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DIEU ET L'AMBIVALENCE DE L'ÊTRE Jean-Luc Marion Institut Catholique de Paris | Transversalités 2013/1 - N° 125 pages 149 à 173 ISSN 1286-9449 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-transversalites-2013-1-page-149.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Marion Jean-Luc, « Dieu et l'ambivalence de l'être », Transversalités, 2013/1 N° 125, p. 149-173. DOI : 10.3917/trans.125.0149 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris. © Institut Catholique de Paris. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.73.1.36 - 31/05/2013 20h52. © Institut Catholique de Paris Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.73.1.36 - 31/05/2013 20h52. © Institut Catholique de Paris

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Page 1: Dieu et l'ambivalence de l'être

DIEU ET L'AMBIVALENCE DE L'ÊTRE Jean-Luc Marion Institut Catholique de Paris | Transversalités 2013/1 - N° 125pages 149 à 173

ISSN 1286-9449

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-transversalites-2013-1-page-149.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marion Jean-Luc, « Dieu et l'ambivalence de l'être »,

Transversalités, 2013/1 N° 125, p. 149-173. DOI : 10.3917/trans.125.0149

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Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris.

© Institut Catholique de Paris. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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CHrONIQuE

Conférence inaugurale de la rentrée de l’Écoledoctorale de l’Institut Catholique de Paris

8 octobre 2012

Par le professeur Jean-luc Marion,de l’académie française

convertissant et transformant l’humain, non plus uniquement pour lediviniser, mais aussi pour autrement l’habiter. tenir « dans le Christ » à lafois l’homme et Dieu, et donc y nouer la cordialité des deux disciplines(philosophie et théologie), telle est la vocation du penseur d’hier commeaussi de demain, enraciné dans la conviction que dire Dieu pour aujourd’huiest aussi un manière de s’en approcher : « le Christ, disait Paul VI, s’est faitcontemporain de certains hommes et s’est exprimé dans leur langage,soulignait-on à l’ouverture de cette journée (exhortation apostoliquePastores dabo vobis, § 52). lui être fidèle, c’est faire en sorte qu’il continueà être notre contemporain. »

emmanuel Falque

VarIa

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Transversalités, janvier-mars 2013, n° 125, p. 151-00

DIEu Et L’AMbIVALENCE DE L’êtrE

Jean-luc MarIon

Membre de l’Académie française, Professeur à l’Université de Chicago

Titulaire de la Chaire de Philosophie et Théologie Dominique Dubarle, Institut Catholique de Paris

I.

en 1986, quelques mois avant sa mort en 1987, Dominique Dubarle o.p.donna son accord à Jean greisch pour rassembler cinq études (publiéesentre 1969 et 1981) sous le titre Dieu avec l’être, dans la collection« Philosophie » de l’Institut Catholique. Préfacier de l’ensemble, Jeangreisch m’avait alors, avec élégance, demandé si je voyais la moindreobjection à ce titre. ne serait-ce que par amitié et admiration pourDominique Dubarle, je n’y aurais trouvé, de toute manière, rien à redire ;car, même si l’allusion à mon propre livre Dieu sans l’être (paru en 1982)paraissait évidente et même si certains pensèrent le contraire, il n’y avaitde fait, dans le titre retenu pour ce recueil, « […] aucune intentionpolémique »1. outre cette bonne raison, j’en avais aussi une autre pourapprouver le titre de cet ouvrage, raison marquée par l’ambition avouée dansson sous-titre : faire l’essai non pas d’une ontologie (même ancilla theolo-giae, au service de la théologie), mais d’une ontologie théologale. eneffet, plus essentielle que l’inversion des prépositions (de sans à avec),l’adjonction de cet adjectif, d’ailleurs inusité, faisait surgir une toute autrequestion, plus subtile et plus décisive : lorsqu’il s’agit de Dieu, la question

- Dieu et l’ambivalence de l’être, J.-l. MarIon 151

1. Dominique DuBarle, Dieu avec l’être. De Parménide à saint Thomas. Essai d’onto-logie théologale, préface de Jean greISCH, Paris, Beauchesne, 1986, p. 5.

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pertinence (sinon le sens) qu’il garde encore lorsqu’on le réfère à quelquechose comme Dieu.

Pourtant, si l’on persiste à vouloir lier directement et sans préalable Dieuà l’être, les ambiguïtés et les imprécisions surgissent et aussitôt s’accumu-lent, comme autant de symptômes de l’impropriété de l’être pour Dieu, voirede son inconvenance. relevons les principales.

l’imprécision d’abord de savoir si la réponse à la question de l’être peutprovenir d’un étant. qu’est-ce que l’être ? Si l’on répond cette question,« Dieu » (« Dieu est l’être », « l’être est Dieu »), ne fait-on pas correspondreà l’être inadéquatement tel étant, ou l’étant en général? ne méconnaît-on pasalors frontalement la différence ontologique? qu’on qualifie cet étant desuprême (summum ens, ens entium, ens supremum) ne fait que renforcerl’inadéquation de la réponse à la question, en soulignant par le trait d’unetranscendance purement ontique qu’on n’entend plus du tout dans la questionl’être lui-même, qu’on l’oublie en lui substituant une réponse ontique. quedit-on de l’être, quand on répond à sa question, par le mot « Dieu »? un étantou rien, quelque chose ou aucune chose. D’où le premier ratage : l’étant sesubstitue à l’être, attestant le déficit ontologique de la réponse « Dieu »envers l’être.

réciproquement, que dit-on véritablement de Dieu lorsqu’à la questionle concernant, l’on répond par « être » ? que dit-on de Dieu, lorsque l’onen dit, sans plus de précision ni de précaution, qu’il est ? tout, dans lemonde, est, l’homme, l’animal, le végétal et la pierre, l’astre et la particule,même ces dieux morts avec le grand Pan, qui furent, sans doute et sûrementpour certains, des étants. en quoi le dire étant qui est, nous apprend-il quoique ce soit de Dieu dans sa divinité ? et si ce Dieu vint, en la personne deJésus-Christ, parmi nous pour nous diviniser en nous aimant et en nousinstruisant d’aimer, en quoi le fait pour lui d’être (et d’être sans plus,comme nous) nous apprendra quoi que ce soit de l’amour et de la divinitéqui s’y atteste ? et si, d’aventure et par hypothèse, l’être suffisait àapprocher, sinon à énoncer la divinité de Dieu, encore faudrait-il savoir cequi rend cet être, ce mode d’être adéquat à sa divinité – et à celle del’amour. Mais si, comme le système de la metaphysica n’a cessé de lepostuler de Duns Scot à Hegel, être constitue la détermination la plusabstraite et la plus parfaitement vide parce qu’elle s’étend le plus univer-sellement, comment pourrait-elle définir la divinité de Dieu comme telle ?rien de divin ne peut nous venir de l’équivalence, revendiquée hautement

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DIeu et l’aMBIValenCe De l’Être

même de l’être, vulgairement dit de l’ontologie, ne doit-elle, elle aussi,recevoir une nouvelle qualification ? Dubarle posait la question et yrépondait à sa manière : montrer comment, en particulier chez saintaugustin et chez saint thomas d’aquin, les multiples sens de l’êtresubissaient une réinterprétation selon les exigences de la théologie révélée.ni essentia, ni esse ipsum, dénomination de Celui qui est le Est pour saintaugustin ; ni essentia, ni ens commune, ni même l’ipsum esse d’uneéventuelle « métaphysique de l’exode », mais acte « impénétrable » chezsaint thomas d’aquin. Ces réponses ne correspondaient certes pas à lamienne dans Dieu sans l’être – Dieu hors d’être radicalement, au nom del’agapé – mais la question nous restait commune : si d’aventure, depuisExode 3, 14, la question de Dieu ne peut se poser ni même s’entendre sansquelque rapport, énigmatique et dérangeant peut-être, à la Seinsfrage, dumoins ce que l’on pourra jamais entendre par l’être, depuis longtempscherché mais jamais trouvé par la philosophie selon aristote (jusqu’àHeidegger), devra, en tous les cas, se rechercher dans une directiondifférente, voire absolument distincte de ce que la métaphysique a crupouvoir en dire et en faire, de Duns Scot à nietzsche. la question d’une«  ontologie théologale », ou même – car Dubarle allait jusque-là encommentant saint augustin – d’une « ontologie christique »2, ne peut pasne pas se poser. autrement dit, quand il s’agit de Dieu, qu’entendons-nouspar être ? De quelle ambivalence la pluralité des sens de l’être (selonaristote thématisé par Brentano en 1862) se redouble-t-elle quand il y vade Dieu ? Faute de l’identifier le débat entre Dieu avec ou sans l’être nesombrerait-il pas dans l’insignifiance ? tentons donc de faire quelques pasdans cette voie.

II.

la question ne consiste pas dans l’application du prédicat de l’être à Dieu,comme s’il s’agissait simplement de discuter son l’existence ou prétendrela démontrer, sans douter un instant que le verbe exister ou le substantifexistence puissent légitimement concerner d’une manière ou d’une autreDieu, bref comme s’il allait de soi que Dieu avant toute chose ait à être. lavéritable question, ou plutôt la principale difficulté, consiste d’aborddéterminer ce que l’on entend par être en général, puis surtout à mesurer la

2. Dominique DuBarle, op. cit., p. 172.

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pertinence (sinon le sens) qu’il garde encore lorsqu’on le réfère à quelquechose comme Dieu.

Pourtant, si l’on persiste à vouloir lier directement et sans préalable Dieuà l’être, les ambiguïtés et les imprécisions surgissent et aussitôt s’accumu-lent, comme autant de symptômes de l’impropriété de l’être pour Dieu, voirede son inconvenance. relevons les principales.

l’imprécision d’abord de savoir si la réponse à la question de l’être peutprovenir d’un étant. qu’est-ce que l’être ? Si l’on répond cette question,« Dieu » (« Dieu est l’être », « l’être est Dieu »), ne fait-on pas correspondreà l’être inadéquatement tel étant, ou l’étant en général? ne méconnaît-on pasalors frontalement la différence ontologique? qu’on qualifie cet étant desuprême (summum ens, ens entium, ens supremum) ne fait que renforcerl’inadéquation de la réponse à la question, en soulignant par le trait d’unetranscendance purement ontique qu’on n’entend plus du tout dans la questionl’être lui-même, qu’on l’oublie en lui substituant une réponse ontique. quedit-on de l’être, quand on répond à sa question, par le mot « Dieu »? un étantou rien, quelque chose ou aucune chose. D’où le premier ratage : l’étant sesubstitue à l’être, attestant le déficit ontologique de la réponse « Dieu »envers l’être.

réciproquement, que dit-on véritablement de Dieu lorsqu’à la questionle concernant, l’on répond par « être » ? que dit-on de Dieu, lorsque l’onen dit, sans plus de précision ni de précaution, qu’il est ? tout, dans lemonde, est, l’homme, l’animal, le végétal et la pierre, l’astre et la particule,même ces dieux morts avec le grand Pan, qui furent, sans doute et sûrementpour certains, des étants. en quoi le dire étant qui est, nous apprend-il quoique ce soit de Dieu dans sa divinité ? et si ce Dieu vint, en la personne deJésus-Christ, parmi nous pour nous diviniser en nous aimant et en nousinstruisant d’aimer, en quoi le fait pour lui d’être (et d’être sans plus,comme nous) nous apprendra quoi que ce soit de l’amour et de la divinitéqui s’y atteste ? et si, d’aventure et par hypothèse, l’être suffisait àapprocher, sinon à énoncer la divinité de Dieu, encore faudrait-il savoir cequi rend cet être, ce mode d’être adéquat à sa divinité – et à celle del’amour. Mais si, comme le système de la metaphysica n’a cessé de lepostuler de Duns Scot à Hegel, être constitue la détermination la plusabstraite et la plus parfaitement vide parce qu’elle s’étend le plus univer-sellement, comment pourrait-elle définir la divinité de Dieu comme telle ?rien de divin ne peut nous venir de l’équivalence, revendiquée hautement

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même de l’être, vulgairement dit de l’ontologie, ne doit-elle, elle aussi,recevoir une nouvelle qualification ? Dubarle posait la question et yrépondait à sa manière : montrer comment, en particulier chez saintaugustin et chez saint thomas d’aquin, les multiples sens de l’êtresubissaient une réinterprétation selon les exigences de la théologie révélée.ni essentia, ni esse ipsum, dénomination de Celui qui est le Est pour saintaugustin ; ni essentia, ni ens commune, ni même l’ipsum esse d’uneéventuelle « métaphysique de l’exode », mais acte « impénétrable » chezsaint thomas d’aquin. Ces réponses ne correspondaient certes pas à lamienne dans Dieu sans l’être – Dieu hors d’être radicalement, au nom del’agapé – mais la question nous restait commune : si d’aventure, depuisExode 3, 14, la question de Dieu ne peut se poser ni même s’entendre sansquelque rapport, énigmatique et dérangeant peut-être, à la Seinsfrage, dumoins ce que l’on pourra jamais entendre par l’être, depuis longtempscherché mais jamais trouvé par la philosophie selon aristote (jusqu’àHeidegger), devra, en tous les cas, se rechercher dans une directiondifférente, voire absolument distincte de ce que la métaphysique a crupouvoir en dire et en faire, de Duns Scot à nietzsche. la question d’une«  ontologie théologale », ou même – car Dubarle allait jusque-là encommentant saint augustin – d’une « ontologie christique »2, ne peut pasne pas se poser. autrement dit, quand il s’agit de Dieu, qu’entendons-nouspar être ? De quelle ambivalence la pluralité des sens de l’être (selonaristote thématisé par Brentano en 1862) se redouble-t-elle quand il y vade Dieu ? Faute de l’identifier le débat entre Dieu avec ou sans l’être nesombrerait-il pas dans l’insignifiance ? tentons donc de faire quelques pasdans cette voie.

