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L’univers étrange et mal connu des apatrides ÉDITION SPÉCIALE N U M É R O 1 4 7 V O L U M E 3 2 0 0 7

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Page 1: ÉDITION SPÉCIALE L’univers étrange et mal connu des apatrides · RÉFUGIÉS 3 N°147 • 2007 4 Tous les jours, des personnes naissent ou deviennent apatrides par erreur. UNHCR

L’univers étrangeet mal connu des apatrides

É D I T I O N S P É C I A L E

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É D I T O R I A L

De s p e t i t e s î l e s - É tat s p o u r r a i e n t

bientôt disparaître du fait des changementsclimatiques. Parmi celles que l’on considère commeparticulièrement vulnérables figurent Kiribati,

Vanuatu, les îles Marshall, Tuvalu, les Maldives et les Bahamas.Sur les îles Carteret, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, les marées

hautes sont déjà en train de détruire maisons, jardins et réservesd’eau douce ; ces îles pourraient avoir complètement disparu sous lesflots d’ici 2015. D’ailleurs, l’évacuation des 2000 habitants desCarteret vers une autre partie de Papouasie-Nouvelle-Guinée a déjà commencé.

Si les îles-États situées à basse altitudecomme Kiribati (93000 habitants) et Tuvalu(10000 habitants) connaissent le même sort,leurs problèmes iront bien au-delà d’un simpledéménagement. Toutes les institutions quicaractérisent un État-nation moderne —parlement, police, tribunaux, école et santépubliques — disparaîtront avec les atolls decorail, les plages de sable blanc et les cocotiers.

Les insulaires seront alors face à un choix :soit trouver une solution pour reconstituerailleurs leur État disparu, soit identifier unautre État qui veuille bien les adopter commecitoyens, leur donner un passeport et leurfournir toute la protection et l’assistance qu’unÉtat se doit de garantir à ses ressortissants. La dernière alternative est qu’ils deviennentapatrides, aussi apatrides qu’on puisse l’être surcette terre.

Un document de travail de la Commissiondes droits de l’homme des Nations Unies,datant de 2005, résume brièvement le dilemmeen ces termes: «Si les États […] sont familiarisés avec les questionsrelatives à la succession des États, il semble en revanche quel’extinction d’un État sans que celui-ci ait de successeur soit unesituation inédite…» Le document énumère ensuite une longue listede questions épineuses qui se poseraient dans le cadre d’un telscénario, dont la plupart concernent les droits des populationstouchées et le problème de déterminer qui serait responsable durespect de ces droits.

Maigre consolation : si un État venait à disparaître, ses habitantsne seraient pas seuls. Selon les chiffres officiels de l’UNHCR (dontle mandat englobe les apatrides et les réfugiés), on compteactuellement 5,8 millions de personnes apatrides dans 49 pays,disséminées à travers le monde. L’agence estime toutefois que leurnombre réel pourrait avoisiner les 15 millions.

Certaines personnes deviennent apatrides à cause d’incidentsjuridiques ou administratifs, et pas nécessairement parce qu’unepersonne les a volontairement privés de leur identité nationale.Même si aucun État n’a encore été englouti par la mer, des millionsde personnes se sont retrouvées apatrides parce que l’État où elles ouleurs ancêtres sont nés, a changé de forme, d’une manière abstraite:l’État a été créé, divisé ou dissous, décolonisé, occupé ou libéré.

Lorsqu’un État change de manière si fondamentale, l’une desquestions principales qui se pose est de savoir qui est citoyen, et qui

ne l’est pas. Ceux qui passent au traversdes mailles du filet pendant ce processusn’ont souvent nulle part d’autre où aller.Ils n’ont aucune prise sur leur situation etsont fréquemment rejetés, au terme de bien des errances bureaucratiques, enmarge de la société. Et ils demeurentainsi, plongés dans un état devulnérabilité et de pauvreté qu’il estcommode d’ignorer.

Pour d’autres, l’apatridie est laconséquence imprévue d’unchangement dans la législationnationale, ou de l’incompatibilité entreles lois de deux pays. Une minorité nonnégligeable de gens est victime d’uneforme d’apatridie encore pluspernicieuse: l’exclusion délibérée degroupes entiers du fait d’unediscrimination politique, religieuse ouethnique.

Mais un vent nouveau souffleaujourd’hui sur le monde étrange ettriste des apatrides. Récemment,

certains États, comme le Sri Lanka, la Thaïlande, le Népal etquelques États du Golfe, ont réalisé des avancées politiques et législatives en faveur de nombreux apatrides. Progressivement,davantage de gouvernements se rendent compte que la politique del’autruche n’est pas une solution quand il est question des groupesd’apatrides résidant sur leurs territoires.

Si cette tendance se confirme, il est possible que, lorsque lapremière île-État sera submergée par les eaux, ses anciens habitantstrouveront un monde plus disposé à prendre les mesuresnécessaires pour leur éviter de tomber dans le sombre ghettoplanétaire des apatrides. Arrêter le changement climatique est unetâche gigantesque, mais la communauté internationale devrait aumoins avoir la capacité collective d’empêcher cet effet secondaireprécis.

aUBE NOUVELLEeN terre d’apatridie

Tuvalu, une des îles-États les plusmenacées par le changement climatique.

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4Tous les jours, despersonnes naissent oudeviennent apatrides par

erreur.

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20La naturalisationoffre de nouvellesopportunités aux

cueilleurs de thé apatrides duSri Lanka.

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28L’apatridie a eu uneffet déstabilisateursur de nombreux pays

africains.

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RédacteurRupert Colville

Édition françaiseCécile Pouilly

Ont contribuéGreg Constantine, Keith Delaney,Betsy Greve, Nanda Na Champassak,Gisèle Nyembwe, Barbara Porteous etle personnel de l’UNHCR dans le monde.

Secrétariat de rédactionManuela Raffoni

IconographieSuzy Hopper, Anne Kellner

DesignVincent Winter Associés, Paris

ProductionFrançoise Jaccoud

DistributionJohn O’Connor, Frédéric Tissot

Gravure photosAloha Scan, Genève

Cartes géographiquesUnité de cartographie de l’UNHCR

Documents historiquesArchives de l’UNHCR

RÉFUGIÉS est publié par le Service del’information et des relations avec les médias duHaut Commissariat des Nations Unies pour lesréfugiés. Les opinions exprimées par les auteursne sont pas nécessairement partagées parl’UNHCR. La terminologie et les cartesutilisées n’impliquent en aucune façon unequelconque prise de position ou dereconnaissance de la part de l’UNHCR quant austatut juridique d’un territoire ou de ses autorités.

RÉFUGIÉS se réserve le droit d’apporter desmodifications à tous les articles avantpublication. Les photographies avec la mention«UNHCR» peuvent être librement reproduites,à condition d’en mentionner la source(l’UNHCR et le photographe). Lesphotographies avec copyright © n’appartiennentpas à l’UNHCR et ne peuvent être reproduitessans l’autorisation de l’agence créditée.

Les versions française et anglaise sontimprimées en Italie par AMILCARE PIZZIS.p.A., Milan.

Tirage : 111 000 exemplaires en anglais,espagnol, français et italien.

ISSN 0252-791 X

Photo de couverture :Musulmans originaires de l’État de Rakhine,au nord du Myanmar, vivant au Bangladesh(aussi connus sous le nom de Rohingyas).UNHCR / G.M.B. AKASH / BGD•2006

Dos de couverture :Les mains d’une femme apatride de 75 ans,ouvrière dans une plantation de thé à SriLanka.UNHCR / G. AMARASINGHE / LKA•2007

UNHCRCase postale 25001211 Genève 2, Suisse

www.unhcr.fr

4 E N C O U V E R T U R E

Les apatrides sont souvent marginalisés, pauvres etvulnérables; il est bien trop facile de les ignorer.

L E N É P A L16 D É P L A C E D E S M O N T A G N E SLe Gouvernement népalais a mené une campagne derégularisation massive, grâce à laquelle 2,6 millions depersonnes ont obtenu le statut de citoyen.

18 A P A T R I D E S À S U C C È SUne réalisatrice de cinéma, un physicien, un écrivain et unvioloncelliste ont atteint les sommets de la gloire, malgréleur statut d’apatride.

20 R É U S S I T E S R I - L A N K A I S ELe Sri Lanka a accordé la nationalité à 190 000 cueilleurs dethé tamouls, dont les ancêtres sont arrivés d’Indebritannique il y a deux cent ans.

24 P A S D U B O N S E X EDans certains pays, la mère ne peut transmettre sanationalité à ses enfants — seul le père en a la possibilité.

26 S A N S M A R I , N I P A Y SPour les femmes vietnamiennes qui épousent des étrangers,perdre leur mari peut aussi signifier perdre leur pays.

L E P R O B L È M E C A C H É28 D E L ’ A F R I Q U ELegs colonial, manœuvres politiques, facteursenvironnementaux contribuent tous à augmenter les casd’apatridie sur le continent africain.

B R U S Q U E M E N T ,30 V O U S N ’ Ê T E S P L U S P E R S O N N EUn directeur de publication zimbabwéen fait campagnecontre l’apatridie.

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Ils sont des millions à tenterd’échapper au monde sinistrede l’apatridie

S’il est vrai quecertains apatrides sontaussi des réfugiés —telles ces personnesdans un camp auBangladesh — ce n’estpas le cas de lamajorité.

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PA R P H I L I P P E L E C L E R CE T RU P E RT C O LV I L L E

ontrairement à la philo so phe

Hannah Arendt (qui est restéeapatride pendant 16 ans mais a connuune carrière couronnée de succès), la

plupart des apatrides sont — presque pardéfinition — anonymes. Ce sont des gens quivivent dans l’ombre, en marge de la société ;des gens qui n’ont aucune chance de réaliserleurs ambitions.

On trouve des apatrides aux quatre coins dela planète — tant dans les pays développés quedans ceux en voie de développement. Et il existebien des façons de devenir apatride. Certains lesont du fait d’actions anciennes mais, chaquejour, d’autres personnes naissent ou deviennentapatrides par erreur.

DÉCHUS DE LEURS DROITSCertains —comme Hannah Arendt, qui

a perdu la nationalité allemande après avoir fui le régime nazi en 1933, ou les Kurdes feilisexpulsés d’Iraq sous Saddam Hussein — sontdevenus apatrides en raison de décrets officiels,délibérément adoptés afin de les priver de touteplace significative dans la société, de les pousserhors d’un pays, ou en prélude à une tentativepour tous les exterminer, comme ce fut le caspour les juifs d’Europe pendant la période nazie.

Par un effet pervers, il peut arriver que ce soit l’avancée du processus démocratique qui motive la décision de retirer un groupe particulier de l’ensemble des ressortissants d’un pays — parce que les dirigeants au pouvoircraignent que le groupe en question, ou des personnalités remarquables en son sein, ne rejoignent l’opposition.

«Perdre sa nationalité, c’est disparaître du monde, c’est comme retourner à l’état d’homme des cavernes ou de sauvage… On peut disparaître ou mourir sans laisserde trace.»

HANNAH ARENDT

Les Origines du Totalitarisme

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aucune faute —y compris cette femme de 24 ans empri-sonnée, dont la supplique désespérée est publiée ici—, ilspeuvent perdre leur liberté parce que leurs parents ontenfreint les lois sur l’immigration lorsqu’ils étaientenfants. Ils peuvent rester en prison pendant despériodes in déterminées par ce qu’aucun État ne les

reconnaît commecitoyens.

Certains sontapatrides dès leurnaissance, et lerestent toute leurvie. De ce fait, ilarrive qu’ ils nepuissent ni aller àl’école ou à l’uni-versité, ni travail-ler légalement, niposséder de biens,ni se marier ouvoyager. Ils peu-

vent aussi rencontrer des difficultés pour sefaire hospitaliser, pour ouvrir un compte ban-caire ou toucher leur retraite.

S’ils sont victimes d’un vol ou d’un viol,ils n’ont parfois même pas la possibilité deporter plainte, parce que la police réclamela preuve de leur existence légale avantd’ouvrir une enquête, et qu’ils ne sont pasen mesure de la fournir. Ils sont particu-lièrement exposés au risque de travailnon ou mal rémunéré, en particulier

dans les pays où ils ne sont pas autorisés à travailler léga-lement.

Et, comme si cela ne suffisait pas, de nombreuxapatrides sont condamnés à transmettre leur apatridieà leurs propres enfants — par une sorte de fatalitégénétique.

À l’inverse, certains groupes d’apatrides parviennentà exercer l’essentiel de leurs droits élémentaires — tel ledemi million de personnes appartenant à la minoritérussophone de Lettonie et d’Estonie, qui restent toute-fois privées de leur droit démocratique de voter.

Mais, pour de nombreuses autres personnes à traversle monde, la condition d’apatride est une expérience des-tructrice et démoralisante, qui influence pratiquementchaque aspect de leur vie.

Une apatride dénommée Chen, qui s’était retrouvéebloquée dans un no man’s land entre deux des pays dontelle aurait pu détenir la nationalité, a décrit ce qu’elleressentait: «M’entendre dire “non” par le pays où je vis;m’entendre dire “non” par le pays où je suis née ; m’en-tendre dire “non” par le pays dont mes parents sont ori-ginaires. J’ai l’impression de n’être personne ; je ne saismême pas pourquoi je suis en vie. Lorsqu’on est apatride,on est sans cesse habité par un sentiment d’inutilité.»

Il s’agit aussi de groupes qui, pourune raison ou une autre, ont été exclus du corps descitoyens reconnus lorsqu’un État a été créé ou modifié.Parmi ceux-ci figurent les musulmans de l’État deRakhine, dans le nord du Myanmar (aussi appelés lesRohingyas), les tribus montagnardes de Thaïlande, lesBidouns des États du Golfe, les Lhotshampas du Bhou-tan, les Madhesis du Népal et divers autres groupesnomades à travers le monde.

Et puis il y a, bien entendu, les Palestiniens, dontbeaucoup sont devenus des réfugiés apatrides au coursdes bouleversements tumultueux ayant entouré la créa-tion de l’État d’Israël en 1948.

KAFKAÏENPour d’autres, la privation (ou la perte) de

nationalité est le résultat non désiré de lois mal élabo-rées, de systèmes d’enregistrement des naissances défi-cients, d’oublis administratifs ou simplement du conflitentre les lois de différents États.

