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La gare fantôme Roman jeunesse à partir de 10 ans Texte de Monique Derval Illustration couverture de Geneviève Carpentier La gare fantôme Monique Derval 2007©

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La gare fantôme Roman jeunesse à partir de 10 ans

Texte de Monique Derval

Illustration couverture de Geneviève Carpentier

La gare fantômeMonique Derval 2007©

Avertissement

Comme l’annonce le logo de

conformité figurant sur la première page, l’auteure a choisi d’écrire son texte en employant la nouvelle orthographe.

Pour tout savoir sur l’application des

rectifications orthographiques : www.orthographe-recommandee.info.

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Remerciements

Je remercie tout particulièrement Jacques

Schroeder, mon premier et fidèle lecteur, pour sa confiance et son soutien indéfectible. Merci aussi à mon fils Jean-Pascal pour ses encouragements.

Je suis reconnaissante à mon ami Gérard Delhaye de m’avoir permis d’utiliser son prénom pour un de mes personnages.

Que soient également remerciés ici Ariane Schroeder et Pol Lardinois qui m’ont fourni de la documentation.

Enfin, je dis un grand merci à Geneviève Carpentier qui a accepté d’illustrer la page couverture.

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À la mémoire de

Raymond H., chef de gare

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Chapitre 1 Une grand-mère inconnue

Aussi étrange que cela puisse paraitre, la

mère de mon père habite dans une gare. C’est d’ailleurs ce qui m’a décidée à me rendre chez elle, en Belgique.

À vrai dire, je n’avais pas vraiment le choix. D’habitude, je passe la plus grande partie de mes vacances chez grand-mère Delphine, dans son chalet à Magog, mais cette année, ce n’était pas possible à cause de son mauvais état de santé.

Jusqu’à présent, je ne m’étais pas beaucoup intéressée à cette autre grand-mère lointaine qui, d’après mon père, avait toujours refusé de prendre l’avion pour venir nous voir. Je ne la connaissais que par le vieil album de famille et, franchement, comme je l’ai confié à mon amie Huguette, cela n’avait rien de rassurant. Car toutes les photos la montrent dans la même attitude : debout, bien droite, regardant fixement devant elle, sans sourire. Ensuite, on s’aperçoit que, légèrement en retrait, il y a un homme portant uniforme et casquette. C’est son mari, Raymond, le chef de gare. Mais lui, je ne ferai jamais sa connaissance, car il est décédé.

Quand je raconte à Huguette que la mère de mon père habite dans la gare que l’on voit en arrière-plan sur la plupart des photos, elle hausse les épaules :

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— Voyons, Alicia, on n’habite pas dans une gare!

— Si, je t’assure! Je lui montre l’album et je lui explique toute

l’histoire : — Mon grand-père a été chef de gare dans

ce village. À l’époque de la construction des petites gares de campagne, on prévoyait toujours de la place pour loger le chef de gare et sa famille. Un peu comme les garde-barrières qui, eux, avaient leur maison tout près des passages à niveau qu’ils devaient surveiller.

Et je répète mot pour mot les paroles de mon

père : « Comme le capitaine d’un bateau, le chef de gare était toujours à son poste. » Là je vois que, pour une fois, j’ai réussi à impressionner mon amie. Malheureusement, je suis bien obligée de lui avouer que maintenant la gare est fermée aux voyageurs, mais j’ajoute rapidement :

— Malgré tout, ma grand-mère continue à

habiter la gare désaffectée. — Ça veut dire que ta fameuse gare ne sert

plus à rien! conclut Huguette en levant de nouveau les épaules.

— Mais si! Il y a encore des trains de marchandises qui passent, mais comme le système d’aiguillage a été automatisé, il n’y a plus besoin de personne pour surveiller le trafic.

— Pfft! c’est une gare fantôme, alors! s’exclame Huguette.

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Je ne réponds rien, mais je suis déçue. Ce n’est pas encore aujourd’hui que j’épaterai ma copine. Il faut dire que, pour le moment, il n’y a plus que son nouvel ami qui compte pour elle. Je la laisse donc délirer sur « son » Pierre.

— Je suis dingue amoureuse de lui, me dit-

elle les yeux plus brillants que jamais.

Je lui fais remarquer qu’elle disait déjà ça de

Jean-Marc, son soupirant précédent. Vexée, Huguette lâche de son air le plus condescendant :

— De toute façon, tu ne peux pas

comprendre! Tu ne sais même pas ce que c’est d’aimer quelqu’un.

— L’amour, toujours l’amour! Tu m’embêtes à la fin avec tes affaires de cœur, lui dis-je.

Et je la quitte très fâchée. Je déteste me faire

rappeler mon manque d’expérience dans ce domaine. Huguette, elle, a déjà été amoureuse quatre fois! On dirait qu’elle a un don pour attirer les garçons.

C’est peut-être grâce à son physique, car tout le monde dit qu’elle a l’air d’avoir quinze ans alors qu’elle n’en a que douze. Quand on nous voit l’une à côté de l’autre, on ne croirait jamais que nous avons le même âge. Et puis, contrairement à elle, je n’ai « aucune rondeur », comme dit l’oncle Pierre qui se croit drôle en m’appelant son « petit fil de fer ».

Huguette se désole pour moi, car je n’ai pas encore eu un seul amoureux. Les garçons ne s’intéressent pas à moi, et ça m’inquiète un peu; j’ai

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l’impression qu’il me manque quelque chose. Alors, je me console en me disant que je ne pourrais probablement pas être amoureuse et étudier en même temps.

La journée a passé sans que ma mauvaise

humeur disparaisse. Au souper, mon père essaye de me dérider en faisant des blagues à propos du Manneken Pis de Bruxelles, où nous allons séjourner trois jours.

Ça ne me fait pas rire du tout. Je me fiche pas mal de ce ridicule petit bonhomme sculpté qui fait pipi à longueur d’année. D’ailleurs, je suis fatiguée d’entendre parler de la Belgique. Après tout, c’est le pays de mon père, pas le mien, même si mes amies adorent me faire enrager en m’appelant « la petite Belge ». Je suis née ici, moi. Je suis Québécoise.

Comme tout géographe qui se respecte, mon père voyage énormément. Il y a toujours quelque part, en Europe ou aux États-Unis, un congrès auquel il désire assister. Cette fois-ci, il se rend en Italie, où les congressistes auront l’occasion de faire une excursion dans les Alpes. Mon père en parle comme s’il y était déjà. Il est intarissable et ma mère ne se fatigue pas de l’écouter.

L’Italie ne me captive pas puisque je n’aurai pas l’occasion de m’y rendre, aussi je pars m’enfermer dans ma chambre. Personne ne me comprend. Ma mère n’a même pas remarqué que j’étais triste. Ou alors, elle a fait semblant de ne pas le voir. Ça lui arrive de faire ça.

Je m’installe dans mon lit et je sors mon journal intime de dessous l’oreiller.

Je sens que je vais mourir d’ennui là-bas. Papa dit que sa mère est une « farouche »

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adversaire de la télévision. En plus, il croit qu’il n’y a pas de cinéma au village! Est-ce qu’il y aura une piscine au moins?

On dirait que je n’existe pour personne. Même Huguette se montre insensible à ma peine… Tout ça me donne envie de pleurer.

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Chapitre 2

Les ennuis commencent

Malgré mes inquiétudes au sujet de cette

grand-mère inconnue, j’ai fini par avoir hâte de partir. À la dernière minute, Huguette m’a téléphoné pour me souhaiter bon voyage, et on a promis de s’écrire.

Puis, à Bruxelles, les trois jours ont passé comme un tourbillon. Et maintenant, le moment fatidique est arrivé. Nous prenons la route. Épuisée, je dors quasiment tout le long du trajet en voiture qui nous mène à l’autre bout du pays. Quand on arrive le soir chez ma grand-mère, je vois tout de suite que j’ai eu raison de m’inquiéter.

Elle est bien telle que les photos la représentaient. La Sévérité en personne! C’est à peine si elle me regarde. Et attention, pas question de la tutoyer. Il n’empêche que ça me fait un effet bizarre d’entendre mon père la saluer d’un « Comment allez-vous, mère? ».

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Dès la fin du souper, ma grand-mère m’envoie me coucher, car elle a, dit-elle, à discuter avec mon père. Et il est clair que ce n’est pas pour mes oreilles. Sans plus attendre, elle tend le bras vers le buffet pour prendre une grande enveloppe brune qu’elle dépose sur la table.

Bon, si ça l’amuse de faire des mystères, moi, ça m’est égal. Je l’embrasse rapidement, puis mon père me conduit à l’étage. Ma chambre est immense. On dirait une pièce de musée. Le lit pourrait accueillir un géant tellement il est grand, et le gros édredon rouge, posé par-dessus, le rend encore plus imposant.

Mon père, qui doit partir très tôt demain, me fait ses adieux.

— Ah, j’allais oublier, me dit-il. Quand tu

t’éveilles le matin, attends que ta grand-mère t’appelle avant de descendre à la cuisine. Profites-en pour faire ta toilette.

— Où? Ici??? Il rit en voyant mon air effaré. Du doigt, il

me désigne un meuble presque aussi haut que moi, surmonté d’un lourd plateau de marbre. Au milieu trône ce qu’il appelle un broc et une cuvette. De grotesques lapins bleus décorent les deux récipients en faïence.

— Allons, Alicia, ne fais pas cette tête-là; quinze jours sont vite passés. Sais-tu, ajoute-t-il, que ta chambre se trouve juste au-dessus de la salle d’attente de la gare? Excitant, non?

Pour toute réponse, je pousse un gros soupir.

Alors, mon père me donne un baiser, et je fais un gros effort pour retenir mes larmes. Quand il

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referme la porte de la chambre, c’est comme s’il venait de m’abandonner. Avant de grimper dans le lit haut sur pattes, je prends mon journal pour lui confier ma peine.

Tout ici est épouvantable! On me traite comme un bébé, et il n’y a même pas de salle de bains! Je vais devoir me laver par morceaux. Les écologistes devraient décerner une médaille à ma grand-mère pour son usage économe de l’eau!

J’entends des bruits de pas dans l’escalier. Vite, je tire sur le cordon qui pend à la tête du lit pour éteindre la lumière. Dans un chuchotement, mon père souhaite le bonsoir à sa mère. Des portes s’ouvrent puis se referment en grinçant légèrement.

Je ne sais pas depuis combien de temps je

dors quand un fracas assourdissant me tire brutalement de mon sommeil. Les murs tremblent! Effrayée, je me redresse dans le lit qui vibre à l’unisson. Mais, déjà, le grondement s’estompe. Je comprends alors qu’un train de marchandises vient de traverser la gare, l’ébranlant de part en part.

Longtemps après le passage du convoi, je continue à guetter le silence.

Des tambourinements me réveillent. La voix de ma grand-mère à travers la porte me rappelle instantanément où je suis.

— Alicia, il est temps de te lever. Et

n’oublie pas de refaire ton lit. Après une toilette de chat avec l’eau froide

du broc, je descends à la cuisine. Pendant le petit-déjeuner, ma grand-mère, assise sur sa chaise, le

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dos très droit, m’expose les règles que je devrai respecter. Son regard passe au-dessus de ma tête, comme si elle s’adressait à toute une classe. Même si elle est à la retraite, ma grand-mère est le portrait de l’institutrice de l’ancien temps.

Je remarque qu’elle affectionne les proverbes, dont elle semble avoir une provision inépuisable. « L’oisiveté est la mère de tous les vices », déclare-t-elle justement d’un ton sentencieux, puis elle énumère toutes les tâches auxquelles je serai tenue de participer : vaisselle, époussetage, épluchage de légumes… Oh là là! ça n’a rien de rigolo.

Toute la matinée, je m’active donc sous le regard vigilant de ma grand-mère. Après le diner, elle m’annonce que nous allons travailler dans le jardin. Alors, elle chausse de gros sabots, attache un tablier par-dessus sa longue robe noire et, pour terminer, elle se couvre la tête d’un vieux chapeau de paille tout effiloché. Les oiseaux vont la prendre pour un épouvantail!

Bien sûr, elle est contre le port du pantalon. Ce matin, quand j’ai déballé ma valise et qu’elle a vu mes shorts et mes jeans, elle a secoué la tête en signe de désapprobation. Mais comme je n’ai rien d’autre à mettre, elle est bien obligée d’accepter ma tenue qu’elle trouve « garçonnière ». Ce n’est vraiment pas croyable d’être vieux jeu à ce point-là!

Le jardin potager se trouve sur le côté du

bâtiment, entre le quai et la rue de devant. J’ouvre la petite barrière qui donne sur la plateforme longeant la voie ferrée pour aller explorer la gare. Malheureusement, toutes les portes conduisant à la salle d’attente et aux guichets sont cadenassées. Et les vitres sont tellement sales que je n’arrive même

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pas à distinguer ce qu’il y a sur les affiches publicitaires toujours placardées sur les murs.