II.

la question ne consiste pas dans l’application du prédicat de l’être à Dieu,comme s’il s’agissait simplement de discuter son l’existence ou prétendrela démontrer, sans douter un instant que le verbe exister ou le substantifexistence puissent légitimement concerner d’une manière ou d’une autreDieu, bref comme s’il allait de soi que Dieu avant toute chose ait à être. lavéritable question, ou plutôt la principale difficulté, consiste d’aborddéterminer ce que l’on entend par être en général, puis surtout à mesurer la

2. Dominique DuBarle, op. cit., p. 172.

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la représentation claire et distincte que précisément tel ou tel étant (selon lerespect de la différence ontico-ontologique, aussi thomiste sans doutequ’heideggérienne).

l’ontologie elle-même, entendue au sens historique de la metaphysica (leseul historiquement précis, que nous retiendrons donc exclusivement ici), n’ajamais prétendu donner accès comme telle non seulement à Dieu, maismême à la question de Dieu. À l’évidence, en invoquant une ontologiethéologale, Dominique Dubarle en avait parfaitement conscience. Il mettaitainsi clairement en question, implicitement mais radicalement, l’étrangeaffirmation assumée, sans aucune preuve et comme une évidence, parSuarez en ouverture des Disputationes metaphysicae :

… [comme] dans la discussion des mystères divins interviennent cesdogmes métaphysiques, sans la connaissance et l’intelligence desquelsces plus hauts mystères ne peuvent qu’à peine ou pas même à peine êtredignement traités (vix, aut ne vix quidem pro dignitate tractari), j’aisouvent été contraint […] de mêler des questions inférieures [sc. métaphy-siques] aux choses divines et surnaturelles […]. Car les principes et lesvérités métaphysiques forment un tel ensemble (ita cohaerent) avec lesconclusions et les raisonnements théologiques, que si l’on enlève la scienceet la connaissance parfaite des premiers, nécessairement la science desseconds s’écroule aussi complètement (si illorum scientia ac perfectacognitio auferatur, horum etiam scientiam nimium labefactari necessesit).7

la pensée de Dieu s’appuierait-elle donc nécessairement sur ce que lametaphysica peut dire de l’être, pourrait-elle ne « pas même à peine, ne vixquidem » s’en dispenser ? la théologie devrait-elle toujours se concevoircomme une métaphysico-théologie? Faudrait-il résolument négliger la miseen garde d’athenagore, d’« apprendre les choses à propos de Dieu à partirde Dieu – parà theou perì theou mathein »8, ou plus modestement la consta-tation de nietzsche que « le Christ se tient en dehors de toute métaphy-sique »9 ? Pour répondre à cette question, nous devrons, même brièvement,répondre à deux autres questions. D’abord, que dit la metaphysica de l’être?

7. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, Proemium, Paris, C. Berton, 1866,t. 25, p. 1.

8. atHÉnagore, Supplique pour les Chrétiens, c. 7.9. Friedrich nIetzSCHe, Nachegelassene Fragmente, 11 [368], t. VIII/2, Berlin, Colli-

Montinari, 1970, p. 406 (traduction française par Pierre KloSSoWSKI, Fragments Posthumes,automne 1887-mars 1888, Paris, gallimard, 1976, p. 341).

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DIeu et l’aMBIValenCe De l’Être

par la metaphysica, qui recouvre ce qui est, l’étant en général et le néantmême. D’où le second ratage : le fait d’être n’offre rien que le néant lui-même en fait d’accès à la divinité de Dieu, il manque donc la divinité deDieu, car il manque de divinité envers Dieu.

Sans surprise, aucun théologien n’a sans doute aussi bien vu ces défautsque saint thomas d’aquin. reconnaissons l’incompréhensibilité de Dieu enson essence et que son essence se résume en l’esse en acte : il s’ensuit quel’esse reste incompréhensible : « […] sicut Dei substantia ignota, ita etesse »3. À tout le moins, si Dieu est l’être, de quelque manière qu’onl’entende, l’esse dont il s’agit restera, précisément parce que divin, selonthomas d’aquin lui-même, « profondément inconnu – penitusincognitum »4 ; autrement dit, nous ne disposons d’aucun concept (quiddi-tatif) qui nous rende compréhensible l’ipsum esse de l’actus essendi, alorsque, de fait et de droit, nous avons une appréhension immédiate de l’enscommune (qui deviendra bientôt un conceptus entis) : « … esse dupliciterdicitur : uno modo significat actus essendi ; alio modo significat composi-tionem propositionis, quam anima adinvenit conjunguens praedicatumsubjecto. Primo igitur modo accipiendo esse, non possumus scire esse Deisicut nec ejus essentiam, sed solum secundo modo » ; il s’ensuit qu’autantla composition prédicative nous reste intelligible, autant l’acte d’être divinne nous le devient jamais : « … hoc intelligitur de esse, quo Deus in se ipsosubsistit, quod nobis quale sit ignotum est, sicut ejus essentia – l’être, parquoi Dieu subsiste, quel pourrait-il être, cela nous demeure aussi inconnu queson essence »5. ou Dieu est un étant, éventuellement compréhensible parconcept, mais il ne peut indiquer l’être (premier défaut, ontologique) ; ou bienDieu indiquerait éventuellement l’être comme tel, mais il restera alors parprincipe inconnaissable – et cet esse aussi bien. et ceci pour deux motifs aumoins : parce que Dieu ne mériterait pas le titre de Dieu s’il ne restait pardéfinition incompréhensible à un entendement fini (selon le principe augusti-nien que « Si tu le comprends, ce n’est pas lui »6) ; et parce qu’être ne peutse concevoir par un concept ontique, puisque le concept n’atteint jamais dans

3. thomas D’aquIn, De Potentia, q. 7, a. 2, ad 1m.4. thomas D’aquIn, Summa contra gentes, III, c. 49.5. thomas D’aquIn, Summa Theologiae, Ia, q. 3, a. 4, ad 2m., puis Summa contra gentes,

I, c. 12.6. auguStIn : «  Si enim quod vis dicere, capisti, non est Deus : si comprehendere

potuisti, cogitatione tua decepisti. hoc ergo non est si comprehendisti : si autem hoc est, noncomprehendisti » (Sermon 56, 6, 16, Pl 38, col. 663).

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la représentation claire et distincte que précisément tel ou tel étant (selon lerespect de la différence ontico-ontologique, aussi thomiste sans doutequ’heideggérienne).

l’ontologie elle-même, entendue au sens historique de la metaphysica (leseul historiquement précis, que nous retiendrons donc exclusivement ici), n’ajamais prétendu donner accès comme telle non seulement à Dieu, maismême à la question de Dieu. À l’évidence, en invoquant une ontologiethéologale, Dominique Dubarle en avait parfaitement conscience. Il mettaitainsi clairement en question, implicitement mais radicalement, l’étrangeaffirmation assumée, sans aucune preuve et comme une évidence, parSuarez en ouverture des Disputationes metaphysicae :

… [comme] dans la discussion des mystères divins interviennent cesdogmes métaphysiques, sans la connaissance et l’intelligence desquelsces plus hauts mystères ne peuvent qu’à peine ou pas même à peine êtredignement traités (vix, aut ne vix quidem pro dignitate tractari), j’aisouvent été contraint […] de mêler des questions inférieures [sc. métaphy-siques] aux choses divines et surnaturelles […]. Car les principes et lesvérités métaphysiques forment un tel ensemble (ita cohaerent) avec lesconclusions et les raisonnements théologiques, que si l’on enlève la scienceet la connaissance parfaite des premiers, nécessairement la science desseconds s’écroule aussi complètement (si illorum scientia ac perfectacognitio auferatur, horum etiam scientiam nimium labefactari necessesit).7

la pensée de Dieu s’appuierait-elle donc nécessairement sur ce que lametaphysica peut dire de l’être, pourrait-elle ne « pas même à peine, ne vixquidem » s’en dispenser ? la théologie devrait-elle toujours se concevoircomme une métaphysico-théologie? Faudrait-il résolument négliger la miseen garde d’athenagore, d’« apprendre les choses à propos de Dieu à partirde Dieu – parà theou perì theou mathein »8, ou plus modestement la consta-tation de nietzsche que « le Christ se tient en dehors de toute métaphy-sique »9 ? Pour répondre à cette question, nous devrons, même brièvement,répondre à deux autres questions. D’abord, que dit la metaphysica de l’être?

7. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, Proemium, Paris, C. Berton, 1866,t. 25, p. 1.

8. atHÉnagore, Supplique pour les Chrétiens, c. 7.9. Friedrich nIetzSCHe, Nachegelassene Fragmente, 11 [368], t. VIII/2, Berlin, Colli-

Montinari, 1970, p. 406 (traduction française par Pierre KloSSoWSKI, Fragments Posthumes,automne 1887-mars 1888, Paris, gallimard, 1976, p. 341).

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par la metaphysica, qui recouvre ce qui est, l’étant en général et le néantmême. D’où le second ratage : le fait d’être n’offre rien que le néant lui-même en fait d’accès à la divinité de Dieu, il manque donc la divinité deDieu, car il manque de divinité envers Dieu.

Sans surprise, aucun théologien n’a sans doute aussi bien vu ces défautsque saint thomas d’aquin. reconnaissons l’incompréhensibilité de Dieu enson essence et que son essence se résume en l’esse en acte : il s’ensuit quel’esse reste incompréhensible : « […] sicut Dei substantia ignota, ita etesse »3. À tout le moins, si Dieu est l’être, de quelque manière qu’onl’entende, l’esse dont il s’agit restera, précisément parce que divin, selonthomas d’aquin lui-même, « profondément inconnu – penitusincognitum »4 ; autrement dit, nous ne disposons d’aucun concept (quiddi-tatif) qui nous rende compréhensible l’ipsum esse de l’actus essendi, alorsque, de fait et de droit, nous avons une appréhension immédiate de l’enscommune (qui deviendra bientôt un conceptus entis) : « … esse dupliciterdicitur : uno modo significat actus essendi ; alio modo significat composi-tionem propositionis, quam anima adinvenit conjunguens praedicatumsubjecto. Primo igitur modo accipiendo esse, non possumus scire esse Deisicut nec ejus essentiam, sed solum secundo modo » ; il s’ensuit qu’autantla composition prédicative nous reste intelligible, autant l’acte d’être divinne nous le devient jamais : « … hoc intelligitur de esse, quo Deus in se ipsosubsistit, quod nobis quale sit ignotum est, sicut ejus essentia – l’être, parquoi Dieu subsiste, quel pourrait-il être, cela nous demeure aussi inconnu queson essence »5. ou Dieu est un étant, éventuellement compréhensible parconcept, mais il ne peut indiquer l’être (premier défaut, ontologique) ; ou bienDieu indiquerait éventuellement l’être comme tel, mais il restera alors parprincipe inconnaissable – et cet esse aussi bien. et ceci pour deux motifs aumoins : parce que Dieu ne mériterait pas le titre de Dieu s’il ne restait pardéfinition incompréhensible à un entendement fini (selon le principe augusti-nien que « Si tu le comprends, ce n’est pas lui »6) ; et parce qu’être ne peutse concevoir par un concept ontique, puisque le concept n’atteint jamais dans

3. thomas D’aquIn, De Potentia, q. 7, a. 2, ad 1m.4. thomas D’aquIn, Summa contra gentes, III, c. 49.5. thomas D’aquIn, Summa Theologiae, Ia, q. 3, a. 4, ad 2m., puis Summa contra gentes,

I, c. 12.6. auguStIn : «  Si enim quod vis dicere, capisti, non est Deus : si comprehendere

potuisti, cogitatione tua decepisti. hoc ergo non est si comprehendisti : si autem hoc est, noncomprehendisti » (Sermon 56, 6, 16, Pl 38, col. 663).

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et simple représentation, vide de toute réalité : « … le concept objectif[d’étant]13 n’est rien d’autre que l’objet lui-même, en tant que connu oureprésenté par un tel concept formel ». Cette décision, celle de l’irréalité duconcept objectif d’étant, uniquement fondée sur sa représentation par leconcept formel d’étant, c’est-à-dire une abstraction de l’esprit, trouvera saconfirmation et son épanouissement achevés dans la définition de l’étant quipermit à Clauberg d’établir pour la première fois l’ontologia comme lascience métaphysique par excellence : « Ens est quicquid quovis modo est,cogitari ac dici potest. Alles was nur gedacht und gesagt werden kann –l’étant est tout ce qui est de quelque manière que ce soit, [tout ce qui] peutse penser et se dire. » autrement dit, l’étant en tant que tel n’est pas, sinoncomme ce qui peut se penser, ens cogitabile14. Cette décision, qui remonteen fait à goclenius et timpler, permet de comprendre pourquoi, tant chezWolff15 que chez Baumgarten16, la première (et la seule) détermination duconcept d’étant en tant que tel se résume dans la non-contradiction : qu’unconcept ne se contredise pas constitue en effet la première condition de sapossibilité, en fait sa possibilité elle-même, mais uniquement du point de vuedes pensabilités, précisément parce qu’il ne repose que sur la pensée quiseule l’impose, pour autant qu’elle l’abstrait de toute détermination réelle.le concept d’étant ne dit rien de l’étant (puisqu’il reste indéterminé, vide,universel en tant même que confus), mais parle au nom de la représentation,

13. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, s. 2, n. 3, op. cit., p. 70.14. Johannes ClauBerg, Metaphysica de ente, quae rectius ontosophia [amsterdam,

1664], d’après les opera philosophica omnia, amsterdam, 1691, rééd. Hildesheim, georgolms, 1968, p. 283. Voir la récente étude de Massimiliano SaVInI, Johannes Clauberg.Methodus Cartesiana et ontologie, Paris, Vrin, 2011.

