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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 1 er juillet 2006. Nouvelle série n° 28. Dossier : Pour Jean Genet Dessin d’Artus de Lavilléon pour les Lettres françaises.

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Page 1: Dossier : Pour Jean Genet...Les Lettres françaises . Juillet 2006 (supplément à l’Humanité du 1er juillet 2006) . III POUR JEAN GENET René de Ceccatty : Pourquoi caricaturer

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 1er juillet 2006. Nouvelle série n° 28.

Dossier : Pour Jean Genet

Dessin d’Artus de Lavilléon pour les Lettres françaises.

Page 2: Dossier : Pour Jean Genet...Les Lettres françaises . Juillet 2006 (supplément à l’Humanité du 1er juillet 2006) . III POUR JEAN GENET René de Ceccatty : Pourquoi caricaturer

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 1er juillet 2006. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 2 septembre 2006.

ÉDITORIAL

Pour Jean GenetPar Jean-Pierre Han

DDOOSSSSIIEERRJean-Pierre Han : Pour Jean Genet (Éditorial). Page IIRené de Ceccatty : Pourquoi caricaturer la pensée de Genet ? Pages III et IVFranck Delorieux : Genet aux cimaises d'un musée. Page IVAntoine Bourseiller : Dégoût. Page IVJean-Pierre Han : Une drôle de paroissienne. Page IVFranck Delorieux : Un chant d'amour. Page VJean-Pierre Han : Le plaisir de l'éveil. Page V

Diane Scott : Avignon, pères et parvenus. Page VFrançois Eychart : Naissance d'une cité de Jean-Richard Bloch. Page VIFrançois Eychart : Malraux pendant le Front Populaire.Page VILaure Limongi : Cavale, roman en fuite de Nathalie Quintane. Page VIIGérard-Georges Lemaire : Le grand amour de Jack Duluoz, de Jack Kerouac. Page VIIGérard-Georges Lemaire : L'art romanesque en Italie (Boccace, Nievo, Bevilacqua). Page VIIIVirginie Lalucq : « Heureusement que je n'aime pas les épinards… » Page VIIIClaude Schopp : Voyage extraordinaire à travers Jules Verne. Pages VIIIFrançoise Han : L'invincible douleur. Page IXMarianne Lioust : Souvenirs de Marina Tsvetaïeva. Page IXJacques-Olivier Bégot : À l'ombre de la pyramide, la démocratie. Page XLaure Limongi : Rosset l'enchanteur. Page XBernard Sigg : Comment penser encore ? (2). Pages XIRoland Gori et Bernard Sigg : Pourquoi penser et rêverquand on peut être « rentable » ? Page XIMichel Onfray : Le journalisme expliqué à ma fille. Page XIJustine Lacoste : Le noir est une couleur. Page XIIFranck Delorieux : « En fanfare noire ». Le Noir de G-G. Lemaire. Pages XIIRoger Fry : Portrait de Cézanne en jeune peintre contrarié.Page XIIGianni Burattoni et Franck Delorieux : Page XIIIGérard-Georges Lemaire : Le paradis pictural de Berthe Morisot. Pages XIIIFranck Delorieux : De l'imbécillité considérée comme un des beaux-arts. Page XIIIClaude Schopp : Journal d'un cinémateur. Page XIVRené Ballet : Au film de la flamme (« Filmer les communistes »). Page XIVGaël Pasquier : Celui qui aime a raison d'Arnold Pasquier.Page XVJosé Moure : Marie-Antoinette de Sophia Coppola. Page XVClaude Glayman : Jean-Pierre Brossmann : le départ d'une génération. Page XVLorand Gaspar : Écrire, ce vice puni. Page XVI

Dans le petit monde de la culture, juillet est tradi-tionnellement le mois du théâtre – Avignon est sonemblème – et mai est celui du cinéma avec le Fes-

tival de Cannes. Comme un seul homme, la presse ou cequ’il en reste célèbre donc à sa façon, rarement renouve-lée, ces incontournables événements. Ce qui devrait res-sortir de l’ordre du plaisir devient un véritable pensum.Pour le journaliste qui se creuse désespérément les mé-ninges pour trouver une idée vaguement originale sur lesujet et qui, en désespoir de cause, finit par retomber dansl’ornière de la présentation-interview des responsables etgrands noms de la manifestation. Pour le lecteur qui ava-lera pour la énième fois la fadasse soupe informative. Enattendant les comptes rendus d’usage…

Faisons-nous plaisir pour une fois. Nous ne présen-terons pas le Festival d’Avignon et sa soixantième édi-tion qui correspondent grosso modo aux soixante ansde la décentralisation théâtrale pour laquelle le minis-tère ad hoc a prévu un grand raout. Symboles pas morts,même si c’est tout ce qui reste. Nous verrons bien surplace et sur pièces, si j’ose dire, et rendons un hommageappuyé à celui qui n’a jamais respecté les convenancesde ce bas monde et qui donc, dix ans après sa dispari-tion, en paye encore les conséquences. Eh bien, soyonsinconvenants avec et pour Jean Genet. Le théâtre luidoit bien ce petit éditorial et le dossier que nous luiconsacrons. Ce mois du théâtre, nous le lui dédions.D’autant plus volontiers qu’il ne cesse d’être vilipendé,traîné dans la boue, par des « spécialistes » dont le mé-tier, ils sont payés pour ça, est précisément d’aller cher-

cher des cafards dans les plis du linceul de leurs victimes.Peu importe d’ailleurs pour eux que la vérité ressortissedu plus pur délire, il faut encore et toujours leur rendredes comptes, car c’est bien de cela dont il est question.Surtout lorsque l’on s’appelle Jean Genet, la sociétéveille… Et elle veille de mieux en mieux. Voyez la déri-soire affaire Handke qui, quoi que l’on en pense – dé-programmer sa pièce n’était certes pas un acte de cen-sure – a fini par tourner à la caricature, et à la censurecette fois-ci, puisque c’est son metteur en scène, BrunoBayen, qui est maintenant interdit de parole à la Co-médie-Française au prétexte que précisément il enten-dait mettre en scène la pièce de Handke, et que mêmes’il entend travailler sur les textes d’autres auteurs, cen’est plus de l’ordre du possible.

Une ultime précision afin que les mauvais esprits qui,tout le monde le sait, pullulent en ce triste monde, ne seprécipitent pas pour opérer un amalgame qui n’existepas : Genet et Handke n’ont strictement aucune ac-cointance ni point commun. D’ailleurs Genet n’a jamaisété retiré de l’affiche de la Comédie-Française où il a étéjoué (au Vieux-Colombier). Cela viendra-t-il ? Pour mé-moire, j’ajouterai que la création des Paravents auThéâtre de l’Odéon il y a quarante ans, dans une miseen scène somptueuse de Roger Blin, demeurera un desgrands moments de notre vie artistique. Ce spectacle quele ministre d’État chargé des Affaires culturelles del’époque, André Malraux, défendit contre les rats de sonpropre parti en affirmant que « la liberté n’a pas tou-jours les mains propres, mais il faut choisir la liberté »…

Jean Genet avec James Baldwin au Centre américain, 1972.

Artus de Lavilléon, membre du groupe de l’art posthume, est exposé par la galerie Patricia Dorfmann.

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Avec l’HumanitéL’Humanité connait une grave crise financière.

L’existence du journal fondé par Jean Jaurès est me-nacée. Et plus largement encore, on ne le sait pas assez,c’est toute la presse d’opinion de notre pays qui est enpasse de disparaître si les pouvoirs publics n’y portentpas remède.

Cette situation est inacceptable. Il faut se battre pourle pluralisme de la presse afin que vive la démocratie.Tout homme épris de liberté ne peut se désinterresserde cette situation. Car, « il y a deux sortes d’hommesdans le monde, ceux qui, pareils aux gens de l’impériale,

sont emportés sans rien savoir de la machine qu’ils ha-bitent, et les autres qui connaissent le mécanisme dumonstre » écrivait Aragon. Aujourd’hui, sous couvertde rentabilité, les tenants du libéralisme veulent désai-sir les citoyens de la maîtrise de leur avenir. Un journalcomme l’Humanité nous aide à comprendre et donc àcombattre le mécanisme du monstre.

Les Lettres françaises sont, dans cette bataille pourla liberté d’expression et la défense de la culture aux cô-tés de l’Humanité.

Les Lettres françaises.

Page 3: Dossier : Pour Jean Genet...Les Lettres françaises . Juillet 2006 (supplément à l’Humanité du 1er juillet 2006) . III POUR JEAN GENET René de Ceccatty : Pourquoi caricaturer

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P O U R J E A N G E N E T

René de Ceccatty : Pourquoi caricaturerla pensée de Jean Genet ?

Il aurait donc fallu attendre vingt ans après sa mort pourconnaître, grâce à la prétendue vigilance de deux chercheurs,la « vérité » sur Jean Genet. Et cette vérité, que sa vie révéle-

rait et que son œuvre aurait révélée si tous les lecteurs qui ont pré-cédé ces deux chercheurs n’avaient été aveuglés par une admira-tion qui les a précipités dans l’illusion, cette vérité donc, « in-avouable », cela va de soi, serait outre sa mythomanie concernantson enfance, son antisémitisme. Voilà ce qu’Ivan Jablonka et ÉricMarty, main dans la main, et dans leurs mains des citations, tou-jours les mêmes, toujours de la même manière tronquées et soi-gneusement sorties de leur contexte, nous ressassent dans deslivres et articles inlassablement répétitifs.

Le présupposé antisémite seraitdès lors la clé qui expliquerait l’en-gagement politique et poétique deJean Genet auprès des Palestiniens.Évidemment, comment s’étonnerque Jean Genet prenne parti pour lesArabes ? Il était antisémite, nous di-sent les deux compères. La preuve ?Même Jean-Paul Sartre l’auraitécrit. Et où ? Dans une note de sonSaint Genet comédien et martyr. Decette note, qui, en effet, commencepar « Jean Genet est antisémite », ladeuxième phrase est certes citée parÉric Marty, mais n’est manifeste-ment pas comprise par lui. Ladeuxième phrase de cette note estpourtant fort simple : « Ou plutôt iljoue à l’être. » Cette deuxième phraseet celles qui suivent donnent évi-demment à l’affirmation par Sartreque « Genet est antisémite » un toutautre sens. Loin d’affirmer que JeanGenet est antisémite, Sartre préciseque les traits qu’il vient de soulignerpour définir la « chevalerie ducrime », traits qui comptent, entreautres, le « conservatisme social », la« religiosité » et l’« antisémitisme »sont joués. Éric Marty n’a-t-il doncpas lu ou vu les Bonnes ? Ne sait-ilpas que chez Genet, Madame,contrairement à la véritable victimedes sœurs Papin, n’est pas assassi-née ? Et que Claire et Solange« jouent » le meurtre et ne l’accom-plissent pas ? Mais que l’une d’elles,à jouer Madame, y perd la vie ?

D’autres preuves ? Un captifamoureux, tout entier. Des citations?Certes, il faut aller les chercher. Cequi est pour le moins étrange, si l’an-tisémitisme est aussi patent. Maisbon. Suivons les limiers. Ils traquentles métaphores, l’évocation d’Hitleret de l’Allemagne dans l’essai de Jean Genet.

Rappelons que Jean Genet, après la découverte du massacrede Chatila perpétré par les milices chrétiennes, a pris fait etcause pour le combat palestinien. Il n’est jamais intervenu po-litiquement. Il s’est contenté d’écrire à titre privé. Il n’a jamaiseu aucun rôle officiel dans la guerre. Pas plus qu’auprès desBlack Panthers, en Amérique, il n’a eu de rôle officiel. Il est en-tré sur le territoire américain de façon clandestine et s’estcontenté de s’exprimer en son nom propre, en tant qu’écrivainde nationalité française, sympathisant avec la lutte des Noirssur le territoire américain.

Dans son livre posthume donc, Jean Genet n’a certes pas ca-ché son antipathie pour Israël et pour la façon dont l’État israé-lien a été constitué et maintenu. Il n’est pas le seul. Et, n’en dé-plaise à Marty et Jablonka, la contestation de la politique et mêmede la création de l’État d’Israël n’a jamais suffi à définir une at-titude antisémite. Ou alors Marty et Jablonka n’ont jamais ren-contré d’antisémites dans leur vie, n’ont jamais lu de textes anti-sémites, et, a contrario, n’ont jamais lu Primo Levi.

Quand Primo Levi dit et écrit (dans un entretien avec GadLerner, publié dans L’Espresso, le 30 septembre 1984) : « Moi,juif de la diaspora, beaucoup plus italien que juif, je préféreraisque le centre du judaïsme soit en dehors d’Israël. (…) Je crois que le meilleur de la culture juive est lié au fait qu’elle est dispersée,polycentrique », est-il antisémite ? Quand, dans La Repubblica du 24 septembre 1982, répondant aux questions

de Giampaolo Pansa, il dit : « C’est avec la complicité de tout lemonde que Begin a liquidé le bras armé des Palestiniens », est-ilantisémite ? Non messieurs, Jablonka et Marty, pas plus qu’il neprofesse un antiarabisme raciste quand il dit : « Je n’aime pas plusArafat. Je ne crois pas du tout qu’il s’avance avec un rameaud’olivier à la main. » Primo Levi exprime seulement une opinionpolitique. Son judaïsme ne l’aveugle pas. Ni dans un sens ni dansun autre. Un juif a le droit d’être antisioniste.

Jean Genet, certes, contrairement à Primo Levi, a de la sym-pathie pour Arafat. Mais ce n’est pas une sympathie d’hommepolitique. C’est une sympathie de poète qui ne craint pas, du reste,de ridiculiser parfois Arafat. Il n’est pas fasciné par lui.

Alors les citations. Référons-nous à la plus alambiquée, dé-nichée par Marty et reprise sagement par Jablonka, dans les dif-férents articles où il tente d’abattre la statue imaginaire de JeanGenet (dans l’Histoire, n° 295, et dans le Monde, du 15 avril2006). Jablonka écrit que dans Un captif amoureux, « Genet ab-sout Hitler d’avoir brûlé ou fait brûler les juifs ». Il se réfère,comme l’a fait avant lui Marty dans Bref séjour à Jérusalem, àla fin de la première partie d’Un captif amoureux. Genet n’ab-sout pas Hitler. Il écrit : « Hitler est sauf d’avoir brûlé ou fait brû-ler des juifs et caressé un berger allemand. » Ce « est sauf » n’arien d’une absolution : le terme serait évidemment absurde pourdécrire l’attitude de Genet par rapport au bien et au mal dansl’histoire. Il n’a jamais pris une position de juge religieux, dé-crétant ce qui est péché et ce qui ne l’est pas. Il écrit, il suffit delire les phrases précédentes, que Hitler est sauf de l’oubli,échappe à l’oubli. Le texte, très subtil, porte sur la trace que lais-sent les personnages historiques dans la mémoire collective, in-dépendamment de leur grandeur ou de leur crapulerie, indé-pendamment de l’importance des événements. Genet rapprochevolontairement deux événements sans commune mesure. Letexte a pour sujet l’oubli et l’effacement et donne pour exempleprincipal le Cid, tel que sa légende a été constituée dans le poèmeespagnol et dans la tragédie de Corneille. Le contresens que lesdeux « chercheurs » font sur le mot « sauf », leur incompréhen-sion radicale de la rhétorique poétique de Genet sont patentspour tout lecteur attentif de cette page.

Que dire du commentaire que Marty fait d’une phrase de lapartie finale d’Un captif amoureux où, ayant retrouvé la maisonde Hamza en son absence, ayant appris que Hamza se trouvealors en Allemagne, Genet commente : « La maison n’était pasconstruite avec des éléments venus de la Forêt-Noire, mais entreelle, entre plutôt sa vue et la sonorité du mot Allemagne, je pres-sentis l’accord qui allait, plus profondément que je ne l’ai dit ; j’ypressentis celui qui s’établit maintenant quand on parle d’eux :Allemagne et grand mufti de Jérusalem. » Commentaire deMarty : « La superposition de la figure du nazisme à l’espace pa-lestinien, la réminiscence involontaire du passé nazi, jusque-làforclos, vient hanter un combat qui semblait reposer sur un dis-

cours voué à la communauté pales-tinienne. » Autrement dit, pourMarty, écrire le mot Allemagne, évo-quer un événement politique passé,c’est immédiatement s’installer dansl’espace nazi et faire disparaître lecombat des Palestiniens sous le na-zisme. Comme si les juifs et les Israé-liens sionistes formaient un seulpeuple. Comme s’ils ne pouvaientavoir qu’un seul ennemi, de touttemps, quelles que soient les circons-tances : le nazisme.

Bien entendu, derrière ce procèsd’intention se trouve un livre de JeanGenet, Pompes funèbres, écrit qua-rante ans avant Un captif amoureux.Et ce roman provocant, entrepris àla mémoire du résistant Jean Decar-nin, est un chant de haine contre laFrance. On peut certes s’interrogersur l’opportunité d’écrire un chantde haine contre la France au momentoù la France sortait d’un cauchemaret où des conduites héroïques ontpermis la victoire contre le nazisme.Mais ce chant de haine n’a rien d’unecélébration « fascinée » ou « exaltée »du nazisme et de Hitler. C’est totale-ment falsifier le sens du livre que dele réduire à cette interprétation et nerien comprendre à son procédé nar-ratif. On peut ne pas partager la fan-tasmatique de Genet, sans pour au-tant caricaturer ses intentions.

Ce roman très complexe, à la nar-ration démultipliée (il y a plusieursnarrateurs, Jean Genet donnant laparole tantôt à des miliciens, tantôtà Hitler lui-même qu’il ridiculise,comme il a ridiculisé le pape dansElle, selon le même procédé, tantôt àune petite bonne flouée qui est ledouble meurtri de l’auteur) n’est évi-demment pas un texte politique pro-

nazi. Mais il serait trop long d’en analyser ici les procédés de nar-ration. On peut être choqué (ce qui est, du reste, mon cas) par l’or-ganisation des fantasmes érotiques, empruntés au mondemilitaire et à une pègre où triomphent la violence et la trahison,on peut même être choqué par un système poétique qui reposesur ces fantasmes, mais on ne doit jamais oublier que l’on est enprésence d’un texte poétique et non pas d’un texte politique. Untexte poétique écrit par un écrivain dont l’amant était un hérosde la Résistance et non un milicien.

Pour comprendre la position morale de Genet dans la rédac-tion de Pompes funèbres, peut-être faut-il faire l’effort de suivreson raisonnement si alambiqué soit-il. Genet (à la page 108 dePompes funèbres, Gallimard) souligne que les « Allemandsavaient rendu légale la délation ». C’est un Paris de collabora-teurs que décrit Genet. Et devant cette généralisation de la trahi-son, Genet, qui jusque-là s’était voulu traître (à un niveau indi-viduel et non collectif) s’est senti rejoint par toute une nation dansla traîtrise. Pour être traître, dit-il toujours dans ce passage, il aété rejeté par le monde et par les institutions, et a connu en pri-son « des régions plus désertes où [son] orgueil se sentait plus àl’aise ». Or voilà que la France toute entière, durant la guerre, estdevenue majoritairement délatrice et traîtresse. Et Genet aborde« éclopé », « sur un rivage plus peuplé que la Mort elle-même ».C’est ce rivage peuplé de traîtres que décrit Pompes funèbres etnon, comme le voudraient Jablonka et Marty, une utopie de la

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Jean Genet à l’Île Saint-Louis, 1951.

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P O U R J E A N G E N E T

beauté mâle de jeunes nazis et de la trahison où règne la figureadulée d’Hitler (qui, au contraire, est représenté comme une folle,comme un « travesti charmant », comme un « petit homme ché-tif »). Les Français de la guerre sont, selon Genet, « dans l’infa-mie comme un poisson dans l’eau ». Et, dit l’écrivain, pour re-trouver sa singularité et sa solitude morale, il est désormais obligéde « faire marche arrière et de [se] parer des vertus de vos livres ».Autrement dit, en écrivant Pompes funèbres, Genet loin de célé-brer le mal, la trahison, le vol, le crime (comme il l’a fait, à titreindividuel, dans ses livres précédents, en le payant de longues in-carcérations, et le fera encore dans Journal du voleur), prend uneposition pour la première fois morale. On lit mal Pompes fu-nèbres si l’on oublie ces pages. On lit mal Pompes funèbres si l’onnéglige la multiplication des narrateurs.