Pour les individus concernés, les conséquences sontgénéralement désastreuses. Bien qu’ils n’aient commis

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Extraits de la lettre«Je suis en train de perdremon espoir et monintégrité, alors que je suisdétenue comme unecriminelle, humiliée et queje crains pour ma sécuritéet mon bien-être. Que quelqu’un me sortede là!… Vouloir une vieet une nationalité aprèsdix-sept annéesd’apatridie, est-ce tropdemander ? Tropespérer ?»

“Par uN effet pervers, meme l’avaNcee du processus d

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Hannah Arendt estdevenue citoyenne desÉtats-Unis en 1969.

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REBUTS DE L’HISTOIREDes centaines de milliers de personnes sont

aujourd’hui apatrides en raison de bouleversements survenus dans le paysage politique d’un pays, ou parcequ’elles sont tombées dans le trou noir créé par la chuted’un empire à l’agonie.

Des groupes entiers d’individus sont ainsi devenusapatrides après la disparition de l’Empire ottoman,notamment des Kurdes qui se sont installés en Syrieaprès avoir quitté diverses régions de l’empire.

Lorsque la Syrie a organisé un recensement en 1962,il est apparu que quelque 300000 Kurdes étaient tou-jours privés de nationalité. Dans certains cas, seulsquelques membres d’une même famille avaient reçu lanationalité (les autres étant restés apatrides depuis).

De tels groupes peuvent tirer espoir des récentsdéveloppements survenus au Sri Lanka, où des centai -nes de milliers de «Tamouls des collines» ont pu acqué-rir la nationalité en remplissant une simple déclaration,grâce à une nouvelle loi adoptée en 2003 (près de deuxsiècles après qu’ils soient arrivés pour la première foisd’Inde britannique).

Une avancée encore plus impressionnante a été réa-lisée au Népal, pays qui par un effet heureux du proces-sus de paix, a octroyé au chiffre record de 2,6 millionsd’apatrides un certificat de citoyenneté, en seulementquatre mois au début de l’année 2007.

ÉTATS EN COURS DE CHANGEMENTDes États continuent à changer de contours

et à rendre certains groupes de personnes apatrides lors

(page de gauche)Lettre d’une femmeapatrideactuellementdétenue dans le paysoù elle a vécu cesneuf dernièresannées, parce que sesparents auraientenfreint la loi surl’ immigrationlorsqu’elle étaitenfant.

(ci-contre)Nombre des 100000Nubiens, emmenésdu Soudan au Kenyapar les Britanniquespendant la périodecoloniale, vivent dansle bidonville deKibera à Nairobi. Ilsn’ont jamais étéreconnus comme descitoyens kényans àpart entière.

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Qu’est-ce qu’un apatride?Le terme d’«apatride» désigne une personnequ’AUCUN État ne considère comme sonressortissant en vertu de sa législation (onparle également d’apatridie de jure). Unedeuxième catégorie, dont la définition estmoins stricte, comprend des personnes quisont de facto considérées comme apatrides,car elles ne jouissent pas des droitsgénéralement octroyés aux ressortissantsd’un pays (par exemple, leur pays ne leurdélivre pas de passeport ou ne leur garantitpas le droit de rentrer), ou car elles nepeuvent pas prouver leur nationalité.

Qu’est-ce que la nationalité ou lacitoyenneté?Les deux termes ne sont pas forcémentsynonymes, mais ils sont utilisés pardifférents pays pour désigner le « lienjuridique» qui existe entre un État et unindividu. Ce lien englobe à la fois des droitspolitiques, sociaux et économiques, et desdevoirs incombant à l’État et au citoyen.

Comment la nationalité est-elleoctroyée?Essentiellement par le sol —parl’enregistrement d’une naissance sur leterritoire d’un pays—, ou par le sang —si unenfant acquiert la nationalité d’un (des)parent(s)—, ou encore par naturalisation suiteà un mariage. La naturalisation peutégalement être obtenue après qu’unepersonne ait résidé un certain temps dans unpays, ou pour d’autres raisons spécifiques. Lesdispositions varient d’un État à l’autre, et cesont ces variations elles-mêmes qui sontsouvent à l’origine de l’apatridie.

Les réfugiés sont-ils des apatrides?Ils peuvent être apatrides de jure, mais laplupart ne le sont pas. Il arrive que le retraitde la nationalité s’inscrive dans le cadre despersécutions perpétrées contre un groupe ouun individu, qui fuit ensuite son pays etdevient réfugié. Il arrive, au contraire, qu’onles punisse pour avoir fui en leur retirant leurnationalité. Toutefois, beaucoup d’apatridesne sont pas persécutés et nombre de réfugiésgardent leur nationalité durant leur exil.

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Note :Peu d’États détiennent desstatistiques fiablesconcernant les apatrides. À lafin de l’année 2006, l’UNHCRdénombrait 5,8 millions depersonnes apatrides ayant desdifficultés à établir leurnationalité dans 49 États.Néanmoins, selon l’agence,leur nombre réel pourraitapprocher les 15 millions.Cette carte ne prend pas encompte les populationsapatrides qui sont égalementconsidérées commeréfugiées.

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États ayant une population connuede plus de 10000 apatrides.

États accueillant un nombreimportant de personnes qui risquentde devenir apatrides, pour lesquellesil n’existe pas d’estimations sûres.

* Les chiffres concernant le Népalont sensiblement diminué courant2007, du fait d’une régularisation àgrande échelle.

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de ce processus. L’exemple le plus spectaculaire de cesdernières années provient sans doute de la dislocationd’un État, l’URSS, en 15 États distincts lui succédant. Endécembre 1991, la nationalité soviétique a cessé d’exister,laissant 287 millions de personnes en quête d’une nou-velle identité.

Du fait de ce tremblement de terre politique sansprécédent, entre 54 et 65 millions de personnes se sontbrusquement retrouvées «à l’étranger». Beaucoup ontfinalement pu trouver une solution à leur situation,mais certains, qui avaient des liens avec deux États ontfini par n’être citoyen d’aucun, dont de nombreuses personnes d’ethnies russe, ukrainienne et biélorussevivant en Asie centrale et dans les États baltes (voir l’article ci-dessus).

Les bouleversements qui ont suivi dans le centre etl’est de l’Europe, et la scission d’États comme la Yougo-slavie et la Tchécoslovaquie, ont conduit à l’émergence

PA R V I V I A N TA N

Alexeï Martinov a passé la moitié de sa vie à parcourir l’Asie centrale à larecherche d’un pays qui veuille bien

l’accueillir. Aujourd’hui, seize ans après êtredevenu apatride, il espère en dépit de toutqu’ il pourra recommencer une nouvelle vieavec ses deux enfants, sur la terre de sesancêtres, une terre qu’ il n’a en réalité jamaisconnue.

Alexeï Martinov est l’une des nombreusespersonnes passées à travers les mailles du filetlégislatif, après la désintégration de l’URSS en1991. Son odyssée à travers cinq pays estcaractéristique de la chaîne bureaucratiquecomplexe de cause à effet qui est à l’originede bon nombre de situations d’apatridie del’ère post-soviétique. Beaucoup de ces castournaient, au moins au début, autour de lapropiska, le permis de résidence vital que toutcitoyen soviétique se devait de posséder etqui était censé contrôler les mouvements depopulation à l’ intérieur de l’URSS.

Alexeï Martinov est aujourd’hui âgé de 35 ans. À sa naissance, ses parents, d’ethnierusse, vivaient dans l’est de l’Ouzbékistan, quifaisait alors partie de l’Union des Républiquessocialistes soviétiques. En 1990, il est partiétudier en Ukraine avec le soutien de sonkolkhoze, sa commune. Sa propiska a donc ététransférée d’Ouzbékistan en Ukraine.

L’année suivante, il est revenu en

Ouzbékistan pour gagner de l’argent afin decouvrir les frais occasionnés par la deuxièmepartie de ses études. Mais, brusquement, dufait de l’effondrement de l’Union soviétique,le monde du jeune Martinov, 19 ans, a basculé.Dans le nouvel Ouzbékistan indépendant, lesaccords qui avaient été précédemment passésavec les kolkhozes soviétiques ont étédéclarés caducs. Alors qu’ il était rentré enUkraine — devenu entre-temps un paysétranger —, l’ institut où il étudiait refusa detransférer sa propiska en Ouzbékistan, enraison, semble-t-il, de quelques facturesimpayées.

Ce n’était que le début d’un cauchemarbureaucratique d’échelle internationale, dontles répercussions allaient toucher des millionsd’autres personnes comme Alexeï Martinov àtravers toute l’ex-Union soviétique.

«En Ouzbékistan, c’était une époque deconflits ethniques et de sentiments anti-russes, se souvient Alexeï Martinov. La maisonde mes parents a été incendiée et ils ontdécidé de fuir au Turkménistan. Avec monancien passeport soviétique, j’ai rejoint lafamille de ma femme au Kazakhstan.»

Le couple emménagea alors chez le beau-père d’Alexeï, mais il leur fut à nouveauimpossible d’obtenir une propiska auKazakhstan — condition préalable indispen -sable pour y travailler légalement etbénéficier des services de base, commel’assurance maladie. Quelques années plus

tard, Alexeï Martinov et sa femmes’ installèrent au Turkménistan, où vivaitdésormais la famille d’Alexeï.

Le père d’Alexeï était mort pendant qu’ ilse trouvait au Kazakhstan; sa mère et sa sœuravaient toutes deux épousé des habitants dela région et obtenu la nationalité turkmène (le Turkménistan a également naturaliséquelque 10000 réfugiés apatrides qui avaientfui le Tadjikistan au début des années 90).

Alexeï demanda à son tour la nationalité,mais sa requête fut rejetée. Encore une fois, lapropiska tant espérée lui échappait… Face àtant de frustrations, son épouse finit par sedécourager et retourna vivre dans sa famille,abandonnant Alexeï et leurs deux jeunesenfants à leur triste sort.

En décembre 2006, Alexeï Martinov et sesenfants furent expulsés par train versl’Ouzbékistan. «Je ne voulais pas retourner là-bas, car je n’avais plus rien sur place et lesgens [d’ethnie] russe n’étaient pas bientraités, dit-il. Les gardes-frontière enOuzbékistan ont dit que l’ordre d’expulsionne respectait pas les standards internationauxet que le Turkménistan aurait dû vérifier manationalité ouzbèke avant de m’expulser. Toutle monde criait et personne ne voulaitm’écouter.»

Ne pouvant entrer en Ouzbékistan, le paysqui l’a pourtant vu grandir, le père apatride etses deux enfants, eux aussi privés denationalité, furent obligés de rester dans le

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A la poursuite

de la propiska

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de nouveaux groupes d’apatrides, appartenant notam-ment aux Roms et à d’autres minorités.

Plusieurs milliers de personnes dans l’État le plus ré -cent du globe —le Monténégro (devenu indépendant dela Serbie en 2006)— risqueraient ainsi de devenir apatridesdu fait des complications liées à la crise du Kosovo.

À la suite d’une autre bizarrerie juridique post-yougoslave, plusieurs milliers d’individus se retrouventdans une situation délicate en Slovénie. Ils ont été supprimés des registres nationaux de résidents en 1992et n’ont pas, par méconnaissance ou pour d’autres rai-sons, mis à profit le bref sursis au cours duquel ilsauraient pu demander la nationalité au nouvel État slovène. Ils sont aujourd’hui appelés les «cas effacés».

RÉPONSE INTERNATIONALEEntre les deux guerres mondiales, des

efforts ont été entrepris pour codifier les réponses

apportées aux situations d’apatridie dans des cas spéci-fiques (par exemple pour les Arméniens et les autresminorités de l’Empire ottoman, et pour les «Russesblancs» qui s’enfuirent en Europe de l’Ouest, en Chineet en Afrique du Nord après la Révolution russe de 1917).

En général, ces premiers accords internationaux traitaient à la fois des réfugiés et des apatrides. Plutôt que de tenter de régler le problème de l’apatridie, cesaccords s’intéressaient avant tout à des questions pra-tiques, en permettant par exemple aux apatrides debénéficier du fameux document de voyage Nansen, également utilisé par les réfugiés.

De ce fait, de nombreuses personnes, parmi les-quelles Hannah Arendt, sont restées apatrides pendantde nombreuses années, sans être forcément totalementprises au piège de leur condition, du moins pas à la ma -nière dont elles le seraient aujourd’hui. Paradoxalement,dans notre monde soi-disant globalisé, il peut être plus

train jusqu’à sa destination finale, Khujand, auTadjikistan (le quatrième des cinq États d’Asiecentrale où il ait vécu, sans pour autantparvenir à y être accepté). «Nous étions toustrès fatigués par le voyage ; nous voulionssimplement descendre, raconte-t-il. Lesgardes-frontière tadjiks ne savaient pas quoifaire de nous. Ils ont appelé la sécurité quinous a emmenés à l’OSCE (l’Organisationpour la sécurité et la coopération enEurope).»

La famille a fini par obtenir une chambregratuite dans un centre pour handicapés ; elles’y trouvait encore en juin 2007. Les Martinovreçoivent trois repas chauds par jour et une

aide financière de 40 somonis tadjiks par mois(environ 11 dollars). Les enfants, qui ontmaintenant 10 et 15 ans, vont à l’école duvillage et Alexeï travaille dans un centre delavage et un garage situés dans les environs. Iltouche environ cinq somonis par voiture. «Jesuis très reconnaissant à la direction : on neme fait rien payer et je peux garder tout ceque je gagne. Il y a aussi des dames et desmédecins qui m’aident avec les enfants.»

Même si sa vie semble, pour l’ instant,s’être stabilisée, il manque toujours à AlexeïMartinov les documents nécessaires pourmener une vie normale.

Son avenir est peut-être en Fédération de

Russie, où existe un programme en faveur despersonnes d’ethnie russe intitulé«Réinstallation volontaire des compatriotesdans la Fédération de Russie ». Les servicesd’ immigration tadjiks essaient de vérifier sanationalité — ou son absence de nationalité —auprès des autorités ouzbèkes, ukrainienneset turkmènes. Par ailleurs, le centre local dedéfense des droits humains tente de luiobtenir un certificat d’apatridie, conditionpréalable pour qu’ il puisse s’ installer enRussie.