15. C. WolFF définit bien l’étant par la possibilité (ontologia, 1730, § 134: « Ens dicitur,quod existere potest, consequenter cui existentia non repugnat »), mais il fonde la possibi-lité sur la non-contradiction pour la pensée : « Eam experimur mentis nostrae naturam, ut,dum ea judicat aliquid esse, simul judicare nequeat, idem non esse » (ontologia, § 27). lanon-contradiction découle d’une expérience de la nature de l’esprit pensant, avant même lanature de l’étant et afin de la définir.

16. alexander gottlieb BauMgarten, Metaphysica, I, 1, § 8 : « Non nihil est aliquid :repraesentibile, quicquid non involvit contradictionem, non est A et non-A, est possibile. »Ce non-néant dépend donc du néant, lui-même défini par l’impossibilité épistémique de lepenser. § 7 : « Nihil negativum, irreprasentabile, impossibile, repugnans (absurdu) contra-dictionem involvens, implicans contradictorium, est A et non-A. […] haec propositio diciturprincipium contradictionis, et absolute primum » (Magdebourg, Historische-kritischeausgabe, 1757 ; Stuttgart, g. gawlick & l. Kreimendhal, 2011, p. 56). le point de départabsolu réside donc, à propos de l’étant, dans une règle de la cogitatio, conformément auprincipe de l’ens ut cogitabile.

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ensuite, que peut dire la théologie de l’être ? – si du moins elle peut en direquelque chose et quelque chose d’autre.

III.

qu’établit en effet la metaphysica à propos de l’être des étants? que nousenseigne-t-elle sur le mode d’être des étants, ens supremum compris? en unpremier temps, la question semble sans réponse. ou plus exactement laréponse semble vide. D’abord parce que la question de savoir ce qu’être veutdire, ne se pose pas, tant la réponse va de soi : « Dans la présente disputa-tion, la question est donc d’expliquer ce qu’est l’ens in quantum ens ; car,que l’étant soit, cela est si bien connu, qu’il ne demande aucune autredéclaration. »10 Mais si que l’étant soit n’a rien d’une « merveille » (pourparler comme Heidegger), faut-il en conclure que la définition même de l’ensin quantum ens aille de soi ? en un sens, oui : il s’agit d’un concept qui,« rapporté aux étants déterminés en tant qu’ils sont tels et tels, [reste]confus et indistinct dans la représentation (confusus et indistinctus in reprae-sentendo) de tel ou tel étant »11. en effet, il ne représente aucun étant enparticulier (pour cela, seul conviendrait le concept de l’essence de cet étant),mais sa confusion et son indistinction même lui permettent d’atteindre, parpure abstraction, c’est-à-dire par pure représentation (sans donc la présen-tation du moindre étant en particulier) l’ens ut sic, l’étantité comme telle :« Car l’esprit assume (sumit) toutes ces choses uniquement en tant quesemblables entre elles sous la raison d’être (solum ut inter se similia inratione essendi), et, comme telle, elle forme une image par une seulereprésentation formelle représentant ce qui est (unica representatione formalirepraesentantem id quo est), laquelle image est le concept formel [d’étant]lui-même. »12 autrement dit, le concept d’étant (et remarquons-le encore, ilne s’agit même plus de l’être) ne présente pas l’étant en tant que tel, ne ditpas ce qu’il est, mais ne consiste qu’en la représentation de ce qu’aucun étantparticulier n’est, à savoir l’étant ut sic, l’étant en tant que tel, qui n’apparaîtque comme un point commun irréel entre tous les étants qui, eux, sont deschoses. le concept objectif, l’objet de ce concept, ne consiste en effetqu’en ce qui correspond à cette abstraction par représentation, qu’en une pure

10. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, Proemium, op. cit., p. 64.11. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, s. 1, n. 8, op. cit., p. 67.12. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, s. 1, n. 11, op. cit., p. 69.

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et simple représentation, vide de toute réalité : « … le concept objectif[d’étant]13 n’est rien d’autre que l’objet lui-même, en tant que connu oureprésenté par un tel concept formel ». Cette décision, celle de l’irréalité duconcept objectif d’étant, uniquement fondée sur sa représentation par leconcept formel d’étant, c’est-à-dire une abstraction de l’esprit, trouvera saconfirmation et son épanouissement achevés dans la définition de l’étant quipermit à Clauberg d’établir pour la première fois l’ontologia comme lascience métaphysique par excellence : « Ens est quicquid quovis modo est,cogitari ac dici potest. Alles was nur gedacht und gesagt werden kann –l’étant est tout ce qui est de quelque manière que ce soit, [tout ce qui] peutse penser et se dire. » autrement dit, l’étant en tant que tel n’est pas, sinoncomme ce qui peut se penser, ens cogitabile14. Cette décision, qui remonteen fait à goclenius et timpler, permet de comprendre pourquoi, tant chezWolff15 que chez Baumgarten16, la première (et la seule) détermination duconcept d’étant en tant que tel se résume dans la non-contradiction : qu’unconcept ne se contredise pas constitue en effet la première condition de sapossibilité, en fait sa possibilité elle-même, mais uniquement du point de vuedes pensabilités, précisément parce qu’il ne repose que sur la pensée quiseule l’impose, pour autant qu’elle l’abstrait de toute détermination réelle.le concept d’étant ne dit rien de l’étant (puisqu’il reste indéterminé, vide,universel en tant même que confus), mais parle au nom de la représentation,

13. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, s. 2, n. 3, op. cit., p. 70.14. Johannes ClauBerg, Metaphysica de ente, quae rectius ontosophia [amsterdam,

1664], d’après les opera philosophica omnia, amsterdam, 1691, rééd. Hildesheim, georgolms, 1968, p. 283. Voir la récente étude de Massimiliano SaVInI, Johannes Clauberg.Methodus Cartesiana et ontologie, Paris, Vrin, 2011.

15. C. WolFF définit bien l’étant par la possibilité (ontologia, 1730, § 134: « Ens dicitur,quod existere potest, consequenter cui existentia non repugnat »), mais il fonde la possibi-lité sur la non-contradiction pour la pensée : « Eam experimur mentis nostrae naturam, ut,dum ea judicat aliquid esse, simul judicare nequeat, idem non esse » (ontologia, § 27). lanon-contradiction découle d’une expérience de la nature de l’esprit pensant, avant même lanature de l’étant et afin de la définir.

16. alexander gottlieb BauMgarten, Metaphysica, I, 1, § 8 : « Non nihil est aliquid :repraesentibile, quicquid non involvit contradictionem, non est A et non-A, est possibile. »Ce non-néant dépend donc du néant, lui-même défini par l’impossibilité épistémique de lepenser. § 7 : « Nihil negativum, irreprasentabile, impossibile, repugnans (absurdu) contra-dictionem involvens, implicans contradictorium, est A et non-A. […] haec propositio diciturprincipium contradictionis, et absolute primum » (Magdebourg, Historische-kritischeausgabe, 1757 ; Stuttgart, g. gawlick & l. Kreimendhal, 2011, p. 56). le point de départabsolu réside donc, à propos de l’étant, dans une règle de la cogitatio, conformément auprincipe de l’ens ut cogitabile.

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ensuite, que peut dire la théologie de l’être ? – si du moins elle peut en direquelque chose et quelque chose d’autre.

III.

qu’établit en effet la metaphysica à propos de l’être des étants? que nousenseigne-t-elle sur le mode d’être des étants, ens supremum compris? en unpremier temps, la question semble sans réponse. ou plus exactement laréponse semble vide. D’abord parce que la question de savoir ce qu’être veutdire, ne se pose pas, tant la réponse va de soi : « Dans la présente disputa-tion, la question est donc d’expliquer ce qu’est l’ens in quantum ens ; car,que l’étant soit, cela est si bien connu, qu’il ne demande aucune autredéclaration. »10 Mais si que l’étant soit n’a rien d’une « merveille » (pourparler comme Heidegger), faut-il en conclure que la définition même de l’ensin quantum ens aille de soi ? en un sens, oui : il s’agit d’un concept qui,« rapporté aux étants déterminés en tant qu’ils sont tels et tels, [reste]confus et indistinct dans la représentation (confusus et indistinctus in reprae-sentendo) de tel ou tel étant »11. en effet, il ne représente aucun étant enparticulier (pour cela, seul conviendrait le concept de l’essence de cet étant),mais sa confusion et son indistinction même lui permettent d’atteindre, parpure abstraction, c’est-à-dire par pure représentation (sans donc la présen-tation du moindre étant en particulier) l’ens ut sic, l’étantité comme telle :« Car l’esprit assume (sumit) toutes ces choses uniquement en tant quesemblables entre elles sous la raison d’être (solum ut inter se similia inratione essendi), et, comme telle, elle forme une image par une seulereprésentation formelle représentant ce qui est (unica representatione formalirepraesentantem id quo est), laquelle image est le concept formel [d’étant]lui-même. »12 autrement dit, le concept d’étant (et remarquons-le encore, ilne s’agit même plus de l’être) ne présente pas l’étant en tant que tel, ne ditpas ce qu’il est, mais ne consiste qu’en la représentation de ce qu’aucun étantparticulier n’est, à savoir l’étant ut sic, l’étant en tant que tel, qui n’apparaîtque comme un point commun irréel entre tous les étants qui, eux, sont deschoses. le concept objectif, l’objet de ce concept, ne consiste en effetqu’en ce qui correspond à cette abstraction par représentation, qu’en une pure

10. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, Proemium, op. cit., p. 64.11. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, s. 1, n. 8, op. cit., p. 67.12. Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, II, s. 1, n. 11, op. cit., p. 69.

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être in se, c’est-à-dire demeurer dans son être, sans seulement y passer et levoir passer ; mais toute autre figure de l’étant, le mode ou même la res (termequ’il laisse indéterminé, mais qui lui permet de retrouver une dénominationde l’ens en général) ne sont qu’autant et que dans la (d’ailleurs faible) mesureoù ils persistent dans l’être. Être signifie persister, donc persévérer dansl’être. Être, du moins au sens de la metaphysica, signifie persister, perdurer,persévérer : « Unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse perseverareconatur »20. autrement dit, pour qu’un étant soit, il ne lui suffit pas d’être àtemps, un temps et pour un temps; cela l’accident et l’ens rationis y parvien-nent, l’ens creatum aussi, sans être vraiment, car un tel mode d’être nedemeure que sous condition, sous contrat à durée déterminée; or, être exiged’y demeurer par soi, de rester dans la présence à toute force de la persévé-rance. Être, c’est y rester, pouvoir prétendre que j’y suis, donc j’y reste.

Cette persévérance dans l’être, par quoi la substance doit à elle-même desubsister, nommons-la persistance dans la présence. Heidegger nous a faitcomprendre que, d’emblée, les grecs eux-mêmes avaient interprété l’ousiad’abord, sinon uniquement comme parousia, comme si seule la présenceconstituait le fonds propre (première signification de l’ousia) du soi de lachose, comme si avoir un fond impliquait de le posséder comme un bien ausoleil ; ou, réciproquement, comme si seul ce fond propre parvenait à sedéclore dans la présence, elle-même présente seulement pour autant qu’ellese faisait insistante et persévérante. Mais, suivant toujours Heidegger, il fautaller plus loin : l’interprétation du soi de la présence comme persévérance,telle qu’elle se radicalise dans le conatus in suo esse perseverandi, impliquesurtout que l’être ne se pense que comme il advient – selon le temps. ledécouvrement de l’essence, l’Anwesenheit, se décline temporellement en seréduisant à la persistance et à l’insistance dans la présence. l’essence,d’oujsiva, se fait insistante dans la présence, parousiva. Cette insistanceindiscrète, Kant la nomme Beharrlichkeit, présence qui insiste pour durerautant que faire se peut (conatus perseverandi). Pour être vraiment (ontolo-giquement, ontôs einai) dans la présence, il ne suffit point d’y apparaître, ilfaut encore et toujours y rester et s’y poser, l’occuper pour soi et éventuel-lement contre les autres prétendants à sa lumière : gegenwart ne dit riend’autre. Il s’agit de monter la garde autour de sa propre présence contre ceuxqui voudraient venir, à leur tour, l’occuper. Contre qui ? D’abord et bien

20. Baruch SPInoza, Ethica III, § 6. ou : « Conatus, quo quaeque res in suo esseperseverare conatur, nihil est praeter ipius rei actualem essentiam » (§ 7).

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DIeu et l’aMBIValenCe De l’Être

de la cogitatio dont il résulte exclusivement. la metaphysica ne dit rien del’étant, en sorte qu’elle finit par l’identifier au néant – l’un et l’autrepensables de la même manière, à vide. Hegel a fait le diagnostic dansl’ouverture de La Science de la logique. nous nous y tiendrons.