Assise sur un des bancs placés entre les parterres de fleurs tout aussi bien entretenus que le potager, j’essaye de rendre vie à cette gare fantôme : j’imagine que je consulte un indicateur de chemin de fer pour choisir ma destination; puis, une valise à mes pieds, j’attends le train qui va m’emmener loin d’ici; j’entrevois même la silhouette de quelques voyageurs…

Cette évasion ne dure qu’un court instant. Je suis rappelée à la réalité par ma grand-mère. Elle n’aime pas que j’aille me promener sur les quais, car il arrive qu’un convoi de marchandises passe de jour. En soupirant, je reviens dans le jardinet qui me fait l’effet d’une prison à ciel ouvert.

« Tiens, voilà Gérard », dit ma grand-mère qui se redresse en prenant appui sur le manche de sa bêche, tandis que les pétarades d’une motocyclette font s’envoler les moineaux. Le jeune motard en short et chemise kaki arrête son bruyant engin devant la gare et vient nous rejoindre. Sa démarche de cowboy lui donne une allure comique à cause de sa petite taille. Cependant, il est large d’épaules et il a des cuisses et des mollets particulièrement musclés et… velus.

Pourtant, vu de près, il n’est pas laid. Il a même de très beaux yeux bruns. Je me demande quel âge il peut avoir. En tout cas, il est plus vieux que moi, c’est certain.

— Bonjour, madame Juste, s’exclame-t-il

comme s’il était très heureux de voir ma grand-mère.

— Bonjour, mon garçon, lui répond-elle l’air très contente, elle aussi.

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Puis elle fait les présentations dans les

règles. Gérard Lambert me serre vigoureusement la main en me regardant droit dans les yeux. Ce qui me fait rougir abominablement.

— Rentrons prendre une jatte de café,

propose ma grand-mère qui nous précède dans la cuisine.

Tout en lui donnant des nouvelles de sa

mère, Gérard, qui s’est assis en face de moi, me dévisage comme si j’étais une bête curieuse. Mal à l’aise, je fixe ma grand-mère qui tourne énergiquement la manivelle de son antique moulin à café qu’elle a coincé entre ses genoux.

— Y a-t-il du nouveau? questionne Gérard. Ma grand-mère interrompt son mouvement,

me lance un bref regard, puis répond laconiquement :

— Ne parlons pas de cela. Embarrassé, Gérard baisse les yeux. Ma

grand-mère finit de moudre le café sans un mot. J’enrage! Qu’est-ce que c’est encore que ces mystères? Pourquoi ne veut-elle pas parler devant moi?

Le café servi, Gérard semble mettre un point d’honneur à animer la conversation en rapportant les menus évènements qui se sont produits à la maison d’accueil où, précise-t-il à mon intention, sa mère travaille comme technicienne de loisirs. De temps à autre, l’ancienne institutrice le reprend sur

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l’emploi d’un mot. « D’accord, d’accord », concède-t-il chaque fois avant de poursuivre.

Au fil des anecdotes, l’humeur de ma grand-mère semble s’assombrir. À plusieurs reprises, elle enlève ses lunettes pour en essuyer les verres avec ses doigts. Je doute que ça les rende propres! Soudain, elle déclare :

— Plutôt mourir que de finir mes jours dans

un endroit pareil! Interloquée par cette sortie inattendue, je la

regarde. L’expression de son visage me donne froid dans le dos.

— Ça n’arrivera pas, madame Juste, la

rassure aussitôt Gérard. Elle hoche la tête sans répondre. Le silence

se prolongeant, Gérard finit de boire son café, puis se sauve, prétextant des courses à faire pour sa mère. Sans desserrer les lèvres, ma grand-mère retourne travailler dans son potager. On dirait presque qu’elle a oublié ma présence.

Au souper, vite expédié, c’est à peine si nous échangeons trois mots. Devant cette grand-mère taciturne maintenant occupée à du raccommodage, je reste muette, moi aussi, me contentant de feuilleter un petit livre à la couverture orange dont le titre m’a intriguée : Le grand double almanach belge dit de Liège. On y trouve toutes sortes de conseils et de renseignements pour chaque mois de l’année. C’est ainsi que j’apprends qu’il

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pleut dix-sept jours en moyenne en juillet. Ça promet!

Quand l’horloge sonne neuf heures, je suis soulagée; je peux enfin monter me coucher. Les marches de l’escalier craquent de façon sinistre et je me dépêche d’arriver dans ma chambre. Je me déshabille à toute vitesse et je me glisse entre les draps. Il faut que je mette mes idées au clair.

Grand-mère a des ennuis. Elle a peur de quelque chose, c’est évident, et elle ne veut pas que je sois au courant. Si encore elle ne s’était confiée qu’à papa! Mais elle a mis Gérard dans le secret, lui aussi.

Elle s’imagine peut-être pouvoir me tenir à l’écart, mais dès que j’aurai l’occasion de voir Gérard seul, je l’interrogerai et il sera bien obligé de me répondre.

Enfin, je vais pouvoir écrire à Huguette que j’ai rencontré un garçon.

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Chapitre 3

Une amie inattendue

Trois longues journées pluvieuses ont passé.

Je dors mal et je rêve beaucoup. Cette nuit, dans mon sommeil, un personnage menaçant se dresse devant moi. Lorsque je lève les yeux vers lui, je découvre avec effroi qu’il a le visage de ma grand-mère. Des secousses ébranlent mon lit; toute la chambre tremble. Je me réveille en sursaut.

Mon cœur bat presque au même rythme que les trépidations du train qui s’éloigne en grondant. Le roulement sourd s’évanouit, remplacé par le battement de la pluie contre les volets de bois. Je n’ai plus envie de dormir; je tire sur le cordon pour rallumer.

Fichu pays! On ne peut même pas mettre le nez dehors, il pleut sans arrêt. Gérard ne s’est pas montré et grand-mère me tape sur le système, c’est effrayant! Je dois toujours m’occuper à quelque chose et je n’ai pas le droit de rêvasser.

Je ne suis plus moi-même. Il me vient des idées bizarres : j’imagine une catastrophe, un

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déraillement ou un incendie. J’aimerais qu’il se passe quelque chose!

Soudain, une sorte de crissement se fait entendre. J’éteins aussitôt. Maintenant, il y a comme des frottements. On dirait que ces bruits proviennent de la salle d’attente, sous ma chambre. Qu’est-ce que ça veut dire? Il y aurait quelqu’un dans la gare? Je bondis de mon lit et, au même moment, la lumière se rallume : ma grand-mère s’encadre dans la porte qu’elle vient d’ouvrir. Très énervée, je lui dis :

— Vous avez entendu? — Ne t’inquiète pas, ce sont les souris qui se

promènent, affirme-t-elle tranquillement. Je la regarde, ébahie, car on ne peut

vraiment pas confondre ces frottements avec le trottinement des souris.

— Mais… ces grincements, ça venait d’en

bas... Si c’était quelqu’un qui essayait d’entrer dans la gare?

― Sornettes, réplique-t-elle en ôtant ses lunettes puis les frottant avec ses doigts. Tout est cadenassé, personne ne peut entrer. Recouche-toi et dors.

Et sans plus attendre, elle me tourne le dos, éteint, puis referme la porte. Je regagne mon lit à tâtons. Une fois couchée, je me fais la réflexion que même pour une sarabande de souris, ma grand-mère ne se serait pas relevée en pleine nuit. Elle a dû entendre quelque chose d’inhabituel. Mais à présent, j’ai beau guetter, je n’entends plus que la

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pluie qui s’est remise à tomber après une brève accalmie.

Le lendemain matin, il fait tellement beau

que le soleil parvient presque à égayer la sombre cuisine. Ma grand-mère, qui est en train de battre un jaune d’œuf, ne fait aucune allusion à l’incident. « Aurais-je rêvé? Non », me dis-je en remarquant son chignon bas bien serré. Car cette nuit, elle portait une tresse. Sa longueur m’avait frappée quand elle m’avait tourné le dos.

— Tiens, voici ton lait de poule, me dit-elle

en versant l’œuf battu dans le grand bol de lait chaud placé devant moi.

Pouah! Je ne pourrai jamais avaler ça. — Bois! ordonne-t-elle. C’est un excellent

reconstituant, tu as besoin de te fortifier, tu es maigre comme un clou.

Au secours! Je ne veux pas grossir, moi.

Quand je pense que la moitié des filles de ma classe suivent un régime. Même Huguette envie ma minceur.

— Je n’aime pas ça, dis-je d’un ton boudeur

en repoussant le bol. — Tu ne quitteras pas la table tant que tu

n’auras pas tout bu, énonce-t-elle calmement. Des larmes de rage me montent aux yeux,

car je sais qu’elle ne changera pas d’avis. Elle serait

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capable de me laisser là jusqu’à midi. Plus je regarde mon bol et moins j’ai envie de boire… Une demi-heure plus tard, je me résigne. Je ferme les yeux et j’ingurgite l’affreux breuvage.

— À la bonne heure, me félicite ma grand-

mère. En guise de récompense, elle m’emmène

dans le bureau de son « défunt mari », comme elle dit. Avec une petite clé, elle ouvre les portes vitrées de la bibliothèque, puis elle m’enjoint de faire mon choix dans ce qu’elle appelle la « vraie » littérature. Car, bien sûr, elle trouve mes lectures trop enfantines.

En début d’après-midi, on frappe aux

carreaux de la cuisine selon la coutume établie par ma grand-mère, qui déteste que l’on fasse retentir la sonnette. En ouvrant à Gérard, elle s’étonne qu’il ne soit pas venu en motocyclette.

— C’est parce que ma mère invite Alicia

pour le gouter, explique-t-il tout joyeux. — C’est vraiment très gentil de la part de

Germaine, mais il ne faudrait pas oublier ta leçon de grammaire.

Le visage de Gérard s’allonge tandis qu’il

suit l’ancienne institutrice dans le bureau. Toujours pratique, elle ajoute :

— Alicia, cela ne te fera pas de tort de

participer à la leçon.

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La dictée, tirée d’une vieille anthologie, n’est pas facile, mais je ne commets qu’une seule petite erreur. J’attends des félicitations… qui ne viennent pas. Gérard, qui ne semble pas avoir honte de ses nombreuses fautes d’orthographe, demande la permission de partir.

Seule avec lui sur le chemin, je me sens soudain intimidée. Lui, par contre, est tout à fait à l’aise. Il n’arrête pas de parler. Un vrai moulin à paroles! J’apprends ainsi avec surprise que ma grand-mère et sa mère sont deux grandes amies. Puis, il me confie qu’il aimerait vivre ici toute l’année au lieu de retourner près de son père. Naturellement, je pose la question :

— Tes parents sont divorcés? — Non, séparés seulement. — C’est la même chose, dis-je sans

réfléchir. — Non, pas du tout! Quand on est divorcé,

c’est pour toujours, précise-t-il visiblement contrarié par ma remarque.

La conversation s’arrête là. Nous sommes

arrivés. Sa mère ouvre la porte en souriant. — Bonjour, Alicia! Comment vas-tu? me

demande-t-elle gaiement en m’embrassant sur les deux joues.

Je suis saisie d’étonnement. Je ne me

représentais pas la mère de Gérard comme ça : grande, le visage très rond avec des yeux bruns presque noirs. Elle porte un ensemble en jean et ses cheveux châtains sont coiffés en queue de cheval. Je me sens tout de suite à l’aise avec elle. Fini le

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vouvoiement; oubliées les « bonnes manières » chères à la vieille institutrice! D’ailleurs, je ne comprends pas comment ces deux femmes si différentes peuvent être amies.

Germaine me guide directement jusqu’au fond de la maison, dans une véranda pleine de plantes vertes. Je n’ai jamais vu une telle profusion de verdure dans une maison. En plus, deux immenses aquariums occupent le centre de la pièce. Par la grande porte vitrée qui est ouverte, on voit le petit jardin extérieur entouré de hauts murs gris, dont l’un est recouvert de rosiers grimpants. C’est un lieu magique.

On s’installe tous les trois dans des sièges en rotin. Sur une petite table, il y a une théière de porcelaine entourée de bols minuscules. Sur un plateau, des biscuits de toutes sortes. Il me semble que ça fait une éternité que je n’ai plus mangé de douceurs. Tout en servant le thé, Germaine m’interroge sur ma vie à Montréal; elle me pose aussi beaucoup de questions sur mon père.

Je me mets à parler, parler. Je raconte mes grandes vacances au chalet; les soirées passées autour du feu de camp, sur la petite plage, à faire griller de la guimauve; les promenades en bateau avec le voisin, les piqueniques sur la petite ile. Enfin, je me tais. Tout à coup, je me sens triste; j’ai le mal du pays et je m’inquiète pour grand-mère Delphine. Germaine me touche le bras. D’un ton affectueux, elle me demande :

— Tu t’ennuies ici? — Non, pas vraiment, dis-je un peu gênée

par toute cette attention. — Tu ressembles énormément à ton père,

déclare-t-elle subitement d’un air songeur.