Prenons maintenant deux autres textes incriminés par cesdeux procureurs de la morale littéraire. Dans l’Enfant crimi-nel, Genet, écrit Jablonka, « tire son chapeau devant les peauxtatouées, tannées pour des abat-jour ». L’Enfant criminel, ré-digé par Genet pour la radio et refusé, évoque, dans ce passage,la façon dont étaient traités les délinquants qu’il a côtoyés. De-vant les photos des victimes et des rescapés des camps de lamort, Genet rappelle qu’il y a eu, aussi, en France, avant laguerre, des « tortionnaires ». Et, à partir de là, commence undiscours ironique de Genet qui évacue la question de la culpa-bilité ou de l’innocence des victimes des tortures (les déportésétant bien entendu innocents), parce que, pour lui, là n’est pasla question (ce que l’on peut contester, cela va de soi). QuandGenet écrit, à l’adresse des déportés, « je vous envie dans vostortures. Car c’est pareil et mieux que nous », quel lecteur censéne lit pas l’ironie douloureuse ? Toute la suite du raisonnementest, de toute évidence, dans cette ligne de rhétorique ironique.Genet dit simplement que le mal, en germe dans les torturesqu’ont subies les jeunes délinquants, a fleuri dans les camps deconcentration. À travers les déportés, ce ne sont pas les juifsqu’il désigne, mais les Français qui virtuellement faisaient par-tie des constructeurs de prisons. Il s’en prend aux Français quis’indignent des crimes hitlériens parce qu’il pense que ce sontles mêmes qui ont applaudi aux tortures des enfants. À aucunmoment, il n’est question de juifs.

Le « Je tire mon chapeau » final n’est en rien une célébrationadmirative des camps de la mort, comme le laisse supposer Ja-blonka, mais une clausule ironique sur la logique de l’histoirequi a permis à des bourgeoisies française et allemande d’allertoujours plus loin dans l’horreur, dans la torture de l’être hu-main. Bien évidemment, on peut être scandalisé par cette visionsimpliste de l’histoire et du renversement des pouvoirs (Genetdit « le semeur dévoré »), mais en aucun cas on ne doit voir dansce texte, comme le font Jablonka et Marty, une apologie du na-zisme. C’est faire dire à Genet le contraire même de ce qu’il écrit.

Dans l’Étrange mot d’…, Jablonka dit pouvoir lire la des-cription d’un « univers où les kibboutzim utiliseraient commeengrais des cadavres brûlés dans un crématoire “comme à Da-chau” ». Encore une fois, il s’agit d’une mésinterprétation in-acceptable du bref texte de Genet, qui est un pamphlet pour lethéâtre et contre l’urbanisme qui réserve au théâtre une placeselon lui indigne. Genet se scandalise que l’urbanisme modernese débarrasse des cadavres, au lieu de leur réserver une placecentrale dans un cimetière théâtralisé (on sait que pour Genet,toute représentation théâtrale était un cérémonial de mort). Et,dans ce texte, délibérément excessif et visionnaire, Genet ditqu’un temps viendra où, selon la logique urbanistique moderne,« les morts serviront d’engrais pour les kolkhozes ou les kib-boutzims ». C’est pour choquer le lecteur qu’il use de cetteimage, comme expression répulsive d’une scène qu’il vomit lui-même. À cette image, il oppose une autre vision, absurde etthéâtralisée, d’un crématoire fantasmatique qui sera dressé aucentre de la ville « comme celui de Dachau ». Il imagine alorsune scène de pure barbarie, avec un sacrifice humain ou celuid’une « communauté ». C’est donc délibérément un rituel bar-bare que son imagination met en scène. On peut ne pas appré-cier le goût de ces images et trouver les rapprochements dépla-cés. Mais de là à faire de Genet quelqu’un qui se délecte d’ununivers concentrationnaire, un pas est franchi vers la pure etsimple mauvaise foi.

Que cherche-t-on en caricaturant à ce point la pensée d’unpoète ? Au nom de quelle fausse position éthique et politiquelui fait-on le procès de ses images, de son ironie, de ses provo-cations, de ses partis pris ? Pourquoi traquer un prétendu anti-sémitisme et une prétendue sympathie pronazie dans des textesqui n’ont jamais été écrits pour accabler un peuple et l’exter-miner, mais qui dénoncent au contraire la délation généraliséed’une nation sous l’occupation allemande et qui, en ce quiconcerne Un captif amoureux, tentent de suivre le destin dedeux peuples, l’un, celui des Noirs américains, à qui est refuséela dignité humaine, et l’autre, celui des Palestiniens, qui a étédélogé, colonisé, humilié, destitué de toute identité politique ?

René de Ceccatty

Ivan Jablanka est l’auteur des Vérités inavouables de Jean Genet(Seuil, 2005), Éric Marty de Bref séjour à Jérusalem (Gallimard,2003) et de Jean Genet, post-scriptum (Verdier, 2006).

DégoutL

es sieurs Jablonka, Marty et lesautres, à quoi aspirent-ils en allu-mant leur pétard ? À faire parler

d’eux ? Sans l’idée farfelue qu’ils jettentdans la mare médiatique, à savoir l’an-tisémitisme supposé de Genet, les amisdu poète, Albert Dichy, Jacques Derrida,Juan Goytisolo, pour ne citer que lesplus proches, ne se seraient pas mobili-sés afin de contester cette accusation.Les preuves apportées par l’enseignantde la littérature contemporaine à l’uni-versité de Paris-VII relèvent du théâtre

de boulevard. Dénoncer les pratiquesd’Israël à Sabra et Chatila ne signifie au-cunement être antisémite. « Il y a desjuifs qui rendraient antisémite un rab-bin » disait une amie, elle-même juive.

Le tatouage de Java qui d’une lettresigne son ancienne appartenance aux SSet qui dit : « J’en n’aurai jamais honte dema lettre, personne ne pourra me la fairedisparaître. Je tuerais quelqu’un pour lagarder ». Sur quoi Genet lui demande :« Tu es fier d’avoir été SS ? », « Oui » ré-pond l’autre. Depuis quand le fait d’aimer

et de coucher avec quelqu’un signifieépouser ses opinions les plus radicales ?

« Vous nous donnez une version àvotre manière, c’est-à-dire bonne pource qui vous profite et louche sur ce quil’intéresse » écrivait Beaumarchais.

À quoi bon disserter ? Je ne mets pasen doute le poids intellectuel et lesconnaissances de ceux qui proclamentl’imposture de Genet. Mais je ne sup-porte plus la violence faite aux poètes.Le dégoût me gèle le cœur.

Antoine Bourseiller

Genet aux cimaises d’un muséeLe musée des Beaux-arts de Tours a consacré une exposition à Jean Genet,

du 8 avril au 3 juillet 2006.

«Exposer Genet ! Quelle drôle d’idée ! Le muséographier,le suspendre comme une viande académique aux ci-maises d’un musée des Beaux-Arts, c’est trahir Ge-

net ! » Bla-bla-bla… La question n’est pas là. Il importe plus desavoir ce qui est exposé et comment. Premier coup d’œil : sur lagauche, le magnifique, gracieux portait de Genet par Cocteau,simplicité et souplesse du trait de plume, intelligence du regard,l’écrivain est là dans sa beauté et sa tendresse. L’exposition se di-vise en trois pièces qui, aux murs ou dans des vitrines, présententchronologiquement photographies, rapports de police, manus-crits, lettres (ah ! quand Genet donnait du « maître » à Gide…),dessins (encore un Cocteau, qui ajoute ces mots : « Jean je t’aimeJean je nais », ou le portrait de Giacometti, tout de noir, de gris,sombre et profond, portrait qui n’est pas de surface perceptible,d’imitation des traits mais qui offre une plongée dans Genet), édi-tions originales dédicacées, costumes de théâtre, coupures depresse… Parmi les manuscrits, on trouve un certain nombre d’in-édits reproduits dans le catalogue : des notes sur Manet, sur lesPalestiniens après le massacre de Sabra et Chatila ou encore untexte sur le catholicisme : « Que seraient les églises de France etdes colonies si Jésus avait été empalé ? Extase ! / Toutes les Follesau Sacré-Cœur, en bande. Mais quelle symbolique courant lemonde plus à l’ombre de la croix, mais à l’ombre du PAL, et lesderniers râles de Jésus et ses contorsions n’auraient pas été seu-lement celles d’un moribond mais d’un dieu. » Catalogue su-perbe, indispensable même pour cela, ces inédits, mais aussi pourson iconographie et un ensemble d’analyse qui, à un ou deuxtextes près…, enrichissent l’approche de Genet. Une quatrièmesalle donne à voir l’ensemble des dessins réalisés par Cocteaupour Querelle de Brest : érotisme fort, vibrant, sensualité brû-lante, des œuvres comme une caresse. L’ensemble est vivant, vifmême. Ni l’œil ni le cerveau ne se fatiguent d’un harassant tropplein qui marque souvent ce genre d’exposition.

Pas trop d’œuvres ou de documents pour permettre aux visi-teurs de s’en délecter, certes, mais la qualité de cette expositionne doit pas faire oublier ses peu anodines lacunes. La première :Jacques Derrida. Si sa réflexion sur l’œuvre de Genet est analy-sée et mise en parallèle avec celle de Sartre dans le catalogue (en-core heureux !), il est exclu des vitrines. Glas serait-il gênant ? Enquoi ? Comment ? Pourquoi ? Ne peut-on donner à voir l’ami-tié de Genet et Derrida, la réflexion qu’elle suscite ? La seconde :

si l’action politique de Genet en faveur et auprès des Palestiniensou des Black Panthers est présente et bien présente, ses prises deposition sur la politique intérieure de la France sont évacuées.Tout comme les colères contre Giscard, les nombreux articlesdonnés à l’Humanité ou son intervention en faveur des militantsemprisonnés de la Fraction armée rouge qui lui valurent en 1977

ces quelques lignes d’un scribouillard ci-devant gauchiste qui letraite d’« intellectuel stalinien » : « Aragon, aujourd’hui, se taitplutôt sur la politique. La Russie et le PCF se sont trouvés un nou-veau thuriféraire. Oui, l’auteur de Notre-Dame-des-Fleurs et duJournal du voleur. Qui parle des progrès de l’homme et de l’his-toire ? » Évacué, tout cela. Non, rien de rien… Pas plus que la ba-taille des Paravents. Un théâtre national pris d’assaut par des mi-lices d’extrême droite, ça ne passe pourtant pas inaperçu ! Alorsles doutes, les atermoiements évoqués en premières lignes se jus-tifient sans doute ici. On expose des dessins de Jean Cocteau oùune langue d’homme serpente le long des veines d’une vergedroite, on n’expose pas l’Humanité. La pornographie, ou plusexactement la monstration directe des plaisirs du corps, nechoque plus depuis que le capital a compris qu’elle servait ses in-térêts ; la peur du « péril rouge » semble toujours fonctionner.

Franck Delorieux

Catalogue Genet, Éditions Farago Musée des Beaux-arts de Tours, 320 pages, 28 euros.

Une drôle de paroissienneLa Chaste Vie de Jean Genetde Lydie Dattas : Gallimard, 216 pages, 18,50 euros

Qu’après tout madame Lydie Dattas voie des anges par-tout, c’est son problème. La médecine connaît le symp-tôme, a même un nom pour le qualifier et éventuellement

tenter de guérir la maladie. Le lecteur de la Chaste Vie de JeanGenet, lui, commencera par sourire, puis par éclater de rire de-vant cette prose qui ferait se pâmer d’aise la plus revêche des chai-sières de paroisse. C’est que la vie d’un saint homme comme JeanGenet, ce n’est pas rien. Lydie Dattas est à son aise, qui s’en em-pare goulûment. À croire qu’elle a pris au pied de la lettre le titredu livre de Sartre, Saint Genet, comédien et martyr ! Ce qui estassez plaisant car, comme de bien entendu, notre auteur détesteJean-Paul Sartre (elle l’écorne sans aucune charité au passage :« D’un coup de baguette magique, le gnome des Lettres changeale carrosse de Jean Genet en citrouille ; une étude obèse, qui va-lut à l’ancien gardien de vaches une renommée mondiale »). Etpendant qu’elle y est, elle n’hésite pas à donner un petit coup depied à Simone de Beauvoir qui eut la mauvaise idée de mourir unjour avant Genet et dont l’enterrement attira ces « intellectuelsparisiens » qu’elle hait en toute simplicité.

J’ignore qui est Lydie Dattas. Tout juste son éditeur nousapprend-il qu’elle a déjà commis le Livre des anges, la Nuit spi-rituelle et l’Expérience de bonté . On respire, madame est unespécialiste qui fait parler les morts et même Jésus ! « Jésus ré-pondait maintenant au bon larron : “Oui, je te le dis, aujour-d’hui, tu vas être avec moi au paradis” » ! Le problème, c’estque le rire du lecteur finit vite par s’étrangler. Parce qu’avec samanière doucereuse, Lydie Dattas finit par étouffer sous unamas de roses Jean Genet. Il y a dans sa prose, sa manière deprésenter les stations de la vie de Genet, une réelle perversitéqui touche à l’obscénité. À lire très attentivement cette ChasteVie de Jean Genet, on finira par s’apercevoir que le réquisitoireest terrible. Genet est ainsi rendu directement responsable dusuicide de son ami Abdallah. Conclusion de notre hagio-graphe : « Ce n’était guère évangélique de faire monter unpauvre garçon sur un fil puis de l’abandonner lorsqu’iltombe. » Jugement sans appel. Que vaut-il mieux au bout ducompte ? L’attaque frontale, pleine de mauvaise foi des auteursdont nous parle René de Ceccatty, ou cette brassée de fleursvénéneuses ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est encore ettoujours Genet que l’on assassine.

Jean-Pierre Han

suite de la page 3

Jean Genet.

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P O U R J E A N G E N E T

Le plaisir de l’éveilTrans… Théâtre du Chaudron, jusqu’au 2 juillet.01 43 28 97 04

La chose est si rare qu’il convient de larelever. La petite présentation de la ma-nifestation que Jean-Michel Rabeux et

ses amis ont mise sur pieds au théâtre duChaudron, Trans…, me ravit le cœur. Enfin,quelqu’un qui ose parler à la première per-sonne du singulier. Les dix spectacles quicomposent Trans… sont tous des spectaclesqu’il « a vus et aimés ». C’est bête à en mou-rir, mais il serait temps que nous en revenionsà cette « bêtise » primaire, si vous voyez ce queje veux dire. Et Jean-Michel Rabeux d’enfon-cer le clou : ces spectacles sont « le fait dejeunes qui ont vu les miens, travaillé avec moi,à côté de moi, contre moi. J’ai travaillé avec,à côté, contre eux, pillant sans le savoir, sansqu’ils le sachent, pillant, dérobant, dévorantleurs vies, leurs jeunesses, leurs œuvres », etc.On aimerait tout citer, mais on comprendradès à présent que Trans… n’est pas un festi-val, mais une fête, ou précisément un festival,

mais au sens premier du terme.Dans cette fête, il va de soi que Jean Genet

devait être un invité d’honneur. Rabeux lui-même d’ailleurs, à maintes reprises, s’étaitdéjà colleté à ses mots, ceux d’un Ennemi dé-claré notamment. C’est à une toute jeunefemme, Sophie Lagier, dont il s’agit ici de ladeuxième mise en scène, que revient cette fois-ci le privilège de donner corps et vie (et elle lefait avec aplomb et intelligence) à un texte deJean Genet, et lequel !, puisqu’il est questionici de l’Étrange mot d’… dont il est superflude dire qu’il est superbe et nous mène, une foisde plus, vers ces contrées où la vie et la mortse mêlent étroitement, et que seule la cérémo-nie théâtrale, à condition qu’elle retrouve sacapacité funèbre, est en mesure de magnifier.Le travail de Sophie Lagier, avec ses deux co-médiens, Nicolas Martel et Mélanie Menu,ose prendre à bras-le-corps et dans sa littéra-lité le texte de Genet. Trop même parfois,peut-être, mais c’est là un mince reproche enregard de ses qualités, et des promesses qu’iléveille d’ores et déjà.

Jean-Pierre Han

AvignonPères & Parvenus

Avignon quand même, mais Diane Scott ne s’y rendra pas...11

Il est à chaque fois de plus en plus difficilede parler d’Avignon. Est-ce parce que c’estde plus en plus boursouflé ? On risque d’yêtre pris plus qu’on ne surplombe la chose.On en est vite réduit à tambouriner de ses pe-tits poings contre l’insubmersible muraille.Et, de là, à en alimenter l’hégémonie. C’esttoute la difficulté d’avoir une parole critiqueen général. Il n’y a pas d’endroit absolumentisolé, pas de lieu pur. Comment néanmoinspenser une résistance qui ne soit pas reditedes coordonnées contre lesquelles elle s’in-surge ? Et qui n’ait pas l’effet d’un lubrifiant.

22Car parler d’Avignon, c’est d’abord par-

ler d’un pouvoir. D’un haut lieu, non seule-ment du pouvoir institutionnel et financier, àl’intérieur d’un milieu, mais aussi symbo-lique, dans et hors milieu, lieu d’où s’énon-cent les représentations phares, contestées oupas, phares dans tous les cas. Il en va d’unedynamique d’ensemble, d’une mécaniquestructurelle qui informe les parcours, donneles directions et qui contribue à hiérarchiserl’espace du métier selon des critères d’entre-prise (avancement, promotions successives).Long faisandage raisonné, d’années en an-nées, vers le couronnement d’une carrière :Avignon. Lieu où échouent les larves grossiesen rivières, les saumons remontés des fleuves,parvenus, comme une écume retroussée,d’étape en étape, au trône absolu.

(Texto d’un ami cette semaine : « Suis àAvignon. Je cherche le moyen de me suiciderdiscrètement. »)

33Assurément lieu de pouvoir, mais cela en

fait-il pour autant un lieu d’autorité ? Un telendroit crée nécessairement sa fonction depoint de repère. Et puisque c’est un anniver-saire, les soixante ans, Avignon doit se poserla question de l’héritage. L’héritage, non pasdu point de vue passif de neveux âpres au gain(Qu’avons-nous fait de Vilar ? En quoisommes-nous des héritiers ?), mais du point devue actif de ceux qui lèguent (Qu’offrons-nouscomme horizon ? En quoi sommes-nous despères ?). Ce qui revient à poser la question dela vitalité d’Avignon. La vitalité, finalement,c’est bien la capacité qu’on a à mourir ?

Parler d’Avignon, c’est donc poser la

question de la référence : celle des pères et dela transmission. Qui sont nos maîtres ? Biensûr, Philippe Calvario n’est pas (encore) pro-grammé à Avignon, la maison sait encore setenir, mais dans quelle mesure aujourd’huiBartabas, Éric Lacascade ou Alain Françonsont-ils des pères ? C’est-à-dire des figures àmanger, à digérer et transformer, des gensdont on peut encore hériter ? Même PeterBrook… La question excède les postures in-dividuelles, elle interroge la capacité d’uneépoque et d’une économie à se renouveler, àcréer les conditions de possibilité de sonpropre renouvellement, c’est-à-dire de sapropre mort. Nos pères savent-ils mourir au-jourd’hui ? Sont-ils bons à tuer ? Et savons-nous les tuer ? La conséquence en est simple :le rapport de rivalité dans les générations estbeaucoup plus intense, il me semble, que lerapport de transmission entre les générations.Pensée pour la Ballade de Narayama. Penséepour Meyerhold et la formidable capacité deces avant-gardes à brasser les traditions théâ-trales, à leur cosmopolitisme, à leur extraor-dinaire érudition. Pensée pour Heiner Mül-ler qui dit que l’art a à voir avec la faim.

44Les centres dramatiques nationaux dans les

années cinquante avaient pour but de conqué-rir des régions, de jouer « n’importe où, mêmeen l’absence de salles prévues » (dixit un rap-port du Grenier de Toulouse), avec un plan dequadrillage du territoire extrêmement serré. Iln’y a qu’à voir les plans de tournée du Centredramatique de l’Est pour s’apercevoir qu’ils nerechignaient pas à la tâche : Barr, Sélestat,Sainte-Marie-aux-Mines, et des dizaines der-rière. Aujourd’hui, le plan de tournée de L’en-fant rêve, la dernière production du Théâtrenational de Strasbourg est le suivant : Stras-bourg, Paris, Mulhouse.

Aujourd’hui, soixante ans donc après lacréation d’Avignon, on ne parle plus de dé-centralisation mais de démocratisation.C’est-à-dire que l’on ne pose plus la questionde l’accès au théâtre dans les termes du terri-toire (notion républicaine) mais en termes depopulations (notion totalitaire). L’époque estgrave, pourquoi le théâtre ne serait-il pas,comme un autre, le lieu de ses symptômes ?

