dorothy allison une question de classe - … · j’ai emmené ma copine rendre visite ......

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UNE QUESTION DE CLASSE La première fois que j’ai entendu « ils sont différents de nous, ils n’accordent pas la même valeur que nous à la vie humaine », j’étais au lycée en Floride. L’homme qui parlait était un recruteur de l’armée s’adressant à une bande de garçons, leur expliquant ce qu’était vraiment l’armée et ce à quoi ils devaient s’attendre outre-mer. Un sentiment de colère froide m’avait envahie. J’avais entendu le mot ils prononcé sur le même ton dur, avant. Ils, ces gens là-bas, ces gens ne sont pas nous, ils meurent si facilement, s’entre-tuent si aisément. Ils sont différents. Nous, j’ai pensé. Moi. Ma famille et moi, nous avons toujours été eux. Qui suis-je ? me demandai-je en écoutant ce recruteur. Qui sont mes semblables ? Nous mourons si facilement, disparaissons si sûrement – nous/elles/eux, les pauvres et les queers. J’ai pressé mes pauvres poings blancs osseux contre ma bouche de lesbienne têtue. La fureur était une bonne sensation, plus forte et plus pure que la honte qui lui succédait, que la peur et l’envie soudaine de courir et de se cacher, de nier, de faire semblant de ne savoir ni qui j’étais ni ce que le monde me faisait. J'ai grandi dans la pauvreté, la haine, victime de violence physiques, psychologiques et sexuelles, et je sais que souffrir ne rend pas noble. Ça détruit. Pour résister à la destruction, à la haine de soi ou au désespoir à vie, nous devons nous débarrasser de la condition de mépriséE, de la peur de devenir le eux dont ils parlent avec tant de mépris. Nous devons refuser les mythes mensongers et les morales faciles. Nous devons nous voir nous-mêmes comme des êtres humains, avec des défauts, et extraordinaires. Nous touTEs – extraordinaires. Dorothy Allison     Une Question    de Classe

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UNE QUEST ION DE CLASSELa première fois que j’ai entendu « ils sont différents de

nous,  ils  n’accordent pas la même valeur que nous à   la viehumaine »,   j’étais  au  lycée en Floride.  L’homme qui  parlaitétait   un   recruteur   de   l’armée   s’adressant   à   une   bande   degarçons, leur expliquant ce qu’était vraiment l’armée et ce àquoi ils devaient s’attendre outre­mer. Un sentiment de colèrefroide m’avait envahie. J’avais entendu le mot ils prononcé surle même ton dur, avant. Ils, ces gens là­bas, ces gens ne sontpas nous, ils meurent si facilement, s’entre­tuent si aisément.Ils sont différents. Nous, j’ai pensé. Moi.

Ma famille et moi, nous avons toujours été eux. Qui suis­je?  me  demandai­je   en   écoutant   ce   recruteur.  Qui   sont  messemblables   ?   Nous   mourons   si   facilement,   disparaissons   sisûrement   –   nous/elles/eux,   les   pauvres   et   les   queers.   J’aipressé mes pauvres poings blancs osseux contre ma bouche delesbienne têtue. La fureur était une bonne sensation, plus forteet  plus pure que  la  honte qui  lui   succédait,  que  la  peur etl’envie soudaine de courir et de se cacher, de nier, de fairesemblant de ne savoir ni qui  j’étais ni ce que le monde mefaisait.

J'ai grandi dans la pauvreté, la haine, victime de violencephysiques, psychologiques et sexuelles, et je sais que souffrirne rend pas noble. Ça détruit. Pour résister à la destruction, àla   haine   de   soi   ou   au   désespoir   à   vie,   nous   devons   nousdébarrasser de la condition de mépriséE, de la peur de devenirle  eux  dont   ils   parlent   avec   tant   de   mépris.   Nous   devonsrefuser   les  mythes  mensongers  et   les  morales   faciles.  Nousdevons nous voir nous­mêmes comme des êtres humains, avecdes défauts, et extraordinaires. Nous touTEs – extraordinaires.

Dorothy Allison

    Une Quest ion   de Classe

Les  articles  présentés  ici  sont  extraits  de  Skin, talking  about  sex,  class  and  litterature  (),  un recueil  de  plusieurs  essais  de  Dorothy  Allison parus dans des revues américaines.

Les deux textes qui suivent sont des versions légèrement  remaniées  (à  partir  des  versions originales) des  traductions  françaises parues dans Peau  (),  actuellement  indisponible  ou  alors seulement d’occasion à des prix prohibitifs.

L’auteure,  Dorothy  Allison  a  écrit  plusieurs romans  dont  deux  sont  traduits  en  français  à  ce jour : L’histoire de Bone () et Retour à Cayro ()

Passive,  un  autre  texte  de  Dorothy  Allison édité  en  brochure,  est  disponible  à  l’adresse suivante  :  https://infokiosques.net/spip.php?article566

...de nombreuses autres brochures àlire, télécharger, imprimer, diffuser sur :

https://infokiosques.net

Les articles présentés ici sont extraits de Skin, talking  about  sex,  class  and  literature  (Firebrand Books,  Ithaca,  New  York,  1994),  un  recueil  de plusieurs essais de Dorothy Allison parus dans des revues américaines.

Les deux textes qui suivent sont des versions légèrement  remaniées  (à  partir  des  versions originales) des  traductions  françaises parues dans Peau (Éditions Balland, Paris, 1999), actuellement indisponible  ou  alors  seulement  d’occasion  à  des prix prohibitifs.

L’auteure,  Dorothy  Allison  a  écrit  plusieurs romans  dont  deux  sont  traduits  en  français  à  ce jour  :  L’histoire  de  Bone  (Éditions  10/18,  Paris, 1999)  et Retour à  Cayro  (Éditions Belfond, Paris, 1999)

Passive,  un  autre  texte  de  Dorothy  Allison édité  en  brochure,  est  disponible  à  l’adresse suivante  :  https://infokiosques.net/spip.php?article566

− cette brochure a été éditée en novembre 2014 −

J'ai grandi dans la pauvreté, lahaine,   victime   de   violencephysiques,   psychologiques   etsexuelles, et je sais que souffrir nerend   pas   noble.   Ça   détruit.   Pourrésister à la destruction, à la hainede soi ou au désespoir à  vie, nousdevons   nous   débarrasser   de   lacondition  de  mépriséE,  de   la  peurde  devenir   le  eux  dont   ils  parlentavec   tant  de  mépris.  Nous  devonsrefuser   les   mythes   mensongers   etles   morales   faciles.   Nous   devonsnous  voir  nous­mêmes comme desêtres humains, avec des défauts, etextraordinaires.   Nous   touTEs  –extraordinaires.

 

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CONTEXTE

Un été, il y a presque dix ans,j’ai emmené ma copine rendre visiteà ma tante Dot ainsi qu’au reste dela famille de ma mère à Greenville.Nous avons pris notre temps pour yaller,   passant   une   journée   àWashington et une autre à Durham.J’ai   même   pensé   lui   suggérer   undétour   par   les   Smoky   Mountains,jusqu’à   ce   que   je   réalise   que   laraison pour laquelle j’y pensais étaitla  peur.  Ce  n’était  pas  ma   familleque je craignais. C’était ma copine.J’avais peur d’amener ma copine àla   maison   à   cause   de   l’expressionque  je pourrais   lire sur son visageune fois qu’elle aurait passé un peude temps avec ma tante, rencontréquelques­uns   de   mes   oncles   etessayé de parler à n’importe lequelde   mes   cousins.   Je   craignais   ladistance, la peur ou le mépris qui, jel’imaginais,   pourraient   apparaîtreentre nous. J’avais peur qu’elle mevoie  avec  des  yeux  nouveaux,  des

yeux odieux, les yeux de quelqu’unequi   aurait   soudain   complètementcompris   combien   nous   étionsdifférentes. La froideur de ma tante,sa méfiance envers mes cousins oule   dédain   de   mon   oncle   mesemblaient moins menaçants.

J’ai   eu   raison   de   m’inquiéter.Ma copine m’a en effet vue avec desyeux nouveaux,  pourtant   il   s’avéraqu’elle   craignait   moins   sa   proprepeur   ou   le   malaise   qui   pouvaits’installer entre nous que le fait queje pusse m’éloigner d’elle.

Ce   que   j’ai   lu   sur   son   visageaprès le premier jour en Caroline duSud ne correspondait  à   rien de ceque  je  prévoyais.  Ses traits  étaientmarqués   par   une   sorte   de   crainteténue, de confusion, de doute et dehonte. Tout ce qu’elle a pu me direest qu’elle n’avait pas été préparée.Ma   tante   Dot   lui   a   souhaité   labienvenue, lui a servi du thé glacédans un grand verre, et l’a installéeà   la   meilleure   place   autour   de   latable de la cuisine, celle près de lafenêtre, là où la fumée de cigarettede   mon   oncle   ne   la   gênerait   pas.Mais ma copine a à peine parlé. 

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«   C’est   une   sorte   de   dialecte,n’est­ce pas, m’a­t­elle dit cette nuitlà dans la chambre du motel. Je n’aipas compris un mot sur quatre detout   ce  qu’a  dit   ta   tante.   »   Je   l’airegardée. L’accent de tante Dot étaitprononcé  mais   je  ne  l’avais   jamaispris  pour  un dialecte.  C’était   justequ’elle   n’avait   jamais   quitté   lecomté de Greenville. Elle avait unetélévision,  mais   elle  était  pour   lesenfants,   dans   le   living­room.   Matante passait sa vie à cette table decuisine.

Ma   copine   s’appuya   sur   monépaule,   la   joue   posée   contre   maclavicule. « Je pensais que je savaisà   quoi   cela   ressemblerait   –   tafamille,   Greenville.   Tu   m’avaisraconté tellement d’anecdotes. Maisles mots... » Elle leva la paume desa main en l’air et tendit les doigtscomme si elle cherchait à exprimerune idée.

«   Je   ne   sais   pas,   dit­elle.   Jepensais   comprendre   ce   que   tuvoulais dire quand tu disais "classeouvrière",  mais   il  me manquait  uncontexte. »

J’étais étendue, immobile. Bienque   l’air   conditionné   du   motelmarchât à fond, je pouvais sentir lachaleur   moite   du   dehors.   Ellepassait   quand   même   à   travers   lesportes et les fenêtres, une odeur deterre marécageuse qui me ramenaità   l’âge   de   dix   ans,   quand   jedescendais pour dormir à même lesol avec mes sœurs, espérant qu’il y

ferait   un   peu   plus   frais.   Nousn’avions jamais eu l’air conditionné,nous n’avions jamais séjourné dansun   motel,   nous   n’avions   jamaismangé   dans   un   restaurant   où   mamère ne travaillait pas. Le contexte.J’ai respiré l’odeur de métal humidedu climatiseur et me suis souvenuede Folly Beach.