Ironie suprême : même pour obtenir uncertificat d’apatridie, il faut présenter desdocuments justificatifs.

Après ladissolution del’URSS, plusieursmilliers de Tatarsde Crimée sontdevenusapatrides enrentrant enUkraine. Ils ontmaintenant éténaturalisés parl’Ukraine.

(en bas à gauche)Bien qu’ils viventtoujours en exil dansla ville iranienne deQom, les Kurdes feilis— déchus de leurnationalité etexpulsés d’Iraqpendant les années80— ont pu voterpour la première foisde leur vie lors desélections iraquiennesde 2005.

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difficile pour un apatride de voyager aujourd’hui que cen’était le cas dans les années 30.

En 1949, alors que des millions de réfugiés et d’apa-trides étaient encore dispersés à travers l’Europe enruines, les Nations Unies établirent un comité pour examiner s’il était souhaitable d’élaborer une conven-tion révisée et globale relative au statut international des réfugiés et des apatrides. Les travaux du comitéaboutirent finalement à la préparation de deux conven-tions distinctes: la Convention de 1951 relative au statutdes réfugiés et la Convention de 1954 relative au statutdes apatrides.

La Convention de 1954 sur l’apatridie confère un statut légal à la personne qu’aucun État ne considèrecomme son ressortissant par application de sa législa-tion. Sept ans plus tard, une deuxième convention fut

ajoutée — la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie — dans le but de prévenir ou de traiter certaines causes à l’origine de l’apatridie.

Le problème essentiel relatif à ces deux conventionsest le faible nombre d’États les ayant ratifiées: 62 pourla Convention de 1954 et seulement 33 pour la Conven-tion de 1961.

L’article 15 de la Déclaration universelle des droits del’homme de 1948 stipule que tout individu a droit à unenationalité —mais ne précise pas quel État devrait accor-der la nationalité, ni dans quelles circonstances. Toute-fois, les principaux traités internationaux, qui ont étératifiés par la plupart des États — comme la Conventiondes Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CDE)—incluent des obligations pour les États qui devraient, sielles sont mises en œuvre, éviter l’apatridie.

PA R K I T T Y M C K I N S E Y

Même selon les

standards du très

pauvre Bangladesh,

Camp Genève est à tout pointde vue un bidonville sordide.Bien que la plupart des maisonssoient construites en dur, ellessont petites et séparées par unmètre de distance à peine. Lesfemmes cuisinent horsd’habitations surpeuplées, audessus des égouts à ciel ouvert,pendant que leurs bambinsjouent sur des tas d’ordures.

Et pourtant, le plus grandmalheur des habitants de Camp Genève, etassurément le plus humiliant, est de se voirprivés des droits élémentaires dont jouit toutcitoyen, qu’ il s’agisse d’aller à l’école ou àl’université, d’obtenir un permis de conduireou de trouver un emploi digne de ce nom.

La raison de tout ceci est que ce camp,établi temporairement par le Comitéinternational de la Croix-Rouge (CICR) en 1971et ainsi baptisé par référence à la ville suisseoù siège l’organisation, abrite 18000 des300000 Biharis du Bangladesh, qui sont defacto des apatrides. Ils sont aussi souventappelés les «Pakistanais bloqués» ou la«minorité ourdouphone » du Bangladesh. Dèsque les habitants donnent pour adresse CampGenève — qui s’apparente d’ailleurs plutôt àun ghetto —, les autorités, disent-ils, lesdésavouent, et ce en dépit d’une décision dela Cour suprême de 2003 qui semblait ouvrirla voie de l’accession à la citoyenneté à

l’ensemble de la communauté biharie du pays.Mohammad Hasan, 28 ans, est le

Secrétaire général de l’Association des jeunesde la communauté de langue ourdoue, ungroupe menant activement campagne pourl’accès plein et entier aux divers droits. Ilraconte le cas d’un résident de Camp Genèvequi avait réussi, envers et contre tout, àobtenir une maîtrise à l’université.

«Il a envoyé sa candidature au Ministèredes forêts, a passé les examens écrits et orauxet a été invité par le gouvernement à passerun entretien, se souvient Mohammad Hasan.Mais, on a enquêté sur son passé et la police adécouvert qu’ il vivait dans le camp; il a perduson travail.» Il n’y a qu’une solution, expliqueMohammad Hasan : «Les gens du camppeuvent obtenir un passeport ou un permis deconduire (bangladais) s’ ils donnent une fausseadresse.»

La situation des Biharis est un héritage de

la séparation du Pakistan. Ils,ou leurs parents, sont arrivésdans la partie constituée parl’ancien Pakistan oriental àpartir de 1947, après lapartition de l’Inde. Avant,pendant et après la guerrecivile de neuf mois qui a éclatéen 1971 et a vu le Pakistanoriental devenir le Bangladesh,les Biharis ont été victimesd’assassinats et leurs biens ontété pillés par des foules encolère qui les considéraientcomme des traîtres ayant prisparti pour le Pakistan. Cettesituation fut aggravée par la

participation active de certains Biharis àplusieurs milices armées, réputées pour leurviolence. En 1972, plus d’un million de Biharisdéplacés vivant dans des installationsdispersées à travers tout le Bangladesh étaientdans l’attente d’être «rapatriés» au Pakistan,un pays où la majorité d’entre eux n’avaitpourtant jamais vécu.

Beaucoup sont effectivement partis auPakistan : au total, près de 178000 personnesont pris part aux rapatriements organisésentre 1973 et 1993 (quand des manifestationshostiles ont eu lieu au Pakistan et mis fin à ceprocessus). D’autres ont réussi à rentrer parleurs propres moyens. La majorité d’entre euxs’est d’ailleurs relativement bien intégréedans la plus grande ville du Pakistan, Karachi,bien que beaucoup habitent des quartiersmisérables comme Orangi Town.

Au sein des 116 installations encoreexistantes au Bangladesh — parmi lesquelles

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Les Biharisdu BaNgladesh

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“J’ai l’impressioN de N’etre persoNNe;

je Ne sais meme pas pourquoi je suis eN vie.

Lorsqu’oN est apatride, oN est saNs cesse

habite par uN seNtimeNt d’iNutilite.”

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L’article 7 de la CDE indique que les États devraientautomatiquement enregistrer les enfants à leur nais-sance et leur donner une nationalité. D’autres instru-ments internationaux, tels que le Pacte internationalrelatif aux droits civils et politiques et les traités relatifsà la discrimination fondée sur l’appartenance à une raceou à un sexe, contiennent des dispositions destinées à

éviter la privation arbitraire de nationalité ou le refusd’octroyer la nationalité à des personnes.

L’importance de l’enregistrement des naissances estillustrée par la situation des personnes d’ascendance haïtienne vivant en République dominicaine, un paysoù le nombre d’apatrides est estimé à plusieurs centainesde milliers. Bien que la constitution du pays stipule que

Camp Genève — certains résidents de lavieille génération rêvent toujours d’un«rapatriement», notamment les membres desfamilles divisées entre les deux pays. Les plusjeunes, comme Mohammad Hasan et lesmembres de son association, luttent, quant àeux, de manière croissante pour défendreleurs droits au Bangladesh.

Khalid Hussain, qui préside cetteassociation, explique : «Nous estimons quenous ne sommes pas apatrides. Nous nousconsidérons comme bangladais. La situationjuridique est très claire.»

L’UNHCR approuve. «Les Biharis de langueourdoue sont des citoyens du Bangladesh,d’après la constitution de ce pays, son droit

de la nationalité et d’après le verdict rendu en2003 par la Cour suprême, qui n’a pas étéremis en question», indique Pia Prytz Phiri,déléguée de l’agence des Nations Unies pourles réfugiés au Bangladesh. L’organisationencourage le Bangladesh à déclarer les Biharisourdouphones citoyens du pays et à inscriresur les listes électorales ceux qui remplissentles conditions requises, afin que leurs droitssoient respectés. Le gouvernement, qui dirigele Bangladesh avec le soutien des militaires, apromis d’organiser des élections législativesavant la fin 2008. L’UNHCR continueégalement d’encourager le Pakistan àaccepter les Biharis dont les familles sontséparées entre les deux pays.

Pour évoquer leur désir d’affirmer leursdroits dans leur globalité au Bangladesh, lesjeunes Ourdouphones parlent de«réhabilitation». Mohammad Hasan explique :«Lorsqu’un jeune du camp arrivera à être éludéputé, quand les gens auront accès auxemplois de la fonction publique, alors nousaurons été réhabilités.»

A l’ intérieur de Camp Genève, cerné par lamisère et la pauvreté, cela peut semblern’être qu’un rêve lointain. Un vieil hommes’approche de deux visiteurs de l’UNHCR quimarchent dans la rue : «Cela fait 36 ans quenous vivons à Camp Genève et les chosesvont de mal en pis», dit-il. Il ne leur adressequ’une seule demande : «Priez pour nous!»

(ci-dessus) Les Biharis qui vivent encore dans des sites urbains au Bangladesh endurent au quotidien de nombreuses restrictions,dont un accès limité à l’éducation et à l’emploi. L’électricité et l’eau sont néanmoins fournies gratuitement par les autorités.(à gauche) De nombreux Biharis vivent toujours dans des sites très pauvres, trente-six ans après que la guerre civile ait fait d’eux desapatrides.

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Des ceNtaiNes de milliers de persoNNes soNt a

daNs uN trou Noir cree p

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tous les enfants nés sur le territoire obtiennent automa-tiquement la nationalité (sauf ceux dont les parents sontdes étrangers «en transit»), l’échec de l’enregistrementdes naissances a pour conséquence l’existence de nom-breux apatrides, qui ne sont pas en mesure de prouveroù ils sont nés ou qui sont leurs parents. Le problèmetouche particulièrement les descendants des travailleursimmigrés originaires du pays voisin, Haïti. La Courinteraméricaine des droits de l’homme a établi en 2005que la pratique en vigueur était discriminatoire etordonné au gouvernement de procéder à l’enregistre-ment de toutes les naissances dans le pays.

LE RÔLE DE L’UNHCRLes problèmes des réfugiés et des apatrides

se recoupant fréquemment, l’Assemblée générale desNations Unies a donné en 1974 un premier mandat àl’UNHCR pour que l’agence s’occupe des questionsd’apatridie. Elle a été spécifiquement chargée de fournir une assistance légale aux apatrides et d’aider àpromouvoir la prévention et la réduction de l’apatridieen général.

Bien que ses premières activités aient étéessentiellement limitées à l’est et au centre de l’Europe,l’organisation a, au cours des dernières années, étendu

son champ d’action à l’Asie, l’Afrique, au Moyen-Orientet aux Amériques.

S’adressant au comité exécutif de l’UNHCR en 2006,le Haut Commissaire des Nations Unies pour lesréfugiés António Guterres a ainsi souligné la nécessitéd’accroître les efforts destinés à trouver des solutions:«De fait, nous avons pu résoudre des situationsd’apatridie moyennant une assistance pratique enUkraine, en ex-République fédérale yougoslave deMacédoine et à Sri Lanka, en aidant des centaines demilliers d’apatrides à acquérir la nationalité, et nousparticipons aujourd’hui à un programme de coopéra -tion important avec la Fédération de Russie. Mais ceshistoires à succès ont été trop rares. Nous voulonschanger cet état de fait.»

Il a également proposé la mise en place d’un pro-gramme de coopération concerté avec d’autres agencesspécialisées — par exemple des campagnes d’enregis -trement des naissances avec l’UNICEF—, considérantqu’il s’agit du moyen le plus efficace pour aller del’avant. L’UNHCR collabore également avec diversesagences, comme le Fonds des Nations Unies pour la po -pulation, pour poursuivre le processus crucial d’identi-fication des populations apatrides par l’organisation derecensements conjoints avec les États.

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Un homme d’originehaïtienne travailledans une mine de selen Républiquedominicaine, où descentaines de milliersd’apatrides viventdans des conditionstrès précaires.

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t aujourd’hui apatrides parce qu’elles soNt tombees

ee par la chute d’uN empire a l’agoNie.

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LES LÉGISLATEURS«La meilleure façon dont les parlemen-

taires peuvent montrer leur volonté de réduire ou d’éli-miner les cas d’apatridie», a déclaré Anders B. Johnsson,Secrétaire général de l’Union interparlementaire (UIP),«consiste à s’assurer que ce problème fait l’objet d’unrèglement politique au parlement, que des lois natio-nales conformes au droit international sont adoptées etque les gouvernements rendent des comptes.»

L’UNHCR et l’UIP continuent à presser les Étatspour qu’ils adoptent des législations sur la nationalitéafin de prévenir l’apatridie. Les deux organisations ontpublié conjointement un guide pour les parlementaires,qui fournit des conseils pratiques servant à l’élaborationde lois sur la citoyenneté.

Le Chili a fourni un exemple encourageant de lafaçon dont la question de l’apatridie peut être résolue parl’action ferme de parlementaires déterminés. «Lesenfants de Chiliens nés à l’étranger étaient dans unesituation très injuste», explique Isabel Allende, la fillede l’ancien Président et membre de la Chambre desdéputés. «Pour pouvoir acquérir la nationalité chilienne,il leur fallait venir au Chili et y vivre pendant une annéeentière. Cela signifiait que de nombreux enfants deparents chiliens en exil étaient apatrides — simplementparce qu’ils n’étaient pas en mesure de rentrer au Chili.»

Isabel Allende est de ceux qui ont fait pression enfaveur d’un changement de la loi (introduite sous lerégime de Pinochet). En 2005, une réforme constitu-tionnelle a ainsi été adoptée par le parlement. Mainte-nant, dit-elle, «par le simple fait d’être né de mère ou de père chilien, l’enfant peut être enregistré auprès d’un consulat et recevoir immédiatement la nationalité chilienne». Parallèlement, au Brésil voisin, les législa-teurs portent leur attention sur la législation existanteafin de résoudre le même problème.

DÉTONATEURS LÉGAUXQuelques erreurs lors de l’élaboration

d’une loi sur la nationalité peuvent avoir de profondesrépercussions, comme les Canadiens ont pu le constaterà leur grande surprise.