(Retour à la question finale du 1)

Diane Scott

l’Étrange mot d’… de Jean Genet.

DR

« Un chant d’amour »D

ans ces images, il est question de fleurs et de fumées.Avaler la fumée. Passer les fleurs. Avaler les fleurs. Pas-ser la fumée. Fleurs et fumées servent de liens entre des

corps d’hommes, enfermés dans des cellules aux murs gris, sales.Le bouquet blanc, en grappe, se balance entre les fenêtres à bar-reaux, au bout d’une corde ; une main veut s’en saisir ; le ba-lancement se poursuit, encore et encore. À la fin, la mains’agrippe aux pétales. Un brin de paille se glisse par le petit troupercé dans le mur d’une cellule ; l’un fume, l’autre reçoit la fu-mée, l’avale, tête la paille. Fleurs et fumées : la verge et ce qu’ellecrache, le jet de sperme, quand la peau s’est frottée à une autrepeau, quand la chair a été percée, quand les muscles se raidis-sent et que le souffle se brise.

Le sperme n’est pas filmé. Le corps est filmé, tout le corps,dans sa beauté et sa crasse. Imaginons Genet à sa table de tra-vail. Il écrit, par exemple : « La cigarette est la tendre compagnedu prisonnier. Il pense à elle plus qu’à sa femme (1). » Imagi-nons Genet derrière la caméra. Il filme, par exemple, ce garçonde rêve (et quand je dis « de rêve » j’entends qu’il suscite desrêves, au moins ceux de son voisin de cellule), ce garçon de rêve,Narcisse dont le seul miroir est la main qui caresse ses muscles,son torse et son cou, qui passe et repasse sur son épaule tatouéed’une pin-up avant de recevoir la fumée, quand il le veut.

Cruauté de Narcisse (dans une version de la légende, lassé desavances d’Ameinias, il lui offrit un glaive pour qu’il se tue – etle Narcisse de la cellule ne se soucie pas du sort de celui quil’aime, il n’écoute pas ses appels, il se détourne, le maton violeà côté, il se caresse, il sourit, il rit).

Narcisse est une fleur. Les fleurs sont des hommes. La beautédes fleurs est une beauté d’homme. Revenons à Genet assis à satable de travail. Il traduit pour lui les poèmes érotiques de Stra-ton de Sardes. Le texte est inédit. Comment a-t-il mis en fran-çais ce poème où Éros tresse une guirlande de fleurs pour sonamant Cypris et qui se termine par ce vers : « Ses fleurs sontbeauté garçonnière » ? Genet filme, le rêve d’ailleurs, le rêve éro-tique qui devient comme une revanche du taulard violé par lematon : une forêt, plus de murs mais le ciel et la lumière entreles branches, et le bouquet blanc, en grappe, tenu entre lescuisses comme la bite qu’il évoque, remplace, figure, magnifie,« plus émouvant et pur qu’une émouvante bite (2) ».

Tout n’est qu’affaire de regard. L’œil est dans le trou. Letrou ? On le voit, l’œil, tout au fond de cette sorte de cylindrenoir, l’œilleton qui permet au maton de les mater, il ne les sur-veille pas, il les regarde se branler, et il se branle lui-même contreles portes de fer. À plusieurs reprises, on voit des verges dures,des glands gonflés se cogner aux parois : le mur comme la lourde

porte rappelle la solitude, la terrible solitude de tous ceshommes, qu’ils soient en haillons ou en uniforme. Les rapportssexuels ne sont que rêvés. Les étreintes filmées sont ainsi uneimage, presque une allégorie des étreintes. Les prisonniers sa-vent qu’ils sont vus. Ils jouent avec leur corps comme ils jouentavec le désir du maton. Lui, l’extérieur, le « libre », ils l’enfer-ment dans la solitude de son désir. Lui, il ne peut que violer, for-cer, enfoncer le canon de son revolver dans une bouche. Il neconnaît pas, il ne possède pas leurs rêves. Pendant que les pri-sonniers se branlent, ils dansent. Ce Noir, par exemple, avec lasouplesse de sa danse tribale tandis qu’il caresse sa verge lourdeavant de se jeter sur le lit qu’il laboure pour le dernier spasme.Il faut regarder leurs yeux.

L’œil au fond du trou : l’œil derrière, au fond de la caméra.« Le cinéma est en effet essentiellement impudique. […] La ca-méra peut ouvrir une braguette et en fouiller les secrets (3). » Lefilm s’arrête sur la main qui empoigne le bouquet blanc, engrappe et le fait pénétrer dans le noir de la cellule.

Franck Delorieux

(1) Miracle de la rose.(2) Le Condamné à mort.(3) Le Bagne.

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L E T T R E S

Naissance d’une cité Quand Jean-Richard Bloch regardait du côté de Metropolis et de l’Opéra de quatre sous…

Le Front populaire a davantage donné lieu à des commen-taires publiés par la suite qu’il n’a produit des œuvres ar-tistiques qui lui sont propres. En effet, pour qu’elles aient

été conçues il aurait sans doute fallu que les artistes et les acteursdu mouvement d’alors s’accordent une pose dans le cours tu-multueux des événements, ce qui était hors de question. On a re-tenu du Front populaire son aspect de fête, avec les bals de la vic-toire. Mais il fut surtout remarquable par l’irruption en force surla scène sociale des masses laborieuses pour se faire entendre etimposer un minimum de considération à l’endroit de leur vie. Onsait que les pauvres n’accèdent pas spontanément au respect, àl’inverse des actionnaires, et que leurs revendications sont tou-jours considérées comme des prétentions exorbitantes qui mon-trent leur égoïsme. Dans les débuts du Front populaire, la di-mension artistique n’est donc pas première : les roses passentaprès le pain. Mais elles viendront. Ce qui rend plus intéressanteencore la pièce de Jean-Richard Bloch Naissance d’une cité, unedes rares œuvres révélées à cette époque.

Bloch était alors un des intellectuels en vue, codirecteur avecAragon de Ce soir. Il s’était battu pour l’Espagne républicaineoù il s’était rendu, considérant, comme la suite des événementsdevait le montrer, que le combat contre le franquisme était aussicelui pour l’avenir de la France. Publié en 1937 sous le titre Es-

pagne, Espagne !, le récit de son voyage relate les faits politiqueset militaires qu’il eut à connaître et accorde une importance par-ticulière aux initiatives des républicains pour que le peuple ait en-fin accès à la culture et que des formes culturelles spécifiques, enprise avec les événements vécus, puissent exister. Ces initiativesne pouvaient que passionner Bloch, lui dont une part considé-rable de l’activité intellectuelle s’était orientée depuis le début dusiècle vers les problèmes d’un art de haut niveau, tout à la fois ré-volutionnaire et populaire. Il menait depuis plusieurs années uneréflexion théâtrale qui l’avait rapproché des metteurs en scène lesplus en vue, en particulier de Piscator dont il connaissait bien letravail et les innovations.

Mélange d’utopie et de réalisme, Naissance d’une cité est cer-tainement l’une des pièces les plus originales de Bloch, évoquantMetropolis de Fritz Lang et l’Opéra de quatre sous de Brecht.Elle montre la vie des ouvriers parisiens avec la fatigue, la menacedu licenciement, la misère puis l’envol des rêves à propos d’unnavire et d’une île au loin où tout serait différent. On y trouve cer-tains des procédés chers au théâtre politique allemand d’avant lenazisme. L’auteur y mêle de façon audacieuse et réfléchie (au-dace et réflexion sont la marque de Bloch) la musique, le cirque,le music-hall et des effets de groupes particulièrement spectacu-laires. La pièce fut présentée au Vélodrome d’hiver, dans des dé-

cors de Fernand Léger et des musiques signées Milhaud et Ho-negger. Elle nous revient dans l’édition qu’en donne Sylvie Jedi-nak qui expose, dans une postface pénétrante, la visée théâtralede Bloch.

La publication de Naissance d’une cité amène à signaler ladernière livraison de la Revue commune sur le Front populaire.En une quinzaine d’articles, on suit les événements de ce grandmouvement social du début jusqu’à sa disparition. Au plan cul-turel on retrouve le groupe Octobre, les films de Jean Renoir, lerôle de Jacques Prévert, celui de Romain Rolland et son 14 Juillet,les articles de Nizan et de tous les écrivains qui collaborent à Com-mune, l’action de Moussinac, celle des peintres et des musiciensqui s’engagent à corps perdu dans un combat pour l’union dupeuple et des artistes. Un ensemble de haut niveau et passionnant..

François Eychart

Naissance d’une cité de Jean-Richard Bloch, Société des études Jean-Richard Bloch, 108 pages, 8 euros, disponible auprès de la Société, 64, rue Stendhal 75020 Paris ou en librairie.La Revue commune, n° 41, le Front populaire,112 pages, 10 euros, disponible auprès de la revue, 6, avenue Édouard-Vailland, 93500 Pantin.

Malraux pendant le Front populaireAu cœur des relations difficiles entre communistes et socialistes.

Le Front populaire a suscité beaucoupde passion chez les intellectuels et lesartistes. Comment rester tranquille-

ment chez soi à peaufiner ses ouvrages quanddes rues, monte avec puissance une exigencede vie meilleure que nombre d’écrivains necessent d’appeler de leurs vœux ? Et pour-tant, combien parmi eux se défièrent de cemouvement populaire ? D’autant qu’en 1936il ne prit pas l’apparence d’une revendicationclassique. Ces grèves avec occupations etfêtes ouvrières étaient scandaleuses au regarddes possédants qui trouvent répréhensibletout trouble à l’ordre qu’ils ont établi etcherchent toujours à s’en venger commenous le rappellent les condamnations quifrappent aujourd’hui nombre d’étudiants enlutte contre le CPE.

Quelques années avant 1936, Malraux avaitplutôt la réputation d’être un trublion, plusconnu pour ses frasques en Asie que pour sontalent. Son intégration parmi les intellectuels envue, révolutionnaires de surcroît, se fait rapide-ment et en 1936 il se trouve au premier rang deceux qui veulent la révolution. Ses Carnets duFront populaire sont donc l’occasion de suivreson implication dans des événements d’enver-gure nationale. En fait, il rapporte beaucoupplus ce qu’il a vu et entendu qu’il ne le com-mente, peut-être dans la perspective de réutili-ser plus tard les matériaux recueillis. Certains seretrouveront d’ailleurs dans des romans, maisau total leur nombre est restreint.

Malraux est au cœur du problème majeur duFront populaire : les relations entre les commu-nistes et les socialistes. Le récit commenté qu’il

fait d’un discours de Blum devant un auditoirepopulaire essentiellement communiste, montreles difficultés de Blum à convaincre cet auditoirede sa bonne foi et le désir de l’assistance d’ycroire tout en s’en méfiant. Malraux place ainsile lecteur face à des enjeux historiques décisifs.Pour autant, ces pages n’éclairent guère sur cequ’il pense de Blum. On sent Malraux désireuxde pousser dans le sens du mouvement popu-laire, tenant compte de la personnalité de cha-cun, en fait connaissant les limites politiques dechacun et jouant avec une certaine ambiguïté sapropre partition dans ce cadre qui le dépasse.

Un autre grand moment de ces carnets estconstitué par le récit des propos d’un chauffeurde taxi doriotiste qui déblatère avec violencecontre les communistes « aux ordres de Mos-cou », et les « vendus », donnant à penser que la

milice de Pétain, quelques années plus tard, netombera pas du ciel.

Ces carnets ne changeront certainement pasl’image de Malraux, mais nous n’en discuteronspas l’intérêt. Il faut toutefois relever l’affirmationpéremptoire d’un des présentateurs qui écritqu’en1936 «les milliers de grèves et d’occupationd’usines menacent le pays». Qu’en eut pensé Mal-raux qui soutenait alors ceux qui « menaçaient »? Qu’a-t-il fait pour mériter pareil outrage en têtede ses carnets? Mais nous sommes apparemmentrentrés dans une période où on ne prend plus lapeine de garder un masque. Les mouvements po-pulaires dérangent, et toujours les mêmes.

F. E.

André Malraux, Carnets du Front populaire,1935-1936, Gallimard, 2006, 116 pages, 18 euros.

DR

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L E T T R E S

Cavale, roman en fuiteUn charme étrange se dégage du roman

« sans abscisses ni ordonnées définies », de Nathalie Quintane.

Cavale, de Nathalie Quintane. Éditions POL, 249 pages, 19 euros.

Tout comme dans Mortinsteinck (du même auteur, Édi-tions POL, 1999), le moteur de Cavale est un meurtre.Un meurtre tout bête, quoique peu commun dans sa

réalisation improvisée – à la boule de bowling, avec une bou-chée de sachertorte (ce gâteau très chocolaté) et une gorgéede bière dans la bouche – sans motif véritable. Juste la sup-pression d’un être humain de la surface de la Terre par unautre être humain au détour d’un agacement, d’un hoquetde parcours, et les conséquences qui en découlent pour cedernier. Des conséquences éminemment et caricaturalementromanesques, donc, de l’ordre de la fuite, de la rencontre, du(faible) remords, de la dissolution de son existence – de la-quelle émerge une paradoxale liberté – dans cet acte puni parla société. Une trame ordinaire, vue et revue tous les jours,du quotidien à la série télé, en passant par le film de premièrepartie de soirée, le thriller ou le tabloïd dans lequel on peutapprendre qu’« elle a mangé ses trois petites filles après lesavoir tuées. L’aînée avec du ketchup, la cadette à la mou-tarde, la plus jeune nature ». Une trame en cela idéale quandon n’a que faire de l’« efficacité romanesque » et de l’« ori-ginalité thématique » car on peut y accrocher ses mélodies,son rythme, ses accrocs, sa langue, ses drôles de personnagesclaudicants… comme sur un sapin illuminé. Un squelette-consensus à habiller pour l’hiver que Nathalie Quintane em-mitoufle avec brio.

S’il est moteur, ce meurtre américain et sucré n’est pas dé-marrage, Cavale s’annonçant comme un « roman excentré »proposant 21 ouvertures possibles. Un roman sans abscissesni ordonnées définies, donc, sans réflexes conditionnés ni sensde l’histoire. L’inverse d’un « roman cible » où tout conver-gerait dans un sens : effet de suspens, évolution des person-nages, construction de l’intrigue…, vers un « soulagement »final de l’action et du lecteur que d’aucuns nomment « réso-lution » en insistant sur le plaisir replet qui en découle – et quis’apparente pourtant bien souvent davantage à l’évacuationhygiénique d’une fiction trop lourdement lardée. Non, pas detoboggan narratif, pas de saveur passe-partout du style. Ici, ilfaut naviguer entre les 21 débuts qui sont aussi la « réservethéorique et pratique du livre » : la pêche au silure (et par ex-tension la passion de la pêche), la France de Bonnot, lanoyade, la coquille (le raté, la faute, le lapsus), la « voix » durécit, sa dualité, les deux oncles de part et d’autre de l’Atlan-tique, l’aller-retour entre les deux (le même ?), le vol du cerf-volant, la nécessaire « sympathie » du personnage…, une sé-rie d’éléments comme les pièces d’un puzzle étalées sur la tableet qui viendront s’assembler gentiment à la Fantasia – vousn’aurez pas à vous casser la tête ; ceci est un roman fragmenté,pas un supra Da Vinci Code mutant pour excités du bulbeayant épuisé énigmes et sudokus.

Passé ces 21 incipit-indices, on peut observer au ralenti lachute de la boule de bowling sur le crâne de la grosse victimerusse – en imaginant le goût de la sachertorte mâchée, piquéede bulles de bière bon marché, dans la bouche du meurtrier –et sauter sur le porte-bagages du fugitif qui choisit le vélocomme véhicule.

Oui, un vélo. On vous a dit qu’on n’avait que faire de l’ef-ficacité narrative. A fortiori de la vitesse du voyage et de lacrédibilité de la fuite. D’autant plus que ce vélo – davantagemétaphorisé en vaisseau – progresse plutôt rapidement de laCalifornie du Sud en passant par la Picardie avant de reve-nir en Californie du Nord et de finir en partance pour Ca-

lais… traversant motels, forêts naines, croisant carrioles àChurros et horticultrice au chômage… Pendant ce road mo-vie cycliste, notre héros un peu impulsif aux mollets de plusen plus musclés rencontre une série de personnages logor-rhéiques et édifiants. Il apprend les rudiments de la contre-rhétorique grâce aux lumières post-hippies d’un patrond’hôtel paranoïaque, la recette du sandwich qui permet detenir jusqu’à la Pologne, de la bouche d’un ancien coureurdu Tour reconverti dans le peinturlurage de miniatures cy-clistes, des choses bien peu catholiques de la part d’un do-minicain encanaillé…

Chaque fois le récit dérive, aimanté vers une sorte depunctum – pour reprendre un terme de Barthes – sensiblevoire affectif, toujours digressif : la découverte d’une nou-velle soupe chinoise glissant vers les voyages de Marco Poloen Asie, la triste fin du touriste russe nous transportant surla place Rouge. La narration dessine des sinusoïdes dans letemps et l’espace au gré des souvenirs et des grains de sablesciemment glissés dans la machine littéraire qui toussote etrêve. La série des rencontres ne forme pas le parcours as-

cendant d’une initiation. Elle prendrait plutôt la forme d’unalbum de Polaroïd à feuilleter, en les commentant.

Cavale s’écrit ainsi dans un piétinement calculé de laforme. Le récit file – cycliste –, le héros se dédouble entre laFrance et les États-Unis, la langue se troue d’américain. Laphrase de Nathalie Quintane avance en se dandinant, avecrépétitions en mambo chaloupé – la jambe qui avance dansun mouvement de hanche, adjectifs et propositions, avant derevenir piétiner à l’arrière du corps dans un remuement plusvif, en reprises consonantes d’un too much minuté. Une mu-sique à refrains permettant une juxtaposition vertigineusede niveaux avec beaucoup d’humour, une ironie irrésistible

née de la collision des élé-ments d’un monde si absurdeet si cohérent à la fois : entredeux eaux, dans les remousd’un fleuve post-moderne,s’interrogeant sur les mani-festations de son époque.

« Et après ça, tout seraitkif-kif ? Le règne du kif-kifpour les amateurs de kif-kif ? (…) Ce à quoi l’on s’at-tache, au contraire, en re-vanche, c’est l’envers du kif-kif, son retour, son inversion,ce kif-kif inverti qui est notreantique motif : la mise en va-leur, la dé-couverte, le ver-millonage (…). Hors ver-millon, pas de sujet, pas detête de chien, pas de naine

blanche, pas de kif-kif – car le kif-kif lui-même n’est que ver-millonné (à condition du vermillon). Il n’y eut pas extirpa-tion de la masse mais injection dans la masse pour colora-tion de la masse et distinction dans la masse (…). Vous nepourriez me voir, ni mon vélo, si nous n’avions été préala-blement injectés. Et si vous pouvez lire, c’est que ça a été ver-millonné. Quand ça vous dit quelque chose, c’est du ver-millon. Difficult to manifest present conditions not sui-table. » (p. 92-94)

Biopsie du roman avec background tragi-comique, Ca-vale travaille la plasticité du récit dans une amplification deparoles bigarrées ne pouvant qu’attacher le lecteur aucharme étrange, magnétique, de cette pêche itinérante d’unoncle criminel, si sympathique.

Laure Limongi

Voir également : Mortinsteinck,de Nathalie Quintane. Éditions POL, 1999, 127 pages,13,72 euros : le livre du film éponyme du film de Stéphane Bérard.

Le grand amour de Jack DuluozDeux rééditions d’oeuvres de Kérouac :

un roman et un recueil de poèmes éclairent le parcours de l’écrivain.

Maggie Cassidy, Jack Kerouac, traduit par BéatriceGartenberg, Éditions Stock, 254 pages,17 euros.

Mexico City Blues, Jack Kerouac, traduit par Pierre Joris,« Poésie, Points », Le Seuil, 260 pages,7,50 euros.