Mais, pourtant, la metaphysica pense bien des caractères réels de l’étanten tant qu’étant, du moins quand elle définit ce qu’elle nomme la substantia.Par substantia, la metaphysica entend la figure la plus accomplie de l’étant :au-delà du simple cogitabile, qui englobe le néant, l’étant de raison (ensrationis), les universaux et l’accident, la substantia désigne l’ens reale parexcellence, que Spinoza, avec sa brutalité et son ambiguïté habituelles,définit, sans voir la contradiction, comme « … ce qui est en soi et qui seconçoit par soi »17. quel serait donc le propre de la substantia? De demeurerdans son être, d’être par soi, sans se défaire dans des accidents, ni passer ainsid’un mode d’être à un autre, de résister à la corruption et donc d’échapperà la genèse, dont aristote l’ancrait toujours dans le monde sub-lunaire (lenôtre). en bonne logique, il faudrait en conclure qu’une seule substantiamérite son titre, Dieu. Descartes, comme bien des scolastiques, ne fut pasloin de l’admettre, Spinoza en tira sans hésitation la conséquence. unesubstance subsiste. Hobbes préférera parler, dans ce cas, d’un corps, maispour mieux insister sur sa subsistance : « [corpus] … propter independen-tiam autem a nostra cogitatione subsistens per se ; et propterea quod extranos subsistit, existens »18. en d’autres termes, la substantia ne se déploieproprement que comme subsistance ; et, comme la subsistance implique lasubsistance per se, la substance ne s’accomplit que si elle est causa sui.Spinoza, fort logiquement, commence par cette exigence19.

que nous indique le passage de l’étant à la substance et celui de lasubstance à la subsistance? la subsistance ne subsiste qu’en persistant.Spinoza impose le privilège de la substance unique, parce que seule elle peut

17. Baruch SPInoza : « Per substantiam intelligo id, quod in se est et per se concipitur »(Ethica I, def. 3), sans s’interroger sur la légitimité de faire coïncider la pensée de lasubstance et son être par soi, que précisément l’ontologia dissocie radicalement.

18. thomas HoBBeS, De Corpore, VIII, 1, opera philosophica latine, t. 1, londres,Molesworth, 1839, p. 91.

19. Baruch SPInoza : « Per causam sui, intelligo id, cujus essentiam involvit existentiam;sive id, cujus natura non potest concipi nisi existens » (Ethica I, def. 1). outre qu’une foisencore la conception de l’esprit se trouve sans justification juxtaposée à l’être de la chose,on remarque que la causa sui reprend la définition de l’argument dit « ontologique » de laVe Méditation de Descartes, sans justication de l’amalgame.

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être in se, c’est-à-dire demeurer dans son être, sans seulement y passer et levoir passer ; mais toute autre figure de l’étant, le mode ou même la res (termequ’il laisse indéterminé, mais qui lui permet de retrouver une dénominationde l’ens en général) ne sont qu’autant et que dans la (d’ailleurs faible) mesureoù ils persistent dans l’être. Être signifie persister, donc persévérer dansl’être. Être, du moins au sens de la metaphysica, signifie persister, perdurer,persévérer : « Unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse perseverareconatur »20. autrement dit, pour qu’un étant soit, il ne lui suffit pas d’être àtemps, un temps et pour un temps; cela l’accident et l’ens rationis y parvien-nent, l’ens creatum aussi, sans être vraiment, car un tel mode d’être nedemeure que sous condition, sous contrat à durée déterminée; or, être exiged’y demeurer par soi, de rester dans la présence à toute force de la persévé-rance. Être, c’est y rester, pouvoir prétendre que j’y suis, donc j’y reste.

Cette persévérance dans l’être, par quoi la substance doit à elle-même desubsister, nommons-la persistance dans la présence. Heidegger nous a faitcomprendre que, d’emblée, les grecs eux-mêmes avaient interprété l’ousiad’abord, sinon uniquement comme parousia, comme si seule la présenceconstituait le fonds propre (première signification de l’ousia) du soi de lachose, comme si avoir un fond impliquait de le posséder comme un bien ausoleil ; ou, réciproquement, comme si seul ce fond propre parvenait à sedéclore dans la présence, elle-même présente seulement pour autant qu’ellese faisait insistante et persévérante. Mais, suivant toujours Heidegger, il fautaller plus loin : l’interprétation du soi de la présence comme persévérance,telle qu’elle se radicalise dans le conatus in suo esse perseverandi, impliquesurtout que l’être ne se pense que comme il advient – selon le temps. ledécouvrement de l’essence, l’Anwesenheit, se décline temporellement en seréduisant à la persistance et à l’insistance dans la présence. l’essence,d’oujsiva, se fait insistante dans la présence, parousiva. Cette insistanceindiscrète, Kant la nomme Beharrlichkeit, présence qui insiste pour durerautant que faire se peut (conatus perseverandi). Pour être vraiment (ontolo-giquement, ontôs einai) dans la présence, il ne suffit point d’y apparaître, ilfaut encore et toujours y rester et s’y poser, l’occuper pour soi et éventuel-lement contre les autres prétendants à sa lumière : gegenwart ne dit riend’autre. Il s’agit de monter la garde autour de sa propre présence contre ceuxqui voudraient venir, à leur tour, l’occuper. Contre qui ? D’abord et bien

20. Baruch SPInoza, Ethica III, § 6. ou : « Conatus, quo quaeque res in suo esseperseverare conatur, nihil est praeter ipius rei actualem essentiam » (§ 7).

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de la cogitatio dont il résulte exclusivement. la metaphysica ne dit rien del’étant, en sorte qu’elle finit par l’identifier au néant – l’un et l’autrepensables de la même manière, à vide. Hegel a fait le diagnostic dansl’ouverture de La Science de la logique. nous nous y tiendrons.

Mais, pourtant, la metaphysica pense bien des caractères réels de l’étanten tant qu’étant, du moins quand elle définit ce qu’elle nomme la substantia.Par substantia, la metaphysica entend la figure la plus accomplie de l’étant :au-delà du simple cogitabile, qui englobe le néant, l’étant de raison (ensrationis), les universaux et l’accident, la substantia désigne l’ens reale parexcellence, que Spinoza, avec sa brutalité et son ambiguïté habituelles,définit, sans voir la contradiction, comme « … ce qui est en soi et qui seconçoit par soi »17. quel serait donc le propre de la substantia? De demeurerdans son être, d’être par soi, sans se défaire dans des accidents, ni passer ainsid’un mode d’être à un autre, de résister à la corruption et donc d’échapperà la genèse, dont aristote l’ancrait toujours dans le monde sub-lunaire (lenôtre). en bonne logique, il faudrait en conclure qu’une seule substantiamérite son titre, Dieu. Descartes, comme bien des scolastiques, ne fut pasloin de l’admettre, Spinoza en tira sans hésitation la conséquence. unesubstance subsiste. Hobbes préférera parler, dans ce cas, d’un corps, maispour mieux insister sur sa subsistance : « [corpus] … propter independen-tiam autem a nostra cogitatione subsistens per se ; et propterea quod extranos subsistit, existens »18. en d’autres termes, la substantia ne se déploieproprement que comme subsistance ; et, comme la subsistance implique lasubsistance per se, la substance ne s’accomplit que si elle est causa sui.Spinoza, fort logiquement, commence par cette exigence19.

que nous indique le passage de l’étant à la substance et celui de lasubstance à la subsistance? la subsistance ne subsiste qu’en persistant.Spinoza impose le privilège de la substance unique, parce que seule elle peut

17. Baruch SPInoza : « Per substantiam intelligo id, quod in se est et per se concipitur »(Ethica I, def. 3), sans s’interroger sur la légitimité de faire coïncider la pensée de lasubstance et son être par soi, que précisément l’ontologia dissocie radicalement.

18. thomas HoBBeS, De Corpore, VIII, 1, opera philosophica latine, t. 1, londres,Molesworth, 1839, p. 91.

19. Baruch SPInoza : « Per causam sui, intelligo id, cujus essentiam involvit existentiam;sive id, cujus natura non potest concipi nisi existens » (Ethica I, def. 1). outre qu’une foisencore la conception de l’esprit se trouve sans justification juxtaposée à l’être de la chose,on remarque que la causa sui reprend la définition de l’argument dit « ontologique » de laVe Méditation de Descartes, sans justication de l’amalgame.

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bien n’est tout simplement pas, ou bien n’est qu’à peine et obscurément – hêolôs ou estin hê molis kai amudrôs »21. le temps réduit à la possession duprésent, donc finalement à l’instant, n’a en propre que de n’être que sur lemode de n’être pas : « … ut scilicet non vere dicamus tempus est, nisi quiatendit in non esse », commente saint augustin22. en effet, comment persévérerdans le temps, si le temps réduit au strict présent ne dure pas : car le présentne se mesure pas sur un an, mais se compose de mois ; et il ne se mesure passur un mois, si le mois se divise en semaines ; mais la semaine ne dure quedans des jours, qui eux-mêmes ne durent que des heures, et les heures desminutes, les minutes des secondes, les secondes des instants, et l’instant tendà la limite, qui ne tend à rien. Sitôt ici, l’instant (la forme ultime de lapossession de la présence au présent) n’est plus là. Saint augustin développel’aporie et la fixe en un mot : non seulement « le présent n’a aucun espace –« … praesens nullum habet spatium », mais il n’a pas même de durée : « …nulla morula extendatur »23. le présent n’a pas de mora ; d’où ce que j’ai puappeler « … l’im-moralité du présent l’exclut de la présence, donc de laparousia, donc de l’ousia »24. le temps ne donne précisément pas de tempsau temps, ni de présence au présent. ou, inversement, le temps n’a pas lesmoyens d’assurer la présence, encore moins de s’assurer de la présence, parcequ’il ne permet pas d’y persévérer. le temps, entendu au sens de la prise depossession du présent, s’avère donc incapable d’assurer la présence, ni de larecevoir, ni de retenir. le présent, au sens métaphysique de ce dans quoi leconatus persévérerait, ni peut donner d’être.

la présence ne peut se posséder, parce que le présent n’offre rien àposséder, puisqu’il se dissout dès qu’il apparaît. le présent passe par perteet sans profit. Il passe par la bande, la bande passante. Il ne faut pasconsidérer la présence de l’être comme ce qu’il conviendrait de posséder auprésent, ni l’être de l’à présent comme à posséder – « o ’uk apagmon hêgêsatoto einai » (Phil 2,6).

21. arIStote, Physique IV, 10, 217b 32-33.22. auguStIn, Confessiones, xI, 14, 17, Ba 14, p. 300.23. auguStIn, Confessiones, xI, 15, 20, Ba 14, p. 304. Il n’est pas certain que Bergson

sorte de cette aporie en passant simplement du temps à la durée – si la durée elle-même nedure pas, ni ne se possède ; d’un mot à l’autre, le passage ne suffit sans doute pas pour penserle passage lui-même de la présence passante.

24. Jean-luc MarIon, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PuF, coll.« Épiméthée », 2008, p. 282.

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entendu, contre les autres étants prétendant à l’existence présente, l’exigeantmême. Mais surtout (et pour expliquer cette première résistance) contre leprocès lui-même de l’apparition, contre la montée en présence d’un autreprésent encore à venir : une fois l’édifice de sa présence achevé, une fois saprésence assurée au présent, chaque étant retire l’échelle et l’échafaudagequi l’y a fait monter, non seulement pour interdire l’accès aux étants suivants,mais pour se prétendre soi-même sans genèse, sans généalogie, sans autremodalité, jamais, que l’effective présence, préséance seule vraiment persis-tante parce que sans possibilité passée, sans origine, bref enfin et encorecausa sui. Il ne faut pas se tromper sur ce que signifie la revendicationmultiforme de causa sui comme la liberté de l’étant fini lui-même : Sartrene fut, avec cette exigence contradictoire, attribuer la causa sui divine àl’homme, que l’annonciateur perspicace des délires contemporains d’uneautonomie inconditionnelle de l’individu supposé autarcique. Mais, derrièrecette agitation idéologique (et la soutenant), il faut lire un enjeu ontologiqueplus radical : l’interprétation de la présence comme persistance, de la persis-tance comme persévérance, de la persévérance comme possession de laprésence dans le présent indique le refus de l’advenue (et du départ) de laprésence elle-même dans le processus de la phénoménalisation. Il s’agit, avecles poussées délirantes de la causa sui, du refus de la phénoménalité mêmede la présence, de la dénégation des dimensions de son procès de sonapparition, de la censure par la présence elle-même du déploiement de lamontée du phénomène à la présence. Comme si la présence, crispée sur sapropre insistance, brûlait ses vaisseaux pour oublier son voyage vers elle-même et se forcer à rester sur la terre désormais conquise. Comme si ellepouvait recouvrir l’ouvert de sa découverte en couvrant par le découvert lui-même l’avènement de son ancien découvrement. Comme si le présentacquis, possédé et revendiqué pouvait se sauvegarder sans le processus desa découverte et pour le recouvrir.

or, la metaphysica, ou du moins ce qui en elle y résiste, à savoir laphilosophie elle-même sur son mode critique, a démontré que le présent puret simple, la présence réduite aux acquis de la possession du présent, secontredit et se dissout. aristote et saint augustin l’ont établi, Hegel, nietzsche(et Bergson) l’on entériné : la présence ne peut s’entendre comme une prisede possession du présent qu’en dissolvant le présent lui-même. Car, si êtreéquivaut à se temporaliser, mais si se temporaliser revient à posséder ce quipeut se posséder dans et du temps, à savoir la présence réduite au seul tempsprésent, alors ce présent (et donc l’être présent qui s’y temporalise) « … ou

