entrent en IUT,avec un

Page 51: Edith Stein - l'Histoire en Secret

taux de satisfaction analogue à celui observé pour les bacheliers

des séries générales. Si les bacheliers des séries générales sont deux

fois plus nombreux en IUT que ceux des séries technologiques,

c'est simplement parce qu'ils sont deux fois plus nombreux à être

candidats. Les IUT ne préfèrent pas les bacheliers des séries géné-

rales à ceux des séries technologiques (5).

S'inscrire en premier cycle à l'Université constitue le premier

voeu de 10 seulement des bacheliers technologiques (5). Ils sont

néanmoins environ 20 à s'y retrouver, faute de suite favorable à

leur demande d'inscription en STS ou en IUT. Mais les bacheliers

technologiques ne constituent qu'à peine plus de 10 des bache-

liers entrant dans un premier cycle universitaire. Etant pour la plu-

part des bacheliers des séries technologiques tertiaires, ils

choisissent d'abord les premiers cycles de sciences humaines ou du

secteur de l'administration économique ou sociale. L'écart entre le

type de connaissances acquises par les bacheliers des séries techno-

logiques et la base conceptuelle exigée pour tirer profit des ensei-

gnements des premiers cycles universitaires conduit à ce que la très

grande majorité d'entre eux n'obtient pas le diplôme.

Le baccalauréat général

C'est le baccalauréat du tiers des jeunes en âge de le passer.

Il est d'abord le baccalauréat des enfants des familles les plus

favorisées, mais aussi, désormais, majoritairement, celui des

enfants des catégories intermédiaires. Selon les données recueil-

lies dans la Région Rhône-Alpes, un tiers des élèves des terminales

générales souhaitent entreprendre des études supérieures courtes,

notamment technologiques ou paramédicales, et les deux tiers

envisagent de se diriger vers des études supérieures longues (5).

La majorité des voeux d'orientation vers l'enseignement

supérieur court est satisfaite. Si 10 des élèves des séries géné-

rales souhaitent être admis en STS, 7 des bacheliers y sont

effectivement accueillis. De même, si 15 des élèves des classes

terminales générales aspirent à entrer en IUT, 10 des bacheliers

y sont admis, mais avec un taux de sélectivité variant considéra-

blement selon les spécialités considérées. L'analyse des notes

obtenues en contrôle continu dans les classes terminales des

lycées ou au baccalauréat établit sur l'exemple des premiers

cycles scientifiques et des formations en FUTdu secteur industriel

de Grenoble que les étudiants inscrits en IUT ont, dans ce

secteur, des notes inférieures en moyenne à celles des bacheliers

inscrits en premier cycle à l'Université (6), y compris lorsque l'on

exclut de ce décompte les étudiants du premier cycle scientifique

Page 52: Edith Stein - l'Histoire en Secret

simultanément inscrits en classe préparatoire aux grandes écoles

scientifiques. Laplupart des bacheliers inscrits en DEUG auraient

été admis en IUT, compte tenu de leur niveau scolaire, s'ils

l'avaient souhaité. Nous sommes loin de l'image de l'Université

qui accueillerait en gémissant dans des DEUG-fondrières les

bacheliers rejetés par les IUT.

Il n'en demeure pas moins que sont inscrits en premier

cycleuniversitaire un petit nombre de bacheliers refusés à ['entrée

dans une formation supérieure courte et qui, pour la plupart,n'ont pas le niveau suffisant pour réussir en premier cycleuniver-

sitaire. Les expériences conduites à Grenoble montrent que les

deux tiers d'entre eux sont susceptibles d'obtenir le diplôme de

l'IUT (6).La majorité des « meilleurs » bacheliers est accueillie dans

les classes préparatoires, qu'il s'agissedes classespréparatoires aux

grandes écoles ou des classes préparant aux concours d'entrée aux

formations de la santé. Les classes préparatoires sont choisies

selon une logique scolaire, pour acquérir dans de bonnes condi-

tions de nouvelles connaissances, pour approfondir diverses

matières, avec la perspective de débouchés de qualité, même si

ces bacheliers redoutent, avec raison, que ces études ne leur

laissent pas le temps de faire autre chose (5). S'il n'y a pas de

numerus clausus pour l'entrée dans les classes préparatoires à

l'enseignement médical à l'Université, il en existe un pour les

classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). Alors que 15

des élèves de terminale souhaitent s'inscrire en CPGEou en écoles

à classes préparatoires intégrées, 10 des bacheliers s'y retrou-

vent réellement (5). Le taux de sélectivité est ainsi relativement

modeste et le niveau d'exigence pour l'entrée dans les classes pré-

paratoires des lycées les moins prestigieux est désormais limité.

Le DEUG, quant à lui, apparaît aux bacheliers des séries

générales comme la filière du développement personnel, de

l'apprentissage de l'autonomie, mais son image est ternie par les

classes surpeuplées et des perspectives professionnelles insuffi-

samment claires (5). Néanmoins, plus des deux tiers des bache-

liers généraux inscrits en premier cycle à l'Université le sont parce

qu'il s'agit là de leur premier choix. Ils ne sont donc pas « malgréeux à l'Université.

L'inégalité entre les filles et les garçons

Depuis le début de ce siècle,les jeunes filles sont gagnantesdans l'accès au lycéepuis, au-delà, aux enseignements supérieurs.En 1996, 67 des filles contre 55 des garçons de la génération

Page 53: Edith Stein - l'Histoire en Secret

en âgede passer le baccalauréat ont obtenu ce diplôme. Mais elles

sont minoritaires en série scientifique du baccalauréat général

(45 %), comme dans les séries industrielles des baccalauréats

technologiques (12 %) et professionnels (10 %). Elles ne consti-

tuent que le quart des élèvesdes classespréparatoires aux grandesécoles scientifiques, 40 de ceux des premiers cycles scienti-

fiques, avec,en conséquence, des modes et des secteurs de pour-suite d'études différenciés et des perspectives professionnellesdistinctes. Si l'on examine le niveau des connaissances atteint parles élèvesen cours élémentaire et à l'entrée en sixième,on constate

que si les filles sont meilleures que les garçons en français, elles

sont à égalité en mathématiques. Rien donc ne justifie qu'ellessoient écartées des filières scientifiques ou industrielles, ni

qu'elles restent deux fois plus longtemps que les garçons à la

recherche de leur premier emploi. Ellessont aussi deux fois plusnombreuses que les jeunes gens à connaître un chômage de

longue durée et trouvent plus rarement des emplois correspon-dant à leur formation.

Une démocratisation à pas comptés

Ainsi, les parcours scolaires et universitaires des jeunes dif-

fèrent selon qu'il s'agit de filles ou de garçons et selon les catégo-ries socio-professionnelles auxquelles appartient le chef de

famille. Laproportion d'enfants des catégories les plus favorisées

est respectivement de 50 en classe préparatoire, 46 en troi-

sième cycle,32 en premier cycle,26 en IUT 14 en Section

Techniciens Supérieurs (STS),alors que la proportion d'enfants

provenant des catégories les moins favorisées (les plus nom-

breuses) suit une progression strictement opposée, avec 24 en

classe préparatoire et en troisième cycle,35 en premier cycle,37 en IUTet 56 en STS.

Lahausse considérable du niveau de formation avecdes

enfants davantage diplômés que leurs parents, une ouverture de

l'enseignement supérieur à une plus grande proportion de jeunesissus des milieux les plus défavoriséset une forte montée en puis-sance des jeunes issus des catégories intermédiaires laissedonc

encore place à beaucoup d'inégalités. Il serait cependant grave-ment inexact d'en déduire que l'élargissement de la scolarisation

et l'accèsd'un plus grand nombre au baccalauréat ont laissé telles

quelles les inégalités sociales. Certes, les enfants d'ouvriers ou

d'employés ont, aujourd'hui comme hier, plus de chances de se

retrouver ouvriers ou employés à l'issue de leur scolarité que les

enfants de cadres supérieurs. Certes, les enfants des parents les

Page 54: Edith Stein - l'Histoire en Secret

plus diplômés ont plus de chances d'être davantage diplômés queles enfants de parents moins diplômés. Mais la croissance de la

formation a permis de modifier considérablement la composition

socio-professionnelle de la nation, avecune proportion d'ouvriers

et d'employés en forte baisse et une proportion de cadres inter-

médiaires et supérieurs en forte hausse, qui traduit, là encore, les

indéniables progrès induits par l'éducation.

Si l'âge de fin des études supérieures n'a que très peu

changé, par contre, la durée de la scolarité obligatoire s'est accrue,

et même si l'âge de la scolarité obligatoire n'est que de 16 ans, de

fait 85 des jeunes sont encore scolarisés à 18 ans et 60 à 20

ans, ce qui conduit à une considérable poussée du niveau de for-

mation et de qualification. Ainsi, année après année, le niveau

des conscrits est en hausse. Il n'en demeure pas moins que beau-

coup d'indicateurs qui étaient au vert sont depuis deux ans à

l'orange. Comme nous l'avons déjà signalé, la proportion de

bacheliers n'augmente plus et affiche même une légère tendance à

la baisse, cependant que le développement de l'apprentissageconduit à des sorties plus précoces de la formation profession-

nelle, avec des diplômes moins performants sur le marché du

travail que le baccalauréat professionnel. Et l'orientation des

jeunes filles vers l'enseignement scientifique ou technologique et

professionnel du secteur industriel ne progresse pas.

Un second souffle?

A quelles conditions le système éducatif pourrait-il trouver

un second souffle?

Tout se joue, ou presque, dans l'enseignement primairedès le cours élémentaire, les différences d'origine familiale, géo-

graphique, sociale, culturelle, marquent de leur empreinte les

résultats scolaires. Même si l'école ne peut effacer les différences,

elle a la possibilité de les réduire, en consacrant davantaged'efforts à ceux qui sont le plus en difficulté.

Il y a ensuite les collèges qui, trop souvent, prennent acte

des différences de niveau des élèves,en mettant en place des choix

d'options ou de langues vivantes dont la signification n'est évi-

dente que pour les initiés. Ici aussi, il faut développer les soutiens

spécifiques et mieux informer, en transformant la résignation de

certaines familles en plus d'ambition pour leurs enfants.

Le lycée doit également poursuivre sur la voie d'une égale

dignité entre les séries générales, technologiques et profession-

Page 55: Edith Stein - l'Histoire en Secret

nelles du baccalauréat; tout en préservant leur spécificité, il doit

davantage métisser les cultures des divers ordres d'enseignement.Il faut pouvoir préparer plus souvent, au sein d'un même lycée(et

pas seulement dans les banlieues), les baccalauréats général et

technologique; et disposer dans un même lieu des préparationsaux baccalauréats technologique et professionnel, quelquefoisavec les mêmes enseignants, ce qui contribuerait à sortir l'ensei-

gnement professionnel de son isolement (4).

La technologie n'est plus synonyme de cambouis et

d'efforts physiques. La politique d'information et de communi-

cation, lancée avec force à la fin des années 80, afin d'orienter

davantage de filles vers les filières scientifiques et technologiques,

qui avait commencé à porter ses fruits, a été abandonnée. Il faut

lui redonner vie.

Il est profondément anormal que des bacheliers qui sou-

haitent entreprendre des études supérieures technologiquescourtes ne puissent le faire et soient conduits à s'inscrire, contre

leur souhait et avec une chance réduite de succès, dans un cycle

plus long et plus difficile. Ainsi, 30 des bacheliers entrant en

premier cycleen scienceshumaines et 20 des étudiants entrant

en premier cycle en lettres ou en sciences auraient préféré s'ins-

crire en STSou en IUT (5). Cependant, le taux de sélectivité des

formations technologiques courtes, STSdans les lycées et IUT à

l'Université, a fortement décru, en raison de la baisse d'attractivité

de ces formations et de l'augmentation des capacités d'accueil.

Une croissance nouvelle mais mesurée de cette capacité d'accueil

en STSet en IUT,en favorisant les filières les plus ouvertes sur

l'emploi, devrait permettre aux bacheliers des séries générale et

technologique qui le souhaitent de s'inscrire dans une formation

supérieure courte.

Quant aux premiers cyclesdes universités, ils fonctionnent

mieux qu'on ne le dit. Il n'en demeure pas moins qu'un effort

significatif reste à accomplir, afin d'obtenir de plus petits groupesen première année des enseignements expérimentaux davantage

développés et des conditions de travail améliorées pour les étu-

diants et les professeurs. Une organisation pédagogique nouvelle

devrait permettre non seulement de participer à l'élaboration

d'un projet professionnel pour ceux qui n'en auraient pas encore,

mais, au-delà, elle devrait les rendre davantage aptes à proposerdès le premier cycle,pour ceux qui ont déjà un projet, des forma-

tions leur permettant de le réaliser plus rapidement. Tout cela

Page 56: Edith Stein - l'Histoire en Secret

implique quelques moyens financiers un étudiant en premier

cycle à l'Université coûte deux fois moins à l'Etat qu'un étudiant

relevant des formations technologiques supérieures courtes ou

des classes préparatoires aux grandes écoles. Il nous faut aussi une

Université davantage attentive aux bacheliers et plus confiante en

elle-même; et, ici comme ailleurs, une action inscrite dans la

durée, car, en matière de formation, le temps se mesure non en

mois ou en années, mais à l'échelle de générations.

DANIELBLOCH

Recteur de l'Académie de Nantes

Chancelier des Universités

BIBLIOGRAPHIE

1. D. Goux et E. MAURIN,Econome et Statistiques,306, 13, 1997.

2. Lesdonnées statistiques nationales concernant le système éducatif proviennentdes travaux de la Direction de l'Evaluation et de la Prospective. Ministère de l'Edu-

cation Nationale.

3. E. BouïMY,Le Baccalauréatet l'enseignementsecondaire,A. Colin.

4. D. BLOCH

MissionEducation-Entreprises,1984-1985. Pour une stratégieconvergentedu système

éducatifet desentreprises,La Documentation Française, 2*éd., 1988.

Haut-ComitéEducation-Economie.Quel systèmeéducatif pourla sociétéde l'an 2000 ?

La Documentation Française, 1988.

« Rapprocher l'école et l'économie »,Etudes,mai 1987, p. 597-605.

L'enseignement supérieur et les bacheliers de l'an 2000 », Etudes, mars 1988,

p. 325-337.« Pour les Universités »,Etudes,septembre 1994, p. 205-215.

-Goabf)ndpurpo!eso/f!~hereduc<!tton in the2]*century, Jessica KingsleyEdit., 1966.

5. Lesdonnées académiques proviennent des travaux réalisés par les ServicesAca-

démiques de Grenobte et de Lyon, ainsi que par l'Observatoire Universitaire

Régional Rhône-Alpes de l'Insertion Professionnelle.

6. D. BLOCHet E. JANEAU,à paraître.

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Page 58: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes M, rued'Assas 75006 Paris Juin !998 ? 3886

1

Mais. Mai.

HEMR) MADEDN N

Les historiensn'ont pas fini de

débattre pour savoir quellessont les

causes qui permettent de fournir

quelques explications au soudain

embrasement de la France en mai

~96S. On invoquetour à tour une

crisedans une universitépeu apte à

faire face à la massificationde ses

effectifs;unedécélérationdela crois-

sance liée à un plan d'austérité

imposé à la nation; l'usure de la

figure charismatiquedu Général de

Gaulle. Celui-cicontinuait d'être le

père, mais il avait cessé d'être le

héros des années de Londres, des

débuts de la V' République, de la

guerre d~~ene. Les « trente glo-rieuses » battaient leur plein et

l'ascenseursocial fonctionnaitcorrec-

tement. Les enfants des nantis se

QU'EST SOIXANTE-HUIT DEVENU?

FtCURES LIBRES ~~S

~7~

&MN~

rebellaient-ils contre ce que la

consommation de masse qui se

répandait imposed'uniformité et de

conformisme? Maurice Clavel a

parlé à ce sujet du retour du refoulé,d'un refusjuvénilede se coulerdans

la médiocrité épaisse du confor-misme. Il a mêmesalué Mai ]968

comme une « insurrection de

l'Esprit». En écho, il répondaitaux

proposétonnantsd'un journalistedu

Monde, Pierre Viansson-Ponté.

Celui-ci, quelques semaines avant

l'événement,n'avait-il pas porté un

diagnostic sévère « La France

~~nnute x Plussceptique,maisavec

une grande ampleur de perception,

RaymondAron a vu en Mai J96~

un « psychodramecollectifqui res-

sembleraità celuide la révolutionde

Page 59: Edith Stein - l'Histoire en Secret

1848 que Tocquevilleavait vu se

jouer soussesyeux.

Bref, il n'est pas de clé unique

pour expliquerle pourquoide cette

soudaineaccélérationdu mouvement

browniendans une nation. Ce quiestsûr, en tout cas, c'est que c'est la

dernièrefois que la jeunessede notre

pays, numériquementencoreforte,

pouvaitcriersa différence.Car cefutune agitation d'abord estudiantine

qui, en entraînant dans sa fusionune partie de la jeunesse, tel un

incendiede pinède,a mispeu à peule feu aux poudresdans la nation.

Car la pannesocialeet lagrèvegéné-rale sont postérieuresà une efferves-cence étudiante. Les syndicats se

mettent à suivre, faute de pouvoircontrôlerle mouvement.Cohn Ben-

dit, en tête d'un cortègemonstre,le13 mai, déclarele soir même « Ce

qui m'a plu aujourd'hui,c'estqueles

crapulesstaliniennesétaientderrière

nousdansle cortège».La CGTdéfi-lant derrière une foule étudiante,c'est en effet une première depuis

qu'existentune CGTet un PC. C'est

leXX'sièclequi revendiqueà l'envers

sousnosyeux!~usquaMXaccordsde

Grenelle,le flou est manifesteégale-ment dans les délibérations et les

décisionsdu pouvoir;l'oppositionne

parvientpas,de soncôté,à récupérerun mouvementqu'ellene réussitpasà biensaisirdans sescomposanteset

sesintentions.Avantque nes'engagela négociation sociale globale du

25 mai, les acteursofficielsde tous

bords (partis, syndicats,hauts fonc-

tionnaires), habitués jusque-là à

régler les figures du ballet officiel,

par delà les oppositionsrituelles,se

trouvent désemparés.D'autant que

l'informationtélévisuelle,« voixde la

France va peu à peu s'éteindreet

cesserde parler à caused'une grève

qui commencedèsle 15 mai.

Lajeunessene se contentepasde

parler et de provoquerdans ce mou-

vementinédit; ellefait surtoutentrer

le débat international dans le jeunational. C'est l'époquede la guerredu Viêt-nam,petit paysqui montre

sescapacitésde résistancecontre la

forcebrutaleet malhabiledesAméri-

cains. David contre Goliath la

« pureté révolutionnairecontreles

nantis! C'est d'ailleurs pour cette

raison que les campus du monde

entiers'agitent.AvantNanterreet la

Sorbonne,il y eut Berkeleyet Tokyo.Leprestigede Che Guevaraest alors

à sonzénith.A sa suite,desactivistes

rêventde construirepartoutdans les

zones fragiles de la planète des

«foyers» de rébellion,« millepetitsViêt-nam », afin de débusquer les

injusticeset lesviolencesdespouvoirscoloniauxen place,jugés tous tyran-

niques.Derrièrele décorde la scène

parisienne, se profile l'ombrede la

Chine supposéerévolutionnaire,quilutte contre les deux « superpuis-sances» qu'ellemet à peu prèsdans

le même sac. Les Etats-Unis et

l'URSSsont vilipendés,lespremiersà causede leur impérialismeécono-

miqueet de l'unidimensionnalitéde

leursvisées,la secondeparcequ'ellea trahi le socialismequ'elle prétendincarneretque l'utopiequ'elleportaita dégénéré en système bureaucra-

tique un bloc« militaro-industriel»

installé à Washingtonet la dégéné-rescenceen marcheà Moscou,frap-

pée par « la maladie infantile du

communisme».

Page 60: Edith Stein - l'Histoire en Secret

La Chine, au nom de théories

révolutionnairesqu'elle est censée

avoir pratiquées chez elle, théorise

une nouvellemanièrede conquérirle

pouvoir.Ne plusattaquer lescentres,maisoccuperlespériphéries.Devant

le nombreet la dispersiondes masses

prolétairesdans les immensescam-

pagnesde la planète, les paysriches

sont comme des villes concentrées,

desforteressesfragiles.Quand le tiers

monde sera conscient de sa force,sousla houlettechinoise,alors il per-mettra l'effondrement des métro-

poles, riches mais coupéesde leurs

sourcesd'approvisionnement.Vien-

dra la saison des fruits longtempsmûrisau seinde rébellionsencadrées

par une internationaleau cœurenfin

rouge. L'URSS, elle, est dénoncée

pour son hypocrisie elle s'opposeverbalement aux Etats-Unis, mais,dans lesfaits, pratique la coexistence

pacifique; le téléphonerougesert à

prévenirles menaceset à enrayerles

fièvres naissantes. La France et la

Grande-Bretagne n'ont-elles passubi, douze ans auparavant, une

humiliation terribleen voulant lan-

cer l'expédition de Suez? Dans les

faits, ce fut le dernier reflet de leur

gloire d'antan. Car les deux super-

puissancesse sont alors alliéespour

stoppernet ces velléitésbelliqueusescontrel'Egypteet le mondearabe.

Le triangle Etats-Unis/URSS/Chineestaujourd'hui tout autre. Les

Etats-Unisconserventleurrô!eimpé-rial, l'URSSs'est effondréeet se veut

démocratique,la Chine rêved'entrer

dans legroupedes trèsgrands,même

si c'estau détrimentdu tiersmonde.

Mais le triangle,à l'époque,projetteson ombre sur la France de J968.

Lesgaullistes~ut dominent à Pans

ont partie liéeavecle monde libéral

qu'incarne Washington.Lecentrede

référencedes communistesest Mos-

cou.Biendesgauchistesqui s'agitentont pourPékin lesyeuxde Chimène.

Le spectresocio-politiqueformé des

gaullistes, des communistes et des

gauchistesest la traduction hexago-nale d'un mondeà trois dimensions

Etat~-UnM/URSS/Chtne.Onle voit

bien avec la trouvaille géniale de

GeorgesPompidou, théâtraliséeparle Généralde Gaulle.Elle a consisté

à ramenerchacunsur le terraindela

légalitépar l'annonced'une dissolu-

tion de l'Assembléeef convocation

à des électionslégislatives.Lesgau-chistes ne peuvent que dénoncer

dans ce recours aux électeurs une

« trahison »; ils feront les frais de

l'opération.Lescommunistes,croyanttirer les marrons du feu, acceptentd'emblée le recours aux urnes. En

franchissant ainsi le Rubicon, ils

dévoilentce qu'ils sont devenus,un

parti soucieuxde légitimation,léga-liste finalement; dans son souci de

comptabiliserses voix, il a cesséde

croireen ce grand soir, qui signifie-rait la prise du pouvoirpar l'insur-

rection des masses.Il est vrai que

Georges Pompidou réussit à fairecroire à de bons contingentsd'élec-

teurs apeurés que les communistes

sont de dangereuxrévolutionnaires,

semblablesen touspointsà cesgau-chistes~ut~èfnentla zizaniepartout,brûlent des voitures à qui mieux

mieux et sont d'incorrigiblesrouges

~ut ne pensent qu'à la subversion

généralisée.Aux élections de juin 1968, la

droiteva remporterune victoireécla-

Page 61: Edith Stein - l'Histoire en Secret

tante, comme elle n'en a jamais

connue depuis le début de la V Répu-

blique. Mais le Général de Gaulle

abandonne le pouvoir un an plus

tard, les réformes deviennent diffi-

ciles, une droite extrême se réveille et

veut en découdre. Lesfruits amers de

1981, 1997 et 1998 ont été ense-

mencés à cette époque. Le commu-

nisme, lui aussi, entame une phase

de déclin, que la régénérescence du

Parti socialiste et l'alternance réussie

de 1981 ne vont faire qu'accélérer.

Quant aux gauchistes, ils ren-

trent dans l'ombre. Mais ils ont

accompli une mission essentielle, qui

était de pousser sur leur droite un PC

qui prétendait avec succès au mono-

pole révolutionnaire depuis 1920.

Par leur action, ils ont ouvert, en

réaction, de nouveaux espaces pour

un socialisme réformiste; ils ont

obligé les communistes à mettre leurs

actes en conformité avec leurs pra-

Paris-Prague

PIERRE GRÉMION

Deux villes, deux moments de

l'année J 965 Mai 68, Printemps de

Prague. Associations,formules, clichés

se bousculent en rafales. Cependant,

trente ans plus tard, le Printemps de

Prague appartient à !'HMtofre, tandis

que Mai 68 n'est toujours pas sorti

tiques, finalement peu subversives.

On le voit mieuxquand on regardele paysagepolitique d'aujourd'hui.Uneagitationtropfébrilea engendréde la peur dans une Francevieillis-

sante. Mais cela a finalementfavo-riséunegaucheplussocial-démocrate

que socialiste.Lesgaullisteset leurs

alliés tardent à trouverde nouvelles

parades. Mais cettegauche et cette

droite, parce qu'elles veulentréfor-

mer, sont confrontéeschacuneà la

concurrenced'une extrême-gaucheet

d'une extrême-droite, signe d'un

mal-être persistant du corps poli-

tique. Quant aux contemporainsde

Mai ~6S qui ont plongé avec

ardeurdans le feudela contestation,ils se sentent un peu comme« cette

génération perverse dont parle

l'Evangile.A moinsqu'ils n'aient le

couragede s'interrogerrétrospective-ment, comme Guy Coq « Quem'est-ildoncamt~e?»

du registre de la commémoration.

Ainsi le regard croisé jeté sur ces

deux moments de l'année J968

dépend-il de la relation établie entre

Histoire et commémoration.

Le Printemps de Prague bascule

du côté de <'HMtOtreavec ce premier

Page 62: Edith Stein - l'Histoire en Secret

semestreinoubliablede l'année 1990

et la liberté retrouvéeen Tchécoslo-

vaquie.Quoiqueloinde nousaujour-d'hui, ces quelques mois de grâce

ponctuéspar les Méditations d'été

du président Havel ont le goût des

accomplissements.C'estalorsquel'on

peutse retournerversle passé, l'ana-

lyser,le comprendreet l'intégrer.Toutautre est le rituel décennal

de la commémoration des mois de

mai et juin 968 à l'enseigne de

« Mai 68? à Paris. Chacune de ces

commémorationsressembleà un jeude cartes enfantin la pioche.

Chaquejoueur va au tas cherchersa

carte.Curieusement,cesont toujoursles bonnes cartes qui sortent et

jamais les mauvaises les slogans

indignes~«Grappin = nazi = SS»)ou stupides ~« CRS-SS », « Il est

interdit d'interdire »); les naufrageset les innombrables épaves laissées

sur lecarreau; lesectarismepolitique

forcené,mué enfanatismeanti-insti-

tutionnel nihiliste. Le jeu n'est passeulementenfantin, il est truqué.

Du mouvementsocialde grande

ampleur que la France connaît en

mai-juin J968, les commémorations

de Mai 68 ne retiennent rien, car

« Mai 68 » est précisémentconstruit

pour l'évacuer.Analyser en profon-deur ce mécanismepermettrait sans

doute d'éclairer le rapport étrange

que la « génération68 » (aux com-

mandes aujourd'hui dans l'édition,

la politique, les médias) entretient

avec la sociétéfrançaise. La société

française ne l'a pas suivie dans la

révolution. La sociétéfrançaise l'a

déçue. Plus tard, la génération 68

portera le deuil de la révolution(onle sait et elle l'a fait savoir) en déve-

loppant des rapportsperversavecla

société (on le sait moins et elle l'a

moinsfait savoir).En J96~ à Prague,la révolution

n'est pas à l'ordre du jour ni dra-

peaux rouges,ni drapeaux noirs. La

Tchécoslovaquieest alors le sièged'un nouveauprocessus un mouve-

ment de réforme renvoyant aux

orientations révisionnistes qui tra-

vaillentle parti communistetchéco-

slovaque et un mouvement de

renouveauqui dépassede beaucouple cadre d'un communismeassoupli

pour exprimerla renaissance cultu-

relle et civiquede la Nation. Mais

ces deux processusse déploientsous

contrainte l'épée de Damoclèsque

représentel'Union Soviétique.C'est

pourquoi ils ne peuvent converger

que partiellement,à traversun lan-

gage codé. Le Printemps de Praguetendaitversla réalisationd'un plura-lisme imparfait, mais même ce plu-ralisme imparfait était intolérable

pour l'URSS. L'intervention des

forcesarméescomportaitune leçonle communismeétait irréformableet

le révisionnismeune impasse.Mais

le renouveau, lui, ne fut ni vain ni

oublié.11devaitretrouverune articu-

lation nationale et internationale

avecla Charte 77.

C'est l'arrivée des chars quinimbe a posteriori le Printempsde

Praguedu halode l'utopieassassinée

et qui soude le boulevard Saint-

Michelà la placeWinceslas.Mais la

vérité historique est tout autre. Les

jeunes révolutionnaires parisienstiennent en piètre estime tous ces

Tchèquesqui ne sontque des techno-

cratescherchant à rejoindreau plusvite le capitalisme. A l'automne

Page 63: Edith Stein - l'Histoire en Secret

J967, François Mitterrand a rencon-

tré non pas Dubcek mais Novotny

pendant un quart de siècle, il ne ces-

sera de jouer à contre-emploi face

aux évolutions de l'Est européen.

Non seulement les communistes

français ne veulent rien entendre du

renouveau, mais ils se méfient du

révisionnisme et des révisionnistes,

qu'ils abandonnent même à la

répression.

En ~968, les rapports entre

Prague et Paris sont à placer non sous

le signe de la convergence, mais sous

celui des malentendus. Paris réin-

vente les soviets et reproche à Prague

de faire le lit de la société de consom-

mation. Prague cherche péniblement

à se réapproprier un héritage consti-

tutionnaliste, Paris fantasme sur

l'autogestion intégrale. Prague veut

réintégrer l'Europe et sa culture, tan-

dis que Paris ignore l'Europe et

reporte ses espoirs sur les révolutions

paysannes du tiers monde.

Le mal court. Le bien aussi

FRANÇOISE LE CORRE

De mai à juin, un mois à

peine.Unebrèche.Maisau centre,il

y eut la parole,«priseet r~pn~?. A

elle seule,une telleaffirmationten-

drait à écartertoutepossibilitéde ne

voir dans ce printemps subversif

qu'un accidentoubliéou une fièvre

La révolution politique avortée à

Paris débouche sur un « révolution-

nement » culturel général. Il faudra

traverser cela avec plus ou moins de

bonheur, plus ou moins de casse, plus

ou moins d'élégance. C'est la vie.

Rapporté à J'HMtOtrg,Mai 68 désta-

bilise et disqualifie les acteurs et les

mécanismes institutionnels du

redressement ~rancaH forgé à partir

de la défaite. C'est tout un mode

d'action collectif qui s'effondre et

peut-être, plus secrètement, une rela-

tion à l'action collective qui s'efface.

On retiendra encore le véritable

désastre éducatif engendré par le

révolutionnement culturel, produit

de la révolution avortée.

« Vichy », les « trente glo-

rieuses », « Mai 68 », c'est aujour-

d'hui le fonds de commerce du

décrochez-moi-ça ~ranc~M on peut

s'y fournir en solde à pas cher. Qu'il

nous soit au moins permis d'aller

faire notre marché ailleurs.

vite guérie. De ce qu'il fasse figure

désormais d'épiphénomène dérisoire,

qu'il soit permis de dire ici quelque

inconsolable.

« Entre la violence et le chant »,

devait dire, à chaud, Michel de

Certeau. Contre l'ordre établi, les

Page 64: Edith Stein - l'Histoire en Secret

institutions,lespouvoirsen place,les

savoirs avérés. Représentationscontestéesparce que non représenta-tives.Riend'étonnantjusque-là, c'est

le propre des crises. A cela près

qu'aucun projet de substitution ne

paraissait chercherà prendre corps,et qu'on pouvait n'en voir que laradicalitédestructrice.Beaucoups'en

tinrent là, évacuant du même coupce que le symptôme révélait, tout

autant que les valeursqu'il mettait

en évidence.