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— Ah, vous… euh, tu connais mon père? — Bien sûr! Nous sommes allés à l’école

ensemble. Il fut un temps où Jean et moi, nous étions inséparables, ajoute-t-elle la voix vibrant de défi.

Je ris pour cacher mon embarras. Germaine

me lance un regard étrange, puis elle se lève brusquement et sort de la pièce. Sans s’émouvoir du comportement de sa mère, Gérard se poste devant les aquariums et me nomme fièrement chacun des poissons exotiques. À part le poisson-feuille, qui ressemble vraiment à une feuille de papier, je ne retiens aucun nom. Mais quand il se lance dans des explications scientifiques, je l’interromps :

— Moi, je préfère les animaux à pattes et à

poils. Des bêtes qu’on peut caresser et à qui on peut parler.

— On dirait que Finaud t’a entendue. En effet, un gros chat vient de faire son

entrée. Il est tout noir à l’exception du bout de son museau qui lui est blanc avec une toute petite tache noire sur le coin de la narine droite. Quand il m’aperçoit, il s’arrête, indécis. Je m’accroupis doucement pour être à sa hauteur. Il m’observe un moment puis il s’approche et, finalement, se laisse caresser.

— Ma parole, tu as fait sa conquête,

s’exclame Germaine qui est revenue. En me relevant, je croise le regard de

Gérard. On dirait qu’il veut me faire comprendre

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quelque chose. Je me sens bêtement rougir. Heureusement, le téléphone sonne...

— Oui… oui. Non, papa, je ne sais pas

encore… Gérard lance un coup d’œil interrogateur à

sa mère. D’un geste irrité, elle fait signe qu’elle ne veut pas prendre la communication. Puis, de but en blanc, elle me dit :

— Je vais te raccompagner; il fait tellement

beau que j’ai envie d’aller me promener.

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Chapitre 4

Les menaces

Tout en marchant d’un bon pas, Germaine

me parle de son travail. Elle semble avoir beaucoup d’affection pour les dames âgées dont elle s’occupe. Même pendant ses vacances, elle va leur dire un petit bonjour. Elle me propose de l’accompagner lors de sa prochaine visite. J’accepte sans grand enthousiasme.

— J’ai l’impression que tu trouves cela

difficile avec ta grand-mère. Est-ce que je me trompe?

Presque que malgré moi, je m’écrie : — Elle est tellement sévère! — C’est vrai qu’elle peut paraitre

autoritaire, reconnait son amie, mais c’est une personne très sensible en fait.

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Peu convaincue, je préfère détourner la conversation.

— Et mon grand-père, comment était-il? — Ah, c’était un homme d’une grande

modestie. Malgré sa timidité, il pouvait se montrer très taquin quand il se sentait en confiance. Il avait une grande admiration pour sa femme et en était très amoureux.

— Mais elle, est-ce qu’elle l’aimait? Germaine me regarde avec un air de

reproche, comme si ma question était déplacée. — Elle l’adorait! affirme-t-elle. Elle avait

même refusé un poste de directrice d’école, car cela les aurait obligés à aller vivre en ville. Quitter la gare aurait crevé le cœur de son mari qui, engagé tout jeune comme cheminot, avait dû travailler d'arrachepied pour gravir tous les échelons et finalement accéder au poste de chef de gare. Ta grand-mère, qui l’avait poussé à étudier et à passer des examens, était quasiment plus fière que son mari de cette victoire. Malheureusement, il est mort quelques années à peine après sa nomination, et ta grand-mère a ressenti sa disparition comme une injustice.

Germaine soupire, puis ajoute : — Comme si cela n’était pas suffisant, il a

fallu que Jean parte pour l’étranger. Ce reproche inattendu me déroute et je ne

trouve rien à dire. Nous sommes presque arrivées à la gare lorsque Gérard nous rejoint sur sa motocyclette. Ma grand-mère est sur le seuil de la

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porte. Les bras croisés sur la poitrine, l’air imposant, elle regarde partir un inconnu.

— Que se passe-t-il? s’inquiète Germaine. Au lieu de répondre, ma grand-mère nous

fait signe d’entrer. — C’est cet homme dont je vous avais parlé,

explique-t-elle enfin. Il a tenté de me convaincre d’aller habiter ailleurs.

— Encore! s’indigne Germaine. Mais c’est au moins la troisième fois qu’il vient!

— Oui, mais cette fois, il voulait que je signe un document par lequel je renoncerais à mon droit d’occupation. Il m’a dit que de toute manière le Ministère avait l’intention de se débarrasser de la gare dès que les convois de marchandises seraient supprimés. Ce qui ne devrait plus tarder, selon lui.

— C’est scandaleux! s’écrie Germaine dont le visage s’est couvert de deux plaques rouges. Ces gens-là se croient-ils donc tout permis?

— Quel intérêt y a-t-il à acquérir une gare désaffectée? C’est bizarre ça, constate Gérard.

— Oh, ce n’est pas la gare qu’ils convoitent, mais bien le terrain, précise ma grand-mère. Ils sont prêts à tout démolir.

— Je ne vois pas ce qu’ils pourraient construire à la place, remarque Germaine.

Moi, tout ça me parait secondaire. Ce qui me

tarabuste, c’est de savoir si oui ou non ma grand-mère s’est engagée à quelque chose.

— Grand-mère… avez-vous signé ce

document?

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— Nenni! On ne me force pas la main aussi facilement, affirme-t-elle avec un léger tremblement dans la voix.

Gérard applaudit : — Bravo, madame Juste! Il ne faut pas vous

laisser impressionner par ce type qui vous harcèle. — Je n’ai pas l’intention de quitter la gare,

croyez-moi! Leurs menaces ne me font pas peur. — Des menaces! Ce sale type a osé vous

menacer! s’énerve Germaine. — Ce monsieur est resté très correct, répond

ma grand-mère tout en retirant ses lunettes pour les « nettoyer » à sa façon. Non, je veux parler de ces lettres anonymes que j’ai reçues.

« Voilà, nous y sommes », me dis-je, tandis

que Germaine et Gérard en restent sans voix. Effarés, ils regardent ma grand-mère qui finit posément de frotter ses verres. Cela fait, elle se tourne vers le buffet et ouvre le tiroir où elle avait rangé la mystérieuse enveloppe brune que j’avais vue le premier soir. Elle en sort plusieurs feuillets sur lesquels apparait le même message constitué de mots imprimés découpés dans un journal : « Nous vous conseillons de ne pas vous obstiner. Quittez la gare! »

— Mon Dieu! Comment est-ce possible?

s’exclame Germaine. Mais qui sont ces gens? — Ce n’est pas tout, poursuit ma grand-

mère en ignorant la question de son amie, quelqu’un a tenté de pénétrer dans la gare; les cadenas ont été endommagés.

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— C’est arrivé cette nuit, dis-je. On a entendu quelqu’un dans la salle d’attente.

Ma grand-mère fronce les sourcils, mais ne

me contredit pas. — Il faut avertir la police! lâche Gérard. — Que nenni! Mon défunt mari n’aurait

jamais toléré une telle chose. Germaine lui fait remarquer : — C’est que cela pourrait devenir

dangereux. — Je règlerai cette affaire moi-même, lance

fièrement ma grand-mère, le dos encore plus droit que d’habitude.

— Mais comment allez-vous faire? interroge son amie alarmée.

— Pour commencer, je vais consulter maitre de Sart en qui j’ai toute confiance. Ainsi, je connaitrai mes droits. Ensuite, je me rendrai au ministère des Transports pour en avoir le cœur net. Ce que j’aurais fait beaucoup plus tôt si le fonctionnaire qui s’était occupé du dossier de mon défunt mari n’avait pas été en congé de maladie.

— Mon Dieu, tout cela risque de prendre beaucoup de temps, se désespère Germaine.

L’ancienne institutrice répond par la citation

classique : — Patience et longueur de temps font plus

que force ni que rage. — Et si on prévenait le garde champêtre

pour les cadenas? suggère alors Gérard.

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— Pour qu’il fasse son rapport au bourgmestre et qu’ensuite tout le village s’en mêle? Non merci!

— Est-ce que Jean est au courant au moins? demande sèchement Germaine.

— Voyons, je vous en prie! réplique ma grand-mère sur un ton de reproche.

Et cela met fin à la discussion. Renonçant à

la convaincre d’avertir les autorités, Gérard et sa mère s’en vont.

Le soir arrivé, je confie à mon journal : Je commence à voir grand-mère d’un œil

différent. Alors que je la croyais complètement désemparée, elle était déjà sur le pied de guerre. Son plan de bataille est même fin prêt.

Demain après-midi, Germaine va nous conduire en ville et, tandis que grand-mère consultera le notaire, elle m’emmènera à la maison de retraite. Programme peu réjouissant, mais je n’ai pas le choix, puisqu’on ne veut pas que je reste seule à la gare. Et que la proposition de Gérard de me tenir compagnie a été repoussée, grand-mère ayant jugé cela « contraire aux convenances »!

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Chapitre 5

Branlebas de combat

Après le diner, ma grand-mère monte dans

sa chambre. Quand elle en redescend, elle est habillée d’une robe noire qui semble toute neuve. Elle ouvre le bas du buffet et en retire des gants de coton blanc, une paire de bas nylon et une boite à chaussures. Je la regarde faire avec curiosité.

La pauvre! Ses mains sont tellement abimées qu’elle doit mettre des gants pour éviter de déchirer ses bas en les enfilant. Cela fait, elle chausse les souliers vernis à talons carrés, qui sont comme neufs eux aussi. Puis, elle va se placer devant l’évier au-dessus duquel est fixé un petit miroir. Elle attache une jolie broche en argent sur le devant de sa robe.

J’aimerais lui dire qu’ainsi métamorphosée elle a vraiment fière allure, mais je n’ose pas. Sur ces entrefaites, Germaine arrive et, spontanément, elle s’exclame :

— Ce que vous êtes chic!

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Ma grand-mère se contente de hocher la tête,

mais je jurerais que ses joues ont légèrement rosi. Et, soudain, elle me parait beaucoup moins vieille.

— En voiture! claironne alors Germaine

impatiente de repartir. Nous filons sur la route étroite, bordée de

grands arbres. Une dizaine de kilomètres plus tard, nous sommes déjà en ville. Avant de laisser ma grand-mère devant le bureau du notaire, on convient de se retrouver toutes les trois, en fin d’après-midi, à la Pâtisserie du Roy.

À la maison d’accueil, les dames nous saluent avec effusion, Germaine et moi. Ravies de nous voir, c’est tout juste si certaines ne courent pas pour avertir les autres de notre présence inattendue. Enfin, tout le monde se réunit dans la salle des « occupations thérapeutiques », une sorte d’atelier avec de très grandes tables sur lesquelles règne un fouillis extraordinaire. Germaine me présente à ses « amies » et, aussitôt, celles-ci se bousculent pour me faire admirer ce qu’elles ont fabriqué. Il y a des choses très laides, sans forme, mais d’autres qui sont vraiment jolies : des peintures, des poupées entièrement faites à la main, des céramiques peintes.

Cette agitation me parait un peu forcée et j’en viens à soupçonner les vieilles dames de faire semblant d’être contentes. Je n’arrive pas à imaginer ma grand-mère dans une maison comme celle-ci. Elle ressemble tellement peu à ces femmes qui m’entourent et qui me parlent comme si j’étais une adulte. Je suis étonnée de la confiance qu’elles me témoignent. Germaine me fait un gros clin d’œil

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de connivence avant de quitter la salle. Instantanément, les dames se mettent à faire son éloge. À les entendre, Germaine est quasiment une héroïne qui les défend contre les méchants. Car ici, l’Administration, comme elles disent, semble une entité menaçante, toujours prête à les brimer. Subitement, les dames se taisent. Une autre pensionnaire, à l’air un peu hautain, vient d’entrer.

— C’est madame Leduc, me souffle-t-on à

l’oreille. Une fois les présentations faites, les dames

se dispersent, me laissant seule avec la nouvelle venue.

— Je connais très bien madame Juste, dit-

elle. Est-ce qu’elle s’est enfin décidée à venir s’installer avec nous?

Abasourdie par cette question abrupte, je

reste sans voix. — Vous conviendrez avec moi, poursuit

madame Leduc sur le ton de la complicité, que votre grand-mère n’est pas très raisonnable.

— Que voulez-vous dire? — Vivre toute seule dans ce logement

humide et sans confort. Sans compter qu’à son âge…

Je l’interromps brutalement : — Ma grand-mère se débrouille très bien, et

je ne pense pas qu’elle ait l’intention de déménager. ― Ça, mon petit, c’est vous qui le dites.