Lorsque   j’avais   environ   huitans,   mon   beau­père   nous   y   avaitconduites par la route qui venait deCharleston,   et   nous   nous   étionsinstalléEs touTEs les cinq dans uneseule   pièce   qu’un   de   ses   amis   detravail avait mis à notre disposition.Ce n’était pas un motel. C’était unepension, et la femme qui la dirigeaitne semblait pas très ravie que nousnous présentions pour une chambreque quelqu’un avait déjà payée pournous.   Je   dormais   dans   un   litd’enfant   pliant   qui   menaçait   des’effondrer.   Mes   sœurs   dormaientensemble dans le lit en face de celuide mes parents.  Ma mère cuisinaitsur  un   réchaud   à   deux   feux  pournous   économiser   le   coût   de   repaspris   dehors,   et   notre   petite   fêtec’était de la nourriture à emporter –du poisson frit dont mon beau­pèrejurait   qu’il   était   mauvais,   et   deshamburgers qui venaient du mêmeendroit. Nous étions impressionnéespar   la   douche   extérieure   sous   lesescaliers où  nous devions rincer  lesable   que   nous   ramenions   de   laplage.   Nous   avions   très   envie   delouer un de ces canoës, parasols, et

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et de mon milieu familial que j'ai pudéterminer ce qui est pour moi unevision politique qui signifie quelquechose, que j'ai pu retrouver un sensà  mon action militante,  et  que  j'aipu me rappeler   l'importance  de   ladécouverte   de   soi­même   chez   leslesbiennes.  Il  n'y a aucune analyseféministe   complète   qui   rendecompte   de   la   complexité   aveclaquelle  notre sexualité  et   le  cœurde notre identité sont façonnés, ouencore de notre façon de nous voirnous­mêmes comme faisant partie àla fois de la famille qui nous a vuesnaître   et   de   la   famille   élargied'amies   et   d'amantes   que   nousconstruisons invariablement au seinde la communauté   lesbienne. Pourmoi,   l'essentiel   était   devenu   derésister à cette peur omniprésente, àce   besoin     de   me   cacher   et   dedisparaître,   de   maquiller   ma   vie,mes  désirs,   et   la   vérité   sur   le   faitque nous comprenons finalement sipeu de choses – même lorsque nousessayons  de   transformer   le  mondeen un lieu plus juste et plus humain.Par­dessus   tout,   j'ai   essayé   decomprendre   la   politique   du  eux,pourquoi   l'être   humain   craint   etstigmatise celui qui est autre tout enredoutant   secrètement   d'être   lui­même   un   de   ces   autres.   Classe,race, sexualité, genre – et toutes lesautres   catégories   dans   lesquellesnous nous classons et nous rejetonsles unEs et les autres  –  ont besoind'être raclées de l'intérieur.

L'horreur   de   la   société   declasses, du racisme, et des préjugés,c'est   que   des   personnescommencent à croire que la sécuritéde   leur   famille   et   de   leurcommunauté   dépend   del'oppression   des   autres,   que,   pourque   quelque­unEs   puissent   vivrebien, il doit y en avoir d'autres dontles vies sont tronquées et violentées.C'est   une   croyance   qui   prédominedans cette culture. C'est ce qui rendles   blancs   pauvres   du   Sud   sidésespérément   racistes,   et   lesclasses  moyennes   si  méprisantes  àl'égard des pauvres. C'est un mythequi   permet   à   certainEs   de   croirequ'ils  et  elles  construisent   leur  viesur les ruines de celle des autres : lenoyau secret de la honte des classesmoyennes, un moteur et un éperonpour   la   classe   ouvrière   marginale,et   quelque   chose   qui   touchesuffisamment   les   sans­abris   et   lespauvres pour qu'elles et ils ne soientpas   gênéEs   par   la   haine   et   laviolence. La puissance de ce mytheapparaît   d'autant   plus   lorsqu'onexamine,   au   sein   même   descommunautés   lesbiennes   etféministes  où  nous  avons  pourtantporté  une attention particulière  auproblème   de   la   marginalisation,combien   il   y   a   encore   de   peur,d'exclusion, et de personnes qui nese sentent pas en sécurité.

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histoire,   et   de   dire   la   vérité   nonseulement   sur   qui   j'étais,   maiségalement   sur   la   tentation   dumensonge. 

Le temps d'apprendre par moi­même   les   bases   du  storytelling  àl'écrit, j'ai su qu'il n'y aurait qu'uneseule histoire qui me hanterait tantque  je n'aurais pas su comment  laraconter  –  l'histoire   compliquée,douloureuse,  de   la   façon dont  mamaman m'avait,  et  ne m'avait  pas,sauvée   quand   j'étais   petite   fille.Écrire L'histoire de Bone3 devint, parla suite, un moyen de retrouver lafierté  et la tragédie de ma famille,ainsi   que   la   sexualité   assiégée   etmeurtrie   que   j'avais   bâtie   sur   desbases de violences et de viol.

La   vie   compartimentée   que   jem'étais créée vola en éclats à la findes années soixante­dix, après quej'ai eu commencé à écrire ce que jepensais   réellement   de   ma   famille.J'en ai eu assez d'avoir peur de ceque pensaient les femmes avec quije   travaillais,   principalement   deslesbiennes, sur les femmes avec quije couchais et sur ce qu'on faisait aulit.   Lorsqu'un   schisme   s'est   créédans   mon   réseau ;   lorsque   je   n'aiplus  été   capable  de  me dissimulerau sein de   la  communauté  gouinetraditionnelle ;   lorsque   je  n'ai  pluspu   continuer   à   justifier  ma   raisond'être   par   un   activisme   politiquepermanent   ou   à   me   distraire   en

3 Dorothy Allison, L'histoire de Bone, Éditions 10/18, Paris, 1999. Paru aux USA en 1992, sous le titre Bastard out of Carolina.

couchant   à   droite   et   à   gauche ;lorsque   mes   mœurs   sexuelleslégères,   mon   orientation   vers   desdynamiques   butch/fem,   et   monexploration du sexe sadomasochistesont devenues en partie ce qui mepoussait   hors   de   la   communautéque   je   m'étais   choisie,   je   suisrevenue   à   la   maison.   Je   suisrevenue   pour   ma   mère   et   messœurs,   pour   les   voir,   pour   parler,discuter,   et   commencer   àcomprendre.

Une fois à la maison j'ai vu que,pour   ma   famille,   les   lesbiennesétaient   des   lesbiennes,   qu'ellesportent   des   manteaux   ou   desblousons   de   cuir.   De   plus,   duranttout le temps où je n'avais pas fait lapaix   avec   moi­même,   ma   familles'était   arrangée   pour   faire   la   paixavec   moi.   Mes   copines   étaienttraitées comme des versions un peuplus bizarres que les maris de messœurs,   tandis   que   je   restais   toutsimplement la sœur qui a toujoursété difficile mais qui faisait toujourspartie  de   leur  vie.  Cela  a eu pourrésultat de m'amener à m’interrogersur ce qui m'avait rendue incapablede   parler   à   mes   sœurs   pendanttoutes   ces   années.   J'ai   découvertqu'elles ne savaient pas non plus quij'étais, et il fallu beaucoup de tempset   d'écoute   entre   nous   pourredécouvrir mon sens de la familleet mon amour pour elles.

C'est   uniquement   en   tantqu'enfant issue de ma classe sociale

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bicyclettes   que   l’on   pouvait   seprocurer   sur   la   plage.   Mais   monbeau­père soutenait  que toutes ceschoses étaient proposées à des tarifsde voleur, et il maudissait l’hommequi   essayait   de   nous   tenter   avec.Cela   nous   importait   peu.   Nousétions   comblées   par   la   simpleliberté de passer de vraies vacancesdans   des   lieux   publics   quiobligeaient   mon   beau­père   àsurveiller son caractère, et par cellede courir partout en maillot de bainet en tongs.

Nous   sommes   restéEs   unesemaine.  Par  deux  fois  mon beau­père   nous   a   envoyées   à   la   plagependant   que   lui   et   ma   mère   sontrestés   dans   la   chambre.   Nous   enavons profité pour suivre les faits etgestes   d’autres   familles,   pourécouter les pères faire des éloges deleurs   fils   et   regarder   les   mèresrougir de fierté en voyant commentles   gens   regardaient   leurs   filles.Nous   avons   écouté   les   accents   etétudié   les   menus   de   pique­nique.Chacun était étrange et merveilleux.En vacances. 

Mon   beau­père   ne   s’emportaqu’une seule fois durant ce voyage.Il était horrifié par les prix pratiquésdans   les  magasins  de   souvenirs   etnous faisait garder nos mains dansnos poches.

« Ces salauds de juifs me ferontpayer si vous cassez quelque chose», jura­t­il.

Ses paroles m’ont fait tressailliret   aussi   réaliser   que   l’hommederrière le comptoir l’avait entendu.Je   l’ai   vu   rougir  violemment  alorsqu’il   suivait   du   regard   mon   beau­père qui  se dirigeait  vers   la  porte.Puis j’ai vu son coup d’œil sur moiet   mes   sœurs,   reflétant   le   mêmemépris   que   celui   destiné   à   monbeau­père. Une chaleur est montéedans   ma   nuque   et   j’ai   voulum’excuser   –   lui   dire   que   nousn’étions pas comme notre beau­père– mais  je ne pouvais rien faire. Jene pouvais rien lui dire devant monbeau­père,   et   si   je   l’avais   fait,pourquoi   m’aurait­il   crue   ?Souviens­t’en,  ai­je  pensé.  N’oubliejamais ce que tu as vu, entendu etressenti. J’ai serré les dents et gardéla tête bien droite,  j’ai  regardé  cethomme dans  les yeux et prononcésans  un bruit,   «   je   suis  désolée   »,mais je ne sais pas s’il a saisi.

Quel contexte avait­il pour desgens comme nous ?

Après   que   ma   copine   se   futendormie   cette   première   nuit   àGreenville,   je   suis   restée  allongée,longtemps éveillée. Ma copine étaitune  Yankee  de  bonne   famille,   quiavait passé les étés de son enfancesur   les   rivages   du   New   Jersey.J’étais allée là­bas avec elle, j’avaismarché  avec elle sur les plages deson enfance,   larges  et  plates,  d’ungris   très   clair,   si   propres   qu’ellesm’intimidaient.   Après   avoir   vu   oùelle   avait   grandi   et   rencontré

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quelques membres de sa famille jela comprenais mieux, je voyais d’oùvenaient   certaines  de   ses  peurs   etd’où   venait   sa   fierté.   Qu’avait­ellecompris  à  mon sujet aujourd’hui  ?Je m’interrogeais.