Ce qui se soulevait subitement

jouait le mouvementcontre l'immo-

bilité, la liberté contre l'empêche-

ment, le spontanécontre le répressif.Unefoiscasséeslesstructures sédi-

mentation, fossilisation, glacisla vie, la vraie, celle qui paraissait

étouffée,surgirait, délivrée. « Sous

les pavés,la plage l'image était

doublement symboliquepuisqu'elle

certifiaitaussicettepoétiqueneuveet

partagée que d'aucuns énonçaient.Mais les langages articulés sau-

raient-ilssurgirdestablesrases? Plu-

sieursgroupespuisèrentdans le fondsde cultures d'importation, de la

Chine à Cuba, des langages et

images révolutionnaires qui n'y

gagnaient guère en force de convic-

tion et y perdaient beaucoupen cre-

dibilité.

Sous-jacent,!'ar<!nca)'tun vita-

lisme sans le nom qui, pêle-mêle,réhabilitait le plaisiret les bergeries,condamnaitles choses ~Ah Perceret la consommation, et rendait à

chaque groupe comme à chaqueindividu l'horizonlarge ouvertpoursa propre parole. Fini le principed'autorité, qui ne pouvaitêtreque de

confiscation.Se trouvait ainsi ren-

voyédans l'ombre tout ce que des

sièclesavaient pu ajouter à la somp-tueusenature. Uneformede soupçonradical minerait désormaiset pourdes lustrestout ce qui, de près ou de

loin,s'apparenteà la culture.Désen-

combrée, la poésie retrouverait ses

sourcesdans un mondeoù il devien-

drait enfinpossiblede «faire l'amour

et pas la guerre », commeon devait

le dire un peu plus tard. Une récon-

ciliationrêvéede l'innocenceet de la

vie.

La légitimitéde la paroie Liée

au seul fait d'exister. Conséquenceinéluctable touteparoleéquivaut à

touteautre, a pareillementle droitde

s'inscrire,de trouverses espaces,ses

murs et le lieu de son cri. loutes les

communautés et tous les âges. Le

culte et l'inculte, égalementdignes.

L'enseignementen fut durablement

marqué, qui parfoisse mit conscien-

cieusement à l'école de l'enfant,révolutioncoperniciennes'il en fûton mit quelque trente ans à réviser

certains de ces excès, comme à

s'apercevoir, estourbi, malgré les

avertissements prémonitoires d'un

Marcuse, qu'on pouvait parler de« la tyranniedu plaisir».

Cegrand bain de légitimitérécu-

pérée sur les maîtres, les doctes, les

hiérarchies et les conventions,pou-vait-il échapper aux contradictions,dès lors qu'il se trouvait couplé à

cette idéologiede l'existentiel,de la

nature, de l'innocence? Comme

devait le dire lankelévitch dans Le

pur et l'impur, innocence et

consciencene peuventêtre répartiessur la mêmetête.Etsi l'on est fortde

ses droits, on l'est aussi assez poursavoirque, de touteparolecommise,

Page 65: Edith Stein - l'Histoire en Secret

on peut n'être que le locuteur sans

êtreforcémentl'auteur. Là se fait le

partage. La parole signifiante, en

effet, se paie, et parfois cher, dans

une élaborationpossiblementdiffi-cile.C'est affaire de liberté,de tra-

vail et de vérité sur l'ensemble de

l'existence. Une tâche à laquellel'autreest tneMfabtementet intérieu-

rement associé,destinataireet hon-

zon de la parole conquise. Une

conquête sur sot-Même avant de

l'être sur les autres. Sans compter

que, quoi qu'on fasse, trouver les

mots pour le dire est un acte émi-

nemmentculturel,quand bienmême

il estpersonnel.Aurait-onretroufelà l'expérience

de la véritablemaîtriseet une appré-hension restauréede l'autorité (ensonsensoriginelque lui vaut la raci-

ne auctor quifait grandir), qu'onaurait sans douteaccompliune véri-

table et féconde révolution. On se

prend à rêver de ce qu'aurait pudevenir le discours politique ainsi

refondédans une société « conver-

tie ». Mais, ni du côté de ceux qui

prirent la parole,ni du côtéde ceux

qui la reprirent,le prix ne fut payé.Lesrévolutionsde cet ordresont obs-

cures, elles touchent à l'intime en

même tempsqu'au public, au privécommeau collectif.Ellesfont appelà

un courage décisif, certainement

moinsattractifque les miroitements

du plaisir ou la proximitédes pou-voirs. L'Histoire retiendra-t-elle

jamaisquelquechosede cescombats

qu'elledésignecommedes lieuxpos-sibles,troprarementoccupes

Il y eut une apparentesortie de

crise, comme une plaie referméeavantd'êtresaine.Depuistrenteans,

pour lesuns commepour les autres,

faute d'avoirlu cequi s'annonçait et

d'en avoirtiré lesconséquences,« le

mal court sousles colmatages,les

maquillagesou les refondationsfic-tives.Il y eut, surle long terme,des

aménagements,des imprégnations,une digestionlenteet une résorptiond'intuitionsqui eussentpu êtresalu-

taires. Mais les soixante-huitards,

commeleursadversaires,trèsoccupésà se fournir de leurs positions des

figures historiques satisfaisantes,

s'enfermèrent dans leurs justifica-tions (parfoissavammentdéguiséesen contritions), leurs ressassements

et la peurdela différence.Une étape

supplémentaire, peut-être, dans le

processusde longue maladie queNietzsche décelait dans la société

moderne,avecson syndromed'épui-sement. GeorgesMorel le rappelaitdans un article d'Etudes, intitulé

« Nietzsche et la crise »(octobre

1968). En quels autres temps quenos années 97-98 vit-on paraîtreautant d'ouvrages,ycomprisphiloso-

phiques,sur lafatigue?Une très grande fatigue et un

désintérêt général les structures

politiquesde représentations'avèrent

tragiquementvides,et cen'estpas un

hasard si un fascisme« naturalisé»

a pu faire une percéeau sein même

d'instancesdémocratiquesqui n'ont

peut-êtreplusde représentativesquele nom et la forme. Ce qui est à

craindre, c'est que la secousse de

mai 1998 ne soit vite enfouiesous

l'obscènebonneconsciencede résis-

tants à boncomptequi, forts de leur

seule indignation, refuseraient de

prendreen charge la questionposée.Ou, pire,que cette réaction, en son

Page 66: Edith Stein - l'Histoire en Secret

fond indispensableet salutaire, ne

soit une excitationmomentanément

bienvenuedans un océan d'impuis-sance.

Pour sa part, l'Université, écla-

tée, continue de fasciner. Les étu-

diants s'y bousculent à l'entrée,situationparadoxalepuisque,dansle

même temps, on découvreque plus

guère ne croient à l'enseignement

dispensé. La question est moins

désormais de savoir ce qu'on va y

faire que d'« intégrer », tandis quel'autoritédespetitsmaîtresse réfugiedans des secteurs de plus en plusétroits comme en autant de zones

inexpugnables.Lesinstitutionsecclé-

sialestiennent encore,désertéessou-

vent, sans plus être attaquées. Les

voix y résonnent, mais ne portent

guère. De ces lieux à forte charge

symbolique,touteune sociétése retire

Un « père » de 68 Marcuse

JEAN-LoUIS SCHLEGEL

On ne le lit plus guère, ou si

peu. A-t-iljamais été vraiment lu ?

Dans lesannées 60, il a pourtant eu

ses incontestablesheuresde gloireet

d'adulation. Une génération qui

s'était fait une spécialitédu rejetvio-

lent des pèresen a fait Mnpèrede sa

sur la pointe des pieds.Lesgrandesaventureshumaines,la foi, lesavoir,

la politique, trouveront-elles leurs

lieux, leurs échos, et l'espace du

désir?<'

On veut le croire le mal court,le bien aussi, comme toujours.Cer-

tains paientle prixfort. Hors publi-cité. Depuis trente ans, convaincue

de cedroit pour tousà la parole,une

armée des ombres se porte aux

lieux que notre société ignoreà moins qu'elle n'en parle trop ou

mal une arméed'enseignants,tra-

vailleurssociaux, éducateursspécia-

lisés,entre autres.Pour lesoubliés.

Il arrive que les muetsparlent et

que les sourdsentendent. Face à la

parolepubliquesinistrée,ce n'estpasune consolation,maisc'est une espé-rance. La parolevéritablene se tient

jamais qu'entre miracleet désastre.

révolution,et il a alorsjoué le jeu de

cette séduction et de cet hommage

ambigus. Dès J965, quand il lui

rend un « anti-hommage» pour son

soixante-dixièmeanniversaire,JürgenHabermas, continuateur austère et

rigoureux de l'Ecole de Francfort

Page 67: Edith Stein - l'Histoire en Secret

dont Marcuse avait été membre,

écrit « je nereconnaisplusenelle

~'tmage qu'il donne de lui comme

idolede la jeune gauche] l'homme

sincèreet courageuxdont j'admiraisl'immunité à l'égard du fauxsuccès.»

Habermas, comme Horkheimer

et Adorno,les fondateurs de l'Ecole

de Francfort, lui reprochent

d'approuversans réserveles révoltes

étudiantes,de justifier le refuspourle refusoule «grand refus», qui ne

s'embarrasseplus d'analysespréciseset de raisonsargumentées.Ne va-t-il

pasjusqu'àjustifier la violence?Une

phrasede lui fait florèsen 1967-68

« Si elles(les minoritésoppriméeset

écrasées]usent de violence,ce n'est

pas pour inaugurer une nouvelle

chaînede violence,mais pour briser

cellequi existe.Commeon veut les

abattre, elles savent ce qu'elles ris-

quent,et ~)ellessontdécidéesà assu-

mer ce risque, nulle tiercepersonne,et moinsque toute autre l'éducateur

ou l'intellectuel,n'a le droit de leur

prêcher l'abstention. » Bourdieune

dit pas autre choseaujourd'hui, la

gauche de la gauche l'applaudit, et

l'ambiguïtédemeure.

Tout est dans le mot « oppres-sion ». Quand l'injustice n'est pas

manifeste (sous-entendu, pourHabermas,en 1968 ellen'a pas,en

toutcas,l'évidenceque luiprêtent les

étudiants occidentauxqui profitentdes « trente glorieuses»), comment

justifier l'action violente? Et com-

ment arrêter chatne de la

violence? Comment éviter que larévolteet la révolutionne se retour-

nent et produisent, comme si sou-

vent, sinon toujours,le pire ou pire

qu'avant? La vulgarité et la grossiè-

reté des révoltés, qui frappèrent Hor-

kheimer et précipitèrent, dit-on, la

mort d~dorno, ne sont pas rassu-

rantes à cet égard. En « oubliant »

ces questions essentielles, pourtant

remuées par lui-même depuis des

années, Marcuse aurait, à en croire

Habermas, dénié et trahi son passé,

l'effort de la Théorie Critique, pour

penser avec la Raison les rapports de

domination et tout le passif des rap-

ports sociaux.

Marcuse lui aurait déclaré, un

jour, en montrant du doigt « l'éten-

due suggestive de l'océan tranquille »

CrOc~n Pacifique vu depuis la côte

Ouest) « Comment peut-il y avoir

encore des gens qui nient l'existence

des td~ ? Ne se mettait-il pas à

nier, justement, l'existence des idées

au profit d'un activisme révolution-

naire qui se faisait gloire d'une

« négation indéterminée et dange-

reuse, celle du grand refus ? Dans

Raison et révolution (traduit en

J96N mais écrit en 1941), il écrivait

encore, d'une phrase lapidaire, cette

véritable charte de l'Ecole de Franc-

fort « La Théorie doit préserver la

vérité, même ~f la pratique révolu-

tionnaire dévie de son droit chemin.

La pratique doit suivre la vérité, non

l'inverse. »

Mais le lisait-on, l'a-t-on lu ? A-

t-il écrit ce qu'on lui a fait dire? En

68, la pratique et la mise en ŒUtvg

de l'utopie ont précédé les analyses et

les synthèses de la vérité. C'était leur

faiblesse, on l'a vu très vite, mais

c'était aussi leur vérité, finalement,

car sans l'impatience de ce passage à

l'acte impensé et parfois insensé, il

n'y aurait jamais de rupture dans le

Page 68: Edith Stein - l'Histoire en Secret

mur opaque de l'espaceet du tempssocial,verrouilléscommeils l'étaient

et le sont toujours par l'Etat

moderne et le poids de toutes les

contraintes imaginables. Plus criti-

quableset dangereusessont les idéo-

logiesde la ruptureet les théories(oules théologies)de la révolutionécha-

faudées après coup. Mais comment

éviterde sejustifier,d'intellectualiser

et de rationaliser le désir d'utopie?

/'emp!o!'eà desseincette expression,où se rejoignent inextricablementle

malaise personnel et la volonté de

réalisationcollective.

Car c'est à cette croiséedu désir

individuelet du devenirsocialqu'ontrouve Marcuse.Il posait, au fond,une bonne question que devient

Eros le bonheur amoureux et

se~ue! dans la civilisation quiavance et dans une société où les

autres besoins seraient progressive-ment comblés, une société, par

exemple,qui répondrait de plus en

plus aux MBuxde Marx? Ce dernier

n'a pasposécettequestion.Implicite-ment, pour lui, le bonheurdans une

sociétédes hommesréconciliésentre

eux et avec la nature serait aussi

celui du désir sexuel et amoureux

comblé.C'en serait fini de la domi-

nation et de l'exploitationsexuelles,

lesrelationsentre femmeset hommes

seraient devenues harmonieuses.

Marx était éloignéde tout modèlede

liberté ou permissivité sexuelles,

commede ceux prônéspar certains

communismesutopiquesou de celui

des îles Trobriands, cette société

matriarcaleparadisiaquedécriteplustard par l'ethnologue Malinowski

(une description d'ailleurs contes-

tée). Marx aurait probablement

approuvéLénineréfutant l'idée que,dans la sociétécommuniste,s'aimer

est aussifacile que de boireun verre

d'eau. Pour Lénine, « l'amour

requiertdeuxpersonneset peut avoir

pour résultat une troisièmevie.Cela

entraîne un intérêt social,un devoir

enversla société», et doncdes bornes

au librejeu despulsionsamoureuses.

Pourtant, le dépassementrelatifde la pénurie matérielle dans les

sociétés de consommation pose la

questionde la répressiond'Eros. Les

sociétésmodernesproductivistessont

certessoumisesau « principede ren-

dement », mais,à l'âge de l'automa-

tion, la productivité a atteint des

niveaux tels, que les individus ne

supportent plus d'être bridés dans

leurspulsionssexuelles.Ils veulentle

bonheur-liberté en tous domaines.

Marcuse s'inscrit dans ce rêve ou

cette utopie. En cela, il est /!k de

Freud. Pourtant, ~t l'on se tourne

versFreud, lecomptene semblepas yêtre, bienau contraire.Car celuiquiétait pourtant honni par les tenants

de la vieillemoralepour son « pan-sexualisme», est jugésévèrementparlespartisansde la libertésexuelleilli-

mitée. Sa faute majeure? U a par-

tagé lespréjugésde la vieilleculture

bourgeoisede son temps.Pire il en

fait la théoriepour lestransformeren

un fait de nature, universel, par

conséquent.Pour que la civilisation

progresse,nefaut-il pas, à l'en croire,briderlespulsionssexuelles,y renon-

cer temporairement, dériver leur

énergieversdesactivitéssocialement

utiles économiques,sociales,intel-

lectuelles,artistiques? N'a-t-il pasinventé l'idée, très rassurante,d'une

sublimation des instincts? N'a-t-il

Page 69: Edith Stein - l'Histoire en Secret

pas,en outre,ému l'idéed'une « pul-sion de mort, conjointeet opposéeà

la pulsionsexuelle,qui tendà renou-

velerla vie»?

Eros et civilisation, paru en.

mai 68, développeprécisémentcette

critique du maître de Vienne,une

critique extrêmement nuancée,

cependant.Marcusene récuseaucu-

nement l'instinctde mort, maisesti-

me queThanatos, commeEros, est

conditionnépar la surrépressionquia régnéjusqu'à présent dans une

civilisation moins répressive, les

forces de la vie l'emporteraient.« Eros, libéré de la surrépression,serait renforcé et, ainsi renforcé,absorberaiten quelquesortel'objectifde l'instinct de mort. La valeur

instinctuellede la mort serait modi-

fiée.» Les« revendicationsutopiquesde rtma~tnatton ~ont capables

d'imprimer un nouveau cours, de« réconcilierprincipe de plaisir et

principe de réalité ». Nietzscheest

évoquéplus d'unefois dans ce livre.

MaispourNietzsche,ne serait-cepasvivre intensément, dépenser la vie

jusqu'à en mourir?

Les lecteursdes années 68 n'ont

pas toujours bien lu Marcuse. Ils

avaient besoind'un maître (Lacan« Comme révolutionnaires, vous

aspirezà un maître. Vousl'aurez x~ou d'une caution intellectuellepour

affirmerque touteentraveà la jouis-sance n'est que préjugébourgeoiset

répressioncapitaliste.Ils ont parfois

fait de lui le chantre de la libération

sexuelle,cequesesécritsnejustifient

guère.Il restefoncièrementfidèle à

Freud, y comprisà sa « pulsionde

mort », mais, contrairement à lui,contrairementaussià sescollèguesde

l'Ecolede Francfort, il déploieune

utopie optimiste de la civilisation,

avec une écriture militante. Il

assumele risque lié à la formula-tion directe d'une intention », dit

Habermasdans son langage~tparti-culier.D'où sonsuccès.

Maisd'où aussi le succèspresque

équivalentde WilhelmReich,levéri-

table héraut du « jouir sans

entraves », avec qui Marcusea été

trop souventet injustementassocié.

Reich, adversaire irréductible de

Freud,à ~ut il reprochede « plongersa sonde » dansle langage,défend« l'expressiondu corpsqui n'a pasbesoinde paroles». Une telledésym-bolisationde la sexualitén'a rien à

voir avec les théories de Marcuse.

Pourtant, dans les sociétéspermis-sivespostmodernes,c'est elle qui a

largementtriomphé.Marcuseaurait

parlé de « désublimationrépressivex

pourdésignercettelibérationsexuelle

qui ne sublimeplus rien et accepte

finalement, sans broncher,la surré-

pression du « principe de rende-

ment dans la vie sociale et

économique.Il a privilégiéle principede plai-

sir par rapportau principede réalité,

qui ne relève pas, selon lui, de la

nature, mais de l'histoire et de la

culture; il dépenddoncde nousde le

changer. Mais, tout en critiquantFreud, il n'a nié ni la nécessitéd'un

certainrenoncementaux pulsions,ni

la symbolisation, proprement hu-

maine, de la sexualité. On peutencorele lireavecprofitaujourd'hui,car cequ'il dit, loindes trivialitésde

Reich,donne vraimentà pensersur

les liens entre sexualitéet sociétéet

sur l'utopied'une sociétémeilleure.

Page 70: Edith Stein - l'Histoire en Secret

La non-génération

BRUNO GUIGUE

ils eurent vingtans en 68. Nous

avonsfêté notre vingtièmeanniver-

saire en 81. Issusdes nocesextrava-

gantesdeMarx et Freud, ils faisaientéclater leur surmoi en grimpant sur

les barricadesd'une révolutionima-

ginaire. Nous voulions,nous, chan-

ger la vie par la voiedes urnes. Ils

voulaient incendier le monde avec

des motsde poète.Nous espérionsle

transformer avec des réformes de

structure. Ils réclamaientle droit de

jouir sans entraves. Nous revendi-

quions du travail pour tous. Ils pro-clamaient l'interdiction d'interdire.

Nous réclamionsla suppressiondu

laisser-fairecher aux ultra-libéraux.

Ils faisaient l'apologie d'un indivi-

dualismeérigéen art de vivre.Nous

reprochionsà lasociétélibéraleavan-

cée son culte de l'individu. Leur

modèle,c'était le spontanéismerévo-

lutionnaire, qu'ils interprétaientsur

le mode parodiquedansles amphi-théâtres de la Sorbonne. Notre

emblèmeà nous,c'était la forcetran-

quille d'un slogan publicitaire. Ils

s'adonnèrent à l'ivresse métaphy-

sique d'un Grand Soir estudiantin

qui fut commeune adolescencepro-

longée.Nous fûmes, nous, sevrésde

nos illusions avant même d'avoir

atteint l'âge adulte. Notre Cohn-

Bendit à nous, c'était un politicien

madréde la 7V Républiqueconverti

au socialismeà un âge où d'autres

prennent leur retraite. Nos barri-

cades,c'étaient des bureauxde vote.

Notrepart!, la vieilleSFIO rafistolée

pour les besoinsde la cause.Enfants

gâtés du baby boom, ilsformaientla casteinsouciantedesprivilégiésde

la croissance.Rejetonsdes « trente

glorieuses», ils bénéficiaientd'une

richessepour laquelle ils affectaientle plus profond mépris, faute sans

doute d'en voir le caractère uniquedans l'Histoire. Ces nantis de la

prospérité occidentale étaient les

héritiersd'une génération meurtrie,cellede la SecondeGuerremondiale.

En avaient-ilsseulementconscience?

Nul ne le sait. Mais ils agissaientcommesi la chance accordéeà leur

génération leur conférait le droit

inaliénablede vomir leurs aînés. La

société qui les accueillait en leur

sein, ils la maudissaient commeun

adolescentboudeurrejettel'affectiond'une mère envahissante.Mais, au

mêmemoment,la sécuritédu lende-

main leurpermettaitde donner libre

courstous lesexcès.Dès lorsqu'ilsdemeuraient verbaux, qui se serait

souciéd'une telleeffervescencejuvé-nile? Aprèstout, on leur pardonne-rait aisément leur effronterie,

puisqu'ellene portait à conséquence

Page 71: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ni pour eu~-mêmes, ni pour les

autres.

Nous n'eûmes pas l'occasion,

quant à nous,de goûterceprivilège.Non que le sort qui nous était im-

parti en cesannées 80 eut été impi-

toyable. Mais si nos ambitions

n'étaient pas moins pures, elles

étaient forcément plus prosaïques.Nous n'étions pas assez naifs pour

confondre François Mitterrand et

LéonT)'oM~.Nous aspirionségale-ment à des changementsradicaux,

tout en sachant qu'ilsétaient impos-sibles.Notre révolte? Entre le prin-

cipe de plaisir et le principe de

réalité, elle dut très vite choisirson

camp.L'emphaserhétoriquene nous

était pas inconnue,et nous n'avons

pas répugné,nous non plus, à nous

soûlerd'idéologie.Lecaliceenivrant

des lendemains qui chantent, nous

l'avonsbu jusqu'à la lie. On se sou-

vient encore de ceux qui voulaient

rompreavec le capitalismeen trois

semaines et faire tomber les têtes

récalcitrantes.Mais avons-nouscru

un seul instant à ces billevesées?

L'eussions-nousfait que la réalitése

fût chargée de nous déniaiser. Si

nousavonsfeint de croireà la fable,c'est en raison des vertus mobilisa-

tricesque nous lui prêtionsgénéreu-sement. Ce fut au demeurant notre

principaleerreur avoirtransposéen

ces temps de crise profondele lan-

gage qui convenait aux prospérités

insatisfaites.Aveuglesaux mutations

en cours, nous n'avons pas perçuimmédiatement l'inadéquation de

nos schéma.!de pensée.Mais l'his-

toire ne nous a pas autorisé bien

longtempsà perpétuercetteméprise,et la désillusion fut d'autant plus

brutale. Certes, la France a connu

desmomentsplusdramatiques.Mais

la crisedesannées80 a cecideparti-culierqu'elleconstituedepuislorsun

horizonindépassable.La vérité,c'est

donc que notre génération a été

promptement rattrapée par le réel.

Cen'estpas la révolution~ut estper-manente, c'est la crise. Et notre

avenirs'est inscrit,d'emblée,dans le

trounoir de nosespérancesdéfaites.Lessoixante-huitards? Ceuxque

nousconnaissonssontdevenuspubli-

citaires,journalistesoupoliticiens.Ils

ne sont pas moins conformistesqueles autres, mais ils ne sont pas plus

cyniques. La communication est

devenue leur métier parce qu'elleétait leur vocation.Ets'ilsont réussi,

c'estqu'ils ont tôtfait l'apprentissagedu verbe, bénéficiant d'une libéra-

tion de la parole qui demeure

l'acquis essentielde la période.Les

orateurs prolixes des Assemblées

générales estudiantines ont excellé

dans le domainede prédilectionquiétait le leur le mondedesformes.Faut-il leur en faire grief? A défautd'un mondenouveau,toutecetteagi-tation aura du moinsaccouchéd'un

style.A défautd'une politique,d'une

esthétique.Et faute de réaliserune

grande ambition collective,Mai 68

aura été le creusetd'ambitionsindi-

viduellesqui n'en sontpas illégitimes

pour autant. Je dirai même grandbien leur fasse. Mais nous avons,

nous, le droit de ne pas nous sentir

concernés.Car le récit de la gesteétudiantede nos aînésnousconvieà

une nostalgiepar procurationinapteà nousfaire vibrer.Quels quesoient

leseffortsque nousconsentionspouren humer l'atmosphère,il exhaleun

Page 72: Edith Stein - l'Histoire en Secret

parfum d'étrangetéquifait sonchar-

me, mais ne lui confèreaucun pres-

tige.Enigmatiqueet lointain, 68 est

pour ma génération un non-événe-

ment par excellence nousn'y étions

pas, et n'en éprouvonsaucun regret.Entre lui et nous,il n'est pas defilia-tion qui tienne, ni de reconnaissance

de dette possible nous sommes la

non-génération. L'extravagance de

cette révolutionpour rire nous laisse

rétrospectivementfroids. Convenons-

en la célébrationde ce trentenaire

ne suscitechez nom qu'une indiffé-rence légèrement teintée d'ironie.

Mais ce n'est pas seulement parce

que l'événement s'est déroulé sans

nom et n'a aucune résonanceaffec-tive.C'estsurtoutparcequ'il nousest

inappropriable, et parce que notre

époque appelle des révoltes plusmatures.

Page 73: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Centre Départementdu développement

Georges-Pompidou culturel

Table ronde:

A quoi servent les revues, aujourd'hui ?

Lundi 15 juin 1998, à 19 h 30

Tipi/piazza

Organisé avec l'Association Ent'ra~ La Revue des Revues

et la collaboration de J7MEC.

avec:

Lothar BAIER,Olivier CoRpET,Antonin LiEHM,le Père Henri MADEUN,

Michel SuRY~

Les revues vivent, nul ne l'ignore, une existence toujours précaire et

menacée. En France, par exempte, les revues sont loin de bénéficier des

tirages et de l'audience qui étaient les leurs au lendemain de la

Libération quand les grands médias se faisaient naturellement l'écho

de leurs audaces ou de leurs querelles.

Pourtant, malgré les difficultés, le monde des revues demeure le lieu

d'élection des forces vives de la culture, l'instrument de prédilection de

la création littéraire et de la diffusion des idées.

Entréelibredanslamesuredesplacesdisponibles

Pour toutes informations

au Centre Georges-Pompidou 01 44 78 42 40

à Ent'revues 01 47 03 40 03

Page 74: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes M. rue d'Assis 75006 Pari! Juin )996 ? 3886

PHILIPPE BRETON

Plaidoyer

pour une nouvelle rhétorique

Lesnormesduconvaincredans l'espace public

N

Cet article pose la question de la pertinence de l'existencede

normesdu débat dans l'espacepublic,dans un contexteoù les manipu-

lations dela parolesont nombreuses,en tousdomaines. Il est l'occasion

de rappelerque la disparitionde la rhétorique commedisciplinea privé

notre cultured'un creuset,justement, de tellesnormes,c'est-à-dired'un

lieu où i'ethtque et les techniques,dans le champ de la parole et de la

communication,pouvaientêtre confrontées.

entend ici par débat dans l'espace public. Nos sociétés

démocratiques occidentales organisent en leur centre, dans

la reproduction de la geste grecque, un espace public per-

manent où se rencontrent les idées et les hommes, en

dehors de leurs structures de vie habituelles, notamment

privées et familiales. Toutes sortes de questions et de pro-

positions y sont discutées, d'ordre politique, social, com-

mercial. On cherche à se convaincre mutuellement aussi

bien de partager des valeurs que d'adopter des comporte-

ESSÀ)1

PRÉCISONStout d'abord ce que l'on

Page 75: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ments. C'est le monde de la politique, des débats de

société, de la publicité et de la communication. Lesdébats

y sont menés essentiellement sur deux registres discursifs,l'un consacré à l'information, l'autre au convaincre. Les

médias ont pris une place progressivement importante,voire dominante, dans ce vaste forum permanent. Ils ten-

dent à acquérir le monopole de la circulation des énoncés

visant à informer et à convaincre.

Les éléments de ce décor, bien connu par ailleurs,étant posés, nous pouvons revenir à notre question princi-

pale, celle des normes. L'obstacle à toute réflexion sur ce

point concerne la pertinence même de cette question. Elle

est déniée par ceux qui considèrent que toute norme dans

ce domaine constitue une limitation intolérable par rap-

port à un idéal de l'espace public où la parole circulerait

sans aucun frein.

Pouvoir tout dire ?

Un espace public démocratique serait un lieu où,

par définition, on pourrait et devrait pouvoir tout dire et de

n'importe quelle façon. La liberté d'expression la plusabsolue serait la norme ou, plutôt, elle serait l'antinorme

par excellence. La déontologie médiatique s'arc-boute sur

cette exigence d'une liberté d'expression absolue, dont la

moindre exception menacerait l'ensemble du système.L'alternative est la suivante ou l'on est en faveur de la

liberté d'expression (donc sans limite), ou l'on est du côté

de ceux qui veulent la limiter, l'asservir,bref, du côté des

dictatures et des régimes non démocratiques.Le tout s'appuie sur une valeur-clé du monde

moderne la transparence. Au nom de cette valeur, tout

doit pouvoir être su et dit. La primauté de cette valeur

s'accompagne d'une extension de la sphère publique qui

gagne sur le domaine privé, dont des pans entiers doivent

désormais être accessibles au regard public, au nom du

droit à l'information conçu comme sans limite.

Dans l'esprit de ceux qui en sont les promoteurs les

plus ardents, la liberté d'expression serait menacée à l'inté-

rieur même des démocraties au moins dans trois

domaines la régulation du langage par l'implicite du poli-

tiquementcorrect;l'existence de groupes sociauxcomme les

sectes; la volonté toujours aux aguets des Etats de s'ingérerdans le travail des médias.

Page 76: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Lepolitiquement correct, réalité nord-américaine parailleurs assez insaisissable, constituerait une sorte de policedu langage et surtout du lexique, contraignant normative-

ment à renoncer à certains termes et à en utiliser d'autres

(ainsi, on ne parlerait plus des hommes mais des hommes

et des femmes, pour que le mot ne soit plus le vecteur d'un

sexisme inégalitaire). Les sectes constitueraient autant de

lieux publics où l'individu serait privé de liberté d'expres-

sion, conditionné psychologiquement dans sa liberté de

pensée et contraint de voir le monde autrement qu'il n'est.

Enfin, les gouvernements et les Etats seraient en permanen-ce tentés d'utiliser leur pouvoir régalien pour imposer une

limitation de la totale liberté d'expression que garantissentles médias. L'ingérenceconstituerait ici une menace perma-

nente, qui n'attend que l'occasion pour s'actualiser.

L'irruption des nouvelles technologies de communi-

cation et de réseaux a prolongé les débats sur ces questions.Certaines facilités techniques, comme la circulation trans-

frontières des informations via Internet, ont été utilisées

pour renforcer le point de vue qui valorise une totale

liberté d'expression par delà les frontières et les législationsdes Etats. Lediscours d'accompagnement et de valorisation

des nouvelles technologies de communication est l'un des

principaux vecteurs qui privilégient le libéralisme le plustotal dans la circulation de la parole.

En résumé, la doxaen matière de parole dans l'espace

public est que celle-ci doit être totalement libre, au risquene pas l'être du tout. Dans ce domaine, comme dans

d'autres, il est donc interdit d'interdire. Aucune norme ne

régulerait la parole, et la situation actuelle y compris la

volonté de supprimer les trois exceptions notées plus haut

(le langage politiquement correct, les pratiques des sectes

et la menace de la censure étatique) devrait être main-

tenue en l'état.

Le propos de cet article est de montrer, d'une part,

que ce point de vue est étonnamment abstrait, car, dans la

réalité, la parole, comme sa circulation dans l'espace

public, est réglée par un jeu de normes implicites et de

contraintes fortes, et, d'autre part, qu'un tel point de vue

celui qui privilégie la liberté d'expression, au détriment

d'autres libertés tout aussi fondamentales porte peut-être, paradoxalement, une menace sur la liberté de parole

qui est au fondement de nos démocraties.