Les nouvelles formalités de voyage mises en placepar les États-Unis après les attaques terroristes de 2001signifient que les Canadiens ont désormais besoin d’unpasseport pour traverser une frontière restée souple pen-dant longtemps. Plusieurs personnes parmi les milliersà demander un passeport (ou leur retraite) ont ainsiappris qu’elles n’étaient pas canadiennes. L’augmenta-tion de leur nombre est allée de pair avec la multiplica-tion des «détonateurs» légaux affectant leur situation(majoritairement dus à une mauvaise interaction entre

PA R A B E E R E T E FA E TAS T R I D VA N G E N D E R E N S T O RT

On confond parfois les Bidouns, qui

sont dispersés dans plusieurs États du

Golfe, avec les Bédouins. Certainsd’entre eux descendent effectivement desBédouins, mais d’autres sont originairesd’Iran, de Syrie, d’Arabie saoudite etd’autres États du Golfe, et même deZanzibar. Leur nom, qui signifie «sans» enarabe, est en fait une référence directe àleur apatridie. Il s’agit des personnes qui sesont retrouvées sans nationalité lors del’ indépendance du Koweït, en 1961, suiviepar celles de Bahreïn, du Qatar et par laformation des Émirats arabes unis (EAU) en1971.

«Il s’agissait d’une route commercialetrès importante et de nombreuxmarchands la parcouraient dans les deuxsens», explique un expert des Bidouns desEAU. «Certains se sont établis ; d’autresvoyageaient sans arrêt. À l’époque, il n’yavait ni frontière, ni contrôle despasseports, ni système de déclaration etd’enregistrement des naissances. C’était unsystème tribal.»

Personne ne sait exactement combiende personnes sont devenues bidounslorsque les États du Golfe ont créé leurssystèmes d’enregistrement et établi leursregistres nationaux. Selon les estimations,on parle de 15000 personnes et plus dansles Émirats arabes unis. Au Koweït, le chiffreofficiel est de 91000 personnes, tandisqu’en Arabie saoudite, des estimations trèsapproximatives vont jusqu’à 70000apatrides, bien qu’aucune donnéeofficielle ne soit disponible.

Au début, la vie n’était pas trop difficilepour les Bidouns. Mais, avec l’arrivéemassive des travailleurs immigrés, dont lesriches États pétroliers du Golfe avaientbesoin pour servir leurs économies enpleine expansion, les populationsautochtones se sont vite retrouvées enminorité, et la nationalité est par

conséquent devenue une question trèsdélicate.

La guerre entre l’Iran et l’Iraq etl’ invasion du Koweït par Saddam Hussein,en 1991, ont encore compliqué les choses,particulièrement au Koweït. La loyauté desBidouns a été mise en doute. Certainsd’entre eux se sont en effet retrouvés enIraq après la guerre, et y sont restés,apatrides. La difficile situation des Bidounsau Koweït est au cœur d’un débatpermanent ; le Gouvernement et leParlement koweïtiens ont fait part de leursouhait de trouver une solution, et ilscontinuent d’entreprendre des efforts ence sens.

Même si le sujet reste sensible,plusieurs États ont commencé à prendredes mesures pour au moins atténuer leproblème, même sans le résoudre complè -tement. Le premier a été Bahreïn : en 2001,le gouvernement a naturalisé 2090Bidouns, qui étaient originaires d’Iran, maisn’avaient plus aucun lien avec ce pays.

Puis, en octobre 2006, les Émiratsarabes unis ont émis des directives visant à trouver des solutions pour les Bidouns. Le Conseil suprême fédéral, formé par lesdirigeants des sept émirats formant les EAU, a donné son feu vert à la natura -lisation d’un premier groupe de 1294personnes. À terme, environ 10000Bidouns au total devraient bénéficier de ce processus.

Abou Ali, 44 ans, travaille pour leGouvernement des EAU. Bien qu’ il soit l’undes Bidouns les plus aisés du Golfe, il estenchanté d’avoir fait partie du premiergroupe qui a reçu la nationalité, en janvier.«Je n’oublierai jamais le jour où les autori -tés m’ont appelé pour la naturalisa tion», a-t-il dit lors d’une récente interview dansun café de Sharjah. «Après avoir passé denombreuses années ici et eu parfois le sentiment d’être perdu, mon bateau estenfin arrivé à bon port. Ce pays est monpassé, mon présent et mon futur, et l’avenirde mes quatre enfants.»

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Les BidouNs

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des dispositions obscures de la Loisur la citoyenneté de 1947 et sonamendement de 1977).

Ces Canadiens ont ainsi décou-vert qu’ils n’étaient, technique-ment parlant, pas canadiens car ilsétaient les enfants de soldats cana-diens mariés à l’étranger, ou parcequ’ils étaient eux-mêmes nés horsdu territoire canadien (ce qui in -cluait des adultes dont les mères

avaient traversé la frontière pour accoucher dans unhôpital américain, plus proche que l’hôpital canadien —une pratique fréquente et communément admise pen-dant de nombreuses années). D’autres étaient devenusapatrides parce que leurs pères étaient partis travailleraux États-Unis pendant un moment et avaient pris la

nationalité américaine, sans réaliser que cette décisionaffecterait l’ensemble de leurs familles.

D’après la loi, telle qu’elle existait de 1947 à 1977, lesCanadiens nés à l’étranger et qui ne résidaient pas auCanada le jour de leur 24e anniversaire étaient obligésde remplir un formulaire indiquant qu’ils souhaitaientconserver leur citoyenneté. Malheureusement, il sem-ble que plusieurs personnes n’aient jamais été informéesde cette obligation, ni de plusieurs autres.

Une femme a décrit son expérience devant uncomité permanent du parlement: «Je m’appelle BarbaraPorteous. Je suis canadienne. Le Canada me dit : “Non,vous êtes une femme de 70 ans sans pays.” L’an passé, le2 février, j’ai déposé une demande pour remplacer macarte de citoyenneté, afin de faciliter ma demande depasseport. Le 31 juillet, j’ai reçu une lettre [du Ministère]de la Citoyenneté et de l’Immigration disant: “Vous avez

PA R N I N I GU RU N G E T E R I C PAU L S E N

Maintenant j’ai une identité», dit

Birash Maya Majhi, qui n’arrive

toujours pas à croire combien cela

a été facile : une heure de marche, un peud’attente avant de remettre son formulaire dedemande, une photo et quelques documentscomplémentaires. «Puis on nous a demandéde revenir le jour suivant pour retirer noscertificats de nationalité!»

Birash fait partie des quelque 2,6 millionsde Népalais à avoir reçu un certificat denationalité lors d’une grande campagne dugouvernement visant à régulariser leursituation pendant les premiers mois de 2007.Des centaines d’équipes mobiles ont sillonnéles 75 districts du Népal, se rendant dans lesvillages de montagne les plus reculés, pourgarantir que le plus grand nombre possible depersonnes apatrides reçoivent un certificat.

Cet exploit logistique extraordinaire a étérendu possible par la Loi népalaise sur lacitoyenneté de novembre 2006, qui a permisd’aborder la « question de la citoyenneté», unproblème ancien au Népal — faisantréférence aux 3,4 millions de personnesestimées ne pas disposer de certificats decitoyenneté et, par conséquent, ne jouissantque d’une partie très limitée de leurs droitscivils, sociaux et économiques. Un desprincipaux objectifs de la loi a été de s’assurer

que tous les Népalais remplissant lesconditions requises puissent voter lors desprochaines élections.

L’apatridie de facto, résultant d’unenationalité sans effets ou mal documentée,constitue un problème de longue date auNépal. Les communautés les plus pauvres etmarginalisées du pays tendent aussi à être lesplus touchées. Beaucoup de ces personnes neconnaissaient pas leurs droits à obtenir lanationalité, ni l’ importance de posséder uncertificat. D’autres n’avaient simplement pasles moyens d’en obtenir un. Parmi les autresfacteurs à l’origine du manque de papiersfiguraient la discrimination à l’égard desfemmes, le fait que certains groupes soientperçus comme «non népalais» et uneinsuffisance des infrastructures étatiquesdans la gestion des tâches administratives.

Depuis longtemps, les défenseurs desdroits humains se plaignaient que, selon leslois sur la citoyenneté précédentes, seuls leshommes pouvaient transmettre la nationaliténépalaise à leurs enfants. La nouvelle loipermet aux femmes de faire de même, souscertaines conditions. Ces dispositions ne sonttoutefois pas encore pleinement appliquées,du fait d’obstacles administratifs et decertains facteurs culturels, profondémentancrés.

«Mon mari a refusé de m’aider à obtenir lecertificat en me disant que, comme je ne dois

pas sortir pour aller travailler, je n’en ai pasbesoin», raconte Janaki Kumal, mère de deuxenfants. «Lorsque je me suis rendue au centrede distribution des certificats, ils m’ont ditqu’ ils ne pouvaient pas me délivrer decertificat sans l’autorisation officielle de monmari.»

D’autres femmes racontent que leursépoux les ont empêchées de recevoir un certificat car ils voulaient prendre uneseconde épouse, ou craignaient des litiges depropriété. Certains pères, d’ailleurs, ne voyaient aucune nécessité d’obtenir uncertificat pour leurs filles, étant donnéqu’elles seraient bientôt sous la responsabilitéde leurs maris.

Il reste encore aussi un certain nombre depersonnes habitant les zones rurales, ycompris des femmes, qui ne sont toujours pasconvaincues de l’ importance du certificat.«Nos parents n’ont jamais possédé decertificat de citoyenneté car il n’en ont jamaisressenti le besoin. Pour nous, c’est la mêmechose. Nous ne sommes pas instruits, nosenfants non plus, donc pourquoi en aurions-nous besoin ?» dit Gyani, qui habite un villageisolé du district de Chitwan.

Une des zones les plus touchées par cette«question de la citoyenneté» est la région deTeraï, à la frontière avec l’Inde, un endroit oùla population locale madhesie a souvent étéconsidérée comme indienne, plutôt que

Quelques erreurs lors de l’elaboratioN d’uNe loi sur la N

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le Nepal deplaceDES MONTAGNES

Barbara Porteous,âgée de 70 ans, faitpartie de ceux quel’on nomme les«Canadiens perdus».

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cessé d’être une citoyenne le 14 juin 1960, le jour suivantvotre 24e anniversaire, car vous ne résidiez pas auCanada à cette date, et que vous n’aviez pas non plusdemandé à garder votre citoyenneté avant cette date.”»

Dans toute cette histoire, le cas le plus étrange estpeut-être celui de ces gens qui ont découvert qu’ilsn’étaient pas canadiens, parce que leur grand-père ouarrière-grand-père était né hors mariage. Il semble quecette situation ait particulièrement affecté des descen-dants d’une communauté canadienne mennonite auMexique (les autorités mexicaines avaient, à l’époque,refusé de reconnaître leurs mariages).

Les autorités canadiennes, décontenancées par lamultitude de problèmes brusquement apparus, vontprésenter un projet de loi sur la citoyenneté à l’automne2007. En mai, la Ministre de la Citoyenneté et de l’Im-migration du Canada, Diane Finley, a indiqué les prin-

cipaux domaines qui seront couverts par cette nouvellelégislation. Toute personne née ou naturalisée au Canadale 1er janvier 1947, ou après cette date, aura la nationalité,même si elle l’a perdue en vertu d’une disposition de laLoi sur la citoyenneté de 1947, a-t-elle expliqué. Et toutepersonne née hors du pays après 1947 ayant un parentcanadien —marié ou non— sera aussi considérée commeune ressortissante du pays, tant qu’elle appartient à lapremière génération née à l’étranger.

Hélas, bien trop souvent les dysfonctionnementslégislatifs restent non résolus. Chaque cas doit être exa-miné dans le détail, ce qui prend beaucoup de temps.L’élaboration de nouvelles lois est également un longprocessus, d’ailleurs indispensable sous peine d’empirerla situation. Les législateurs doivent être vigilants. Si cegenre de situation peut survenir au Canada, elle est sus-ceptible de se reproduire partout dans le monde. �

Une femme dalitegagne sa vie enramassant des pierres.Bien que certainsDalits ne possèdenttoujours pas depapiers, ils sontnombreux à avoir vuleur statut decitoyenneté régularisépar le Gouvernementnépalais, en vertud’une initiative qui abénéficié à 2,6 millionsde personnes.

népalaise. En dépit du fait que de nombreuxMadhesis vivent dans le même village depuisdes générations, ils ne possèdent pas decertificats de naissance, de titres de propriétéfoncière ou d’autres documents qui puissentappuyer leurs demandes de citoyenneté.

Afin de trouver une solution à ceproblème, la nouvelle loi prévoit une mesureprovisoire, valable pour deux ans, permettant que la citoyenneté soit obtenuepar naissance (au lieu de l’être uniquementpar descendance). En vertu de cettedisposition, les individus nés avant avril 1990et pouvant prouver qu’ ils ont toujours

vécu au Népal remplissent maintenant lescritères nécessaires pour demander lanationalité.

Prakash Bote a, lui aussi, récemmentobtenu, pour la première fois, un certificat decitoyenneté. Il fait partie d’un groupeautochtone, connu sous le nom de Bote, quihabite dans la forêt et vit de la pêche. Mais,depuis la création du Parc national de Chitwanen 1973, les pêcheurs ont besoin d’une licence,et pour la demander, d’un certificat decitoyenneté préalable. De nombreux Botesn’ont donc pas pu exercer leur métiertraditionnel pendant près d’un quart de siècle.

«Le certificat de citoyenneté acomplètement changé ma vie. Maintenant,j’ai une licence de pêche et je peux gagnerentre 50 et 100 roupies par jour», dit Prakash.

Cette campagne a connu un succèsretentissant, et montre ce qu’ il est possibled’accomplir lorsqu’un État est déterminé àrésoudre le problème de l’apatridie. «En unepériode de temps limitée, le nombre depersonnes dont la citoyenneté est sans effetsa considérablement diminué», déclareAbraham Abraham, le délégué de l’UNHCR auNépal. «Il faut vivement féliciter leGouvernement du Népal.»

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PA R C É C I L E P O U I L LY

ALBERT EINSTEIN

(1879-1955)physicien, né en AllemagneAPATRIDE DE 1896 À 1901

Albert Einstein a eu le rare

privilège d’être apatride au XIXe

siècle et réfugié au XXe siècle. Néallemand, il a renoncé à sa nationalité en1896. Il est resté apatride pendant cinqans, jusqu’à devenir citoyen suisse en1901. C’est en 1914 qu’il a récupéré lacitoyenneté allemande, lorsqu’il a rejointl’Académie prussienne des sciences, avantde recevoir, en 1921, le prix Nobel dephysique pour son explication de l’effetphotoélectrique. Après qu’Adolf Hitler aitété nommé chancelier de l’Allemagne en1933, Einstein démissionna de l’académie et renonça à nouveau à la nationalitéallemande (sans cette fois devenir apatride,car il avait conservé la nationalité suisse). Il partit pour les États-Unis où il fut accueilli en héros et devint citoyenaméricain en 1940.