J’ai   tourné   la   tête   sur   le   côtépour la regarder dormir, ses lèvreslégèrement   appuyées   contre   mapeau. Ses cheveux étaient foncés etbrillants,   ses   dents   droites   etblanches.   Je   me   demandais   cequ’elle aurait pensé de Folly Beach,côte   du   New   Jersey   des   pauvresgens,  ou  de  nous,   si   elle  avait  punous  y  voir.  Une  vieille  honte  mesubmergea, puis je me résolus à lachasser.

Le   contexte,   c’est   si   peu   àpartager, et c’est si vital.

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essayé  par tous  les  moyens de mefabriquer   un   autre   personnage.Comment pouvais­je être issue de laclasse ouvrière et avoir un diplômeuniversitaire ?   En   étant   militantelesbienne ?   J'ai   repensé   auxgardiens du centre de détention. Ilsne  m'avaient  pas   regardée  avec   lemême regard vide que celui   qu'ilsadressaient   aux   filles   venuesm'écouter, des filles trop proches dela vie que j'aurais dû vivre pour queje puisse supporter de les affronter.Le mépris dans leur regard était liéau   fait   que   je   sois   lesbienne,   unmépris   différent   mais   pareil,   cartoujours du mépris.

Tandis   que   je   laissais   éclaterma colère, ma copine me tenait, meréconfortait, et essayait de me faireexpliquer   ce   qui   me   faisait   tantsouffrir,   mais   j'en   étais   incapable.Elle m'avait tant parlé des relationsdifficiles qu'elle entretenait avec safamille, avec son père qui dirigeaitsa  propre  affaire  et  qui   continuaitde  lui  envoyer  un chèque tous   lesmois. Elle ne savait presque rien surma   famille,   hormis   les   blagues   etquelques   histoires   soigneusementtriées. Je me suis sentie si seule eten   danger   dans   ses   bras   que   jen'aurais rien pu expliquer du tout.Je pensais à ces filles du centre dedétention et aux histoires rapides etbrutales qu'elles racontaient sur leursœurs, leurs frères, leurs cousinEs etleurs amoureuxSES. Je pensais auxbrèves allusions qu'elles faisaient à

ce   qu'elles   avaient   perdu,n'évoquant   jamais   la  perte  de  leurespoir,  de  leur propre  futur,  ou  latournure douloureuse que prendraitleur   vie   quand   elles   seraientlibérées.   Ayant   séché   mes   larmes,j'étais   allongée   et   je   regardais   macopine   endormie   tout   enréfléchissant à ce que je n'avais pasété capable de lui dire. Au bout dequelques heures, je me suis levée etj'ai   rédigé   quelques   notes   en   vued'écrire   un   poème,   une   litaniedépouillée   et   douloureuse   sur   laperte,   formulée   comme   uneconversation   entre   deux   femmes,l'une  ne  pouvant  pas   comprendre,et l'autre ne pouvant pas tout dire.

Il   m'a   fallu   du   temps   pourtransformer ce poème, violent cri dedouleur et de rage, en une histoirequi m'expliquait quelque chose queje n'avais jamais voulu voir de près–  le   processus   de   la   fuite,   del'enfermement sur soi­même, de  ladissimulation.   Il   m'a   fallu   presquetoute la vie pour comprendre cela,pour   voir   comment   et   pourquoicelles et ceux d'entre nous qui sontnéEs   pauvres   et   différentEs   sontconduitEs à se perdre ou à se trahir,mais   surtout,   à   simplementdisparaître   en   tant   que   telLEs.   Letemps   que   ce   poème   deviennel'histoire River of Names2, j'avais prisla décision d'inverser ce processus :de parler de ma famille, de ma vraie

2 In Dorothy Allison, Trash, Firebrand Books, Ithaca, New York, 1988.

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lorsque j’ai  rejoint ma copine dansle   waterbed   ce   soir­là,   souriantjusqu’à  ce qu’elle m’entoure de sesbras et que j’éclate en sanglots.

J’ai   compris   alors,soudainement,   tout   ce   qui   étaitarrivé   à   mes   cousinEs   et   à   moi­même,   je   l’ai   compris   avec   unetoute   nouvelle   et   déchiranteperspective,   où   il   était   clair   quej’avais été,  et à  quel point, brutaleavec ma famille  et moi­même. J’aisaisi   à   nouveau   combien   nousavions   été   rejetéEs   et   privéEs   detout, et que j'avais tout fait pour nepas avoir à y penser. J'avais appriscomme   une   enfant   que   ce   qui  nepouvait   pas   être   changé   devaitrester non dit, et pire, que celles etceux   qui   ne   peuvent   pas   changerleur   propre   vie   ont   toutes   lesraisons   d'en   avoir   honte   et   de   lacacher.   J'avais  accepté   cette  honteet   y   avais   cru,   mais   pourquoi ?Qu'est­ce que mes cousinEs ou moi­même   avions   fait   pour   mériter   lemépris   qui   nous   était   adressé ?Pourquoi   nous   avais­je   toujourscruEs méprisables par nature ? J'aivoulu parler à quelqu'unE de toutesles   choses   auxquelles   je   pensaiscette   nuit­là,   mais   je   n'ai   pas   pu.Parmi les femmes que je connaissaisil   n'y   en   avait   pas  une   qui   auraitcompris ce que j'avais dans la tête, iln'y avait pas de femme de la classeouvrière   au   sein   du   collectif   oùj'habitais. J'ai commencé à me dire

que   nous   ne   partagions   aucunlangage  pour  parler  de  ces  véritésamères.

Les   jours  qui  ont   suivi,   je  mesuis souvent rappelé cet après­midià   la   ferme   d'État,   ce   sentimentd'être un animal dans un zoo, unechose  que  l'on regarde et  dont  onrit, utilisée par les vraies personnes,celles   qui   nous   observent.   Malgréses   convictions   libérales,   ceprofesseur   de   catéchisme   m'avaitregardée   avec   les   yeux   dusurveillant   de   la   prison   de   moncousin.   J'étais   renvoyée   à   monenfance,   à   toutes   les   peursauxquelles j'avais essayé d'échapper.Une nouvelle fois je me suis sentie àla merci de ces gens importants quisavent s'habiller et parler, à qui l'onaccordera   toujours   le   bénéfice   dudoute, pas comme pour moi et mafamille.

J'ai   ressenti   une   rage   siancienne que je n'ai pas pu analyserà quel point elle avait déterminé mavie.  J'ai  pris  à  nouveau consciencequ'à   certainEs   on   ne   fait   pas   dequartier, on ne laisse pas de chance.Que le courage, l'humour et l'amourde   son   prochain   ne   sont   qu'uneplaisanterie pour ceux qui édictentles règles du jeu, et j'ai haï ceux quifont  ces   règles.  Enfin,   j'ai   reconnuque   la   plupart   de   mes   mauxvenaient   du   fait   que   je   ne   savaisplus qui j'étais ni à quelle catégoriej'appartenais. J'avais fui ma famille,refusé   d'aller   lui   rendre   visite,   et

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UNE QUEST ION DE CLASSE

La   première   fois   que   j’aientendu   «   ils   sont   différents   denous,   ils  n’accordent  pas   la  mêmevaleur que nous à la vie humaine »,j’étais au lycée en Floride. L’hommequi   parlait   était   un   recruteur   del’armée s’adressant à une bande degarçons, leur expliquant ce qu’étaitvraiment   l’armée   et   ce   à   quoi   ilsdevaient   s’attendre   outre­mer.   Unsentiment  de  colère   froide  m’avaitenvahie.  J’avais entendu le mot  ilsprononcé   sur   le   même   ton   dur,avant.  Ils, ces gens là­bas, ces gensne   sont   pas   nous,   ils   meurent   sifacilement,   s’entre­tuent   siaisément.   Ils   sont  différents.  Nous,j’ai pensé. Moi.

Lorsque j’avais six ou huit ans àGreenville,   en   Caroline   du   Sud,j’avais   entendu   ce   même   ton   derejet,   en   l’occurrence   employé   àmon égard. « Ne joue pas avec elle.Je ne veux pas que tu leur parles. »

Ma   famille   et   moi,   nous   avonstoujours  été  eux.  Qui   suis­je  ?  medemandai­je   en   écoutant   cerecruteur.   Qui   sont   messemblables   ?   Nous   mourons   sifacilement,   disparaissons   sisûrement   –   nous/elles/eux,   lespauvres   et   les   queers.   J’ai   pressémes   pauvres   poings   blancs   osseuxcontre   ma   bouche   de   lesbiennetêtue.   La   fureur   était   une   bonnesensation,   plus   forte   et   plus   pureque la honte qui lui succédait, quela peur et l’envie soudaine de couriret  de   se   cacher,   de   nier,   de   fairesemblant de ne savoir ni qui j’étaisni ce que le monde me faisait.

Les  gens  comme moi  n’étaientpas   remarquables.   Nous   étionsordinaires  mais,  même ainsi,  nousétions  des  mythes.  Nous  étions  ceeux  dont tout le monde parle – lespauvre   bougres.   J’ai   grandi   enessayant   d’échapper   au   sort   qui   adétruit tant de gens que j’aimais, et,ayant pris l’habitude de me cacher,j’ai  découvert que j’avais aussi priscelle de me cacher de moi­même. Je

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ne   savais   pas   qui   j’étais,   je   savaisseulement que je ne voulais pas êtreeux,   ceux   et   celles   qui   sontdétruitEs ou écartéEs pour que les «vraies   personnes   »,   les   gensimportants,   se   sentent   plus   ensécurité.  Une   fois  que   j’ai   comprisque j’étais queer, cette habitude deme cacher  était   ancrée  en  moi,   siprofondément que ce n’était plus unchoix mais de l’instinct.  Se cacher,se cacher pour survivre  je pensais,étant   entendu   pour   moi   que   si   jedisais   la   vérité   sur   ma   vie,   mafamille,   mon   inclination   sexuelle,mon   histoire   je   me   retrouveraisdans ce territoire   inconnu,   le  paysdes ils,  sans jamais aucune chancede  mettre  un  nom  sur  ma  proprevie,   de   la   comprendre   ou   de   larevendiquer. 