Page 77: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Les normes de la liberté d'expression

Il est difficile de soutenir qu'il n'y a pas de normes

dans l'espace public du point de vue de la parole. La plu-

part des législations dans les pays occidentaux limitent la

liberté d'expression dans un certain nombre de cas, qui,

tout en étant bien précis, n'en rejaillissent pas moins sur

l'ensemble des débats. En France, la loi dite loi Gayssot, du

nom du député communiste, maintenant ministre, qui l'a

rédigée et proposée, réprime, entre autres, tout propos dit

révisionniste. Dire dans l'espace public que les camps

d'extermination n'ont pas existé pendant la dernière guerre,

que ces camps étaient, par exemple, de simples camps de

détention ou de travail, ou que les chambres à gaz n'ont

jamais existé, est une parole qui rend son auteur passible

d'une inculpation et d'une condamnation. De même pourles propos ouvertement racistes et xénophobes. Rappelons

que l'adoption de cette loi n'a pas été simple et a suscité de

nombreuses résistances au nom de la liberté d'expression.

Certains sites sur Internet, appartenant pourtant à des per-

sonnes peu suspectes de sympathie avec de telles idées,

abritent volontairement des messages révisionnistes, afin

que cette liberté soit garantie d'un contexte de censure.

Ces bornes de la parole ne sont pas négligeables, car

on peut supposer que, si elles n'existaient pas, un certain

nombre de débats politiques seraient de nature différente.

Elles obligent ceux qui souhaitent les franchir à des contor-

sions linguistiques peu pratiques, comme, par exemple,

l'affirmation que les camps, et tout ce qui s'y passait, étaient

un « point de détail » dans l'ensemble du conflit, ce qui

conduit à nier qu'il s'y soit déroulé quelque chose d'impor-

tant. Encore peut-on considérer, dans ce cas, que ce propos,

par extension, peut tomber sous le coup de la loi Gayssot.

Impossible, également, de diffamer autrui sans que

la justice risque de s'en prendre à ceux qui se livrent à un

tel exercice. Ainsi, croyant, au nom de la liberté d'expres-

sion, pouvoir faire d'une simple hypothèse une affirma-

tion, les deux journalistes ayant soutenu que deux anciens

ministres avaient commandité l'assassinat du député Yann

Piat, se sont retrouvés face à la justice et leur livre fut em-

pêché de diffusion. Cette norme juridique, qui frappe de

plein fouet l'exercice de la parole, oblige à référer tout pro-

pos sur autrui à un minimum de preuves.

Page 78: Edith Stein - l'Histoire en Secret

De même pour la publicité, dont les messages sont

encadrés par l'impossibilité du mensonge flagrant ou de

toute posture qui nuirait à autrui. Ainsi, la campagne

publicitaire de l'Italien Benetton, qui montrait (enautomne 1993) des parties nues de corps humains mar-

quées du tampon « HIVpositive »,a été condamnée par la

justice française, au motif suivant « En prenant le risquede lancer, dans un domaine sans lien aucun avec leurs acti-

vités commerciales, une campagne publicitaire ambiguë,

qui laisse la place à des associations d'idées nuisibles aux

personnes dont la souffrance se révèle exploitée d'une

façon provocante, les sociétés défenderesses ont commis

une faute ouvrant droit à réparation, au profit de ceux quien ont souffert (décision d'une Cour d'Appel française, le

28 mai 1996).

La régulation implicite

Lesnormes juridiques ne sont pas les seules à enca-

drer la liberté d'expression. Un certain nombre de normes

sociales, implicites régulent les débats. Dans les affronte-

ments verbaux auxquels se livrent régulièrement, dans les

médias, les hommes politiques, la courtoisie, sans être une

pratique constante, n'en est pas moins une valeur norma-

tive de référence. Celle-ci est d'ailleurs en décalage avec les

pratiques verbales, volontiers insultantes ou brutales, quicaractérisent les débats hors caméra ou hors micro, à

l'Assemblée Nationale, par exemple.De même, le renoncement à l'emploi systématique

et grossier de la manipulation, dans le but de l'emporter à

tout prix sur son adversaire, semble être la norme d'une

partie de la classe politique. D'une façon générale, tout ce

qui donne l'apparence d'une véritable discussion à un

débat médiatisé est la norme, même lorsque celle-ciest une

rhétorique superficielle visant surtout à affirmer que, soi-

même, on l'observe, contrairement à son interlocuteur,comme l'illustre le « Je ne vous ai pas interrompu »,désor-

mais lieu commun.

Le recours à ces normes du discours n'est pas seule-

ment une limitation, au sens où un certain nombre de

paroles ne peuvent pas être dites (même si on les pense et

qu'on les exprime dans l'espace privé). Il rend possible (cepoint est rarement souligné) un certain nombre de débats

qui, autrement, auraient tourné court. L'insulte, par

Page 79: Edith Stein - l'Histoire en Secret

exemple, est souvent un raccourci qui, s'il ne peut pas être

emprunté, contraint à un minimum d'explication. On

remarquera également que ces normes, notamment lors-

qu'elles sont juridiques, font référence à un double niveau,

celui d'une violence infligée à autrui (la Loi, on le sait,

dépossède les particuliers de l'exercice de la violence, y

compris verbale) et celui du recours à la vérité comme réfé-

rent. C'est à la fois parce que les camps d'extermination

sont une réalité attestée par les témoins et les historiens et

parce que la négation de leur existence porte atteinte aux

victimes directes ou indirectes, qu'une parole négationniste

est légalement condamnable.

De même, ici (bien que les deux exemples ne soient

pas dans leur contenu comparable), pour la publicité de

Benetton, qui est injustifiée dans son contenu car il n'y a

pas de rapport entre le message et le produit vendu et

qui porte atteinte à une catégorie particulière de la popula-

tion, les personnes séropositives. Même dans le registre des

normes du langage non juridiques, ce double recours est

présent. Sont théoriquement bannis de tout débat public à

la fois le mensonge et la violence verbale.

On remarquera que les normes juridiques, dans le

domaine de la parole, s'intéressent généralement très peu

aux méthodes du discours, pour privilégier plutôt leur

contenu. On peut condamner une parole pour ce qu'elle

exprime (un propos raciste, par exemple), pour la blessure

psychologique et morale qu'elle peut provoquer, ou pour

un rapport trop contradictoire avec les faits (dans le cas de

la publicité mensongère), ou avec la vérité historique (dans

le cas du négationnisme). Mais jamais on ne juge sur un

plan juridique les procédés manipulatoires en tant que tels.

Utiliser dans un débat public un amalgame, aussi manipu-

latoire soit-il, ou un énoncé désinformateur, même s'il

viole des normes implicites, ne rentre dans aucune caté-

gorie juridique connue.

La manipulation de la parole

Or, malgré l'existence de ces normes qui régulent

actuellement l'usage de la liberté d'expression, les abus

dans ce domaine sont nombreux et variés. Trop souvent, la

liberté d'expression est utilisée pour manipuler autrui.

Cette manipulation est à la fois une violence dissimulée

comme telle et une inflexion trompeuse des faits. De nom-

Page 80: Edith Stein - l'Histoire en Secret

breux textes 1 ont décrit avec précision les techniques de

manipulation et leurs nombreux usages en politique, dans

la publicité et la communication, dans le monde du travail

où fleurissent depuis peu de curieuses techniques de com-

munication interne et de gestion des ressources humaines.

Le recours massif et permanent aux manipulations cogni-tives ou affectivesdans le domaine du convaincre, s'est

poursuivi bien après la fin de la guerre froide.

L'hypermédiatisation des débats a infléchi la parole

politique à laquelle on a commencé, dès la fin des années

cinquante, à appliquer les règles du marketing et de la

publicité classique. Comme le remarquait à l'époque Vance

Packard, un des témoins privilégiés de cette transfor-

mation « En quelques brèves années, dont l'apogée fut la

campagne présidentielle de 1956, les conseillers en

communication politique effectuèrent des changements

spectaculaires dans les caractéristiques traditionnelles de la

vie politique américaine. Ils y réussirent en s'inspirant des

idées de Pavlov et de ses réflexesconditionnés, de Freud et

de ses images du père, de Riesman et de son idée de conce-

voir les électeurs américains modernes comme des specta-teurs-consommateurs de la politique, de Batten, Barton,

Durstine, Orbon et de leur science publicitaire 1.

La remontée, dans la plupart des pays occidentaux,des courants d'extrême-droite a, elle aussi, infléchi la

nature des débats politiques. On y a vu refleurir un certain

nombre de techniques manipulatoires, notamment l'amal-

game, utilisé pour défendre les thèses xénophobes.L'influencecroissante des partis d'extrême-droite a entraîné

dans son sillage le recours à de telles techniques par des

hommes politiques n'appartenant pas à cette mouvance,mais qui utilisent ces méthodes pour se concilier un élec-

torat infidèle. Sous la conjonction de ces deux facteurs

(hypermédiatisation du débat politique et présence active

de l'extrême-droite), les normes implicites qui limitaient le

recours à la manipulation dans l'espace public servent de

moins en moins de référence en politique.

Une partie non négligeable des messages publici-taires, ou même de la communication institutionnelle, uti-

lise, quand on y regarde de près, de véritables méthodes

manipulatoires de l'opinion. Pour ne prendre que cet

exemple, la publicité, directe ou indirecte, pour le tabac,

1. Par exemple, SergeTchakhotin~L~Vto~~

foules par la propagandepolitique,Gallimard, 1952;et Vance Packard, La Per-

suasion clandestine, Cal-

mann-Lévy, 1963.

2. Voir notre ouvrage, La

Parole manipulée, La

Découverte, 1997.

3. Vance Packard, op. cit,

p.170.

Page 81: Edith Stein - l'Histoire en Secret

depuis les années cinquante, relève presque entièrement de

la manipulation mise en oeuvre consciemment, et de façon

organisée, par les publicitaires et certains universitaires qui

leur ont prêté main forte. Dans ce domaine, il n'y a pas de

norme qui vaille, l'important étant, d'une part de contre-

carrer toute incitation contraire à l'acte de fumer, même

lorsque celle-ci est d'ordre médical, d'autre part de stimuler

la consommation la plus large possible, y compris en direc-

tion de populations de plus en plus jeunes. En commu-

nication aussi, certaines normes ont été laissées de côté. Le

vaste secteur de la fabrication des réputations, celui qui

consiste, par exemple, à fabriquer l'image d'une entreprise

ou d'une région, ne dédaigne pas de recourir à des tech-

niques de déformation et de recadrage qui relèvent plus de

la manipulation que de l'argumentation.

Dans ces deux domaines, publicité et communica-

tion, les pratiques n'ont pas énormément varié depuis

l'après-guerre, et les normes n'y ont jamais été très fortes.

Le changement vient de ce que la publicité, dans son

ensemble, assez largement critiquée et analysée dans ses

aspects manipulatoires pendant longtemps, est actuelle-

ment plutôt valorisée. Certains sociologues y voient désor-

mais un « pouvoir sans conséquence » (Gilles Lipovetsky).

Ses techniques sont pourtant les mêmes et son impact est

globalement croissant. Si la publicité rencontre certains

freins à son influence, ils sont souvent liés à la raréfaction

des ressources affectées par les ménages à la consomma-

tion, du fait de la crise sociale et économique. Le domaine

des relations de travail est, lui aussi, largement irrigué par

de multiples techniques inspirées de méthodes comporte-

mentales assez largement manipulatrices' (comme, par

exemple, la PNL Programmation neuro-linguistique).

La liberté de réception

La caractéristique majeure des techniques de mani-

pulation de l'opinion est, comme l'ont remarqué tous les

spécialistes de ces questions', qu'elles limitent la liberté de

l'auditoire. Elles sont conçues à l'inverse des techniques

d'argumentation, afin de priver cet auditoire du choix

d'adhérer ou non à ce qu'on lui propose. Nous sommes

donc dans un cas de figure très particulier, où, à une

intense liberté d'expression, correspond une très faible

« liberté de réception ». Lorsqu'elle n'obéit que très peu à

4. Yves Winkin, Elé-

ments pour un procès de

la PNL», MâdiAnalyses,n° 7, septembre 1990,

p. 43 50.

5. Voir la revue bibliogra-

phique faite par Robert-

Vincent toute et

Jean Léon Beauvois, Petit

Traité de manipulation d

l'usage des honnête gens,Presses Universitaires de

Grenoble, ]987.

Page 82: Edith Stein - l'Histoire en Secret

799

des normes, la liberté d'expression se réduit à être un

instrument de pouvoir au servicedes puissants, de ceux, en

tout cas, qui ont les moyens institutionnels ou financiers

d'influencer sans limite l'opinion. Les spécialistes de ces

techniques ne sont pas les derniers, on s'en doute, à faire

l'apologie d'une liberté d'expression sans retenue, la plustotale possible.

On soutiendra que, dans un certain nombre de cas,les publics étant adultes, les tentatives de manipulationn'aboutissent pas. Elles seraient sans conséquence. A cela

on peut répondre à deux niveaux. D'abord, on compren-drait mal que, même si l'on ne sait pas avec exactitude

comment cela marche, tant d'investissements soient faits

sans espoir de retour la publicité, la communication poli-

tique obtiennent des résultats non négligeables. Ensuite,

n'est-il pas inquiétant de constater que, effectivement, une

partie de l'opinion se protège et se détache de toutes les

entreprises de conviction qui s'adressent à elle dans l'es-

pace public? N'y a-t-il pas là les germes d'un repli sur soi

particulièrement nocif au lien social, qui aurait pour ori-

gine l'absence croissante de recours à des normes qui

garantiraient non seulement la liberté d'expression, mais

aussi la liberté de réception?

La fragilité des normes de la parole

Après avoir constaté la présence, dans l'espace

public, de normes soit juridiques, soit tacites (normes

sociales) qui régulent la liberté de parole, nous avons sou-

ligné l'importance, malgré l'existence de ces normes, du

recours aux techniques de manipulation de la parole. Le

paradoxe est ici que l'excroissancede la liberté d'expressionsans contrepartie que constituerait la garantie d'une

véritable liberté de réception vient limiter gravement la

liberté de parole.Cette notion est ainsi conçue comme une valeur

plus vaste et plus essentielle, qui inclut l'ensemble des par-tenaires dans un schéma de communication où chacun est

appelé à jouer un rôle actif et responsable; il faut y ajouterici, bien que cela n'ait pas encore été mentionné, la ques-tion de la liberté de médiation, qui ne se confond pas avec

la liberté d'expression, tout en pouvant contribuer à la

garantir.

Page 83: Edith Stein - l'Histoire en Secret

D'où vient que les normes de la parole dans l'espace

public soient finalement si fragiles et ne constituent pas,

en tout cas, un rempart suffisant face aux tentations et aux

pratiques de la manipulation? On trouvera sans doute des

éléments de réponse dans l'exaltation contemporaine

d'une valeur devenue de plus en plus centrale tout au long

du xx' siècle, l'efficacité et son corollaire, le pragma-

tisme. Transposé dans le domaine de la parole pour

convaincre, le souci d'efficacité fait préférer le recours à des

techniques de raccourci, d'évitement du détour argumen-

tatif, de la mobilisation de tout ce qui permet d'obtenir un

résultat immédiat, sans le risque que l'auditoire puisse être

tenté par un choix alternatif. Il est souvent plus efficace, au

moins à court terme (mais ne sommes-nous pas dans une

civilisation de la vitesse et du court terme?), de manipuler

que d'argumenter.

Une autre cause de cette fragilité des normes est l'in-

tense division du travail qui caractérise le domaine du

convaincre (avec, notamment, l'émergence de multiples

professions dans la communication), qui a pour effet de

déresponsabiliser les différents intervenants d'une chaine

de plus en plus longue celui qui rédige le message n'est

que rarement celui qui devra l'assumer, encore moins celui

qui sera chargé de le transmettre.

La nécessité d'une nouvelle rhétorique

Mais l'absence d'influence des normes de la parole

nous renvoie, peut-être plus fondamentalement, à l'absence

dans notre culture d'une discipline qui articulerait entre

eux le niveau des techniques de la parole et de la commu-

nication et le niveau éthique des conditions de leur

emploi. Il nous faut renoncer, en effet, à l'idée d'un monde

qui serait globalement menteur et intentionnellement

manipulateur. Constater la présence de nombreuses tech-

niques de manipulation dans l'espace public renvoie le

plus souvent à une incompétence et à une méconnaissance,

plutôt qu'à une volonté délibérée (qui existe pourtant,

dans un certain nombre de cas).

La faiblesse des normes tient plutôt, dans ce do-

maine, au manque évident d'articulation entre technique et

éthique. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer le com-

Page 84: Edith Stein - l'Histoire en Secret

portement des nombreux jeunes, fraîchement sortis

d'écoles de commerce ou de communication, mettre en

oeuvre parfois sans limite une culture du convaincre forte-

ment teintée de pratiques manipulatoires, qu'ils n'ont, le

plus souvent, pas même conscience d'utiliser.

On n'insistera pas assez, dans cette perspective, sur

les dégâts majeurs commis dans notre culture et nos pra-

tiques du débat public, qui sont associés à la disparition de

la rhétorique de nos programmes d'enseignement et, d'une

façon plus générale, de notre horizon intellectuel. Bien sûr,la rhétorique classique, celle qui a disparu du lycée et de

l'université en 1902, s'était largement dégradée. Ellen'était

plus, pour l'essentiel, qu'un art oratoire vain, articulé sur

des figures de style plutôt que sur l'apprentissage de rai-

sonnements pour convaincre. La leçon aristotélicienne

avait été en partie oubliée. Mais la rhétorique n'en consti-

tuait pas moins le cadre idéal de son propre renouvelle-

ment, qu'appelait le développement tous azimuts, des

pratiques du convaincre au xx*siècle.

La rhétorique constituait surtout le cadre unique où

peuvent s'articuler, comme Aristote et les grands profes-seurs de rhétorique de l'Antiquité l'avaient fait, une éthiqueet une pratique de la parole. Sans cette articulation, le

règne de la sophistique est sans limite, ce que, hélas, nous

constatons aujourd'hui. Tout appelle donc l'émergenced'une nouvelle rhétorique, dont certains auteurs ont déjà

jeté les bases 6, seul creuset possible pour refondre les

normes de la parole dans l'espace public, de telle façon quela liberté de chacun puisse être garantie.

PHtUPPEBRETON*

Chercheur au CNRS; auteur, notamment, de L'-Ar~umcn~tttondans communt-

catton. La Découverte, t996, et L~ Parole manipulée, La Découverte, 1997.

6. Voir, par exemple, Ch.Perelman, L. Olbrechts-

iyteca,~ttedfi'~M-mentation, la nouvelle

r~tcnquc.Ed.det'Uni-versité de Bruxelles, 1970.

Page 85: Edith Stein - l'Histoire en Secret
Page 86: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris Juin !998 ? 3886

RELIGIONS ET SPtRtTUAUTÉS

Edith Stein

L'histoireensecret

MARCUERfTE LENA A

.LjDrm STEtNa été une âme de silence. Elle

n'aimait pas parler d'elle-même et savait fort bien faire la diffé-

rence entre ce qui relève de l'ordre du discours et ce que doit pro-

téger le silence. A son amie Iledwige Conrad-Martiu's qui

l'interrogeait sur sa conversion, elle répondit Mein Geheimnis

gehort mir, « mon secret est à moi ». Pudeur? Pas seulement, si

l'on en croit les développements ultérieurs qu'elle fait, dans La

Science de la Croix, sur « le sanctuaire fermé de l'âme, qui « est en

même temps le lieu de sa liberté » et auquel nul ne saurait avoir

accès par voie de connaissance théorique. Car en ce for intime

« Dieu lui-même a élu domicile et « nous devons admettre que

les anges gardent avec un saint respect le sanctuaire fermé ». De

quel droit, dès lors, l'ouvrir?

Or, ce qu'Edith Stein écrit ainsi de l'intériorité spirituelle où

se joue l'histoire en secret de chaque homme, où s'est jouée la

Page 87: Edith Stein - l'Histoire en Secret

sienne lorsque, après une longue et douloureuse maturation inté-

rieure, elle se tourna vers le Christ, vaut également de l'histoire

universelle. Elle aussi a un point aveugle, rebelle aux investi-

gations positives comme aux systématisations spéculatives, où se

décide le destin collectif de nos libertés. C'est même peut-être un

des traits saillants de notre siècle que d'avoir, face à ce point

aveugle, réduit au silence les philosophies triomphales de l'His-

toire. Peut-on dire, pour autant, qu'en cet abîme creusé par la

liberté des hommes dans la trame sensée de l'histoire, « Dieu lui-

même a élu domicile ? Peut-on soutenir le poids de cette affir-

mation lorsque l'abîme s'appelle Auschwitz?

A ce silence d'Auschwitz, la mort d'Edith Stein fut livrée. Le

9 août 1942, elle y disparaissait, une parmi un million six-cent

mille victimes, de la mort absurde, industrielle et anonyme de

tout un peuple. De l'événement ultime de sa mort, pas plus que

de celui de sa conversion, nous ne saurons rien. Une trace abolie

sur le sable de l'Histoire.

Ce silence pose d'emblée un interdit sur toute tentative de

récupération ou de rejet de la figure d'Edith Stein, en deçà

du lieu où elle se tient et où elle nous entraîne. Sa canonisation,

annoncée pour juin dernier, fut différée par respect pour la

conscience juive, qui risque de percevoir cette reconnaissance

solennelle de l'Eglise, et le titre officiel de martyre conféré à Edith

Stein, comme une mise à part arbitraire de cette femme par rap-

port aux millions de victimes anonymes, et qui redoute à juste

titre les abus d'une théologie de l'expiation ou de la substitution.

Cette canonisation a été finalement décidée pour octobre 1998.

Réjouissons-nous en, mais ne nous hâtons pas de poser sur Edith

Stein une étiquette, fût-elle en forme d'auréole. Laissons-nous

mener en ce lieu de la Croix, gond et pierre d'achoppement de

l'histoire universelle comme de nos histoires singulières. C'est le

lieu du scandale, de l'homme défiguré, du Verbe fait cri et silence,

de la division et de la dispersion. Mais quiconque est mené à

l'ombre de la croix, comme il en fut pour Edith Stein, et laisse

« symboliser » toutes ces choses en son coeur, comme le fit Marie,

voit se lever, sur les deux peuples convoqués là, une unique et

indivisible lumière; « Le traducteur est comme une vitre qui laisse

passer toute la lumière, mais qu'on ne voit pas elle-même », écri-

vait Edith Stein encore adolescente. Sa vie et sa mort, si directe-

ment et douloureusement affrontées au texte le plus obscur de

notre siècle, ont peut-être reçu mission de le traduire, non en

mots mais en lumière.

Page 88: Edith Stein - l'Histoire en Secret

LETRAVAILDE LAVÉRITÉETLASCIENCEDE LACROIX

Peut-on encore penser après Auschwitz? Mais comment ne

pas penser après Auschwitz, comment ne pas penser Auschwitz

sans donner raison à ceux qui, là-bas, ont voulu réduire l'homme,

éteindre l'esprit? Pour célèbre et autorisée qu'elle soit, la questiond'Adorno n'est donc peut-être pas la plus pertinente. J'y préfèrel'avertissement modeste d'Emmanuel Levinas la tâche et la res-

ponsabilité les plus hautes de la pensée consistent à « prévenirl'instant de l'inhumanité ». De cette vigilance, l'intelligencecultivée de l'Europe des années trente n'a pas été capable, sauf

admirables exceptions. Aussi ne faudrait-il pas que la mort

d'Edith Stein vienne occulter son itinéraire proprement philo-

sophique. Nous perdrions ainsi la cohérence intime de sa proprehistoire sans ce travail de la pensée qui la précède, sa mort elle-

même est mutilée d'une part essentielle de son sens. Mais, sur-

tout, nous nous priverions d'un de ces rares témoins qui ont su,

au foyer même de leur pensée, avecune pénétration rare, « préve-nir l'instant de l'inhumanité ». Evoquons donc quelquesmoments de son itinéraire intellectuel, dans le seul souci d'y repé-rer les indices qui permettent de configurer sa mort selon la cohé-

rence de sa propre pensée, et qui appellent, aujourd'hui encore, la

réflexion.

Aimer la vérité

On l'a souvent souligné une constante de la vie intellec-

tuelle d'Edith Stein fut son amour de la vérité. Depuis la brillante

lycéenne de Breslau jusqu'à la jeune infirmière volontaire qui partau front, en 1914, avec en poche les Ideende Husserl et L'Odysséed'Homère, depuis le professeur du lycée dominicain de Spire

jusqu'à la carmélite consacrant les dernières heures avant son

arrestation à rédiger La Sciencede la Croix, il y a là une trame

unique, le travail d'un unique désir. « Ma quête de la vérité était

mon unique prière », écrit-elle de ses années d'adolescente, alors

qu'elle avait cessé toute pratique religieuse juive. « Voilà la

vérité »,s'exclame-t-elleen refermant, au terme d'une nuit de lec-

ture ardente, la Viepar elle-même de Thérèse d'Avila.Et Hussserl,

son vieux maître, apprenant sans vraiment la comprendre son

entrée au Carmel, en 1933, dira simplement « En elle, tout est

absolument vrai ». C'est donc à cette notion à la fois si simple et

surdéterminée de vérité qu'il faut d'abord recourir pour penserl'itinéraire intellectuel d'Edith Stein et en situer la force prophé-

tique. Car un régime totalitaire est toujours et avant tout une vio-

Page 89: Edith Stein - l'Histoire en Secret

lence et une offense faites à la vérité une erreur et un mensonge.

Dans l'Allemagne humiliée des années 20, même dans le cercle

brillant des jeunes philosophes réunis autour de Husserl, même

dans les Eglises, le discernement politique exigeait sans doute,

avant toute chose, cet humble et tenace amour de la vérité qui

était en Edith une disposition native de l'âme, avant de devenir le

lieu d'un intense travail intérieur.

La démarche phénoménologique

Travail mené au coeur de l'expérience intellectuelle de la

modernité. Car Edith Stein appartient, par sa formation, au même

horizon philosophique que Heidegger ou Sartre, Merleau-Ponty

ou Levinas. La découverte de la phénoménologie, à vingt-et-un

ans, fut sa première rencontre décisive avec l'expérience de la vérité

et le terreau de tous ses travaux ultérieurs, à commencer par sa

thèse (1916), jusqu'à ceux qu'elle consacra à Denys l'Aréopagite, à

Saint Thomas et à Saint Jean de la Croix. Elle expérimente alors la

double libération que Husserl apportait à l'Université allemande,

parallèle à celle que, peu de temps auparavant, Bergson avait

apportée à l'Université française libération par rapport à l'interdit

kantien barrant l'accès aux « choses mêmes »; libération par rap-

port au positivisme réduisant le vécu intentionnel de la conscience

à un donné factuel justiciable du même type d'enquête que les

phénomènes externes. Au contact de Husserl, Edith découvre « la

philosophie comme science rigoureuse », en un sens totalement

renouvelé du mot « science », qui fait droit à l'exigence de fonda-

tion dont les sciences positives lui paraissaient dépourvues. Elle

développe et aiguise en elle les exigences de la raison, antidote

précieux du culte de l'obscur et des dérives émotionnelles entrete-

nus par le nazisme. Mais cette ratio phénoménologique, et cette

fois contre le positivisme, est polyphonique, et ne saurait s'épui-ser dans la seule constitution du savoir scientifique, ni oublier le

sujet dans l'objet. Raison rebelle à toute réduction instrumentale,

dressée comme une sorte de veto anticipé à l'égard de toute sou-

mission aux fins de la puissance, à toute totalisation systématique

comme à toute réification du sujet. Significativement, lorsque, en

1935, Husserl, interdit de parole en Allemagne, fait à Vienne une

conférence sur « La crise de l'humanité européenne et la phéno-

ménologie », sobre manifeste de la résistance spirituelle au nazis-

me, ce sont précisément ces thèmes qu'il développe.

D'autre part, Edith Stein expérimente, dans la naïveté

seconde de la démarche phénoménologique, cette « chasteté des

Page 90: Edith Stein - l'Histoire en Secret

choses » qui libère le regard pour un accueil sans préjugé de l'être

donné. A l'école de Max Scheler, elle découvre les modalités mul-

tiformes de ce don, le jeu pluriel des visées et des horizons de la

conscience, ici encore comme une sorte de défi anticipé à

l'« homme unidimensionnel » dont Auschwitz sera la traduction

barbare. Dès lors, la pensée peut s'avancer, sans renoncer à son

exigence de fondation radicale, mais au nom même de cette exi-

gence, dans des champs inexplorés, comme ceux de la philoso-

phie de la religion et de la mystique. « Ce fut, écrit-elle, mon

premier contact avec un monde qui jusque-là m'était profondé-

ment inconnu. Il ne me conduisit pas encore à la foi. Mais il

m'ouvrit un domaine de "phénomènes" près duquel je ne pouvais

plus maintenant passer en aveugle. »

Le « phénomène de l'expérience mystique

Pendant l'été 1921, Edith lit chez son amie Hedwige

Conrad Martius l'autobiographie de Thérèse d'Avila. Depuis long-

temps, sa recherche spirituelle portait sur la foi chrétienne, mais il

faut respecter le caractère d'irruption soudaine et de mutation

radicale de l'événement qu'elle relate « Je pris un livre au hasard

dans la bibliothèque; il portait ce titre Vie de Sainte Thérèse par

elle-même. Je commençai à le lire, aussitôt je fus captivée et ne pus

m'arrêter avant de l'avoir achevé. Quand je fermai le livre, je me

dis C'est la vérité. » En Thérèse d'Avila, Edith Stein a rencontré

un « phénomène x irréductible, celui de l'expérience mystique sin-

gulière d'une âme, et elle en dégage, en bonne phénoménologue,

le sens « c'est la vérité ». Le jour même, elle achète, de manière

significative, un catéchisme et un missel vérité théorique et vérité

pratique, ou encore vérité connue et vérité priée, seront désormais

pour elle indissociables.

Mais cet accomplissement est aussi un bouleversement de

fond en comble de son univers intellectuel, qu'elle thématisera

beaucoup plus tard, de manière indirecte, en comparant la

démarche thomiste et celle de la phénoménologie. Il ne s'agit de

rien moins que d'un changement radical de point d'appui

Le point de départ absolu, Husserl le cherche dans l'immanence de la

conscience.Pour Saint Thomas, c'est la foi. Le point de vue unifiant à partir

duquel sedéploie toute la problématiquephilosophiqueet à laquelleelle renvoie

toujoursest pour Husserlla consciencetranscendantale et pour ThomasDieu et

sa relation aux créatures.

Page 91: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Nous touchons ici le noyau irréductible de la conversion

d'Edith Stein, qui ne fut pas, comme on le dit parfois trop vite,une conversion du judaïsme qu'elle avait alors abandonné

au christianisme, mais bien une conversion des horizons intellec-

tuels de la modernité, anthropocentrés, au mystère théocentriquede la personne, tel que la révélation biblique, juive et chrétienne,l'atteste. Lesystème de l'homme radicalement seul, sous l'horizon

de la Geworfenheit,tout comme la prétention de la conscience à

constituer souverainement le sens, sont mis en cause par l'expé-rience,vécue comme phénoménologiquement irréductible, d'une

intériorité visitée par le Dieu vivant et appelée à devenir sa

demeure. Comme l'a bien vu Etty Hillesum, une juive qui ne

devint pas chrétienne, cette demeure préservée de Dieu jusquedans l'horreur des camps est le démenti le plus vigoureux apportéà leur entreprise. Car ce qui crut triompher à Auschwitz, ce fut le

système de la finitude, de l'homme réduit à son être-là naturel,d'où l'absolue négation de l'identité juive, surnaturelle dans sa

naturalité même. Et ce qui peut triompher d'Auschwitz, c'est

seulement une pensée de l'homme plus grand que l'homme, de la

personne singulière non totalisable, non déterminable, nommée

par Dieu.

Traductions

Dès lors, tout le travail philosophique d'Edith Stein, pour-suivi jusqu'à l'intérieur du Carmel, va consister en une tâche de

traduction, dans laquelle elle met en œuvre l'intuition de ses

années d'adolescence quant à la précision, la transparence et

l'oubli de soi qu'exigepareille tâche.Traduction au sens littéral du

terme, de textes de Saint Thomas et de Newman; mais traduction

en un sens plus large et plus décisif, lorsqu'il s'agit de faire com-

muniquer des univers intellectuels procédant de points de départdifférents et mettant en oeuvredes outillages conceptuels hétéro-

gènes. Edith Stein a cru à la capacité de la pensée chrétienne la

plus traditionnelle de se laisser affecter par la modernité philo-

sophique et de l'affecter en retour. Elle a entrepris ce dialogue à

partir de la formation qui était la sienne et de la forme de tradi-

tion philosophique catholique qui lui était proposée, à un

moment où l'Allemagne connaissait un brillant renouveau des

études thomistes. Elle a compris d'emblée que le drame de la pen-sée européenne résidait dans la scission entre une foi chrétienne

souvent restée en marge des défis et des acquis de la pensée

contemporaine, et une pensée séculière privée de l'instance cri-

tique que représente cette foi.