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bien n’est tout simplement pas, ou bien n’est qu’à peine et obscurément – hêolôs ou estin hê molis kai amudrôs »21. le temps réduit à la possession duprésent, donc finalement à l’instant, n’a en propre que de n’être que sur lemode de n’être pas : « … ut scilicet non vere dicamus tempus est, nisi quiatendit in non esse », commente saint augustin22. en effet, comment persévérerdans le temps, si le temps réduit au strict présent ne dure pas : car le présentne se mesure pas sur un an, mais se compose de mois ; et il ne se mesure passur un mois, si le mois se divise en semaines ; mais la semaine ne dure quedans des jours, qui eux-mêmes ne durent que des heures, et les heures desminutes, les minutes des secondes, les secondes des instants, et l’instant tendà la limite, qui ne tend à rien. Sitôt ici, l’instant (la forme ultime de lapossession de la présence au présent) n’est plus là. Saint augustin développel’aporie et la fixe en un mot : non seulement « le présent n’a aucun espace –« … praesens nullum habet spatium », mais il n’a pas même de durée : « …nulla morula extendatur »23. le présent n’a pas de mora ; d’où ce que j’ai puappeler « … l’im-moralité du présent l’exclut de la présence, donc de laparousia, donc de l’ousia »24. le temps ne donne précisément pas de tempsau temps, ni de présence au présent. ou, inversement, le temps n’a pas lesmoyens d’assurer la présence, encore moins de s’assurer de la présence, parcequ’il ne permet pas d’y persévérer. le temps, entendu au sens de la prise depossession du présent, s’avère donc incapable d’assurer la présence, ni de larecevoir, ni de retenir. le présent, au sens métaphysique de ce dans quoi leconatus persévérerait, ni peut donner d’être.

la présence ne peut se posséder, parce que le présent n’offre rien àposséder, puisqu’il se dissout dès qu’il apparaît. le présent passe par perteet sans profit. Il passe par la bande, la bande passante. Il ne faut pasconsidérer la présence de l’être comme ce qu’il conviendrait de posséder auprésent, ni l’être de l’à présent comme à posséder – « o ’uk apagmon hêgêsatoto einai » (Phil 2,6).

21. arIStote, Physique IV, 10, 217b 32-33.22. auguStIn, Confessiones, xI, 14, 17, Ba 14, p. 300.23. auguStIn, Confessiones, xI, 15, 20, Ba 14, p. 304. Il n’est pas certain que Bergson

sorte de cette aporie en passant simplement du temps à la durée – si la durée elle-même nedure pas, ni ne se possède ; d’un mot à l’autre, le passage ne suffit sans doute pas pour penserle passage lui-même de la présence passante.

24. Jean-luc MarIon, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PuF, coll.« Épiméthée », 2008, p. 282.

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entendu, contre les autres étants prétendant à l’existence présente, l’exigeantmême. Mais surtout (et pour expliquer cette première résistance) contre leprocès lui-même de l’apparition, contre la montée en présence d’un autreprésent encore à venir : une fois l’édifice de sa présence achevé, une fois saprésence assurée au présent, chaque étant retire l’échelle et l’échafaudagequi l’y a fait monter, non seulement pour interdire l’accès aux étants suivants,mais pour se prétendre soi-même sans genèse, sans généalogie, sans autremodalité, jamais, que l’effective présence, préséance seule vraiment persis-tante parce que sans possibilité passée, sans origine, bref enfin et encorecausa sui. Il ne faut pas se tromper sur ce que signifie la revendicationmultiforme de causa sui comme la liberté de l’étant fini lui-même : Sartrene fut, avec cette exigence contradictoire, attribuer la causa sui divine àl’homme, que l’annonciateur perspicace des délires contemporains d’uneautonomie inconditionnelle de l’individu supposé autarcique. Mais, derrièrecette agitation idéologique (et la soutenant), il faut lire un enjeu ontologiqueplus radical : l’interprétation de la présence comme persistance, de la persis-tance comme persévérance, de la persévérance comme possession de laprésence dans le présent indique le refus de l’advenue (et du départ) de laprésence elle-même dans le processus de la phénoménalisation. Il s’agit, avecles poussées délirantes de la causa sui, du refus de la phénoménalité mêmede la présence, de la dénégation des dimensions de son procès de sonapparition, de la censure par la présence elle-même du déploiement de lamontée du phénomène à la présence. Comme si la présence, crispée sur sapropre insistance, brûlait ses vaisseaux pour oublier son voyage vers elle-même et se forcer à rester sur la terre désormais conquise. Comme si ellepouvait recouvrir l’ouvert de sa découverte en couvrant par le découvert lui-même l’avènement de son ancien découvrement. Comme si le présentacquis, possédé et revendiqué pouvait se sauvegarder sans le processus desa découverte et pour le recouvrir.

or, la metaphysica, ou du moins ce qui en elle y résiste, à savoir laphilosophie elle-même sur son mode critique, a démontré que le présent puret simple, la présence réduite aux acquis de la possession du présent, secontredit et se dissout. aristote et saint augustin l’ont établi, Hegel, nietzsche(et Bergson) l’on entériné : la présence ne peut s’entendre comme une prisede possession du présent qu’en dissolvant le présent lui-même. Car, si êtreéquivaut à se temporaliser, mais si se temporaliser revient à posséder ce quipeut se posséder dans et du temps, à savoir la présence réduite au seul tempsprésent, alors ce présent (et donc l’être présent qui s’y temporalise) « … ou

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Anwesende, das, von jenem her verstanden, das Abwesende ist »28. Cetteambivalence, déterminante pour anaximandre, nous ne l’entendons plus,marqués que nous restons par la metaphysica. Pour nous, ne se montrent dansla présence que les étants qui occupent le présent et y persévèrent, tandis queles étants non encore présents ou déjà plus présents n’appartiennent pas dutout à la présence. Mais pour une pensée non encore ou déjà plus métaphy-sique, l’ambivalence de la présence l’élargit essentiellement au-delà et en deçàdu présent simple. les étants nomment ici non seulement ce qui se présentedans le présent en l’occupant et y persévérant, mais surtout et tout autant cequi ne se présente plus ou pas encore dans le présent, mais qui, justementparce qu’on ne le comprend pas uniquement à partir du présent, n’est passimplement absent, mais toujours présent sur le mode du passé ou du passant.Car ce qui se présente (das Anwesende) se présente à la fois et indissoluble-ment comme présent en face et, en parfaite ambivalence, comme aussi non-présent en face, das gegenwärtig und das ungegenwärtig Wesende. « Auchdas Abwesende ist Anwesendes und, als Abwesendes aus ihr, in die Unverbor-genheit anwesend. Auch das Vergangene und das Zukünftige sind eonta.Demnach bedeudet eon : anwesend in die Unverborgenheit »29. Commel’injustice consiste pour un étant à se manifester dans la présence sur le modemétaphysique de seulement persévérer dans l’occupation du présent, lajustice et la réparation consistent à ne pas s’étendre, ni s’étaler dans laprésence (sich spreizen), à ne pas s’y raidir, ni s’y crisper (sich versteifen),bref à ne pas y durer à toute force, y persister (beharren)30. la justice, entreétants, qui passent dans le présent sans s’y incruster, consiste donc à renoncerprécisément à ce que Kant entendait sous le nom de présence, renoncer à laBeharrlichkeit, nom kantien de la présence, de la parousia, comme ultimesignification de l’ousia : « Il s’en faut de tellement pour que nous puissionstirer ces propriétés [celles de fortdauern, persévérer] du simple conceptd’une substance, que nous devons bien plutôt tirer la persévérance d’un objetdonné du fondement de l’expérience, lorsque nous voulons lui appliquer leconcept utilisable d’une substance. »31 Pour Kant, on ne peut admettre

28. Ibid., p. 349.29. Ibid., p. 347. Plus loin, il s’agira, en réponse, d’un zweifaches Abwesen (ibid., p. 361).30. Ibid., p. 355-356 (voir p. 257).31. emmanuel Kant: « Es fehlt so viel, daß man diese Eigenschaften aus der bloßen reinen

Kategorie einer Substanz schließen könnten, das wir vielmehr die Beharrlichkeit einesgegebenen gegenstandes aus der Erfahrung zum grunde legen müssen, wenn wir auf ihn denbrauchbaren Begriff von einer Substanz anwenden wollen » (Kritik der reinen Vernunft, a 249).

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IV.

avant de prétendre répondre à cette question, déjà assez étrange pourqu’on s’interroge sur sa formulation même, il convient de revenir sur ce quinous y a conduits.

l’aporie de la présence de l’étant réduite à la possession de la présencenous vient de la pensée métaphysique (par la metaphysica au sens historiqueétroit, le seul opératoire). Mais elle n’apparaît cruciale qu’à une réflexion nonmétaphysique de la philosophie. Jusqu’où peut nous éclairer cette réflexion?Pour s’en tenir à l’essentiel, nous prêterons l’attention, une fois encore, maisà l’encontre toujours de certaines mauvaises habitudes, à une analyse décisivede Heidegger, dans sa lecture de La parole d’Anaximandre. Commentant lapremière ligne, sans doute d’ailleurs ajoutée au fragment lui-même parSimplicius qui le cite – « Ce d’où est, pour les étants, la genèse, c’est endirection de ces mêmes [choses] que naît aussi la destruction, selon lanécessité »25 –, Heidegger ne remarque pas tant la réciprocité (aristotélicienneen fait) entre genèse et corruption, mais au fait que les onts « … se rendentjustice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice suivantl’assignation du temps »26. en quel sens une « injustice » pourrait-elle surgirentre les étants et en quel sens surtout cette « injustice » aurait-elle à faire avecle temps? Évidemment parce que l’étant se manifeste et se fait voir enprésence en entrant dans le présent et en l’occupant, et parce que cetteoccupation, à vouloir s’installer et persévérer dans la possession du présent,commet une injustice envers les autres étants, qui restent en attente d’accéder,eux aussi et à leur tour, à la présence et s’en trouvent retenus précisément parle premier occupant qui persévère dans le présent. Ce qui se présente dans leprésent demeure en effet équivoque et ambivalent : « Das Anwesende bleibtzweideutig »27. ambivalent, mais en quel sens? en ceci que « ta eonta nenntzweideutig sowohl das gegenwärtig Anwesende, als auch das ungegenwärtig

25. anaxIManDre, dans Hermann DIelS et Walther Kranz (éd.), Die Fragmente derVorsokratiker, Bd. I, Dublin-zürich, 1966, p. 89 (qui traduisent : « Woraus aber das Werdenist den seienden Dingen, in das hinein geschieht auch ihr Vergehen nach der Schuldigkeit »).Voir la discussion philologique résumée par Marcel ConCHe (dont nous corrigeons la traduc-tion), qui donne l’état plus récent du débat entre les éditeurs et interprètes sur le début de lacitation du fragment même d’anaximandre, Anaximandre. Fragments et Témoignages,Paris, PuF, 1991, p. 161.

26. Ibid., p. 174 et sv., dont nous suivons ici la traduction.27. Martin HeIDegger, Der Spruch des Anaximander, ga 5, p. 347.

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Anwesende, das, von jenem her verstanden, das Abwesende ist »28. Cetteambivalence, déterminante pour anaximandre, nous ne l’entendons plus,marqués que nous restons par la metaphysica. Pour nous, ne se montrent dansla présence que les étants qui occupent le présent et y persévèrent, tandis queles étants non encore présents ou déjà plus présents n’appartiennent pas dutout à la présence. Mais pour une pensée non encore ou déjà plus métaphy-sique, l’ambivalence de la présence l’élargit essentiellement au-delà et en deçàdu présent simple. les étants nomment ici non seulement ce qui se présentedans le présent en l’occupant et y persévérant, mais surtout et tout autant cequi ne se présente plus ou pas encore dans le présent, mais qui, justementparce qu’on ne le comprend pas uniquement à partir du présent, n’est passimplement absent, mais toujours présent sur le mode du passé ou du passant.Car ce qui se présente (das Anwesende) se présente à la fois et indissoluble-ment comme présent en face et, en parfaite ambivalence, comme aussi non-présent en face, das gegenwärtig und das ungegenwärtig Wesende. « Auchdas Abwesende ist Anwesendes und, als Abwesendes aus ihr, in die Unverbor-genheit anwesend. Auch das Vergangene und das Zukünftige sind eonta.Demnach bedeudet eon : anwesend in die Unverborgenheit »29. Commel’injustice consiste pour un étant à se manifester dans la présence sur le modemétaphysique de seulement persévérer dans l’occupation du présent, lajustice et la réparation consistent à ne pas s’étendre, ni s’étaler dans laprésence (sich spreizen), à ne pas s’y raidir, ni s’y crisper (sich versteifen),bref à ne pas y durer à toute force, y persister (beharren)30. la justice, entreétants, qui passent dans le présent sans s’y incruster, consiste donc à renoncerprécisément à ce que Kant entendait sous le nom de présence, renoncer à laBeharrlichkeit, nom kantien de la présence, de la parousia, comme ultimesignification de l’ousia : « Il s’en faut de tellement pour que nous puissionstirer ces propriétés [celles de fortdauern, persévérer] du simple conceptd’une substance, que nous devons bien plutôt tirer la persévérance d’un objetdonné du fondement de l’expérience, lorsque nous voulons lui appliquer leconcept utilisable d’une substance. »31 Pour Kant, on ne peut admettre

28. Ibid., p. 349.29. Ibid., p. 347. Plus loin, il s’agira, en réponse, d’un zweifaches Abwesen (ibid., p. 361).30. Ibid., p. 355-356 (voir p. 257).31. emmanuel Kant: « Es fehlt so viel, daß man diese Eigenschaften aus der bloßen reinen

Kategorie einer Substanz schließen könnten, das wir vielmehr die Beharrlichkeit einesgegebenen gegenstandes aus der Erfahrung zum grunde legen müssen, wenn wir auf ihn denbrauchbaren Begriff von einer Substanz anwenden wollen » (Kritik der reinen Vernunft, a 249).