Pourquoi   as­tu   si   peur   ?   medemandaient mes amies et amantestoutes   les   fois   où   je   semblaissoudainement   être   étrangère,quelqu’une qui ne leur parlait plus,qui   ne   faisait   plus   les   choses   qued’après   elles   je   devais   faire,   deschoses   simples   comme   faire   unedemande d’emploi, de bourse, ou deprix dont elles étaient sûres que jeles   obtiendrais   facilement.   Le   bondroit, je leur ai dit, c’est de se sentirnous  plutôt   que  eux.   Vous   pensezque  vous  avez  droit  à  des   choses,que vous avez une place sur  cetteterre,   et   ça   fait   tellement   partieintégrante   de   vous   que   vous   nepouvez   pas   imaginer   des   gens

comme moi, des gens qui semblentvivre   dans   votre   monde   mais   quin’en font pas partie. J’ai expliqué ceque   je   sais   encore   et   encore,   detoutes les façons possibles, mais  jen’ai   jamais   été   capable   de   fairecomprendre   le  degré   de  ma  peur,jusqu’à quel point je me sentais niée:   non   seulement   j’étaishomosexuelle   dans   un   monde   quihait les homosexuelLEs, mais j’étaisnée   pauvre   dans   un   monde   quiméprise   les  pauvres.   Le  besoin  derendre   mon   monde   crédible   pourdes gens qui ne le connaissent pasconstitue   en   partie   la   raison   pourlaquelle j’écris. Je sais que certaineschoses doivent être ressenties pourêtre   comprises,   que   le   désespoir,par   exemple,   ne   peut   jamais   êtreanalysé de façon suffisante ; il doitêtre vécu. Mais si je peux écrire unehistoire qui entraîne ma lectrice aupoint   qu’elle   s’imagine   être   mespersonnages,   qu’elle   ressent   leurdegré   de   peur   et   de   doute,   leursespoirs  et   leurs  angoisses,  alors   jeserai   parvenue   à   me   sentir   plusréelle,   aussi   importante   que   cesmêmes   gens   que   j’ai   toujoursregardés avec crainte et respect.

Je   sais   que   je   suis   lesbiennedepuis   mon   adolescence,   et   j’aipassé une bonne vingtaine d’annéesà panser les plaies de l’inceste et desmauvais traitements. Mais ce qui estsans doute le fait marquant de mavie,   c’est   d’être   née   en   1949   à

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révolutionnaire,   efficace   etsacrifiée ? 

Ma   concentration   étroitementlimitée de révolutionnaire n’a bougéque   lorsque   je   me   suis   remise   àécrire.   L’idée  d’écrire  des  histoiresparaissait   frivole   tant   il   restait   àfaire, mais tout à changé lorsque jeme suis retrouvée confrontée à desémotions   et   à   des   idées   qui   nepouvaient être expliquées plus tardou attendre l’après­révolution. Celas’est   passé   de   façon   simple   etinattendue.   Une   semaine,   on   m’ademandé   de   parler   devant   deuxgroupes   complètement   différents   :un cours de catéchisme épiscopalienet   un   centre   de   détention   pourmineures.   Les   épiscopalienNEsétaient   touTEs   blancHEs,   bienhabilléEs,   s’exprimaientextrêmement   clairement   etfacilement, étaient bien élevéEs, etvoulaient   à   tout   prix   savoir   (sansme   le   demander   directement)comment ça se passe deux­femmes­qui­couchent­ensemble.   Lesdélinquantes   étaient   toutes   desfemmes,  à  quatre­vingts  pour  centNoires   et   Hispaniques,   ellesportaient   des   robes­uniformesvertes ou des jeans et des blouses,étaient   grossières,   ignorantes,n’avaient   peur   de   rien,   et   étaienttout  aussi  déterminées  à   savoir  cequi   se   passe   entre   deux   femmesdans un lit.

J’ai   essayé   de   m’amuser   avecles épiscopalienNEs, les titillant sur

leurs   peurs   et   leur   anxiété,   et   enétant d’une grande honnêteté en cequi   concernait   mes   pratiquessexuelles.   Le   professeur   decatéchisme, un homme qui m’avaitassurée   de   ses   idées   libérales,rougissait   et   bégayait   au   fur   et   àmesure   que   les   questions   sur   ladécouverte, puis l’expression de masexualité   devenaient   plus   précises.Lorsque la rencontre a été terminéej’ai   marché   dehors   dans   le   soleil,irritée   par   le   mépris   déguisé   deleurs   questions   et,   bien  que   je  nesache pourquoi, si déprimée que jen’ai pas pu pleurer.

Les   délinquantes   furent   uneautre   histoire.   Effrontées,   ellesm’ont   fait   rougir   au   bout   despremières   minutes,   hurlant   desquestions qui étaient d’une part dela curiosité et d’autre part une façonpour   elles   de   mettre   en   avant   cequ’elles savaient déjà.  «  T’es butchou fem ? », « T’as jamais baisé avecdes   mecs   ?   »,   «   T’as   jamais   euenvie ? », « Tu veux des enfants ? »,«  Elle  est  comment   ta  copine  ?   ».J’ai fini par craquer quand une fille,très grande et sûre d’elle, s’est levéeet m’a interpellée : « Hé, chérie ! Jevais   sortir   d’ici   le   week­endprochain. Tu fais quoi ce soir­là ? »J’ai   rigolé   si   fort   que   j’ai   presquetoussé.   J’ai   rigolé   jusqu’à   ce   quenous   soyons   toutes   à   ricaner   ouhurler  de   rire.  Même être   fouilléeen   partant   n’a   pas   entamé   mabonne humeur. Je souriais toujours

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haïssait   les   femmes.   Je   ne   parlaispas   de   classe,   ou   seulement   pourreconnaître pour la forme que nousdevions y penser, de la même façon,pensais­je, que nous devions toutesréfléchir   au   racisme.   J’étais   unepersonne   décidée,   vivant   au   seind’un collectif de lesbiennes – toutesjeunes,   blanches   et   sérieuses   –étudiant   chaque  nouveau   livre  quiavait   pour   but   de   s’adresser   auxféministes,   conduite  par   ce  que   jevoyais   comme   un   besoin   derévolutionner le monde.

Des   années   plus   tard,   il   estdifficile de faire comprendre à quelpoint   ma   vie   me   semblaitraisonnable   à   cette   époque.   Jen’étais pas désinvolte, ni sciemmentcondescendante, ni inconsciente dela dureté d’une lutte remodelant lesrelations sociales, mais comme tantde   femmes   de   ma   génération   jecroyais   dur   comme   fer   que   jepourrais   changer   quelque   choseavec   ma   vie,   et   j’étais   décidée   àdonner   ma   vie   pour   tenter   dechanger   quelque   chose.   Jem’attendais   à   des   momentsdifficiles,   à   de   longues   et   lentespériodes de sacrifices et de corvées,je   m’attendais   à   être   haïe   etattaquée en public, à avoir à laissermes désirs personnels, mes amours,ma   famille   de   côté   afin   de   fairepartie de quelque chose de mieux etde   plus   important   que   mespréoccupations   individuelles.   Enmême   temps,   je   travaillais

furieusement   à   prendre   plus   ausérieux   mes   désirs,   ma   sexualité,mes   besoins   de   femme   et   delesbienne. Je pensais que je menaisune révolution politique personnelleà tout moment, que je nettoie à labrosse   le   sol   de   la   crèche,   que   jetrouve   un   budget   pour   quel’université achète une collection delivres   sur   les   femmes,   que   jeparticipe   à   l’édition   du   magazineféministe   local   ou   à   la   créationd’une  librairie  des femmes.  Que jesois   constamment   épuisée   et  n’aiepas d’assurance santé,  que je fassependant   des   heures   un   travailmonotone   et   non   rémunéré,   ouencore que je m’éloigne furtivementdu   collectif   pour   des   rendez­vousavec   des   femmes   butchs   que   mescolocataires jugeaient rétrogrades etsexistes,   tout   cela   n’a   jamaisperturbé   mon   engagement   totaldans la révolution féministe. Je nevivais  pas  dans  une  bulle   :   j’avaiscompartimenté ma pensée à un telpoint   que   je   ne   me   demandaisjamais ce que je faisais ni pourquoi.Et je n’ai jamais admis ce qui sous­tendait mes convictions féministes –une   incrédulité   face   auchangement,   imprégnée   par   maclasse, une peur secrète qu’un jouron  ne  me  découvre   comme   j’étaisréellement, que l’on me découvre etme   rejette.   Si   je   n’avais   pas   étéélevée dans l’idée de donner ma vie,aurais­je   fait   une   aussi   bonne

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Greenville,  en Caroline  du Sud,  etd’être la fille naturelle d’une femmeblanche   issue   d’une   familledésespérément pauvre,  une  femmequi avait quitté la quatrième l’annéeprécédente,   travaillé   commeserveuse,  et  avait   juste  quinze  anset un mois  lorsqu’elle  m’avait  eue.Ce   fait,   l’impact   auquel   je  n’ai  puéchapper   d’être   née   dans   desconditions   de   pauvreté   que   cettesociété   trouve   honteuses,méprisables   et   quelque   partméritées, a eu le dessus sur moi àun point tel que j’ai passé ma vie àessayer   de   le   surmonter   ou   de   lenier.   J’ai  appris  avec  beaucoup dedouleur que la grande majorité desgens   pensent   que   la   pauvreté   estune condition de vie volontaire.

J’ai   aimé   ma   famille   siobstinément que chaque geste pourla   maintenir   dans   le   mépris   aallumé   chez  moi  un contre­feu  defierté – compliqué par l’envie sous­jacente   de   nous   couler   dans   lesmythes   et   les   théories   acceptablesde   la   société   en   général   et   de   saréinterprétation   lesbienne­féministe. Le choix devient : soit lesfilms   de   Steven   Spielberg   et   lesromans   de   Erskine   Caldwell,   l’unmettant   en   valeur   et   l’autrecaricaturant,   soit   le   patriarcatcomme   scélérat,   banalisant   leschoix que les hommes et les femmesde  ma   famille   ont   faits.   J’ai   eu   àcombattre de vastes généralisations

issues   de   tous   les   points   de   vuethéoriques.

La   théorie   féministetraditionnelle   a   eu   unecompréhension   limitée   desdifférences de classes  ainsi  que dela façon dont la sexualité et le moisont façonnés à la fois par le désiret par le déni. Cette théorie suggèreque nous sommes toutes des sœursqui   devrions   seulement   dirigernotre colère et notre méfiance versle   monde   extérieur   à   lacommunauté lesbienne. Il est facilede dire que le patriarcat est la causede tout, que la pauvreté et le méprissont   des   produits   de   la   sociétépatriarcale,  et   j’ai   souvent   ressentile   besoin   de   confondre   mon   vécusexuel  avec  ce  que  j’étais  d’accordde   partager   de   mes   origines   declasse, de prétendre que ma vie entant   que   lesbienne   et   ma   vie   defemme   issue  de   la   classe  ouvrièreétaient toutes deux construites parle   patriarcat.   Ou,   inversement,d’ignorer   combien   ma   vie   futfaçonnée   par   le   fait   de   grandirpauvre   et   de   ne   parler   que   del’influence   de   l’inceste   sur   monidentité de femme et de lesbienne.La difficulté réside dans ce que je nepeux   pas   imputer   purement   etsimplement   la   source   de   mesproblèmes   dans   la   vie   ni   aupatriarcat, ni à l’inceste, ni même àla   structure   de   classes   de   notresociété, invisible et objet de déni.