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Souriant d’un air entendu, elle me quitte

sans un mot de plus. Je me retrouve seule, les autres pensionnaires ayant déserté la salle pendant cette conversation désagréable. Heureusement, Germaine ne tarde pas à me rejoindre.

— Il parait que la Princesse a daigné te

parler? — La Princesse? — C’est le surnom que les autres lui ont

donné. Cette chère madame Leduc se croit tout permis parce que son fils siège au conseil d’administration, explique Germaine.

— C’est étrange, dis-je en réfléchissant. Se pourrait-il que son fils soit au courant pour la gare?

― Mais qu’est-ce que tu racontes? Les yeux de Germaine s’arrondissent

d’étonnement tandis que je lui répète les propos de la Princesse. À la fin, elle constate :

— Mon Dieu, cela ne me dit rien de bon!

Demain, je vais téléphoner à Geneviève, la responsable des admissions. Elle a peut-être entendu parler de quelque chose. Mais maintenant, il est temps qu’on y aille.

Dans le couloir, un homme à l’aspect imposant vient à notre rencontre. « Tiens, tiens… », quand on parle du loup, murmure Germaine.

— Vous voilà avec une bien jeune

pensionnaire, madame Lambert, plaisante-t-il. Germaine se force à sourire en me

présentant. Cet homme, que je trouve d’emblée

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antipathique, n’est autre que le fils de la Princesse. Curieuse coïncidence! Se penchant vers moi, il me pince familièrement la joue.

— Savez-vous, mademoiselle, que j’ai été

l’élève de votre grand-mère? — Alors, dis-je hardiment, il ne faut pas

l’obliger à venir habiter ici. — Obliger? Ah! Ah! Ah! Où allez-vous

chercher ça? Personne n’oblige madame Juste. — Pourtant, intervient Germaine, on a

essayé de la convaincre de quitter la gare. Et ici, on a l’air de croire à sa venue prochaine.

— Vraiment? Mais ne trouvez-vous pas que ce serait une bonne chose? demande-t-il comme s’il venait juste d’y songer. Madame Juste commence à se faire vieille, non?

Le persifflage de cet affreux personnage me

révulse. Mais Germaine, étonnamment calme, lui répond posément :

— Madame Juste me parait en parfaite santé

et je ne vois pas pourquoi elle devrait bouleverser ses habitudes.

— Madame Lambert, vous prenez trop à cœur les lubies de votre vieille amie. Dans son intérêt, vous devriez l’aider à prendre certaines dispositions au lieu de la soutenir dans son entêtement.

Irritée par cette pique, Germaine se raidit.

D’un ton coupant, elle interroge : — C’est-à-dire?

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— C’est-à-dire, reprend Leduc avec un sourire en biais, qu’il est temps pour elle de quitter la gare. Elle devrait se montrer reconnaissante de l’offre qui lui a été faite.

— Que signifie…, articule péniblement Germaine qui s’étouffe presque de colère.

— Cela signifie que l’on joue dans la cour des grands. Je vous conseille donc vivement de ne pas vous amuser à nous mettre des bâtons dans les roues. Contentez-vous de satisfaire les petits désirs de vos protégées, c’est pour cela qu’on vous paie.

Sur ces paroles cinglantes, l’arrogant

personnage nous laisse. D’une main tremblante, Germaine me saisit par le bras et m’entraine vers la sortie. On s’engouffre dans l’auto, comme si on était poursuivies par le diable.

— Non mais, je rêve! s’écrie Germaine en

frappant des deux mains sur le volant. Je suis toute secouée par ce qui vient de se

passer. — Qu’est-ce qu’on va faire? — Ma foi, je n’en sais rien, répond

Germaine aussi bouleversée que moi. On est en pleine magouille.

Cela dit, elle respire plusieurs fois à fond

avant de mettre le contact.

Quand, encore sous le choc, nous arrivons à la pâtisserie, ma grand-mère s’y trouve déjà, le

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visage serein. Sans avoir besoin de nous consulter, nous ne soufflons mot de notre algarade avec l’affreux Leduc. Les gâteaux commandés, elle nous résume son entretien avec maitre de Sart.

— Selon lui, mon affaire pourrait relever de deux services différents du Ministère. La décision de vendre le terrain émane sans doute d’un autre service que celui qui, à la mort de Raymond, m’a octroyé l’usage de la partie habitable de la gare.

— Si je comprends bien, dis-je, cela signifie que tant que vous habiterez la gare, le terrain ne pourra pas être mis en vente.

— Exactement. À la condition, cependant, que je puisse produire le document officiel qui me garantit ce droit d’occupation.

— Je suppose que ce document figure au dossier de votre époux au Ministère, intervient Germaine.

— C’est ce dont je vais m’assurer. Avec ce document, ils ne pourront pas me déloger. Ce qui est écrit est écrit.

— Et pour les lettres anonymes, grand-mère, que vous conseille le notaire?

— Oh, je n’ai pas à m’inquiéter puisque je suis dans mon bon droit.

— Comment? C’est tout ce qu’il a trouvé à vous dire! s’offusque Germaine.

Un sourire fugitif éclaire le visage de ma

grand-mère qui réplique : — Chaque chose en son temps. Je vais

mettre cette affaire au clair en me rendant au Ministère, comme c’était mon intention.

— Vous n’irez pas seule, quand même! se récrie son amie.

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— Bien sûr que si! — Mais, madame Juste, il serait plus

prudent… — Tut! Tut! Tut! fait ma grand-mère en

levant la main, je suis encore capable de veiller moi-même à mes intérêts, il me semble!

— Il ne s’agit pas de cela, tente d’expliquer Germaine, mais vous risquez de rencontrer des gens retors et…

— Savez-vous, Germaine, le moment où l’on pourra me faire avaler des couleuvres n’est pas encore venu.

« Pour ça, me dis-je, on peut lui faire

confiance! Personne ne la fera céder, pas même cet affreux Leduc. »

C’est donc en vain que son amie tente de la persuader de se faire au moins escorter de son notaire.

— On n’est jamais mieux servi que par soi-

même, vous le savez aussi bien que moi, l’interrompt ma grand-mère.

— Dans ce cas, Jean aurait bien fait de s’occuper de vos affaires qui sont aussi les siennes! lui rétorque vivement Germaine dont les pommettes se marbrent de rouge.

Ça, par exemple! Elle exagère! De quel droit

critique-t-elle mon père? On dirait qu’elle lui en veut personnellement. Et pourquoi ma grand-mère se contente-t-elle de froncer les sourcils? Un silence gênant s’installe. C’est insupportable! Pour faire diversion, je demande à ma grand-mère si je ne pourrais pas l’accompagner. Je la vois hésiter, mais Germaine, s’immisçant dans la conversation,

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propose que j’aille loger chez elle. Évidemment, cette solution convient parfaitement à ma grand-mère, et personne ne me demande mon avis!

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Chapitre 6

Changement de domicile

Le lendemain matin, le facteur se présente

peu de temps avant notre départ. — J’ai du courrier pour la jeune demoiselle!

clame-t-il. Bien qu’elle soit pressée, ma grand-mère

sacrifie à la coutume : elle le fait entrer à la cuisine et lui offre « une petite goutte ».

Le facteur lampe son verre de fine puis s’éclipse, tout guilleret, après m’avoir remis deux lettres. Chouette de chouette! L’une est de ma mère et l’autre, de mon amie Huguette. Mais je n’aurai pas le temps de les lire, car sur ces entrefaites, Gérard est arrivé.

Nous quittons tous les trois la gare, Gérard portant la valise de ma grand-mère. Tandis que nous nous dirigeons vers l’arrêt de l’autobus, ma grand-mère me fait un tas de recommandations. Grrr! ce qu’elle peut être fatigante! Malgré tout, elle

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m’impressionne, car elle est courageuse. Et quand, peu de temps après, elle grimpe dans l’autobus, j’ai presque les larmes aux yeux. Je souhaite de tout cœur qu’elle réussisse!

Maintenant, c’est Gérard qui m’assomme de son bavardage. Tout en marchant d’un bon pas, il me détaille le programme qu’il a concocté pour que je ne m’ennuie pas. « Gare au pot de colle! » me dis-je à part moi. Et je me mets à réfléchir au moyen d’échapper à sa présence envahissante.

Les fenêtres en façade étant grandes ouvertes, une forte odeur de térébenthine me frappe les narines avant même que Gérard me fasse entrer dans la maison.

— Le salon est devenu l’atelier de peinture

de ma mère, me dit-il en y pénétrant. En effet, les meubles, recouverts de vieux

draps de lit jaunis, ont été poussés contre les murs et un chevalet occupe le milieu de la pièce. Je m’approche de la toile à moitié terminée.

— J’ai essayé de représenter un cheval en

mouvement, mais ce n’est pas très réussi, reconnait Germaine qui vient d’arriver, une tasse de café à la main.

Sa salopette et le fichu qui enserre ses

cheveux sont pleins de taches de peinture. Avant que je dise un mot, elle ajoute dans un grand rire :

— J’adore peindre, mais je n’ai aucun talent. Je ris avec elle, soulagée de ne pas devoir

donner mon avis. J’envie sa façon d’être sans

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complexe. Elle me montre le sofa à côté duquel un fauteuil en rotin déborde de romans-photos Nous Deux.

— Tu pourras dormir ici, et tu vois, glousse-

t-elle, tu ne manqueras pas de lecture! — Mon amie Huguette les collectionne

aussi, mais ma mère n’aime pas beaucoup que je lise ce genre de magazines.

— Je ne vois pas où est le mal! s’exclame Germaine sur la défensive.

— Ce n’est pas que c’est mal, mais ma mère pense que…

Elle m’interrompt : — Bon, bon, si tu ne veux pas les regarder,

libre à toi! Gérard te montrera où trouver les choses. Sur ce, le visage empourpré de colère, elle

quitte la pièce en coup de vent. — Ne t’en fais pas, dans cinq minutes, elle

aura oublié pourquoi elle s’est emportée, me rassure Gérard. Que dirais-tu de visiter le reste de la maison?

— Non merci, j’aimerais mieux plus tard. Maintenant, je voudrais lire mon courrier.

— Une lettre de ton amoureux? demande-t-il bêtement.

Je hausse les épaules, sans prendre la peine

de répondre. — Je parie que tu as un amoureux là-bas, à

Montréal, insiste-t-il.

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— Je ne suis PAS amoureuse, O.K., là! — D’accord, d’accord, ne te fâche pas! dit-il

en prenant un air contrit. Je te laisse lire tes lettres. Mais il reste planté au milieu du salon à me

fixer avec des yeux de chien malheureux. Je soupire et décide de faire comme s’il n’était pas là. Dans sa lettre, ma mère m’apprend que grand-mère Delphine va beaucoup mieux. Je suis contente! Mais du côté d’Huguette, ça ne va pas du tout. Elle m’annonce qu’elle a rompu.

Fini le grand amour! Son ami a commis l’erreur d’aller au cinéma avec une autre fille et quelqu’un les a vus s’embrasser. Quand Huguette lui a demandé si c’était vrai, Pierre a commencé par nier. Mais à la fin, il a avoué en disant que ce n’était rien de sérieux.

Rien de sérieux! Tu te rends compte, Alicia! C’est impardonnable ce qu’il m’a fait là. Alors, pour lui montrer que c’est bien fini entre nous, je lui ai renvoyé le poème et le dessin qu’il m’avait offerts pour mon anniversaire. Je n’arrête pas de pleurer la nuit, et le matin, j’ai une tête affreuse!

Elle termine sa lettre en me reprochant de ne pas lui écrire.

Alors, les nouvelles sont bonnes? interroge Gérard dont j’avais presque oublié la présence.

Sans vraiment savoir pourquoi, peut-être pour me faire pardonner mon mouvement d’humeur, je lui raconte l’histoire de mon amie.

— Moi, déclare-t-il avec assurance, je ne

ferais jamais une chose pareille. Quand j’aime une fille, je ne me retourne pas sur les autres.

— Tu es bien sûr de toi!

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— Quand je suis amoureux, c’est pour de bon.

— On dirait que tu sais de quoi tu parles. — Parfaitement, répond Gérard très

sérieusement. Tu crois qu’il n’y a que les garçons qui sont cruels, mais tu te trompes.

— Mais je n’ai jamais dit ça! Gérard hoche la tête d’un air de doute. — Attends, je vais te raconter ce qu’une fille

m’a fait. Tu vas voir que ce n’est pas drôle. Il m’explique alors que, quand il a rencontré

Christine, il a cru que ce serait le grand amour. Mais Christine n’a pas pris leur relation au sérieux et elle s’est mise à manquer ses rendez-vous. La soupçonnant de lui cacher quelque chose, il s’est mis à l’espionner. Christine n’a pas tardé à s’en rendre compte. Offusquée, elle a rompu.

L’histoire me parait un peu bizarre, mais je n’ose pas lui demander des éclaircissements. Il semble croire que, du moment qu’il aimait Christine, il avait un droit sur elle. Il voulait être au courant de tout ce qu’elle faisait!