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IV.

avant de prétendre répondre à cette question, déjà assez étrange pourqu’on s’interroge sur sa formulation même, il convient de revenir sur ce quinous y a conduits.

l’aporie de la présence de l’étant réduite à la possession de la présencenous vient de la pensée métaphysique (par la metaphysica au sens historiqueétroit, le seul opératoire). Mais elle n’apparaît cruciale qu’à une réflexion nonmétaphysique de la philosophie. Jusqu’où peut nous éclairer cette réflexion?Pour s’en tenir à l’essentiel, nous prêterons l’attention, une fois encore, maisà l’encontre toujours de certaines mauvaises habitudes, à une analyse décisivede Heidegger, dans sa lecture de La parole d’Anaximandre. Commentant lapremière ligne, sans doute d’ailleurs ajoutée au fragment lui-même parSimplicius qui le cite – « Ce d’où est, pour les étants, la genèse, c’est endirection de ces mêmes [choses] que naît aussi la destruction, selon lanécessité »25 –, Heidegger ne remarque pas tant la réciprocité (aristotélicienneen fait) entre genèse et corruption, mais au fait que les onts « … se rendentjustice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice suivantl’assignation du temps »26. en quel sens une « injustice » pourrait-elle surgirentre les étants et en quel sens surtout cette « injustice » aurait-elle à faire avecle temps? Évidemment parce que l’étant se manifeste et se fait voir enprésence en entrant dans le présent et en l’occupant, et parce que cetteoccupation, à vouloir s’installer et persévérer dans la possession du présent,commet une injustice envers les autres étants, qui restent en attente d’accéder,eux aussi et à leur tour, à la présence et s’en trouvent retenus précisément parle premier occupant qui persévère dans le présent. Ce qui se présente dans leprésent demeure en effet équivoque et ambivalent : « Das Anwesende bleibtzweideutig »27. ambivalent, mais en quel sens? en ceci que « ta eonta nenntzweideutig sowohl das gegenwärtig Anwesende, als auch das ungegenwärtig

25. anaxIManDre, dans Hermann DIelS et Walther Kranz (éd.), Die Fragmente derVorsokratiker, Bd. I, Dublin-zürich, 1966, p. 89 (qui traduisent : « Woraus aber das Werdenist den seienden Dingen, in das hinein geschieht auch ihr Vergehen nach der Schuldigkeit »).Voir la discussion philologique résumée par Marcel ConCHe (dont nous corrigeons la traduc-tion), qui donne l’état plus récent du débat entre les éditeurs et interprètes sur le début de lacitation du fragment même d’anaximandre, Anaximandre. Fragments et Témoignages,Paris, PuF, 1991, p. 161.

26. Ibid., p. 174 et sv., dont nous suivons ici la traduction.27. Martin HeIDegger, Der Spruch des Anaximander, ga 5, p. 347.

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Page 16: Dieu et l'ambivalence de l'être

dans la dé-couverte, à savoir la sortie hors du couvert non encore présent etle recouvrement non présent du dépassement. l’étant ne mérite son momentprésent et n’y apparaît vraiment que s’il y importe sa sortie hors du couvert ;et il n’accomplit en vérité son moment au présent que s’il en assume lerecouvrement – le recouvrement dans le dépassé permet à l’étant derecouvrer toute la présence, même et y compris dans sa clôture finale,comme il ne recouvre l’éclat de sa présence qu’en la conquérant par sa sortiehors du premier couvert. l’étant ne devient présent que s’il advient à laprésence; il n’advient à la présence que s’il entre dans l’être en tant que l’êtreadvient lui-même dans le procès tripartite de la dé-couverte ; l’étant doitrenoncer à posséder comme une proie l’unique atome du présent, pour nepas recouvrir la dé-couverte, où s’accomplit le passage de l’advenue; en sorteque lui, l’étant, porte témoignage dans son moment présent, qu’il advientselon les moments même non (encore ou déjà) présents de la présence, selonl’événement où se donne (et le donne à lui-même) la présence.

Cette exigence, pouvons-nous la formuler plus avant, ou, pour le dire sansfard, pouvons-nous l’exposer sans trop jouer avec les mots, mais en décrivantdes phénomènes reconnaissables? en fait, nous venons, sans nous en bienapercevoir, déjà de l’esquisser en prononçant deux mots décisifs en unephrase : « … selon l’événement où se donne la présence ».

Commençons par le don. Penser l’être autrement que comme la persévé-rante prise de possession du moment présent par l’étant, autrement donc quene le pense la metaphysica, le phénomène du don le demande déjà et nousl’impose même souvent, sans que nous le remarquions. le don provoqueen effet, dans la quotidienneté inattentive, sa propre disparition, son proprerecouvrement. en effet, dans le procès du don, le don donné (le cadeau, lafaveur, la chose, etc.) entre dans la présence comme un étant subsistant, quioccupe le moment présent ; sur la scène du moment présent, le don éclipsetout autre acteur, confisque l’espace et concentre toute l’attention du bénéfi-ciaire. Ce bénéficiaire, le donataire, se laisse bien volontiers fasciner par ceque le don donne, pour s’en emparer et en jouir, au point que le don perdaussitôt sa gratuité pour (re)devenir une possession, qui a simplementchangé de possesseur, le donataire remplaçant le donateur (et n’est-cepoint-là la fonction même du don?). Dès lors, le don, s’accomplissant selonl’échange des possesseurs, s’annule comme don. Car, dans la prise depossession de la présence par le don, qui s’en empare avec sa subsistancepersévérante dans le moment présent, le procès même du don – l’advenue

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aucune présence sans une égale obstination dans la présence, sans unepersistance dans le présent, quelque contradictoire que cette persistances’avère – car enfin l’expérience externe ne fournit pas de persistance finale-ment plus immobile que l’expérience interne : à la fin, toute chose du mondepasse, qu’importe le délai. en réponse, nietzsche a fait une critique parfaitede cette « … foi dans la persistance de la substance, c’est-à-dire dans lerester-semblable à soi du Même (… glaube an das Beharrende der Substanzd.h. an das gleich bleiben Desselben mit sich) », en soulignant l’évidence :« Mais l’être, le seul qui nous soit concédé, est changeant, pas identique àsoi (das Sein also, welches uns einzig verbürgt is, ist wechselnd, nicht-mit-sich-identisch)32. en fait comme en droit, la réduction de la venue enprésence d’un étant à l’occupation persévérante du présent ne se justifie paspar soi et entérine au contraire une injustice envers la présence elle-même.

Car il peut se trouver une injustice du moment présent envers la présenceelle-même. en effet, pour se manifester dans la présence (Anwesenheit),chaque étant doit rendre aussi présent ce que le moment présent – celui oùil prétend persévérer – dénie et oublie : le moment de l’advenue non encoreprésente (le futur) et le moment de l’advenue accomplie et déjà dépassée (lepassé). Faute de ces deux moments non présents de la présence, le procèsde l’entrée dans et du passage à travers la présence, le procès de la dé-couverte dans et par la présence s’obscurcit, se recouvre lui-même : leprésent atomique et en fait intenable recouvre non seulement l’ouverture del’étant, mais surtout le procès de sa dé-couverte dans la présence. Faire droità l’étant dans sa présence suppose beaucoup plus que sa mise au présent, oùla metaphysica s’obstine à vouloir le fixer et le ficher. Faire droit à l’étantdans sa présence implique aussi et d’abord d’en suivre le trajet depuis saprésence non encore présente de l’advenue jusqu’à sa présence déjà plusprésente dans le dépassé, à travers la présence présente, alors et pour lapremière fois pleinement visible et accomplie. le découvert de l’étant nes’accomplit que si sa mise à découvert – celle qui le fait sortir du couvert ety retourner à l’envers – elle-même se découvre, au lieu de se recouvrir endissimulant, c’est-à-dire en s’amputant de ses deux dimensions nonprésentes. Sans elles, le présent occulte la présence, dont il dénie le processusde découvert et de recouvrement. la présence doit s’entendre non seulementcomme l’étant découvert au présent, mais comme le passage de l’étant

32. Friedrich nIetzSCHe, Nachgelassene Fragmente, 11 [330], op. cit., p. 468.

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dans la dé-couverte, à savoir la sortie hors du couvert non encore présent etle recouvrement non présent du dépassement. l’étant ne mérite son momentprésent et n’y apparaît vraiment que s’il y importe sa sortie hors du couvert ;et il n’accomplit en vérité son moment au présent que s’il en assume lerecouvrement – le recouvrement dans le dépassé permet à l’étant derecouvrer toute la présence, même et y compris dans sa clôture finale,comme il ne recouvre l’éclat de sa présence qu’en la conquérant par sa sortiehors du premier couvert. l’étant ne devient présent que s’il advient à laprésence; il n’advient à la présence que s’il entre dans l’être en tant que l’êtreadvient lui-même dans le procès tripartite de la dé-couverte ; l’étant doitrenoncer à posséder comme une proie l’unique atome du présent, pour nepas recouvrir la dé-couverte, où s’accomplit le passage de l’advenue; en sorteque lui, l’étant, porte témoignage dans son moment présent, qu’il advientselon les moments même non (encore ou déjà) présents de la présence, selonl’événement où se donne (et le donne à lui-même) la présence.

Cette exigence, pouvons-nous la formuler plus avant, ou, pour le dire sansfard, pouvons-nous l’exposer sans trop jouer avec les mots, mais en décrivantdes phénomènes reconnaissables? en fait, nous venons, sans nous en bienapercevoir, déjà de l’esquisser en prononçant deux mots décisifs en unephrase : « … selon l’événement où se donne la présence ».

Commençons par le don. Penser l’être autrement que comme la persévé-rante prise de possession du moment présent par l’étant, autrement donc quene le pense la metaphysica, le phénomène du don le demande déjà et nousl’impose même souvent, sans que nous le remarquions. le don provoqueen effet, dans la quotidienneté inattentive, sa propre disparition, son proprerecouvrement. en effet, dans le procès du don, le don donné (le cadeau, lafaveur, la chose, etc.) entre dans la présence comme un étant subsistant, quioccupe le moment présent ; sur la scène du moment présent, le don éclipsetout autre acteur, confisque l’espace et concentre toute l’attention du bénéfi-ciaire. Ce bénéficiaire, le donataire, se laisse bien volontiers fasciner par ceque le don donne, pour s’en emparer et en jouir, au point que le don perdaussitôt sa gratuité pour (re)devenir une possession, qui a simplementchangé de possesseur, le donataire remplaçant le donateur (et n’est-cepoint-là la fonction même du don?). Dès lors, le don, s’accomplissant selonl’échange des possesseurs, s’annule comme don. Car, dans la prise depossession de la présence par le don, qui s’en empare avec sa subsistancepersévérante dans le moment présent, le procès même du don – l’advenue

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aucune présence sans une égale obstination dans la présence, sans unepersistance dans le présent, quelque contradictoire que cette persistances’avère – car enfin l’expérience externe ne fournit pas de persistance finale-ment plus immobile que l’expérience interne : à la fin, toute chose du mondepasse, qu’importe le délai. en réponse, nietzsche a fait une critique parfaitede cette « … foi dans la persistance de la substance, c’est-à-dire dans lerester-semblable à soi du Même (… glaube an das Beharrende der Substanzd.h. an das gleich bleiben Desselben mit sich) », en soulignant l’évidence :« Mais l’être, le seul qui nous soit concédé, est changeant, pas identique àsoi (das Sein also, welches uns einzig verbürgt is, ist wechselnd, nicht-mit-sich-identisch)32. en fait comme en droit, la réduction de la venue enprésence d’un étant à l’occupation persévérante du présent ne se justifie paspar soi et entérine au contraire une injustice envers la présence elle-même.