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Au   sein   de   mon   collectiflesbien­féministe nous avons eu delongues conversations au sujet de laséparation   corps/esprit,   et   de   lamanière   dont   nouscompartimentons   nos   vies   poursurvivre.   Durant   des   années   j’aipensé   que   ce   concept   renvoyait   àma   façon   de   séparer   ma   vieengagée,   activiste,   de   ma   viesecrète,   passionnée,   à   traverslaquelle   j’assouvissais   mes   désirssexuels.   J’étais   convaincue   que   lafracture   était   assez   simple,   qu’elleserait résolue avec le temps lorsquej’y verrais plus clair – à peu près aumoment   où   je   commencerais   àcomprendre   le   sexe.   Jamais   jen’imaginais  que  ce  n’était  pas  unescission mais une fragmentation, etj’ai traversé des parties entières dema vie  –  des   jours,  des  mois,  desannées   –   à   progresser   de   façonpurement   dirigée,   me   levant   tousles matins et me mettant au travail,travaillant   tellement   et   sicontinuellement   que   j’évitais   parn’importe quel moyen d’analyser ceque je savais de ma vie. Travaillerdevenait  une   transe.  J’ignorais  quij’étais   vraiment  et   comment   j’étaisdevenue   cette   personne,   jecontinuais   dans   cette   avancéejournalière,   j’étais   devenue   uneautomate  qui  n’existe  que par   sontravail.

J’ai essayé de faire partie de lacommunauté   lesbienne   féministeafin de me sentir réelle et valorisée.

Je ne me rendais pas compte que jeme cachais,  me  fondant  au  milieudes   autres   par   sécurité   comme   jel’avais   fait   au   lycée,  à   l’université.J’ai   trop connu cette attitude pourl’oublier.  Je  croyais  que toutes ceschoses   dont   je   ne   parlais   pas,   ouauxquelles je ne voulais même pastrop   penser,   n’étaient   pasimportantes,   qu’aucune   ne   medéfinissait. J’avais bâti une vie, uneidentité dont j’étais fière, j’avais uneautre   famille,   la   famille   lesbienne,dans   laquelle   je   me   sentais   ensécurité, et je n’avais pas réalisé quemon moi fondamental avait presquedisparu.

Il était facile de vivre cette vie àun   point   surprenant.   Tout   unchacun   concourait   à   ce   processus.Tout   dans   notre   culture   –   livres,télévision, films,  école, mode – estprésenté comme étant vu, entendu,ou façonné par une seule et uniquepersonne. Même si vous savez quevous   ne   partagez   en   rien   cetimaginaire standard – si vous aimezla country music et pas le classique,si   vous   lisez   les   livres   avec   uncertain   cynisme,   si   vous   restezincrédule face aux informations quevous écoutez, si vous être lesbienneet   pas   hétérosexuelle,   et   vivezentourée   de   votre   petitecommunauté   déviante   –   vous   êtestout de même conditionnée par cethégémonisme,   ou   par   votrerésistance à celui­ci. Le seul moyenque j’ai trouvé pour résister à cette

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de nous n’a mangé. Il est retourné àl’intérieur   peu   de   temps   après,   etnous   sommes   parties.   De   retourdans la voiture, ma mère s’est assisepour pleurer en silence. La semained’après, mon cousin a eu un rapportpour bagarre et sa détention a étéprolongée de six mois.

Mon cousin avait quinze ans. Iln’est   jamais   retourné   à   l’école,   etaprès la prison il n’a pas pu intégrerl’armée.   Quand   par   la   suite   il   estrentré   à   la   maison,   nous   n’enn’avons   jamais   parlé,   nous   n’enn’avons jamais eu besoin. Je savaissans le demander que le garde avaiteu sa  petite   revanche,  et   je   savaisaussi que mon cousin fracturerait ànouveau   une   cabine   téléphoniquedès  qu’il   le  pourrait  mais   le   feraitdiscrètement   et   sans   se   faireprendre.   Je   connaissais,   sansdemander la cause de sa fureur, cequ’il   ressentait   à   l’égard   des   genspropres,   bien   habillés,   méprisants,qui le regardaient comme si sa viene comptait pas plus que celle d’unchien.  Je   le  savais  parce que  je   leressentais moi aussi. Le garde nousavait   regardées,   maman   et   moi,avec la même expression que pournotre   cousin.   Nous   étions   desordures.   Nous   étions   ceux   pourlesquels ils construisaient les fermesd’État. Le garçon qu’ils ont renvoyéchez   ses   parents   était   le   fils   d’undiacre,   le   directeur   du   magasind’électroménager. 

Autant   j’ai   haï   cet   homme,   et

son fils, autant d’une certaine façonj’ai  haï  mon cousin aussi.   Il  auraitdû  savoir,   je  me disais,   les risquesqu’il   encourait.   Il   aurait   dû   faireplus attention. Lorsque j’ai grandi etcommencé  à   vivre   ma   propre   vie,c’était   une   rengaine   que   je   merépétais plus furieusement qu’à moncousin. Je savais qui j’étais, je savaisque   la   chose   la  plus   importante   àfaire   était   de   me   protéger   et   decacher   mon   identité   méprisable,fondue   dans   le   mythe   du   bonpauvre   et   de   la   lesbienneraisonnable. Quand je suis devenuemilitante   féministe,   cette   litanierésonnait   dans   ma   tête,   avec,   ennote   de   fond,   quelque   chose   detellement ancré et omniprésent queje ne l’entendais plus, même lorsquetout   ce   que   je   faisais   était   à   sondiapason.

En   1975,   je   gagnaispéniblement   ma   vie   en   étantl’assistante   d’un   photographe   deTallahassee, en Floride. Mais le vraitravail   de   ma   vie   était   monactivisme   lesbien   féministe,   letravail   que   j’ai   réalisé   avec   lamaison   des   femmes   locale   et   lecomité   pour   créer   un   programmed’études   féministes   à   l’universitéd’état   de   Floride.   Mon   rôleconsistait en partie, c’est comme çaque   je   le   voyais,   à   être   unelesbienne féministe évangélique,  età   aider   à   développer   une   analysepolitique   de   cette   société   qui

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Lorsque   les   femmes   de   mafamille   disaient   combien   ellestravaillaient durement, les hommescrachaient sur le côté et secouaientla tête. Les hommes avaient de vraismétiers   –   des   travaux   durs,dangereux,   qui   réclamaient   de   laforce   physique.   Ils   allaient   enprison,   et   pas   seulement   ceux  quin’avaient   pas   froid   aux   yeux,   lesgarçons insouciants qui me faisaientpeur  avec   leurs  manières  brutales,mais   leurs   frères   plus   doux   etgentils.  C’était  de   famille  ça aussi,c’est ce que prédisaient les gens ausujet  des  proches  de  ma mère,  oude   mes   proches.   «   Son   papa   estcelui   qui   a   fait   de   la   prison   enGéorgie,   et   son   oncle   aussi.Probablement,   il   est  bien  pareil   »,entendait­on   dire   au   sujet   degarçons   si   jeunes   qu’ils   avaientencore   leurs   dents   de   lait.   Nousallions   toujours   dans   des   fermesd’État voir quelqu’un, un oncle, uncousin,  ou  une  relation   sans  nom.La tête rasée, mornes et sonnés, ilspleuraient   sur   l’épaule   de   mamanou   suppliaient   mes   tantes   de   lesaider.   «   J’ai   rien   fait,   maman   »,disaient­ils,   et   cela   était   peut­êtrevrai, mais si même nous nous ne lescroyions  pas,  qui   les  aurait  crus  ?Personne   ne   disait   la   vérité,   pasmême   combien   leurs   vies   étaientdétruites. 

Un  de  mes   cousins  préférés   afait de la prison quand j’avais huitans, pour avoir fracturé une cabine

de téléphone publique à pièces avecun autre garçon. L’autre garçon futrenvoyé  à   la garde de ses parents.Mon   cousin   fut   envoyé   audépartement   garçons   de   la   fermed’État. Après trois mois, ma mamannous a emmenées lui rendre visite,avec un gros paquet de poulet frit,du  maïs   froid,   et   de   la   salade  depommes de terre. Avec une centained’autres nous nous sommes assisessur  la  pelouse avec mon cousin etl’avons regardé  manger comme s’iln’avait   pas   eu   de   repas   completdepuis   trois   mois.   Je   vis   sa   têtepresque   rasée   et   ses   oreillesmarquées   par   une   fine   cicatricebleue témoignant d’une coupe sansménagement.  Les gens riaient,   il  yavait de la musique, et un hommegrand,  paresseux,  en uniforme, estpassé   à   côté   de   nous   enmâchonnant   un   cure­dents   et   ennous   examinant   de   près.   Moncousin   a   gardé   la   tête   baissée,   levisage   rempli   de   haine,   et   n’aregardé   le   surveillant  que   lorsqu’ils’était retourné.

«   Les   fils   de   putes   »,   a­t­ilmurmuré,   ma   maman   lui   a   fait   «Chut ! ». Nous étions touTEs assisEssans bouger lorsque le garde a faitvolte­face. Il y a eu un long momentde   calme,   puis   l’homme   a   déridéson   visage   pour   faire   un   grandsourire. 

« Oui, oui », a­t­il dit. C’est toutce qu’il  a  dit.  Puis   il   s’est  éloigné.AucunE de nous n’a parlé. AucunE

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vision  hégémonique du monde  futde   m’inclure   moi­même   dansquelque   chose   de   plus   grand   quemoi. Comme féministe et militantelesbienne   radicale,   et   plus   tardcomme   militante   sexe­radicale   (cequi plus tard devint le terme, avecféministes   pro­sexe,   pour   désignercelles   qui   n’étaient   pas   anti­pornographie   mais   anti­censure,celles d’entre nous qui défendaientla   diversité   sexuelle),   le   besoind’appartenance,   afin   de   me   sentiren   sécurité,   était   tout   aussiimportant   pour   moi   que   pourn’importe   quelLE   hétérosexuelLE,citoyenNE   apolitique,   et   parfoismême   plus   important   puisque   lereste   de   ma   vie   était   fortementengagé dans le combat.

La première fois que j’ai lu lespoèmes d’Irena Klepfisz1,   lesbienneet   juive,   j’ai   éprouvé   comme   unfrisson de reconnaissance. Non pasque   mes   semblables   aient   été   «rayéEs de la carte » ou assassinéEscomme l’ont  été   les  sienNEs.  Non,nous avions été encouragéEs à nousdétruire nous­mêmes, on nous avaitrenduEs   invisibles   parce   que   nousne collions pas au mythe, engendrépar   la   classe   moyenne,   des   bonspauvres.   Même   maintenant,   àquarante ans passés et obstinémentfière   de   ma   famille,   je   ressens   lepoids de cette mythologie, de cettevision   romancée   et   tronquée   des

1 Irena Klepfisz, A Few Words in the Mother Tongue : Poems, Selected and Ne, Eigth Mountain Press, Portland, Oregon, 1990.

pauvres. Je me retrouve à regardervers  mon passé  en me demandantce qui a été réel, ce qui a été vrai. Àl’intérieur   de   ma   famille,   tant   dechoses étaient sujettes à mensonges,plaisanteries,   dénis,   ou   dites   defaçon délibérément indirecte, d’unesourde   humiliation,   ouaccompagnées d’une brève grimacepincée   qui   démentait   tout   ce   quivenait d’être dit. Qu’est­ce qui étaitvrai ? La pauvreté décrite dans leslivres et les films était romantique,servant de toile de fond à l’histoirede personnages qui arrivaient à s’enéchapper.