L’œuvre romanesque de Jack Kerouacest le rêve d’une grande autobiogra-phie toujours recommencée. Dans le

grand cycle de Jack Duluoz, Maggie Cas-sidy, ce petit roman d’amour a été considérécomme une pièce mineure au point mêmeque l’auteur l’avait oublié en France. L’écri-vain a expliqué les circonstances de sa créa-tion : il « fut écrit entre janvier et fé-vrier 1953… dans la maison de ma mère, à

Richmond Hill, Long Island, New York…le cottage que je lui ai acheté avec le fricd’On the Road… dont elle rêvait depuis tou-jours. […] J’ai dactylographié le premierchapitre, le reste a été rédigé au stylo… » Lelivre paraît en 1959. Kerouac est d’ores etdéjà célèbre. Comme dans Gérard, l’histoiredouloureuse de son frère mort prématuré-ment, Kerouac se borne à relater un momentclef de son existence. Il nous ramène autemps de son adolescence quand il vit dansles faubourgs de Lowell — Ti Jean habite« dans le coin le plus commercial et le plusanimé de Pawtuketville, au-dessus du comp-toir à sandwichs, en face du club de bowling,de la salle de billard, à l’arrêt d’autobus,tout près du grand marché à viande… » Làil partage son temps entre les études, le sport(notre héros joue au football et est un cou-reur qui gagne des courses), les amis (une

joyeuse bande de grands gamins qui ont dumal à entrer dans l’âge adulte), sa famille ca-nadienne française avec un père courageuxet débonnaire et un père qui entend bien di-riger sa vie. Et puis, un soir, on lui présenteune jeune Irlandaise, Maggie Cassidy. Lesjeunes gens se plaisent. Zagg Duluoz latrouve « douce, brune, pulpeuse comme unepêche, insaisissable comme un grand rêvetriste. » Avec le souci de restituer avec exac-titude l’univers de sa jeunesse et ses originesquébécoises, il tente de cerner avec un cer-tain malaise et un vague désespoir commentcette relation s’est délitée. Dans la réalité,Maggie était Mary Carney, que le futur écri-vain aurait bien aimé épouser et dont il auraun enfant…

Kerouac s’est voulu poète. Et c’est dansla poésie qu’il a voulu insuffler l’esprit dujazz qui lui était si cher et aussi la cantilène

des mantras bouddhistes saturés de divinitésplus ou moins effrayantes, avec une pincéede poésie moderne et un soupçon de mys-tique catholique (la religion de son enfance).Mexico City Blues, qui paraît en 1959, a étéécrit quatre plus tôt à Mexico quand il par-tageait un appartement avec William Bur-roughs. Ce grand recueil divisé en chorusbrefs peut être lu comme la clef de Sur laroute et de toute l’œuvre romanesque de Ke-rouac : on y découvre un homme en proie àune terrible crise de conscience doubléed’une crise d’identité. Il est en mouvementperpétuel mû par l’angoisse d’un être frac-turé. Ce qui chante et swingue en lui, c’estl’incapacité de se retrouver au milieu de sesinnombrables contradictions. Une poésienouvelle en sortira, mais lui, le romancier, lepoète, s’est perdu dans ce labyrinthe.

Gérard-Georges Lemaire

Nathalie Quintane.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . V I I I

L E T T R E S

L’art romanesque en ItalieLarge balayage du roman italien des origines à nos jours.

Le Decameron, de Boccace, traduit par Giovanni Clerico, préface de PierreLaurens. Édition Folio « Classique », 1 056 pages, 12 euros.

Confessions d’un Italien, d’Ippolito Nievo, traduit de l’italien par Michel Orcel, préfacede Mario Fusco. Éditions Fayard, 818 pages, 30 euros.

Toi qui m’écoutes, d’Alberto Bevilacqua, traduit et présenté par CaroleCavallera. Éditions de la Différence, 256 pages, 20 euros.

Il y a dans le livre fondateur d’une littérature non seulementle germe d’une culture, mais aussi l’idée de la nature de sonenracinement dans la langue. Si la Chanson de Roland

peut être regardée comme cet acte primordial pour les lettresfrançaises, il n’est pas indifférent qu’il soit né d’un mensongehistorique : jamais l’arrière-garde de l’armée de Charlemagnene fut pas massacrée par les Maures. Pour la littérature ita-lienne, cette « première fois » est intervenue beaucoup plustard, à l’aube de la Renaissance. Et il n’est pas indifférent nonplus que son auteur, Giovanni Boccacio, ait été le lecteur pas-sionné, le biographe et le disciple de Dante : il a embrassé avecenthousiasme la cause de la langue vulgaire que ce dernier adéfendu. Avec Dante naît la poésie italienne moderne, avecBoccace la forme romanesque. Ce qui frappe dans son chef-d’œuvre, le Decameron, c’est qu’il inscrit en préambule lesconditions objectives de sa création : il voit en effet le jouraprès la peste noire qui a ravagé Florence en 1348. Dix jeunesgens ont cherché refuge dans les riantes collines de Fiesole, au-dessus de la cité toscane. Et là, dans un esprit qui n’est pas sansanticiper celui de l’abbaye de Thélème de Rabelais, ces êtresanimés à la fois par l’idéal courtois et par l’idéal humaniste,pour tuer le temps, se racontent de brèves histoires pendantdix jours d’affilée. Toutes autonomes, mais toutes liées lesunes aux autres (c’est ce qui fait leur nouveauté par rapport àtout ce qui précède, surtout le novellino), elles touchent à dessphères très variées. C’est la sublimation d’une culture nou-velle puisqu’elle met en scène les bourgeois, leurs bonheurs etleurs malheurs dans les affaires et en amour. Ce sont eux leshéros de cet art de conter libéré des tabous théologiques et desthèmes chevaleresques.

Mais quand le roman italien est-il né ? La réponse n’est pasaisée. Faut-il voir dans les Fiancés, de Manzoni, le grand an-

cêtre ? Ou faut-il remonter le temps et en attribuer l’origine àVerga, à De Robero ou à De Amicis ? Il vaut mieux croire qu’iln’y a pas vraiment de pater familias et que le genre a eu un pe-tit nombre de précurseurs. Ippolito Nievo en fait partie. La ré-édition de ses Confessions d’un Italien, présentée par MarioFusco, prouve qu’il ne peut prétendre au titre de fondateur duroman : cette œuvre étonnante évoque à la fois Alexandre Du-mas et les aventures picaresques de la littérature duXVIIIe siècle. Le héros de ce livre pléthorique et foisonnant,Carlo Altoviti, naît en 1775. Toute son existence va être do-

minée par les circonstances qui permettent la nais-sance d’une conscience nationale. Il est emportépar la tourmente de l’histoire avec les campagnesde Bonaparte et toutes les vicissitudes des restau-rations et des soulèvements qui suivent. C’est cecheminement si hasardeux et si difficile que Nievodépeint. L’année 1848, où l’Europe s’embrase,sonne le glas de toutes les espérances du hérosquand son fils doit s’exiler en Amérique. Le sort sifantasque a voulu que l’écrivain meurt à trente ansen 1861, l’année où l’unité de l’Italie se réalise. Ro-man historique (c’est là que réside sa modernité),ces Confessions sont aussi un polpetone, un romanrose, où le vieux Vénitien est animé par un grandamour dont il va longtemps porter le deuil.

Ce qui frappe dans la littérature italienne dusiècle passé et du début du nôtre, c’est que son gé-nie réside plus souvent dans des œuvres qui échap-pent à ce qui définit le roman. C’est aussi vrai pourGadda que pour Savinio, pour Magris que pourBevilacqua, qui s’est pourtant imposé comme undes maîtres de ce genre. Sa dernière œuvre traduite,Toi qui m’écoutes, est un récit de caractère auto-biographique. La mort récente de la mère de l’écri-vain en est le prétexte : il y relate avec une exigencede vérité dérangeante les relations qu’il a pu avoiravec cette femme qui a été très tôt veuve d’un belaviateur dont l’enfant se souvient assez peu. S’ins-taure entre la mère et l’enfant un rapport intense,unique, dévorant, trouble ensuite. Et rien ne sau-rait le détourner de l’exhumation de ce qui aconstitué la beauté, la complicité et aussi la naturequasi incestueuse de ce couple frappé d’interdit.L’écrivain rend compte avec force et avec une vé-

ritable impudeur de cet amour qui se leurre sans cesse, de ladépression qui frappe Lisa et achève de l’enfoncer dans la so-litude et la déchéance. À travers ses souvenirs, au moment oùce lien si précieux se rompt à jamais, l’auteur repense à ce qu’aété son existence jusqu’à la disparition de sa mère. Rarementécrivain n’est allé aussi loin dans la mise à nu de ses secrets etdans l’exécution d’un autoportrait sans concession, à la foissaturé de nostalgie, nourri d’ironie cinglante et soucieux d’uneécriture à la hauteur de cette ambition à double tranchant.

Gérard-Georges Lemaire

« Heureusement que je n’aime pas les épinards,

sinon j’en mangerais »Himmel und Erde suivi du Carnet d’a, de Sabine Macher. Éditions du Théâtretypographique, 2005, 13 euros.

Deux coussins pour Norbert (extraits) in le Journal des Laboratoiresd’Aubervilliers, n° 5 janvier-juin 2006 (gratuit).

Sabine Macher aurait pu faire sienne cettephrase parfaite empruntée à Paul Bel-mondo dans Pierrot le fou, seule phrase qui

manque à Himmel und Erde (Ciel et terre, aufdeutsch). De fait, ce premier « carnet s’appelleHimmel und Erde », par référence à une recettematernelle qualifiée « d’abominable » par S.Rherself en quatrième de couverture. Le plat est eneffet un mixte de pomme fruit et de pomme deterre cuites dans la même assiette. Mais pourquoipartir des épinards, quand il est question depommes, me direz-vous ? Mais parce qu’il esttoujours question de nourriture, d’attirance-ré-vulsion pour les aliments, d’incorporation etd’appétit vorace dans cette écriture. Et parce queles mauvaises surprises sont souvent bonnes etqu’il en va des tentatives culinaires comme del’expérimentation littéraire (c’est risqué commed’essayer de jouer des percussions avec desbranches de rhubarbe et des saladiers mais « il

n’y a bientôt plus de différence entre le ciel et laterre. Le ciel est par terre et la terre devient eau»).Parfois les mots s’en trouvent cou coupé (« unacte de verdure irrépressif ») parce que « penserest un ogre qui mange à sa faim » et qu’on pensebeaucoup ici à cause qu’on fait mine de s’inter-roger quant à l’usage de la locution chez Des-cartes : « Je dis aussi que l’amour est venu aprèsà cause que la matière de notre corps s’écoulantsans cesse.» D’où l’incorporation dans le secondcarnet (Carnet d’a) publié chez le même éditeuren 1999 et repris ici à la suite : « Je mange des su-creries chinoises et je sens leur voyage en moi. »Épinards, donc car « des fois il n’y a pas assez dedésir parce qu’aussi il y en a trop ». Dans DeuxCoussins pour Norbert, le je cède alors le pas auiosicilien, afin de rendre hommage à sa façon augrand Roussel (« io me suis déplacée comme lesdoigts sur le clavier en venant ici ») et s’autorisequelques jeux de mots (« nous sortons du par-king et du locus salus ») à cause que « dans l’ap-partement de Laura tout le monde a déjà habité»mais « naymond noussel tout le monde ne le litpas ». Histoire que les phrases se sentent moinsseules (sich einsam fühlen).

Virginie Lalucq

Sabine Macher fera une lecture au musée Zadkine, le 20 juillet à 19 heures.

Voyage extraordinaire à travers Verne

Dictionnaire Jules Verne. Entourage, personnages, lieux, œuvres,de François Angelier. Pygmalion, 2006,1 196 pages, 29,90 euros.

«C’est un pic !… C’est un cap !… Quedis-je, c’est un cap ?… C’est unepéninsule ! » se serait exclamé Cy-

rano devant ce Dictionnaire Jules Verne deFrançois Angelier, qui avait célébré avec nouset pour nous l’an dernier le centenaire de lamort de l’écrivain ; Cyrano aurait dit aprèsl’avoir parcouru plus attentivement :« Non !… C’est un continent ! » En effet, pas-sant de l’une à l’autre de ses 1 196 pages, lelecteur y apprend tout, même ce qu’il n’a ja-mais songé à se demander, sur Jules Verne etson entourage, sur ses œuvres, suivant ses per-sonnages, fussent-ils des plus secondaires,dans tous les lieux où les fantaisies scienti-fiques de Verne les a entraînés. Cela com-mence par « Abattoir » (« Les carnagesd’hommes et d’animaux étant récurrentschez Jules Verne, il était normal qu’il se laissefasciner par l’abattoir de la pampa, le terrible« saladero », dans les Enfants du capitaineGrant ») et se termine par « Zut ! » (Interjec-tion utilisée par Dardentor, dans Clovis Dar-

dendor, pour rabrouer son domestique, quivoit là « une locution de gavroche »).

Entre A et Z, des dizaines d’entrées, mer-veilleuses de précision, heureuses d’écritureà la sève jaillissante, dont je retiendrai pourmémoire parce qu’elles sont mémorables :« Alimentation. Gastronomie : Jules Verneétait atteint d’une redoutable boulimie qui luifaisait engouffrer jusqu’à six artichauts deshortillonnages d’Amiens par jour » ; « Che-min de fer : élément essentiel du paysage men-tal et de la réalité géographique vernienne » ;« Île : l’île mouvante reste l’incarnation durêve vernien » ; « Musique », « Volcan », parexemple, mais vingt mériteraient d’être citées.

Une telle somme ne manquera pas de fairel’objet d’attaques vétilleuses de la part des pi-nailleurs nés – j’en parle d’autant plus libre-ment que j’en suis – relevant là une coquille,regrettant ici que les mille et un explorateursmentionnés par Verne ne soient qu’impar-faitement identifiés.

Mais François Angelier, qui en a fini avecles nuits d’insomnie et les jours de labeur, nedoit pas en avoir cure : il aura le loisir, pourles nombreuses rééditions que promet sonouvrage, de limer les quelques menus défautsqu’on lui aura signalés.

Claude Schopp

Portrait de Boccace.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . I X

L E T T R E S

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN

L’indicible de la douleurTrajet d’une blessure, de Claude Esteban. Farrago, 2006, diffusion Verdier-CDE,70 pages, 14 euros.

La Faim des ombres, de Jean-Baptiste Para. Obsidiane, 2006, distribution Les Belleslettres, 118 pages, 14 euros.

Europe, n° 926-927, juin-juillet 2006. Paris, 364 pages, 18,50 euros.

Neige d’août, n° 14, printemps 2006. 58210 Champlemy. 126 pages, 14 euros.

Action poétique, n° 183, mars 2006. Diffusion Les Belles Lettres, 94 pages,12 euros.

Autre Sud, n° 32, mars 2006. Éditions Autres.

Àquelle voix appartient-il de dire l’indicible de la douleur,quand le rapport de l’être humain au monde s’est désin-tégré sous les coups de celle-ci ? La plus discrète, celle qui

en fait le récit sans revendiquer la compassion, est peut-être cellequi porte le plus loin.

Trajet d’une blessure, de Claude Esteban, est un tel récit. Lelivre nous vient après l’irréparable : l’impression s’en est ache-vée six jours après la mort de l’auteur, et s’il porte en exergue deuxvers de T. S. Eliot « We who were living are now dying/With alittle patience » (Nous qui vivions voici que nous allons mou-rir/Avec un peu de patience), nous sommes tentés de citer les pre-miers mots du même poème, la Terre vaine : « Avril est le pluscruel des mois. » Mais l’écriture garde vivante la pensée du poètedisparu. Elle n’est pas un trajet achevé. Elle nous conduit sur deschemins multiples.

Dans ce livre est dit l’enfermement dans la douleur physiqueconsécutive à une intervention chirurgicale lourde : « Muraille la

fenêtre noire/muraille l’odeur de l’éther/muraille le flacon quicoule » et la détresse d’avoir perdu son identité. La plaie est nom-mée « blessure » et même « blessure obscène ». Le plus émouvantest peut-être dans les tâtonnements du convalescent, son émer-veillement de retrouver « la fraîcheur de l’air, la douceur d’untissu, ces feuilles d’acacia qui frémissent derrière la fenêtre » et,peu à peu, le pouvoir d’employer les mots, « accordés, telle uneoffrande de l’imprévisible ».

Le calme retrouvé s’exprime dans une alternance mesurée deprose et de vers. Le poète a pu douter que l’écriture revienne àlui, « ne trouvant plus/le mot juste/mais ce qui troue, traverse, ta-raude ». Ces pages ne sont faites que de mots justes, dans la luci-dité des proses, dans le rythme de vers qui ne posent ni ne pèsent,de la lignée de ceux que « Le jour à peine écrit nous avait tout ré-cemment remis sous les yeux. « Les lignes ineffaçables d’unpoème » : Claude Esteban se dit que l’opération de sa jambe étaitinéluctable, puisqu’elle était contenue dans l’imprécation qu’ilavait fait prononcer au roi Lear (Sur la dernière lande).

Avec une grande retenue, il interrompt la « chronique de (s)on corps blessé » : « Vouloir rendre compte de l’incommunicable,c’est sans doute se mentir à soi-même, c’est postuler du moins unéchange possible entre l’être, même rabaissé, réduit à son insula-rité, et l’ambition totalisante de la parole. » Il se tourne, sans avoir« l’insolence de tenter le moindre parallèle avec ces victimes del’ignominie », vers Antonin Artaud et aussi vers Robert Antelme,Primo Levi, Chalamov, qui « ont su dire l’indicible » par quelquemiracle qui lui est à lui-même interdit. Et il s’éloigne de nous aveccette modestie qui était la sienne, nous laissant entre les mains unlivre sur lequel nous méditerons longtemps.

Les ombres ont faim. Jean-Baptiste Para l’annonce en titrede son livre la Faim des ombres ; cette faim est celle de la parolequ’il leur donne, à travers laquelle il tente de déceler ce qui n’estjamais prononcé, car « il manque toujours un mot pour prolon-ger le guet ». Parfois, les temps sont passés, titre d’un poème quise réfère à un conte d’Andersen. L’abnégation de la sœur, tissantles tuniques d’orties qui rendront forme humaine à ses frères, seheurte aux derniers vers : « Mais qui parle ainsi/quand au fondde la terre gelée/dort le dernier des frères cygnes. » Une icône, une

peinture chinoise, la visite d’un cimetière, tout aussi bien que latable dressée pour un anniversaire font naître des poèmes sansnulle anecdote. Celui qui vient à la fin de la première partie donnevoix à Rosa Luxemburg, en distiques dont le second vers com-porte une rime unique, évocatrice de la prison qui commence ettermine le poème.

Suivent trois ensembles : Où luisent les loutres, puis l’Incon-cevable, vu par un enfant, l’enterrement d’une grand-mère dansles rites ancestraux d’un village au fond des montagnes, « Espère-t-il déjà que le souvenir, à certaines heures, puisse soulever/L’illu-sion de la mort comme une barque ensablée ? ». Enfin, Tombeaude Mirza Ghalib fait dire à ce poète musulman de l’Inde auXIXe siècle la défaite des siens, la mort de son père, son mariage,ses amours contrariées, la révolte des Cipayes, sa vieillesse dansle vin, jusqu’à son épitaphe : « Tu as couvert d’écriture les pagesde ta vie et tout est arrivé à sa fin. »

On retrouve, avec beaucoup d’autres, Primo Levi et Chala-mov dans le dossier d’Europe « écrire l’extrême. La littérature etl’art face aux crimes de masse ». Le cahier de création est riche :Edwin Muir, Bernard Hreglich, Gérard Bayo, Alain Lambert,Jean-Max Tixier, Camille Loivier, Chouchanik Tharamzian.

Auprès d’un ensemble de poèmes puisant leur inspirationdans les cours et les jardins, Neige d’août rend compte d’un col-loque comparatif « Lettres chinoises/Lettres françaises » qui ré-unissait sur le thème de l’œil les poètes Duo Duo et Bernard Noëlet les traductrices Chantal Chen-Andro et Jin Siyan.

En couverture d’Action poétique figure Huguette Cham-proux, qui est l’objet d’un dossier. Au sommaire encore : un longpoème d’Aharon Shabtaï, traduit de l’hébreu, six poètes dontPascal Boulanger, Anne Talvaz, les manifestes « Pseudo » de l’ar-tiste hongrois Gyula Pauer présenté par Paul Nagy.

Autre Sud consacre son dossier à Gil Jouanard. Dans les ru-briques habituelles, on note particulièrement la Voix d’ailleurs,celle d’une femme poète de Corée du Sud : Kim Yang-shik.

note à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venirnote à venir

Défense et illustration des poètes et de la poésieSouvenirs de Marina Tsvetaïeva, Anatolia-Le Rocher, 350 pages, 22 euros.Les poètes, les yeux dans les yeux.