Car il peut se trouver une injustice du moment présent envers la présenceelle-même. en effet, pour se manifester dans la présence (Anwesenheit),chaque étant doit rendre aussi présent ce que le moment présent – celui oùil prétend persévérer – dénie et oublie : le moment de l’advenue non encoreprésente (le futur) et le moment de l’advenue accomplie et déjà dépassée (lepassé). Faute de ces deux moments non présents de la présence, le procèsde l’entrée dans et du passage à travers la présence, le procès de la dé-couverte dans et par la présence s’obscurcit, se recouvre lui-même : leprésent atomique et en fait intenable recouvre non seulement l’ouverture del’étant, mais surtout le procès de sa dé-couverte dans la présence. Faire droità l’étant dans sa présence suppose beaucoup plus que sa mise au présent, oùla metaphysica s’obstine à vouloir le fixer et le ficher. Faire droit à l’étantdans sa présence implique aussi et d’abord d’en suivre le trajet depuis saprésence non encore présente de l’advenue jusqu’à sa présence déjà plusprésente dans le dépassé, à travers la présence présente, alors et pour lapremière fois pleinement visible et accomplie. le découvert de l’étant nes’accomplit que si sa mise à découvert – celle qui le fait sortir du couvert ety retourner à l’envers – elle-même se découvre, au lieu de se recouvrir endissimulant, c’est-à-dire en s’amputant de ses deux dimensions nonprésentes. Sans elles, le présent occulte la présence, dont il dénie le processusde découvert et de recouvrement. la présence doit s’entendre non seulementcomme l’étant découvert au présent, mais comme le passage de l’étant

32. Friedrich nIetzSCHe, Nachgelassene Fragmente, 11 [330], op. cit., p. 468.

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découvre que dans la dé-couverte d’une présence accomplie même etsurtout dans ce qui déborde le présent33.

l’événement vient ensuite. le don ne se découvre que si le présent nese crispe pas dans son moment présent, mais se déroule (laisse venir, laissepasser et se laisse enfin dépasser) dans son advenue (du donateur audonataire) et la sanctionne en reconnaissant cette advenue (sacrifice). ledon advient donc. l’événement définit donc la dé-couverte. Comment ?Selon la metaphysica, comme on l’a montré34, l’événement reste inintelli-gible, donc invisible. en effet, l’événement (comme le comprend d’ailleursle français classique) signifie le résultat final (positif ou négatif) d’unprocès, et un résultat qui (contre Hegel ou du moins la vulgate des traduc-teurs français) ne rebondit pas vers son origine, mais, au contraire, s’enfoncedans sa facticité et y persiste autant qu’il peut maintenir son époque, quiretient l’advenue dans le moment présent. le résultat, l’arrivée (Ankunft ditHeidegger) recouvre, et recouvre dans un étant persistant et persévérant,unique et impérieux propriétaire de son moment présent, l’advenue(Überkommnis dit Heidegger) du procès entier de la dé-couverte. l’arrivée,trajet terminé, voyage sans incident, transfert réussi, s’installe dans laprésence réduite à son acquis terminal, la gare, le terminus où tout lemonde descend, le moment présent atteint, possédé, conservé autant quefaire se pourra. en contrecoup, le procès, le transport, le déplacement, latraversée, bref l’advenue elle-même disparaissent, exclus du momentprésent : la dé-couverte se trouve donc in fine recouverte. Dans le meilleurdes cas, une enquête, par exemple historique ou technique, pourra recons-tituer les causes, les conditions et les antécédents du résultat, mais elledissimulera d’autant plus le procès ontologique de l’advenue sous deshypothèses ontiques, expliquant, d’ailleurs par simples probabilités, l’êtrepar l’étant, lui-même réduit à son obstination dans le présent (Beharrlich-keit, Vorhandenheit). Il faudrait, pour penser l’événement comme une dé-couverte, le penser précisément à partir d’elle. Il faudrait que l’arrivée

33. Sur le détail de cette analyse, voir Jean-luc MarIon, étant donné. Essai d’unephénoménologie de la donation, Paris, PuF, 1997, 1998, éd. corrigée, coll. « quadrige »,2005, l. II ; et Certitudes Négatives, Paris, grasset, 2010, c. IV.

34. Claude roMano, L’événement et le temps, Paris, PuF, 1999. Sauf que Heidegger,certes pas en 1927, dans Sein und Zeit, mais en 1957, dans La constitution onto-théo-logique de la métaphysique (voir Identität und Differenz, ga 11, Francfort, 2006) et en 1962,dans Zeit und Sein (ga 14, Francfort, 2007), avait, sans doute le premier, permis une percéedécisive.

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du donateur se défaisant d’un présent pour en faire le présent à autrui endécouvrant ainsi sa bienveillance – disparaît dans son résultat : le don doitéchapper au donateur, certes, faute de quoi il n’y aurait justement pas de dondonné ; mais, ce faisant, le don, désormais glorifié dans le moment de sonprésent, exclusif de tout autre sur la scène de la présence, masque ledonateur, l’exclut de la présence, le recouvre, le fait disparaître. l’ingrati-tude ne constitue que le revers et l’effet moral d’une disparition ontique, quirature le donateur par la rayure du don donné. le donateur et donc le procèsdu don disparaît précisément parce que le don, comme chose donnée,apparaît. Faut-il en conclure que les conditions de possibilité du don ne fontqu’un avec les conditions de son impossibilité (Derrida)? Il faut soupçonnerau contraire que le don n’apparaît que comme le procès entier de sonadvenue, selon une présence, où se découvrent aussi bien les acteurs et lesmoments non-présents que la présence au présent du présent donné.recevoir le don demande beaucoup plus et tout autre chose que des’emparer de la possession du donné ; recevoir le don consiste à voir ledonné comme donné, comme advenant du donateur désormais et obliga-toirement absent, mais pourtant non pas seulement son origine (révolue),que son destinataire en retour – destinataire au sens où le destin envoie(geschick) et provoque un processus d’avènement, sans lequel le donn’apparaîtrait que comme un fait brut, une simple trouvaille, une rencontreau hasard, sans signification ni intention, incapable de permettre nonseulement la reconnaissance, mais même le refus, le mépris, voire la prisede possession elle-même. Sans l’ombre portée du donateur absent, le dondisparaît dans la pure contingence insignifiante, fait que ne relève aucuneattention. Il ne s’agit pas ici d’une reconnaissance de gratitude envers undonateur qui voudrait une récompense, fût-elle symbolique, pour un don enfait donné à contrecœur, à demi abandonné ; il s’agit du droit d’un fait brutà se trouver appréhendé comme devant être reçu (ou refusé), commeadvenant d’ailleurs, comme chargé, voire altéré d’altérité, attendant l’hermé-neutique qui en fait un don. Ce que l’on nomme le sacrifice, à savoir larenonciation à garder la possession du don, ne dit rien d’autre que cela –le don, pour se recevoir (ou se refuser) comme un don, demande que ledonataire le rature et en fasse la réduction ou l’hommage pour le reconduireau donataire, qui, apparaissant alors à nouveau, redonne le don et le qualifiealors, et lui seul, comme don. Ce qui signifie que le don n’apparaît que s’ilse découvre dans une présence qui excède, et de beaucoup, le momentprésent où pourrait le borner sa possession persévérante. le don ne se

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découvre que dans la dé-couverte d’une présence accomplie même etsurtout dans ce qui déborde le présent33.

l’événement vient ensuite. le don ne se découvre que si le présent nese crispe pas dans son moment présent, mais se déroule (laisse venir, laissepasser et se laisse enfin dépasser) dans son advenue (du donateur audonataire) et la sanctionne en reconnaissant cette advenue (sacrifice). ledon advient donc. l’événement définit donc la dé-couverte. Comment ?Selon la metaphysica, comme on l’a montré34, l’événement reste inintelli-gible, donc invisible. en effet, l’événement (comme le comprend d’ailleursle français classique) signifie le résultat final (positif ou négatif) d’unprocès, et un résultat qui (contre Hegel ou du moins la vulgate des traduc-teurs français) ne rebondit pas vers son origine, mais, au contraire, s’enfoncedans sa facticité et y persiste autant qu’il peut maintenir son époque, quiretient l’advenue dans le moment présent. le résultat, l’arrivée (Ankunft ditHeidegger) recouvre, et recouvre dans un étant persistant et persévérant,unique et impérieux propriétaire de son moment présent, l’advenue(Überkommnis dit Heidegger) du procès entier de la dé-couverte. l’arrivée,trajet terminé, voyage sans incident, transfert réussi, s’installe dans laprésence réduite à son acquis terminal, la gare, le terminus où tout lemonde descend, le moment présent atteint, possédé, conservé autant quefaire se pourra. en contrecoup, le procès, le transport, le déplacement, latraversée, bref l’advenue elle-même disparaissent, exclus du momentprésent : la dé-couverte se trouve donc in fine recouverte. Dans le meilleurdes cas, une enquête, par exemple historique ou technique, pourra recons-tituer les causes, les conditions et les antécédents du résultat, mais elledissimulera d’autant plus le procès ontologique de l’advenue sous deshypothèses ontiques, expliquant, d’ailleurs par simples probabilités, l’êtrepar l’étant, lui-même réduit à son obstination dans le présent (Beharrlich-keit, Vorhandenheit). Il faudrait, pour penser l’événement comme une dé-couverte, le penser précisément à partir d’elle. Il faudrait que l’arrivée

33. Sur le détail de cette analyse, voir Jean-luc MarIon, étant donné. Essai d’unephénoménologie de la donation, Paris, PuF, 1997, 1998, éd. corrigée, coll. « quadrige »,2005, l. II ; et Certitudes Négatives, Paris, grasset, 2010, c. IV.

34. Claude roMano, L’événement et le temps, Paris, PuF, 1999. Sauf que Heidegger,certes pas en 1927, dans Sein und Zeit, mais en 1957, dans La constitution onto-théo-logique de la métaphysique (voir Identität und Differenz, ga 11, Francfort, 2006) et en 1962,dans Zeit und Sein (ga 14, Francfort, 2007), avait, sans doute le premier, permis une percéedécisive.

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DIeu et l’aMBIValenCe De l’Être

du donateur se défaisant d’un présent pour en faire le présent à autrui endécouvrant ainsi sa bienveillance – disparaît dans son résultat : le don doitéchapper au donateur, certes, faute de quoi il n’y aurait justement pas de dondonné ; mais, ce faisant, le don, désormais glorifié dans le moment de sonprésent, exclusif de tout autre sur la scène de la présence, masque ledonateur, l’exclut de la présence, le recouvre, le fait disparaître. l’ingrati-tude ne constitue que le revers et l’effet moral d’une disparition ontique, quirature le donateur par la rayure du don donné. le donateur et donc le procèsdu don disparaît précisément parce que le don, comme chose donnée,apparaît. Faut-il en conclure que les conditions de possibilité du don ne fontqu’un avec les conditions de son impossibilité (Derrida)? Il faut soupçonnerau contraire que le don n’apparaît que comme le procès entier de sonadvenue, selon une présence, où se découvrent aussi bien les acteurs et lesmoments non-présents que la présence au présent du présent donné.recevoir le don demande beaucoup plus et tout autre chose que des’emparer de la possession du donné ; recevoir le don consiste à voir ledonné comme donné, comme advenant du donateur désormais et obliga-toirement absent, mais pourtant non pas seulement son origine (révolue),que son destinataire en retour – destinataire au sens où le destin envoie(geschick) et provoque un processus d’avènement, sans lequel le donn’apparaîtrait que comme un fait brut, une simple trouvaille, une rencontreau hasard, sans signification ni intention, incapable de permettre nonseulement la reconnaissance, mais même le refus, le mépris, voire la prisede possession elle-même. Sans l’ombre portée du donateur absent, le dondisparaît dans la pure contingence insignifiante, fait que ne relève aucuneattention. Il ne s’agit pas ici d’une reconnaissance de gratitude envers undonateur qui voudrait une récompense, fût-elle symbolique, pour un don enfait donné à contrecœur, à demi abandonné ; il s’agit du droit d’un fait brutà se trouver appréhendé comme devant être reçu (ou refusé), commeadvenant d’ailleurs, comme chargé, voire altéré d’altérité, attendant l’hermé-neutique qui en fait un don. Ce que l’on nomme le sacrifice, à savoir larenonciation à garder la possession du don, ne dit rien d’autre que cela –le don, pour se recevoir (ou se refuser) comme un don, demande que ledonataire le rature et en fasse la réduction ou l’hommage pour le reconduireau donataire, qui, apparaissant alors à nouveau, redonne le don et le qualifiealors, et lui seul, comme don. Ce qui signifie que le don n’apparaît que s’ilse découvre dans une présence qui excède, et de beaucoup, le momentprésent où pourrait le borner sa possession persévérante. le don ne se

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ne se prolonge-t-elle pas, ne culmine-t-elle dans l’ambivalence du présent?Pour la metaphysica, le présent indique la restriction de la présence aumoment présent, donc suppose (en vain d’ailleurs, car rien ne durelongtemps) que l’étant puisse et doive persévérer dans son être, précisémentparce qu’il se voit ou croit autorisé à considérer l’être comme le sien, à rendrel’être pour ainsi dire ontique et ainsi à entériner un oubli si profond qu’iloublie son oubli (l’étant, en metaphysica, se définirait ainsi comme celui quis’oublie, dans tous les sens du mot). Pour une autre pensée de l’être, leprésent indique ce qui ne se restreint pas (à l’instant nul), mais se déverseet se surpasse ; ce qui advient comme l’effet d’un don, donné non seulementau moment de son envoi dans le présent, mais donné intrinsèquement, ycompris lorsque la présence n’y luit plus ou pas encore dans un momentprésent. en sa vérité (sa découverte), l’étant, ou comme on voudra lenommer, ne dure qu’aussi longtemps et qu’en tant que donné ; il reste doncdonné (sa seule persévérance réside dans cette redondance) à chaque instantde sa présence, absence comprise ; non pas donné une fois pour toutes etensuite abandonné à soi, mais donné tout au long de son advenue, donné ensorte de se recevoir, de s’éprouver transpercé et tenu par la donation de parten part, du surgissement au départ, au rythme de la dé-courverte.

le décrire, voire le pressentir, la philosophie peut espérer y parvenir. etelle le doit même, puisqu’elle seule le peut. Mais peut-elle accomplir cequ’elle décrirait ainsi ? Qui pourrait nous montrer comme cela donne, parexemple d’être, en sorte que nous accédions à l’être autrement qu’être,autrement que selon la metaphysica?

V.