La   pauvreté   dont   lesintellectuels  de gauche  faisaient   leportrait était tout aussi romantique,une   tribune   pour   taper   sur   leshautes et moyennes classes, et, dansleur   perspective,   le   héros   de   laclasse ouvrière était invariablementmasculin, vertueusement indigné, etinhumainement   noble.   La   réalitéfaite de haine de soi et de violenceétait ou absente ou caricaturée. Lapauvreté   que   je   connaissais   étaitmonotone,   anesthésiante,honteuse ; les femmes y avaient dupouvoir   mais   sur   des   critères   quin’apparaissaient   pas   commehéroïques au reste de la société.

On   ne   voyait   les   vies   de   mafamille ni à la télévision, ni dans leslivres,   ni   même   dans   les   bandesdessinées.   Il  existait  un mythe despauvres   dans   ce   pays   mais   il   nenous   incluait   pas,  malgré   tous   les

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efforts   que   je   faisais   pour   nous   yfaire rentrer de toutes mes forces. Ily   avait   une   notion   de   bonNEspauvres   –   travaillant   dur,déguenilléEs   mais   propres,   etintimement honorables. J’ai comprisque   nous   étions   les   mauvaisESpauvres   :   les  hommes  buvaient   etétaient   incapables   de   garder   untravail ; les femmes, invariablementenceintes   avant   le   mariage,devenaient   rapidement   usées,grosses   et   vieilles   d’avoir   troptravaillé et porté trop d’enfants ; lesenfants avaient le nez qui coule, lesyeux   humides   et   des   mauvaisesmanières.   Mes   cousins   ont   quittél’école, volé des voitures, pris de ladrogue   et   fait   des   métiers   qui   nemènent à rien comme pompistes ouserveurs. Nous n’étions ni nobles, nireconnaissantEs,   ni   même   pleinEsd’espoir.   Nous   nous   savionsmépriséEs.   Les   membres   de   mafamille avaient honte d'être pauvreset   de   n'avoir   aucun   espoir.Travailler, économiser, lutter ou sebattre pour quoi ? Nous avions eules   générations   précédentes   pournous   apprendre   que   rien   n’avaitjamais changé et que celles et ceuxqui   avaient   tenté   d’y   échapperavaient échoué.

Ma maman avait onze frères etsœurs et je ne connais le nom quede   six   d’entre   elles/eux.   AucunEn’est encore vivantE pour me dire lenom   des   autres.   C’est   ma   grand­mère   qui   m’a   parlé   de   mon   vrai

papa, un bel homme sans ambitionqui   s’était   marié,   avait   eu   sixenfants,   et   qui   vendait   desassurances­vie   au   rabais   à   desNoirEs sans le sou. Ma maman s’estmariée   quand   j’avais   un   an,   maisson mari est décédé un an plus tard,juste   après   la   naissance   de   mapetite sœur.

Lorsque   j’avais   cinq   ans,maman  s’est  mariée  avec   l’hommequi allait partager sa vie jusqu’à samort.  Durant   leur  première   annéede   mariage,   maman   a   fait   unefausse couche et, pendant que nousattendions   à   l’extérieur   sur   leparking, mon beau­père m’a frappéepour la première fois, un geste qu’ila   continué   de   faire   jusqu’à   mestreize   ans   passés.   Lorsque   j’avaispeut­être  huit  ans,  maman nous  aemmenées dans un motel après quemon   beau­père   m’eut   tellementbattue   que   cela   avait   causé   unscandale dans la famille, mais noussommes   rentrées   deux   semainesaprès. Maman m’a dit qu’elle n’avaitvraiment   pas   le   choix   :   elle   nepouvait   pas   nous   nourrir   seule.Lorsque  j’avais  onze  ans,   j’ai  dit  àun de mes cousins que mon beau­père me battait. Maman a fait mesbagages   et   ceux   de   mes   sœurs   etnous   a   emmenées   quelques   joursailleurs, mais une nouvelle fois monbeau­père   a   juré   qu’il   nerecommencerait   plus,   et   unenouvelle fois nous sommes revenuesaprès quelques semaines. J’ai cessé

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gentils   avec   elles,   et   ce   n’étaitjamais   un   arrangement   direct   etgrossier au point de mettre un prixsur   leurs   faveurs.   Elles   n’auraientd’ailleurs   jamais   décrit   ce   qu’ellesfaisaient   comme   étant   de   laprostitution.   Rien   ne   les   mettaitplus en colère que de suggérer queles   hommes   qui   les   aidaient   lefaisaient   uniquement   pour   leursfaveurs.   Elles   travaillaient   pourvivre,   juraient­elles,  mais  ça c’étaitdifférent. 

Je me suis toujours demandé sima mère détestait son papa­gâteau,ou sinon lui, son besoin à elle de cequ’il   lui   offrait,   mais   dans   monsouvenir cela n’apparaît pas. C’étaitun  vieil  homme,  à  moitié   infirme,hésitant et dépendant, et  il  traitaitma   maman   avec   énormément   deconsidération   et,   oui,   de   respect.Leur   relation  était  douloureuse,  etcomme ni mon beau­père ni elle negagnaient assez d’argent pour fairevivre la famille, maman ne pouvaitpas   refuser   l’argent   de   son   papa­gâteau. En même temps cet hommene   donnait   aucune   indicationcomme   quoi   cet   argent   servait   àacheter à maman ce qu’elle n’auraitpas  normalement  offert.   La  vérité,je   crois,   est   qu’elle   l’aimaitsincèrement,   et   que   cela   étaitpartiellement   dû   au   fait   qu’il   latraitait si bien.

Même   maintenant,   je   ne   suispas sûre qu’ils avaient des relationssexuelles.   Maman   était   une   jolie

femme, et elle était gentille avec lui,une   gentillesse   dont   évidemmentpersonne n’avait fait preuve enverslui durant sa vie. De plus, il prenaitgrand soin de ne lui  causer aucunproblème avec  mon beau­père.  Entant qu’adolescente, avec le méprisdes adolescentEs pour les entorses àla   morale   et   les   complexitéssexuelles   quelles   qu’elles   soient,j’étais   persuadée   que   les   relationsentre ma maman et ce vieil hommeétaient   méprisables.   Et   aussi,   quejamais   je   ne   ferais   une   chosepareille.   Mais   la   première   foisqu’une   petite   amie   m’a   donné   del’argent   et   que   je   l’ai   pris,   tout   abougé   dans   ma   tête.   Le   montantn’était   pas   élevé   pour   elle,   maispour   moi   il   l’était   et   j’en   avaisbesoin.  Alors  que  je  ne pouvais   lerefuser,   je   me   suis   haïe   de   leprendre   et   je   l’ai   haïe   de   me   ledonner. Pire, elle montrait moins debonne   grâce   à   l’égard   de   mesbesoins que papa­gâteau n’en avaitmontré   envers   maman.   Tout   lemépris amer que j’éprouvais enversmes tantes et mes cousines dans lebesoin s’est déchaîné et a consumél’amour   que   j’éprouvais   pour   elle.J’ai   rapidement   mis   un   terme   ànotre   relation,   incapable   de   mepardonner   d’avoir   vendu   ce   qui,estimais­je,  ne devait être qu’offertlibrement – pas le sexe mais l’amourlui­même.

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l’avaient appris. Pour eux le travailc’était   le   travail,  quelque chose denécessaire.   Tu   faisais   ce   que   tuavais  à   faire  pour   survivre.   Ils   netiraient pas autant de fierté de leurtravail   que   de   leur   capacité   àendurer   le   dur   travail   et   lesmauvaises passes. En même temps,ils   maintenaient   qu’il   y   avaitcertaines   formes   de   travail,   dontcelui   de   femme   de   chambre,   quiétaient   seulement   pour   les   Noirs,pas pour les blancs, et alors que jene  partageais  pas   cette  opinion   jesavais   qu’elle   faisaitintrinsèquement  partie  de  la   façondont   ma   famille   voyait   le   monde.Quelquefois   j’avais   l’impressiond’être à cheval sur les deux culturessans appartenir à l’une ou à l’autre.Je serrais les dents face au racismeindiscutable   de   ma   famille   etcontinuais à respecter leur patiencepleine   de   pragmatisme.   Mais   deplus en plus, en vieillissant, ce quej’ai   ressenti   c’est   une   profondebrouille de mes sentiments affectifsdue   à   leur   vue   sur   le   monde,   etgraduellement une honte qui leur aété totalement incompréhensible.

« Tant qu’il y a des restaurantspour   manger,   tu   peux   toujourstrouver du travail », me disaient mamère   et   mes   tantes.   Puis   ellesajoutaient   :  «  On peut se   faire  unpeu  plus   avec  un   sourire.   »   Il   estévident   qu’il   n’y   avait   rien   dehonteux   derrière   cela,   ce   sourireattendu   derrière   le   comptoir,   ce

sourire   triste   lorsque   vous   n’aviezpas   le   loyer,   ou   la   façon   mi­provocante,   mi­implorante   de   mamaman de couvrir de gentillesses lepatron du magasin pour obtenir unpetit crédit. Mais je détestais ça, jedétestais   le   besoin   que   l’on   avaitqu’elle   le   fasse,   et   la   honte   quisuivait chaque fois que je le faisaismoi­même.   Pour   moi   c’était   de   lamendicité,   une   quasi­prostitutionque je méprisais, alors même que jecontinuais à compter dessus. Aprèstout, j’avais besoin d’argent.

«   Fais   juste   un   sourire   »,plaisantaient   mes   cousines,   et   jen’aimais   pas   ce   qu’elles   voulaientdire. Après mes études supérieures,lorsque j’ai commencé à subvenir àmes besoins et à étudier les théoriesféministes,   je   suis   devenue   plusméprisante   que   compréhensive   àl’égard des femmes de ma famille.Je me disais que la prostitution étaitune profession qualifiée et que mescousines   n’étaient   jamais   que   desamatrices.   Cela   contenait   unecertaine   part   de   vérité,   bien   que,comme tout jugement sévère rendude l’extérieur, il fît l’impasse sur lesconditions   dans   lesquelles   on   enétait arrivées là. Les femmes de mafamille, y compris ma mère, avaientdes   papas­gâteaux,   pas   des   jules,des hommes qui   leur  glissaient  del’argent   parce   qu’elles   en   avaientterriblement  besoin.  De   leur  pointde  vue   elles   étaient  gentilles   avecces   hommes   parce   qu’ils   étaient

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de   parler   pendant  un   moment,   etn’ai qu’un vague souvenir des deuxannées qui ont suivi.