Page 92: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Il fallait donc traduire à nouveaux frais l'homme dans la

langue de la foi et traduire le don de Dieu dans la langue de

l'homme; en se donnant résolument et humblement à cette

double tâche et en centrant toute sa pensée philosophique sur la

catégorie de la personne, Edith Stein allait au coeur du défi. Car

Auschwitz fut le monstrueux produit de décomposition d'une

rationalité mutilée et aveugle mutilée de sa longue mémoire

d'alliance avec la foi chrétienne et devenue insensible à l'altérité

d'autrui comme à celle du Tout Autre; aveugle à ses propres fins

dans l'ivresse de la maîtrise technique des moyens. Aux heures

graves du nazisme, « prévenir l'instant de l'inhumanité », c'était

refuser la démission de la raison autant que son déni passionnel.

C'était, en rigueur de termes, raison garder.

Mais il vient toujours une heure où la connaissance

d'entendement et où la raison elle-même, fussent-elles travaillées

du dedans par la foi, défaillent. Aucune synthèse théologique

n'est capable, pas plus qu'une synthèse philosophique, d'englober

Auschwitz sous ses concepts. Ici cesse le chemin. Bien avant d'en

mourir, Edith Stein a su ces choses et en a vécu. Dans l'intro-

duction de son livre, La Science de la Croix, elle s'explique sur le

sens qu'elle confère ici au terme de science

On ne parle pas ici de scienceau sens courant, on ne pensepas à une

pure théorie [.] On pense certes à une vérité connue, mais cette vérité est

vivante, existentielle,féconde elle ressembleà une semencejetée dans l'âme.

Elley prend racine, y croît, y met son empreinte,en imprègnel'agir et le faire, à

tel point qu'elle rayonneà traverstout et se fait reconnaître.

Le « logos » de la Croix

N'oublions pas que la « science ici décrite a pour objet la

Croix; il faut donc en reprendre tous les termes en les appliquant

à cet objet la Croix a été, dans la pensée et dans la vie d'Edith

Stein, cette semence jetée dans l'âme qui a peu à peu tout envahi.

Semence jetée alors qu'Edith, encore étudiante, s'étonne de la séré-

nité surnaturelle avec laquelle son amie Anna Reinach accueille la

mort de son mari, tué au front « Ce fut, écrit-elle, ma première

rencontre avec la Croix, avec la force divine qu'elle confère à ceux

qui la portent. Pour la première fois, l'Eglise, née de la Passion

du Christ et victorieuse de la mort, m'apparut visiblement. »

Semence qui met si bien son empreinte sur l'âme que, lors-

qu'Edith entre au Carmel, elle choisit le nom de Teresa Benedicta a

Cruce bénie par la Croix. Elle sait depuis longtemps que l'effort

Page 93: Edith Stein - l'Histoire en Secret

d'argumentation au service de la vérité, si nécessaire soit-il, ne

peut à lui seul emporter la conviction et produire la lumière la

participation existentielle au mystère de la Croix est un moment

obligé du travail de la vérité, en soi-même et dans l'interlocuteur.

C'est ce dont témoigne La Science de la Croix. Ces pages

techniques semblent bien éloignées du drame qui, au même

moment, déferle sur l'Europe et pénètre à l'intérieur même du

Carmel. Pourtant, elles le touchent au cœur. Car Auschwitz fut un

affleurement du mal radical, qui déroute à la fois nos catégories

politiques, juridiques, éthiques, et exige en quelque sorte que la

pensée s'aventure jusqu'au lieu, fréquenté par les seuls mystiques,

où se joue le radicalisme du combat spirituel dans l'histoire

humaine. Face à ce radicalisme, il faut mettre en oeuvre toutes les

ressources de la réflexion la pensée nietzschéenne du « dernier

homme et du nihilisme, l'analyse que fit Hannah Arendt de la

« banalité du mal » et du système totalitaire, l'élaboration, dans le

cadre des procès de Nüremberg, du concept inédit de « crime

contre l'humanité », autant de tentatives nécessaires et fécondes

pour approcher par la pensée ce qui demeure un impensable.

Edith Stein ne nous dispense pas de ce travail de la pensée,

mais elle s'est avancée, à intelligence nue, jusqu'à ce « lieu mys-

tique où se déploie le « logos de la Croix ». De la Croix de son

peuple, comme de celle du Christ, elle sait bien qu'il n'est de

science que vécue, car on touche le double abîme d'une souffrance

qui ne supporte aucune explication, ne se prête à aucune sublima-

tion, et d'une violence qu'aucune légitimation historique ne peut

relativiser. Au camp de Westerbrok, un témoin a qualifié l'attitude

d'Edith Stein de « Pieta sans Christ ». C'est que le « logos de la

Croix ne se comprend ni ne se contemple du dehors. Il n'est pas

une réponse extérieure à Auschwitz, extérieure au peuple victime

d'Auschwitz. Il est une kénose de Dieu en Auschwitz, au milieu de

son peuple. Seule une raison mystique, c'est-à-dire expérimen-

talement configurée à cette kénose, peut pénétrer en ce lieu.

LETRAVAILDE L'AMOUR ET LE SCEAU DE LA CROIX

Mais il faut y pénétrer à genoux. Et nous touchons ici une

question encore plus redoutable que la question d'Adorno. Com-

ment prier à Auschwitz? Comment s'adresser à Dieu, dans la

louange et l'intercession, à partir d'Auschwitz? Il ne s'agit peut-

Page 94: Edith Stein - l'Histoire en Secret

être pas tant ici du redoublement de la question classique des

théodicées en face du mystère du mal, que du démenti historiquebrûlant apporté à l'incorporation de la révélation judéo-chrétienne dans la conscience européenne. Comment, en effet,

nous rapporter en vérité à Dieu à partir de ce mal radical, notre

mal? Comment notre prière peut-elle être authentique, tant quenous ne sommes pas réconciliés avec ce frère, victime de notre

histoire? Comment porter en vérité notre offrande à l'autel, tant

que notre frère a Auschwitz contre nous ? L'itinéraire spiritueld'Edith Stein, s'avançant à foi nue vers ce mystère d'iniquité, peutici encore nous aider. Car il a été prié à Auschwitz; et comment ne

pas prier après Auschwitz sans manquer à la mémoire et à la foi

de ceux qui ont prié là-bas, sans donner encore une fois raison à

ceux qui ont voulu y supprimer le Nom de Dieu et le peuple quien gardait le Nom?

Il faut d'abord noter, comme une donnée peut-être troprarement relevée, que c'est du milieu de sa prière qu'Edith Stein a

perçu, avec une acuité brûlante, ce que préparait en Allemagne la

montée du nazisme. Walter Benjamin parle des « avertisseurs

d'incendie Ȉ propos des quelques rares intellectuels, pour la plu-

part juifs allemands exilés aux Etats-Unis, qui furent tôt

conscients du drame. Edith Stein peut être comptée parmi eux.

Professeur à Spire de 1922 à 1931, elle s'efforce déjà de rendre ses

élèves conscientes des dangers qui montent; conférencière dans

les milieux féminins de l'enseignement, elle souligne la responsa-bilité des femmes dans la prévention et la dénonciation de ces

dangers. Mais cette lucidité politique prend très tôt la forme d'une

intuition intérieure du destin qui attend le peuple juif. Pendant le

Carême 1933, quelques journaux américains font mention des

premières mesures contre lui « Il m'apparut soudain clairement

que la main du Seigneur s'abattait sur mon peuple et que la des-

tinée de ce peuple devenait mon partage. » Nousne sommes paslà en face d'une « explication théologique de la Shoa, entreprise

insupportable, mais en face d'un constat existentiel quelquechose va se jouer, qui touche directement sa propre vie en même

temps que celle de son peuple, et qui les touche l'une et l'autre en

ce point secret où leur identité est référée à Dieu, concerne Dieu.

Entrer dans l'incendie

Dès lors, elle va tenter de déchiffrer avec sa propre vie cette

solidarité éprouvée dans le pressentiment spirituel de l'horreur.

Autour de Pâques 1933, elle écrit au pape Pie XI pour lui

Page 95: Edith Stein - l'Histoire en Secret

demander une encyclique contre la persécution hitlérienne. Elle

met courageusement en oeuvre sa responsabilité ecclésiale sans

grand succès visible, d'ailleurs et pourtant elle sent que l'essen-

tiel est d'un autre ordre. Elle ne sera pas seulement un « avertis-

seur d'incendie », elle doit entrer elle-même dans l'incendie.

C'est encore en avril 33, au Carmel de Cologne où elle est

de passage, qu'elle s'offre consciemment à cette incorporation

dans le drame de son peuple

Je m'adressai intérieurementau Seigneur,lui disant queje savais quec'était sa Croixà lui qui était imposéeà notre peuple.La plupart des juifs ne

reconnaîtpas le Sauveur, mais n'incombait-ilpas à ceuxqui comprenaientde

portercetteCroix? C'estcequeje désiraisfaire [.] Je reçusla certitude intime

quej'étais exaucée.Mais en quoi cela consisteraitde porter cette croix,cela, jene le suspas encore.

Ici, à nouveau, un raccourci saisissant, et à première vue

tout aussi problématique, associe la Shoa et la Croix du Christ.

Mais, précisément, « la main du Seigneur » de la formule anté-

rieure est devenue « la Croix du Seigneur ?; et à la conscience

aiguë d'une implication inévitable « La destinée de ce peuple

devenait mon partage – se substitue, dans le dialogue intime de

la prière, la libre offrande de soi. Vient alors, dans une totale indé-

termination du quand et du comment, la certitude que cette

offrande est reçue. Tout se passe comme si, loin de projeter de

l'extérieur une théologie plus ou moins indiscrète, et en tout cas

seconde, de la Croix sur la Shoa, Edith avait perçu dans une

même intuition spirituelle sa propre destinée et celle de son

peuple à l'intérieur de ce mystère. Son appartenance au peuple

juif et son offrande personnelle sont l'objet d'une seule et même

prise de conscience, qui s'opère devant, ou plus exactement dans

le mystère de la Croix.

C'est, paradoxalement, dans la participation existentielle à

cette Croix qu'Edith va s'expérimenter comme juive; à l'inverse,

en elle, la Croix du Seigneur est vécue comme la Croix de son

peuple. Sa judéité de naissance fut retrouvée et éprouvée par elle à

l'intérieur de son identité chrétienne, comme une proximité

accentuée avec Jésus de Nazareth « Vous ne pouvez savoir, écrit-

elle peu de temps avant sa mort, ce que signifie pour moi d'être

une fille du peuple élu et d'appartenir au Christ non seulement

spirituellement, mais par le sang qui coule dans mes veines. » Et,

de fait, les dates décisives de sa vie sont inséparablement en rap-

port avec le mystère d'Israël et avec le mystère de la Croix elle est

Page 96: Edith Stein - l'Histoire en Secret

née le jour de Kippour, et continuait au Carmel à célébrer son

anniversaire ce jour-là, dans la conscience d'un lien très fort entre

le rituel de l'Expiation et le geste sacerdotal du Christ en sa

Passion; elle choisit pour son baptême le jour de la Circoncision;

elle reçut la confirmation le jour de la Présentation de Jésus au

Temple. Lors de ses visites à Breslau, après sa conversion, elle

accompagne sa mère à la synagogue et suit, dans son bréviaire

latin, les psaumes chantés pendant l'office synagogal; il y a là

comme une parabole de sa voie spirituelle les mêmes paroles,

nées de la foi d'Israël, priées avec Israël, reçues dans le cœur de

l'Eglise.

Pour notre peuple

Son entrée au Carmel, en octobre 1933, est directement

reliée à son acte d'offrande, même si l'appel est contemporain de

sa conversion. A la religieuse qui l'accueille, elle déctare « Ce ne

sont pas les achèvements humains qui nous viendront en aide,

mais la Passion du Christ; mon désir est d'y prendre part. » Elle

sait que, loin de la mettre à l'abri, le Carmel la configure plus

concrètement à l'offrande du Christ; en même temps, elle fait ce

qui dépend d'elle et le fera jusqu'au bout, pour ne pas exposer ses

soeurs ni s'exposer elle-même à la mort. Mais, ici encore, c'est

dans la prière que tout se joue. Le dimanche de la Passion 1939,

elle met un mot à sa prieure

Que votre référence veuille bien me permettre de m'offrir au cœur de

Jésus, en holocauste pour la paix du monde. Que le règne de l'Antéchrist

s'effondre, si possiblesans une guerre mondiale, et qu'un ordre nouveau soit

établi. Je voudraism'offrir cesoir encore,car c'est la douzièmeheure.Je sais que

je ne suis rien, mais Jésus le veut. Nul doute qu'il n'adresse cet appel à beau-

coupd'autres âmes en cesjours.

Ici vient le terme d'holocauste, terme sacrificiel au sens

liturgique précis Edith ne l'emploie pas à propos de la passion

de son peuple, mais seulement à propos de sa propre offrande.

Elle ne l'emploie ni pour désigner l'horreur d'un destin imposé,

ni pour qualifier une libre initiative personnelle. L'holocauste est

un acte de prière, la réponse à un appel singulier reçu au plus

intime de l'être, mais dont elle pressent que la résonance est

immense il en va du destin spirituel du monde. Nulle théorie

donc, nul souci d'interpréter spéculativement ou de traverser

héroïquement la situation. Quelque chose d'aussi simple, d'aussi

irrésistible qu'une motion de l'âme sous faction de l'Esprit Saint.

Page 97: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Et pour en rendre compte, la figure qui s'impose à Edith est une

haute figure de la tradition juive, celle de la reine Esther, conscien-

te jusqu'à l'angoisse de son impuissance, de sa solidarité avec son

peuple, et se reposant entièrement sur Dieu

J'ai confiance [.] que le Seigneura acceptéma viepour tous.Je dois

toujourspenser à la reine Estherqui fut prise de son peupleprécisémentpour

cela. /e suis une pauvrepetite Esther impuissante,mais le Roiqui m'a choisie

est infinimentgrand et miséricordieux.C'est une grande consolation.

C'est à la lumière de ce cheminement qu'on peut tenter

d'interpréter la parole d'Edith à sa sœur Rosa, lors de leur arres-

tation au Carmel d'Echt où elles avaient trouvé refuge « Viens,

nous allons pour notre peuple. » Dans leur sobriété, ces mots

nous livrent une clé. Encore faut-il la bien utiliser. Le « pour ne

saurait ici avoir un sens de substitution Edith et Rosa vont

mourir avec leur peuple, et leur mort ne fait que s'ajouter à la liste

interminable des victimes, sans que, à la manière d'un Maxi-

milien Kolbe, par exemple, elle en épargne d'autres. Le « pour »

n'a pas non plus le sens d'une finalité externe, car Edith et Rosa

sont de ce peuple et c'est au nom de cette appartenance qu'elles

vont être exécutées. Ce « pour appartient à la seule logique de

l'amour, logique d'identification dans l'altérité maintenue, de dif-

férenciation dans la communion pleinement réalisée.

Le double accomplissement

Il faut rappeler ici qu'Edith et Rosa furent arrêtées avec

d'autres chrétiens d'origine juive, par mesure de représailles des

autorités d'occupation à la suite du courageux mandement des

évêques hollandais contre les déportations massives de juifs des

Pays-Bas leur mort est inséparable d'une initiative de justice et

d'amour des Eglises chrétiennes. C'est donc indissociablement

comme juives et comme chrétiennes qu'elles vont être arrêtées, et

ceci est lourd de sens. Edith voit sa prière d'offrande prendre

corps, et ce corps est celui de son peuple. Elle accomplit ainsi plei-

nement son identité juive, jadis laissée dans l'oubli son apparte-

nance « naturelle » au peuple de l'alliance est ici totalement

assumée à l'intérieur d'une élection et d'une mission d'ordre sur-

naturel et de portée universelle. Mais, du même mouvement, elle

accomplit son identité chrétienne, accueillant et reproduisant en

sa propre chair le mystère du Christ livré à la mort « pour nous les

hommes et pour notre salut ». Ces deux accomplissements sont

indissociés c'est comme juif, et en raison de sa prétention mes-

Page 98: Edith Stein - l'Histoire en Secret

sianique, que Jésus fut livré à la Croix, et de son côté ouvert

naquit l'Eglise; c'est en celle-ci qu'Edith reçut sa propre mission,

qu'elle remplit en tant que juive, dans la mort commune à des

millions de membres de son peuple, mais dans un acte de com-

munion consciente à la Passion du Christ.

Peut-être faut-il même se risquer plus avant. Edith fut

arrêtée en Hollande, par les autorités d'occupation, c'est-à-direparson propre peuple, entendu cette fois comme le peuple allemand

dont elle s'est toujours sentie, naturellement et spirituellement,

partie prenante. «Viens, nous allons pour notre peuple ? doit sans

doute être entendu en tenant compte aussi de cette autre solida-

rité, cette fois avec l'occupant, avec la part d'Allemagne compliceou silencieuse devant le nazisme, et dont elle était, au même

moment, la victime; la déchirure passait à l'intérieur d'elle-même,

juive allemande, et l'offrande de sa vie faisait de cette solidarité

avec les bourreaux une source de rédemption. En sa propre chair

la violence païenne du nazisme et la souffrance juive étaient,

l'une et l'autre, exposées à la Croix.

C'est pourquoi il faut quitter ici les philosophies séculières

de l'Histoire, pour revenir aux catégories pauliniennes mises en

oeuvre dans l'Epître aux Romains et reprises par le P. Gaston

Fessard, pour éclairer les événements de notre siècle Païen et Juif

sont les catégories ultimes de l'histoire humaine, pensée théo-

logiquement dans son rapport au Christ. Ellesdessinent un espace

spirituel dans lequel nos libertés personnelles et collectivesont à

se situer encore et toujours, parce que c'est le lieu du combat spiri-tuel radical. Edith Stein n'a fait, de ces catégories, aucun usage

spéculatif. Mais elle a vécu l'affrontement historique décisif de

notre siècle entre le paganisme nazi et la vocation d'Israël à l'inté-

rieur du mystère de la Croix du Christ, c'est-à-dire au point où il

est tout à la fois dramatisé à l'extrême et dépassé « Car c'est Lui

qui est notre paix, lui qui des deux n'a fait qu'un peuple, détrui-

sant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine

[.) pour les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps »

(Ep2, 14-16).

Qu'il y ait là, pour la conscience juive comme pour la

conscience chrétienne si elle n'est pas distraite, une pierre

d'achoppement et même de scandale, c'est évident nous n'avons

pas d'accès empirique à ce dépassement, et c'est seulement dans

une perspective eschatologique, dans la lumière pascale, que la

formule paulinienne prend sens et que la pierre d'achoppement

peut devenir la pierre d'angle. Simplement, la vie et la mort

Page 99: Edith Stein - l'Histoire en Secret

d'Edith Stein nous indiquent, en énigme et comme à travers un

miroir, que cette unité travaille notre histoire, en forme la trame la

plus indéchirable, la seule qui demeure quand tout le reste

s'écroule dans le non-sens.

On peut penser que les carmélites polonaises qui ont sou-

haité s'établir sur le site d'Auschwitz étaient animées par le même

pressentiment de l'accomplissement pascal de l'Histoire. Mais

elles faisaient une double erreur d'abord, elles venaient d'elles-

mêmes en ce lieu, qui ne nous appartient pas; et Edith Stein nous

rappelle, après l'Evangile, que nul ne peut, ni ne doit, boire de son

propre chef à cette coupe. Puis elles venaient trop tard. Elles vou-

laient emplir Auschwitz de la prière du Carmel, alors que cela

était déjà fait, par Dieu lui-même, du sein de son propre peuple,

dans l'offrande jusqu'à l'extrême d'Edith Stein. H faut laisser sans

discours et sans conduites de substitution le silence que fait sa

mort. Peut-être ce silence est-il une anticipation, dans le bruit de

ce temps, du grand silence qui précède, dans l'Apocalypse de Jean,

le descellement ultime de l'Histoire.

Seul l'Agneau immolé ouvrira le Livre de Vie.

MARGUER)TELÉNA

CommunautéSaint-François-Xavier

Page 100: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes M. rue d'Assas 75006 Paris Juin )998 N' 3886

1

Europe le rôle de l'Eglise*

PETER HANS KOLVENBACH

L'EUROPE évoque bien des problèmes.Certains sont primordiaux. S'agit-il de redécouvrir l'unité de ce

continent ou de la créer de toutes pièces? Dans la seconde hypo-thèse, l'Europe n'aurait jamais existé; dans la première, il s'agit de

découvrir ce que nous avons toujours été des Européens. L'idéal

européen se présente tout autrement si nous pouvons nous

inspirer d'une histoire et d'une culture communes. Sinon, nous

prenons comme point de départ la conviction qu'une Europe uni-

fiée à contre-gré est capable de se défendre contre les puissances

économiques qui partout dans le monde se liguent contre elle.

De fait, chacun de nous a appris l'histoire de nos contrées

comme un enchaînement ininterrompu de guerres et de conflits,d'invasions et d'occupations. La crise des Balkans n'est pas ter-

minée. L'Europe en tant que telle n'a pas pu y jouer un rôle. La

solution provisoire a été imposée par les Etats-Unis. Malgré la

pacification, l'Europe rencontre nombre de foyersde discorde le

Kosovo, les minorités hongroises, la Moldavie, la Bessarabie et la

moitié turque de Chypre. La confédération des Etats russes

ConférencedonnéeauxPays-Basen 1997;traduitedunéerlandaisparlessoinsduP.R.Hosties.j.

Page 101: Edith Stein - l'Histoire en Secret

(l'Arménie et la Bessarabie) est menacée. Le Pays basque espagnol

a affaire avec le terrorisme. Des minorités refusent de faire partie

d'un ensemble national la Catalogne en Espagne, la Corse en

France, la Padanie lombarde en Italie. Et ce ne sont que quelques

exemples. Il y a plus. En lisant les journaux ou en regardant la

télévision, on constate que chaque pas vers un renforcement de

l'Europe se heurte à des contre-courants.

Par delà les divisions

La non-unité de l'Europe se reflète dans les rapports entre

les Eglises. Bien sûr, les responsables religieux se rencontrent dans

de nombreuses organisations ecclésiales européennes. Les auto-

rités politiques font de même. Mais dans la réalité quotidienne,

un nouveau Yalta n'est aucunement exclu. Le rideau de fer idéolo-

gique entre l'Ouest et l'Est risque d'être remplacé par une frontière

religieuse. Elle sépare l'Orthodoxie, qui considère l'Europe de l'Est

comme son territoire inaliénable, de la chrétienté, plus ou moins

ébréchée, enracinée à l'Ouest. Le dialogue entre les Eglises de la

Réforme s'oriente vers une reconnaissance mutuelle de la diversité

dans la foi plus que vers une unité dans le Christ. Le concile

Vatican II a découvert l'oecuménisme comme un vœu du Christ;

aussi des rapprochements se sont-ils opérés. Pouvons-nous dire,

pour autant, que, après mille ans de séparation et de méfiance,

nous abordons l'an 2000 avec plus d'unité, au sens fort du terme?

Les désunions qui se manifestent à l'intérieur des Eglises semblent

l'emporter.

De plus, en Europe, les chrétiens ne sont plus seuls. Dans

de nombreux pays, l'islam est devenu la seconde religion il y

compte des millions de sujets. Ce que l'Europe a toléré et organisé

à Auschwitz reste une plaie douloureuse pour la Synagogue, aux

effectifs réduits. Chaque décision de l'Europe concernant le

Proche-Orient la ravive. L'islam de l'Afrique du Nord et des pays

du Levant ne fait pas partie de l'Europe. Mais ce qui se passe à

Jérusalem ou en Algérie affecte inévitablement l'Europe. Les reli-

gions peuvent être perçues comme fautrices de troubles et de

guerres, comme en témoignent les Balkans. La politique, pas plus

que la religion, n'est un appui automatique pour l'unité de

l'Europe.

Cette esquisse négative et sombre démontre que l'unité de

l'Europe ne peut se construire sur la base d'une communauté

naturelle. Le chemin vers l'unité et vers la réunification exige la

réconciliation et la collaboration délibérée. Sinon, l'Europe se rui-

nera dans ses contradictions internes.

Page 102: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Nous ne nions pas ces éléments de fait ils sont négatifs.Mais l'image retracée jusqu'ici resterait partiale si nous omettions

ce qui unifie indiscutablement l'Europe. Appendice relativement

restreint du continent asiatique, elle est nettement délimitée partrois plans d'eau et par l'Oural. La plupart des langues appar-tiennent aux groupes indo-européens. Les spécialistes sont à

même d'y découvrir les paroles et les pensées des habitants de

l'Europe. Le tout est devenu une communauté culturelle elle est

marquée par le droit romain et par la pensée grecque; elle a été

baptisée avec l'annonce de l'Evangile; elle a été portée vers toutes

les parties du monde grâce à l'aventure dans le Nouveau Monde.

A quoi il convient d'ajouter les idéaux de la Révolution française,la Déclaration des droits de l'Homme, et même les deux guerresmondiales, déclenchées en Europe et pour elle Lemur de Berlin

a fait prendre conscience qu'une Europe divisée est contre nature.

Sans une économie de marché établie d'un commun accord,

l'Europe est dans l'impossibilité de se maintenir face aux pres-sions économiques qui se développent dans le monde entier.

Le résumé succinct d'une histoire millénaire met en évi-

dence le côté positif les Européens ont plus en commun que ce

qu'ils veulent bien croire. Quoi qu'il en soit, ils sont acculés à la

collaboration, en ces temps où tous les pays et tous les peuplessont interdépendants.

Le rôle historique des Eglises

Le rôle des Eglisesdans cette évolution est indéniable. C'est

l'Eglise catholique qui a enseigné aux peuples d'Europe ce quel'homme et l'humanité peuvent et doivent être dans les perspec-tives révélées par le Créateur et le Sauveur. Peu à peu, l'Europe a

pris conscience des valeurs qui s'articulent à la justice et à la paix,à la liberté et à la charité. L'homme européen se tient à distance

d'une Eglise qui se veut Mater et Magistra, pour reprendre ces

valeurs à son propre compte. Mais il se laisse encore éduquer et

inspirer par l'Evangile. Il vit la liberté, l'égalité et la fraternité

comme des acquisitions personnelles. L'empire romain, informé

par l'Eglisecatholique, devient culture chrétienne.

Actuellement, l'Europe est tentée de cultiver les valeurs

humaines indépendamment de l'Evangile et hors des Eglises,en

ne s'appuyant que sur ses propres forces. Ce processus est désigné

par le terme « sécularisation ». Après l'effondrement du nazisme

et du matérialisme historique, deux systèmes totalitaires et athées,

l'Europe se reconnaît comme un seul ensemble. Pour le dire en

termes bibliques est-il possible de bâtir la cité de l'Europe sans

Page 103: Edith Stein - l'Histoire en Secret

faire appel à Dieu? Ne risquons-nous pas de construire en vain, si

nous refusons de prendre appui sur l'inspiration évangélique

pour ressourcer nos forces? La question s'impose la gestation de

l'Europe n'est-elle pas la conséquence de l'affaiblissement de la

chrétienté européenne? Quoi qu'il en soit des aspects négatifs et

positifs de l'Europe, il est évident que son avenir dépend de la

volonté délibérée des Européens. Personne ne peut contraindre

l'Europe à s'unifier, même si l'échec signifie sa perte. Le rôle des

Eglises n'est pas de définir les formes politiques de l'Europe de

demain. Mais les Eglises sont conscientes que la détermination à

vivre en Europe d'une façon européenne fait partie de leur res-

ponsabilité, au nom de l'Evangile.

« Agapè »

Une première contribution à la recherche de la motivation

est t'agapè. Cet apport, radicalement nouveau, situe l'amour du

prochain à un niveau tel, que seul un mot nouveau parvenait à le

circonscrire. Au Proche-Orient, les trois religions qui appar-

tiennent à « la famille du Livre » essaient de vivre ensemble.

Aujourd'hui encore, le judaïsme est admiré pour la patience et

l'espérance de l'attente du Messie. L'islam y est respecté pour le

caractère radical de sa foi, quotidiennement vécue en public. Les

chrétiens y sont à l'honneur à cause de leur pratique de la chanté.

Leurs initiatives sociales et leurs œuvres de charité n'ont de sens

que portées par une propension au pardon, une recherche à faire

le premier pas vers la réconciliation, jusqu'à l'offrande person-

nelle de sa vie pour que le prochain en détresse puisse vivre. Cette

agapè, typiquement chrétienne, comporte une responsabilité qui

dépasse les considérations familiales et affairistes, de même que

les préjugés nationaux et sociaux. Elle considère l'homme et la

communauté humaine à travers les yeux du Christ. Le Samaritain

de l'Evangile nous est bien connu. L'homme qui se meurt au bord

de la route est avant tout un homme qui a besoin de l'aide d'un

autre c'est ainsi qu'il devient son prochain. Qu'il soit juif ou

romain, palestinien nanti ou étranger démuni, malfaiteur ou

juste, est secondaire. Toute douleur humaine invite à l'agapè dans

la personne du Christ. Car c'est Lui qui est servi quand le prison-

nier, le malade ou l'immigré sont accueillis.

L'histoire de l'humanité a toujours été marquée par le désir

d'accomplir la charité. La stèle d'Hammourabi (1750 ans avant

notre ère) en témoigne. Le Christ fait de la charité un précepte

nouveau donnez votre vie sans discrimination, sans contrepartie,

sans attendre l'initiative de l'autre. Dans le continent européen,

Page 104: Edith Stein - l'Histoire en Secret

les occasions de pardon et de réconciliation abondent, de même

que les raisons pour remédier aux besoins proprement nationaux.

Cependant, tant d'éléments étrangers demandent à être intégrés

Humainement parlant, l'unification ne pourra se faire qu'à partir

d'une adhésion ferme à l'agapè du Christ. Ce n'est pas un hasard

si des chrétiens convaincus, comme De Gasperi et Schuman,

Adenauer et de Gaulle, ont été aux origines de l'Union européenne.

Un problème spirituel

Une seconde conviction, inhérente à la foi, peut promou-

voir l'unité européenne. Elle est encore plus difficile à accepter, car

elle comporte un regard critique sur les progrès techniques et

scientifiques dont notre monde moderne s'enorgueillit. Nous

vivons une période de macro- et micro-découvertes sensation-

nelles. Celles-ci se reflètent dans la vie quotidienne. Elles ont

transformé les soins de santé, la répartition du bien-être et les

moyens de communication. Ce progrès n'a pas atteint son point

culminant. D'autre part, la technique en tant que telle appelle un

contrôle. L'évolution technologique risque d'aliéner l'homme et

de détruire son environnement. Nous connaissons tous la

menace nucléaire l'homme doit maîtriser la technique. Mais

l'orientation qu'il lui imprimera dépend de sa vision du monde,

de sa conception de la communauté et de l'image qu'il se fait de

l'homme. Tout cela s'applique aussi à l'économie. Actuellement,

c'est elle qui façonne l'image de l'Europe.

Deux questions mettent en évidence le problème. Les pays

européens préfèrent-ils laisser la bride sur le cou au marché éco-

nomique, ou acceptent-ils de l'orienter de telle sorte que le chô-

mage ne soit plus considéré comme une fatalité économique et

que la jeunesse puisse se libérer de l'angoisse de l'avenir? Par

ailleurs, les pays de la Communauté sont-ils prêts à sacrifier

quelques aspects du bien-être social, afin de procurer aux pays de

l'Europe de l'Est les moyens économiques permettant le dévelop-

pement de leurs capacités économiques?

Ces pays veulent-ils articuler une distribution adéquate à la

production économique? Cette distribution ne visera plus seule-

ment un petit nombre de favorisés; tous en profiteront, afin queles riches ne deviennent pas plus riches encore et que les pauvresne s'appauvrissent pas davantage.