Un peu à la blague, je lance : — Dans le fond, tu irais bien avec mon amie

Huguette. Vous avez les mêmes idées. — Ton amie ne m’intéresse pas, c’est… — Qu’est-ce que vous fabriquez tous les

deux? demande Germaine que nous n’avons pas entendue revenir.

— Rien, on parle, dis-je en espérant cacher mon trouble, car j’ai cru que Gérard allait dire que c’était moi qui l’intéressais.

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Je ne sais pas ce que Germaine a pu saisir de

notre conversation. En tout cas, elle est redevenue d’excellente humeur et elle nous propose d’aller en ville.

— Que diriez-vous d’essayer ce nouveau

resto japonais qui vient d’ouvrir? — Oh oui, extra! lui répond Gérard. — Alicia, tu n’aimes peut-être pas la cuisine

japonaise? demande Germaine. — Si, j’aime tout, mais je suis plus habituée

aux mets italiens. ― Ah oui, j’oubliais, Jean a toujours adoré

les pâtes! s’exclame-t-elle. Dans le temps, il ne mangeait que ça : du steak et des pâtes au beurre.

J’ai envie de lui dire que ma mère et moi, on

aime ça aussi. Mais je me tais, car mes yeux viennent seulement de reconnaitre l’homme de la photographie dans le cadre posé sur le manteau de la cheminée. C’est mon père! Qu’est-ce qu’il fait là?!

Au restaurant, nous rions beaucoup. Mais,

vers la fin du repas, les choses se gâtent brusquement lorsque Germaine aborde le sujet apparemment délicat du retour de Gérard chez son père, en septembre. Le ton monte rapidement. Gérard, qui a sans doute trop forcé sur le saké, déclare tout à trac :

— Je ne rentre pas chez mon père, un point

c’est tout. J’en ai marre de sa bonne femme!

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— Je ne veux pas t’entendre dire du mal de ton père! le prévient sa mère en faisant de gros yeux.

— Je ne te parle pas de papa, je te parle de cette idiote qui est toujours sur mon dos. Elle est insupportable! On voit bien que tu ne la connais pas.

— Gérard, ça suffit maintenant! lui intime Germaine dont le visage est devenu écarlate.

— Je te dis qu’elle m’emmerde! crie presque Gérard.

Quelle horreur! Tout le monde nous regarde!

J’en ai chaud partout. Franchement, Gérard aurait pu choisir un autre moment pour faire son éclat. Heureusement que, peu après, nous sortons du restaurant.

— Ne fais pas attention à nos bisbilles, me

dit alors Germaine comme si tout cela n’avait pas beaucoup d’importance.

Il n’empêche que le retour s’effectue dans le

silence le plus complet. Et une fois rentrés, on se dit rapidement bonsoir. Sur le sofa, qui est légèrement défoncé, je me tourne et me retourne sans pouvoir dormir. L’odeur de térébenthine me porte sur le cœur. En attendant que le sommeil vienne, je pense à mon père et à Germaine qui conserve une photo de lui jeune homme. Pourquoi l’expose-t-elle ainsi dans son salon atelier, à la vue de tous? Que s’est-il passé entre eux?

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Chapitre 7

Les choses se compliquent

La nuit semble avoir effacé toutes les

brouilles, car dès que j’apparais au petit-déjeuner, Germaine m’annonce gaiement :

— Aujourd’hui, piquenique au bord de la

rivière! Tout en dévorant une épaisse tartine, Gérard

confectionne des crêpes. Sa mère lui recommande de bien les cuire, mais lui prétend qu’il les préfère à moitié cuites!

— À toi de juger, me dit-il. Il me fourre un morceau de crêpe dans la

bouche, que je recrache aussitôt. C’est immangeable.

— Tu vois, triomphe Germaine, et ce sera

encore plus mauvais quand elles seront froides!

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Gérard rit. — Bon, bon, je vais cuire les vôtres plus

longtemps et les emballer à part. La mère et le fils se taquinent ainsi comme

deux enfants jusqu’au moment du départ. Quand nous sommes prêts à partir,

Germaine installe Finaud dans son panier sur le siège arrière de la voiture. Il parait qu’il n’y a aucun risque qu’il se perde dans la nature. C’est la première fois que j’entends parler d’un chat amateur de piqueniques!

Tout en conduisant, Germaine chante de vieux refrains scouts que Gérard reprend à sa suite. Elle insiste pour que je les accompagne. Heureusement, j’ai l’excuse de ne connaitre aucune de ces chansons. À côté de moi, Finaud a les oreilles rejetées vers l’arrière, et je parie qu’il est aussi soulagé que moi lorsque nous arrivons à destination.

L’eau de la rivière est terriblement froide. Ça me prend un temps fou pour y entrer. Puis je me tords les pieds sur les cailloux pour me rendre à l’endroit où c’est suffisamment profond pour pouvoir nager. Gérard s’amuse à plonger et à rester le plus longtemps possible sous l’eau.

Le voir en maillot de bain me fait un drôle d’effet. Sa poitrine est aussi velue que ses jambes! Je n’ai jamais vu un garçon avec un système pileux aussi impressionnant. Mouillés, ses poils paraissent encore plus longs et plus fournis. Lissés par l’eau de la rivière, ils cachent presque complètement la peau. C’est attirant et repoussant à la fois.

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— Tu as les lèvres toutes bleues! s’écrie Gérard qui vient d’émerger tout près de moi. Tu vas prendre du mal, sors vite!

Je ne me le fais pas dire deux fois, car ça ne

m’amuse pas tellement de nager en rond. C’est vrai que j’ai froid; je frissonne même, malgré le soleil. Germaine m’enveloppe dans une grande serviette de bain et me frictionne vigoureusement.

Gérard étend une nappe sur le sol et y dispose le piquenique. Nous mangeons de très bon appétit tous les trois. Même les crêpes me paraissent bonnes. Finaud est venu s’assoir devant Germaine et il ne la quitte pas des yeux. Elle lui donne des morceaux de jambon de son sandwich.

— Tu ne devrais pas faire ça, lui reproche

Gérard, ce n’est pas bon pour lui. — Oh, dis, ça ne peut pas lui faire de mal. Et

puis zut, c’est fête pour lui aussi, rétorque Germaine presque fâchée.

Comme elle a fini de manger, elle s’installe

plus confortablement pour lire, et Finaud, après une brève toilette, vient se coucher près d’elle. Gérard me propose un bain de soleil sur le gros rocher qui surplombe la rivière. Étendus sur la pierre chaude, on reste silencieux un long moment. Il n’y a pas une seule mouche dans l’air! J’écoute le clapotis de la rivière; j’aime bien le bruit de l’eau glissant sur les pierres. Je me dis : « C’est dingue! Je suis là, en maillot de bain, allongée à côté d’un garçon. Huguette en ferait des yeux, si elle me voyait! »

— As-tu encore froid? chuchote Gérard.

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Cette voix basse, tout près de mon oreille, me fait un drôle d’effet. Je réponds un tout petit non. Gérard se rapproche et, brusquement, il se plaque contre moi. Ma peau, là où elle est nue, est caressée par ses poils qui ont séché. C’est très doux. Je frissonne; mon cœur bat très fort. Je ferme les yeux en attendant de sentir ses lèvres se poser sur les miennes, comme dans les scènes d’amour au cinéma. Mais non.

J’ouvre les yeux. Gérard s’est redressé; appuyé sur un coude, il me regarde. Le charme est rompu; gênée, je m’écarte légèrement. Alors, sans dire un mot, il se remet sur le dos à côté de moi. Il me caresse le bras à rebrousse-poil. Ça m’agace; j’aimerais qu’il cesse. Il murmure :

— Alicia, est-ce que tu as déjà embrassé un

garçon? — Évidemment! dis-je en espérant avoir un

ton convaincant. Il ne manquerait plus que cela, qu’il devine

mon inexpérience. — Hou, hou! Gérard, Alicia, vous venez?

appelle Germaine. — On arrive! crie Gérard. En m’aidant à redescendre du rocher, il me

demande d’un air grave : — Alicia, est-ce que tu peux garder un

secret? — Bien sûr! Pour qui me prends-tu?

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Il me vexe, là! Mais Gérard n’ajoute rien. Quel garçon étrange! A-t-il vraiment un secret à me confier ou veut-il seulement se rendre intéressant?

Germaine a déjà tout rangé et s’est mise au volant. Elle semble soudain pressée de rentrer. Je rejoins Finaud sur le siège arrière tandis que Gérard s’assied à l’avant tout en discutant déjà avec sa mère de ce qu’ils pourraient manger ce soir!

Le souper terminé, nous entamons une partie

de Monopoly. Germaine dit que cela lui rappelle sa jeunesse. Dès le départ, je manque de chance et, au bout de quelques tours, je me trouve bloquée « en prison ». La sonnerie du téléphone vient interrompre le jeu qui ne me passionne pas du tout.

« C’est incroyable! » s’exclame Germaine à plusieurs reprises durant la communication.

— Eh bien, les enfants, j’avais raison de

craindre le pire, nous dit-elle après avoir raccroché. Puis, me regardant, elle ajoute : C’est incompréhensible! Mais Geneviève, qui a été absente une semaine, m’apprend qu’elle vient de découvrir que le nom de ta grand-mère figure sur la liste d’attente des admissions.

— Comment cela? Sans son consentement? — C’est difficile à croire, mais quelqu’un a

profité du congé de Geneviève pour inscrire à son insu ta grand-mère sur la liste.

— Mais enfin, intervient Gérard, c’est illégal! Et je ne vois pas qui aurait intérêt à prendre un tel risque.

— Réfléchis un peu, voyons! Ceux qui convoitent le terrain de la gare ont probablement

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soudoyé l’affreux Leduc pour qu’il prépare secrètement l’admission de ma grand-mère.

— D’accord, d’accord! Mais puisque ta grand-mère n’a rien signé et qu’elle ne veut pas partir, ils sont de la revue! déclare Gérard.

— Eh bien, moi, je crains que les choses n’en restent pas là. Dis-toi que ces gens-là sont prêts à tout.

Choqué, Gérard me regarde comme si j’étais

un oiseau de mauvais augure. Puis il se tourne vers sa mère, espérant un démenti de sa part. Mais Germaine grimace; son inquiétude est manifeste.

— Alicia a probablement raison, soupire-t-

elle, et ce n’est pas un simple fonctionnaire du Ministère qui pourra empêcher ces magouilleurs d’expulser Mme Juste de la gare.

— Alors, il faut avertir la police tout de suite, dis-je soudain angoissée.

— Nous ne pouvons malheureusement pas agir à la place de ta grand-mère, regrette Germaine.

Trois heures après cette discussion, je ne

dors toujours pas. Pour me changer les idées, je relis la lettre de mon amie Huguette, puis je décide de lui répondre.

Je suis très triste de ce qui t’arrive. Pierre n’a vraiment pas été correct avec toi. Tu as bien fait de rompre.

Ici, il se passe plein de choses incroyables. Ma grand-mère risque d’être chassée de la gare. Alors, elle est partie à Bruxelles pour se défendre. C’est pourquoi j’habite chez un garçon de dix-sept ans, enfin, je veux dire chez sa mère. Il s’appelle

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Gérard et il a de très beaux yeux bruns. Mais il est un peu bizarre.

Hier on a flirté pour la première fois. Je crois qu’il est amoureux de moi. Mais moi, je ne sais pas. Je crois que j’aimerais beaucoup Gérard s’il était mon frère.

Bon, je te raconterai la suite dans une prochaine lettre.

Gros bisous,

Alicia P.-S. : Ne te laisse pas dépérir de chagrin.

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Chapitre 8

Le secret

Depuis ce matin, Germaine est d’une humeur massacrante, sans raison apparente.

— Quand elle est comme ça, commente

Gérard, elle trouve à redire à tout ce qu’on fait. En effet, Gérard ayant décidé de

m’apprendre à conduire sa mobylette, sa mère commence par s’y opposer. Il s’ensuit une longue discussion à laquelle je ne me mêle pas. Mais finalement, on se retrouve lui et moi sur un petit chemin de terre. La motocyclette à l’arrêt, il m’en explique le maniement. Je ne l’écoute pas très attentivement, car j’ai l’esprit occupé par les ennuis de ma grand-mère.

— Allez, monte, on va s’exercer, dit-il. Serrés à deux sur cet engin, moi devant, lui

derrière, ce n’est guère pratique pour conduire. Ça cafouille dès le démarrage; en voulant éviter les ornières, je fais de grandes embardées; puis je me

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trompe de vitesse, le moteur hurle, et Gérard me crie des instructions que je ne comprends pas à cause du bruit. Après un dernier hoquet, le moteur cale. J’en ai assez! Je mets le pied à terre, mais Gérard m’empêche de descendre en resserrant son étreinte. Impossible de me dépêtrer, je suis prisonnière de ses bras.