MSTISLAV ROSTROPOVITCH

(1927-2007)violoncelliste, chef d’orchestre etactiviste politiqueAPATRIDE DE 1978 À 1990

Le 15 mai 1978, Mstislav

Rostropovitch, le violoncelliste le plusconnu de la planète, apprenait en regardantla télévision française que sa femme, lacélèbre soprano du Bolchoï GalinaVichnevskaïa, et lui venaient d’être déchusde leur nationalité soviétique pour «actesportant systématiquement préjudice auprestige de l’Union soviétique».

«Nous avons été anéantis», déclara-t-ilau magazine Strad lors d’un entretien en1997. Claude Samuel, Président del’Association pour la Création et laDiffusion Artistique, a raconté au magazineRÉFUGIÉS la conférence de presse qui a suivi :«C’était absolument pathétique ; lui parlaitde l’injustice et elle, Galina, de la cruauté decette décision. Les gens qui ont assisté àcette séance ne peuvent pas l’oublier,tellement c’était fort. Ils n’avaient paspréparé leur discours; ils n’avaient pas écritun texte. Ça sortait du cœur, vraiment. Onleur arrachait leur pays.»

extraordinaire, allant bien au delà de lasimple mise en scène. «Là, devant ce murqui perdait ses pierres, j’ai spontanémentretrouvé ma citoyenneté perdue… Ceux quiont été privés de toute identité savent ce quej’ai pu endurer, le mal absolu, la blessure laplus secrète. Cet instant illumine toute mavie. Il efface quinze années de disgrâce,d’humiliations.»

En 1990, la nationalité soviétique lui futofficiellement restituée par le PrésidentMikhaïl Gorbatchev. Et, lorsque lescommunistes conservateurs tentèrent de

Aux yeux du régime soviétique, leurcrime principal était de soutenir AlexandreSoljenitsyne, futur prix Nobel pourl’Archipel du Goulag, qu’ils avaient accueillidans leur datcha après qu’il ait perdu sonlogement à Moscou. Le coup de grâce vintlorsqu’en 1970, Rostropovitch envoya unelettre ouverte prenant la défense deSoljenitsyne et critiquant les atteintes à laliberté culturelle.

Au cours des quatre années suivantes,Rostropovitch et sa femme furent mis àl’écart et leurs carrières artistiquesfortement entravées. En 1974, ils purentfinalement obtenir un visa de sortie. Malgréla douleur, la carrière de Rostropovitchconnut alors un essor fantastique. Sa réputation était telle que plusieurscompositeurs parmi les plus célèbres duXXe siècle, tels que Chostakovitch,Prokofiev et Benjamin Britten, écrivirentdes œuvres pour lui.

D’une nature aussi impulsivequ’exubérante, Rostropovitch jouissait d’unimmense appétit pour la vie et continua àprendre fait et cause pour des dissidents telsque le physicien Andreï Sakharov.

En dépit de cet immense succès, la peinede l’exil ne disparut jamais. Rostropovitchtransforma son appartement parisien enune sorte de palace tsariste: «C’est madatcha du lointain Occident. J’achète tout cequi rappelle ma Russie», disait-il, à son ami,le producteur de télévision française JacquesChancel.

En novembre 1989, Rostropovitch serendit à Berlin et, devant le Mur, interprétades morceaux de Bach face à un parterred’Allemands en larmes. Ce fut une scène

Mstislav Rostropovitch, violoncelliste delégende, devant le Mur de Berlin en 1989.

«Tu ne sauras jamaiscombien est humiliante

la condition de “citoyen indigne” — nous avons été chassés.»

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Einstein a été apatride pendantcinq ans avant d’obtenir lanationalité suisse en 1901.

«Le nationalismeest une maladie infantile.

C’est la rougeolede l’humanité.»

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renverser Gorbatchev en août 1991,Rostropovitch se précipita dans leparlement assiégé et s’allia à Boris Eltsine et à d’autres pour s’opposer au coup.

À sa mort en avril 2007, quatre joursseulement après le décès de Boris Eltsine,des milliers de personnes lui rendirenthommage dans la cathédrale au dôme dorédu Christ-Sauveur, à Moscou, à l’instar duPrésident Vladimir Poutine, de l’épouse deSoljenitsyne, Natalya, de la veuve d’Eltsine,Naina, et de Galina, sa veuve, sa compagned’exil et son âme sœur de toute une vie.Lorsque l’enterrement fut terminé, lesparticipants se mirent spontanément àapplaudir.

Rostropovitch et ce pays, qu’il avait tantaimé et critiqué, étaient enfin réconciliés.

MARGARETHE VON TROTTA

cinéaste,NÉE APATRIDE EN ALLEMAGNE EN 1942

Margarethe Von Trotta est

l’une des réalisatrices les plusconnues du cinéma européen. Elle a débutésa carrière en tant qu’actrice et travaillé avecplusieurs des plus grands cinéastesallemands de la fin du XXe siècle, tels queRainer Werner Fassbinder et Wim

Wenders. En tant que réalisatrice, elle s’estforgé une solide réputation du fait de saremarquable analyse de la complexité desrapports féminins. Elle a produit une sériede films acclamés par la critique, parmilesquels les Années de plomb (Lion d’Or dufestival du film de Venise en 1981) etRosenstrasse (2004).

«Moi, je suis née à Berlin et parce que ma mère n’a jamais essayé de devenirallemande, elle est restée apatride, et j’aiautomatiquement été apatride moi aussi»,a-t-elle expliqué au magazine RÉFUGIÉS.«Ma mère était née à Moscou. Après larévolution, toute la famille a dû fuir, etcomme beaucoup d’immigrants russes àcette époque, ils ont perdu leur nationalité.»

Sa mère n’était pas mariée et toutes deuxdurent lutter pour s’en sortir financière -ment. Bien qu’elle ait été bonne élève, la jeune Margarethe fut stigmatisée pourn’avoir ni père, ni patrie, ni ressources.

«C’était toujours un problème. J’ai étudiéà Paris un moment. Il fallait toujours avoirun visa, des gens qui vous recommandent.Pour aller à Paris, je devais traverser laBelgique et pour ça, il me fallait un visa detransit. Une fois, je n’avais pas de visa detransit, — j’avais 18 ans; j’étais encore trèsjeune — alors, au milieu de la nuit, on m’amise hors du train, à la frontière, et j’ai dûattendre le petit matin dans une toute petitegare, sans rien du tout. J’étais dans la naturepratiquement, au milieu de la nuit. J’ai dûfaire de l’auto-stop pour rentrer à Paris, carje n’avais plus d’argent.»

«Je voulais avoir une nationalité,qu’importe si c’était la française oul’allemande, parce que je voulais être libéréede toutes ces difficultés de voyage.» C’est à23 ans, lorsqu’elle s’est mariée pour lapremière fois, qu’elle a finalement pu sedébarrasser de son fremdenpass (passeportallemand délivré à certaines personnes sansnationalité). Mais, dit-elle, «je me sens

toujours commeune étrangèrepartout. Ça m’estresté!»

STEFAN ZWEIG

(1881-1942)écrivain, né en AutricheDEVENU APATRIDE EN 1938

Stefan Zweig fut un intellectuel

et un écrivain européen de grandenotoriété. Profondément déprimé par laPremière Guerre mondiale, il devint unpacifiste convaincu. Parce qu’il était juif, ilfut contraint de fuir son pays de naissance,l’Autriche, en 1934, et devint apatride. Il s’établit au Brésil, où il se suicida avec son épouse en février 1942. Il a évoqué sacondition d’apatride dans son auto -biographie, Le monde d’hier :

«La chute de l’Autriche produisit dansma vie privée un changement que je crusd’abord tout à fait sans conséquence et que jeconsidérai comme purement formel : jeperdis par là mon passeport autrichien et jedus solliciter du Gouvernement anglais,pour le remplacer, une feuille de papierblanc — un passeport d’apatride… Je devaisdésormais solliciter spécialement chaquevisa étranger à apposer sur cette feuilleblanche, car dans tous les pays on semontrait méfiant à l’égard de cette “sorte”de gens à laquelle soudain j’appartenais, deces gens sans droits, sans patrie, qu’on nepouvait pas, au besoin, éloigner et renvoyerchez eux comme les autres, s’ils devenaientimportuns et restaient trop longtemps.»

«Du jour où il m’a fallu dépendre depapiers d’identité ou de passeports quim’étaient effectivement étrangers, j’ai eu lesentiment de ne plus tout à fait m’appar -tenir. Une part de mon identificationnaturelle avec mon ego premier et essentielfut détruite à jamais.» �

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La réalisatrice Margarethe Von Trotta dirigeson premier long métrage en 1977, Le SecondÉveil de Christa Klages.

«Je ne sais même pas si je voulaisêtre allemande… Si vous dites

— chaque fois qu’on vous demandequelle nationalité vous avez —

“apatride”, c’est comme si vous n’aviez pas de patrie; on ne

s’identifie pas totalement.»

.

L’écrivain Stefan Zweig fut contraint par les Nazis à fuir sonpays, l’Autriche.

«Autrefois, l’homme n’avait qu’ un corps et uneâme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport,

sinon il n’est pas traité comme un homme.»

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Non, je n’ai pas de carte

d’identité. Je n’ai même pas decertificat de naissance », dit K.

Thangavelu, en croisant les bras sur sesgenoux. Il semble ne pas y voird’inconvénient — et, en effet, ça ne pose pasde problème, là où il vit. Il a 58 ans maisparaît plus âgé. Son visage fin, aux ridesprofondes, semble avoir été tanné par unevie difficile passée à travailler dehors, dansl’une des célèbres plantations de thé du SriLanka.

Comme son père et son grand-pèreavant lui, K. Thangavelu est cueilleur dethé. Il est employé sur le domaine deBopitiya, l’une des centaines de plantationsde thé dispersées sur les collinespittoresques du pays. La plupart despersonnes travaillant dans ces domainessont des descendants de Tamouls arrivésd’Inde entre 1820 et 1840, à une époque oùl’île était encore sous la dominationcoloniale britannique. Malgré l’immensecontribution des «Tamouls des collines» à laprospérité économique du Sri Lanka depuisprès de deux siècles, les lois draconiennes dupays sur la nationalité avaient rendu leur

accession à la citoyenneté sri-lankaisepresque impossible. Sans documentsvalables, ces apatrides ne pouvaient ni voter,ni obtenir d’emploi public, ni ouvrir decompte bancaire, ni voyager librement.

Cette situation s’est drastiquementaméliorée lorsque le Parlement sri-lankais aadopté, en octobre 2003, une loi octroyantimmédiatement la citoyenneté aux

personnes d’origine indienne ayant vécuau Sri Lanka depuis octobre 1964, et àleurs descendants. La procédure pourobtenir la citoyenneté, généralementtrès longue, a été simplifiée pourdevenir une «déclaration générale»signée par un juge de paix et faisantpreuve de citoyenneté.

Lorsque cette nouvelle législation aété adoptée, les «Tamouls des collines»

en situation d’apatridie étaient estimés aunombre de 300000. L’agence des NationsUnies pour les réfugiés a organisé unecampagne médiatique conjointement avecles autorités chargées de l’immigration, duMinistère de l’intérieur et du Congrès destravailleurs de Ceylan, afin d’informer lescueilleurs de thé de cette loi et desprocédures à suivre pour acquérir lanationalité. Des structures mobiles d’aide

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Plus de 190000 cueilleurs de thé apatrides ont obtenu la nationalité sri-lankaisegrâce à une nouvelle loi révolutionnaire, mais d’autres attendent encore depouvoir en bénéficier.

Des cueilleurs de thé tamouls attendentde se rendre au travail. C’est au XIXe siècleque les Britanniques ont amené leursancêtres depuis l’Inde.

Principales zones deplantation de thé

sri laNka: l’histoire

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juridique et des volontaires ont été dépêchésdans les plantations pour répondre auxquestions et remplir les formulaires requis.Les autorités locales, les travailleurshumanitaires et les représentants dessyndicats ont participé à des ateliers afin demieux comprendre les lois du pays relativesà la citoyenneté et de régler des problèmespratiques tels que l’accès aux documents debase et l’inscription sur les listes électorales.Une campagne d’information spécifique aété organisée auprès d’environ 10000apatrides qui avaient été déplacés dans le

Un employé des plantationsmontre le reçu attestant de lademande de nationalitédéposée par sa femme.

nord et l’est par les heurts interethniquessurvenus en 1983.

Plus de 190000 personnes ont obtenu lanationalité sri-lankaise en l’espace de dixjours à la fin 2003. «La population apatridedu Sri Lanka a presque été réduite de moitiédu jour au lendemain», explique AmiAwad, le délégué de l’UNHCR à Colombo.«Ça a été une immense réussite, quis’inscrit dans le cadre de l’effort généralpour réduire l’apatridie.»

Ce processus a néanmoins connu uncertain ralentissement ces dernières

années, car beaucoup detravailleurs des plantations nesont pas conscients de leur droitd’obtenir des documentsélémentaires en tant que citoyensdu Sri Lanka, ou ne sont pas enmesure d’exercer ce droit.

«J’ai rempli le formulaire dedemande pour obtenir une carted’identité et je l’ai envoyé augrama niladari [représentant localdu gouvernement], il y a deux ans.Mais je n’ai jamais eu denouvelles», se plaint K.Thangavelu. Lorsqu’on luidemande pourquoi il ne poursuitpas ses démarches, il explique:«Le grama niladari n’est au bureauque trois jours par semaine et cebureau est très éloigné dudomaine. Si je dois passer touteune matinée sur place, je vaisperdre une journée entière desalaire. Comment ma famille va-t-elle manger ce jour-là?»