Mon   beau­père   travaillaitcomme vendeur itinérant, ma mèrecomme   serveuse,   blanchisseuse,cuisinière,   ou   ouvrière   pouremballer les fruits. Je n’ai jamais pucomprendre,   vu   qu’ils   travaillaientsi dur et tant d’heures par jour, quenous n’ayons jamais assez d’argent,mais   c’était   également   le   cas   desfrères   et   sœurs   de   maman   quitrimaient dur dans les minoteries etles  aciéries.  En   fait  mes  parents  yarrivaient mieux que n’importe quidans   la   famille.   Mais   par   la   suitemon   beau­père   a   été   licencié   etnous   avons   touché   le   fond   –   desmois   de   cauchemar   avec   leshuissiers   à   la   porte,   les   meublesrepris,   et   les   chèque  en  bois.  Mesparents   ont   monté   une   combinepour qu’on croie que mon beau­pèrenous   avait   abandonnées,   mais   enréalité il est descendu en Floride, aeu   un   nouveau   travail,   et   nous   aloué une maison. Il est revenu avecun camion U­Haul en pleine nuit, aemballé   nos   affaires,   et   nous   aemmenées vers le Sud.

La nuit où nous avons quitté laCaroline  du Sud,  ma  maman  s’estpenchée   vers   la   banquette   arrièrede   sa   vieille   Pontiac   et   nous   apromis à nous les filles : « Ce seramieux   là­bas.   »   Je   ne   sais   pas   sinous l’avons crue, mais je me revoistraversant la Géorgie au petit matin,

regardant les collines d’argile rougeet   la   végétation   de   mousse   tirantvers le gris s’éloigner dans la lunettearrière. Je n’arrêtais pas de regarderle   camion   derrière   nous,ridiculement   petit   pour   contenirtout ce que l’on possédait.  Mamann’avait rien emballé qui ne fût déjàremboursé en totalité, ce qui voulaitdire qu’elle n’avait que deux chosesde valeur : sa machine à laver et samachine   à   coudre,   toutes   deuxsolidement attachées aux parois ducamion.   Pendant   le   trajetj’imaginais   un   accident   qui   auraitéventré   le   camion,   éparpillant   lesvieux  habits   et  brisant   la  vaissellesur le macadam. 

Je   n’avais   que   treize   ans.   Jevoulais   qu’on   reparte   de   zéro,recommencer   comme   des   gensnouveaux sans   traces du passé.   Jevoulais fuir ce que l’on avait vu denous,   ce   que   nous   avions   été.   Cedésir,   je   l’ai   senti   chez   d’autresmembres   de   ma   famille.   C’est   lapremière chose à   laquelle je pensequand des problèmes surgissent – lasolution géographique. Changer tonnom, quitter la ville, disparaître, terefaire.   Ce   qui   se   cache   derrièrecette pulsion, c’est la conviction quela   vie   que   vous   avez   vécue,   lapersonne que vous êtes n’ont pas devaleur,   qu’il   vaut   mieux   lesabandonner, que fuir est plus facileque d’essayer de changer les choses,que   changer   soi­même   n’est   paspossible. Parfois je me dis que c’est

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cette   conviction   –   plus   séduisanteque   l’alcool   ou   la   violence,   plussubtile   que   la   haine   du   sexe   oul’injustice  entre   les  genres  –  qui  adominé  ma  vie  et   rendu  tout  vraichangement   si   difficile   etdouloureux.

Déménager   en  Floride  n’a  pasamélioré nos vies. Cela n’a pas faitcesser   la   violence   de   mon   beau­père, ni soulagé ma honte, ni renduma mère heureuse. Une fois là­bas,nos   vies   ont   été   régies   par   lamaladie de ma mère et les facturesdes soins médicaux. Elle avait subiune   hystérectomie   lorsque   j’avaisenviron huit ans, ainsi qu’une séried’hospitalisations   pour   des   ulcèreset  un problème de  dos  chronique.Tout  au   long  de  mon adolescenceelle   a   par   superstition   refusé   quequiconque prononce le mot  cancer.Lorsqu’elle   n’était   pas   malade,maman   et   mon   beau­père   allaientau travail, luttant pour rembourserce   qui   semblait   être   uneinsurmontable montagne de dettes.

Avant   que   j’ai   quatorze   ans,mes sœurs et moi avions trouvé desmoyens pour décourager la plupartdes avances sexuelles de mon beau­père.   Nos   efforts   se   sont   trouvéssecondés lorsqu’il a été examiné parun psychothérapeute après qu’il eutun   accès   de   colère   au   travail   etqu’on   lui   eut   prescrit   desmédicaments   qui   le   rendaientrenfrogné mais moins violent. Nousavons   grandi   rapidement,   mes

sœurs   prenant   le   chemind’abandonner   l’école   tandis   quej’avais de bonnes notes et passais leplus   d’examens   possible   en   vued’obtenir   une   bourse.   Je   fus   lapremière  personne  de   la   famille  àavoir   le   bac,   et   le   fait   que   jepoursuive   mes   études   a   été   unevéritable surprise.

Nous imaginons touTEs que nosvies sont normales,  et  je ne savaispas que la mienne n’était pas cellede tout le monde. C’est en Florideque   j’ai   commencé   à   comprendrecombien   nous   étions   différentEs.Les gens que nous rencontrions là­bas n’avaient  pas été   façonnés parla   structure   de   classe   rigide   quidominait le Piémont de Caroline duSud.   La   première   fois   que   j’airegardé  mes  camarades  de  collègeet que j’ai pris conscience que je nesavais   pas   qui   ils   étaient   –   nonseulement en tant qu’individus maisen   tant   que   catégorie,   qui   étaientleurs semblables et comment ils sevoyaient eux­même – j’ai aussi prisconscience qu’ils ne me connaissaitpas.   À   Greenville,   tout   le   mondeconnaissait   ma   famille,   tout   lemonde   savait   qu’on   était   de   laracaille,   et   cela   voulait   dire   qu’onserait   sûrement   pauvres,   qu’onaurait   sûrement   des   boulotslugubres   et   mal   payés,   qu’ontomberait   enceintes  pendant   notreadolescence,   et   qu’on   ne   finiraitjamais l’école. Mais la Floride dansles années soixante était  pleine de

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les   films,   travaillant   au   moulindepuis des générations et sortant dudroit   chemin   à   cause   del’alcoolisme,   d’une   tendancefamiliale   à   la   rébellion   et   auxdiscussions   syndicales.   Mais   celaaurait  été   un  mensonge.  La  véritéc’est que personne dans ma famillen’a jamais été syndiqué. 

Poussé à la limite, le mythe dupauvre   placerait   ma   famille   au­dessus des organisations syndicaleset des personnes brisées par l’échecdes syndicats.  Pour ma famille,  lesleaders   syndicaux,   comme   lesprédicateurs,   étaient   d’une   autreclasse,   suspecte   et   haïe   autantqu’admirée pour ce qu’elle essayaitd’accomplir. Nominalement baptistedu   Sud,   aucun   membre   de   mafamille ne prêtait attention dans lesfaits aux prédicateurs, et seulEs lesenfants allaient au catéchisme. Unecroyance   sérieuse   en   quoi   que   cesoit   –   toute   idéologie   politique,système religieux, ou théorie sur lesens ou le but de la vie – était jugéeirréaliste.   C’était   une   attitude   quim’a   beaucoup   gênée   lorsque   j’aicommencé   à   lire   les   romanssocialement engagés que je trouvaisau   rayon   livres   de   poche   auxalentours   de   onze   ans.   J’aimaisparticulièrement   les   romans   deSinclair Lewis et je voulais imaginerma famille faisant partie de la lutteouvrière. 

« Nous n’étions pas des suiveurs»,   m’a   dit   ma   tante   Dot   avec   un

sourire   lorsque   je   lui   ai   parlé   dessyndicats.   Mon   cousin   Butch   arigolé,   m’a   dit   que   les   syndicatsfaisaient  payer de cotisations,  et  adit : « Diable, on arrive même pas ànous faire mettre un sou à la quête.J’vais pas en donner aux syndicats.» J’ai trouvé dommage que la seulechose en laquelle ma famille croyaitde   tout   cœur   fût   la   chance   et   lescaprices   du   destin.   Ils   avaientl’intime   conviction   que   le   plusprudent   et   le   plus  admirable   étaitde garder son sens de l’humour, dene   jamais  pleurnicher  ni   trembler,et  de   faire   confiance  à   la   chance,qui pourrait un jour tourner. Le faitque   je   devienne   une   activistepolitique   dotée   d’une   ferveurpresque   religieuse   fut   ce   qui   a   leplus   scandalisé   ma   famille   et   lacommunauté  ouvrière du Sud dontelle faisait partie. 

De façon similaire, ce n’est pasma sexualité, mon lesbianisme, quema famille a trouvé le plus rebelle ;durant la plus grande partie de mavie,   personne   excepté   ma   mamann’a   pris   mon   orientation   sexuelletrès au sérieux. Non, c’était ce queje   pensais   au   sujet   du   travail,   del’ambition,   et   du   respect   de   soi­même.  Les   femmes  de  ma   familleétaient serveuses, filles de comptoirou   ouvrières   dans   desblanchisseries.   J’étais   la   seule   quiaie   travaillé   comme   bonne,   unechose que je n’ai dite à aucun d’eux.Ils   auraient   été   en   colère   s’ils

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femmes   qui   m’attire   estinvariablement le genre de femmesqui   embarrasse   les   lesbiennesféministes politisées et respectablesdes   classes   moyennes.   Mon   idéalsexuel   est   butch,   exhibitionniste,doté   d’un   physique   agressif,   c’estune femme plus intelligente qu’ellene veut le faire croire, et fière d’êtretraitée de perverse. Le plus souventelle fait partie de la classe ouvrière,elle   a   une   aura   de   danger   et   unhumour plein d’ironie. Beaucoup denos   contemporainEs   prétendentfaire preuve d’une grande tolérancesexuelle,   mais   le   fait   que   masexualité soit construite au cœur dufétichisme   cuir,   et   autour   dedynamiques   butch/fem,   estlargement considéré avec du dégoûtou une haine catégorique.

Tout  une partie  de  ma vie  onm’a supposée malavisée, abîmée parl’inceste et les abus sexuels de monenfance, me livrant délibérément àdes pratiques sexuelles haïssables etdégradantes   dans   le   souci   égoïstede   me   concentrer   sur   ma   seulesatisfaction sexuelle. On s’attendaità   ce   que   j’abandonne   mes   désirspour devenir   la   femme normaliséequi   flirte   avec   le   fétichisme,   quis’amuse   à   renverser   les   rôles   etdevise   avec   humour   ou   un   légermépris sur les catégories historiquesde désirs déviants mais n’en prendaucune   suffisamment   au   sérieuxpour   revendiquer   une   identitésexuelle basée sur ces catégories. Il

était   déjà   assez   dur   de   medébarrasser de ces exigences quandelles étaient formulées par la sociétéstraight.  Cela  devenait  consternantlorsque ces même exigences étaientformulées par d’autres lesbiennes.