Dorénavant, l'humanité peut intensifier sa production la

faim et la pauvreté peuvent être bannies. Mais la distribution des

biens indique clairement qu'on ne cherche pas un partage équi-table. Il faut sans cesse souligner qu'on ne peut abandonner l'éco-

Page 105: Edith Stein - l'Histoire en Secret

nomie à elle-même ou la laisser dériver vers le consumérisme. II

s'agit de l'orienter vers l'homme et l'humanité non pas telle ou

telle personne, mais tous les hommes, en particulier ceux qui sont

dans la misère. Il faut donc reconnaître quelle conviction est à la

base des décisions économiques. Bien sûr, il n'incombe ni à

l'Evangile ni aux Eglises d'imposer des programmes techniques

ou des structures de bien-être ce sont là des initiatives que les

hommes ont en main. Mais les mains peuvent distribuer. Une

telle option dépend de la foi et d'une orientation spirituelle.

Il se pourrait donc que l'unification de l'Europe soit, en

dernière instance, un problème spirituel. Le rôle des Eglises est de

nous le rappeler, au nom de Celui qui vise notre bien suprême,

individuel et communautaire.

La tâche des Eglises

Nous avons analysé deux convictions de base. Dès lors, que

signifient les Eglises pour l'Europe?

Par référence au mystère pascal, les Eglises et les croyants

sont convaincus que le monde n'est pas voué à la dispersion.

L'Europe, elle aussi, est capable de réaliser son unification. Pour le

croyant, l'avenir comporte le rapprochement, la réconciliation et

l'union. L'homme de foi n'est pas porté par sa certitude person-

nelle ou par une naïveté, encore moins par le refus de voir la réa-

lité en face. Il est intimement convaincu que l'histoire de l'union

humaine peut être écrite en collaboration avec le Seigneur de

l'Histoire. L'échec de la Tour de Babel n'est pas fatal. Le monde se

meut vers un nouveau phénomène pentecostal où chacun, avec

ses particularités, se fait communion dans l'Esprit. H s'agit de ne

pas se laisser abattre par le poids du passé et de soupeser avec

lucidité les obstacles actuels. !I s'agit d'accepter les imprécisions

de l'avenir. Voilà des tâches à mener à bien. Les Eglises, qui tirent

leur origine du Dieu, un et trine, doivent s'y employer.

Une seconde tâche est liée aux convictions. La Commu-

nauté européenne est née du charbon et de l'acier. Elle s'est

étendue au fromage et au poisson, au lait et au vin. Elle s'oriente

vers une monnaie unique, en supprimant les frontières doua-

nières. Les partisans de l'Europe jugeront qu'une telle description

frise la caricature. Mais ils ne peuvent nier que les aspects poli-

tiques, sociaux et culturels se heurtent à un mur d'indifférence,

voire d'opposition. Les contacts sporadiques entre Bruxelles et les

Eglises mettent cette lacune régulièrement en évidence. Derniè-

rement encore, le Vatican s'est adressé à une Conférence euro-

péenne, en répétant que la création de l'Europe ne se limite pas à

Page 106: Edith Stein - l'Histoire en Secret

la suppression de frontières ou à l'ouverture de marchés. Il prône

la création d'un espace commun de liberté et de solidarité, de jus-

tice et de paix. La lettre dit explicitement « L'organisation de

l'Europe du troisième millénaire sera à la fois éthique et poli-

tique ». Les spécialistes de l'Europe s'opposent à de telles vues.

Leur argumentation s'appuie sur l'introduction du système moné-

taire unique. L'euro apportera de soi une politique unifiée et pro-

voque déjà des changements sociaux dans les pays européens. De

plus, l'économie est en danger. Elle doit s'opposer aux politiques

libre-échangistes des Etats-Unis, du Japon, des tigres de l'Asie du

Sud-Est et de nombreux pays d'Amérique latine et de l'Asie, qui se

posent en concurrents dans le marché mondial. Si l'Europe dispa-

raissait de la compétition économique, les conséquences en

seraient désastreuses au niveau social et entraîneraient une margi-

nalisation politique. L'expérience démontre que la force éco-

nomique permet de jouer un rôle substantiel dans les processus

de paix dans les Balkans, au Proche-Orient ou dans les contrées

africaines des Grands Lacs.

Enfin, chacun tend à promouvoir les valeurs humaines. Or

ces valeurs comportent la spiritualité et la religiosité, même aux

yeux d'une Europe sécularisée. De fait, le spirituel suscite de l'in-

térêt. On croit à quelque chose qui transcende le pain quotidien

et à un mystère divin, bien qu'on se détourne des formes institu-

tionnalisées des religions. Un tel besoin du spirituel risque de se

limiter au niveau d'une conscience élargie, d'un enrichissement

de l'expérience globale et d'une ouverture à ce qui dépasse

l'homme. Un tel enrichissement peut se limiter au plan indivi-

duel et celui-ci à une préoccupation narcissique. Dans la Com-

munauté, la tentation se fait jour de créer une union ouest-

européenne visant son propre bonheur. L'humanité ne vit pas

seulement de son pain quotidien. Elle vit de la parole du Christ

qui se soucie de l'autre. En fin de compte, l'humanité ne connaîtra

pas le repos tant qu'elle n'aura pas redécouvert son sens ultime

donner le pain de la vie aux autres.

L'appel des Eglises est indispensable; sinon, la Commu-

nauté européenne risque de se replier sur elle-même et de se

couper des autres peuples. La pensée chrétienne ne peut se limiter

à quinze pays elle englobe tous les pays, de l'Atlantique à l'Oural.

Nous connaissons tous la parole d'un éminent politicien russe

l'Europe est une maison commune. Elle offre plutôt l'image d'un

gratte-ciel. Certains étages connaissent la prospérité, d'autres sont

ravagés par l'incendie. Et les ascenseurs ne fonctionnent plus ou se

bloquent, quand il s'agit de s'entraider. En s'organisant comme

Page 107: Edith Stein - l'Histoire en Secret

communauté, l'Union européenne risque l'introversion. La convic-

tion chrétienne a été imprégnée du sens de sa responsabilité

découvrir partout dans le monde l'humanité; offrir à tout homme

l'Evangile; contribuer à l'expansion des autres continents par des

initiatives charitables et économiques. L'aide au développement

des pays du tiers monde et la contribution personnelle de volon-

taires sans nombre restent impressionnantes. Par contre, l'inté-

gration en son sein de non-Européens s'avère difficile. Les Eglises

aussi se sentent démunies et, en tout cas, frustrées. Au nom du Sei-

gneur, elles souhaitent la bienvenue aux étrangers et accueillent les

immigrants. Mais l'Europe ne réussit pas à s'ouvrir aux non-Euro-

péens qui veulent avoir part à son bien-être. Les partis politiques

qui s'opposent à l'immigration obtiennent des scores é]ectoraux

imposants. Les Eglises sont acculées à une tâche ingrate. Elles

défendent les principes et talonnent la conscience de l'Europe. Il

ne leur appartient pas d'imposer des solutions concrètes qui

tiennent compte de tous les éléments d'une situation complexe.

Unification de l'Europe et œcuménisme

Abordons maintenant une dernière question. Les Eglises

disposent-elles des forces vives permettant de pousser les Euro-

péens à l'Union? En effet, la pratique religieuse s'effrite dans bien

des pays européens. Mais il y a plus. Ces Eglises sont-elles cré-

dibles en annonçant l'Evangile, même en s'abstenant de faire la

leçon aux autres ? Ne demandent-elles pas à l'Europe ce qu'elles ne

parviennent pas à réaliser entre elles? La situation devient incon-

fortable quand elles prêchent l'union sans être à même d'y aboutir

elles-mêmes. Les Eglises d'Europe disposent d'un organisme de

coordination la Conférence des Eglises européennes. Les évoques

catholiques se rencontrent au niveau européen. N'empêche que la

question s'impose la recherche de l'union est-elle suffisamment

intense et délibérée pour être un exemple de rapprochement, de

conciliation et d'unification? Si ce n'est pas le cas, l'Eglise est-elle

en droit de parler? Le dialogue dépend largement des relations

entre l'Orthodoxie, qui domine l'Europe de l'Est, et l'Eglise catho-

lique, qui aujourd'hui encore prédomine en Europe centrale et

occidentale. Les Eglises ont compris que si elles acceptent désu-

nion et discorde, elles font scandale et perdent tout crédit dans un

monde qui, malgré tout, avance vers l'unité. Bien souvent, les

Eglises considèrent l'oecuménisme comme un mal inévitable de

notre temps, même si leurs aspirations restent vivaces. Bien sûr,

personne ne peut prédire où, quand et comment l'union des

Eglises se réalisera dans le Christ. Parfois, la honte s'empare

Page 108: Edith Stein - l'Histoire en Secret

d'elles. Elles constatent comment la diplomatie mondiale parvient

à réaliser une paix, provisoire ou durable, dans des situations inex-

tricables. Elles se rappellent en même temps que ceux qui prê-

chent l'Evangile de la charité ne parviennent pas à se réconcilier

après 2 000 ans de discorde. Nous en convenons l'oecuménisme

suppose un engagement plus radical que l'unification de l'Europe.

Les pays d'Europe ignorent, eux aussi, quel visage aura

l'Europe de demain. Ils ne savent pas quel modèle d'unification

une fédération, une intégration ou une alliance l'emportera.

Leur itinéraire peut aboutir à des résultats communs en passant

par d'innombrables arrangements et compromis. Ils peuvent se

permettre un relativisme poussé à l'extrême. Même si peu de

membres croient fermement à l'union, il suffit d'être conscient de

son intérêt propre pour prendre des mesures communes. Des

dispositions bureaucratiques sont capables de provoquer des

comportements sans exiger une adhésion fondamentale. A l'aéro-

port, on peut prendre la sortie destinée à la Communauté euro-

péenne sans être obligé de porter celle-ci dans son coeur. Les

Eglises ne peuvent jamais se satisfaire d'une telle procédure. Mais

l'Europe pourra-t-elle se faire sans la volonté délibérée, sinon

même l'enthousiasme, des Européens ? Ne serait-ce pas un contre-

sens que de s'engager dans une Europe unie qui se contente de

savourer du fromage hollandais, du vin italien, du parfum fran-

çais, du pain allemand, dans un pub anglais, aux sons de rythmes

espagnols? Une Europe sans engagement est une chimère au vu

de la longue tradition dont les Eglises sont les témoins et les

héritières.

Le pape Jean-Paul II a proposé que les Eglises demandent

pardon pour les aspects négatifs du passé. Ses paroles ont été

accueillies avec réticence, même par certains de ses collaborateurs.

L'Europe a connu des guerres de religion. Le patriarche oecumé-

nique Bartolomée s'exprime

Le nationalisme est la force la plus destructrice de l'Histoire. Des

conflitsnationalistesne peuventen aucun casêtre légitiméspar la foi. Hélas, un

tel abus s'est fréquemment présenté au cours de l'Histoire. Quant à la Yougo-

slavie,nous pouvonsêtre bref tout méfait qui se réclame de la religionest un

méfait contre la religion.

Le Patriarche, comme le Pape, reconnaît que les Eglises en

Europe de l'Est sont coupables de s'être laissées prendre par leurs

intérêts et par des critères qui n'ont rien d'évangélique. En recon-

Page 109: Edith Stein - l'Histoire en Secret

naissant les aspects négatifs d'un passé parfois sombre, les Eglises

ouvrent la voie aux témoignages positifs. Lors d'une rencontre

avec la Commission européenne, en 1994, le Patriarche a précisé

les objectifs « L'Orthodoxie peut, doit et veut contribuer à la réa-

lisation du but généreux et vital, une vision spirituelle qui oriente

l'Europe. » Le rapport du Synode général de l'Eglise Réformée des

Pays-Bas formule les mêmes aspirations, à sa façon « Les motiva-

tions originelles de la recherche de l'unification, qui s'est concré-

tisée dans l'Union européenne la réconciliation, la paix et la

justice restent d'actualité. Les Eglises se doivent de les favoriser

de tout coeur. » Il exprime son souci que l'homme européen

maintienne son authenticité. Ensuite, il conclut que l'apport de

l'Eglise à l'unification européenne ne vise aucunement le rétablis-

sement d'une « Europe chrétienne ». Cette unification se réfère à

la signification de t'Evangite et de son poids dans les problèmes

de fond que l'Europe aborde.

L'oecuménisme sera signe de réconciliation en Europe. Les

Eglises n'offrent pas de solutions toutes faites. Elles proposent un

témoignage, se référant à la personne du Christ et s'inspirant des

choix qu'il a vécus jusque dans sa propre chair. Elles seront le

levain pour l'élaboration progressive de l'avenir que l'Europe se

donnera.

Aux yeux de l'Union européenne, l'Eglise se range techni-

quement et légalement dans la catégorie de la culture, qui est

laissée à la discrétion des quinze Etats membres. 11serait malen-

contreux de faire reconnaître les Eglises par l'Europe comme cela

se fait pour les syndicats et les partis politiques. En fin de compte,

l'unification et la réconciliation du monde, même sous sa forme

européenne, sont des dons de Dieu ils demandent prière, souf-

france et coopération. Les Eglises n'ont rien à imposer. Mais elles

peuvent être mises à contribution, tant qu'elles respectent les

caractéristiques propres de l'Europe et qu'elles considèrent le dia-

logue comme un facteur de croissance indispensable. Jean-Paul II

prône sans cesse la nouvelle évangétisation elle n'est pas croi-

sade, mais évangélisation qualitativement nouvelle. Laissons-lui

le dernier mot « Notre société pluraliste met régulièrement ceux

qui croient au Christ en face de défis. Elle nous incite à chercher

résolument de nouveaux chemins pour cette évangélisation. Elle

nous stimule à prendre des directions nouvelles qui répondent

aux changements socio-culturels. »

PETERHANSKOLVENBACHS.j.

SupérieurGénéra)de la Compagniede Jésus

Page 110: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes M, rue d'AsMs 75006 Paris Juin 1998 ? 3886

A~ARTS ET HTTÉRATURE

1

Le GRM ou l'invention du son, 50 ans*

JEAN-FRANCOS PIOUD

A PEINE âgé de 50 ans, à la fois le plusancien et le plus important studio de musique électroacoustique,le Groupe de Recherches Musicales (GRM) vient d'entrer dans

l'histoire. Depuis le 18 janvier 1997, la « table d'invention »(sortede console de mixage dotée d'un ensemble d'oscillateurs modu-

laires), ainsi nommée par l'ancien animateur du GRM', François

Bayle,est installée au Musée de la Musique, Cité de la Musique, à

Paris. Une centaine de compositeurs a usé ses doigts et paumes de

mains sur cette table pour créer près de sept cents œuvres. Mais

qu'est ce GRM, inventeur et conteur de l'aventure de la musiqueconcrète devenue électroacoustique puis acousmatique?

t L'acte fondateur

La musique concrète est fille de l'art radiophonique.

Lorsque la radio commença à mettre en scène « sonore x de

grands textes, il fallut inventer des paysageset des décors. Bruits et

L'auteur remercie tout particulièrement François Bayle pour les entretiens qui ont permis

d'apporter à ce texte les précisions utiles, et de lui avoir proposé cet intitulé, « l'invention du

son », signal général qui rassemblera toutes les manifestations publiques du GRM à l'occasion

de son cinquantenaire en 1998.

1. Depuis mi-97, c'est Daniel Teruggi qui anime le CRM.

Page 111: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ambiances accompagnaient les dramatiques radiophoniques.

Ceux-ci se révélèrent de puissants moyens d'expression.

« Les trouvailles de 48 me surprennent seul. Venu au studio

pour "faire parler les bruits", je débouche sur la musique.)), note

Pierre Schaeffer dans son ouvrage sur La Musique concrète (PUF,

coll. Que sais-je?, 1967). Cet ingénieur des télécommunications,

qui travaillera au Studio d'Essai de la Radio Française, comprit

très vite que ces sons, en acquérant leur autonomie et en les orga-

nisant, pourraient former un art nouveau, la musique concrète.

Schaeffer chercha à faire progresser les « expériences sur les

bruits et créa un foyer dans lequel elles pourraient se développer.

Ainsi est né, en 1951, le Groupe de Musique Concrète (GMC) au

sein de la Radio. L'ambition musicale de Schaeffer était claire les

« décors sonores » récupérés devaient être détournés; il fallait

passer du sonore concret (le bruit) au musical. Collectionner les

objets sonores est une chose, mais les faire « dialoguer ensemble

en est une autre. Ce qui pouvait donner un bon résultat à la radio

n'était pas nécessairement gage de réussite musicale. La narrati-

vité, la compréhension ne sont pas analogues.

«. j'ai commencé à collectionner les objets. J'ai en vue une

Symphonie de bruits; il y a bien eu une Symphonie de Psaumes »

(/ot(rntd, in Pierre Schaeffer, L'ŒuM-e musicale, coéd. INA-

GRM/Librairie Séguier, 1990). Schaeffer, esprit logique, chercha

alors un collaborateur-instrumentiste pour créer la matière sonore

en vue de sa future Symphonie pour un homme seul. Pierre Henry,

esprit créatif, apportera bien plus à Schaeffer, inspiration et

lyrisme la musique concrète se trouvait par eux deux inventée.

Une décennie extrêmement féconde s'ouvre alors (1948/1958) et

apportera à la musique concrète une série de chefs-d'oeuvre les

Cinq études de bruits (1948) (Etude aux chemins de fer; aux tour-

niquets violette; noire; pathétique), la Suite pour 14 instruments

(1949), L'Oiseau RAI (1950), de Schaeffer, et les œuvres compo-

sées en collaboration avec Pierre 1Ienry (Symphonie pour un homme

seul (1950), Bidule en ut (1950), Orphée 51. Quelques composi-

teurs « d'écriture » viennent aussi s'initier à cette nouvelle tech-

nique (Boulez, Stockhausen, Messiaen, Varèse, mais aussi

Philippot, Milhaud, Sauguet), quitte à la rejeter rapidement.

De 1953 à 1957, P. Schaeffer doit prendre ses distances

avec le Groupe il est alors appelé à diriger le Service de Radiodif-

fusion de la France d'Outre-Mer. C'est Philippe Arthuys qui

prendra la responsabilité du Groupe et Pierre Henry en sera en

quelque sorte le « directeur artistique ». Mais celui-ci a besoin

Page 112: Edith Stein - l'Histoire en Secret

d'autonomie et de reconnaissance, rançon du succès oblige. Aprèssa rencontre décisiveavecMaurice Béjart, la rupture avecSchaeffer

sera consommée en 1958. Schaeffer retrouvera le Groupe après sa

« traversée du désert » et le restructurera autour de Luc Ferrari et

François-Bernard Mâche. Le GMC deviendra le Groupe de

RecherchesMusicales, cellule au sein d'un Servicede la Recherche

de la RTF,instaurant, à ses côtés, un GRI (image), un GRT(tech-

nologie) et un GEC(Groupe d'Etudes Critiques). Ce Servicen'est

pas une institution spécialisée, mais le spécimen d'un chantier

très large. En effet, il travaillera aussi bien sur les images, la tech-

nologie, les études, l'enseignement, la recherche, la productiontélévisée (c'est l'époque des célèbres Shadoks,avec une musique

électroacoustique de Cohen Solal). De nouveaux compositeurs

intègrent le GRM Bernard Parmegiani, Ivo Malec, François Bayle,notamment.

Toute l'esthétique du GRM, jusqu'à la parution de l'ou-

vrage testamentaire de Schaeffer (Th~ttedes objetsmusicaux,éd. du

Seuil, 1966), est tendue par cette dialectique d'un solfège expéri-mental. L'ouvrage révèle une position interdisciplinaire mal

accueillie par le milieu musical traditionnel. Schaeffer pose tropde questions, lui-même n'étant pas exclusivement musicien

(même s'il pratiquait correctement le violoncelle). Les pièces« composées » par le responsable du Serviceportent alors les titres

d'Etudes (aux allures; aux sons animés; aux objets; 1958). Alain

Savouret, Jean Schwarz,Michel Chion rejoignent le Groupe.A l'éclatement de l'ORTF (31 décembre 1974), le législa-

teur avait négligé une partie importante de l'activité de l'Office

les archives, la formation, la recherche. L'Institut National de

l'Audiovisuel (INA) regroupera ces activités et le GRM intégreranaturellement cette nouvelle institution. MaisP. Schaeffer devra

prendre une retraite « volontaire x en 1975, après avoir établi les

bases de cet Institut et espéré en être le premier président.

François Bayle gardera la responsabilité et l'animation du GRM

qu'il avait prises en 1966. A son invitation, Schaefferréalisera une

dernière oeuvre en 1975 (électronique cette fois, matériau qu'ils'était interdit jusqu'alors) LeTrièdrefertile.

D'une technique à l'autre

Très rapidement, dès 1950, la musique concrète du GMC a

été opposée à la musique électronique inaugurée dans d'autres

studios de radio (WDR à Cologne, par exemple). Plus proche de

la technologie, la musique électronique développe une autre

démarche il faut et il suffit de définir les « partiels » d'un com-

Page 113: Edith Stein - l'Histoire en Secret

plexe sonore pour obtenir une configuration « inouïe ». Cela a

intéressé très vite les compositeurs sériels, c'est-à-dire les mu-

siciens d'écriture qui voyaient là le moyen d'obtenir avec la pré-

cision la plus extrême les timbres et les durées qu'ils ne pouvaient

obtenir d'une manière habituelle.

Avec la musique électronique, le compositeur retrouve

l'attitude prédictive. Chef de projet, il doit s'entourer d'ingénieurs

et de techniciens pour trouver les solutions de mise en oeuvre. La

musique concrète procède d'une entreprise plus artisanale. Le son

enregistré, fixé, a ses propres lois le compositeur travaille à

l'oreille, avec son corps et sa perception. C'est un acte physique

qui porte sur les objets sonores. Le geste qui effectue la prise de

son est déjà un geste engagé, tout comme ceux qui manipulent

ensuite les potentiomètres de la table de mixage. Le compositeur« concret x se comporte comme le peintre devant sa toile et ses

tubes de couleurs il travaille aussi avec le hasard, l'inconscient, la

solitude.

Mais l'évolution constante des deux musiques a fini paratténuer leurs différences. La fusion était inéluctable, supportée

par leurs moyens de production. Le trait d'union s'est réalisé avec

le chef-d'Œuvre de Karlheinz Stockhausen Gesang der Jünglinge

(1956). La musique est devenue électroacoustique, appellation

désormais générique. C'est une interface extrêmement riche entre

les capacités de la technologie électronique et celles de la per-

ception naturelle.

L'évolution technique est passée de l'électromécanique à

l'audionumérique. Au cours des années 70, le synthétiseur s'est

généralisé et les compositeurs travaillaient alors sur les flux

sonores. C'est au cours de cette même décennie que le GRM com-

mença à développer ses propres outils techniques et entama une

diversification de ses activités publications écrites et sonores,

concerts, émissions de radio, pédagogie.

Inévitablement, le CRM devait « se convertir » à l'ordi-

nateur (le Groupe a mis au point ses propres applications infor-

matiques SYTER GRM Tools, par exemple). Grâce à

l'informatique musicale, les compositeurs ont gagné en précision

ce qui fut perdu en rapidité et facilité. Plus récemment, l'ordina-

teur a développé davantage le travail en temps réel telle action

sonore déclenche telle autre action sonore immédiatement enten-

2.Acronymepour système(audionumérique)entempsréel Concurrentedelacélèbre4XdeHRCAM,cettestationa proposéuneergonomieexceptionnellementféconde.Ellefonc-tionneencoreauGRM,auCNSMdeParis.

Page 114: Edith Stein - l'Histoire en Secret

due et contrôlable. Actuellement, la légèreté et l'intégration du

matériel invite les compositeurs à travailler de plus en plus indivi-

duellement. II est possible d'installer chez soi, pour le prix d'un

instrument traditionnel, un studio complet (homestudio).

Aventures de sons

Olivier Messiaen a déclaré que l'arrivée de la musique élec-

troacoustique a constitué « la principale invention du xx' siècle, la

plus marquante » dansla grande aventure de la musique (Timbres-Duréesest sa seule tentative dans ce domaine il ne se considé-

rait pas doué pour cette musique). La musique électroacoustique

développe une nouvelle dialectique, une nouvelle manière de

penser. C'est une approche d'ensemble, une heuristique qui se

construit par incrément, une autre intelligence. Le monde des

représentations est bouleversé, qui n'est pas sans rapport avec

d'autres formes de culture (le cinéma). Cette musique n'est plussoumise aux seules lois de l'harmonie et du contrepoint, la

logique et la culture auditives sont plus générales. Si le composi-teur électroacoustique ne peut être démuni d'oreille, de mémoire,

de capacité d'analyser et de conceptualiser, d'intuition, il doit

aussi posséder le sens de la narrativité, de la déduction, car la

musique est gymnastique du souvenir et de l'entendre.

La musique concrète manipule des tracesde sons réels, de

bruits. Ceux-ci, déliés (libérés) des causes qui les produisent,

prennent leur autonomie et font pénétrer l'auditeur dans une

nouvelle nature musicale « 19 avril (1948). En faisant frappersur une des cloches, j'ai pris le son après l'attaque. Privée de sa

percussion, la cloche devient un son de hautbois. Je dresse

l'oreille » (Schaeffer, Joumal, op. cit.). Il n'y a pas de différence

fondamentale entre un bruit et un son a musical »(instrumental),il y a seulement une différencede complexité. Notre musique occi-

dentale a très peu usé de sons non musicaux (bruits). En électro-

acoustique, le son est écouté (saisi) dans sa forme même. La

musique concrète raconte des histoires de sons. La responsabilitédu compositeur est en amont, car il doit arranger, aménager la

narration des sons, les installer dans le développement de leurs

énergies matérielles. R Bayleparle de « morphodynamique ». Ce

sont véritablement de nouvelles aventures d'écoute on n'écoute

plus des causalités sonores (sauf des causalités résiduelles sciem-

ment voulues); il n'y a plus le son du violoncelle, le son de la

trompette, etc., mais le son. Cette musique ouvre sur une nou-

velle abstraction, celle du réet te plus vaste.

Page 115: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Tout créateur est tributaire des lois des instruments dispo-nibles à son époque. La musique électroacoustique, bien moins

que d'autres, ne peut échapper à cette règle et reste étroitement

liée à la technologie et à ses outils (du Tellharmonium de 1900

aux échantillonneurs, en passant par les Ondes Martenot en 1928

et les Phonogènes du CRMde 1950). Lamusique évolue conjoin-tement aux outils et aux idées, chaque vecteur influençant l'autre.

Lexx*siècle n'a pas inventé de nouveaux instruments acoustiques,mais des instruments électroacoustiques (guitares électriques,syn-thétiseurs, par exemple). Les premiers outils de la musiqueconcrète furent le microphone et le magnétophone à bande. Le

microphone peut se révéler un formidable instrument il peut

capter tout corps qui produit du son, du plus fort au plus inau-

dible. Comme un objectif photographique, il globalise ou il

détaille au plus fin. Mais l'opérateur, en positionnant, en dé-

plaçant plus ou moins rapidement le micro, introduit de nou-

veaux paramètres, y compris électroniques l'effet Larsen en est

un bon exemple. Ici, le son se nourrit de lui-même, la main qui

dirige le micro « attrape » ses propres harmoniques. P. Henry l'a

exploité de manière systématique dans sa Deuxièmesymphonie

(1972). Les manipulations de bande magnétique (montage et

mélange) complètent les transformations techniques du son

accélération, ralenti, mise en boucle (donc effet de cadence),

coupes, réverbérations, filtrages, re-recording,etc. Comme dans les

arts plastiques, créateur et exécutant ne font qu'un. Lestraces ne

sont plus objectivables.L'auditeurappréhende le son dans sa qua-lité et sa signification mêmes. L'imaginaireenvahit puis déborde le

monde réel c'est la magie de cette nouvelle musique.

L'acousmatique

Pour qualifier cette musique conçue à partir du son (capté,fixé, calculé.), l'écrivain et poète Jérôme Peignot avait proposédès 1953 le terme d'acousmatique. P. Schaeffer s'était méfié du

mot, qui déstabilisait celui de concret. Dans son Thttt~,déjà cité, il

avait suggéré une acoulogie qui aurait « pour objet l'étude des

mécanismes de l'écoute, des propriétés des objets sonores et de

leurs potentialités ». Mais il appartient à François Bayle d'avoir

donné toute son importance à ce terme, ainsi qu'au concept lui-

même. L'acousmatique est une catégorie esthétique, au même

titre que la musique sérielle,spectrale, stochastique, répétitive,etc.

Une « internationale decompositeurs (au Canada, en Argentine,en Suisse.) travaille dans ce sens, mais le GRM en est l'im-

pulsion. L'acousmatique (du grec akousma,perception auditive)

Page 116: Edith Stein - l'Histoire en Secret

propose une attitude d'écoute active. Il est rapporté que Pythagoreavait imaginé un dispositif original pour enseigner en se plaçantderrière une tenture, ses disciples devaient ainsi se concentrer sur

le sens de la parole, rentrer totalement dans le contenu du

discours. L'auditeur est contraint à la plus extrême attention, sa

perception est aiguisée. Déjà Wagner, en dissimulant l'orchestre,en plongeant la salle dans le noir, cherchait à faire de son théâtre

du Festivalde Bayreuth un lieu où le spectateur concentrerait son

attention sur les paroles et gestes des chanteurs, où l'illusion du

tableau dramatique serait renforcée. De plus, l'installation origi-nale de l'orchestre favorise un son mieux mélangé, net et équili-bré, débarrassé de parasites.

L'écoute d'un disque ou de la radio chez soi est déjà une

attitude acousmatique on imagine les instruments, leur dispo-sition, on reconstitue l'image du dispositif orchestral. L'acous-

matique renvoie, selon F.Bayle,au concept d'image « Leson quisort du haut-parleur n'est pas un son comme les autres ?, sou-

tient-il. Sa cause n'est pas forcément identifiable. Le haut-parleura son propre rayonnement physique, qui fonde quelque chose de

neuf. Par son angle, son espace, son positionnement intentionné,il projette une image sonore. L'acousmonium, ensemble de haut-

parleurs disposés dans la salle de concert, fonctionne comme un« orchestre de projecteurs sonores ». Cette nouvelle manière

d'envisager la diffusion de la musique sous-tend une probléma-

tique. Quelles articulations, quelles variabilités, quelles cohé-

rences, quelles rhétoriques ces images sonores vont-elles

produire? Quels en seront les signes lisibles ?

Tel est l'enjeu de l'acousmatique. Voici bientôt vingt ans

que le cycledes Concerts acousmatiques du GRMvalide un vaste

chantier critique qui installe et construit, au-delà d'une rupture, le

répertoire nouveau de la musique électroacoustique au sein d'une

Musique agrandie. Vingt ans de confiance avec le public

Leconcert objective la création musicale. Si la rêverie est la

base de la poésie, le travail est la base de la science, deux aspectsnon contradictoires d'une même démarche. L'acousmatique

revendique une part de l'héritage bachelardien. Comme un

tableau vit, la musique fixée se réécoute, se reconfigure. De la

même façon que le texte du livre est fixe, mais n'interdit pas les

lectures successives, qui n'en épuisent pas le sens, la musique

Page 117: Edith Stein - l'Histoire en Secret

acousmatique se lit au prisme de ses couches le travail de

l'oreille appelle l'imaginaire, introduit mystère et relief, magie de

l'inexplicable. L'auditeur spécule sur les sons inouïs, qui se déro-

bent sans cesse, les sons-miroirs. Que sont-ils ? Que montrent-ils

d'autre que nous-mêmes ?

fEAN-FRANÇOtSPIOUD

DISCOGRAPHIE

Le GRM possède un catalogue discographique d'une cinquantaine de

titres. La collection de CD regroupe les noms de Amy, Ascione, Bayle, Chion,

Dhomont, Dufour, Ferrari, Lejeune, Malec, Parmegiani, Redolfi, Reibel, Risset,

Schwarz,Teruggi,Vinao, Zanési et bien d'autres.

On pourra, pour une première approche, prendre plaisir à l'écoute du

Concertimaginaire,en forme de récital collectif (INA-GRM244532). Mais nous ne

saurions trop conseiller le coffretPierre Schaeffer,l'intégrale de l'œuvre musicale,et Schaeffer-Henry,les œuvres communes »,vaste ensemble documentaire où les

premières œuvres sont présentées dans leur suc d'origine. Des textes importants,rassemblés par F. Bayle (130 pages), accompagnent les 4 disques (INA-

CRM/Librairie Séguier, 1990). Enfin, sous l'étiquette indépendante Magison,l'œuvre complet de F.Bayleest peu à peu disponible (8 volumes édités à ce jour).