DÉLAIS ET OBSTACLESOutre le processus

bureaucratique, un élémentsupplémentaire intervient : leprofit que certains propriétairesde domaines tirent del’exploitation de la situation devide juridique dans laquelle setrouvent leurs employés. Les

cueilleurs de thé sont payés 170 roupiessri-lankaises par jour (un peu plus d’undollar), s’ils parviennent à ramener aumoins 18 kilos de feuilles de thé. À la findu mois, les employés des domainesreçoivent chacun 3740 roupies, sur unebase de 22 jours complets de travail.Lorsque les cours mondiaux du thégrimpent, ils reçoivent 25 roupiessupplémentaires par mois. Avec le tauxd’inflation actuel de 12%, ce salaire suffit àpeine à nourrir une personne par mois,encore moins à subvenir aux besoins

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Des cueilleurs de thé dans l’un des célèbres domaines de thé Hatton. Certains employés des plantations ignorent toujours qu’ils ontle droit de devenir des citoyens sri-lankais à part entière.

d’une famille de 17 personnes comme celled’Anthony Nalliah, un autre cueilleur dethé du domaine de Bopitiya.

La maladie et l’âge commençant à lerattraper, Anthony sent qu’il lui faudrabientôt abandonner ce travail éreintant quiest le sien. À 55 ans, il n’est, fortheureusement, pas le seul gagne-pain de lafamille. Tous ses enfants, sauf un, travaillentdans le domaine. La plus grande crainted’Anthony est qu’il ne puisse pas toucherl’argent qui lui est dû une fois qu’il partiraen retraite parce qu’il est apatride. «Ils vontme demander toutes sortes de documentscomme ma carte d’identité, mon certificatde naissance et de mariage. Je n’ai aucun deces papiers. Que vais-je faire ? Je ne peux pasrester chez moi et devenir un fardeau pourma famille. Je travaillerai tant que j’en aurai

la force, jusqu’à ce que je règle ce problèmede papiers.»

À 17 ans, le fils cadet d’Anthony,Nithyanandan, affiche de plus hautesambitions. «Je n’ai jamais voulu travaillerdans un domaine comme mes frères, dit-il.Mais j’ai dû interrompre mon cursusscolaire, il y a deux ans, car mes parentsn’avaient pas les moyens de m’envoyer àl’école. Je suis allé à Colombo à l’âge de 16 anset j’ai travaillé pendant quelque temps dansun élevage de poules sur place. J’ai dûrentrer à cause de la situation sécuritaire.»

Dans une ville régulièrement secouéepar les explosions de bombes et les attentatssuicide fomentés par les rebelles des Tigrestamouls, Nithyanandan a fait l’objet d’untrès long interrogatoire de la part des forcesde sécurité de Colombo car il était incapable

de fournir une pièce d’identité. Il afinalement décidé de rentrer chez lui et d’endemander une.

Une année entière s’est écoulée depuisqu’il a déposé son dossier mais il n’a encorereçu aucune réponse des autorités.Nithyanandan a aujourd’hui le sentimentde n’avoir plus d’autre choix que derejoindre sa famille pour travailler dans lesplantations, du moins jusqu’à ce que sonproblème de papiers soit résolu. «Je me senscoupable si je reste chez moi alors que mesparents travaillent dur pour me nourrir, dit-il. Alors je vais travailler sur le domaineici jusqu’à ce que j’obtienne ma carted’identité, mais je n’ai vraiment aucune idéedu temps que cela va prendre.»

L’ignorance est la principale responsa -ble, explique Madame Arumugam, la

“Du fait des lois sri-laNkaises dracoNieNNes sur

la NatioNalite, il etait presque impossible pour

les “Tamouls des colliNes” d’etre officiellemeNt

recoNNus comme citoyeNs avaNt 2003.”

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directrice d’une petite école implantée surle domaine agricole de Chrystler, à Hatton,dans le district de Nuwaraeliya — un districtconsidéré par beaucoup comme le centre del’industrie du thé au Sri Lanka. Après plusde trente années passées à enseigner dansles écoles des domaines, elle insiste sur le besoin de changer le comportement desparents.

«Nous tentons d’apprendre aux élèvesl’importance d’avoir une carte d’identité etdes papiers en règle, dit-elle. Mais, lorsqu’ilsen parlent à leurs parents, leurs propos sont balayés d’un simple revers de la main.Certains parents mettent en doutel’importance des cartes d’identité et descertificats de naissance, puisqu’ils s’en sonteux-mêmes très bien sortis sans ces papiers.Leurs enfants grandissent donc sansdocument faisant la preuve de leursorigines, hormis un papier délivré par ladirection du domaine.»

Pour les enfants poursuivant leurscolarité jusqu’à l’âge de 16 ans, c’est à l’écoleque revient la responsabilité d’obtenir une

carte d’identité. Néanmoins, commel’explique Madame Arumugam, seulsquelques-uns des 366 étudiants quifréquentent son établissementcontinueront leur cursus jusqu’au GCE«O» Level [l’équivalent du brevet]. «Toutesles familles des domaines vivent en dessousdu seuil de pauvreté. Sans même parler depayer l’école, ils ont besoin d’autant d’aideque possible pour survivre, dit-elle. La misérable somme d’argent qu’ilsgagnent suffit à peine à nourrir et à habillerles plus jeunes, encore moins à payer l’école.Dès qu’ils estiment que leurs enfants sonten âge, les parents interrompent leurscolarité et les envoient travailler sur lesdomaines.»

NOUVELLES OPPORTUNITÉSHeureusement, lentement mais

sûrement, certaines avancées concrètesvoient le jour. Kalyani, une anciennehabitante d’Hatton, s’est lancée avecsuccès dans une nouvelle carrière hors del’industrie du thé, après la délivrance de

sa carte nationale d’identité en 2006. Elletravaille aujourd’hui à Colombo en tantqu’infirmière en gériatrie.

«J’ai éprouvé une immense gratitudelorsque ma carte d’identité est arrivée, carelle m’a permis de voyager jusqu’à Colomboet d’y trouver du travail, dit cette jeunefemme de 23 ans. Je gagne beaucoup plusque si j’étais restée sur le domaine.» Sonmari a aussi demandé sa carte d’identité etla rejoindra à Colombo dès qu’il l’aura reçue.«Il se trouve à Hatton, avec mon fils de deuxans. Ma mère s’occupe de mon enfantpendant que mon mari travaille mais, trèsprochainement, ils vont tous me rejoindreici et nous aurons une vie bien meilleure.»

Avec un peu de chance — et avec la forteparticipation des Sri-Lankais qui sontdéterminés à mettre fin à la situationinjuste des apatrides — davantaged’employés des plantations seront bientôten mesure de récolter les fruits del’importante contribution de leurs famillesà l’économie sri-lankaise depuis plus de 200 ans. �

“La populatioN apatride du Sri LaNka a presque ete

reduite de moitie du jour au leNdemaiN.”- -

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Deux personnes se rencontrent;elles tombent amoureuses, semarient, ont des enfants. Mais que

se passe-t-il si mari et femme sont denationalités différentes et que cette dernièrene peut transmettre sa nationalité à leursenfants? Cette histoire n’a pas toujours unefin heureuse.

L’Association Démocratique desFemmes du Maroc évoque les difficultésque les enfants nés de mère marocaine, maisde père de nationalité différente,rencontrent au Maroc : «Cet enfant n’avaitpas de carte du registre d’état civil. Sa mèredevait demander un nouveau visa d’entréechaque fois qu’elle se rendait à l’étrangeravec lui. Dès l’âge de 15 ans, il a dû obtenir un permis de résidence pour étranger, quidevait être renouvelé chaque année. Aprèsle baccalauréat, il a eu des problèmes pours’inscrire à l’université.»

Beaucoup d’enfants issus de mariagesmixtes obtiennent la nationalité de leurpère et peuvent, en principe, avoir unpasseport et vivre dans le pays dont il estoriginaire. Toutefois, lorsque le père est apatride, il arrive que les enfants nepuissent acquérir aucune nationalité.

Freddy a une cinquantaine d’années. Il a passé toute sa vie en Égypte, mais celan’a pas pour autant fait de lui un Égyptien. Tout comme le fait que sa mère ait étéégyptienne ne lui a pas automatiquementdonné le droit d’avoir sa nationalité, selonles dispositions législatives égyptiennes. «Je suis né au Caire. Mon père était unapatride d’origine arménienne. Il était venuen Égypte après la Première Guerremondiale, à la chute des Empires ottomanet russe. Bien que ma mère ait été denationalité égyptienne, je suis apatride,comme mon père», dit-il, avant d’ajouter,«je souffre d’asthme ; je vis seul; je n’ai pasgrand chose à offrir à une famille.»

En fait, même si le père possède unenationalité, ses descendants peuvent seretrouver apatrides, si les lois de son paysn’autorisent pas la transmission de lanationalité à des enfants nés à l’étranger.

Dans d’autres cas, un enfant qui aurait le

droit d’acquérir la nationalité de son pèrepeut ne pas l’obtenir car il n’y a pas deconsulat pour représenter son pays dansl’État où il est né, et que sa famille ne peut sepermettre de se rendre là où il y en a un.

Parfois, le mariage est un échec et le pèrerefuse, ou néglige, d’enregistrer l’enfant ; lamère ne peut pas transmettre sa nationalité,même si elle le souhaite à tout prix.

LÉGISLATIONS DISCRIMINATOIRESCette forme de discrimination à

l’égard des femmes était auparavant trèscourante. En effet, les notions de«dépendance de nationalité» ou d’«unitéde nationalité des conjoints» prévalaientauparavant dans les législations sur lanationalité du monde entier. On postulaitqu’il fallait éviter la double nationalité etque toute la famille devait posséder lamême nationalité, plus précisément celledu père. Par conséquent, la femme étaitsupposée prendre la nationalité de sonépoux en se mariant, ainsi que tous lesenfants issus de leur union. L’éventualitéque le père puisse ne pas avoir denationalité, ou que le mariage mixtepuisse se terminer par un divorce, n’étaitpas prise en considération.

Deux traités internationaux sur lesdroits humains interdisent la discrimina -tion à l’égard des femmes en termes detransmission de nationalité : la Conventionsur la nationalité de la femme mariée, de1957, et la Convention sur l’élimination detoutes les formes de discrimination à l’égarddes femmes (CEDEF), de 1979. Grâce à cesinstruments juridiques, ces pratiques sontprogressivement abandonnées par unnombre croissant de pays.

Néanmoins, il existe toujours desdizaines de pays en Afrique, en Asie et auMoyen-Orient où ces mesures discrimi -natoires persistent. Bien que 185 États soientparties à la CEDEF, beaucoup ont émis desréserves sur les dispositions concernant lanationalité et ne sont donc pas obligés de lesrespecter.

UN CHANGEMENT BIENVENUPourtant, les campagnes menées

actuellement par la société civile dans plusieurs pays afin d’amender les loisexistantes sont autant de signes clairsqu’un changement est en cours. Au Maroc, l’Association Démocratiquedes Femmes du Maroc a fait pression sur le gouvernement pendant des années

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Cette jeune Biharie de vingt ans, mère d’un bébé, est en train de devenir aveugle.Depuis que son mari l’a abandonnée, elle gagne sa vie en fabriquant des sacs en papieret n’a pas accès aux soins médicaux.

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Une nouvelle loi permet aux enfants nés de mères marocaines et de pères étrangers d’obtenir la citoyenneté marocaine. Il s’agitd’une avancée importante dans la lutte contre l’apatridie résultant d’une discrimination fondée sur l’appartenance à un genre.

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afin de modifier la loi. Elle a égalementrejoint d’autres organisations faisant lemême genre de travail ailleurs dans larégion. Un représentant de l’associationmarocaine explique : «Nous tâchons departager les résultats positifs que nousavons obtenus avec d’autres pays duMoyen-Orient et d’Afrique du Nord,grâce à un réseau d’ONG nomméWomen’s Learning Partnership. Ensemble,nous avons lancé une campagne régionaleen faveur de l’égalité entre hommes etfemmes pour l’obtention et la transmis -sion de la nationalité.» Women’s LearningPartnership travaille également enAlgérie, à Bahreïn, en Égypte, en Jordanieet au Liban.

Les gouvernements se rendent de plusen plus compte des effets néfastes qu’a ladiscrimination liée au genre appliquée auxquestions de nationalité sur la viequotidienne des gens. Plusieurs pays ontrécemment adopté des nouvelles lois pourrégler cette situation, ou sont en train de le

faire. Depuis 2004, par exemple, l’Égypte, leMaroc, l’Iran et Bahreïn ont tous approuvédes lois permettant aux enfants d’acquérir lacitoyenneté de leur mère — même si,malheureusement, plusieurs de ces payscontinuent à imposer certaines conditionsrestrictives à la transmission de lanationalité par les femmes (par exemple,dans certains pays, la nationalité du père esttransmise automatiquement, alors que lamère doit faire une demande pour fairenaturaliser ses enfants). De plus, danscertains cas, les nouvelles lois ne sont pasappliquées rétroactivement.

En 2005, le Gouvernement du Maroc apromis de modifier le code de la nationalitédatant de 1958, afin de permettre auxfemmes de transmettre leur nationalité à leurs enfants. La version révisée du codede la nationalité est entrée en vigueur début2007. L’Association Démocratique desFemmes du Maroc note que beaucoupd’enfants nés de pères étrangers ont déjàdemandé la nationalité marocaine et ont pu

l’obtenir, mais fait remarquer qu’il estencore trop tôt pour évaluer la mise enapplication globale de la nouvelle loi.

L’EXEMPLE INDONÉSIENEn 2006, l’Indonésie a adopté une

nouvelle loi sur la citoyenneté qui est unmodèle pour les autres pays, en tout cas ence qui concerne l’égalité des genres. TutiIndarsih Loekman Soetrisno, membre duParlement indonésien, raconte quelorsqu’elle et d’autres membres du comitéparlementaire sur la citoyenneté se sontrendus sur le terrain pendant la rédactionde la loi, ils ont pu se rendre comptedirectement de l’impact de la loi précé -dente sur les femmes et leurs familles.

«Dans la loi de 1958, la nationalité étaittransmise avant tout par le père ; la mère nepouvait le faire que dans certains casspécifiques», dit-elle. Par conséquent, lesfemmes indonésiennes qui avaient épousédes étrangers rencontraient de nombreuxproblèmes. «Leurs enfants et leurs maris

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Les clauses discrimiNatoires liees au geNre, que l’oN

daNs le moNde

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PA R K I T T Y M C K I N S E Y

Craignant d’être rejetée du

fait de son statut de «vieille fille»,Loan, une Vietnamienne de 27 ans,

pensa avoir trouvé le moyen de mener unevie facile, le jour où un vieux Taiwanais luiproposa de l’épouser et lui promit de mettreun terme à sa vie de misère.