Avant d’ouvrir le livre, on parcourt lafeuille dactylographiée donnée à lapresse sous le pli d’envoi, puis la qua-

trième page de couverture. On ouvre et on litl’introduction : trois fois le même texte (àpeine plus développé dans l’introduction). Lesoupçon pointe : c’est une édition paresseuse.À quels lecteurs pensent donc s’adresser leséditeurs ? Aucun doute : ce n’est pas un livreà lire dans le brouhaha du métro.

Il s’agit d’une poétesse russe qui évoquecinq poètes russes, une folle de poésie qui crieson amour ou sa haine pour ses frères en fo-lie, une nostalgique qui parle d’elle, d’eux,d’elle avec eux.

D’abord Volochine (« éclectisme excessifdu poète partagé entre le mysticisme catho-

lique, la Grèce antique et la Russie mystiqueet révolutionnaire » nous dit Lo Gatto auquelon est obligé de recourir pour s’éclaircir lesidées) que Tsvetaïeva décrit avec une « tête deZeus sur des épaules puissantes et, sur lesboucles broussailleuses, incroyablement cré-pues, une mince couronne d’armoises, élé-ment essentiel que les imbéciles prenaientpour un effet de style, tout comme sa tuniqueen grosse toile blanche » (p. 10). Et de nous ra-conter des épisodes hallucinants de sa vie va-gabonde, généreuse, malheureuse, et de nousciter ses vers mêlés aux vers d’autres poètesafin d’en faire le prototype du poète russedans sa démesure.

De Biély, elle dit le charme, la timidité,l’étrangeté, le malheur en une série de flashssaisis au hasard des rencontres. Lui aussi estun extraterrestre : « Ces yeux-humains ? Vousavez déjà vu des yeux pareils chez un hu-main ? » (p. 180).

Au sujet de Kouzmine, elle réfute l’affec-tation qui lui est reprochée et est frappée parDes yeux et rien d’autre. Des yeux et tout lereste. Ce tout le reste était bien peu, presquerien » (p. 184).

Elle défend la vérité de Mandelstam(« plein de charme… malgré sa peur des mortset sa passion du chocolat » p. 248), et évoqueses visites, ses incessantes fuites (« incursionset déroutes » p. 231), exaspérée par le men-songe d’un article de journal publié à Paris.

Enfin, elle révèle qu’elle est « amoureusede la haine » (p. 285), s’acharnant sur le poèteofficiel Brioussov qui « n’est pas dans la poé-sie, il s’est manifesté dans sa volonté d’y être »(p. 309), accumulant les formules assassines(« Bon vouloir du miracle : tout Pouchkine.Miracle du vouloir : tout Brioussov » p. 255),réclamant à la fin que, sur une place mosco-vite fût élevée une statue de Brioussov « Auhéros du travail, l’URSS reconnaissante »

(p. 328) pour mieux souligner la distance entrevrai poète et travailleur du vers.

Un ouvrage qui n’a rien de tiède (aucunecrainte pour l’âme de Tsvetaïeva : Dieu n’a pula vomir), qui reflète la démesure du temps (lespassions, les exils, les trahisons, les meurtres).

Mais si on est intéressé par le foisonnementdu monde évoqué et touché par les figures quil’enchantent, on regrette la légèreté de l’édi-tion : quasiment pas de notes, des notices bio-graphiques insuffisantes, aucune indicationsur les conditions et les dates des précédenteséditions de ces textes. Certains (Volochine etBiély) ne sont même pas datés. Si on n’oseplus espérer que les éditeurs se conduisentcomme tels (et non comme des marchands),on pourrait au moins attendre que le CNLn’accorde pas les deniers publics à des édi-tions qui n’en sont pas (et qui hypothèquenttoute édition sérieuse ultérieure).

Marianne Lioust

CHEZ VOS LIBRAIRES

Le Langage des tétons et Lettres,de Vincent Voiture. Les Billets de laBibliothèque, 2005, 123 pages, 13 euros.

Montrez ce sein que je brûle de voir.Dans cet entretien galant, court texte

épistolaire publié en 1664 sans nom d’au-teur, la jeune Axiane exige d´Aristipe, dontelle a « oüy dire tant de jolies choses sur cesujet », qu’il lui enseigne « si les tétons par-lent aussi bien que les yeux ». Certes, sur cesujet parfois plantureux, l’argument dutexte est mince et Axiane s’étonne elle-même, à la fin, qu´Aristipe ait tant et si bien

« écrit sur une matière qui ne semblait pasfournir de quoi faire une douzaine delignes ». Je n’extrairai de ce savoureux pa-négyrique précieux et néanmoins libidineuxque cette appréciation : « Ce sont les objetsde louange de tous les amants et les grâcesde leur mouvement ont une fierté si douceet quelque chose de si charmant et de siamoureux tout ensemble, qu’on ne les peutregarder sans se mettre au hasard de perdresa liberté qui inviterait les plus tièdes àjoindre le geste au regard. » Ah ! qu’entermes galants, ces choses-là sont dites.

C. S.

Jean Lurçat occupe une place essentielledans l'art de la tapisserie française dont les

lettres de noblesse remontent au Moyen-Âge.Son œuvre majeure, le Chant du monde, alliecouleur, puissance, mouvement, gaîté, enga-gement social et culturel. Faites entrer l'Infinilui consacre 16 pages en couleur présentéespar Juliette Darle, avec des textes de JacquesGaucheron, Jean Cassou, André Darle et deLurçat lui-même.

Jean Ristat est un écrivain et pas seulement

le directeur de Digraphe ou des Lettres fran-çaises. C'est son œuvre de poète, de romancier,d'essayiste qui fait l'objet d'un dossier avec desétudes de Jean-Louis Martinoty, Vincent Co-lonna, Omar Berrada, Jean-Pierre Siméon etd'autres. À noter aussi un texte de Joë Bousquetsur Elsa Triolet et des articles de Bruno Douceyet Valère Staraselski.

Faites entrer l'Infini n° 41, 10 euros, 42 rue duStade, 78120 Rambouillet.

Faites entrer l'Infini présenteJean Lurçat et Jean Ristat

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X

S A V O I R S

À l’ombre de la pyramide, la démocratie

D’un bout à l’autre d’une œuvre im-mense et brutalement interrompue,Jacques Derrida s’est acharné sans re-

lâche à défaire les oppositions les plus pro-fondément enracinées qui structurent nospensées toujours trop simples, à inquiéter noscertitudes philosophiques les mieux établies,à traquer les effets de pouvoir dissimulésjusque dans les discours les plus abstraits dela métaphysique. Témoin de cette vigilanceexemplaire, une écriture sans exemple, rebelleà toutes les formes de dogmatisme, en corpsà corps permanent avec les textes de la tradi-tion, en perpétuelle tension. Pour Derrida,penser par soi-même, à supposer que cela ar-rive, c’était penser contre soi-même.

Pour relever le défi qu’une telle penséelance au commentaire, Peter Sloterdijk choi-sit de procéder par « contextualisations » suc-cessives, et compose un « portrait philoso-phique » en sept « vignettes » associant cha-cune Derrida à une autre figure. Le lecteur serapeut-être dérouté par certains des choix deSloterdijk et la virtuosité des rapprochementsqu’il propose, mais l’hypothèse directrice del’essai ne pourra pas le laisser indifférent : sousle titre Derrida, un Égyptien, Sloterdijk exa-mine « le problème de la pyramide juive ».Singulière alliance de mots, dont la tension està l’image de cet itinéraire philosophique mar-qué par « la simultanéité d’une extrême visi-bilité et d’une non-identité persistante avecune image quelconque de soi-même ».

À partir du célèbre texte de Freud, Sloter-dijk commence par faire de Derrida une sortede Moïse de la métaphysique, qui aurait libéréla pensée de la domination écrasante desgrandes pyramides systématiques. Mais il y aplus, et la provocation de Sloterdijk ne s’ar-rête pas là : à l’instar du Moïse de Freud, Der-rida serait, lui aussi, un Égyptien. À cecompte, l’enjeu de ses textes ne serait pasd’accomplir une sortie hors de la métaphysique, mais de sou-ligner son hétérogénéité, pour inscrire en son cœur un écartimmanent, à la fois infime et radical, bref cette « différance »dont Derrida n’a cessé de relancer le jeu subversif. Dès lors,tout change : la pyramide n’est plus le monument de l’auto-rité pharaonique à abattre, mais le signe de l’effondrement àvenir qui menace tout pouvoir – qu’est-ce qu’une pyramide,

sinon ce monument toujours déjà « déconstruit », cet im-mense tas de pierres en ruines ? Derrida, un Égyptien ? Nonpas au sens d’une appartenance identitaire, mais comme l’in-dication allusive, non dénuée d’humour, du « déplacement »et de l’écart qui constituent sa signature paradoxale.

Pour Marc Goldschmit, c’est la figure de l’hyperbole quicaractérise le mieux cette trajectoire à nulle autre pareille.

Prolongeant une excellente introduction (1),Une langue à venir explore quelques-uns deseffets de la déconstruction. Contre la « fable »voulant que la pensée de l’écriture soit im-puissante à affronter les problèmes éthiqueset politiques, Marc Goldschmit fait de la dé-construction un geste radical de « subversiongénérale du pouvoir en son principe ». Ledouble mouvement de renversement et de dé-placement qui la caractérise, cette rechercheidiomatique d’une autre langue dans lalangue sont inséparables d’une réflexion dontles derniers textes explicitent la teneur poli-tique : pas de déconstruction sans démocra-tie, pas de démocratie sans déconstruction.Cependant, loin de conforter la « bonneconscience démocratique », les analyses deDerrida font de la démocratie cet « excès hy-perbolique du politique sur lui-même », si peupris en compte par la philosophie politiquetraditionnelle. Selon Marc Goldschmit, c’estpour répondre à cette exigence hyperboliqueque Derrida s’est mis en quête d’une autrelangue, seule à même de faire résonner cetteinjonction inconditionnelle de justice qui unitdémocratie et déconstruction. Faute de pou-voir créer cette autre langue de toutes pièces,l’écriture derridienne s’attache à la « partmuette du langage au-delà de la significa-tion » et se met à l’écoute du murmure de cesidiomes qui travaillent souterrainement lalangue hégémonique. Sur ce chemin, Derridane pouvait pas ne pas rencontrer la littérature,cette parole oblique, conflictuelle, inséparabledu « droit démocratique de tout dire ». Loind’être un aveu d’impuissance ou un divertis-sement frivole, une telle attention aux raressignes démocratiques que véhicule l’écriture« hyperbolique » pourrait bien être une res-source indispensable pour toutes les décons-tructions à venir.

Jacques-Olivier Bégot

(1) Jacques Derrida, une introduction,de Marc Goldschmit. Éditions Pocket et La Découverte, 2003.Derrida, un Égyptien, de Peter Sloterdijk. Éditions Maren Sell, 2006. 76 pages, 11,40 euros.Une langue à venir : Derrida, de Marc Goldschmit. Éditions Lignes, 2006. 140 pages, 17 euros.

Rosset l’enchanteurFantasmagories suivi de le Réel,l’Imaginaire et l’Illusoirede Clément Rosset. Éditions de Minuit,collection « Paradoxe », 10,50 euros.

«Enchanteur ». Voilà une qualificationqui peut sembler paradoxale, appli-quée à un philosophe s’attachant à

la question du réel et de ses doubles, grand« désaffubleur » et pourfendeur d’illusions…mais non, le charme s’applique bien, en ce quela pensée de Clément Rosset, aussi exigeantesoit-elle, se déroule, limpide, éclairée, éclai-rante, ouverte au plus grand nombre. Ou plu-tôt : sa pensée, parce qu’elle est exigeante, estclaire et généreuse – ça nous change des pseu-dos penseurs dont l’amphigourie masque lesraisonnements captieux ! Clément Rosset mo-bilise aussi bien des références littéraires, ci-nématographiques, tintinophiles, musicales,(d’autres que j’oublie) et bien sûr philoso-phiques, pour mettre en place, petit opusculeaprès petit opuscule (douze en vingt-huit ansaux Éditions de Minuit, pour ne citer que cetaspect de son œuvre) un système nous per-mettant de traverser la rivière du réel à sec,étape après étape, tout en profitant du pay-

sage bruissant qui nous entoure sans s’y éga-rer (ou bien en connaissance de cause) :ombres, reflets, échos, reproductions diversesdu réel… Au-delà d’une pensée, il crée égale-ment une écriture sensible, non dénuée d’hu-mour, à mi-chemin entre un développementphilosophique classique (quant à la rigueur etla clarté de la démonstration) et une critiquelittéraire, esthétique, vivante et mobile. Loind’une chape de sérieux, on va de Borgès à Tin-tin, de Alison Jackson à Heidegger – en pas-sant par Philip K. Dick.

Le dernier livre paru, Fantasmagories suivide le Réel, l’Imaginaire et l’Illusoire, est la suitedu mouvement commencé avec le Réel et sondouble (Gallimard, 1976) et le Réel, traité del’idiotie (Minuit, 1977). Sans recomposertoutes les étapes de ce chemin philosophique– qui souffrirait hélas ! terriblement de la mé-diation –, on pourrait rappeler que ClémentRosset considère le réel comme une notionunique, sans doubles (d’où l’utilisation duterme « idiotès » signifiant simple, particulier),s’attachant à analyser, justement, la nature, lafonction, des doubles qu’on lui attribue.

Dans Fantasmagories, le philosophe s’in-téresse à trois types de représentations : la

photographie, la reproduction sonore et lapeinture, les mettant en relation avec trois« doubles mineurs » évoqués dans ses Im-pressions fugitives (Minuit, 2004) : l’ombre,le reflet, l’écho, trois « doubles de proximité »qui, loin d’égarer ou de constituer une illu-sion, sont garants de la réalité qu’ils secondentde leur présence évanescente. Ainsi la photo-graphie pourrait-elle s’apparenter au reflet, lareproduction sonore à l’écho, la peinture àl’ombre.

La photographie selon Clément Rosset estessentiellement déceptive, en ce qu’elle neparvient jamais à cerner et reproduire la réa-lité recherchée. Ne pouvant figer ce qui paressence ne l’est pas (un monde mouvant), su-jette à de multiples illusions possibles (tru-cages, aléas techniques, cadrages donc sub-jectivité du photographe), la photographie nesaurait constituer une preuve du réel. Qui ditmachine ne dit pas objectivité, car qui dit ma-chine dit machiniste aux commandes… Et laChambre claire de Roland Barthes d’enprendre pour son grade ; c’est assez réjouis-sant d’en voir démonter les ressorts biaisés– surtout quand on a fait une indigestion de« punctum » étant jeune.

Peinture et musique constituant des « réa-lités à part » – après démonstration –, ClémentRosset semble avoir consciencieusementtordu le cou aux figures du double, illusionsmajeures de l’esprit humain.

Le Réel, l’Imaginaire, l’Illusoire poursuitet complète le mouvement, en distinguant net-tement les deux derniers termes pour mieuxréhabiliter l’imagination qui, loin de s’oppo-ser au réel, en fait partie. Non, Don Quichotten’est pas fou. Il sait bien reconnaître qu’il aconfondu un moulin avec un géant quand ilprend l’aile du moulin en pleine figure. DonQuichotte se plaît dans les terres de l’imagi-naire, il opte sciemment pour ce prisme.

Mais ceci n’est qu’un Polaroïd un peu flouet totalement sous-exposé d’une pensée dé-bordant largement le cadre d’une simple notede lecture. On doit emprunter pas à pas le che-min tracé par Clément Rosset pour en appré-cier les développements, l’hétérogénéité desréférences, la malice, les surprises, les digres-sions, l’humour, les détours, et l’angoisse eu-phorique que l’on sent poindre parfois, au dé-tour d’une impasse contournée – c’est là,aussi, tout le piment de l’aventure.

Laure Limongi

Jacques Derrida.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X I

S A V O I R S

Comment penser encore (2)Deuxième partie de l’article paru dans le numéro de mai 2006.

Des chiffresC’était donc sur des chiffres que l’on s’affrontait, bien plus

que sur des divergences de pensées ou la compétition entrepratiques différentes. Pourtant, aujourd’hui, c’est toujours« du chiffre qu’ils veulent », pouvait dire Jacques-Alain Mil-ler à France Inter, parlant aussi bien des « enquêteurs » del’INSERM que des auteurs du Livre noir : chiffres de clien-tèle, chiffre d’affaires, chiffres de délinquants épinglables dèsla petite enfance, en un mot chiffres du pouvoir !

Serait-on loin ici de la pensée, et des Lettres françaises ?Non ! car sous le chiffre transparaissent le signe, le messagecrypté, la polysémie, la poésie et tout ce que l’humanité ga-gnerait à y investir plutôt qu’en machines et en marchandises.On ne peut douter que l’acharnement des comportementa-listes et leurs alliés contre la psychanalyse et les psychanalystessoit un symptôme exemplaire de notre époque qui a su fairedisparaître la poésie des médias, a tenté d’expulser la philo-sophie et l’histoire des programmes scolaires et s’évertue à dé-vitaliser la culture. Pourquoi ? Tout simplement parce que cesont des pousse-à-penser, parce que celles et ceux qui s’y adon-nent ne peuvent plus se contenter d’être simples auditeurs etconsommateurs passifs ou naïfs. En effet, à la différence destechniques soi-disant curatives qui ne visent qu’à effacer vossymptômes en laissant prudemment fermée la boîte noire– l’inconscient – où ceux-ci se sont formés, la psychanalyse,elle, prête l’oreille à vos signifiants et signifiés mêlés afin qu’enles réorganisant vous parveniez à vous défaire des effets pa-rasites ou proliférants ; et ceci sans que cela fasse tomber unsou dans l’escarcelle du divin marché ! Crime majeur à l’èrede la maxirentabilité, qui mérite que tout ce champ soit nor-malisé et réintégré au sein de la biologie et de son industrie enpleine expansion.

On pourrait s’étonner que le mouvement psychanalytiquese soit si mal défendu. Mais son exercice libéral majoritaire leporte peu à la cohésion et moins encore à la solidarité. De plus,trop de psychanalystes sont encore médecins ou gardent uneprofonde ambivalence vis-à-vis de leur formation initiale. À

commencer par Jacques Lacan, plus connu comme « le Dr La-can », qui commit une conférence mémorable à La Salpétrièreoù il termina sur l’utopie d’une médecine future dont tous lesacteurs « seraient psychanalystes » ; boutade, crurent certainsmais à l’heure où la médecine se croit prête à vaincre lamort (négligeant que la pulsion de mort et sa logique sépara-trice fondent vie et pensée), on peut être sûr que si ses prati-ciens passaient par l’analyse les choses n’en iraient que mieuxpour leurs patients.

Point noirUne autre question se pose alors. Pourquoi n’est donc pas

venu du monde de l’art le soutien que ne savaient apporter lessciences dites humaines ? André Breton, Jean Clair, Paul-Louis Rossi, Hélène Cixous et bien d’autres ont montré, cha-cun à son moment et à sa façon, ce que la pensée psychanaly-tique apportait à la création ; depuis, rien de marquant. Ducôté des philosophes, Louis Althusser, seul ou presque, repritet enrichit la conceptualisation analytique, mais la psychiatriesut le rattraper. On n’est donc pas trop surpris quand aujour-d’hui des personnalités de la culture, telles J. Ralite et E. Rou-dinesco restent sur le terrain du compromis, faisant même ap-pel au ministre de la… Santé ! Jugeraient-ils la partie perdue ?Pour ma part, j’estime qu’il s’agit d’un point épistémologiquemajeur, d’une rupture à opérer. L’idéologie médicale, qui dé-forme ou paralyse nos réflexions sur la psyché, vise à l’effica-cité avant tout dont François Jullien a démontré les effets per-vers alors que la pensée et le sujet doivent s’en distancier, ré-sister, s’ils veulent aller vers le nouveau.

Je m’en tiendrai là car, vue l’ampleur des enjeux, j’espèreque nombre de lectrices et lecteurs auront à dire ou redire surmon analyse. La rédaction attend aussi leurs apports pour ou-vrir le débat que cela mérite. En ce qui concerne ma contri-bution, qui vise à éveiller sinon à provoquer, un premier titrem’était venu : « Sauvons la pensée ! ». Eh bien, ce sera maconclusion.

Bernard W. Sigg

Pourquoi penser et rêver quand on peut être « rentable » ?

Nous savions, grâce à Jack Ralite et auxÉtats généraux de la culture, que celle-ci se trouvait gravement exposée aux

risques de la mondialisation qui transformeles symboles de la « dignité de l’homme »(1)en marchandises de la « société du spec-tacle »(2). Nous connaissions par B. Stiegleret Ars Industrialis les menace que font courirà la pensée les nouvelles technologies bridéespar des pouvoirs médiatico-financiers. Nousconstations tous les jours les effets de dépé-rissement et de délabrement de l’éducationnationale, des structures de soins et de com-munications sociales livrées au cynisme mar-chand de la logique des profits et à la norma-lisation sécuritaire des conduites.