BIBLIOGRAPHIE

Outre les deux livres de P.Schaeffer cités dans le corps du texte, nous ren-

voyons le lecteur « acousmophile » vers f.'Art des sons fixés, de Michel Chion,

Métamkiné, 1992; et l'ouvrage de François Bayle, Musique acousmatique. Pro-

positions.positions, INA-GRMfBuchet-Chastel. Cf. également François Bayle,«Musique pour l'an 2000 »,Etudes,juillet 1971, p. 71-82.

EMISSIONSDE RADIO, CONCERTS

France-Musique relaie régulièrement des émissions du GRM. Chaquesaison, le cycleacousmatique propose une quinzaine de rendez-vous dans le cadre

de « Son-Mu ». Pour tous renseignements !NA-GRM,pièce 3521 Maison de

Radio-France 116, avenue du Président-Kennedy 75016 Paris Té).

0142302988.

Page 118: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes )4. rue d'Assas 75006 Paris -Juin )998 ? 3886

Rodogunede CORNEILLE

à la Comédie-Française

I. R~SEMAMRodogune,Corneille s'est démasqué « On m'a sou-

vent fait une question à la cour quel était celui de mes poèmes que

j'estimais le plus; et j'ai trouvé tous ceux qui me l'ont fait si prévenus en

faveur de Cinna ou du Cid, que je n'ai jamais osé déclarer toute la ten-

dresse que j'ai toujours eue pour celui-ci, à qui j'aurais volontiers donné

mon suffrage. » Deux siècles plus tard, Stendhal allait jusqu'à dire

« Rodogune?Shakespeare n'a rien écrit de plus beau. » Il y a trente-trois

ans que la pièce n'a pas été jouée au Français Il n'est que temps de res-

sortir les trésors enfouis.

Rodogune, prisonnière de Oeopâtre (ce n'est pas la fameuse reine

d'Egypte, mais une reine de Syrie), doit épouser l'un des fils jumeaux de

cette dernière, celui qui sera déclaré l'aîné et donc régnera. Or les deux

frères sont amoureux de Rodogune, plus que du trône, et sont prêts à

sacrifier celui-ci devant l'amour. Cléopâtre, qui hait Rodogune autant

qu'elle idolâtre le Pouvoir, promet hypocritement la couronne à celui de

ses deux fils qui tuera Rodogune, laquelle s'offre celui qui supprimera

la reine.

La pièce est complètement folle, montant d'acte en acte jusqu'aux

passions les plus extrêmes, jusqu'au cri final de Ctéopâtre « Sors de mon

cœur, nature » qui ne ressemble guère aux leçons des professeurs, à

tous les lieux communs débités sur Comeille depuis des siècles. Rodo-

gune pousse les fils à tuer leur mère, alors que celle-ci combine la mort

du fils qui va lui succéder sur le trône. Mais les deux frères (invention

admirable) sont vraiment jumeaux en noblesse et en amitié, s'admirant

l'un l'autre, chacun attaché à son double au point de lui sacrifier non

seulement le pouvoir mais l'amour. Il y a là, au milieu des abîmes du mal

humain (haine, vengeance, vertige du pouvoir), un admirable poème de

l'amour fraternel, qui résonne de façon différente selon l'un et l'autre

princes, avec des surprises, des faiblesses, des violences, des dépassements

dont ni Cléopâtre ni Rodogune ne peuvent venir à bout.

Page 119: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Marc Fumaroli, dans une page profonde, montre que Cléopâtreéchoue parce que sa parole est totalement biaisée, enfermée dans le men-

songe. Elle ne dit pas un mot qui ne soit orienté pour tromper sa prison-nière Rodogune ou l'un et l'autre de ses fils. « Son projet échoue à cause

de la solidarité de ses deux fils, qui se jurent l'un et l'autre une loyauté

absolue, et créent ainsi une parole infrangible, sur laquelle tout l'édifice

de la parole de mensonge vient se heurter comme sur un écueil. La piècemontre comment cette solidarité des deux frères étroitement liée à

l'amour qu'ils portent à Rodogune comment cette trinité de l'amour et

de l'amitié, en créant une loyauté de la parole, peut faire échec à tout un

édifice de mensonge. »

Et ici l'on voit bien qu'il ne faut pas mettre sur le même plan

Rodogune et Cléopâtre. Cette dernière représente le mal absolu, la ty-

rannie sans frein qui s'est mise « hors de la nature », en programmant la

mort du fils qu'elle a trompé. Rodogune, elle, appartient à cette « trinité

de complices, cette petite société secrète (comme dit encore Fumaroli)

qui, dans le royaume de Syrie,s'est jurée d'échapper à l'esclavagedu men-

songe pour se donner un espace de liberté fondé sur la seule parole qui

permette aux hommes de vivreensemble. Et c'est le fond même de l'ins-

piration de Corneille, basée (Péguy l'avait bien vu) sur la loyauté. On

comprend qu'il ait chéri cette oeuvre, qui est le résumé de son art en ce

qu'il a de plus grand et de plus original. « Sa poésie de théâtre est une

école de la liberté intérieure. » Les ombres elles-mêmes n'y existent que

pour dévoiler le soleil'.

Le Régisseur de la Chrétienté

de StMSTMNBARRY

Traduitde l'anglais (Irlande) par Jean-PierreRichard

au ThéâtredesAbbesses.Miseen scènede Stuart Seide

On est toujours partagé entre la stupeur et l'émerveillement

lorsque surgit, comme par surprise, hors du quotidien, un grand poète de

théâtre, étranger à toutes les modes, et qui part de l'Histoire pouratteindre l'universel. Il s'agit d'un jeune auteur irlandais, d'une quaran-taine d'années, qui a écrit cinq pièces d'une originalité éclatante, dont

voici la dernière. Ses personnages sont tous un peu des desperados,du

1.JacquesRosneraprislepartidemettreenscèneRodogunesansmoderniserlapièce,c'est-à-diredereproduire«chaquemot,chaqueinstant,chaquescènetelsque j'imagineComeillelesreprésentaitC'estunegageure,biensûr,maisgrandiose;commeledécormagnifiquedeRobertoP)ate,d'unarchaïsmesolennelet rêvé.Lasplendeurdelalanguecoméuennen'enres-sortquedavantageettransformepresqueenopéracettetragédieprofondémentpolitique,der-rièrelaquelleonentrevoitla luttesansmerciengagéeparAnned'Autricheet Mazarinpourgarderleurpouvoirabsoluenécrasanttouslescomplots.

Page 120: Edith Stein - l'Histoire en Secret

moins des marginaux, des laissés-pour-compte de l'Histoire, mais en

même temps marqués «par une grâce rédemptrice comme t'écrit le cri-

tique Fintan OToole dans son introduction à l'anthologie de ses œuvres

qu'il convient de citer un peu longuement « Ils sont, dans le sens

social du mot grâce, dotés chacun à leur manière d'une extraordinaire

élégance émotionnette, exprimée dans un langage à la fois baroque et

méticuleux~. Au prix d'un effort infini, ils se constituent au fil des mots

qu'ils disent, nous laissant entendre derrière ces mots la rigoureuse syn-taxe de leur vie intérieure. Et ils sont aussi, au sens religieux du terme, tra-

versés d'une tendresse inexplicable, qui les sauve de l'oubli et, en quelque

étrange et indéniable sorte, les sacratise. »

Sebastian Barry a réinventé ici la figure enfouie de son grand-père,ancien officier de police de la Couronne britannique, qui, lors d'un

meeting ouvrier, en 1922, à Dublin, fut responsable de la mort de quatre

manifestants irlandais. On devine à quelle profondeur noire était enfouie

sa mémoire dans la famille de son petit-fils. Il ayait d'ailleurs prédit queses descendants seraient féroces avec lui. Admirable est la manière dont

Sebastian Barryest parti sur les traces de son ancêtre maudit, et d'abord

sur celles de l'enfance du vieux policier, dans le district reculé de Kelshea

et Kiltegan, où Sebastian lui-même, cent ans plus tard, a vécu enfant. Il

s'est servi encore de plusieurs figures féminines qui avaient entouré ses

premières années, les mêlant, les confondant avec la personnalité de ce

Thomas Dunne; et, à sa grande surprise (confie-t-il), « je me mettais len-

tement à aimer cet homme diminué ». Il l'a enfermé dans une sorte

d'hospice horrible, où une vieille cousine du policier avait fini autrefois

ses jours, aveugle et folle.

En plaçant, par l'imagination, son malheureux grand-père dans

« cette chambre de terreur, ce lieu de repentir et de pardon », toutes les

répliques de la pièce sont venues l'une après l'autre, recréant de façon

mystérieuse la personnalité de cet ancêtre inconnu, lui infusant une

lumière venue d'ailleurs, une dignité déchirante. Et, dans cette métamor-

phose, Sebastian Barry s'est comme identifié à celui dont il a sauvé la

mémoire en prenant sur lui sa malédiction. « Et, du coup, en dépit de

tout, à cause de tout, pour le meilleur ou pour le pire, je pourrais me pré-

senter aux grilles de Saint-Pierre et affirmer clairement ma parenté avec

cet homme disgracieux, disgracié. »

La scène se passe en 1932, à l'hospice de Baltinglass, dans le

comté de Wicklow. Thomas Dunne a un peu plus de soixante-dix ans au

moment de l'action. Smith, un infirmier quelque peu tortionnaire, et

Mme O'Dea, infirmière presque maternelle, entourent le vieux géant quis'est enfermé dans la folie pour échapper à ses remords. Mais le passé et

le présent s'entremêlent ses filles viennent le visiter, Annie qui a trente

2. Etchosehautementextravaganteetinattendueencettefinduxx*sièclef.. d'unegrandebeautéformelle»,souligneFintanOroole.

Page 121: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ans, Maud trente-cinq, Dolly vingt-sept. Elle est maintenant mariée à son

ancien soupirant, Matt. Lesvisiteuses apparaissent de loin en loin à leur

père, dans sa mémoire illuminée, telles qu'elles étaient dix ans plus tôt,

en pleine jeunesse, lors du terrible drame de l'émeute, aussi naturelles

dans le passé que dans le présent; mais lui leur parle autrefois avec son

âme d'aujourd'hui (ou est-ce l'inverse?). Lessouvenirs sont des pressen-

timents, les pressentiments des souvenirs, avec leur poids de souffrance,

de remords, de larmes, de révolte, de désespoir, emportant le vieil

homme au bout de lui-même, sur un chemin de purification qu'il ne

connaît pas et pourtant reconnaît.

Et le plus bouleversant survient lors des apparitions de son jeunefils Willie, mort à la guerre de 14-18, et qui se montre en uniforme mais

à l'âge de 13 ans, avant que sa voix ait mué. Lesdialogues entre l'enfant et

son père, d'une tendresse déchirante, se réduisent à quelques mots de la

part de l'enfant; mais ces mots rayonnent une compassion, une douceur

si profondes, qu'elles pénètrent l'âme de Thomasjusque dans ses abîmes,

et lui apportent, lors du long monogue final, une paix qui n'est plus de

ce monde. Car la simple présence de l'enfant ramène à la lumière une

scène de l'enfance de Harry, qui fut lui-même pardonné, un jour, par son

propre père, avec un amour ineffable. « Et je parlerai de la miséricorde

des pères, quand l'amour qui gît en eux aussi profondément que la face

scintillante d'un puits est trahi par l'imprévu, et l'enfant voit enfin qu'on

l'aime, et qu'on a besoin de lui, et qu'on ne saurait vivre sans lui, immen-

sément. » De cet hospice misérable, où meurt un homme écrasé par sa

mémoire, s'élève un murmure sacré, transformant la faute en béné-

diction. Et le cœur qui se condamne est ainsi délivré par une main enfan-

tine plus puissante que le chaos. On se souvient de Bernanos, évoquant à

la fin de son existence le petit garçon qu'il fut « L'heure venue, c'est lui

qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvresannées jusqu'à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant

la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père. » S'il y

a, hélas! une chaîne de meurtres fratricides, il y a aussi (on l'entrevoit paréclairs une chaîne secrète de pardons'.

)EANMAMBRINO

3.LetravaildeStuartSeidemanifeste,iciencore,sonécouteintérieuredespiècesqu'ilmetenscèneet laprécisionardentedesadirectiond'acteurs.MichelBaumannestla cariatideduspectacle.

Page 122: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etudes M, rue d'A~MS 75006 Paris -Juin )99B N" 3666

rEXPOSITIONS

111

Eugène Delacroix*

LAURENTWOLF

i. OliRQDOlEugène Delacroix, artiste admirable et unanimement

admiré, ne parvient-il pas à emporter l'adhésion totale du visiteur, à la

différence de peintres moins grands que lui, mais plus proches de la

langue visuelle d'aujourd'hui ? L'exposition « Delacroix, les dernières

années » apporte le début d'une réponse.

La Réunion des Musées Nationaux, qui a le sens du paradoxe,

célèbre au Grand-Palais le 200' anniversaire de la naissance de l'artiste.

avec un ensemble d'oeuvres entièrement tournées vers la mort et le regard

rétrospectif. C'est la première grande exposition Delacroix en France

depuis 1963. Elle est accompagnée de plusieurs autres manifestations, à

la Bibliothèque Nationale et au Musée Delacroix de Paris, à Rouen, à

Chantilly et, plus tard, à Tours, Bayonne et Versailles.

Dans un décor gris et un éclairage ponctuel, qui illumine chacune

des quelque 130 peintures et dessins exécutés de 1850 à 1863, le visiteur

déambule dans la pénombre. Ce dispositif accentue la distance qui le

sépare des tableaux. L'emportement du trait de Delacroix, sa touche vio-

lente et allusive provoquent immédiatement l'émerveillement devant

l'habileté et l'invention picturale. Cependant, les œuvres, et singulière-ment les œuvres de la maturité, parlent à notre intelligence plutôt qu'àà

notre émotion.

EugèneOehtmmlesdernièresannées(1850-1863).GaleriesNationalesdu Grand-Palais.EntréeClemenceau,75008Paris.Réservationspartél.49875454.Ouverttouslesjours,sauflemardi,de 10hà 20h; lemercredi,de 10à 22h.Jusqu'au20juillet.

Delacroix,letraitnmMnt~ueBibliothèqueNationaledeFrance.GalerieMansartetMazari-ne,58ruedeRichelieu,75002Paris.Tél.47038] 10.Ouverttouslesjours,sauflelundi,de10h à 19h.Jusqu'au12juillet.

Delacroix, la naissance d'un nouveau romantisme. Musée des Beaux Ans, Square Verdrel,

76000 Rouen. Tél. 35 71 2840. Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10 h à 18 h. Jusqu'au 15

juillet.

EugèneDelacroixet FrédéricVillot,le romand'uneamitié,etAquarelleset ~uts. MuséeNationalEugèneDelacroix,6 placeFürstenberg,7S006Paris.Têt.44418650. Ouverttouslesjours,saufmardi, de9h 30à 18h.Jusqu'au31juillet.

Page 123: Edith Stein - l'Histoire en Secret

C'est que les sujets et les préoccupations du peintre sont éloignés

de nous (à l'exception des paysages et des animaux), parce qu'ils ont tous

une source mythologique, religieuse ou strictement littéraire (Delacroix

était un passionné de littérature anglaise, notamment de Shakespeare et

Byron). Les cartels explicatifs ne sont pas d'un grand secours, car, pour

Delacroix, la peinture n'est pas l'illustration d'un rédt, elle est le vrai

modèle du tableau. Il peint « d'après littérature », comme on dit peindre« d'après nature ». H ne suit pas la narration, mais sa propre lecture. Et

quand il représente des scènes réelles, sa vision rencontre son imagi-

nation littéraire (c'est particulièrement évident pour toutes les œuvres

inspirées du voyage au Maroc).

Les peintures exécutées après 1850 rappellent ses tableaux drama-

tiques et spectaculaires les plus célèbres, comme Scènes des Massacres de

Scio (1824), La Mort de Sardanapale (1827-1828) ou La Ltbcrtf guidant le

peuple (1830). On y retrouve la relation tendue entre la violence et le

plaisir; on y retrouve le mouvement, la couleur pour autant qu'il soit

possible de parler des couleurs de Delacroix, tant son mépris des contin-

gences techniques a entraîné la dégradation des pigments.

A partir de 1850, Delacroix revient sur les thèmes de ses œuvres

antérieures animaux, chasse, nature, scènes d'inspiration littéraire, pay-

sages orientaux, sujets mythologiques et religieux; le parcours de l'expo-

sition est organisé selon ce découpage thématique. L'artiste revoit et

repeint sa propre oeuvre; il s'impose une réflexion picturale. Il semble

remettre en question l'exploitation systématique qu'il faisait auparavant

de la tension érotique entre la représentation de la mort et celle de la

jouissance. Comme c'est souvent le cas des « vieux » artistes, il va droit au

but et joue moins de la séduction.

En 1850, Eugène Delacroix a 52 ans. Il meurt treize ans plus tard.

Au début du x<x'siècle, la cinquantaine est déjà le début de la vieillesse.

Delacroix a une santé fragile et une maladie respiratoire chronique; ce

n'est pas l'athlète de la vie que laissent imaginer ses tableaux. C'est un

artiste qui a réussi il a obtenu de nombreuses commandes publiques;

mais il n'est pas reconnu à la hauteur de ses espérances. 11aurait voulu

influencer l'enseignement des beaux-arts; il lui faudra attendre 1857

pour entrer à l'Institut, après huit tentatives. Tard, trop tard pour

compenser l'amertume de cet homme insatisfait, qui se trouve aussi

confronté à l'arrivée de nouvelles générations d'artistes, dont beaucoup

l'admirent comme un précurseur et, de ce fait, le rejettent dans le passé.

Le parcours de l'exposition commence par l'Autoportrait au gilet

vert (1847). Le feu qui couve dans le regard, mais aussi la dureté, la

fermeture, voilà ce que montre l'artiste de lui-même. Un autoportrait est

toujours une déclaration je me vois et je désire être vu ainsi. On

découvre dans ce tableau la posture hautaine, distante, ironique, légère-

ment méprisante affichée par Delacroix. Cette posture est présente dans

les œuvres de 1850 à 1863 exposées au Grand-Palais. L'artiste y regarde

plus en direction de sa propre œuvre qu'en direction du spectateur.

Page 124: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Cela renforce la distance qui nous en sépare, mais cela renforce

aussi notre admiration. Admiration devant une pensée en mouvement,

comme dans les six versions du Christ sur le lac de Génésareth,où la force

symbolique croît, pendant que le geste pictural devient plus direct. Admi-

ration devant La Lamentation sur le Christ mort, où la géométrie des cou-

leurs porte la signification du tableau le corps horizontal presque blanc

sur toute la largeur de la toile, le renvoi d'une tunique rouge au premier

plan, d'un petit personnage habillé de rouge dans le fond, et le cercle des

visages prostrés. Admiration devant l'intuition de quelques paysages, des

sous-bois, des bords de mer, et la richesse des bouquets de fleurs.

Cette admiration se convertit rarement en adhésion à la vision de

Delacroix, parce que ses représentations sont toujours médiatisées par

un récit ou par des mots. La peinture de Delacroix, malgré sa réputation

physique, est plus conceptuelle que bien des œuvres non figuratives.

Le grand œuvre de la vieillesse de Delacroix n'est pas exposé au

Grand-Palais. Il s'agit d'un ensemble de peintures murales réalisé dans la

Chapelle des Saints-Anges de l'Eglise Saint-Sulpice sur la voûte, Saint

Michel terrassant le dragon (1856-1861), sur les parois, La Lutte de Jacob

avec ;~e (1855-1861) et Héliodorechassé du Temple(1861).Cet ensemble est considéré comme le testament artistique du

peintre. Il lui a d'ailleurs consacré des années, puisque les premiers

contacts précédant la commande eurent lieu en 1847. Delacroix yconsacra donc plus de dix ans, de travail et de souffrance, puisqu'il était

déjà affaibli par la maladie. La Chapelle des Saints-Anges démontre la

grandeur de l'artiste bien plus que tous les tableaux spectaculaires qui

l'ont rendu célèbre. Il semble s'y être donné pour but de parcourir la

totalité de son répertoire pictural tonalités, valeurs, construction,

mouvement.

La Lutte avec !~n~, avec ses deux figures qui s'affrontent sous une

immense frondaison, pendant que passent à l'écart des bergers indiffé-

rents, s'oppose à la profusion des personnages disposés dans l'architec-

ture monumentale d'Héliodore chassé du Temple. Dans cette peinture,Delacroix dispose ses personnages en une spirale vertigineuse quitournoie autour d'une grande colonne. Cet artifice de construction la

spirale est une des constantes de ses peintures monumentales.

L'accueil fait à la Chapelle des Saints-Anges fut l'une des dernières

déceptions de Delacroix. Son inauguration n'attira pas la foule espérée;et les critiques ne furent pas toutes louangeuses, pas suffisamment, du

moins, pour le vieil artiste qui sentait arriver la fin.

LAURENTWOLF

Page 125: Edith Stein - l'Histoire en Secret

––––LES FONTAINES ––––

Centreculturel

du jeudi ~0 <M~ 7~S ~fO~fMr~«MMM~t ~M~ ~9~ ~72&30~

LE ROMAN AU XX' SIÈCLE

Commentlegenrenarratifa t ilévolué,ibrmeUement,depuistedébutduw siècle?Comment,aprèst'èfedeh déconstruction,peut-onparlerd'unretouràcertainesformes,ouencoreàun<âged'orduroman?Problématiquesgénérâtesetarticulationsautourdequelquesauteurs,dontWilliamFaulkner,ClaudeSimonetGabrielGarciaMarquezapplicationspédagogiques.

AndréDAvms.j.,CeM<~~Mies,~t~!FrancisCOULET,~n~ <<e~Mr~,docfeMfeM~c~pMeeder~MMtt'on,~tCe

VéroniquePmmN,Docteurès/emneï,/t!r&etuneéquipeduniversitaires

~MtHM~ CO~ 7j~9c~~70&CMtVJ~CMMM~~ 29 <K~t799~~2 &3<~

LA PENSÉE PHILOSOPHIQUEDANS LE DEBAT BIOÉTHIQUE

Multiplessontlesquestionséthiquesetphilosophiquesposéesparlesinnovationsbiomédicales.Commentdésormaispenserlafonctiondumédecin,l'actemédical,lerôleduphilosophedanslesdébatsconcernantlabiomédecine,l'hommelui-même,s'ilestgouvernéparsesgènes?.Lasessionseraaniméepardesmédecins,desphilosophesetdespersonnalitésalliantcesdeuxcompétences.

HenriArLAN.~ro/~MM~deM<!p<Me,de~M&Mop~teefd'~M~Mede~abiologie.~<9te/ZMeM,\tfad<MM~t~t/Mt-~~fo~&erMMZc~:

BrunoCADORË.~iq~cMrd'eaM~MeMedtc~.{~MM'rM~cof~où~Med?~NeGilbertHorrotS,fm/~eMrde~MtMoptMf,D~~c~MrdMC~ttwde~c~erebe~

<nfen~<K~p«~M!/fe~e~Moe~M~Me,t/ntt~rHYe/<&~deBrMxeNe~PatrickVntsmaŒN,~n6c<eMrdMd~M~etnentd'<MM~McMo~~dteo~e,

Centre~et~?~~h~

LesFontainesBRt02t9 60631CHANTILLYcedexTél.0344671200 Fax0344671291

Page 126: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etude: )4, rue d'Asas 7S006 Paris 'Juin t998 N* 3886

OMtMA

Sitcom

de FtMNÇOMOZON

Ne me demandez pas si j'ai aimé ce film. Non, et pourtant je

lui trouve de l'intérêt, il me semble même qu'il s'agit d'une œuvre d'art.

Alors, comment expliquer?.

Sitcom, au moins ce titre lourdement ironique met cartes sur

table. Dans le cadre traditionnel des séries télévisées un intérieur où

parents et jeunes font des histoires François Ozon va mettre un tigre

dans le moteur et faire éclater le cadre. Le tigre, ce ne sera rien qu'un joli

petit rat tout blanc, et le cadre, celui d'un pavillon cossu dans quelque

quartier résidentiel. Là vivent le père, la mère, avec Sophie et Nicolas,

leurs enfants, qui ont passé l'âge des jeux innocents.

Aux jeux de cette famille, nous allons être pris. On dit fait

comme un rat. Cela pourrait signifier aussi que François Ozon, pour son

second film, n'a pas oublié le spectateur. Bravo, il joue avec nous. Rien à

voir avec ces jeunes films où quelque prétendu auteur fait son cinéma

comme si nous n'étions pas là, tout seul dans son coin, et se désole après

coup, parce que nous n'avons pas pris part à ses jeux hermétiques. Là,

tout est clair, lumineux comme le poil immaculé du rat la maman

embauche une femme de ménage espagnole, Maria. Comme tout le

monde ici a les idées larges, Maria appelle la mère de famille par son pré-

nom, Hélène. Toujours en vertu des idées larges, Hélène et Jean (le père)

invitent à dîner la femme de ménage espagnole et son petit ami, Abdu,

un beau noir, col blanc et noeud papillon, qui se trouve être le professeurde gymnastique de Nicolas, leur fils. Et puisque, décidément, on a les

idées larges, Nicolas profite de ce dîner pour annoncer qu'il est homo-

sexuel, avant de se retirer dignement dans sa chambre. Et puisque, etc.

Abdu, encore plus digne, monte dans la chambre parler à Nicolas. En

« bon » professeur de gymnastique, it va naturellement le convaincre de

passer à l'acte sur le champ. Premier acte, donc.

Page 127: Edith Stein - l'Histoire en Secret

On devine la suite qui couchera avec qui? Jusqu'où ira-t-on

avant d'épuiser toutes les combinaisons possibles? Plus malin que nous,

l'auteur nous réserve une première surprise (il y en aura d'autres)

Sophie, la sœur de Nicolas, dépressive, se jette par la fenêtre, et se retrou-

vera paralysée dans une petite voiture. Ce qui ne l'empêchera pas, bien au

contraire, de répondre aux deux questions Sophie et son frère réunissent

dans leurs chambres une faune que n'aurait pas désavouée le marquis de

Sade.

Dans ce film froid comme un théorème j'avais oublié, le pèreest ingénieur règne une logique infernale. On croit avoir compris, on

croit avancer, mais on recule, on régresse. Logique du labyrinthe. Il est là

pour cela, le rat. Un joker, un pion blanc, hors jeu, en trop ? Erreur, nous

nous croyions plus malins que le rat, nous sommes perdus comme lui.

Bêtes comme lui. Faits comme lui. Aucune différence, si l'on admet,

comme l'anthropologie l'assure, que l'interdit de l'inceste fonde le

passage de l'animal à l'humain. Insensiblement, le film en vient là. Un

jour, la mère couche avecson fils. Deuxième acte.

Le troisième, logiquement attendu, l'inceste du père et de la fille,

n'aura pas lieu. Et c'est ici que le film prend de l'intérêt, à mes yeux. Est-

ce par un dernier scrupule, bien tardif, par quelque résurgence de la loi

du père, d'un ultime tabou, que le scénario évite cet inceste-là? Pour ras-

surer le spectateur, en somme? Non, rien de rassurant dans ce Sitcom,où

la violence et la haine constituent, de la première à la dernière image, le

seul lien entre les personnes. Certes, on dit qu'on s'aime; il y a parfois

l'ombre, l'ombre seulement, d'un sentiment qui traverse la fresque aveu-

glante, ces tableaux de famille éclairés d'une lumière trop crue, désespé-rément cruelle.

Impossible, cependant, d'évoquer ici la loi du père. Celui-ci,

admirablement incarné par François Marthouret, prône la tolérance

confondue avec le « tout est égal toutes les « cultures se valent.

L'homosexualité et l'hétérosexualité, c'est pareil. Les rôles de père, fils,

mère, fille sont interchangeables, comme les rôles de domestique et de

maitre, de professeur ou d'ami. Nous sommes bien aux racines de la per-version. La perversion, c'est quand un être humain peut permuter avec

n'importe quel autre humain et pourquoi pas, alors, avec l'animal? Le

rat blanc, comme le joker, peut prendre toutes les valeurs parce qu'il n'en

a aucune. Etre tout et rien à la fois, voici bien l'ultime référent, l'absolu

du blanc ou du néant, le dieu monstrueux de ce petit monde sans foi ni

loi.

Pour que les membres debndM (dans tous les sens du terme

déliés) de cette famille subsistent, pour que cela dure et tienne, au moins

le temps d'une histoire, il faut aller au bout de la violence, de ce mélange

indifférenciédu plaisir et de la douleur, du sexe et de la mort, de l'imagi-naire et du réel. Mais où est le terme de cette escalade? Ya-t-il un au-delà

de la violence? Où est l'ailleurs de ce cercle infemal ?

Certes, il y a le thérapeute, l'autre père (incamé par Jean Douchet,

« maitre à penser « de quelques générations de cinéphiles). La mère

consulte le thérapeute, et tout le monde quitte la maison pour une

Page 128: Edith Stein - l'Histoire en Secret

thérapie familiale. Tous, sauf le père et. le rat. Allons-nous suivre le

groupe, ou rester dans la belle demeure, ou passer de l'un à l'autre?

Choix décisif. On reste avec le père, et le rat. Le père mange la bestiole,

après l'avoir fait cuire dans le four à micro-ondes. Etrange repas solitaire.

Sinistre « communion qui annonce le dénouement. Au retour de leur

thérapie, les autres découvrent que le père est devenu un énorme rat! Il

n'est pas blanc, celui-là, pas mignon du tout. Cris, sale, répugnant. Ni

homme, ni bête, un monstre offert au lynchage sacrificiel dans un

consensus sans faille. On savait depuis longtemps que le père rêvait de

tuer toute la famille. Il en rêvait seulement. Lesautres sont passés à l'acte.

Dernier acte.

Alors, au cimetière épilogue sur sa tombe se retrouvent tous

les membres de la nouvelle tribu, autour du nouveau « père o le pro-

fesseur de gymnastique noir, homo-hétérosexuel, amant du fils et de la

bonne espagnole. La fable pourrait aussi bien s'intituler le rat blanc, le

père gris, l'amant noir. Après la disparition des deux premiers, à quand

la mise à mort de ce dernier, ou de tous les autres par celui-ci? Pas d'issue

au cycle infernal. On ne dénoue pas un tel noeud de vipères.Il est frappant que ce film sorte en un printemps qui commémore

« mai 68 ».Trente ans après. L'espace d'une longue génération. Qu'est-ce

donc que la paternité pour ceux qui ont crié à vingt ans « Il est interdit

d'interdire et « Jouissez sans entraves »? Qu'est-ce donc qu'être enfants

de pères sans loi? Au miroir monstrueux du film, comme tout cela

s'éclaire Cette famille scandaleuse à l'écran fait rire dans la salle. Rire

ambigu, certes.

Car Sitcom est un film terrible, terrifiant (d'une autre terreur que

Titanic; mais tous les rêves d'aujourd'hui ont goût de cauchemar). )e

n'aime pas ce film et pourtant je l'estime, car il est vrai. Chacun pourra y

reconnaître le laxisme bien réel de notre environnement idéologique. La

« tolérance confondue avec la perte des valeurs.

Pour peindre cet univers hors-la-loi, il a fallu que François Ozon,

lui, se donne un cadre, rencontre les lois du cinéma et s'y soumette.

Alors, Sitcomest devenu une œuvre. En effet, on peut parler de création,

d'oeuvre d'art, lorsqu'un auteur est pris par son sujet et, plus encore que

par son sujet, par l'objet qui se construit entre ses mains prisonnierdonc de l'oeuvre qui impose, avec sa logique propre, une adhésion au

réel. Ce lien précieux, vital, entre l'imaginaire et le réel, c'est la porteétroite du vrai. L'oeuvre existe donc, quand elle résiste. Ainsi elle est

épreuve de vérité, dur chemin vers la vérité.

Voilà ce qui me trouble, au-delà du spectacle navrant. Le film,

parti de la perversion, d'un discours plus ou moins provocateur et

complaisant, noyé dans la perversion, s'arrache peu à peu à sa pente natu-

relle. Il décolle, prend de la hauteur, s'ouvre à une réflexion sur la per-version. Le cinéma fait loi, cela s'appelle le style ici, c'est la qualité de

)'interprétation, la précision du jeu des acteurs. C'est l'abstraction de cette

fable, dénuée de toute sensibilité (rien de moins érotique que cette

hénaurme partouze!). Ce qui aurait dû devenir obscène est sublimé par la

netteté, la fermeté du trait. Le scénario abstrait conduit à l'hyperréalisme

Page 129: Edith Stein - l'Histoire en Secret

des personnages. La présence physique, la justesse des situations et des

dialogues, donnent vie à ce qui aurait pu n'être qu'une laborieuse

démonstration. Par la force de sa cohérence, i'œuvre dissout les impu-

retés du message. Mieux, elle efface tout message, elle subvertit la perver-sion Pavée de bonnes ou de mauvaises intentions, l'oeuvre met au jour,sous les pavés, la plage la vérité nue, offerte au regard, aveuglante et

inhumaine.