«Mon père et ma mère trouvaient quecet homme avait l’air honnête, alors ilsm’ont conseillée de l’épouser», dit-elle. Prèsde dix années se sont écoulées depuis. Ellevit aujourd’hui chez sa grand-mère, avec sesdeux enfants en bas âge, délaissée par unmari qui refuse même de lui parler partéléphone. Le pire, c’est que bien qu’elle setrouve dans son pays d’origine, elle estdevenue apatride et se trouve ainsi privée detous les droits dont elle disposait depuis sanais sance et qu’elle considérait commeacquis.

Malheureusement, le cas de Loan estloin d’être unique. Des milliers deVietnamiennes pauvres ont épousé desTaiwanais (ou des étrangers) au cours desdix dernières années et ont vu leur rêved’une vie meilleure tourner au cauchemar.Certaines parlent de maris alcooliques,d’époux aux comportements abusifs, debelles-mères cruelles, d’incompréhensionsliées à la langue, de logements étriqués, deprivations, d’abus et d’exploitation à des finséconomiques. Et lorsqu’elles rentrent dansleur pays d’origine pour s’y réfugier, c’estpour découvrir qu’elles sont devenues — et

souvent leurs enfants — apatrides.Entre 1995 et 2002, plus de 55000

Vietnamiennes ont épousé des étrangers,dont près de 13000 au cours de la seuleannée de 2002, selon les statistiques four -nies par le Ministère de la justice vietna -mien. Les candidats au mariage —originaires, pour la plupart, de Taiwan, deCorée du Sud, de Hong Kong et deSingapour — sont souvent âgés, peu à l’aisefinancièrement et incapa bles de plaire à unefemme ou de payer une cérémoniesophistiquée dans leurs pays en plein essor.

L’époux de Loan avait 37 ans lorsqu’ils sesont unis en 1997. «Il avait vécu avecquelqu’un avant, mais il n’avait pas pul’épouser parce que sa situation financière àTaiwan n’était pas assez bonne», expliqueLoan, avec beaucoup d’honnêteté. «C’estpour cette raison qu’il est venu chercherune épouse au Viet Nam.»

Certains de ces maris d’origine étrangèreou de ces épouses vietnamiennes se sontengagés dans ces mariages par sentiment.L’Union des femmes du Viet Nam qui estimplantée à Ho Chi Minh-Ville tente deconseiller les femmes qui se lancent dans unmariage avec un étranger et d’aider cellesdont les unions échouent. Elle a mené uneenquête qui a révélé que 86% de cesmariages sont scellés pour des raisonséconomiques, les femmes rêvant d’une viemeilleure à l’étranger. Du fait de laprospérité croissante dans leur pays, leshabitantes d’Ho Chi Minh-Ville —villeméridionale en pleine expansion, autrefois

connue sous le nom de Saigon — ontaujourd’hui moins de raisons de contracterun mariage pour des motifs financiers. Dece fait, les candidats au mariage doiventdésormais se rendre dans le delta duMékong, une région pauvre, pour y trouverdes épouses peu éduquées, en situationdifficile.

Pour beaucoup, les problèmes juridiquescommencent quand l’épouse dépose unedemande de naturalisation dans le pays deson mari. À Taiwan, par exemple, cetteprocédure nécessite de renoncer en premierlieu à la nationalité vietnamienne. Parconséquent, si le mariage s’achève avant quel’épouse n’ait acquis une nouvellecitoyenneté, elle devient apatride.

C’est précisément ce qui est arrivé àLoan, qui s’essuie les yeux avec unmouchoir, tout en racontant son histoire,assise dans la boutique de machines àcoudre que loue sa grand-mère. À lademande de son époux, Loan a renoncé à sacitoyenneté vietnamienne et était sur lepoint de devenir taiwanaise. Maislorsqu’elle est tombée enceinte pour ladeuxième fois et que l’entreprise de sonépoux a fait faillite, il l’a renvoyée au VietNam pour accoucher.

Le couple connaissait déjà quelquesdifficultés. Sa belle-mère, explique Loan,détestait les étrangers. Ils vivaient tousentassés les uns sur les autres dans unepetite maison. Et, bien que Loan ait apprisquelques mots de chinois avant sonmariage, «nous ne pouvions aborder les

étaient considérés comme des étrangers,bénéficiant d’un statut d’immigré trèsrestrictif qui les obligeait à quitterl’Indonésie chaque année pour renouvelerleurs visas — et pour lequel ils devaientpayer une somme d’argent considérable.

Si le mariage échouait, les mères n’avaientaucun droit de garde sur leurs enfants.» La nouvelle loi, explique-t-elle, comportedes améliorations comme «une définitionde la citoyenneté bien plus large, généreuseet neutre en termes d’égalité des sexes…

Selon la nouvelle loi, la citoyenneté estaccordée à tous les enfants dont au moins unparent est citoyen indonésien, marié ounon.»

Toutefois, elle remarque que beaucoupde fonctionnaires travaillant sur le terrain

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Si le mariage s’acheve avaNt que l’epouse N’ait acqu

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Les épouses apatridesdu Viet Nam

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trouvait daNs les lois sur la NatioNalite partout

et qui oNt ete si Nefastes, disparaisseNt peu a peu.

questions qui se posent entre deux épouxque de manière superficielle, jamais enprofondeur».

Mais, dit la jeune femme, le coup fatalporté à son mariage est venu lorsque ledeuxième enfant s’est révélé être une fille(comme le premier) — au lieu du fils tantespéré par son mari. «Il est venu me rendrevisite, mais quand il a vu que j’avais donnénaissance à une fille, il est parti, et il adisparu définitivement.»

Depuis cette désertion, il y a quatre ansde cela, Loan vit un véritable enferbureaucratique. Les femmes apatridescomme Loan perdent le droit même d’avoirdes droits — de travailler légalement, debénéficier de l’aide sociale. Privées de lanationalité vietnamienne, Loan et ses fillessont dans un no man’s land; elles ne peuventpas obtenir de livret de famille, une pièced’identité d’une importance capitale,indispensable pour toute interaction entreun citoyen et les institutions gouverne -mentales au Viet Nam. Sa fille aînée, qui estâgée de sept ans, est taiwanaise et n’a doncpas droit à l’éducation gratuite fournie dansles écoles publiques vietnamiennes.Comme de nombreuses autres mèresapatrides, Loan doit payer des frais élevéspour pouvoir scolariser ses enfants dans desinstitutions privées.

Empreinte de lassitude, elle explique sasituation depuis que son mari l’aabandonnée en 2003: «Je fais des allers-retours entre le Ministère de la justice, lebureau de Taiwan et le bureau del’immigration, pour demander un visa pourmes enfants et m’occuper de leur scolarité.J’espère que nous parviendrons à mettre unterme à ces questions administratives pourque ma fille aînée puisse aller à l’école.»

Bien que les autorités du Ministère de lajustice d’Ho Chi Minh-Ville disent œuvrersans relâche pour rétablir la citoyenneté des

femmes apatrides lorsqu’elles sontinformées de tels cas, les épouses apatrideslaissées pour compte n’ont souvent pas lamoindre idée de la façon dont elles peuventrécupérer leur citoyenneté perdue.Certaines tombent entre les mains d’inter -médiaires sans scrupule, du même acabitque ceux qui leur ont initialement proposéde se marier. Loan explique que l’avocatqu’elle a consulté lui demande 5000 dollarspour l’aider à récupérer sa nationalité, unesomme astronomique pour elle.

Le travail de prévention et de résolutiondes cas d’apatridie mené par l’agence desNations Unies pour les réfugiés ne concernepas seulement le Viet Nam; il s’étend aumonde entier. «C’est un sujet qui mepréoccupe tout particulièrement», expliqueHasim Utkan, le délégué régional de

l’UNHCR en charge du Viet Nam, qui estbasé à Bangkok. «Nous avons une grandeexpérience de ces problèmes, que nouspouvons partager, afin d’aider à les résoudre.Nous sommes heureux de constater quecette question est prise en compte par legouvernement avec tant de transparence.»

Le rétablissement de la nationalitésemble être en bonne voie pour NguyenThi Diem Chi, une jeune femme de 33 ans, àla fois élégante et pleine d’assurance. Elle aépousé son mari, un homme d’affairestaiwanais, par amour et non pour l’argent,dit-elle. Parlant couramment le chinois, elletravaillait pour lui en tant qu’interprète àHo Chi Minh-Ville avant leur mariage. Elles’est ensuite installée à Taiwan, où sont nésses deux enfants.

Elle évoque son ex-mari sans rancœur.Leur mariage a échoué parce que «nousétions incompatibles — mon mari neparvenait pas à me comprendre». Elleraconte que son mari lui avait demandé derenoncer à sa nationalité vietnamiennemais a ensuite, à sa grande surprise, gêné sesefforts pour obtenir sa naturalisation àTaiwan.

De retour dans son pays d’origine avecses deux filles, avec lesquelles elle parlechinois, elle ne veut pas perdre un instant às’apitoyer sur son sort. Elle préfère dépenserson énergie à reconstruire sa vie: elle atrouvé un poste intéressant de gérante dansun restaurant de poisson et s’occupe de samaison qu’elle a meublée avec goût.

Malgré ces bonnes conditions, menerune existence privée de toute nationalitéreste une lutte, dit-elle: «C’est difficile parceque je ne possède pas de pièce d’identité oude livret de famille. J’essaie de récupérer macitoyenneté vietnamienne et je pense que jesuis sur le point d’y parvenir», explique-t-elle, tout en cajolant sa petite fille. «Aprèsça, notre vie sera meilleure.» �

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Nguyen Thi Diem Chi est de retour au VietNam mais n’a plus de nationalité, aprèsque son mariage avec un Taiwanais aitéchoué.

ne sont pas encore au courant de cettenouvelle législation. «C’est pourquoi, quandje le peux, je saisis toutes les opportunitéspossibles pour faire connaître les avancéesapportées par la nouvelle loi, et par lesdispositions gouvernementales. Je me rends

par exemple dans des villes et des villagesindonésiens, ainsi que dans des consulats etdes ambassades d’Indonésie à l’étranger,pour que le plus grand nombred’Indonésiens puisse bénéficier des progrèsde la nouvelle loi.»

C’est un processus lent et difficile,mais les clauses discriminatoires liées augenre que l’on trouvait dans les lois sur lanationalité partout dans le monde et quiont été si néfastes, sont progressivementen train de disparaître. �

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PA R C É C I L E P O U I L LY

Jusqu’à tout récemment ,le problème de l’apatridie en Afriqueétait passé relativement inaperçu. Les

choses commencent aujourd’hui à changer,notamment avec la prise de conscience del’impact déstabilisateur qu’a eu l’apatridiedans certains pays, mais aussi en raison durisque d’apatridie qui pèse sur de largesgroupes de populations du fait des évolu -tions politiques en cours sur le continent.

LEGS COLONIALDans l’Afrique actuelle, de nom-breuses frontières ont été arbitrairementétablies par les anciennes puissancescoloniales, et la plupart des États indépen -dants qui ont vu le jour après la périodecoloniale abritent une diversité specta -culaire de groupes ethniques. Certains

n’ont jamais été officiellement considéréscomme des citoyens de ces pays, bienqu’ils y soient établis depuis des généra -tions. D’ailleurs, l’idée de redessi nercertaines frontières coloniales de manièreplus logique avait été évoquée dans lesannées 60, pour être ensuite abandonnéecar elle risquait de créer plus deproblèmes que d’offrir de solutions.

L’État que forme aujourd’hui laRépublique démocratique du Congo (RDC)a ainsi reçu plusieurs vagues de migrants etde réfugiés originaires du Rwanda. En 1910,une convention entre les puissancescoloniales allemande et belge eut pour effetd’annexer au Congo belge plusieurs zonesprécédemment contrôlées par le Roi duRwanda, ainsi que leurs habitants.

Ce groupe, connu sous le nom deBanyarwandais, a continué à s’agrandir, augré des mouvements migratoires ayant pris

place après la Première Guerre mondiale etdes diverses crises politiques qui ont déchiréle Rwanda en 1959, et à nouveau dans lesannées 70.

Depuis l’indépendance, la question de lanationalité des Banyarwandais constitue unimportant facteur de dissension sur la scènepolitique congolaise. Ils se sont vu, demanière répétée, octroyer et retirer lanationalité congolaise, et ont été fréquem -ment mêlés à la compétition pour lecontrôle des terres et du pouvoir politique.Ils ont aussi entretenu des relationstumultueuses avec le petit pays voisinsurpeuplé auquel ils sont liés par nom et parorigine, mais pas par nationalité.

DONNER ET REPRENDRELa Constitution de 1964, suivie par

l’ordonnance-loi de mars 1971, a attribué la nationalité congolaise à tous les Banya rwandais vivant dans l’est de laRDC avant 1960. Toutefois, par une sortede retour en arrière partiel, moins d’une année plus tard une nouvelle loiétablissait que les Banya rwandais arrivésaprès le 1er janvier 1950 au Zaïre (le nomdu pays à cette époque) n’étaient pas desressortissants du pays.

Nomades arabes mahamides au Niger.

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En 1981, la législation fut une nouvellefois amendée, avec pour effet de n’accorderla nationalité zaïroise qu’aux Banyarwan -dais pouvant prouver que leurs ancêtresvivaient au Zaïre depuis 1885. Sachant qu’auXIXe siècle l’enregistrement des naissancesn’avait pas de caractère systématique — loins’en faut —, les droits de la plupart desBanyarwandais furent donc révoqués rétro -activement, faisant ainsi d’eux des apatrides.

L’afflux massif de réfugiés et de combat -tants dans l’est de la RDC en juillet 1994,suite au génocide rwandais, a renforcé laméfiance entre les différents groupesethniques et intensifié le débat houleux surla question de la nationalité. Ce problème aconstitué un facteur essentiel dans la guerrede 1996 et a continué à alimenterl’instabilité chronique dont a souffert cetimmense pays situé au cœur de l’Afrique(voir RÉFUGIÉS no 145 pour une analyse plusdétaillée de la situation en RDC).