Mais soudain, il se met à tomber des torrents d’eau et Gérard est bien obligé de reprendre les commandes pour nous ramener rapidement à la maison. Nous sommes tous les deux trempés comme des soupes quand nous arrivons. Désirant me changer, j’allais entrer au salon pour prendre des vêtements secs, mais Gérard m’arrête :

— Quand ma mère s’enferme pour peindre,

il vaut mieux ne pas la déranger. — Viens, allons chez moi. Connaissant le caractère versatile de

Germaine, j’obéis en suivant Gérard jusque dans sa chambre. La porte refermée sur nous, il attrape la serviette posée sur le dos d’une chaise et me la tend pour que je puisse me sécher.

— J’aime bien tes cheveux, dit-il, ils sont

tout frisés par la pluie. — … Soudain, il me saisit par la taille et me fait

assoir sur le lit, puis, se laissant tomber à côté de moi, il me souffle dans l’oreille :

— Alicia, j’ai quelque chose de très

important à te révéler.

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Oh là là! Cela ne me dit rien de bon. Alors, comme si tout cela m’ennuyait prodigieusement, je soupire :

— Ah oui, ton secret, je suppose… Puis, les yeux levés vers la tablette fixée sur

le mur au-dessus de la tête de son lit, je fais mine de m’intéresser aux avions modèles réduits qui y sont exposés. Espérant détourner son attention, je lui demande :

— Est-ce qu’ils peuvent voler? Mais Gérard ne se laisse pas distraire; il me

prend les mains et les serre très fort entre les siennes, m’obligeant ainsi à le regarder.

— Oui mais, écoute-moi, Alicia, c’est

important. Je tressaille. Je n’ai aucune envie d’entendre

ses confidences; tout ce que je veux, c’est sortir d’ici et enfiler des vêtements secs. Mais Gérard s’obstine. Me tenant toujours les mains, il répète :

— Alicia, tu m’écoutes? — Mais oui, je t’écoute, là! Tu es content? Sur ce, d’un mouvement brusque, je libère

mes mains. Alors, Gérard se remet debout et la tête penchée vers moi, il déclare :

— Ma mère aime ton père. — Quoi! Ta mère… Mais enfin, qu’est-ce

que tu me chantes là?

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Il a dû inventer cette histoire pour

m’impressionner, c’est la seule explication. Germaine amoureuse de mon père! Non, c’est impossible! Mais Gérard a l’air tellement convaincu que je me sens mal à l’aise. Pour cacher mon trouble, j’adopte la tactique de mon amie Huguette. Je prends un ton très dédaigneux pour dire :

— C’est ça, ton fameux secret? Pfft! Et je hausse les épaules, exactement comme

Huguette l’aurait fait, puis je me force à rire. Gérard me saisit par les épaules et me

secoue. — Tu ne dois pas rire! souffle-t-il rageur. — Il faudrait savoir ce que tu veux à la fin!

Tu m’as dit toi-même que Germaine aimait encore son mari et qu’ils allaient peut-être se remettre ensemble! Et puis, tu sembles oublier que mon père est marié de son côté!

— C’est ton père que ma mère aime vraiment, insiste Gérard. C’est son premier amour. Ils auraient dû se marier.

— Mais enfin, Gérard, tu divagues! Mon père et ta mère ont peut-être été amoureux dans le temps, mais maintenant, ils ont chacun leur vie.

Comme s’il ne m’avait pas entendue, Gérard

continue sur sa lancée : — Ton père a dit à ma mère qu’il ne voulait

pas se marier, qu’il voulait voyager avant de fonder une famille. Après ça, il est parti à l’étranger et là, qu’est-ce qu’il a fait? Il a épousé quelqu’un d’autre.

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Furieux et marchant de long en large dans la chambre, il s’écrie encore :

— Il a menti! J’essaye de le raisonner : — Écoute, mon père n’était peut-être pas

amoureux, et puis, comment peux-tu savoir ce qui s’est réellement passé entre eux? Tu n’étais même pas né!

— Dis tout de suite que ma mère est une menteuse! s’exclame-t-il en me regardant fixement.

Pour le calmer, je réponds : — Je ne traite personne de menteur, mais

tout ça est de l’histoire ancienne. Gérard revient vers le lit et déclare d’une

voix radoucie : — Maintenant, tout va s’arranger. Ce changement soudain m’inquiète; je

balbutie : — Que…que veux-tu dire? Il ne répond rien. Brusquement, d’une

poussée, il me couche sur le lit et s’étend de tout son long sur moi. Se trouver ainsi collés l’un contre l’autre dans nos vêtements mouillés est très désagréable.

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— Tu es jolie, tu sais, bafouille Gérard en essayant de m’embrasser.

Je me débats, mais il est plus fort que moi; il

me maintient fermement sous lui en continuant à marmonner.

— Je t’aime, je veux t’épouser. Ces paroles me font plus peur que tout le

reste. Je gigote tant que je peux pour me dégager et je crie :

— Lâche-moi, mais lâche-moi, voyons! Au lieu d’obéir, Gérard resserre son étreinte,

me paralysant complètement. Je tente alors de le mordre, sans succès. En colère et en même temps effrayée, je finis par le supplier :

— Laisse-moi tranquille! Il ne semble même pas m’entendre. Il essaye

de nouveau de m’embrasser avec sa bouche toute mouillée. Ça me dégoute. Je me mets à pleurer. Dérouté, il relâche son étreinte, puis se redresse. Je peux enfin respirer normalement.

— Je ne veux pas te faire de mal. Je t’aime,

murmure-t-il en essuyant doucement mon visage. Honteuse de mes larmes et furieuse contre

lui, je le repousse brutalement. Je me relève et me précipite vers la porte. Elle est fermée à clef! Je secoue la poignée comme une enragée.

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— Gérard, si tu ne m’ouvres pas immédiatement, je vais hurler.

— D’accord, d’accord, dit-il en levant les deux mains en signe d’apaisement, je t’ouvre tout de suite.

Dès qu’il a tourné la clé, je le bouscule pour

sortir de la chambre, puis je dévale les escaliers en quatrième vitesse. Germaine a quitté l’atelier; je peux enfin me changer. Je tremble de froid et de rage. Si je le pouvais, je retournerais à la gare! En tout cas, j’ai besoin de respirer. Avisant ma lettre pour Huguette, je la glisse dans une enveloppe.

— Où vas-tu? me crie Germaine qui, depuis

la véranda, m’entend traverser le vestibule en courant.

— Je sors poster une lettre, je reviens tout de suite.

Tout en marchant, j’essaye de réfléchir, car

j’ai l’esprit tout embrouillé. Impossible d’imaginer mon père marié avec Germaine! Mais après tout, pourquoi est-ce que je devrais croire Gérard? Il pourrait avoir tout inventé. Pourtant non, du moins en ce qui concerne les sentiments de Germaine (il suffit de penser à toutes les réflexions qu’elle a faites au sujet de mon père, sans oublier la photo placée bien en évidence). Mais Gérard en a peut-être exagéré l’importance en pensant que cela pourrait m’influencer. Comme si on pouvait obliger quelqu’un à tomber amoureux! En tout cas, plus question de me retrouver seule avec lui.

Ça va être compliqué! Je ne veux pas que Germaine se doute de quoi que ce soit. Elle serait capable de s’emballer et d’encourager Gérard dans

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sa folie, car si elle a vraiment été amoureuse de mon père, ce serait une belle revanche pour elle.

— Mais enfin, qu’est-ce que vous avez tous les deux? s’étonne Germaine en nous voyant bouder le waterzooi de poulet qu’elle nous a préparé pour le souper.

Le nez dans nos assiettes, nous ne répondons

rien. — Vous vous êtes disputés, c’est ça? dit-elle

soudain irritée. C’est quoi, le sujet de votre brouille, hein?

Gérard soupire et me lance un regard

malheureux, comme si tout cela était de ma faute! Je n’ai pas envie de lui pardonner, mais d’un autre côté, je ne veux pas non plus que Germaine apprenne ce qui s’est passé.

— Vous allez me faire le plaisir de vous

rabibocher, et tout de suite, nous enjoint-elle. Allez, souriez!

Grrr! ce qu’elle peut être agaçante! Pour

l’obstination, elle vaut bien ma grand-mère. Et Gérard qui obéit aussitôt!

— On fait la paix, d’accord? propose-t-il en

ignorant mon regard noir. Je hausse les épaules et, du bout des lèvres,

je réponds :

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— D’accord. — Bon, voilà qui est mieux! s’exclame

Germaine. Gérard prend un air béat comme s’il ne

s’était pas aperçu de ma réticence. Je lui fais une grimace pour l’empêcher de se réjouir trop vite. La sonnerie du téléphone vient interrompre notre échange muet.

— Ah, madame Juste… Puis Germaine se tait et écoute sa

correspondante sans l’interrompre, se contentant de hocher la tête à plusieurs reprises.

— Donc, tant que la gare restera debout,

vous pourrez y habiter? demande-t-elle à un moment donné.

Après un autre silence, elle dit encore : — Ah? un bâtiment utilitaire…Oui, c’est

cela, nous en reparlerons demain. Nous regardons Germaine raccrocher,

impatients de connaitre les détails de cette conversation tronquée. Elle nous résume la situation : en principe, ma grand-mère devrait pouvoir continuer à habiter la gare. Mais le fonctionnaire à qui elle s’est adressée ne lui a pas caché que la gare n’étant plus un bâtiment d’utilité publique, on tenterait sans doute toutes sortes de manœuvres pour la déloger, malgré son bon droit, si des intérêts financiers étaient en jeu.

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— En fait, poursuit Germaine, le

fonctionnaire a voulu lui faire comprendre à demi-mot qu’il y avait déjà eu des tractations entre son ministère et des promoteurs immobiliers, et qu’elle risquait donc de se faire évincer.

— C’est épouvantable! On ne peut pas

laisser faire une chose pareille, dis-je, complètement paniquée à l’idée de voir ma grand-mère chassée de la gare.

— Mais qu’est-ce que ce terrain peut avoir de si intéressant? demande Gérard.

— La gare disparue, cela ferait un grand espace assez en retrait du village pour que des promoteurs soient autorisés à y construire un immeuble, explique alors Germaine qui se rappelle maintenant avoir entendu des rumeurs au sujet de l’agrandissement de la maison de retraite.

Après un moment de réflexion, elle

poursuit : — Mais oui, c’est évident! Geneviève m’en

avait d’ailleurs touché un mot il y a quelque temps, après avoir assisté à une réunion du comité d’administration. On y avait débattu de la possibilité de déménager la maison de retraite dans un endroit plus vaste pour pouvoir y adjoindre une ou deux annexes destinées aux personnes en perte d’autonomie.

Je raisonne tout haut : — Donc, il faut empêcher que la gare

disparaisse.

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— Oui mais, comment? demande Gérard. — En lui rendant son caractère utilitaire. — C’est impossible, Alicia, puisque même

les convois de marchandises vont être supprimés! s’exclame-t-il.

— Je le sais aussi bien que toi! Mais on pourrait transformer la gare. Par exemple en petit musée.

— Comment ça, en musée? — Bien oui, on pourrait remettre la gare en

état et se servir de la salle d’attente pour exposer des photos et des affiches qui raconteraient l’histoire du chemin de fer. Et puis, grâce à sa buvette, la gare pourrait en même temps servir de halte pour les cyclistes.

— Mais, Alicia, il n’y a pas de piste cyclable! s’écrie Gérard.

— Non, mais il y en a une en ville. Il suffirait donc de prolonger cette piste en se servant du tracé de la voie ferrée, ce qui réduirait le cout de sa construction. C’est ce qu’on fait au Québec; c’est très bon pour le tourisme.

Et je m’aperçois qu’au fur et à mesure que je

parle, je reprends les propos de mon père – si souvent entendus – sur l’aménagement du territoire et la protection du patrimoine. C’est ainsi que, presque sans réfléchir, j’ajoute :

— Vous savez, au Québec, certaines gares

de village ont échappé à la démolition grâce aux gens qui ont bataillé pour obtenir qu’elles soient plutôt transformées en centres communautaires, en kiosques d’information touristique ou même en restaurants.

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Et soudain, il me vient cette idée : — On pourrait envisager un jumelage avec

un de ces villages dont la gare a été restaurée? Germaine et Gérard sont comme frappés de

stupeur. Puis, ils réagissent en clamant que c’est une idée géniale. Que cela empêcherait le village de péricliter complètement. Ils imaginent très bien, disent-ils, ma grand-mère en conservatrice du musée, elle qui connait tout du chemin de fer. Ils sont tellement emballés que les voici partis dans des plans plus mirobolants les uns que les autres. Je refroidis un peu leur enthousiasme en leur rappelant qu’un tel projet de jumelage ne se réalise pas en un jour, qu’il faudra vaincre des résistances de toutes sortes, se ménager des appuis politiques et, surtout, trouver des fonds. Mais Germaine est persuadée qu’on y arrivera sans peine… avec l’aide de mon père!