L'art est grand lorsqu'il se hausse au-delà de l'humain, ou en

deçà aux sources du sacré sauvage, barbare. Ah que nous voici loin des

petites histoires salaces et confortables du cinéma de Blier! Loin même

du regard fasciné, plus ou moins complice, de Pasolini. Oui, cruel,

implacable est ce film. Tout ce qu'on croyait savoir, sur le meurtre du

père, la mort de la famille, le mutticutturatisme, ia crise des valeurs. est

ici dépasse*. Sitcommontre avec effroi comment les civilisations parfois

prennent goût à se perdre et à se détruire.

JEANCou.rrr

Des hommes d'influence

de BARRY LEVINSON

La crédibilité du Président des États-Unis bat sérieusement de

l'aile depuis que le monde entier a appris qu'il s'était livré à

d'inavouables roucoulades dans les très courts jupons d'une majorette

pas franchement tombée du nid. Le Président, qui est du genre à se

regarder le nombril chaque matin dans le miroir des instituts de sondage,se dit alors, à l'instar du Prince de Machiavel, qu'il est grand temps de

« feindre », de « colorier » autrement dit de divertir l'opinion amé-

ricaine en agitant l'épouvantail de la menace extérieure pour mieux faire

oublier ses folâtres pérégrinations intérieures.

Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous raconte cela,

pourquoi je vous mâchonne cette actualité, trop médiatique depuis

quelques mois pour ne pas être connue. La réponse est simple malgré

les apparences, je ne décrivais pas, plus haut, les déboires du Président

Clinton avec Monika Lewinsky et sa « fuite » en Irak, suite aux refus de

Saddam Hussein de voir des représentants de t'ONU pénétrer certains de

!)suffitévidemment,pourreconnaîtrecefilm,deregarderautourdesoicequ'ilenestdesinstitutions,de l'école,de l'enfance,de l'entreprise,de la rue,de la cite,dupolitique,de lafamille.

Page 130: Edith Stein - l'Histoire en Secret

ses sites présidentiels, mais je m'efforçais simplement de raconter le scé-

nario de David Mamet, qui est le seul intérêt du film de Barry Levinson.

Précisons juste un peu l'intrigue, afin de souligner que rarement

une fiction aussi saugrenue aura été si proche de notre atterrante réalité

de fin de siècle. Chargée de détourner l'attention de l'opinion américaine

afin d'assurer la réélection d'un Président (toujours hors-champ), une

petite équipe improvisée pour l'occasion est donc menée par Robert de

Niro (un impassible bon-à-tout-faire, un peu Sherlock Holmes dans la

démarche, très Mac Gyver dans sa manière professionnelle de trans-

former une boite d'allumettes en centrale nucléaire), Dustin Hoffman

(un producteur de cinéma ridé par l'autobronzant et les ultraviolets) et

une collaboratrice du Président (une pimbêche blondasse aux dents qui

rayent le parquet et dont l'oreille semble collée, depuis son enfance, à un

téléphone portable). Ce trio, après mûre réflexion, imagine alors de toute

pièce, à la frontière américano-canadienne, un danger forcément

nucléaire commandité par des terroristes albanais (ce qui est éloquent

au moment où la Serbie refuse de reconnaître l'indépendance du

Kossovo, province à très forte majorité albanaise).Les préparatifs de cette machinerie politico-médiatique s'emboi-

tent alors comme des légos dans un studio de télévision, par exemple,notre trio de choc grime une jeune Américaine en une Albanaise effa-

rouchée il lui colle un paquet de chips dans les bras et lui demande de

courir comme si elle était voûtée par la peur des balles qui lui sifflent

dans les oreilles. Derrière les manettes, notre petite équipe se régale des

prouesses de l'informatique et du virtuel par la simple pression d'une

touche, on remplace les chips par un chat écorché, on fait franchir à la

jeune fille un petit pont de bois en feu, et une grange détruite, toute

fumante encore, apparaît, comme par miracle, en arrière-plan. Cette

image, construite sous nos yeux, sera diffusée quelques heures plus tard

sur la chaine de télévision NN.

Aucun détail, donc, ne manque à cette supercherie d'abord, une

chanson, dont le but est d'atteindre le « hit-parade x du mièvre, est com-

mandée à une espèce de vieux barbu tombé dans la musique « folk »

quand il était petit, et qui a l'air aussi intelligent qu'un troupeau de

vaches texanes. Ensuite, un discours pour le Président est rédigé avec de

grosses ficelles larmoyantes, de sorte que les secrétaires de la Maison

Blanche (qui sont aussi des ménagères de plus de cinquante ans, sur quil'on teste l'efficacité du discours) en viennent à sortir en sanglots. Enfin,

notre belle équipe retire un G.I. de l'asile psychiatrique pour en faire un

héros de guerre, rescapé d'Albanie. On réécrit forcément une chanson en

faisant croire à tous qu'on la ressort des années cinquante, autrement dit

d'un passé collectif oublié; et l'Amérique entière en vient à aduler ce

héros imaginaire dans une furieuse hystérie collective.

Ainsi, la psychologie des personnages proche, par moments, du

« degré zéro de l'écriture les interminables longueurs du film, dues

aux traits grossiers des protagonistes (un trajet en avion, notamment, quiaurait pu se faire en fusée), l'autosatisfaction et la volonté ostensible-

ment provocatrice et commerciale du réalisateur, font retomber ce film

Page 131: Edith Stein - l'Histoire en Secret

précisément dans ce qu'il cherchait à dénoncer les sentiers battus du

« politiquement correct ». Il en vient alors à ressembler à un serpent qui

se mord la queue.On retiendra, néanmoins, un film relativement osé pour Barry

Levinson il a le mérite, en effet, de rester (du moins pendant un

moment) du côté de la pure description, de l'enchaînement des subter-

fuges, sans tomber dans l'écueil d'un commentaire moralisateur. Barry

Levinson, au début en tout cas, ne prend pas de recul par rapport à son

sujet, et c'est tant mieux. La seule distance qu'il s'autorise est le ton de la

comédie, toujours bienvenu quand le sujet est d'une actualité grinçanteon songe ici à l'une des dernières séquences où le Président est réélu

après te succès de la supercherie. Le producteur, qui a participé à l'aven-

ture, regarde à la télévision des journalistes politiques commenter la réus-

site du Président sortant; il s'indigne des arguments avancés, ne supporte

pas que l'on taise ses mérites et veut de la reconnaissance. A ses côtés, son

compagnon d'épopée (Robert de Niro) fait alors un signe de la tête à un

molosse en uniforme. On apprend, quelques instants plus tard, que le

producteur est mort dans un accident.

XAVIER LARDOUX

Page 132: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Etude! )4, rue dAssas 75006 Paris -Ju~n )998 ? 3886

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'dMrTS

HOT E DE LECTURE Xi~«ff<<«<~

.tSï~tetttfragtout

<t<.M.,

Kerouac en passant.

Nomade et sédentaire à la fois, lack Kerouac a regardé le

monde comme ce qui s'en va et qu'il faut à tout prix fixer avant dispa-rition. Tout voir, tout mémoriser, tout consigner dans un unique récit qui

contienne sa vie, la pressure, l'épuisé, pour tromper le temps ou le perdredéfinitivement. A cette oeuvre-fleuveviennent de s'ajouter plusieurs textes

inédits pour le lecteur français, ainsi qu'une copieuse biographie,occasion d'une célébration bien méritée, plus que de révélations

d'aspects méconnus de la vie ou de l'oeuvre. De la somme exceptionnelle

d'informations rassemblées par Gérald Nicosia sur l'écrivain, n'ont sou-

vent été retenues que la figure matriarcale oppressante et les névroses

d'un fils bien éloigné de la statue du héros érigée depuis la publication

de Sur la route (1957). Dès l'origine, pourtant, les textes n'avaient rien

dissimulé brutale parfois, toujours franche, la prose de Kerouac était

sans plis ni double fond. Le malentendu s'était installé à son corpsdéfendant et malgré ses écrits, dont les publications différées achevèrent

de brouiller les cartes. L'intérêt majeur de MemoryBaberéside finalement

moins dans une démythification depuis longtemps effectuée par de pré-

cédents travaux biographiques, que dans l'attention portée à une écriture

dont la syntaxe si novatrice est brillamment étudiée. Kerouac confessait

ne pas être un homme de courage, seulement un écrivain; il est donc

plus que jamais urgent de se pencher sur ses écrits encore si mal connus.

JackKEROUAC,Vraieblondeetautres,Gallimard,1998,240pages,110F;Vieilangedeminuitetautres,Gallimard,1998.144pages,78F;Angesdeh désolation.Denoèl,1998,522pages,165F.Géraldf)[(X)HA,MemoryBabe,unebiographiecritiquedeM: Kerouac,Verticales,1998,1000pages,170F.

Page 133: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Les deux recueils proposés, rassemblant articles et essais divers

rédigés sur plus de dix ans par l'écrivain beat, constituent une bonne

introduction aux vies multiples d'un vagabond de la littérature. Dans les

premiers textes de Vraieblondeet autres, il est question d'écriture et, en

particulier, de prose spontanée. Cette spontanéité trouve son illustration

extrême, et peut-être trompeuse, dans le texte principal du second recueil,

plus anecdotique, Vieilangede minuit et autres. LeVieil ange de minuit est

l'écrivain ou son double qui écoute à travers sa fenêtre les bruits du

monde. Ni dehors ni dedans, l'oreille de l'ange est partout et capte le

bourdonnement de l'univers que la main retranscrit en images anar-

chiques. Le bruit de fond vient croiser les souvenirs, les rêves de

l'écrivain, et susciter des visions inédites. Ces visions, écrit Kerouac,« je

peux les écrire mais je ne peux les ponctuer », si bien que les virgulesdésertent bien souvent le texte affolé. Mais l'écriture spontanée chez

Kerouac ne se réduit pas, loin de là, à cette tentative qui l'avait laissé insa-

tisfait, et dont le caractère expérimental rebutera plus d'un lecteur. Il faut

relire à ce sujet les essais et chroniques littéraires de Vraieblondeet autres.

Trop charnels et trop spirituels à la fois pour se livrer à des exercices

d'écriture formels, les écrivains beat étaient modernes là où on ne les

attendait pas, à l'intérieur même d'une conception classique de leur art.

Lesaudaces littéraires de Kerouacs'inscrivent dans la filiation de Melville

ou de Wolfe, tout en portant cette tradition vers une plus grande liberté

d'écriture et une plus grande surface de contact avec le réel. Totalement

ouvert au monde, l'écrivain insuffle aux mots une expérience intuitive

qui les précède et qu'ils expriment par leur musique plus que par leur

capacité à représenter le son avant le mot, le flux sans le reflux, la vision

totale plutôt que l'éclatement. Ces principes d'écriture doivent être lus en

lien étroit avec l'esprit d'une génération dont Kerouac plante ici le décor,

redonnant au passage à ce terme si galvaudé de beat sa signification

profondément spirituelle.

Lesquatre brefs récits de voyage de Vraieblondeet autres illustrent

à merveille cet art qui fait surgir du défait ta totalité. Dans ces anecdotes

d'où tout extraordinaire semble exclu, d'autres récits tout aussi insigni-fiants viennent s'imbriquer récits entendus sur la route, dans les bars ou

les restaurants de routiers, récits articulés par des voix qui ne déclinent

pas leur identité, ou lus sur des visages que Kerouac croque en traits

rapides, précis, toujours aimants. Peu à peu, à travers l'insignifiancemême de ce qui est raconté, c'est toute une Amérique passée, présente et

à venir qui se dessine, une Amérique écrite par les gens sans nom qui la

font. Deux autres textes admirables, en fin de recueil, reproduisent ces

impressions obtenues par l'attention minutieuse aux nervures des choses

et des êtres Noël à la maison, souvenir d'une odyssée dans la neige du

petit garçon de Lowell, où le mystère de l'existence devient presque pal-

pable, et les fines Esquissesde Manhattan, dont aucune note ne vient

signaler qu'il s'agit là de fragments des Visions de Cody, autre grandeœuvre méconnue rédigée en contrepoint à Sur la route.

L'invitation est alors évidente à retourner à la lecture d'un longrécit de voyage. Lapublication de Angesde la désolation,traduction neuve

Page 134: Edith Stein - l'Histoire en Secret

et intégrale d'un roman à l'époque trop sagement traduit en français et

amputé de sa première partie, vient à point nommé. Vigie sur les flancs

d'une montagne au début de son histoire, Kerouac collectionne minu-

tieusement les messages en provenance de la nature et du vide. Les mots

abondent, se déversent dans t'énumeration rythmée de tout ce qui est, où

le plus mystique se mêle au plus ordinaire, et la plus sereine contem-

plation au plus terrible de profundis intérieur. Lorsqu'il lui faut redes-

cendre vers les hommes et leur folie, Kerouac retourne, à San Francisco,

retrouver quelques grandes figures pittoresques avec lesquelles on peu-

plerait bien une nouvelle fable mystique. Tout semble soudain aller plusvite les orchestres de jazz, les courses de chevaux, la quête de l'extase,

tandis que rien ne se passe et que le vide est à chaque coin de rue. Lessoi-

rées de beuverie se suivent et se répètent, mais traversées de lueurs sou-

daines et mystérieuses « l'étoile filante de la miséricorde devait avoir un

visage sombre » qui le poursuivront jusqu'au Mexique, puis jusqu'àà

Tanger et Paris. Angesde la désolationest un document essentiel sur une

génération, saisissant portrait d'un groupe d'errants qui a perdu la Loi

mais n'a pas oublié la compassion.

PHILIPPECHEVALLIER

Page 135: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Littérature

forgeSEMPRUN

Adieu, vive clarté.

Gallimard, 1998, 250 pages, 120 F.

Après L'Ecriture et la vie, sobres et tra-

giques mémoires d'outre-déportation,c'était pour Jorge Semprun à la fois une

nécessité et une gageure de passer encore

plus outre et de revenir à sa vie antérieure

pour un semblable travail de mémoire et

d'écriture. Pari gagné royalement, car,

grâce à Juan Carlos, il est possible d'em-

ployer ce terme pour un « Espagnol

rouge rêvant d'être enseveli dans les plisdu drapeau de sa république. Peu avant la

fin de la guerre d'Espagne, Jorge Semprunarrive à Paris à quinze ans, interne au lycéeHenri-IV.Autour de quelques scènes, ren-

contres et lectures qu'il distingue comme

décisives, il reconstruit les découvertes de

son adolescence, en particulier la révéla-

tion de la langue et de la littérature fran-

çaises. tt raconte ses origines familiales,son père, intellectuel catholique et répu-blicain dans la mouvance d'Esprit, ses six

frères et soeurs, sa mère surtout, fille d'un

Premier ministre conservateur sous la

monarchie, morte quand il était enfant,

qu'il évoque avec une tendresse émou-

vante. Aveceux, il convoque de nombreux

personnages, amis, camarades de lycée,brèves rencontres d'hommes et de femmes

qui ont pris place dans sa vie et parfoisaussi dans l'Histoire. Ce récit foisonnant

se déploie tantôt vers le passé, tantôt vers

l'avenir, monté habilement et harmonieu-

sement selon une logique interne. Sem-

prun refuse qu'on y voie un procédé et il

l'appelle « anamnèse », terme liturgiqueavant son utilisation médicale, où l'évoca-

tion-invocation du passé lui confère une

présence nouvelle. La « vive clarté » du

titre n'est cependant pas cette lumière

attendrie, apaisée, parfois amusée, jamaisamère, que Semprun projette sur les affec-

tions, les amitiés et les premières amours

de sa jeunesse. C'est surtout celle qui l'a

ébloui, illuminant son chagrin et son exil,à la découverte de la langue et de la littéra-

ture françaises. Il nous ouvre son florilège,ou plutôt son « panthéon », puisque le

monument de ce nom est devenu le« centre du monde » pour le lycéen de

Henri-IVqui vit à son ombre. Raudelaire yest parmi les plus aimés; la littérature du

siècle des Lumières en est absente, alors

que sobriété et clarté sont des qualités que

Semprun aime tant dans la langue deve-

nue sienne et que l'on retrouve dans le

style de son livre,en des phrases lapidaireset des pages à la fois fortes et harmo-

nieuses. Le rappel de ces vives clartés ne

devient pas un message. Semprun se

contente de constater avec simplicité son

indifférence religieuse, de donner de brefs

aperçus sur les fondements et les

inflexions de son itinéraire politique, et

d'indiquer au passage comment il donne

lui-même un sens à sa vie et quellesvaleurs il lui estime supérieures. Dans cet

adieu aux illuminations d'une jeunesse

Page 136: Edith Stein - l'Histoire en Secret

qui ne fut pas qu'« un ténébreux orage »

avant les froides ténèbres de la déporta-tion, le lecteur contemporain de Semprunne peut s'empêcher de voir aussi un adieu

aux lumières de la vie, « avant que ne s'as-

sombrissent le soleil et la lumière et la

lune et les étoiles », comme le dit le bau-

delairien Qohéleth. Semprun signale quesont morts dans ses livres précédents tousceux à qui il avait donné de sa vie par

procuration sous un pseudonyme. Mais

son écriture montre qu'il n'a pas lui-même« touché l'automne des idées », et il a

encore beaucoup à dire. Le lecteur attend

encore de lui de nouvelles clartés.

Elias CAMprn

Notes de Hampstead (1954-1971)

Traduit de l'allemand par Walter Weideli.Albin Michel, 1998, 252 pages, 130 F.

« Il ne connaît pas sa propre odeur et la

déteste chez les autres. » Onretrouve dans

ces ultimes aphorismes de Canetti sa luci-dité foudroyante, avec une ombre de

désenchantement et d'amertume qui peutle porter jusqu'à la cruauté. « Quelqu'un

qui puise son venin dans des livres, puis

l'administre, soigneusement dosé, à son

entourage ».Mais qui ne reconnaîtrait, paréclairs, notremonde? «A chaque crime, on

inculpe soigneusement un innocent. Le

coupable, lui, est relâché par principe et le

plus vite possible » (notez, à cinquante

pages de distance, le même adverbe!).).Cela dit, sa hauteur et son refus des modes

littéraires ont quelque chose de revigo-rant « François Villon en censeur de

poèmes modernes, et la manière dont il

les corrige ». Et toujours, malgré tout, se

déploie en lui « le vaste souffle de

l'esprit », avec le goût de l'admiration, une

profonde générosité du coeur « Tu veux

pouvoir dire à quelqu'un du neuf sur tous

ceux que tu aimes, tu veux proclamer leur

gloire » (ici, sur Stendhal et Joubert).« Glorifier est chose merveilleuse, irrésis-

tible. Heureux le poète des psaumes! »

Est-cede cette ouverture que l'athée résolu,

divisé, tire sa foi dans le miracle, à l'in-

verse du religieusement correct? « Je suis

incapable de désespoir; dans les piresmalheurs, j'attends, moi l'incroyant, un

miracle [.] Mais je ne veux pas savoir

PierreSempé

d'où il vient, je ne veux pas le provoquer.

Inexplicable et ininfluençable, il doit rester

un pur miracle ).], une suprême méta-

morphose. » Et par là il frôle, il atteint

l'ineffable. Il me semble que Simone Weil

t'eût compris et aimé. « Dieu cherche un

homme qui n'ait jamais entendu pro-noncer son nom et s'incline avec gratitudedevant un mendiant sourd-muet. » Lereste

est silence.

)ean Mambrino

Emily DtOQNSON

Le Paradis est au choix

Poèmes.Traduit et présenté par Patrick Reu-maux. Librairie Elisabeth Brunet, Rouen,1998, 558 pages, 170 F.

Et revoici la grande Emily Dickinson,dans un beau choix, longuement mûri, de

son traducteur émérite. La concision ful-

gurante et mystérieuse d'Emily éclate ici

partout. La musique atonale de ses

poèmes a la couleur même de son âme

aspirée par l'absolu et si tendrement atta-

chée à toutes les choses de la terre, t'en ai

parlé souvent (cf., dans Etudes,la dernière

fois, janv. 91). « La Beauté infinie dont

vous parlez est si proche qu'on ne la

cherche pas. » La plus infime créature est

sa sceur, son amie. Angoissée et paisible,elle demeure tranquille dans un terrible

incendie menaçant sa maison, alors quesautent les barils de pétrote, et discerne

(c'est la nuit) une chenille au fond du jar-din. Elle interroge sans cesse le silence. A

chaque instant elle s'arrête « à cette

Fourche étrange sur la Route de l'Etre »,Lteu-At-L'Eternité.

Jean Mambrino

Abdul Kader El JANABI

Horizon vertical

Récit traduit de l'arabe (Irak) par l'auteur,Charles Ilouz et Mona Huerta. Sinbad/ActesSud, 1998, 114pages, 95 F.

RtVUEDt!t.!V!tt!

Page 137: Edith Stein - l'Histoire en Secret

Un titre énigmatique pour un petitlivre, vif, déroutant. Que tous ceux qui

imagineraient la pensée ou la parole arabe

imperméable à la subversion et asservie à

tous les despotismes le lisent la surpriseest de taille. L'auteur, né à Bagdad en

1944, quand la ville ressemblait encore à

un rêve éveillé sur l'Euphrate, brûlante,

secrète, aux habitants d'une ironie millé-

naire, découvre, comme tant d'autres dans

le monde, le cinéma américain; celui-ci

avait dëchainë une sorte d'insatiable

ivresse politique et pratique; les mots

d'ordre étaient l'amour et la subversion,avec beaucoup de lucidité et très peu de

sens pratique. Le surréalisme sur son

déclin allait être le port dernier de cet iti-

néraire et la chance laissée par lui à la cri-

tique et à la poésie (Adomo, Celan). Mais

ici il ne s'agit pas seulement d'une confes-

sion individuelle, il s'agit aussi du monde

arabe, de ses minorités intellectuelles, de

la trahison de ses dercs, des ressources de

sa langue et de sa tradition, contre les sclé-

roses et tous les grégarismes. Au terme de

ce texte enlevé et internationaliste, deux

évidences ou deux recours, le temps pas-sant l'exigence de « l'écriture inquiète et

inquiétante », et la présence de Mona, la

femme qui vous trouve et vous ramasse

« dans l'errance et la dérètiction (p. 104).Une fois de plus Actes Sud trouve. Le jeuen vaut la chandelle, largement.

Raphaële B[LLETDOUX

Chère Madame, ma fille cadette

Grasset, 1997, 230 pages, 105 F.

Les lettres que le père déposait en secret

dans la chambre de sa fille sortant de

l'enfance (si désinvoltes, si pudiques et si

tendres) trouvent aujourd'hui leur ré-

ponse, par delà la mort, dans ce livre en

forme de missive brisée, hachée, brûlante,

passionnée. Tout y passe du passé, les sou-

venirs en miettes, les billets doux d'autre-

fois, les notes, les traces, les larmes, les

émerveillements secrets, les angoissesrefoulées, le drame terrible de la mort du

père de son père (assassinat, suicide?), les

frustrations, les appels, les fuites, tant de

douleur et tant d'amour. On entend sous

les mots tout ce qui n'est pas dit, tout ce

qui est crié silencieusement à bouche fer-

mée, et que l'on retrouve, déguisé, dans les

beaux livres de Raphaële, si désinvoltes, si

pudiques et si tendres. Je n'ai pas cessé de

vous en parler depuis vingt ans. Comme

des pièces de son père, magicien du

théâtre, clown au coeur lourd, aux pieds

légers, qui a bondi dans ['au-delà, chucho-

tant à l'instant de partir « La mort n'est

pas grave. Je me débrouillerai. Va ton

chemin. Vaton chemin. »Raphaële sait

qu'il est près d'elle, toujours vivant.

Jean Mambrino

Arnaud CATHRfNE

Les ~Mx secsRoman. Verticales, 1998, 92 pages, 75 F.

En quatre-vingt douze pages, ce premierroman impose l'épure et la concision

d'une terrible parabole. Alors que des

milices quadrillent avec régularité la ville

et que des sections spéciales exécutent

imperturbablement les noms indiqués sur

leurs listes, Ode! et sa soeur Hamjha se

font passer pour morts au milieu des

cadavres en décomposition de leurs

parents. Ce huis-dos entre les deux ado-

lescents condense toutes les effluves de la

guerre peur, folie, indifférence impuis-sante, couardise avilissante. Le lecteur reste

saisi par cet univers qui l'a soudain happé.Une fois de plus les mots ont fait leur

ravage, plus suggestifs dans leur brièveté

que le défilé des images de nos reportages.

Pascal Sevez

Mervyn PEAKE

T'!t!M d'Enfer

Roman traduit de l'anglais par Patrick Reu-maux. Préface par André Dhôtel. Phébus,1998, 510 pages, 149 F.

le signale exceptionnellement cette

réédition, car il s'agit d'un des plus grands,des plus beaux romans de ce demi-siècle,le premier volume d'une trilogie (il faut

espérer que les deux autres ne vont pas tar-

der à suivre) dont l'originalité la mettra

toujours à part dans la littérature roma-

nesque de tous les temps, dans tous ses

Guy Petitdemange

Page 138: Edith Stein - l'Histoire en Secret

détails, un monde nouveau, inconnu, pro-

prement fabuleux et capable de susciter

en nous une rêverie sans fin (cf. Etudes,nov. 74, oct. 77, juin 80). Graham Greene,à sa parution, s'émerveillait. On a évoquéà son sujet Rabelais, Swift, Rimbaud. C'est

tout autre chose, un conteur infini, un

visionnaire à l'état pur, qui révèle tous nossecrets La traduction est superbe.

Sciences sociales

Jean-Pierre LECoFF

Mai ï9M. L'héritage impossible

LaDécouverte, 1998, 476 pages, 160 F.

Livremagistral. Il inscrit Mai 1968 dans

la lignée de 1936 et de la Résistance, mal-

gré des différences radicales. Au lieu de

l'ouvrier légendaire et du combattant clan-

destin, c'est l'étudiant qui est figure de

proue, bientôt rejoint par les syndicatsentrés par la cale. Mai 1968 symbolise un

sursaut de l'exaspération, un frémissement

qui tourne à l'ébullition. Femme, enfant,

écologie, temps du travail, qualité de la

vie, nouveaux modes de vie familiaux, dif-

férences culturelles, autonomie éthique,etc. ces thèmes qui se croient neufs ont

tous été conçus en Mai. Les modes de vie

ont plus été touchés que le politique ou

l'institutionnel ce que traduit bien le

juridique ou la jurisprudence. Le livre est

d'abord historique. 11s'interroge sur les

conditions historiques de la « divine sur-

prise et sur ses progénitures abondantes

et turbulentes (gauchismes, MLF,mouve-

ments)ycéens,sous-cu)tures.). L'étapesuivante voit la transformation du gau-chisme en ces médecines sociales douces

qu'ont été, que sont encore pourquelques-uns, l'écologie, les « nouveaux

philosophes », la « deuxième gauche ».Puis c'est l'instauration de la contre-

culture, qui, de l'undergroundinitial, prendpignon sur rue par l'édition, les médias, le

cinéma ou la politique (voir le parcoursde Henri Weber, des sabots du trotskismeaux pantoufles du Sénat.). Que de

Jean Mambrino

REVUE RBÏUVRES

maîtres, alors Althusser, Derrida, Fou-

cault, Deleuze, Guattari, Lefevre, et tant

d'autres! Quant à « l'héritage impos-sible », il consiste en ceci que l'individua-

lisme exacerbé de 68 n'a pu trouver toute

sa place dans le social. Il s'est donc retiré

dans la sphère privée »et, au lieu de

rester don de soi, a viré à l'égoïsme

cynique. Pourtant, conclut l'auteur,Mai 1968 a enfanté une question poli-

tique qui interroge toujours, et radicale-

ment, la légitimité de la représentation

politique et qui se porte maintenant au

cœur de la question européenne. Tandis

que le politique dépose servilement les

armes aux pieds de l'économique, il n'est

pas impossible qu'une part de l'héritagede Mai 1968 rappelle l'importance du

contrat politique et du dialogue social

dans l'Europe des « passions démocra-

tiques ».

Pierre Mayol

Luis MARTINEZ

La Guerre civile en Algérie

CERI/Khartala, 1998, 430 pages, 160 F.

Lesétudes objectives et réfléchies sur la

guerre d'Algérie sont multiples, mais rare-

ment de valeur. En voici une où se recou-

pent les expressions des étapes d'une

histoire tragique et la réflexion rigoureusesur les composantes de ces étapes. Aprèsavoir été phare du tiers monde et

recherche de transition démocratique,

l'Algérie est passée à la guerre civile aprèsl'annulation des élections législatives de

1991. La cause en semble sans hésitation

l'avènement souhaité de l'islamisme. Mais

cette violence a été vécue progressivementcomme développement d'un imaginaire« social et historique de la guerre. Une

expansion du FIS sembla, dès le début,avoir favorisé une armée autour d'un petit

noyau. L'échec apparent de l'État, pro-bable dès les origines, a alors cédé la placeà l'importance des petits commerçants

qui, sans se référer à l'islam, ont ouvert les

Page 139: Edith Stein - l'Histoire en Secret

boutiques au trafic profitable au « quar-tier ». Les gens venus de la Casbah à

l'« Eucalyptus (quartier de boutiques en

banlieue) s'orientent vers un « État mini-

mum ».Lecostume du FISs'efface; l'islam

verse dans le Djihâd.À partir de 1993, c'est

l'hésitation devant la guerre civile, contre

un GIAen crise financière. Les« bandes »

apparaissent, puis cèdent devant le rôle de

la « grande exploitation et celui des

« spéculateurs les petits satisfont aux

besoins immédiats et laissent le crime

(Bab El Oued) agir dans le désordre. Les

moudjahidin humiliés tentent de réagircontre les critiques des islamistes. Les

« milices réagissent contre les uns et les

autres, jusqu'à la formation des « gardescommunales ». La guerre se consolide

pour le long terme, appuyée par la victoire

de l'État, de plus en plus riche (apportfinancier international), contre les islami-

sants, toujours actifs. On assiste ainsi à la

lutte entre les privilégiés et les victimes

force des notables, Walis, maquisards

qui évolue vers le combat du « bandit

politique Cet affrontement prend diffé-

rentes formes, selon son origine. Les

fidèles du FIS agissent par appel d'un

triple registre politique, religieux, « foot-

ballistique ». Le GIAtente de se renforcer

face au pouvoir des Émirs. On s'oriente

vers la priorité donnée aux «noyaux durs »

du négoce. Le pouvoir rappelle l'époqueottomane. Laguerre entre ces acteurs est là

pour longtemps.

Jacques Sommet

Michel NiAUSSAT

LesPrisonsde la honteDesdée De Brouwer, 1998, 140 pages, 98 F.

Cette dénonciation du système carcéral

français, qui s'ajoute opportunément à

tant d'autres restées sans écho, ne concerne

directement que les maisons d'arrêt, c'est-

à-dire les établissements pénitentiairesdans lesquels croupissent plus de la moitié

des personnes incarcérées en France, qui,bien que « présumées innocentes au

regardde la loi, sont détenues « provisoire-ment <et « préventivement », dans l'attente

(parfois pendant plusieurs années!) d'un

jugement qui pourra les condamner ou les

acquitter. L'auteur, aumônier de la maison

Page 140: Edith Stein - l'Histoire en Secret

d'arrêt du Mans pendant vingt ans, livre

là, au moment où il vient de donner sa

démission d'une fonction qu'il avait

d'abord assumée à titre provisoire, un

témoignage sans complaisance sur les

conditions dans lesquelles vivent encore,à notre époque et dans l'indifférence géné-rale, les êtres humains que « la patrie des

droits de l'homme estime devoir empri-sonner. Lelivre se termine par le récit de la

rencontre de l'aumônier avec l'actuelle

ministre de la Justice, après la publicationd'une lettre ouverte dans le journal Ouest-

France. Madame Guigou saura-t-elle faire

preuve de plus d'efficacité que ses prédé-cesseurs? la question est posée-

Robert BADtNTER

L'Exécution

Fayard, 1998, 230 pages, 98 F.