La situation des Banyarwandais arécemment connu une amélioration : lanouvelle loi sur la nationalité promulguéeen 2004 et la Constitution de 2005 ontconfirmé que les Banyarwandais quipeuvent prouver qu’ils se trouvaient dans lepays au moment de l’indépendance et leursdescendants sont, à nouveau, considéréscomme des citoyens congolais.

LOYAUTÉ EN QUESTIONAprès la guerre de 1998 avec

l’Érythrée, les autorités éthiopiennes ontdécidé de «dénationaliser» leurs citoyensqui avaient voté lors du référendum surl’indépendance de l’Érythrée en 1993,arguant du fait que leur participationprouvait qu’ils étaient érythréens.L’Éthiopie n’autorisant pas la doublenationalité, ils furent par conséquentdéchus de la citoyenneté éthiopienne.

Depuis toujours, les deux États accueil -laient pourtant de nombreux ressortissantsdu pays voisin — environ 600000 personnesd’origine érythréenne en Éthiopie et100000 personnes d’origine éthiopienne enÉrythrée. Les relations entre les deux paysse dégradant continuel lement, ilscommencèrent à expulser une partie deleurs ressortissants dont la loyauté leur

paraissait douteuse. Quelques-uns restèrentbloqués dans le no man’s land à la frontièrependant des années; d’autres réussirent àrester, devenant de fait des apatrides.

PARADOXE DÉMOCRATIQUEIroniquement, le nombre croissant

d’élections qui se déroulent dans les paysafricains a, dans certains cas, enflammé ledébat sur la nationalité. «La question desavoir qui peut — ou ne peut pas — voterdevient brusquement très importante»,explique James Goldston, Directeurexécutif de l’Open Society Justice Initiative,une organisation qui mène des projetsdestinés à lutter contre l’apatridie enAfrique. «De ce fait, le pouvoir d’octroyer,de retirer ou de refuser la citoyenneté estdevenue une arme politique tentante.»

En Côte d’Ivoire, la question de l’identiténationale (souvent évoquée sous le termed’ivoirité) est devenue un élément central duconflit armé qui a divisé, en 2002, ce paysautrefois prospère d’Afrique de l’Ouest.

Pendant des décennies, la florissanteéconomie ivoirienne a attiré des millions detravailleurs étrangers originaires duBurkina Faso, du Mali, du Niger et deGuinée pour travailler dans les plantationsde cacao. Dans de nombreux cas, ils ont eu ledroit de posséder des terres et même devoter. Soulignant cette longue traditiond’immigration et d’hospitalité, le PrésidentHouphouët-Boigny — qui resta à la tête del’État sous le régime du parti unique de 1960à sa mort, en 1993— déclara : «Dans ce pays,nous sommes tous des étrangers.» En 1998,un recensement démographique a d’ailleursmontré que 26 % de la population ivoirienneétaient officiellement classés comme«étrangers», bien qu’une large proportionde ces personnes soit née sur le sol ivoirien.

VRAI CITOYEN ?Dans les années 90, la crise écono -

mique croissante a suscité des tensionsentre les travailleurs des plantationsd’origine étrangère et les villageois locauxqui leur avaient vendu ou prêté desterrains. Le fragile équilibre ethnique acommencé à s’effriter et les références àl’ethnicité sont devenues un élément

central du débat politique, autour dequestions fondamentales telles que «Quiest un vrai Ivoirien ?» et «Qui peut voterlors des élections ou se porter candidat ?»Le problème a commencé à devenircritique lorsque Alassane Ouattara, unmusulman du nord de descendanceburkinabé et l’une des plus importantesfigures de la scène politique ivoirienne,fut empêché de se présenter aux électionsprésidentielles.

Les questions liées aux travailleursimmigrés prirent une importance capitalependant et après la tentative de coup d’État de 2002, sur fond de vives tensions et d’éruptions de violences contre les com -munautés perçues comme «étrangères».Avec la fin officielle du conflit armé enjanvier 2003 et l’accord de Ouagadougou enmars 2007, un pas impor tant vers la paix aété franchi.

Dans le cadre du processus de réconcilia -tion, le gouvernement d’unité nationale adécidé d’organiser des audiences foraines —

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des cours mobiles habilitées à procéder àl’enregistrement tardif des naissances et àdélivrer des certificats de naissance, pouvantensuite être utilisés pour déterminer lanationalité et permettre aux personnes dontil est établi qu’elles sont ivoiriennes de voterlors des élections à venir.

AVANCÉE FRAGILEPlusieurs autres pays africains

s’efforcent de régler le problème del’apatridie, notamment par le biais demesures destinées à garantir l’enregistre -ment des naissances. Mais, parallèlement,comme l’indique Trevor Ncube (dansl’article suivant), certains régimesrésistent mal à la tentation de manipulerles questions de nationalité dans le butd’éliminer leurs opposants politiques. Lecas le plus connu est sans doute celui deKenneth Kaunda, Président de la Zambiede 1964 à 1991, qui fut déchu de sanationalité par son successeur en 1995.

MENACE ENVIRONNEMENTALEOn prédit de longue date que les

changements climatiques, et la compéti -tion pour l’eau qui en découle, seront unesource de conflits. En Afrique, ce scénariobelliqueux est d’ors et déjà devenu réalité.La compétition croissante pour les res -sources naturelles résultant du processusde désertification génère des frictionsentre agriculteurs sédentaires et éleveurs

nomades dans la région du Sahel, enparticulier dans les zones frontalières où,pendant de nombreuses années, diversgroupes ethniques avaient auparavantréussi à coexister de manière plus oumoins pacifique.

Après la grande sécheresse qui a ravagél’Afrique de l’Ouest de 1972 à 1974, lesMahamides — un petit groupe de nomadesd’environ 4000 membres — se sont déplacésde l’est du Tchad vers la région de Biltine, auNiger (à quelque 1000 kilomè tres de lafrontière). Dans les années 80, d’autresMahamides ont à leur tour quitté le Tchadpour échapper à la guerre civile.

Selon un recensement organisé au Nigeren 2001, la plupart des Mahamidespossèdent des cartes d’identité qui leur ontété délivrées par les autorités locales.Toutefois, des désaccords importants avecles habitants de la région sur l’utilisationdes ressources en eau et sur les droits depâturage ont amené les autorités centrales àenvisager l’expulsion des Mahamides enoctobre 2006. La menace n’a finalement pasété mise à exécution.

En Mauritanie, les tensions entrepasteurs et fermiers ont franchi une étapesupplémentaire, aboutissant à l’exode demilliers de Mauritaniens vers le Sénégal en1989 — une situation qui semble enfin sur lepoint d’être réglée grâce au rétablisse mentde leur nationalité et à leur rapatriementvolontaire. �

Personnes d’origine érythréenne expulsées d’Éthiopie en 2001. Beaucoup d’autres ontperdu leur nationalité éthiopienne suite au conflit entre les deux pays, mais viventtoujours en Éthiopie comme des étrangers. L’Érythrée a aussi expulsé des personnesvers l’Éthiopie.

PA R J A C K R E D D E N

Trevor Ncube est né au Zimbabwe. Son

père était lui-même citoyen de ce

pays. Trevor Ncube conserve

précieusement à son domicile une copie

plastifiée du document confirmant son serment

de citoyenneté. Pourtant, lorsqu’en 2006, lecélèbre directeur de publication a voulurenouveler son passeport zimbabwéen, il aété informé qu’ il était devenu apatride.

«Vous ne pouvez imaginer, même uninstant, ce que l’on peut ressentir quand onest apatride — pas avant d’être vous-mêmedevenu apatride, déclare Trevor Ncube. Cela aun effet terriblement destructeur. Ça vousdéshumanise. Brusquement vous n’êtes pluspersonne. Vous commencez à vous poser desquestions sur votre identité, votreappartenance… Cette période a sans douteété l’une des plus difficiles de ma vie.»

Trevor Ncube a été victime d’unelégislation compliquée sur la nationalité, quiexpose un nombre important deZimbabwéens au danger de l’apatridie, et quelui-même considère comme une forme deharcèlement politique. Le problème n’est pascantonné au Zimbabwe. Il existe à travers toutle continent — et trouve souvent ses racinesdans les frontières arbitrairement établies parles administrations coloniales, il y a desdécennies de cela. Pourtant, la menaceprincipale provient aujourd’hui du réseau delois restrictives mises au point par lesgouvernements qui leur ont succédé.

«Ils m’ont dit que le document que j’avaiset qui confirmait que j’avais prêté serment decitoyenneté zimbabwéenne était caduc,parce que j’aurais dû aller à l’ambassadezambienne et déposer officiellement uncertificat de renonciation à mon droit à lacitoyenneté zambienne (étant donné quemon père est né en Zambie)», raconte TrevorNcube, depuis son bureau de la ville sud-africaine de Johannesburg, d’où il superviseson portefeuille florissant d’ intérêts dans lesecteur de la presse.

Trevor Ncube a alors décidé d’utiliser sonpasseport zimbabwéen — qui était d’ailleurspresque rempli — et de quitter son pays denaissance, pour regagner sa résidenceprincipale à Johannesburg et lancer une actionen justice. «J’ai gagné d’une manière assezretentissante : la Cour suprême a jugé avec

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sévérité les agissements des fonctionnaires dubureau des passeports.»

Ses avocats ont interprété la décision de laCour comme un précédent pour d’autrespersonnes confrontées au même dilemme,mais Trevor Ncube explique qu’ il est sanscesse contacté par des gens au Zimbabwe quirisquent à leur tour de devenir apatrides.Trevor Ncube — qui possède deux journaux auZimbabwe, ainsi que l’ influent Mail andGuardian en Afrique du Sud — est tout à faitconscient que la possibilité d’engager de bonsavocats n’est pas ouverte à tous.

«La majorité des gensqui se trouvent dans unesituation similaire à lamienne sont des ouvriersagricoles et destravailleurs manuels ducentre ville, qui sont trèsfaiblement rémunérés —et n’ont donc pas lesmoyens de présenter undossier comme celui quej’ai pu rassembler, dit-il.Cela signifie que toutecette question a vraimentdes conséquences désas -treuses sur les gens.»

Après avoir gagné etrécupéré sa nationalité,Trevor Ncube a utilisé sesjournaux zimbabwéenspour lancer une campa -gne afin de découvrircombien d’autrespersonnes sont menacéesde devenir apatrides. La majorité vient de lafrange la plus pauvre de la société maiscertains, dit-il, occupent des postes politiquesélevés.

«Il pourrait bien y avoir deux millions deZimbabwéens dans ma situation, dit TrevorNcube. Pour certaines personnes, le statutd’apatride ne devient un problème que le jouroù ils doivent voter, obtenir un certificat denaissance pour leur fils, ou demander unpasseport.»

Les problèmes de Trevor Ncube résultentde plusieurs modifications dans la législationzimbabwéenne introduites en 2001. Elles onteu pour effet de priver de leur nationalité denombreux Zimbabwéens blancs qui possé -daient des grandes fermes commerciales.

Elles ont aussi ôté le droit de vote à nombred’ouvriers agricoles travaillant dans cesfermes, des personnes dont les familles sontoriginaires des pays voisins — laissant à penserque cette nouvelle législation était motivéepar la crainte que ces gens puissent voter enfaveur de l’opposition.

À l’époque coloniale, les ouvriers agricolesse déplaçaient souvent entre ce qui estaujourd’hui le Zimbabwe et les pays voisins —en particulier la Zambie, le Mozambique et leMalawi. Ces trois pays ont aujourd’hui des loissur la nationalité différentes. Au contraire de

nombreuses autres nations, aucun des paysd’Afrique australe n’autorise un individu àêtre citoyen de plus d’un pays à la fois.

Certains pays offrent aux enfants lanationalité initiale d’un parent — et ce mêmelorsque celui-ci a changé de nationalitédepuis. Parfois, la demande de nationalité doit être déposée formellement. Dansd’autres cas, elle est accordée automatique -ment par filiation, à moins d’une renonciationexplicite. Dans certains pays encore, une datebutoir est fixée pour choisir. D’autres paysautorisent, quant à eux, les personnes nées sur leur territoire à prendre la citoyenneté en prêtant serment, alors qu’ailleurs lacitoyenneté peut dépendre d’une déclarationparallèle de renonciation à la nationalité

auprès du pays du parent concerné.Dans de nombreux pays d’Afrique et

ailleurs, la menace de priver les gens denationalité — et de les rendre apatrides — estun moyen aussi puissant que tentant pour lesgouvernements désireux de contrôlercertains de leurs opposants. Même sansmotivation politique, l’ambiguïté sur lacitoyenneté peut nourrir les sentimentsxénophobes, qui constituent un problèmecroissant en Afrique.

«Les politiciens africains sont très touchéspar ce que le colonialisme a fait à ce

continent… Lesfrontières artificiellesdes États africains sontl’une des inventions lesplus déstabilisantes del’ère coloniale »,explique Trevor Ncube,qui ne craint pasd’évoquer lesproblèmes les plusépineux du continent.«Ces politiciens anti-colonialistes fanatiquess’accrochent à ça, maisje pense qu’un jour ilsverront enfin la réalitéen face.»

«Pour moi, ajoute-t-il, il ne s’agit pas depasser en revue les loissur la nationalité dechaque pays mais — auniveau de l’Unionafricaine — de généra li -

ser les meilleures pratiques en la matière etd’adopter un point de vue beaucoup plusouvert sur cette question de citoyenneté.»

Trevor Ncube souhaite que les paysafricains adoptent des lois progressistes sur lacitoyenneté, comprenant le droit à la doublenationalité. Il espère que ses propres enfantspourront choisir eux-mêmes leur nationalité.

«Nous devons utiliser la citoyennetécomme un moyen de renforcer notrestratégie de croissance — et non l’utiliser pourpunir ceux qui vous désapprouvent, ajouteTrevor Ncube. Nous ne parlons pas assez de ceproblème d’apatridie et de citoyenneté enAfrique, alors que beaucoup de gens ont étévictimes d’une utilisation arbitraire de lacitoyenneté.» �

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Trevor Ncube, directeur de l’un des principaux journaux du Zimbabwe, décidede se rendre compte par lui-même du succès de ses ventes, après des rapportsfaisant état de harcèlements contre ses vendeurs.

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