— Après tout, c’est son domaine, non? Il

devrait pouvoir nous conseiller et trouver les arguments pour convaincre à la fois les administrateurs et les habitants d’ici ainsi que ceux du village jumeau au Québec.

Je devine aussitôt que, dans le fond, ce

qu’elle désire, c’est que mon père prolonge son séjour en Belgique pour qu’elle puisse profiter de sa présence.

Je ne réponds rien, songeant que j’aurais mieux fait de me taire et d’attendre le retour de ma grand-mère. Car après tout, elle est la première concernée dans cette histoire. J’ai peur d’avoir déclenché quelque chose qui ne plaira pas du tout à mon père!

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Chapitre 9

Le danger se précise

Malgré les évènements perturbateurs de la

veille, j’ai assez bien dormi. Dehors, le soleil brille. J’entends Germaine chanter, mais la voix de Gérard ne l’accompagne pas. Il fait sans doute la grasse matinée; j’ai donc une chance de lui échapper. Je vais prendre un livre et aller m’installer dans le jardin de ma grand-mère. Là, je devrais avoir la paix.

En quittant le sofa, mon regard est attiré par une enveloppe blanche sur le plancher, près de la porte; je vais la ramasser et je l’ouvre. Aïe, aïe, aïe! c’est une lettre de Gérard.

Chère Alicia, Je t’écris parce que tu ne m’as pas laissé

m’expliquer. Mes sentiments pour toi sont très sérieux. Alicia, je t’aime; je veux me fiancer avec toi. Je regrette de t’avoir effrayée en t’embrassant. Tu n’as aucune raison d’avoir peur de moi.

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Je te demande de bien réfléchir et de ne pas me repousser. Tu ne rencontreras jamais personne qui t’aime autant que moi. Tu ne le sais pas encore, mais nous sommes faits l’un pour l’autre.

Dès que ton père sera de retour, j’irai lui faire ma demande. Il ne pourra pas refuser, car seules nos fiançailles effaceront tout le tort qu’il a fait à ma mère en l’abandonnant. J’attends ta réponse. Je serai à l’arrêt de l’autobus pour le retour de Mme Juste.

Ton Gérard qui t’aime. Ce n’est pas croyable! Ce garçon est

complètement fou! Comment lui faire comprendre que je ne suis pas amoureuse de lui… et que je ne le deviendrai pas non plus? Je me torture les méninges sans trouver de solution. Je ne vois pas comment me sortir de ce pétrin. En tout cas, il faut absolument que je le court-circuite, que je l’empêche de faire sa demande à mon père.

Avant de sortir de l’atelier, je déchire la lettre et j’empoche les morceaux. Dans la cuisine, il n’y a que Finaud qui fait sa toilette avec application. Tout en lui gratouillant la tête, je bois un grand verre de chocolat froid, puis je prends une banane et une orange et je me sauve littéralement. Ce n’est qu’une fois dehors que je me rends compte que j’ai oublié d’emporter un livre. Tant pis.

La gare, pour le moment à l’ombre, semble abandonnée, sans vie. Huguette avait raison, on dirait une gare fantôme. Heureusement que les moineaux pépient et que les mésanges zinzinulent tout alentour. Je reste un bout de temps dans le potager : j’observe les oiseaux, j’inspecte les platebandes sans trouver de mauvaises herbes à arracher. Les rayons du soleil ayant atteint la gare et la chaleur se faisant plus forte, je passe sur le quai

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où il fait plus frais. Au même moment, j’entends un léger bruit; une sorte de tintement.

Je me fige sur place. La porte de la salle d’attente est entrouverte, le cadenas ballant à son crochet! Je frissonne et les battements de mon cœur s’accélèrent. Avec appréhension, je pénètre dans la salle sans y voir grand-chose. J’attends un peu que mes yeux s’habituent à la pénombre. Ouf! On dirait qu’il n’y a personne. La curiosité aidant, je décide d’aller jusqu’au bureau du chef de gare, mais je m’arrête presque aussitôt : il y a des traces de pas dans la poussière recouvrant le sol! Je prends peur pour de bon et je me dépêche de faire demi-tour. Trop tard!

Je suis saisie à bras-le-corps et soulevée par des bras puissants. En un rien de temps, je me retrouve bâillonnée, puis transportée jusque dans la petite cabane à outils du jardin. Mon agresseur referme la porte sur moi avant que je puisse entrevoir son visage. J’ai le cœur qui cogne dans ma poitrine et j’ai l’impression que je suis sur le point d’étouffer. Je voudrais crier, mais seules mes larmes transpercent le bâillon que je n’arrive pas à détacher malgré mes mains restées libres.

Il ne fait pas tout à fait noir dans le cabanon; un peu de lumière passe entre les planches disjointes. Mais je suis bel et bien prisonnière, car la porte n’est pourvue que d’un loquet à l’extérieur. Donc, impossible d’ouvrir. Il ne faut surtout pas que je panique, je le sais, pourtant je me jette contre la porte à plusieurs reprises. La cabane est vieille, mais solide. Je craquerai avant elle.

Enfin, je regarde autour de moi. Un seau en métal me donne une idée. Je le retourne et, avec le plat d’une pelle, je me mets à taper sur le fond de toutes mes forces. Le boucan que je fais m’écorche

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les oreilles, mais il faudrait une chance inouïe pour qu’un promeneur passe et songe à se demander d’où provient le vacarme.

Bientôt, je n’ai plus aucune force dans les bras. Découragée, je cesse mon tambourinage et je repousse le seau d’un coup de pied. Je dois trouver un moyen de sortir de mon étroite prison. J’examine les différents outils soigneusement rangés à la recherche d’un morceau de bois ou de métal qui soit assez mince pour être glissé entre le chambranle et la porte. Je pourrais alors débloquer le loquet de bois.

Quand je déniche enfin une tige de fer, je me crois sauvée. Mais ce n’est pas si simple; mes mains tremblent et je m’énerve. Impossible de soulever la clenche! « Du calme, Alicia, du calme, repose-toi un moment », me dis-je à voix basse, au bord du désespoir. La tête me tourne, la sueur me picote les yeux et je commence à avoir drôlement soif.

Je reprends mes efforts et je réussis enfin à ouvrir la porte. Mais alors, j’hésite à sortir en plein soleil. Si mon agresseur était toujours là? Non, il a dû déguerpir. Les jambes tremblantes, je quitte la cabane et ensuite le jardin en regardant de tous les côtés. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. J’arrive enfin à détacher mon bâillon et, aussitôt, je respire mieux. Je me lance alors sur la route en courant et je suis à peu près à mi-chemin de chez Germaine quand j’entends les pétarades familières.

— Qu’est-ce qui se passe? s’écrie Gérard

horrifié en pilant à ma hauteur.

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Évidemment, je dois avoir une drôle d’allure. Essoufflée par la course, je réponds laconiquement :

— J’ai été attaquée! — Quoi!? s’exclame-t-il incrédule. D’une voix saccadée, je lui explique ce qui

s’est passé. Il descend de sa motocyclette et jette des regards inquiets alentour, puis il me serre contre lui en essayant de me rassurer :

— Je suis là maintenant, tu n’as plus rien à

craindre. Mais je le soupçonne d’avoir presque aussi

peur que moi, car, plaquée contre sa poitrine, j’entends son cœur battre à tout rompre. En tout cas, il est secoué et ne semble pas savoir quoi faire. On est là, tous les deux, à se regarder bêtement. Enfin, se ressaisissant, il dit :

— On se demandait pourquoi tu ne rentrais

pas diner. Je hoche la tête. Évidemment, l’heure

sacrosainte du diner est passée! Germaine ne doit pas être de bonne humeur. Sans plus attendre, Gérard ré-enfourche sa pétrolette et je monte derrière lui.

Dès que nous arrivons, sa mère, qui nous attendait sur le pas de la porte, se précipite sur le trottoir. En voyant ma figure barbouillée de larmes et de poussière, elle s’écrie :

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— Mon Dieu, mon Dieu! Alicia, que t’est-il arrivé?

— Rentrons, dit Gérard en nous poussant à l’intérieur de la maison.

« Mon Dieu, mon Dieu! » ne cesse de

répéter Germaine en écoutant le récit de mon agression. Puis, se reprenant enfin, elle déclare :

— Cette fois, c’est trop grave, il faut

immédiatement avertir le garde champêtre de ce qui se passe.

Tandis que Germaine téléphone, Finaud

vient se frotter contre mes jambes. Je le prends sur mes genoux pour le caresser et, quand il commence à ronronner, les battements de mon cœur retrouvent enfin leur rythme normal. Et soudain, je me sens épuisée.

— Voilà, dit Germaine en reposant le

combiné, le garde champêtre va tout de suite envoyer deux gendarmes inspecter la gare. Lui-même viendra t’interroger dès que…

Je n’entends pas la suite, je me sens comme

aspirée dans le vide. Quand je reviens à moi, je suis étendue sur le sofa.

— Tu as eu un étourdissement, dit Germaine

penchée au-dessus de moi, c’est la faim, tu devrais manger un morceau.

Mais je n’ai pas faim du tout, seulement

soif. Germaine insiste :

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— Il faut que tu avales quelque chose. Gérard va te réchauffer un peu de bouillon de poulet. Il a juste le temps avant d’aller à la rencontre de ta grand-mère.

Je me résigne. Le seul avantage de la

situation, c’est que j’échappe momentanément au tête-à-tête avec Gérard. Mais je m’inquiète de la réaction de ma grand-mère; et je me sens terriblement coupable de lui avoir caché notre confrontation avec l’affreux Leduc.

Quand je reviens de la salle de bain où je

suis allée me débarbouiller et changer de vêtements pour avoir l’air plus convenable, un nouveau visiteur se trouve au salon. Il se présente aussitôt :

— Martin Debeur, le bourgmestre de cette

commune. Tandis que je serre sa main tendue, il

déclare : — Alicia, j’ai beaucoup de respect pour ta

grand-mère, tu sais, et je ne laisserai personne lui faire de tort. Je vais tout mettre en œuvre pour tirer cette affaire au clair.

Entretemps, Gérard et ma grand-mère sont

revenus. Alors, sans plus attendre, le bourgmestre nous informe de ce que les gendarmes ont découvert lors de leur inspection :

— Quelqu’un a tenté de mettre le feu à la

gare, dit-il. Je pense que tout danger est maintenant écarté, mais pour plus de sécurité, madame Juste, je

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préfèrerais que vous attendiez demain pour réintégrer votre logement.

Puis, sortant un magnétophone de sa poche,

il nous explique qu’il doit nous interroger afin de connaitre tous les tenants et les aboutissants de cette affaire. Il commence par ma grand-mère qui lui parle des lettres anonymes, des visites d’intimidation et de ce qu’elle a appris au Ministère. Ensuite, chacun à notre tour, nous lui racontons absolument tout ce qui s’est passé ces derniers jours. Et Germaine, toujours aussi bavarde, lui parle même de l’idée que j’ai eue pour sauver la gare.

Le bourgmestre me fait un petit salut approbatif, puis il s’adresse à ma grand-mère :

— Ma foi, ce n’est pas une mauvaise idée,

qu’en pensez-vous? Elle hoche la tête d’un air dubitatif.

J’échange un regard interrogateur avec Germaine, tout en me disant qu’il s’agit sans doute d’une simple boutade pour détendre l’atmosphère. Mais le magistrat poursuit :

— J’avais déjà songé à un jumelage, mais je

n’aurais jamais pensé l‘aborder par ce biais. Quand donc revient votre fils, madame Juste? J’aimerais discuter avec lui de la viabilité d’un tel projet.

— Dans trois jours, dis-je, devançant ma grand-mère.

Je la regarde, un peu honteuse d’avoir

répondu à sa place, mais elle me sourit!

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Chapitre 10

Mobilisation générale

Malgré les objections de Germaine, ma

grand-mère a décidé qu’on se mettrait en route tout de suite après le petit-déjeuner. Pour des raisons différentes, nous avons toutes les deux hâte de retourner à la gare.

En nous suivant dans le vestibule, Germaine continue de protester jusqu’à ce que ma grand-mère ouvre la porte d’entrée. Soudain, des éclats de voix nous font reculer. Mais déjà, trois journalistes nous entourent et, leurs micros pointés comme des armes, ils nous mitraillent de questions. Comment savent-ils? Un moment ébranlée, ma grand-mère retrouve vite son aplomb; levant la main, elle parvient à obtenir le silence.

— Je répondrai à toutes vos questions quand

je serai rentrée chez moi, lance-t-elle d’un ton sans réplique.

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Aussitôt, les journalistes se précipitent pour

porter nos quelques affaires et nous faire monter dans la camionnette arborant le logo du Clairon suivi du message publicitaire « le quotidien qui vous informe vraiment ». La jeune camérawoman qui s’est mise au volant nous apprend alors que leur rédacteur en chef a reçu un coup de fil du bourgmestre lui demandant de donner le plus de publicité possible à notre histoire dans le but d’empêcher toute nouvelle tentative criminelle.