Aussi n’avons-nous que trop tardé à ré-agir, lorsque s’est précisée une nouvelle me-nace qui, sous prétexte d’évaluation et detransparence scientifiques, tendait insidieu-sement à promouvoir des technologies desoumission généralisée et de « servitude libé-rale »(3). L’INSERM n’a pas hésité à couvrirde son autorité une entreprise de propagandeet de persuasion de l’opinion en procédant àune évaluation comparative des psychothé-rapies dont les résultats, en faveur des TCC,se trouvaient pré-inscrits dans la manière detraiter la question. Aussi n’avons-nous quetrop tardé lorsqu’une nouvelle « phrénolo-gie » a prétendu localiser le « gène de la té-mérité », la « zone cérébrale des regrets » oudépister par l’imagerie médicale les signesprécoces de la délinquance des enfants. Au-delà du sérieux et de la pertinence des résul-tats partiels et locaux de certaines équipes derecherches, les dérives idéologiques qu’ellesinspirent accomplissent une prescription so-

ciale au nom d’une description objective dela réalité. En un mot comme en cent, il s’estagi de « naturaliser » les souffrances psy-chiques et sociales pour mieux « biologiser »les inégalités culturelles, sociales et histo-riques au sein desquelles elles se manifestent.Aussi n’avons-nous que trop tardé à réagirlorsque s’est précisée une nouvelle attaquefrontale, commerciale et médiatique, le Livrenoir de la psychanalyse, s’acharnant à dé-considérer Freud, les psychanalystes et la psy-chanalyse.

Le montage éditorial de ce pot-pourri sansqualités, accolant sans vergogne et sans ri-gueur tout un ensemble de textes hétérocliteset contradictoires, n’aurait mérité qu’un si-lence méprisant s’il ne s’était à sa manière ré-vélé comme un symptôme de notre civilisa-tion. Nul doute qu’après avoir parfois été re-cyclée sur le marché des idéologies moralesdu libéralisme, la psychanalyse aujourd’huise trouve haïe en tant qu’elle heurte de pleinfouet l’extension généralisée du modèle éco-nomique du plus intime de l’humain. Lahaine de la psychanalyse dans notre cultureactuelle, made in USA, fait symptôme decette conception ultra-utilitariste de l’hommequi le réduit à un « individu » – un homo clau-sus – conçu sur le modèle et la puissance in-formante d’une « micro-entreprise ». Micro-entreprise individuelle dont l’éducation et lesoin auraient pour fonction d’améliorer letaux de « rentabilité comportementale ».Pourquoi rêver, penser, aimer, haïr, résisteret s’engager lorsque des technologies psycho-éducationnelles – qui vont du coaching auxTCC – prétendent vous rendre heureux pardes pratiques de soumission utile et rentable

pour l’individu et l’espèce (libérale il va desoi) ? Avec en plus la promesse messianiquedes sciences et des technosciences de pouvoirà terme améliorer votre capital bio-psycho-social par la génétique et la médecine pré-ventive. À l’horizon d’un tel futur, le soincomme l’éducation se révéleront des pra-tiques obsolètes.

Aujourd’hui les choses se précisent. Sar-kozy veut prévenir la délinquance en s’ap-puyant sur le dernier rapport INSERM quiveut « ficher » les bébés délinquants et se li-vrer à une « traque des gosses », comme l’écritle Quotidien du médecin, en établissant un« carnet de comportement » et une pharma-covigilance des conduites. Ce rapport est sigrotesque et dangereux que plus de100 000 personnes ont signé une pétition« Pas de 0 de conduite pour les enfants detrois ans » pour protester contre cette concep-tion totalitaire du soin et de la prévention. In-diquons au passage que ce rapport se déduitd’un « modèle animal » de l’humain qui per-met de « naturaliser » et donc de justifier lesinégalités sociales et les déviances potentiellesqui en découlent.

Les auteurs ne définissent-ils pas l’éduca-tion des enfants comme « un élevage à l’occi-dentale » et la timidité comme une « phobiesociale » qui peut se manifester dans « lescontacts avec le sexe opposé » ? Les rapportsde l’INSERM dans le champ d’expertise dela santé mentale se révèlent aussi peu rigou-reux qu’ambitieux : ils affirment leurs choixpartisans et leurs recommandations en faveurd’une conception déterministe et neurobio-logique des comportements et la nécessité deles « redresser » par les TCC. Ces « exper-

tises » aussi grotesques que dangereuses ser-vent de points d’appui idéologiques aux dif-férents projets du ministère de la Santécomme celui des décrets d’application del’amendement 52 de la loi de santé publiquesur l’usage du titre de psychothérapeute. Làencore le « totalitarisme mou » de l’idéologienéolibérale prône au nom de l’éclectisme – oùtout se vaut – une pseudo-formation à despratiques de maintenance sociale et de « coa-ching » des conduites. Les étudiants ne s’ytrompent pas et ils refusent le destin de se voirtransformer en instruments, selon l’expres-sion de Georges Canguilhem.

Concluons. La psychanalyse comme mé-thode qui permet à un sujet singulier de de-venir l’ordonnateur de son histoire ne seconfond pas avec les idéologies qu’elle a par-fois inspirées. À ce titre, elle devait être criti-quée quand elle le méritait. Dont acte. Maisla haine dont elle fait l’objet aujourd’hui dé-passe les enjeux de sa méthode et des pra-tiques thérapeutiques qu’elle inspire. Elle ré-vèle la « niche écologique » d’une culture oùla capacité de rêver, de penser, de vivre dansle lien social se trouve menacée par une lo-gique ultralibérale qui ne laisse plus au sujet– singulier ou collectif – d’autre choix que deconsommer ses propres expériences « vir-tuelles » de vie.

C’est cette « substance éthique » (M. Fou-cault) de notre civilisation qui nous inquièteet que nous voudrions évoquer ici.

Roland Gori et Bernard Sigg

(1) Pic de la Mirandole(2) Guy Debord(3) Jean-Léon Beauvois

CHRONIQUE DE MICHEL ONFRAY

Le journalisme expliqué à ma fille

Je dois te dire que Rastignac est mon dieu, mon héroset ma vérité. Jadis j’ai enseigné la philosophie dans unlycée bas-normand. Je corrigeais des copies minables

bien loin de l’idée que je m’étais fait de ma carrière. Et sur-tout de moi. Voilà pourquoi j’ai quitté ta mère, laissé tom-ber le lycée, lâché la province pouilleuse pour monter à Pa-ris où j’ai pratiqué éhontément séduction, flatterie et fla-gornerie.

Je me suis servi de la chronique philosophique d’unjournal du soir pendant des années pour encenser les mé-diocres utiles, flatter les valeurs sûres et insulter les raresesprits libres. Traite-les de démagogues, de populistes, dementeurs, de faussaires. Plus c’est gros, mieux ça passe. Laperfidie dans un journal ayant pignon sur rue passe pourun signe d’indépendance d’esprit. On dissimule d’autantmieux son jeu…

À force de bassesses, je suis entré au CNRS : il suffit pourcela de passer dans ton journal la rhubarbe aux médiocresqui siègent au jury d’admission et, surtout, d’écrire pis quependre de leurs adversaires ou de leurs ennemis. Magique :ils deviennent illico tes amis et te repassent bien vite le séné.La somme mensuelle allouée pour chercher sans obligationde trouver est très confortable, je t’assure.

Mon statut me permet désormais de faire des ménages.À l’UNESCO, par exemple, je peux engloutir en une après-midi le budget d’équipement scolaire annuel d’une centainede villages africains. Il me suffit de vendre mon nom – enfait, celui du journal… : je pose trois questions sottes à unpanel de gogos, et je repars en empochant le pactole philo-sophique. Tu perds ton âme, certes, mais à quoi bon uneâme puisque personne n’en a chez les gens utiles ? Je te ledis : vends-toi ma fille, on jouit tellement plus du vice quede la vertu. Et puis tu verras, en te roulant dans cette fangetu n’auras plus besoin d’analyste.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X I I

A R T S

Une grande premièreLe Noir est une couleur, Fondation Maeght, jusqu’au 1er novembre ; ouvert tous les joursde 10 heures à 19 heures.Catalogue : Maeght éditeur.

Pour sa première grande exposition à la Fondation Maeght,Dominique Païni a misé sur le noir. Il a voulu mettre enscène ce que Gérard-Georges Lemaire montre dans son

ouvrage sur la question : cette couleur a hanté le XXe siècle eten a donné la tonalité. Il a donc mis en scène une histoire qui n’apas l’ambition d’être exhaustive (comment aurait-il pu y parve-nir si tant est que cela eût un sens ?), mais de mettre en relationdes artistes qui, chacun à sa manière, a voulu tirer parti de cettenouvelle donne esthétique.

Dans le domaine réservé de l’abstraction, tout s’est joué dansun débat d’idées qui a opposé Kazimir Malevitch et AlexandreRodchenko. Un carré noir sur fond blanc que ce premier accro-ché aux cimaises de l’exposition « 0,10 » dans la salle de la gale-rie Dobychina à Moscou entre décembre 1915 et janvier 1916.L’artiste la regarde comme son manifeste plastique, comme « lepremier pas de la création pure». Plus tard, il notera que ce «carrénoir a défini l’économie que j’ai introduite comme cinquième di-mension dans l’art ». Pour lui, l’énergie du noir et du blanc « sertau développement de la forme et de l’action ». La réplique du se-cond est un Cercle noir dans un cercle blanc sur fond blanc (1918)puis un Cercle noir sur fond noir (1918). Dans le catalogue del’exposition baptisée « L’action non objective et suprématiste »

et plus tard, un cercle noir sur fond noir et gris de sa Construc-tion abstraite (1920). Malevitch n’en reste pas là et produit leCercle noir sur fond blanc en 1920. El Lissitzky participe à sontour à cette polémique avec Proun (Construction) (1919-1923).L’enjeu de cette querelle ? Une réflexion de Vassili Kandinskyquand il invente l’abstraction picturale. Quand il rédige Du spi-rituel dans l’art, il considère que le dessin « sera, tant que la cou-leur sera exclue, le contrepoint de l’art du blanc et du noir ».Ailleurs, il va plus loin et déclare : « Une vacillante lumière brilleà peine comme un minuscule petit point perdu dans l’énormecercle de noir. » Ce que Kandinsky a eu l’intuition devient un ob-jet de considérations théoriques qui se traduit alors par une vio-lente opposition en Russie entre suprématistes et constructivistes.Aujourd’hui, ce débat peu sembler obsolète et même absurde. Etpourtant il a été un mythe fondateur. La dernière partie del’œuvre d’Ad Reinhardt, avec les carrés noirs sur fond noir, ensort directement. Et bien d’autres entreprises ambitieuses repo-sent sur ce socle spéculatif même si elles ne le revendiquent pas :les Concepts spatiaux de Lucio Fontana comme les grands mo-nochromes de Pierre Soulages. Après-guerre, le noir est omni-présent chez les expressionnistes abstraits américains commedans les artistes de l’école de Paris (Hartung, Schneider, Atlan, etc.) et plus tard par des figures comme Jean Degottex ouVladimir Skoda. Mark Rothko se rapproche du noir par satu-ration des couleurs alors que Robert Motherwell en fait la bassecontinue de ses Élégies pour la République espagnole.

Cette exposition est une magnifique relecture de l’histoire del’art moderne. Et l’art figuratif n’en est pas exclu, car là aussil’obsession du noir est immense, soit pour réactiver ses conno-tations anciennes (à commencer par la mélancolie), soit pourimaginer de nouvelles harmonies, soit pour parvenir à une ab-dication des relations chromatiques. De Giacometti à Saura, lenoir triomphe encore dans les tableaux qui ont marqué cette pé-riode. On ne doit pas oublier qu’une des œuvres les plus célèbresdu siècle révolu, Guernica de Picasso, est en noir, blanc et gris.Dont acte.

Justine Lacoste

On peut utilement consulter plusieurs ouvrages sur ce thème : le Noir (dictionnaire et des mots et expressions de couleur),d’Annie Mollard-Desfour, avec une préface de Soulages (CNRSÉditions, 284 pages, 25 euros), qui est une intéressante explorationlinguistique, mais qui déçoit un peu quant aux expressionsidiomatiques et aux références littéraires ; la Peinturemonochrome, de Denys Riout (Folios Essais, 640 pages,10,90 euros), qui est original et passionnant sous bien des aspects,mais parfois trop rapide et imprécis sur le plan historique et neprenant vraiment en considération qu’Yves Klein et la suite ou lemonochrome pour rire à la suite d’Alphonse Allais ; enfin, leMonochrome de Barba Rose (Éditions du Regard, 240 pages) estune bonne introduction à cette problématique, remarquablementbien illustrée et mise en page.

Portrait de Cézanne en jeune peintre contrarié

La majestueuse rétrospective de Paul Cé-zanne présentée au Musée Granet d’Aix-en-Provence nous permet de prendre toute

la mesure de l’incroyable recherche entamée parce peintre dans le secret de son atelier. Plusieursexpositions montrent à quel point son influencea été grande sur les artistes français, comme lemontre Cézanne, mythe et pèlerins. Mais on a ou-blié à quel point il a marqué les esprits des artisteset des historiens d’art de toute l’Europe. Il suffitde songer à Malevitch en Russie, à Soffici et àCarrà en Italie. Et il ne faut pas oublier son im-pact sur les membres du cercle du Bloomsburyen Grande-Bretagne. Le critique Clive Bell, lespeintres Duncan Grant et Vanessa Bell en ont étéprofondément marqués. Et le théoricien et peintreRoger Fry lui a consacré un ouvrage en 1927. Envoici un extrait révélateur :

Pour lui, tel que je comprends son œuvre, lasynthèse ultime d’un dessinn’était jamais révéléeen un éclair : il s’en approchait plutôt avec d’in-finies précautions, l’examinant maintenant sousun angle, maintenant sous un autre, et toujoursen ayant peur qu’une définition prématurée ne leprivât d’une partie de sa complexité globale. Pourlui la synthèse était comme une asymptote, verslaquelle il s’approchait toujours sans même l’at-teindre ; c’était une réalité, incapable d’une réali-sation complète.

C’est tout du moins ainsi que je m’applique àsouligner le caractère spécifique de l’art de Cé-zanne. Mais quand on parle ainsi de Cézanne, ilfaut expliquer que tout cela se réfère au Cézannedans la plénitude de son développement, après denombreuses années de recherche, après l’échecde nombreuses tentatives dans différentes direc-tions ; à Cézanne quand il avait découvert sapropre personnalité. Bien peu de ce que je vaisdire serait vrai de la jeunesse de Cézanne.

Nous sommes si familiers de l’image véhicu-lée par ceux qui ont connu Cézanne âgé qu’onpense à lui inéluctablement sous cette lumière. Onse le représente quand il s’était retiré à Aix, avecses illusions perdues, timide, vivant dans l’obs-curité, évitant tout contact avec le monde — mal-gré toute sa timidité, il était capable d’un brusqueemportement si on le poussait dans ses retran-chements — à demi conscient de l’immensité deson génie et pourtant ridiculement humble de-vant l’autorité reconnue, ou exagérément satis-fait d’un geste de reconnaissance — nous le sa-vons si bien, cela compose un portrait si frappantqu’il est difficile de se représenter Cézanne enjeune homme méprisant de l’autorité, avec l’exu-bérance méditerranéenne, confiant dans son suc-

cès, plein d’ambition et d’assurance, mais déjà dé-voré par la plus pure passion de son art. Tel étaiten effet le jeune Cézanne qui vint de sa Provencenatale pour conquérir Paris, qui fut reconnucomme « l’enfant terrible » (1) du plus jeunegroupe. Ses sarcasmes mordants contre l’art of-ficiel firent le tour des ateliers. Il paraissait être leplus extrême, le plus impossible des révolution-naires. On peut l’imaginer à cette époque ayantune abondante confiance en lui, une véhémenceparadoxale d’expression qui a pu paraître unepose pour quiconque n’avait pas détecté l’inten-sité et la pureté de la passion qui l’animait. Si l’onajoute à tout cela deux caractéristiques les plusmalencontreuses quand on se trouve dans cetteposition, une sensibilité exagérée qui le laissaitsans défense devant une critique âpre et un désirexceptionnel de compétence même ordinairedans la représentation de ces images que son ima-gination fiévreuse engendrait, on peut voir quellesconséquences tragiques impliquait la situation deCézanne. Ses œuvres relatent pour nous le dé-nouement de ce drame. Les chefs-d’œuvre desdernières décades de sa vie préfigurent déjàl’émergence triomphale de sa gloire posthumetoujours plus grande. Mais pour que ces chefs-d’œuvre deviennent ce qu’ils sont, étaient néces-saires les circonstances particulières qui modelè-rent son don inné. Et parmi ces circonstances, jecrois qu’on devrait mettre l’accent particulier surle rôle joué dans sa vie par l’échec fracassant deses premières participations à des expositions ar-tistiques. Si l’on imagine que des œuvres du dé-but comme l’Autopsie, Lazare ou l’Assassinatavaient été acclamées comme des œuvres de gé-nie par les critiques d’art d’alors et si elles avaientété imposées au public par ces derniers ; on auraitprédit à Cézanne une carrière beaucoup plus ba-nale que celle qu’il a eue. À quelle suite ces tra-vaux auraient été le prélude ! Quelles composi-tions grandioses et ambitieuses aurions-nous eues— des compositions où l’artiste se serait renié aubénéfice de l’extravagance d’une imagerie, hu-golienne dans son exubérance et baudelairiennesdans sa cruauté !

Roger Fry (Traduit de l’anglais par G.-G. L.)

(1) En français dans le texte.Cézanne en Provence, Musée Granet, Aix-en-Provence, jusqu’au 17 septembre.Catalogue RMN/Communauté du Pays d’Aix (360 pages, 45 euros).Cézanne, mythe et pèlerins, Galerie du conseilgénéral des Bouches-du-Rhône, Aix-en-Provence.Jusqu’au 17 septembre. Catalogue

« En fanfare noire »Le Noir, de Gérard-Georges Lemaire. Éditions Hazan ;252 pages, 50 euros.

Littré définit le noir comme : « Qui est de lacouleur la plus obscure, la plus privée delumière. » On le voit, dans la définition

même, le noir, comme il nous apparaît sponta-nément à tous, tend vers les ténèbres. On l’asso-cie à la nuit, aux enfers, aux rites sataniques, à lamélancolie, au désespoir, au deuil. C’est sur ceconstat que s’ouvre l’ouvrage que Gérard-Georges Lemaire consacre àl’histoire du noir dans la pein-ture. Mais le noir, dans la théo-logie négative, peut resplendird’une paradoxale brillance.« Dieu a pris les ténèbres pour secacher et pour s’envelopper, et latente qui l’abritait, c’étaient leseaux ténébreuses qui se trou-vaient dans les nuées de l’air »(Ps, XVII, 12). Et à la Renais-sance, l’habit noir porte beau.Prenant plusieurs portraits enexemple, Gérard-Georges Le-maire en déduit que « plus rienn’associe désormais le noir auxvaleurs morales des théologiens :ici, tout n’est que luxe, séductionet volupté ». Cette mode se pour-suivra à travers les siècles, ga-gnant même la décoration inté-rieure au XIXe siècle et trouvantensuite son apogée. On le voit, lenoir se tient toujours dans un pa-radoxe. Ce paradoxe, Gérard-Georges Lemaire s’y confrontetout au long du livre, le présenteet l’analyse. D’un côté la mort,la nuit et leurs différents sbires ;de l’autre, une certaine lumière,lux en latin, et aussi luxe et élé-gance. Toutes les œuvres étu-diées vont d’un pôle à l’autre, oscillent entre lesdeux parfois.

L’histoire du noir part donc des premierstemps, des peintures rupestres de Lascaux, del’évocation de l’allégorie de la caverne de Pla-ton vue pratiquement sous l’angle d’une ek-phrasis de la poterie à figures noires sur fondrouge. La Renaissance l’occulte : « En dehors dece qui est noir dans la nature (le plumage d’unoiseau, le pelage d’un animal, la robe d’un che-val), comme on peut le voir dans les tableaux dePiero Di Cosimo, et de quelques rares objets etéléments décoratifs, le noir est évité avec soin. »

Il faudra attendre le Siècle d’or et la révolutioncaravagesque pour que notre sombre couleurreprenne un peu d’éclat. Viennent alors MonsuDesiderio, Rembrandt ou La Tour, les prisonsde Piranèse ou les visions infernales de Goyadans les fameuses Pinturas negras. Et Manet,« obnubilé par le noir ». Et les nocturnes deWhistler. Et… Et… Tout cela aboutit, bien sûr,au XXe siècle, « le siècle du noir », où « c’est sur-tout dans le domaine de l’art abstrait que le noirva jouer un rôle clef, des œuvres de Malevitch etde Rodtchenko à Soulages ».