Dans son avant-propos, celui à qui l'on

doit l'abolition de la peine de mort en

France nous fait comprendre pourquoi il a

jugé utile de rééditer ce livre, écrit aprèsl'exécution, en novembre 1972, de Claude

Buffet et de Roger Bontems, condamnés à

mort par la Cour d'assises de Troyes, aprèsun double meurtre perpétré au cours

d'une prise d'otages dramatique à la pri-son centrale de Clairvaux dans bien des

Etats, prétendument civilisés, le meurtre

légal continue à sévir, et dans certains

autres, où il a été aboli depuis plus ou

moins longtemps, resurgit périodique-ment, notamment en France, la velléité

passionnelle d'un retour en arrière. Cet

émouvant récit, qui se lit d'une traite, où

l'avocat de la défense nous fait revivre pasà pas l'expérience déchirante qu'il a été

conduit à vivre, invite à une réflexion salu-

taire sur les inévitables faiblesses de la jus-tice et sur la monstruosité archaïque de la

peine capitale.

Riva KASTORYANO

La France, !m!cttM~Met leurs immigrés: négocier l'identité

ArmandColin,1998,224pages,150F.

André Legouy

REVUE DES HVRES

En France et en Allemagne, les modèles

nationaux, dont on souligne le plus sou-

vent les différences, se trouvent mis en

question par l'arrivée des immigrés. Ce

livre s'applique à montrer ce qu'il advient

concrètement des identités, celle de la

nation et celles des immigrés, dans les

deux pays. Une comparaison avec les

Etats-Unis aide à faire ressortir les singula-rités et les traits communs. Au-delà des

mots, des représentations et des traditions

imaginées, des tensions, des violences et

des peurs bien réelles apparaissent. L'on

assiste, en Allemagne comme en France, à

une politisation des identités qui risque de

conduire à l'impasse. L'auteur estime quela négociation des identités est la seule

voie dont dispose un Etat démocratique

pour faire face à la situation et établir un

nouveau compromis historique.

Jean Weydert

André Legouy

Philosophie

Albert MEMMI

Le Buveur et l'amoureux

Lepnxd~~dfpend<!ncf.Ar)éa,1998,254pages, 120 F.

Jean-Michel REY

La Part de l'autre

PUF, Bibt. du Collège International de Philo-

sophie, 1998, 258 pages, 118F.

Le livre d'Albert Memmi a mille

facettes, malgré l'unicité du sujet. Tout

tourne autour de la dépendance l'hom-

me est un être dépendant, la dépendance

appelle pourvoyance. Duos multiples,caractéristiques de l'existence humaine. La

morale, à la fin du livre, trouverait son

fondement dans la dépendance-pour-

voyance mutuelle sagement aménagée. Les

Page 141: Edith Stein - l'Histoire en Secret

hommes ont besoin les uns des autres.

Cette morale est toute sociale. Morale « de

survie peut-on ajouter selon plus d'une

allusion. Ou encore, morale de substitu-

tion de substituts (des « méthadones *]aux dépendances trop fortes, destructives.

Memmi a justement analysé de manière

remarquable, au centre du livre,un certain

nombre de dépendances, non tant amou-

reuses que sexuelles (pourquoi « l'amou-

reux » dans le titre?), violemment

destructrices, d'après quelques grandsfilms, Scènes de la vie conjugale de Berg-man, Pcmer de nuit de Cavani, Empiredes

sensde Oshima. On peut certes lui deman-

der mais qu'est-ce qui dicte la substitu-

tion ? Qu'est-ce qui dicte la négociation« modératrice » capablede faire échapperà la destruction ? La survie, pas la liberté,dit-il. Mais pourquoi survivre, si ce n'est

pas par quelque élévation de soi-même

au-delà de soi-même ? Sinon, s'enfoncer

n'est-il pas plus sensé? Simples questions,

qui signifient, à la fois, que la démarche

de l'auteur conduit loin, en cela il séduit,

mais laisse pourtant insatisfait. Je me per-mets de rapprocher (à tort?) le livre de

Memmi de celui de Jean-Michel Rey,subtil, pénétrant, attaché lui aussi à une

analyse de la dépendance. « Dans le crédit

illimité accordé aveuglément au texte d'un

autre pris comme modèle (Erasme), dans

la confiance donnée à telle forme de dis-

cours supposé faire autorité (Valéry),dans

l'étrange désir d'asservissement quiconforte le pouvoir tyrannique (La Boé-

tie), dans ces trois figures dissemblables

que je rapproche, je retrouve, dit-il, autre

chose en partage l'incessant dialogue du

donneret du recevoir.Plus précisément, les

trois auteurs mettent l'accent sur les diffé-

rents dérèglementsdu mécanisme qui com-

bine ces deux verbes. » Il y a un rapport,assurément, entre cette théorie du « cré-

dit et celle de la dépendance et de ses

excès déments. Et encore « Dès que

quelque chose s'élève, prend de la hauteur

en tentant de faire autorité ou d'instaurer

un pouvoir, apparaît en même temps le

danger d'une retombée, d'un effondre-

ment. » Mais les édifices qui se défont si

facilement, poursuit Jean-Michel Rey, ne

sommes-nous pas invités à examiner com-

ment ils ont été construits? Il faut« reconstruire les crédits », dit par ailleurs

Valéry.Leçons de sagesse.

Jean-YvesCalvez

Cianni VAïnMO

Espérer croire

Trad. de l'italien par Jacques Rolland. LeSeuil,1998, 112pages, 85 F.

La tradition, le passé, l'héritage se vivent

tout autrement selon les cultures Par sa

simplicité même et par son évidence, ce

livre court d'un philosophe chevronné,aux avant-postes de la pensée moderne, ne

pouvait venir que d'un Italien. Comme les

étagements millénaires de Rome, quienchantaient Freud, comme tout le passé

intangible qui en Italie envahit la cam-

pagne et la ville, bien indifférents aux

désenchantements des dandys français

(faut-il, ne faut-il pas aimer Venise?), le

catholicisme charrierait lui aussi quelquechose; cet irréductible aux dogmes, ce

n'est ni une morale, ni une discipline, ce

n'est pas une piété; le temps l'éprouvesans l'abolir. Demeure donc pour Vattimo,

par delà les autoritarismes, par delà la

lutte des clans et des idéologies, une sorte

de mémoire ou de style, un singulier

irremplaçable dans la sécularisation

même « Je ne vous appellerai plus servi-

teurs, mais amis Survivance infantile?

Reste d'un sentiment de dette envers la

mère? Besoin de se raccrocher après des

révoltes successives?L'essentieln'est pas là

chez Vattimo C'est très en deçà de pareilintellectualisme. La tradition est comme

une sédimentation reconnue librement,sans ressentiment, sans servilité. Une

façon d'être attentif à quelque chose quin'existait pas avant sa marque et quidéborde toute maîtrise et toute autorité.

Son lieu est le corps-sentinelle. Un beau

livre, plein de retenue, sur un sujet sérieux

et qui ne prétend pas au sérieux la griffeitalienne, fart de la mémoire et de la dis-

tance, nostalgique de rien, se souvenant de

tout.

Guy Petitdemange

Kierkegaard aujourd'hui

Actes du colloque de la Sorbonne, édités et

rédigés par Jacques Caron. Odense UniversityPress, 1998, 180 pages.

Les travaux menés depuis ces vingt-cinqdernières années ont profondément modi-

fié notre lecture de Kierkegaard. Ce col-

loque tenu à Paris en octobre 1996 fait le

Page 142: Edith Stein - l'Histoire en Secret

point sur la recherche en France et au

Danemark, avec la participation d'interve-

nants des deux pays, dont les interven-

tions ont été judicieusement couplées

pour se répondre. De la nécessité, rappelée

par Régis Boyer,de bien situer Kierkegaarddans son monde, découle un certain

nombre de questions délicates sur les rap-

ports entre la vie et l'oeuvre Ces questionssont ici redoublées par le lien singulier

que Kierkegaard entretenait avec ses écrits.

Pour le lecteur français, le passage d'un

univers culturel à un autre n'est pas facilité

par les multiples filtres à travers lesquelst'Œuvre a été progressivement reçue en

France. L'exposé détaillé de François Bous-

quet sur la réception du penseur danois

dans la théologie française est éclairante à

ce sujet. Un champ de recherche impor-tant apparaît au terme de ce colloque,celui du langage et de ce qui le constitue

intimement chez Kierkegaard le silence

et le don. Silence et don seraient deux

belles métaphores pour évoquer le regrettéP. H. Tisseau et son patient travail de tra-

duction. Un entretien avec sa fille, qui a

poursuivi son œuvre, referme avec bon-

heur les actes de ce colloque.

Philippe Chevallier

Robert DAMIEN(sous la dir. de)

François Dagognet

Epistémologue,médecin, philosophe.Une philoso-phie à t'Œutre. Synthélabo, coll. Les Empê-cheurs de penser en rond, 1998, 304 pages,149 E

François DAGOGM~r

Savoir et pouvoir en médecine

Synthétabo, coll. LesEmpêcheurs de penser en

rond. 1998, 288 pages, 149 F.

François DACOCNET

Des détritus, des déchets, de l'abject.Une philosophie écologique

Synthélabo, coll. LesEmpêcheurs de penser en

rond, 1997, 94 F.

Dans la lignée de Bachelard et de Can-

guilhem, François Dagognet a renouvelé

l'épistémologie et l'histoire des sciences.

La médecine et son histoire, ses méthodes

REVUE DES LIVRES

et son éthique médecin et philosophe,

Dagognet a ouvert une voie où peu se ris-

quent. Un ouvrage (issu d'un colloquetenu à Besançon en 1996) rassemble des

communications variées, à l'image du

penseur qui est leur sujet. Il fait découvrir

les facettes d'un philosophe auquel l'hu-

mour ne manque pas (on lira, en particu-

lier, l'apport de Régis Debray « La

diagonale du sage »). Dagognet réfléchit

sur la déontologie médicale. On retiendra

qu'elle a besoin d'un regard philoso-

phique sur les méthodes et l'envers de la

thérapeutique. On se réjouit de pouvoir

disposer d'un recueil de ses meilleurs

articles sur le « pouvoir et le savoir en

médecine ».Dagognet est foisonnant sans

jamais être vide, prolixe sans être verbeux.

Une belle langue le rend aisé à lire. Depuis

longtemps, le thème de la matérialité le

retient. Convaincu de la vanité des dua-

lismes, Dagognet va jusqu'au bout du rai-

sonnement l'enquête sur l'abject, le

résidu de nos poubelles, ce qui nous

dégoûte et provoque notre répulsion, mais

qui est nôtre. Miroir de la culture, le

déchet est le récit, la trace de ce que nous

vivons. On pourrait croire à une plaisante-rie, à un bon tour. C'est à une « hylétiquede la matière », une réelle métaphysique,

que nous sommes convoqués. Elle nous

capte, au point d'en dévorer d'un trait les

attendus sous la plume brillante de Dago-

gnet. « L'abjectologie » est née, et l'auteur

inaugure pour elle de beaux jours. Pour-

quoi ne pas parler d'une intuition philo-

sophique majeure? Ce que nous

méprisons (nos rebuts et ceux qui s'en

chargent) avoue la ségrégation qui habitela société. Les « moins-êtres racontent

nos manques à être. Par une brillante« grammaire du presque rien », du plusvalorisé (les fragments) au plus rejeté

(l'excrémentiel), nous sommes amenés à

une réflexion limpide sur la culture

ambiante et son « catharisme »forcené. Le« gras et les cailloux ne sont pas ce quel'on croit. Amateur d'art contemporain,

Dagognet s'appuie, avec la science, sur l'es-

thétisation du déchet, afin de réhabiliter« une matière qui n'est fêtée que dans ses

exploits ». Contempler la vérité dans le

Page 143: Edith Stein - l'Histoire en Secret

1 1M.offe toutes les nouveLLes

1

a été di,ff~usées, tous Lescommentaires

~n

.,i,Rëforme

minuscule, voire le repoussant on aura

deviné que le projet de Dagognet est à

hauteur de morale. Un grand livre.

LucPareydt

Catherine CLÉMENTJuliaKMSTEVA

Le Féminin et le sacré

Stock, 1998, 300 pages. 120 F.

C'est la mode faut-il s'y faire? d'é-

crire à deux voix, médiatiquement célé-

brées et connues pour de plus ambitieux

travaux. Le ton est ici celui, déguisé, de la

correspondance, avec ses aléas calculés et

des complaisances dont on est en droit de

dire qu'elles agacent. Lebut est-il de faire

croire que le sérieux affleure « tout natu-

reHement par la grâce de deux intellec-

tuelles d'exception, en mesure de

dialoguer, bien que d'opinions diver-

gentes, « toi athée chrétienne, moi athée

juive l'une et l'autre tenues par leur his-

toire ? Les voyages de l'une, les patientesde l'autre, la maternité des deux, sont

l'occasion de détours qui ne manquent ni

d'intérêt ni de séduction. On suit le par-cours proposé à travers la transe, le corps,la terre et Dieu, l'humilité et l'indicible, le

sacrificiel, l'interdit, l'imaginaire, l'ignobleou le noble; de Dostoïevski à ce « bon

Winnicott de l'impatience agressive de

l'une à la réflexion réservéede l'autre. Aux

dernières pages de cette correspondance,Julia Kristeva dit garder de ces esquisses« l'impression d'un mouvement brow-

nien Nous aussi.

Françoise LeCorre

Jean-YvesCALVEZ

Socialismes et marxismes

Inventairepourdemain. Seuil, 1998, 228 pages.

Indifférent aux modes du «pret-à-

penser Jean-YvesCalvez esquisse ici un

bi)an,à)a fois critique et positif, de l'ap-

port des idées socialistes et marxistes. Son

point de vue n'est pas inspiré par l'air du

temps, mais par une haute exigencemorale et sociale. Son point de départ est

une constatation importante le fonde-

ment ultime du socialisme sous toutes ses

formes. Ce qui le distingue du libéralisme,c'est une réflexion anthropologique les

êtres humains « font a la société et peuventdonc la transformer. Evidemment, les dif-

férentes familles socialistes n'ont pas la

même approche de ce processus de trans-

formation sociale pour Marx, c'est la

révolution qui est la forme même du

changement historique; pour Eduard

Bemstein et Léon Blum, les changements

profonds peuvent être paisibles et légaux.En tout cas, ajoute J.-Y.Calvez, « il faut se

méfier d'exclure le tragique et l'enthou-

siasme du devenir social Pour le libéra-

lisme (Hayek), le marché, processus

impersonnel, ne peut pas se conformer à

des préceptes moraux. Or, observe

l'auteur, maintes situations « imperson-nelles sont insupportables ou contraires

à la dignité de l'homme. C'est l'objectif du

socialisme de porter remède à ces situa-

tions sans justice sociale, pas de vrai res-

pect mutuel, pas de dignité partagée, ni de

« liberté pour tous ». Malgré leurs diffé-

Page 144: Edith Stein - l'Histoire en Secret

rences évidentes sur les voies du change-ment révolution et expropriation pour['un, mutualisme et coopératives pourl'autre Marx et Proudhon partagent la

critique de la domination du capital privésur le travail et la vision du socialisme

comme un humanisme du travail. L'aspectdoctrinaire de la pensée socialiste en géné-ral, et de Marx en particulier, est, selon

J.-Y.Calvez, la croyance dans un sens de

l'Histoire déjà historiquement prédétermi-né l'avènement nécessaire du socialisme.

Cette vision « progressiste » est inspirée

par la confiance aveugle dans « un vent de

l'Histoire conduisant les vaisseaux, finale-

ment, inéluctablement, au port entrevu ».

On court ainsi un danger de perte de sub-

stance éthique ou d'affaiblissement, la

radicalité de l'appel moral du socialisme.

Il faudrait donc concevoir l'avenir comme

demeurant ouvert, puisque les êtres

humains ont la possibilité de se faire eux-

mêmes, selon l'essence de leur liberté.

Conclusion de l'auteur le socialisme doit

dépasser son recours excessifà l'Etat et son

enfermement dans une doctrine du sens

de l'Histoire; mais il demeure riche de

l'idée de justice sociale, de sa critique de la

propriété privée et du capitalisme, et de sa

valorisation du social et du travail.

Michael Lôwy

Questions religieuses

Charles PERROT

JésusPuf, coll. Que sais-je?, 1998, 128 pages.

En 128 pages et pour le prix d'un livre

de poche, Charles Perrot, avec son expé-rience, sa pénétration et sa modestie, fait

le point de nos connaissances actuelles sur

Jésus et le regard qu'on peut porter sur sa

personne et son oeuvre. Présentation du

travail de l'exégèse, description des cou-

rants juifs de l'époque, du mouvement

baptiste en particulier, des conditions

politiques et sociales les données histo-

riques et littéraires sont exposées avec

sobriété et efficacité. Les données évangé-

REVUE DtSUVRES

liques sont traitées avecun regard critique,sans fausse idolâtrie, mais avec attention

et respect, dans la conscience nette de

l'éclairage apporté par la foi. Plus d'une

fois, à travers l'objectivité de l'historien et

la lucidité du critique littéraire, percent la

réflexion ou l'observation personnelle.Ainsi lorsque, décrivant les lieux habituels

de l'action de Jésus, il observe qu'ils se

trouvent fréquemment dans les zones

frontières, en territoire juif, mais tout

proches de l'étranger. Un chapitre très

important est consacré à la Passion et aux

problèmes posés par les récits, à la fois

parallèles et souvent très différents d'un

évangile à l'autre. Peu porté à admettre

l'existence de deux véritables procès, sen-

sible à la tendance des chrétiens dans

l'Empire à atténuer les responsabilitésromaines, Charles Perrot ne minimise pas

pour autant le poids et la détermination

des ennemis juifs de Jésus, tout en notant

que les grands responsables de la mort

sont les prêtres et les notables du Temple,non le peuple comme tel. Un beau livre,

dense, riche, sobre, parfaitement juste.

Jacques Guillet

AUGUSTIN

La Doctnne chrétienne

(De doctrina christiana)

Introduction et traduction par MadeleineMoreau. Notes complémentaires d'IsabelleBochet et Goulven Madec. Bibliothèqueaugustinienne 11/2, 1997, 626 pages.

Le De doctrina christiana, d'abord desti-

né à de futurs prédicateurs, représentel'une des contributions majeures de la lit-

térature patristique à l'herméneutique de

la Bible. On trouvera ici une nouvelle tra-

duction de cette Œuvre, mais aussi une

introduction substantielle et, surtout,

quelque cent-cinquante pages de « notes

comptémentaires » qui permettent d'édai-

rer des thèmes fondamentaux de la pen-sée d'Augustin. La plupart de ces notes

sont consacrées à l'exégèse de la Bible

signalons, en particulier, la note 2, sur

Page 145: Edith Stein - l'Histoire en Secret

l'herméneutique augustinienne (elle-même confrontée aux approches contem-

poraines de H.C. Cadamer ou de

P. Ricœur), et la note 7, sur le statut de

l'Ecriture sainte (comprise par l'évêque

d'Hippone comme une < médiation néces-

saire, mais provisoire '). D'autres notes

proposent d'excellentes mises au point sur

le thème de la grâce, sur le juste usage de

la culture, sur les étapes de l'itinéraire spi-rituel autant de questions soulevées parle De doctrina christiana, mais qui, au-delà

de ce traité, occupent une place centrale

dans l'ensemble de la pensée augusti-nienne.

Xavierde MoNTCLOS

Réformer l'EgliseHistoiredu réformismecatholiqueen Francede laRévolution jusqu'à nos jours. Cerf, 1998,208 pages, 140 F.

Trois ensembles principaux donnent

l'ossature du livre, en trois chapitres les

prêtres constitutionnels gallicans modérés,autour de l'abbé Grégoire; les évêques quise sont opposés, entre 1848 et 1870, aux

fureurs ultramontaines entretenues parPie IX; les théologiens, comme Yves

Congar, qui ont animé en France, des

années 30 à Vatican Il, une recherche cri-

tique responsable. Lesdeux premiers cha-

pitres seront particulièrement utiles, me

semble-t-il, qui donnent une image claire

des positions et questions en jeu, selon les

interprétations actuellement les mieux éta-

blies. Quant au rapprochement de ces

trois ensembles, i) n'est pas à comprendreselon la continuité d'un mouvement se

reproduisant lui-même. ou d'un courant

de pensée homogène. Lesanalogies cepen-dant sont réelles, selon l'auteur; d'un

point de vue institutionnel, le souci existe,dans chacune de ces constellations histo-

riques, de donner consistance à des res-

ponsabilités exercées collégialement pour

la vitalité de l'Eglise. En mêmetemps,X. de Montctos fait volontiers écho à cer-

tains de ces réformateurs quand ils appel-lent les chrétiens à ne pas se replier sur les

questions d'organisation, au détriment

d'une parole missionnaire de propositionde la foi.

Michel Fédou

PierreVallin

FadieyLovsKYRobert MASSON

La Fidélité de Dieu

Ed. Saint Augustin/Cerf, 1998, 304 pages.

Cette série d'entretiens avec Robert Mas-

son donne la biographie spirituelle de

Fadiey Lovsky.Membre de l'Eglise Réfor-

mée de France, F. Lovsky est l'auteur de

plusieurs livres consacrés aux liens spiri-tuels entre chrétiens et juifs. H livre ici ce

qui inspire toute sa vie, la conviction quela fidélité de Dieu envers Israël ne s'est pasdémentie. L'ignorance, le mépris, la dureté

de cœur sont des facteurs de divisions; il ya pour F.Lovskyune parenté étroite entre

la théologie de la substitution, qui prétend

que Dieu a rompu l'Alliance avec Israël, et

toutes les divisions qu'a connues le

christianisme. F.Lovsky appartient à « la

première génération de la grâce oecumé-

nique », il a la passion de l'unité de l'Eglise.Il invite les chrétiens à ne pas absolutiser

leurs différences, mais à les considérer avec

intelligence et amour, en sachant en déce-

ler la cause, quand c'est possible, dans les

étroitesses d'esprit et de coeur. H invite à

une démarche analogue envers le peuple

juif. H condamne catégoriquement l'anti-

sémitisme, sans le confondre pour autant

avec la rupture entre juifs et chrétiens au

1" siècle; en effet, même dans les ren-

contres vraies, sans antisémitisme ni pré-

jugés, entre juifs et chrétiens, demeure la

difficulté initiale, celle de l'identité de

tésus. Un beau livre spirituel.

Geneviève Comeau

YvesCHIRON

Enquête sur les canonisations

Perrin, 1998, 312 pages, 139 F.

Un intérêt soutenu est entretenu par les

historiens à t'égard des formes historiquesde la « sainteté La « sainteté », comme

mise à part de certains défunts, selon des

règles reconnues, « canoniques », vient

consacrer ces défunts en exemples et

secours pour le groupe chrétien entier (dumoins dans les traditions catholiquesd'Orient et d'Occident). Ces rites et ces

décisions révèlent de façon éminente la

Page 146: Edith Stein - l'Histoire en Secret

vie historique des idéaux cultivés dans le

groupe chrétien, les modalités de sa pra-

tique dans le discernement du juste et du

vrai, les attentes, enfin, qui sont cultivées

par lui vis-à-vis du divin en ce monde et

dans l'autre. L'ouvrage d'Yves Chiron est

une synthèse fortement documentée et

rédigée avec talent des travaux concernant

cette histoire. L'exposé est coloré par l'in-

térêt de l'auteur pour les traditions de la

droite monarchique et pour les luttes de

Rome contre le libéralisme. Des bilans

sont tracés clairement ainsi sur la multi-

plication des décisions sous Jean-Paul Il,dont les motivations sont suggérées;certes, ce phénomène récent incite à relati-

viser la portée attribuée autrefois à de

telles décisions. Yves Chiron fait aussi le

bilan des « causes » introduites dans le cas

personnel des derniers papes, de Pie XII à

Paul VI. )e signale que l'excellente revue

italienne CrMttan~inK'nella Storia vient de

consacrer un numéro spécial (octobre

1997) aux saints en Italie depuis la fin du

xvm*siècle; un article traite plus ample-ment, sur des documents nouveaux, de la

proposition qui avait été faite, après la

mort de Jean XXIII,de canoniser celui-ci

dans le cadre conciliaire de Vatican Il.

Frédéric OzANAM

Lettres

Edition critique sous la direction de Didier

Ozanam. Vol. 5 Supplémentf( Tables.Klinck-

sieck, 1997, 250 pages.

Commencée en 1961, l'édition critiquedes Lettres de Frédéric Ozanam s'achève

avec ce volume, qui offre, pour l'ensemble

de la publication, une Table des corres-

pondants (avec une brève notice biogra-

phique pour chacun) et un Index général

(tous les noms de personnes et de lieux,

plus des mots-clefs correspondant à des

périodiques ou des institutions). La pre-mière partie du volume (p. 1 à 154) édite

des lettres retrouvées après la publicationdes volumesprécédents ou, dans quelquescas, une version meilleure que celle quiavait été retenue auparavant. Plusieurs de

ces lettres éclairent l'histoire des Confé-

rences de Saint-Vincent-de-Paul, celles de

Lyon en particulier, durant la période où

PierreVallin

RtVUEDtSUVKES

leur animateur est Frédéric Ozanam lui-

même, revenu provisoirement de Paris. Il

envoie à la direction parisienne des rap-

ports détaillés fort éclairants. Bon nombre

d'autres lettres ont, au contraire, pouroccasion les diverses activités profession-nelles exercées successivement par l'au-

teur, des lettres d'affaires en quelque sorte.

D'autres lettres ou billets, à la famille de sa

femme en particulier ou à des amis, mon-

trent plus directement en son intimité

l'universitaire que l'Eglise romaine honore

désormais au rang liturgique des bien-

heureux.

Pierre Vallin

Bertrand de MARCEfuB

L'Abandon à Dieu

Histoire doctrinale. Téqui, 1997, 300 pages,133F.F.

Je me suis attaché à ce que Bertrand de

Margerie dit de la spiritualité ignatienne.Citant beaucoup les Constitutions de la

Compagnie de lésus, il souligne la

connexion de l'abandon à Dieu, chez

Ignace, à l'obéissance hiérarchique. Peut-

être ne donne-t-il pas alors assez de poidsà un thème comme celui de la prière des

Exercices Prends et reçois, Seigneur,toute ma liberté. tout ce que j'ai et tout

ce que je possède. Donne-moi de t'aimer,donne-moi cette grâce (ou donne-moi ta

grâce), celle-ci me suffit *? 11est vrai quec'est une remise à Dieu du passé, du pré-sent, de l'avenir de l'homme, totale, mys-

tique aussi, que B. de Margerie repère et

décrit dans les grandes spiritualités du

monde, tant chrétienne que juive, isla-

mique que bouddhiste. Et c'est en défini-

tive d'une dimension fondamentale de

l'existence qu'il est question, perspectivefort précieuse dans la rencontre contem-

poraine entre les religions et même entre

les expériences non religieuses et reli-

gieuses.

Jean-YvesCalvez

Page 147: Edith Stein - l'Histoire en Secret

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65513 ISSN 0014-1941 Dépôtlégalà parution Lesnomset adressesdenosabonnéssontcommuniquésà nos services

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Page 148: Edith Stein - l'Histoire en Secret

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Ladynamique

des territoires

Quartiers, « pays », coopération intercommunale, rôle des régions,

espaces nouveaux de communication. Les territoires se transforment,

plus poreux, plus divers. Entre aménagement rationnel (le territoire

comme marché pertinent) et capacité de mobilisation (le territoire comme

lieu de solidarité et d'interdépendance), quelles cartes se dessinent ?

L'organisation politique n'est-elle pas décalée face à cette diversité ?

Les territoires des hommes A. Frémont, géographe

La multicarte des territoires L. -A.Gérard- Varet et 7~Paul, Greqam

Espaces d'autorité ou de solidarité L. Laurent, E N S A I

Territoire de Phôpita) ou territoires de la santé ? B. Marrot,

Agence Régionale de l'Hospitalisation du Centre

Fabriquons du pays, i) en restera toujours quelque chose

Giraut et R. Lajarge, géographes

La genèse d'un pays P Houée,

Association Centre Bretagne Développement

Le politique impertinent ? 7. Worms,

Centre de sociologie des organisations

Produire des territoires cohérents J.-L. Guigou, Datar

Hors dossier

Eiiii-elieitavecEmma Bonino, coipi,~iiss(iii-Cciii-ol)éellilepoili-1'tii(lehili)l(lllit(lile

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Page 149: Edith Stein - l'Histoire en Secret

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Panorama de crise en AsieSOPHIE BOISSEAU[ DU ROCHER

Koso\o la guerre inévitable ?

JEAN-ARNAULT DERENS

Crimes sexuels l'obligation de soins1 HUDON

Le baccalauréat au plurielDANIEI. BLOCH

Plaidoyer pour une nouvelle rhétoriquePHI LIPPE BRETON

Edith Strin, l'histoire en secret

MARGUERITE LENA

L'unification de l'Europe et le rôle de l'EglisePETER HANS KOLVENBACH

Le GRl\I ou l'invention du son

.JEAN-FRANÇOIS PIOUD

Figures libres: Qu'est 68 devenu ?

Carnet de théâtre, Cinéma, Expositions

Notes de lecture, Revue des livres

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L'Edit de Naiites

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PERSPECTIVES SUR LE MONDE Panorama de crise en Asie SOPHIE BOISSEAU DU ROCHER La crise asiatique n'est pas une simple crise monétaire. C'est la crise d'un modèle économique et la remise en cause d'un certain schéma socio-politique. De quoi raviverles questions de sens face à la croissance, la modernité et la mondialisation. Kosovo: la guerre inévitable? JEAN-ARNAULT DERENS Les événements tragiques qui ensanglantent le Kosovo ont signé l'échec de la politique de résistance non violente menée depuis 1992. Sans doute la phase finale del'éclatement de l'ex-Yougoslavie. Un moment décisif de la guerre des Balkans.

SOCIETE L'obligation de soins MARIE-CLAUDE HUDON Traumatisée par les agressions sexuelles, la société exige de la justice une prévention efficace, à laquelle paraît répondre l'obligation de soins. Le médecin se trouve alorsen première ligne, dans un rôle qu'il ne peut endosser sans vigilance. Le baccalauréat au pluriel DANIEL BLOCH En 1985, J.-P. Chevènement proposait l'objectif de 80 % de jeunes au niveau bac pour l'an 2000. Il s'agissait de tenter de sortir d'une société duale, minorité privilégiée etformation longue d'un côté, majorité et courte formation professionnelle de l'autre. Où en est-on?

FIGURES LIBRES Qu'est 68 devenu? Mais... Mai (H. MADELIN) - Paris-Prague (P. GREMION) - Le mal court. Le bien aussi (F. LE CORRE) - Un père de 68: Marcuse (J.-L. SCHLEGEL) - La non-génération (B. GUIGUE).

ESSAI Plaidoyer pour une nouvelle rhétorique PHILIPPE BRETON Le débat public est soumis à toutes sortes de manipulations. Les protagonistes eux-mêmes n'en sont pas toujours conscients, mais les dégâts sont réels. D'où l'urgence derefondre les normes de la parole dans l'espace public et de faire émerger une nouvelle rhétorique.

RELIGIONS ET SPIRITUALITES Edith Stein, l'histoire en secret MARGUERITE LENA "Ne nous hâtons pas de poser sur Edith Stein une étiquette, fût-elle en forme d'auréole. Laissons-nous mener en ce lieu de la Croix, gond et pierre d'achoppement del'histoire universelle comme de nos histoires singulières..." L'unification de l'Europe et le rôle de l'Eglise HANS PETER KOLVENBACH Les Eglises n'ont pas à définir les formes politiques de l'Europe de demain. Mais elles sont conscientes que la détermination à vivre en Europe d'une façon européenne faitpartie de leur responsabilité, au nom de l'Evangile.

ARTS ET LITTERATURE Le GRM ou l'invention du son JEAN-FRANCOIS PIOUD A peine âgé de 50 ans, le Groupe de Recherches Musicales vient d'entrer dans l'histoire. Mais qu'est ce GRM, inventeur et conteur de l'aventure de la musique concrète,devenue électroacoustique puis acousmatique? Carnet de théâtre JEAN MAMBRINO de CORNEILLE - de Sebastian BARRY. Expositions LAURENT WOLF Cinéma JEAN COLLET, XAVIER LARDOUX de François OZON - de Barry LEVINSON. Notes de lecture PHILIPPE CHEVALLIER: Revue des livres