C’est sans doute pour cela qu’une fois arrivés à la gare, les journalistes obtiennent toutes les réponses qu’ils veulent. Et que ma grand-mère bronche à peine lorsque la camérawoman piétine malencontreusement quelques-unes de ses platebandes tandis qu’elle me filme en vidéo en train d’entrer puis de sortir du cabanon. Elle accepte même sans mot dire de faire mine de jardiner alors qu’elle est toujours habillée de sa toute belle robe!

Les journalistes partis, nous ne retrouvons

pas le calme pour autant, car tout le village est maintenant au courant, et les habitants viennent saluer ma grand-mère et l’assurer de leur appui. C’est un va-et-vient perpétuel jusqu’à la tombée du jour.

Quand le téléphone sonne vers dix heures du soir, je ne suis pas encore montée me coucher. Ma grand-mère décroche, et au ton de sa voix, je devine tout de suite que c’est mon père qui est au bout du fil. Elle lui résume rapidement la situation, puis elle me passe le combiné.

— Je regrette vraiment de ne pas avoir pris

plus au sérieux les lettres anonymes, me dit-il alors.

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Mais vous n’avez plus à vous inquiéter, je vais prendre le train de nuit et j’arriverai demain dans la matinée.

Cette nouvelle devrait me réjouir, mais ce n’est pas le cas. Car cela donne presque deux journées complètes à Gérard pour trouver l’occasion de parler à mon père. Je sens que je vais passer une très mauvaise nuit!

Mon père est arrivé juste à temps pour le

diner. Peu après, il s’enferme dans le bureau pour discuter avec ma grand-mère. Vexée de ne pas être conviée à la réunion, je me console en me rappelant les félicitations que j’ai reçues d’eux pour mon comportement au cours des évènements.

En attendant la fin de leur entretien secret, je me morfonds dans la cuisine, craignant à tout instant d’entendre la motocyclette de Gérard. Il est passé quatre heures quand ils sortent enfin du bureau. Comme si elle poursuivait leur conversation, ma grand-mère fait remarquer que Germaine nous a bien aidées pendant son absence.

— J’irai la remercier, promet mon père. — À la bonne heure, il est temps d’oublier

les malentendus. Pour toute réponse, mon père hoche la tête,

l’air distrait. Je reste interloquée : que signifie ce sous-entendu? Y aurait-il du vrai dans les élucubrations de Gérard?

Mais mon père semble déjà penser à autre chose. Muni de son téléphone mobile, il retourne dans le bureau et je l’entends demander à parler à Martin Debeur. Il commence par s’excuser auprès

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du bourgmestre de le déranger un dimanche, puis, sans plus attendre, il lui parle du projet de jumelage, sur lequel il a vraiment beaucoup à dire. Il termine en convenant d’une rencontre à la mairie le lendemain.

Après cela, mon père se met à nous raconter son voyage en détail, mais je ne l’écoute que d’une oreille, car je suis bien trop occupée à guetter l’arrivée toujours possible de Gérard.

— Alicia, tu rêves? Je t’ai demandé si tu

m’accompagnais demain. — Chez le bourgmestre? dis-je surprise. — Mais non, voyons, chez Germaine. Tu

pourras ainsi faire tes adieux. — Heu…oui. Catastrophe! Me voilà bien! Je me sens

rougir en plus. Mon père me jette un regard étonné en remarquant :

— Tu en fais une tête! Il y a quelque chose

qui ne va pas? — Non, non, tout va bien, dis-je

péniblement.

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Chapitre 11

Une déclaration intempestive

Lorsque mon père sonne chez Germaine, je n’en mène vraiment pas large; et quand la porte s’ouvre, je comprends que tout est fichu. Gérard est là, avec une mine de papier mâché, comme s’il n’avait pas dormi de la nuit.

Germaine, qui nous reçoit dans la véranda, a visiblement choisi de jouer l’indifférence polie; mais je trouve qu’elle ne tient pas très bien son rôle. Seul mon père semble tout à fait à l’aise. Il parle des évènements puis, d’une manière tout à fait naturelle, il remercie Germaine.

Quand, après avoir fait nos adieux, nous quittons enfin les Lambert, je pousse mentalement un gros soupir de soulagement. Je n’aurais pas dû, car, à peine sommes-nous dans la rue, mon père et moi, que Gérard nous y rejoint et là, tout à trac, il annonce à mon père qu’il veut se fiancer avec moi!

Mon père s’arrête et me regarde, éberlué. Je me sens passer par toutes les couleurs, mais je suis incapable de prononcer une parole. Gérard, qui a

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également les yeux fixés sur moi, semble attendre que je parle; mais je ne désire qu’une chose : qu’il disparaisse de ma vue!

— Alicia, je t’aime, tu le sais, me dit-il

alors. — Eh bien, moi, je te déteste! Ignorant toujours Gérard, mon père me

questionne : — Alicia, est-ce que tu peux m’expliquer ce

qui se passe? Complètement déboussolée, je crie : — Rien! Il ne se passe rien! Il ne sait pas ce

qu’il dit… Il… il est fou! Me prenant par le menton et braquant son

regard sur le mien, mon père me demande calmement, mais fermement :

— Qu’y a-t-il entre vous deux? — Rien, je te dis! Rien! Mais mon père insiste : — Est-ce que tu ressens quelque chose pour

Gérard? Réponds-moi, Alicia. Entre deux sanglots, j’articule péniblement : — Non, je le déteste! Il… il a essayé de

m’embrasser, mais je ne voulais pas.

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Gérard intervient : — Je vous jure que je respecte Alicia. Je

n’ai rien fait de mal. — Bon, mais tu as entendu ce que ma fille

vient de te dire? Gérard ne réagissant pas, il poursuit : — Alicia est un peu jeune pour avoir une

relation amoureuse. Quant à toi, mon garçon, tu t’engages trop rapidement. Tu ne connais Alicia que depuis deux semaines.

— Mais je l’aime, répète Gérard d’un air

buté. Mon père pousse un soupir d’impatience. Il

est vraiment temps de mettre fin à cette situation ridicule.

— Gérard, je suis désolée, lui dis-je avec un

reste de sanglot dans la voix, mais je ne suis pas amoureuse de toi.

Il me lance un tel regard de détresse, que je

baisse les yeux, très mal à l’aise. — Tu me fais très mal, là, souffle-t-il. Puis,

se détournant de moi, il s’éloigne enfin. M’entourant alors de ses bras, mon père dit : — Tu sais quoi? Nous allons prendre la

voiture et aller manger une crème glacée en ville.

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Vingt minutes plus tard, je peux déguster mon parfait au chocolat la conscience bien tranquille. Car je n’ai plus rien à cacher, j’ai tout raconté à mon père pendant le court trajet en voiture.

Maintenant, il m’explique que le sentiment amoureux est quelque chose de mystérieux.

— Quand on tombe amoureux, il arrive que,

comme Gérard, on s’exalte. On s’imagine que l’autre personne éprouve la même attirance. Il est difficile alors de faire face à un refus. On n’accepte pas d’être rejeté.

— Est-ce que c’est ce qui s’est passé entre toi et Germaine?

— D’une certaine façon, oui. Germaine et moi, on était de très bons copains. Nous étions toujours ensemble et, dans le village, les gens plaisantaient en disant que l’on faisait un beau couple. Quand le moment est venu de partir dans des villes différentes pour entamer nos études universitaires, Germaine a voulu qu’on se fiance.

— Et alors? — Je suis tombé des nues! Pour moi,

Germaine était une copine sympathique et rigolote, mais je n’en étais pas amoureux. À cette époque, je ne rêvais que de voyages et j’avais déjà dans l’idée d’aller vivre dans un autre pays.

— Est-ce que tu crois que Germaine est encore amoureuse de toi?

— Bien sûr que non, voyons! D’ailleurs, elle s’est vite consolée de sa peine d’amour puisque, si je me souviens bien, quelques mois plus tard, elle se mariait.

— Mais Gérard a dit…

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— Ce garçon est sans doute perturbé par la séparation de ses parents et il s’est servi de cette histoire ancienne pour faire pression sur toi.

Il me reste un doute, mais je n’insiste pas,

car au ton de mon père, je devine qu’il en a assez de parler de cela. Le silence s’installe et mon père fait signe à la serveuse de lui apporter l’addition. Tout en payant, il reprend la parole :

— Que dirais-tu d’assister à mon entretien

avec le bourgmestre? Après tout, c’est grâce à toi que le projet a pris naissance.

Je me retiens de sauter de joie à cette

proposition inattendue et je réponds posément : — Oui, j’aimerais bien. Je n’aurais jamais cru que tout se déroulerait

aussi simplement. Le bourgmestre et mon père ont rapidement établi les grandes lignes du projet, du moins pour le côté belge. Car, bien sûr, il allait falloir « tâter le terrain » pour voir avec quelle gare et quel village du Québec le jumelage pourrait se faire.

Plus tard, durant le souper, lorsqu’il rapporte

le tout à ma grand-mère, il se montre très optimiste : — Ce projet a toutes les chances de se

réaliser, conclut-il. — S’il en est ainsi, j’aimerais voir la gare

choisie pour le jumelage, déclare-t-elle le plus naturellement du monde.

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— Vous allez venir au Québec, mère? interroge mon père comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien compris.

— Oui, je le dois à la mémoire de Raymond, à qui ce projet aurait certainement beaucoup plu.

Sans réfléchir, je lui saute au cou en

m’écriant : — C’est formidable, grand-mère! Elle me serre un moment contre elle, puis

elle me rappelle qu’il est l’heure d’aller me coucher. J’obéis sans rechigner. Et tandis que je m’installe pour ma dernière nuit dans la gare, je me demande comment j’ai pu avoir aussi peur de ma grand-mère. J’ai même honte en pensant que, au début, je la détestais.

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Chapitre 12

Le retour

Le lendemain, tout de suite après le petit-

déjeuner, mon père, qui n’aime pas les longs adieux, fait démarrer le moteur dès que la voiture est chargée. Ma grand-mère m’embrasse rapidement en me conseillant d’être « une bonne fille ». Elle reste sur le pas-de-porte de la gare pour nous regarder partir et, tandis que nous nous éloignons rapidement, je lui fais de grands signes par la lunette arrière jusqu’à ce que la gare disparaisse de ma vue.

Quand nous passons devant la maison de Germaine, je crois voir quelqu’un à la fenêtre sans rideau de l’atelier, mais je n’en suis pas certaine. Un moment, je me sens triste pour Germaine, mais en même temps, je suis soulagée que toute cette histoire soit enfin terminée.

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Les dernières heures du voyage m’ont semblé interminables, car je n’ai pas réussi à fermer l’œil dans l’avion. Quand nous atterrissons enfin, je me sens pareille à un zombie, et je ne réponds que par monosyllabes aux questions de ma mère qui est venue nous chercher à l’aéroport. Ce n’est que lorsque nous rentrons à la maison que je me sens redevenir moi-même.

Malgré l’heure tardive, Huguette est venue faire un tour, car elle a hâte de savoir ce qui s’est passé entre Gérard et moi, étant donné que je n’avais plus eu le temps de lui écrire. Énervée par le manque de sommeil, je lui raconte d’une traite mes aventures. Je m’attendais à de nombreuses exclamations de sa part, mais non, elle reste silencieuse.

— Ça n’a pas l’air de te passionner, dis-je

vexée par son absence de réaction. — Pfft! fait-elle simplement en haussant les

épaules. — Ça veut dire quoi, ce « pfft »? Après un nouveau haussement d’épaules,

Huguette me répond de son air le plus dédaigneux : — C’est ça que tu appelles une histoire

d’amour? — Ce garçon voulait se fiancer avec moi, je

te ferai remarquer. — Mais tu n’étais même pas amoureuse de

lui! s’écrie Huguette en levant les bras. — Chut! ne parle pas si fort. Alors, baissant la voix, Huguette déclare de

façon péremptoire :

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— Tu veux que je te dise? Ton histoire là,

c’est un amour fantôme, point final. Trop fatiguée pour répliquer, je laisse à mon

amie l’illusion d’avoir eu le dernier mot. Car j’aime autant que Gérard s’évapore au plus vite de ma mémoire. Tout ce qui m’importe maintenant, c’est de voir se réaliser le jumelage des deux gares et d’accueillir ma grand-mère au Québec.

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TABLE DES MATIÈRES

1. Une grand-mère inconnue 5

2. Les ennuis commencent 10

3. Une amie inattendue 18

4. Les menaces 26

5. Branlebas de combat 32

6. Changement de domicile 41

7. Les choses se compliquent 48

8. Le secret 55

9. Le danger se précise 67

10. Mobilisation générale 75

11. Une déclaration intempestive 79

12. Le retour 85

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