L’ouvrage de Gérard-Georges Lemaire estde l’ordre d’une somme encyclopédique.Mais pas de crainte ! L’auteur n’impose passa culture aux lecteurs comme le ferait unprofesseur qui n’a que cela, de la culture. Carnotre auteur a aussi une écriture dont les ca-ractéristiques sont la clarté et la limpidité. Iln’accumule pas références et analyses, maisse tient au plus près de son sujet, le traqueavec bienveillance, le laisse se dérouler dansun mouvement de pensée et d’écriture, de-meure en sympathie avec lui.

Franck Delorieux.

L’Œuf, 1963 par Lucio Fontana. D

R

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X I I I

A R T S

Le paradis pictural de Berthe Morisot

Quand on évoque le nom de Berthe Mori-sot, on ne peut s’empêcher de penser auportrait qu’Édouard Manet a fait d’elle

en 1872, vêtue de noir et les yeux tout aussi noirs,une expression vive et curieuse de son visage.Après leur rencontre au Musée du Louvre (lajeune femme y fait des copies de maîtres anciens)l’artiste la fait poser, pour le Balcon, le Repos(là, elle porte une robe blanche) et ensuite pourd’autres portraits, tous en noir : Berthe Morisotà l’éventail, Berthe Morisot à la voilette, BertheMorisot de profil, et Berthe Morisot en souliersroses. Elle devient aussi sa seconde élève avecEva Gonzales. Quant à elle, pendant cette pé-riode, elle réalise des portraits de femmes enblanc. Cette rencontre a pour la jeune femme desconséquences profondes : elle va épouser le frèrede Manet, Eugène, en 1874 et, par conséquent,vivre de plain-pied dans le petit monde de l’écoledes Batignolles qui va engendrer l’impression-nisme. Mais elle va devoir y conquérir sa place.Ce n’est que dans une lettre de 1884 qu’elle peutdéclarer à sa sœur Edma : « Je commence à en-trer dans l’intimité de mes confrères les impres-sionnistes… » Cette appréciation est en fait trèsexagérée car elle est présente à la première ex-position des artistes indépendants dans l’atelierde Nadar l’année de son mariage. En réalité, elleest très consciente de ce qui la sépare de ses pairs,plus expérimentés qu’elle. L’exposition présen-tée au musée de Lodève montre ses premierspas : on la sent hésitante, techniquement in-stable. Cela se voit dans Sur la terrasse (1874) etdans la Jeune femme et enfant dans l’herbe(1875). Elle a adopté l’idéal des peintres qu’ellefréquente (Degas, Renoir, Monet) et a donc re-

joint le camp de ces disciples de Baudelaire quireprésentent la vie moderne. En sorte que la ma-jeure partie de son œuvre est un récit autobio-graphique. Mais ce n’est qu’au début des années1880 qu’elle se découvre un style et gagne doncen maturité et assurance. Elle le prouve quandelle exécute ses portraits (surtout des jeunesfemmes, des enfants, et plus spécifiquement safille Julie et ses proches). Elle hésite seulemententre un mode d’exécution rapide, un peu à laBoldini (par exemple dans Villa Arnulphi en1882, et un mode d’expression plus posé. Elleopte bientôt pour la seconde solution sans re-noncer à préserver la spontanéité et la fraîcheurdu sujet (c’est ce qui transparaît dans Sur le lacen 1884). En vrai disciple de Manet, elle conserveune grande indépendance dans son écriture pic-turale, ce qui lui vaut d’être appréciée et mêmelouée par ceux qui continuent le combat pourune peinture radicalement nouvelle.

Il faut être reconnaissant à Maïthé Vallès-Bled d’avoir pu réaliser, avec des moyens mo-destes, cette rétrospective qui est complétée pardes salles consacrées à ses rapports avec la cri-tique et les autres artistes de son temps, ensomme un magnifique portrait d’une femmetoujours en quête d’un dépassement et toujoursinsatisfaite d’elle-même, mélange de courage etd’autocritique dissolvante.

Gérard-Georges Lemaire

Berthe Morisot, « Regards pluriels »,musée de Lodève, jusqu’au 29 octobre. Tous les jours sauf le lundi de 9 h 30 à 12 heureset de 14 heures à 18 heures. Catalogue : Mazzotta.

De l’imbécillité considérée comme un des beaux-arts

Andy Warhol, entretiens 1962-1987,édition établie et introduite par KennethGoldsmith, traduction d’Alain Cueff.Éditions Bernard Grasset, 410 pages, 21,90 euros.

Ce qui frappe le plus dans l’ensemble desentretiens de Warhol, de prime abord,c’est leur vide total. Ça parle de rien.

Ça ne parle pas. Et ça parle. Ce « de primeabord » devrait renvoyer à un second : existe-t-il ? Warhol apparaît ici comme un sublimeidiot. Il l’est ou il le joue. Naturel et mise enscène. Peau d’albinos et perruque grise. Ilest… et il n’est pas… Les mots sont maigreset les phrases laconiques ; les réponses déca-lées si elles ne sont pas inexistantes ; les si-lences longs ; la réflexion absente. Warholparlant érige l’imbécillité au rang d’œuvred’art. Cette divine imbécillité de Warhol jouecomme dans un miroir avec celle de Bartleby,le personnage de Melville, « I would prefernot to ». Le leitmotiv de Bartleby, on l’entendrésonner dans les réponses de Warhol. Mêmequand il répond, il ne répond pas. Il ne ditrien. Ça en dit long.

Si j’hésite entre un « dire » de Warhol etun « non-dire » du même, entre un discoursqui nous apprend quelque chose de lui et deson art et une suite de « euh », c’est bien

parce que la comparaison avec l’autiste deMelville s’arrête au seuil de l’atelier, la Fac-tory, où Warhol – ne l’oublions pas ! – réa-lise une œuvre. Car dans un jeu de compa-raison, c’est bien un autre sphinx de l’artque Warhol ne cesse de regarder commedans un miroir, Marcel Duchamp, lui aussipeu loquace malgré certaines apparences, etsurtout peu empressé de s’expliquer ou decommenter, donner des clefs de son travail.

Dans les deux cas, l’œuvre est là ; elle sedonne à voir. À chacun d’y trouver son dis-cours. D’où la somme, dans les deux cas,d’exégèses intelligentes, brillantes, anecdo-tiques ou foireuses. Les deux sphinx ont unaccessoire en commun : la perruque. Wa-rhol répond à Rrose Selavy, et cite réguliè-rement le maître. Dans ce jeu (encore un !)citationnel, se révèle quelque chose deDrella (son surnom entre les murs d’alumi-nium) et de sa création, bien au-delà de lasimple analyse de son rapport à la société deconsommation et aux médias.

Duchamp et Warhol encadrent le siècle,l’ouvrent et le ferment en se répondant. Du-champ était un homme classique qui faisaitun art d’avant-garde ; Warhol, un hommed’avant-garde qui faisait un art classique.Aussi traquer la parole de Warhol est en-core un jeu…

F. D.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X I V

C I N É M A

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateur L

e grand soleil enfin revenu, posant son sceau royal surl’immense page bleue du ciel, me détourne de ces antresobscurs de Perséphone que sont les salles de cinéma.

Aussi suivez-moi à Saint-Malo, voyageur étonné d’être parmiles Étonnants Voyageurs, y contemplant une voile qui dis-paraît à l’horizon, tandis que, dans des cabinets plus ou moinsparticuliers, des boucaniers et des corsaires en chambre par-tagent sagement avec les sédentaires des lieux leurs souvenirsde bourlingage. « Le tourisme est le moyen qui consiste àamener des gens qui seraient mieux chez eux dans des endroitsqui seraient mieux sans eux », à en croire un aphoristecontemporain.

Ont-ils roulé leur bosse à la dent des caïmans, mes voya-geurs de l’extrême action ? Moi, j’ai observé celui (le Caïman)de Nanni Moretti dans son marigot, c’est-à-dire Berlusconi(Mitterrand, au moins, s’était fait limer les canines) s’ébat-tant dans l’Italie de la dernière décennie. Le film, qui se plaîtaux mises en abyme, est une incitation faite au citoyen de lut-ter pour sa dignité perdue, mâchouillée par ce crocodilien dulibéralisme. L’exhortation pourrait ne pas être qu’ultra-montaine.

Guère appâté par les films qui sortent, je saisis toute oc-casion de voir des films qui sortent de l’ordinaire.

Ainsi, à Saint-Denis, Bareback de Paul Vecchiali, tournéen quatre jours, me dit Pascale B. qui me met au parfum enajoutant que Bareback signifie à cru, dans l’expression mon-ter à cru. Vecchiali, comme La Fontaine estime que « qui veutvoyager loin ménage sa monture » ; dans ce cas et pour fairebref, utilise des préservatifs. « Il ne faut pas que ce film, quiest une leçon de cinéma, de souterraine économie, se retrouveexclusivement dans le ghetto porno gay. Ce serait littérale-ment idiot », m’adjure Marie-Claude. Sous-titré la Guerredes sens, provoquant dans ses choix, il renferme toute l’at-traction-répulsion qu’éprouve le vieil homme (mais toujoursjeune réalisateur) pour la chair, cette chair qui envahit l’écranpar la grâce du personnage élu, sumo à crâne chauve et poi-

trine poilue ; cette chair qui fait mourir, certes, mais qui faitvivre aussi, car l’amour ne peut qu’en passer par là, malgréqu’on en ait.

Ainsi Bled Number One de Rabah Ameur Zaïmeche, quiévoque, tout en implicite, le retour d’un double-peine au blednatal, contient quelques beaux plans de contemplation,comme ceux de la mort et du partage du taureau évoquantl’ancien culte à Mithra. Mais c’est un constat désespérantqu’il livre, tant ce pays, l’Algérie, où revient le héros, semblemomifié dans ses archaïsmes (condition des femmes) et dansla violence (menaces islamistes). Quand on y retrouve le pays,c’est pour mieux le quitter.

Quitter le bercail ou le ghetto aussi pour des ados latinosde L.A. dans Wassup Rockers de Larry Clark qui raffole dejeunes garçons à boutons et de planches à roulettes (rollers),les uns montés sur les autres pour une chevauchée tragi-co-mique vers Beverley-Hill, autre ghetto, mais où l’on est blanc,protestant, riche et célèbre. Ce pourrait être un pamphlet so-cial. Pourtant je reste persuadé que le projet artistique du réa-lisateur a plutôt dessein de restituer par le cinéma le mouve-ment enivrant d’une longue course en rollers. Certains jeunesspectateurs de notre salle confidentielle ne s’y étaient pastrompés qui, pour se regarder au miroir du film, s’affalaientdans les fauteuils, hors d’haleine, planche sous le bras.

Le jeune Emmanuel Roy dont je découvre le documentairelyrique, Histoire œufs, modeste odyssée d’un vétérinaire deDoué-la-Fontaine, au pas décidé et pesant (belle séquence),s’envolant soudain vers les fins fonds de la Sibérie, là où lesgrues nidifient, pour y déposer les œufs de sa grue en cage, cejeune Roy a un œil prometteur qui sait saisir le vif, mais aussiprendre le temps de s’attarder.

Je ne connaissais pas, croyais-je à ma courte honte, JeanPaul Civeyrac, à qui mon cinéma proximal consacrait une ré-trospective, à la petite semaine. Je devais être l’un des raresdans cette ignorance, puisque, comme Musset jadis auThéâtre-Français, j’étais seul dans la salle avant-hier. Presque

seul, au vrai, car je distinguais trois chevelures buissonneusesémergeant des vagues en velours rouge des fauteuils. Solitaires.C’était le titre du film de 2000. Début de la séance : « Mais j’aidéjà vu cette scène... cet acteur ne m’est pas inconnu... Mais,bien sûr, je me rappelle cette séquence. » Non, je n’ai pas vidémon siège, je suis resté quand même, car, plus qu’un bon film,c’était un film bon qui chantait la soif d’amour des hommes.Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Hier, je suis donc re-tourné à Civeyrac, pour Ni d’Ève ni d’Adam (1997), puis, au-jourd’hui, pour les Fantômes (2001). Jean-Paul Civeyrac estlà qui donne, élégant de figure et de propos en harmonie avecson œuvre, une leçon de création patiente et obstinée et, luiaussi, d’économie souterraine. À chaque instant, je m’attendsà ce qu’il cite Georges Limbour « Sonde d’amour, veux-tu me-surer le fond où va pouvoir mouiller la mort », car ses films enont été une illustration sensible.

Autre citation, dernier film de ce mois :« Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille ?Quel coup de foudre, ô ciel ! » s’écrie Phèdre à bout de

souffle ardent.L’héroïne de Ça brûle, film de Claire Simon, qui sortira

en août, n’est pas une marâtre incestueuse brûlant pour sondoublement beau-fils, mais une toute jeune adolescente, en-têtée de colère, qui s’éprend d’un soldat du feu, comme ondit, c’est-à-dire que l’image amoureuse du grand siècle se réa-lise pleinement sous nos yeux dans la forêt embrasée d’un dé-but d’été méditerranéen, où la jeune fille meurt du feu qu’ellea allumé dans le but d’attirer à elle son beau pompier, enfinen son pouvoir, comme au début du film son cheval qui luiobéissait au doigt, à l’œil et à la bouche. L’auteur file la mé-taphore avec une énergie de Lachésis enragée. Logique :Claire Simon a commencé par être monteuse.

Et je me dis, rêveusement, avant de vous quitter le tempsdes vacances, que chacun dans son existence aurait bien be-soin d’une monteuse qui en couperait le bousillage. Quel beaufilm ce serait alors que notre vie !

Au film de la flammeRetour sur Filmer les communistes, un cycle donné aux Rencontres du cinéma documentaire

à Saint-Denis les 28, 29 et 30 avril derniers.

On ne peut filmer une idée à son apo-gée, de granit ou de bronze. Commeces statues figées au centre des

squares. Rien de plus dangereux que de s’as-soupir à leurs pieds. Comme celle des noyers,l’ombre des statues est mortelle. Peut-on fil-mer une idée comme un incendie : le départdu feu, l’embrasement puis l’apaisement, lescendres et, au milieu, des braises qui se rani-meront… peut-être. C’est ce que propose lecycle Filmer les communistes. La sélectionitalienne le résume en trois étapes.

1948 : Togliatti é tornato. Dziga Vertovaurait pu filmer les premières séquencesconstructivistes : des colonnes de camionshérissés de drapeaux rouges traversentl’écran en diagonale. Écran en mouvementpour un peuple en mouvement. Depuis la Li-bération, la flamme couvait : ouvriers occu-pant les usines, paysans envahissant lesgrands domaines.

La réaction s’affole : le 14 juillet, Togliattiest grièvement blessé par balles. L’Italies’embrase : des morts, des centaines de bles-sés, des milliers d’arrestations, mais le paysest paralysé, des préfectures occupées, desautos blindées de l’armée passent du côté dupeuple. Après quelques semaines de soins,Togliatti revient. Non pas en convalescentmais en vainqueur. Comme l’heure, le styleest au lyrisme.

1984 : L’Addio a Berlinguer : renverse-ment de style. Togliatti – en noir et blanc –éclatait de couleurs (devinées) ; l’Addio – encouleur – reste désespérément gris. Plus defoules exubérantes, une seule tête couvrel’écran, une tête qui s’affaisse, se redresse,s’affaisse à nouveau. Sous nos yeux, de façon

insoutenable, un homme refuse de renoncer,s’éponge le front, retire ses lunettes, poursuitson discours, à l’aveuglette, murmure aprèsmurmure, jusqu’à sa mort en direct sur la tri-bune de son dernier meeting. La foule est de

retour dans la seconde partie – l’enterrement–, foule figée dans sa douleur, foule aux dé-clarations aussi insoutenables que la mortelle-même : « C’était un père pour moi »,« J’ai tout perdu ». Que reste-t-il quand on a

tout perdu ? L’Addio estbien le film d’une agonie.Celle d’un homme oud’une idée ?

1989 : Palombellarossa. Le héros de NanniMoretti est dans le bain. Iljoue le jeu, water-polo,mais, amnésique à la suited’un accident, il ne recon-naît plus son équipe etrisque de marquer contreson camp. Ce pourraitêtre une comédie, mais lepersonnage est aussi undirigeant communiste. Lapolitique n’est-elle qu’un« jeu » ? À la suite de quelaccident a-t-il perdu lamémoire : Budapest,Prague, le « compromishistorique » ? Le film sortpeu avant la chute du murde Berlin qui précipite la désintégration du« camp » socialiste… etcelle du PCI. N’en restera-t-il plus que… une chose,« la Cosa » ? Ce sera letitre du prochain film deNanni Moretti. Au milieude toutes cendres, mêmepolitiques, couvent des

braises. Elles ne seront pas ranimées par desorphelins éplorés (« C’était mon père… J’aitout perdu ») mais par des affranchis, non passans mémoire mais libérés.

René Ballet

L’adieu à Togliatti par Renato Guttuso.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X V

C I N É M A / M U S I Q U E

Quête esthétique et sentimentale sur la ligne de partage entre cinéma et danse

Celui qui aime a raison,film français d’Arnold Pasquier* (1 h 5) avec Marcos Gallon,Osmar Zampieri, Walmir Pavam et Danillo Rabelo.

Celui qui aime a raison constitue une rare proposition es-thétique de la place que certains films peuvent tenir enmarge de la production cinématographique actuelle,

sur la frontière commune au cinéma et à d’autres pratiquesartistiques. Relevant de l’installation ou de la performance, lapremière séquence est programmatique : un homme seul dé-balle des guirlandes lumineuses et les accroche en rideau avecdu ruban adhésif dans une pièce pourvue de miroirs. Au coursde ses déplacements et de ceux de la caméra, les reflets frag-mentent son corps et le multiplient par deux, trois ou quatre.En quelques minutes, l’équation narrative et formelle sur la-quelle se bâtit le film est posée : ce qui se joue apparemmentseul, à deux ou à trois, se jouera respectivement à deux, troisou quatre. Le cadre est l’outil de cette démarche faisant sur-gir à l’écran des corps que l’on croyait absents d’une situation

(de drague par exemple), mais aussi des éléments de danses,de comédies musicales, de montages sonores ou visuels, afinde rendre caduc le cloisonnement des genres et des arts. Pré-férant au trop le pas assez (économie de moyen, absence dedialogue ou de psychologie…), le film défie donc les évidencesdu premier regard et les renverse, privilégiant la possibilité del’ajout à celle du retrait.

En conséquence, entre la ville et la forêt, entre les agence-ments sexuels et amoureux à deux ou à trois, entre le silenceet le chant, Arnold Pasquier ne choisit pas. Les petits blocsd’images et de temps qu’il met en scène s’équilibrent sur unfil ténu, hésitant entre deux positions parfois contraires. Élé-ment symptomatique : la trame narrative du film s’organiseautour de l’apparition d’un tiers dans une relation de coupledont les membres rencontrent à tour de rôle, comme un faitexprès, le même amant. Ce balancement entre chacun des pro-tagonistes fait écho à l’organisation formelle des plans : à lafin du film, un téléviseur, petit carré de mouvements encastrédans une étagère, diffuse une chorégraphie agitée, violente, de

Pina Bausch, qui capte le regard par son étonnant contrasteavec l’immobilité du reste du champ. Le rapport s’inverse auplan suivant : le téléviseur occupe tout l’écran derrière unenuque statique. Le visage de la chorégraphe semble parler àcelui qui la regarde ; seule la texture de l’image indique la miseen présence de réalités distinctes.

Cette ouverture à l’ensemble des possibles rend inopé-rantes les habituelles problématiques sur la rencontre des arts.Ici, la danse et le cinéma ne se parasitent pas l’un l’autre. Lapremière dispose de moments autonomes (l’un des protago-nistes est danseur) mais s’insère aussi dans le fonctionnementnarratif d’autres scènes. Cette articulation ambiguë se re-trouve dans les chorégraphies où l’intentionnalité de certainsgestes et de certains déplacements reste imprécise : accom-pagnement de ceux de l’autre ou esquive ? De l’équivoquenaît l’émotion qui parcourt ce film élégant et beau, parfoisdrôle, dont les mots d’ordre pourraient être : inventons, ex-périmentons !