Une  des   forces   que   je   tire  demon milieu social est l’habitude dumépris.   Je   sais  que   je  n’ai  aucunechance   de   devenir   ce   que   mesdétracteurs   espèrent  de  moi,   et   jecrois que même la tentative de leurplaire   ne   récolterait   que   leurmépris,   et   le   mien   par   la   mêmeoccasion.   Néanmoins,   la   relationentre   la   vie   que   j’ai   vécue   et   lafaçon dont cette vie est perçue parles   autres   a   toujours   invité  à   unesorte de fantasme m’automythifiant.Il a toujours été tentant pour moi defaire   jouer   les   stéréotypes   et   lesidées   fausses   de   la   culturedominante,   plutôt   que   de   décrireune difficile et parfois douloureuseréalité.

J’essaie   de   comprendrecomment   nous   intériorisons   lesmythes   de   notre   société   mêmelorsque nous leur résistons. J’ai eula   tentation   très   forte   d’écrire   ausujet   de   ma   famille   une   sorte   deconte moral, nous dans le rôle deshéros   et   les   classe   moyennes   etsupérieures  dans   celui   des   vilains.Cela   aurait   fait   partie   du   mytheromantique,   par   exemple,   deprétendre   que   nous   étions   cesnobles blancs du Sud dépeints dans

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fuyards  et  d’immigrantEs,  et  notreécole   de   la   banlieue   ouvrièremajoritairement   blanche   nousclassait non pas d’après le revenu etles  origine   familiales,  mais  d’aprèsdes   testes   d’intelligence   etd’aptitude.   Soudain   j’ai   étépropulsée   sur   la   voie   menant   auxétudes   supérieures,   et   si   l’on   meméprisait   pour   mon   talentinexistant en société, ma garde­robelamentable   et   mon   long   accenttraînant,   il   y   avait   égalementquelque chose que je n’avais jamaisconnu   avant   :   un   anonymatprotecteur,   ainsi   qu’une   sorte   derespect   et   de   curiosité   réticentsconcernant mon avenir. Parce qu’ilsne   voyaient   pas   la   pauvreté   et   ledésespoir comme une issue courued’avance   pour   moi,   j’ai   pucommencer   à   imaginer   d’autresavenirs pour ma vie.

Dans   ce   pays,   nous   étionsinconnuEs.   Le   mythe   du   pauvres’était   posé   sur   nous   et   nousdonnait   du   prestige.   Je   le   voyaisdans les yeux de mes professeurEs,dans ceux du représentant du Lion’sClub qui  avait  payé  mes nouvelleslunettes, et dans ceux de la femmede la Junior League qui me parlaitde   la   bourse   que   j’avais   obtenue.C’était   mieux,   beaucoup   mieux,d’être une pauvre mythique que defaire   partie   des  ils  que   j’avaisconnus   avant.   J’ai   aussi   faitl’expérience   d’un   nouveau   niveaude peur,   la  peur  de  perdre  ce  qui

auparavant   n’aurait   jamais   étéimaginable.   Ne   me   laissez   pasperdre cette chance, priais­je, vivantdans la terreur que l’on ne me voieà nouveau comme je me connaissaismoi­même.

Adolescente,  je trouvais que lafuite de ma famille de Caroline duSud ressemblait à un mauvais film.Nous avons fui comme des esclavesauraient  pu le   faire,  avec  le shérifarrêtant mon beau­père dans le rôledu   garde­frontière   imaginaire.   Jesuis sûre que si nous étions restéEsen   Caroline   du   Sud,   j’aurais   étéprise au piège de la misère héritéede ma  famille,  avec  la  prison,  desenfants   sans  père   –   et   que   mêmeêtre   intelligente,   obstinée,   etlesbienne n’y aurait rien changé.

Ma   grand­mère   est   mortelorsque   j’avais   vingt   ans,   et   aprèsque   maman   fut   allée  à   la  maisonpour l’enterrement j’ai fait une sériede rêves dans lesquels nous vivionstoujours à  Greenville, en bas de larue   où   était   morte   mamie.   Dansmes rêves, j’avais deux enfants et unseul   œil,   je   vivais   dans   unecaravane, et je travaillais dans unefilature. La plus grande part de montemps   consistait   à   me   demanderquand je me déciderais à nous tuer,moi   et   mes   enfants.   Les   rêvesétaient   si   vivants   que   je   me   suispersuadée   qu’ils   étaientlittéralement la vie que j’aurais eue,et   j’ai   commencé   à   travailler   pluspour mettre autant de distance que

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possible   entre   ma   famille   et   moi.J’ai  copié   les  tenues,   les manières,les   attitudes   et   les   ambitions   desfilles   que   je   rencontrais   à   la   fac,changeant ou cachant mes propresgoûts, centres d’intérêt et désirs. J’aigardé   mon   lesbianisme   secret,m’abritant   derrière   l’amitié   d’ungarçon   efféminé,   ce   qui   nousarrangeait   touTEs   les   deux.J’expliquais   à   mes   amies   que   jerentrais rarement à la maison parceque   mon   père   et   moi   nousdisputions   trop   pour   que   je   mesente bien chez lui. Mais ce n’étaitqu’une   partie   de   la   raison   pourlaquelle   j’évitais   de   rentrer   à   lamaison, la raison la plus commode.La vérité c’est que j’avais peur de ceque je pourrais devenir en rentrantchez   ma   maman,   la   femme   desfameux rêves – odieuse, violente etdésespérée.

Il est dur d’expliquer que j’ai fuima propre vie de façon si délibéréeet minutieuse. Je n’avais pas oubliéd’où   je   venais,   mais   je   serrais   lesdents  et   je   le  cachais.  Lorsque mabourse n’a plus été  suffisante pourpayer   mes   études   supérieures,   j’aipassé   un   an   de   travail   acharné   àfaire des salades, à être professeureremplaçante ou femme de chambre.J’ai finalement trouvé un job aprèsavoir   accepté   d’être   parachutéen’importe où, là où les services de laSécurité   Sociale   avaient   besoind’une employée. Une fois que j’ai euun travail et une place fixe, je suis

devenue active sur le plan politiqueet   aussi   dans   ma   vie   sexuelle,rejoignant   l’équipe   de   volontairesde   la   Maison   des   femmes,   ettombant amoureuse d’une série defemmes  de   la   classe  moyenne  quipensaient   que   mon   accent   et   meshistoires   étaient   profondémentcharmants. Ce que je leur racontaisau   sujet   de   ma   famille,   de   laCaroline   du   Sud,   sur   le   seul   faitd’être pauvre, tout cela n’était quedes   mensonges,   savamment   misbout à bout pour paraître drôles ouamusants.   Je   savais   trop  bien  quepersonne   ne   voulait   entendre   lavérité  sur la pauvreté,   le désespoiret la crainte, le sentiment que riende   ce  que   je   faisais  ne   changeraitrien, ou le ressentiment furieux quicouvait   sous   mes   plaisanteries.Même lorsque avec ma petite amienous   avons   formé   une   famillelesbienne alternative, partageant ceque   nous   pouvions   de   nosressources,   j’ai   maintenu   la   véritésur mes origines et celle que je mesavais   être   dans   un   flouprécautionneusement   mystérieux.J’ai   travaillé   très  dur pour devenirune   nouvelle   personne,   unelesbienne   activiste   radicale   biendans sa tête,  et  j’ai  totalement cruqu’en   me   recréant   moi­mêmej’aidais à refaire le monde.

Durant une dizaine d’années, jene suis jamais retournée à la maisonpour   plus   de   quelques   jours   àchaque fois.

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Lorsque dans les années quatre­vingt   j’ai   rencontré   par   hasard   leconcept de sexualité féministe, je nesavais   pas   véritablement   ce   qu’ilvéhiculait. Bien que j’aie été, et soisencore,   féministe,   que   je   me   soisengagée à réclamer le droit de gérermes  désirs   sexuels   sans  placer   cesdésirs   sous   la   coupe  d’une   sociétéqui  a  peur  du  sexe,   les  demandesd’explication ou de  justification demes   fantasmes   sexuels   m’ontembarrassée.   Comment   chacuneexplique­t­elle ses pulsions sexuelles?

La   guerre   des   sexes   estterminée,   m’a­t­on   dit,   et   ça   medonne toujours envie de demanderqui   l’a   gagnée.  Mais  mon  sens  del’humour   paraîtrait   sans   doute   unpeu obscur à des femmes qui ne sesont jamais senties menacées par lamanière   dont   la   plupart   deslesbiennes   pensent   et   utilisent   lestermes  pervers  et  queer.  J’utilise   leterme queer pour signifier  plus dechoses   qu’avec   celui   de   lesbienne.Depuis   que   je   l’ai   utilisé   pour   lapremière fois en 1980 j’ai  toujourspensé   qu’il   impliquait   que   j’étaisnon seulement une  lesbienne maisaussi   une   lesbienne   femtransgressive – passive, masochiste,aussi sexuellement agressive que lesfemmes  que   je   recherche,  et  aussipornographique   dans   monimaginaire et mes activités sexuelles

que   la   pensée   hétérosexuelledominante l’a toujours cru.

Ma tante Dot plaisantait : « Il ya deux ou trois  choses que  je  saisparfaitement,   mais   jamais   lesmêmes   et   pas   aussi   parfaitementque je le voudrais. » Ce que je saisassurément   c’est   que   la   classesociale,   le   genre,   l’orientationsexuelle,  et   les  préjugés  – raciaux,ethniques, et religieux – forment unmaillage   complexe   qui   façonne   etplace des barrières dans notre vie etque la résistance à la haine n’est pasun acte simple. Clamer son identitédans   le   creuset   de   la   haine   etrésister à cette haine est infinimentcompliqué   et,   pire,   presqueimpossible à expliquer.

Je  sais  que   j’ai  été  haïe  parceque j’étais lesbienne, à la fois par la« société » et le milieu plus intimede ma  famille  au  sens   large,  maisj’ai été également haïe ou méprisée(ce   qui   est   d’un   certain   côté   plusfragilisant   et   insaisissable   que   lahaine)   par   des   lesbiennes   dont   lecomportement   et   les   pratiquessexuelles   avaient   été   forgées   parleur   classe   sociale.   Mon   identitésexuelle   est   intimement   façonnéepar ma classe sociale et ma régiond’origine, et la haine dirigée contremes   préférences   sexuelle   est   pourune grande part dirigée contre monmilieu  social  –  bien que beaucoupde   gens,   les   féministes   enparticulier, aiment prétendre que cen’est   pas   un   facteur.   Le   genre   de

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