Gaël Pasquier

L’éloge de la

superficialitéMarie-Antoinette de Sofia Coppola

La superficialité ne serait-elle pas la po-litesse de l’intelligence ? On serait tentéde le croire quand on voit le délicieux

film que Sofia Coppola consacre à Marie-Antoinette. Après le sort que la France a ré-servé à cette jeune femme, on aurait mau-vaise grâce à s’indigner que la fille Coppola,digne héritière de son père, ose toucher de sacaméra un cheveu de la tête blonde de laveuve Capet et brosse avec une légèreté et unraffinement de midinette le portrait, tout enaplats de couleurs et en anachronismes mu-sicaux, d’une adolescente en mal de vivre,plongée trop tôt dans un monde trop grandpour elle, qu’elle quittera avant mêmed’avoir su grandir.

S’inspirant de la biographie de la Britan-nique Antonia Fraser, et tout en restant auplus près de la vérité historique mais en la fil-mant au présent du subjectif, Sofia Coppolacontinue, avec Marie-Antoinette, d’effeuilleravec une délicate mélancolie les émois et lesabandons de jeunes filles en fleurs qui ne serésignent pas à passer de l’enfance à l’âgeadulte et à renoncer au « vert paradis perdudes amours enfantines ». Comme la jeunefemme de Lost in translation qui découvredans un hôtel japonais un univers étrangerrégi par des conventions et des protocoles quila renvoient à sa solitude et à son ennui,comme les héroïnes de Virgin Suicides enfer-mées dans leur pavillon bourgeois et cher-chant l’évasion dans l’ivresse de la fête et leplaisir des sens, Marie-Antoinette, assignée àrésidence à Versailles, rêve d’un paradis par-fumé, plein de ces plaisirs furtifs célébrés parBaudelaire :

Où sous un clair azur tout n’est qu’amouret joie

Où tout ce que l’on aime est digne d’êtreaimé

Où dans la volupté pure le cœur se noie !

Mais elle découvre trop tôt, trop tard, queles seuls paradis sont ceux qu’on a perdus. Etce sentiment de la perte, Sofia Coppola par-vient à le saisir jusque dans la vertigineuse su-perficialité de sa mise en scène.

José Moure

Jean-Pierre Brossmann : le départ d’une génération

Nous vivons des relais sans toujours nous en rendre compte.Certes, comme la longévité humaine s’est accrue sous noscieux, nous voyons des artistes ou des directeurs toujours en

activité là où d’autres temps les auraient statufiés. Nous assistons àune relève même si nombre de célébrités ne cessent régulièrement denous adresser leurs adieux. Jean-Pierre Brossmann, directeur géné-ral du Châtelet, est de ces décideurs qui, l’âge venu, tournent fran-chement la page !

L’histoire du Châtelet a été contrastée (*), alternant brillant éli-tisme et audience populaire. Depuis l’élection d’un maire à Paris– bannie durant un bon siècle, souvenir de la Commune oblige ! – lebrillant n’a cessé de s’incarner à travers les ères de Jean-Albert Car-tier, Stéphane Lissner et Jean-Pierre Brossmann. Ce dernier est suf-fisamment discret pour ne pas voir dans sa naissance le 15 mai 1940« l’envers d’une date sinistre pour la France. Ce Parisien est d’ori-gine alsacienne et de tradition protestante, d’où la distance avec unevanité de nos jours d’autant plus répandue que ses motifs ne sont pastoujours évidents. Le jeune Brossmann s’est vite passionné pour lavie lyrique et le théâtre de la capitale d’une époque que l’on sous-es-time souvent. »

Jean-Pierre Brossmann : Il y a eu un temps où le chant françaisétait loin d’être négligeable : Régine Crespin, Mady Mesplé, AlainVanzo, Gabriel Bacquier, Michel Sénéchal, Xavier Depraz, MichèleCommand, etc., tandis que Jacques Charon, Jean Meyer, RobertHirsch… illuminaient le Théâtre Français !

L. F. : Rolf Liebermann, au milieu de la décennie soixante-dix,n’a-t-il pas bouleversé ce bel édifice ?

Jean-Pierre Brossmann : On ne saurait le nier ! Quel que soit lestalents de l’ancien directeur de l’Opéra de Hambourg et du compo-siteur, il a disposé de moyens matériels qui ne pouvaient mener qu’ausuccès mais – ce que l’on néglige fréquemment – en provoquant desdégâts « collatéraux » notoires, comme la fermeture de la salle Fa-vart et de l’Opéra-Studio, entravant, retardant la percée d’une nou-velle génération, celle de François Le Roux et consorts, et brisantl’époque faste que je citais.

Pour ma part, ayant entendu Dietrich Fischer-Dieskau à Munichdans Arabella, de Richard Strauss, mon objectif de baryton était dedevenir un Fischer-Dieskau français ; pour m’apercevoir suffisam-ment tôt que je ne possédais pas les moyens de mes ambitions. Mêmeerreur de vouloir danser comme Fred Astaire ou Gene Kelly, malgréla réplique de Zizi Jeanmaire au Casino de Paris.

Après une bifurcation pour une collaboration toujours pari-sienne auprès d’un impresario de chanteurs, j’apprends le métieret côtoie des noms tels que Geza Anda, Daniel Barenboïm, IsaacStern, etc. Malgré ce beau monde l’appel des planches l’empor-tera avec l’invitation du chef Alain Lombard, alors directeur del’Opéra du Rhin : j’y bénéficierais amplement de mes relationsnouées à Paris… Après Strasbourg il y a eu Lyon, avec l’ouverturede l’opéra Jean-Nouvel, la collaboration avec Louis Erlo… Ex-périence très riche qui aura duré jusqu’à 1998-1999. Création d’unorchestre, montée en puissance de chefs, John Eliot Gardiner etKent Nagano, politique de l’opéra filmé, opérations auprès desjeunes publics.

L. F. : Si l’on inclut le Châtelet, vous incarnez un total de 35 an-nées « des deux côtés de la barricade » si l’on peut dire. Il est im-possible d’établir ne serait-ce qu’une liste des manifestations qui se

sont déroulées ici, tout au long de ces sept saisons, après une ferme-ture initiale d’une année pour des travaux de réhabilitation.

Privilégions quelques points saillants (par-delà musique dechambre, jazz, danse, variétés, etc.) parmi lesquels l’opéra « contem-porain et moderne » a marqué, dans le droit fil des Ballets russes desdébuts du XXe siècle. En ajoutant l’Opéra national de Paris et desinstitutions de province, ce furent les principaux pourvoyeurs d’uneexpérimentation d’inégale valeur comme de portée.

Vous-même, je m’en souviens, avez souvent déploré le défaut decantabile dans les œuvres lyriques nouvelles et les difficultés d’uneprosodie pas toujours compréhensible.

Jean-Pierre Brossmann : Il faut retenir, de Philippe Boesmans,Reigen monté par Luc Bondy avant mon arrivée, puis Conte d’hiverd’après Shakespeare par les mêmes. Outis, de Luciano Berio parYannis Kokkos, en coopération avec Salzbourg. De Peter Eötvös,véritable compositeur « maison », le succès des Trois sœurs d’aprèsTchékhov, en association avec Lyon ; puis Angels in America, miseen scène de Philippe Calvario, avec le texte clair et lisible. Et El Nino,de John Adams et Peter Sellars.

L. F. : Sans évoquer les prestations de grands maestros – BernardHaïtink, Esa-Pekka Salonene, Wolfgang Sawallisch, Valery Gergiev,Pierre Boulez, Neeme Järvi… –, vous aurez contribué à mieux fairereconnaître Hans-Werner Henze, fameux compositeur d’opéras, soitles Bassarides, mis en scène par Yannis Kokkos. Malgré une défec-tion d’orchestre, le Fou, de Marcel Landowski, qui prolonge les clas-siques-modernes que vous avez honorés – Ferrucio Busoni, ErichWolfgang Kornogold, Arnold Schoenberg, Francis Poulenc, KarolSzymanovski, Bela Bartok… – sans compter les créations ou re-créations d’œuvres montées en régions auxquelles un festival annuelest consacré. Ainsi que celles du Théâtre Marinsky de Valery Ger-giev, du Festival de Glyndebourne ou de l’Opéra de Zurich. La plusbelle de vos réussites étant les Troyens, de Berlioz...

Jean-Pierre Brossmann : Depuis lors le DVD a franchi les océans,parcouru les continents, révélant un opéra que j’avais découvert avecRégine Crespin avant que les Anglais ne s’en emparent avec ColinDavis. J’aimerais ajouter, sur un autre plan, que nous menons unepolitique en faveur du jeune public de sorte que toutes les généra-tions investissent la citadelle de la musique.

L. F. : Songeons à Hansel und Gretel, au Luthier de Venise, deGualterio Dazzi, au Petit Poucet, de H. W. Henze ; ou, autrement,aux Offenbach révélant Laurent Pelly.

Jean-Pierre Brossmann : Je pense surtout à l’expérience de PeterPan, de Patrick Burgan, récemment monté chez Zingaro avec600 adolescents, travaillant et chantant aux côtés de professionnelsde l’Opéra de Paris, sous la baguette de Claire Gibault. Ceci a unevaleur pédagogique générale, bien au-delà du seul renouvellementde public. À chaque départ d’une institution j’ai souhaité que sesstructures soient bien solidifiées et c’est, je pense, le cas pour ce dé-part définitif.

Entretien réalisé par Claude Glayman

(*) Lire textes et photos de : Sylvie de Nussac, le Châtelet : 150 ans de la vie d’un théâtre. Éditions Assouline, 1995.Pierre Bergé et René Sirvin (photographies Marie-Noëlle Robert),Théâtre du Châtelet : un festival permanent.Éditions du Cercle d’art, 2006.

Page 16: Dossier : Pour Jean Genet...Les Lettres françaises . Juillet 2006 (supplément à l’Humanité du 1er juillet 2006) . III POUR JEAN GENET René de Ceccatty : Pourquoi caricaturer

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J u i l l e t 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r j u i l l e t 2 0 0 6 ) . X V I

I N É D I T D E L O R A N D G A S P A R

Écrire, ce vice puni ? (2)L’œuvre de Lorand Gaspar, l’une des œuvres poétiques majeures d’aujourd’hui, toujours en chemin vers l’inconnu,

se double d’un projet scientifique, des recherches dans le domaine des neurosciences, dont témoigne ce texte passionnant qu’il a accepté de confier aux Lettres françaises.

En fin de compte, sans cette capacité de dé-tecter quelques-uns des mouvements dumonde, de la nature, en en produisant

d’autres en nous-mêmes (qui appartenons à lamême nature), et dont nous dirons que ce sont desimages, des sensations, des bruits et des concepts ;sans la possibilité de mettre en rapport, de déve-lopper, de dynamiser encore ces choses déjà com-plexes dans notre cerveau, aurions-nous jamaisimaginé, pensé ? Et qu’est-ce que cette capacitéproduite par notre cerveau que nous appelonscréativité, avec ses quatre stades bien observés etdécrits : a) insatisfaction chronique dans les mo-dèles existants (phase longue), b) exploration chao-tique insatisfaisante et socialement marginalisée(modèles confus, contestataires), c) « illumina-tion », c’est-à-dire la sensation d’avoir trouvéavant de conscientiser clairement quoi (phasebrève), suivie, d) d’une phase de formulation etd’application, qui peut durer des années…

Et que faisons-nous en écrivant sinon reprendreet continuer ce genre de constructions, de déploie-ments ? Que fera-t-il d’autre, le lecteur, sinon se re-mettre au travail pour faire de nos descriptions,idées et poèmes – s’il y mord – sa chair, ses imageset son entendement vivants ? Et c’est un autre pro-blème de savoir si, en apportant dans ce travail dereconstruction, à l’intérieur de lui-même, sa propreexpérience des choses, sa personnalité, ses senti-ments et idées auxquels ces mots renvoient, sa « lec-ture » sera plus ou moins différente de ce que dési-rait faire entendre et sentir l’auteur.

Durant une grande partie de notre vie, mots,images et pensées défilent constamment dans notreconscience à l’état de veille. Vagues le plus souvent,quelque chose soudain les cristallise, tend à les or-donner, propose des rapports, et l’on cherche àcomprendre d’où viennent cette angoisse, ceslueurs de joie, l’idée, parfois, pour résoudre un pro-blème posé depuis plus ou moins longtemps. Unsouvenir surgit avec ses satellites, une réflexions’engage, on fait des projets, les mots-imagesbourdonnent. Et, par moments, ce qui prend corpspeu à peu de cette façon devient une histoire, uneméditation, un poème, le point de départ d’une re-cherche scientifique…

Tant qu’ils ne sont pas utilisés intérieurementou dans la communication, entendus ou lus par unhumain capable de les comprendre, les mots ne sontrien, c’est comme s’ils n’existaient pas. En les lisant(puisque nous parlons d’écriture) je peux, si j’ai faitl’apprentissage nécessaire, comprendre leurs signi-fications, connaître ou pas, concrètement ou abs-traitement les choses, les mouvements, les événe-ments ou sentiments auxquels ils renvoient, com-prendre ou pas les idées qu’ils expriment. En« redevenant », en moi, mouvement, sensation, sen-timent, pensée, ces mots, ces images, ces idées re-prennent leur place réelle dans ma vie, qu’ils n’ont,sans doute, jamais quittée.

Que puis-je dire de mon désir têtu de jeunesse,d’intégrer l’expérience de l’écriture menée d’unecertaine façon (qui exclut avant tout sa clôture surelle-même), parmi les moyens que nous avons demieux nous comprendre en nous-mêmes et dans lemonde, dont nous sommes inséparables ? Je nepense pas que cette mise en langage plus exigeanteque celle de nos communications quotidiennespuisse me faire comprendre objectivement quelqueenchaînement causal, la genèse de tel ou tel état af-

fectif, telle intuition de l’esprit. Je vois cette éluci-dation plutôt comme un travail de dégagement, defouille, de repérage, de détection et de mise en rap-port expérimental, qui s’appuierait à la fois surmon expérience sensible et la réflexion, cette co-existence que cherchent à réduire le plus possibleles propositions de la science, sans y parvenir ja-mais entièrement.

Tout se passait à une certaine époque de ma viecomme si à l’occasion d’un événement, d’une « ex-périence de vie » se révélait en moi un foyer d’ac-tivité aussi intense qu’« illisible ». Et ce n’était passeulement une demande pressante de lumière, maisl’intuition que cette lumière – certes toujours rela-tive aux capacités de nos sens et de notre cerveau –existe. Ces « visages » profondément enfouis dansla terre que les archéologues dégagent parfois frag-ment par fragment, puis cherchent à assemblermalgré les fréquentes lacunes en un tout au grandjour, donnent une assez bonne idée de ce que j’es-sayais et essaye encore parfois de comprendre etd’écrire, sauf que les matériaux de l’écrit poétiqueou réflexif ne sont pas nécessairement archaïques,et que la lumière va naître, indépendamment dujour, d’un travail intérieur d’assemblage et decompréhension. Il y a toujours un éclair d’intui-tion, comme une sorte de promesse au départ, si-gnalant en fait un lieu, une direction pour la re-cherche, mais la clarté parfois approchée au-de-dans se dégage au fur et à mesure de l’assemblage,qui est aussi déploiement d’un sens.

L’archéologue est guidé par ses connaissancesd’une époque, d’une civilisation, par ses hypo-thèses, son expérience, son flair ; le scientifiquepourra au terme d’une recherche plus ou moinslongue percevoir un jour brusquement l’explica-tion d’un phénomène, cependant il aura besoind’un travail plus ou moins long pour démontrer,déployer, mettre au clair le cheminement souventinconscient de la pensée (comme noté plus haut àpropos du processus de l’invention, de la création).

Qu’est-ce qui, dans la création artistique ou plusspécialement poétique, nous indique la direction oùnous allons creuser, les éléments qu’il faudra arti-culer et comment ? Quelle est cette instance qui saittrouver un sentier, le chemin singulier ? Un écri-vain, un poète, tout de même qu’un musicien ou unastrophysicien, ne surgissent pas tout armés d’uncorps-cerveau. Ils émergent à un moment donné detout ce qui fait la vie d’un corps-cerveau singulier,plus ou moins chargé d’expérience vécue et deconnaissances, dans un point particulier d’un longenchaînement humain et non humain, dans un ré-seau particulier de culture(s), de connaissances ap-prises, de savoir-faire, qui vont modeler leur nature,leurs aptitudes, leurs goûts, bref, leur cerveau d’unecertaine façon. Quelle autre instance pour déter-miner nos désirs, nos choix, les percées de notreimagination, de notre pensée dans l’inconnu, queces structures dynamiques nées de notre commerceavec ce qui nous entoure, sortes de constructionspar négociation, par compromis entre notre naturegénétiquement donnée, celle tout aussi étonnantede notre empreinte dite épigénétique de la périodepérinatale, créatrice de nos tempéraments, sans ou-blier nos rencontres interactives au cours de notreéducation, de nos apprentissages, dont celui, hélas,encore trop peu répandu, d’un accès plus aisé, plusrégulier à l’usage de nos structures préfrontales,dont nous savons qu’elles détiennent nos capacitéscréatrices, comme celles de la curiosité sans bar-rières, celles plus difficiles à acquérir de l’adapta-

tion à de l’acceptation de tout ce que nous « pro-pose » la vie sans que nous puissions rien y chan-ger, la perception de la complexité et des nuancesinfinies que nous propose le monde qui nous en-toure, la relativité de toutes nos connaissances, lacapacité de conduire un raisonnement, l’accès, en-fin, à notre singularité individuelle, inséparable dela conscience du fait que nous soyons seuls face ànotre destin.

Aussi loin que je remonte dans ma vie ouverteà la réflexion, au milieu de toutes sortes d’ambi-tions futiles et d’appétits variés, je retrouve inva-riable le même désir de voir plus clair en moi-mêmeet dans mes rapports avec les autres, face à une réa-lité dont je n’ai que des connaissances relatives.Une soif inextinguible de comprendre, disonsd’élargir, le champ de ce qui est accessible à macompréhension, sachant que mes sens et ma raisonsont choses limitées.

Oui, je sais, l’écriture peut nous conduire à nousenfermer dans un monde qui n’est que faiblementrelié à ce peu que nous sommes capables de perce-voir de la réalité probablement infinie et de la réa-lité humaine quotidienne, aux capacités de déve-loppement que propose tout cerveau humain sain.

Le mensonge pourtant n’est pas le fait des motset des images, il est dans notre façon de nous en ser-vir, dans nos maladies, dans notre désir de fuir sansdoute quelque blessure, quelque réalité doulou-reuses, dans le fait d’ignorer nos conditionne-ments, la nature de nos structures cérébrales auto-matiques.

Il doit être possible de créer des mondes imagi-naires tout en restant fidèle à notre réalité quoti-dienne. Le piège, à mes yeux, c’est de croire à l’in-dépendance, à l’autonomie du monde de l’imagi-nation, du monde de l’art.

Oui, oui, humains trop humains, dans le sens degrégaires, il peut nous arriver d’avoir besoin du re-gard, de l’écoute de l’autre pour écrire, peindre,composer ; nous voulions créer pour nous faire ai-mer, admirer, reconnaître. Ce qui revient à essayerd’exister par le regard et le désir des autres. L’écri-ture, l’art en général, voire la pratique d’unescience dite dure ou l’apprentissage de diversesphilosophies ne peuvent nous guérir du mauvaisusage que nous faisons de notre cerveau, des ca-pacités qu’il possède fondamentalement (sauf pa-thologie congénitale ou acquise) d’accéder à plusde souplesse, de fluidité, à plus d’ouverture, decréativité, d’intelligence et de sérénité. Le cheminest plus ou moins long et difficile selon notre pointde départ, mais il existe, accessible à chacun pos-sédant un cerveau sain.

Lorand Gaspar

(1) Nos personnalités dites primaires sont « imprimées » ineffaçablement dans notre cerveau aux hasards de nos émotions, au cours de l’élimination massive de nos connexions interneuronales redondantesdurant les trois premiers mois de notre vie. Est supprimé ce qui est en surnombre, mais aussi ce qui n’est pas utilisé au niveau de ces connexions.Voilà ce qui explique, sans doute, le fait que les enfants dits « sauvages », grandis au milieu des bêtes, ou ceux, plus récemment rencontrés, des orphelinats roumains sous le régimeCeausescu, soient irrécupérables.