Qui pourrait faire et accomplir jusqu’au bout (eis telos, Jn 13,1) ce quela philosophie tente d’entrevoir, sinon celui qui a pu dire en vérité que toutétait accompli (tetelesthai, Jn 19,30) ? Se profile alors une hypothèseaudacieuse, risquée, mais pour cela même peut-être raisonnablementqualifiée, celle d’esquisser une autre compréhension et une autre mise enœuvre de la manière d’être de l’étant, à partir de la manière dont le Christ,passant et demeurant parmi nous, entreprit d’être. Il ne s’agit pas de recher-cher une « ontologie théologale », encore moins « christique », mais dechercher à entrevoir comment le Christ est et fut sur un autre mode que l’êtretel que la metaphysica (l’ontologie donc) le comprend.

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(Ankunft) reste visible dans le procès de l’advenue qui survient(Überkomnnis), et que les relie un contact, Heidegger dit un contrat, uncompromis, un accord (Austrag), aux termes duquel le déplacement del’événement couvrirait, ouvrirait et resterait à l’œuvre toujours et encoredans son aboutissement final, en sorte qu’en retour l’aboutissement pourainsi dire continue de trembler et vibrer du mouvement qui l’a rendupossible. Il faudrait que le procès de l’advenue, présence sans présent, restepourtant la vérité, la dé-couverte découvrant que le résultat de l’arrivéeadvient lui-même encore. Ici prend toute sa portée ce que le françaistraduit, sans doute malheureusement, comme le il y a, mais que l’allemandnomme heureusement le es gibt. Disons, le cela donne (comme dansl’expression, elle bien vue, « qu’est-ce que cela donne ? »). Ce que celadonne, le cela final, la plupart du temps et de premier abord, se suffit à lui-même : la chose est ce qu’elle est, nous la connaissons comme cela, et nousy avons intérêt, elle pour assurer sa persévérance dans le présent, nous pourmaintenir notre connaissance et donc notre maîtrise, à ce que tout reste enl’état, autant et aussi longtemps que faire se pourra. Pourvu que cela dure !– ce qu’il faut comprendre ainsi : pourvu que le cela n’ait pas à faire avecce que cela donne. Mais, dans le cas où cela aurait statut d’événement, c’est-à-dire n’aurait pas d’autre stature que d’advenir, que de surgir dans laprésence par une advenue, alors nous ne pourrions plus faire l’économie dece qui départit et découvre le cela, de la donation en lui. la « merveille desmerveilles (Wunder aller Wunder) » ne tient alors plus à l’étant (commedans la question métaphysique par excellence qui demande seulement« Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », sans s’étonner qu’ily ait quelque chose), mais au fait que l’étant soit. Que l’étant soit n’a riend’ontique, il ne relève pas de l’étant, mais de l’être. À condition du moinsd’entendre l’être dans son ambivalence – autrement que comme la persis-tance in se et per se d’une essence dans son être, in suo esse. Car l’êtren’appartient pas plus à l’étant qu’il ne se borne au moment présent. l’être,s’il faut en admettre un, advient comme donné, dé-couverte de la présenceau-delà du présent.

Présent ? Mais de quel présent parlons-nous? l’ambivalence du présentéclate en effet ici en pleine lumière. S’agit-il du moment présent au sens tonun, nunc stans, jetzt, now de la metaphysica, ou du présent du es gibt, duprésent donné par la présence et don passant à travers elle du pas encore audéjà plus et s’y déployant également? Mais alors comment la présence sedonne-t-elle quand elle donne le présent en ce sens? l’ambivalence de l’être

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ne se prolonge-t-elle pas, ne culmine-t-elle dans l’ambivalence du présent?Pour la metaphysica, le présent indique la restriction de la présence aumoment présent, donc suppose (en vain d’ailleurs, car rien ne durelongtemps) que l’étant puisse et doive persévérer dans son être, précisémentparce qu’il se voit ou croit autorisé à considérer l’être comme le sien, à rendrel’être pour ainsi dire ontique et ainsi à entériner un oubli si profond qu’iloublie son oubli (l’étant, en metaphysica, se définirait ainsi comme celui quis’oublie, dans tous les sens du mot). Pour une autre pensée de l’être, leprésent indique ce qui ne se restreint pas (à l’instant nul), mais se déverseet se surpasse ; ce qui advient comme l’effet d’un don, donné non seulementau moment de son envoi dans le présent, mais donné intrinsèquement, ycompris lorsque la présence n’y luit plus ou pas encore dans un momentprésent. en sa vérité (sa découverte), l’étant, ou comme on voudra lenommer, ne dure qu’aussi longtemps et qu’en tant que donné ; il reste doncdonné (sa seule persévérance réside dans cette redondance) à chaque instantde sa présence, absence comprise ; non pas donné une fois pour toutes etensuite abandonné à soi, mais donné tout au long de son advenue, donné ensorte de se recevoir, de s’éprouver transpercé et tenu par la donation de parten part, du surgissement au départ, au rythme de la dé-courverte.

le décrire, voire le pressentir, la philosophie peut espérer y parvenir. etelle le doit même, puisqu’elle seule le peut. Mais peut-elle accomplir cequ’elle décrirait ainsi ? Qui pourrait nous montrer comme cela donne, parexemple d’être, en sorte que nous accédions à l’être autrement qu’être,autrement que selon la metaphysica?

V.

Qui pourrait faire et accomplir jusqu’au bout (eis telos, Jn 13,1) ce quela philosophie tente d’entrevoir, sinon celui qui a pu dire en vérité que toutétait accompli (tetelesthai, Jn 19,30) ? Se profile alors une hypothèseaudacieuse, risquée, mais pour cela même peut-être raisonnablementqualifiée, celle d’esquisser une autre compréhension et une autre mise enœuvre de la manière d’être de l’étant, à partir de la manière dont le Christ,passant et demeurant parmi nous, entreprit d’être. Il ne s’agit pas de recher-cher une « ontologie théologale », encore moins « christique », mais dechercher à entrevoir comment le Christ est et fut sur un autre mode que l’êtretel que la metaphysica (l’ontologie donc) le comprend.

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(Ankunft) reste visible dans le procès de l’advenue qui survient(Überkomnnis), et que les relie un contact, Heidegger dit un contrat, uncompromis, un accord (Austrag), aux termes duquel le déplacement del’événement couvrirait, ouvrirait et resterait à l’œuvre toujours et encoredans son aboutissement final, en sorte qu’en retour l’aboutissement pourainsi dire continue de trembler et vibrer du mouvement qui l’a rendupossible. Il faudrait que le procès de l’advenue, présence sans présent, restepourtant la vérité, la dé-couverte découvrant que le résultat de l’arrivéeadvient lui-même encore. Ici prend toute sa portée ce que le françaistraduit, sans doute malheureusement, comme le il y a, mais que l’allemandnomme heureusement le es gibt. Disons, le cela donne (comme dansl’expression, elle bien vue, « qu’est-ce que cela donne ? »). Ce que celadonne, le cela final, la plupart du temps et de premier abord, se suffit à lui-même : la chose est ce qu’elle est, nous la connaissons comme cela, et nousy avons intérêt, elle pour assurer sa persévérance dans le présent, nous pourmaintenir notre connaissance et donc notre maîtrise, à ce que tout reste enl’état, autant et aussi longtemps que faire se pourra. Pourvu que cela dure !– ce qu’il faut comprendre ainsi : pourvu que le cela n’ait pas à faire avecce que cela donne. Mais, dans le cas où cela aurait statut d’événement, c’est-à-dire n’aurait pas d’autre stature que d’advenir, que de surgir dans laprésence par une advenue, alors nous ne pourrions plus faire l’économie dece qui départit et découvre le cela, de la donation en lui. la « merveille desmerveilles (Wunder aller Wunder) » ne tient alors plus à l’étant (commedans la question métaphysique par excellence qui demande seulement« Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », sans s’étonner qu’ily ait quelque chose), mais au fait que l’étant soit. Que l’étant soit n’a riend’ontique, il ne relève pas de l’étant, mais de l’être. À condition du moinsd’entendre l’être dans son ambivalence – autrement que comme la persis-tance in se et per se d’une essence dans son être, in suo esse. Car l’êtren’appartient pas plus à l’étant qu’il ne se borne au moment présent. l’être,s’il faut en admettre un, advient comme donné, dé-couverte de la présenceau-delà du présent.

Présent ? Mais de quel présent parlons-nous? l’ambivalence du présentéclate en effet ici en pleine lumière. S’agit-il du moment présent au sens tonun, nunc stans, jetzt, now de la metaphysica, ou du présent du es gibt, duprésent donné par la présence et don passant à travers elle du pas encore audéjà plus et s’y déployant également? Mais alors comment la présence sedonne-t-elle quand elle donne le présent en ce sens? l’ambivalence de l’être

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lui, son égalité à soi (isa heautô) : il s’agit de la mise en œuvre du principed’identité, a = a, une chose est ce qu’elle est et pas autre chose35. Ce sensmétaphysique de l’ousia s’entend d’autant plus nettement que, si le termemanque, il se trouve remplacé par un autre, infiniment plus rare, mais aussiinfiniment plus fort, to einai [isa theô]: il faut donc comprendre que leChrist n’a pas considéré le fait et le droit d’être en propre ce qu’il étaitpourtant (égal à Dieu, Dieu même), bref n’a pas considéré to einai engénéral (überhaupt, schlechthin) comme une possession, mais qu’il s’endésappropria jusqu’à s’en vider (ékénôsen, Phil 3,7), jusqu’à prendrevolontairement une autre ousia, la morfhê doulou, celle que subit involon-tairement le fils prodigue (misthos, l’employé, Knecht, le valet, Lc 15,19).Pourquoi cette inversion des rôles? Pourquoi celui qui est seigneur (« Vousm’appelez maître et seigneur, et à bon titre, car je le suis », Jn 13,13), negarde-t-il pas cette ousia comme sa possession ? Parce qu’il sait qu’ils’agit d’un présent donné par son père, parce qu’il connaît et le Père quidonne et le don advenant (« Si tu savais le don de Dieu et celui qui teparle », Jn 4,10), et donc que cette morfhê et cette ousia ne peuvent et nedoivent que se recevoir, mais jamais se posséder, puisque leur consistanceleur vient d’ailleurs (du don, donc du donateur), non d’elles-mêmes (per seet in se). le Christ sait ce qu’ignore le fils prodigue (et nous) : le prodiguepense qu’en se reconnaissant esclave et salarié, il perd son rang (sonessence) de fils, parce qu’il ne croit pas que le Père aime comme un Père ;mais le Christ sait, lui, qu’en renonçant à posséder la divinité il continueraprécisément à la recevoir de son Père – « ... et c’est pourquoi Dieu l’a exaltéet lui a donné le nom, qui est au-dessus de tout nom » (Phil 3,9). Paradoxa-lement (et contre toute interprétation métaphysique de l’être), seule laperte de ou la renonciation volontaire à la persévérance dans l’essence etla présence (dans son ousia) permet de la recevoir « au centuple ». quipersiste dans to einai comme dans une possession le perd ; qui perd to einaipour le reconnaître comme un don du Père, le reçoit et donc le sauve.

Mais comment et pourquoi ce paradoxe? que s’y révèle-t-il de meilleurpour l’étant en général, pour l’étant humain en particulier, et surtout de plusdigne de Dieu? Il s’agit, à l’évidence, ici de la mise en œuvre par le Christ(qui d’autre le pourrait avant et ensuite sans lui ?) du principe proposé par

35. C’est d’ailleurs cette égalité à Dieu que les Juifs reprochent à Jésus, parce qu’ils n’yvoient qu’une revendication de possession par soi de l’égalité (avec soi), ison heautonpoiôn tô theô (Jn 5,18).

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le mode d’être qu’entend la metaphysica se définit, on l’a vu, par lapersistance de chaque étant dans son être, à la mesure où il prend et gardepossession de la présence. or, assez étrangement, le mode d’être du Christ,son mode de mise en œuvre de ce que nous nommons « être » se trouve luiaussi décrit, en de brèves et assez énigmatiques indications dans le nouveautestament, mais avec une précision telle qu’on y retrouve certains desconcepts qui soutiendront l’histoire métaphysique de l’être. Pour leconstater, il suffit d’un fil conducteur, fourni par un verset déjà mentionné,qui ouvre l’hymne liturgique que cite saint Paul dans l’épître aux Philip-piens : « hos en morfhê theou hujarkhon, ouk arpagmon hêgêsato to einaiisa theô – lui, demeurant dans la forme de Dieu, n’a pas considéré commeune possession-à-conserver-pour-soi [rapina, une rapine] d’être égal àDieu » (Phil 2,6). Étrange formulation. D’abord parce qu’elle concentre endeux lignes nombre des termes techniques de ce qui va devenir le lexiquede la metaphysica (morfhê, theos, huparkhein, to einai, isa), ensuite parcequ’elle utilise une formule très rare (voire inconnue) du nouveau testament(l’infinitif to einai, « être ») en complément d’un terme (harpagmon) lui-même rare dans la grécité, et unique dans le nouveau testament. Maisformulation surtout remarquable par la rigueur de son argumentation : leChrist est (huparkhein, être au principe, au commencement, être à partir desoi, de plein droit) dans la position et la forme (morfhê, donc eidos, doncousia, essence, voire substance) de Dieu ; en termes et selon la manièred’être de la metaphysica, il pourrait et même devrait donc prendre posses-sion de cette essence et substance, se la garder pour soi, bref y persistercomme dans son être. on ne peut pas ici ne pas songer qu’il serait alorsexactement sur le mode du fils cadet de la parabole de l’enfant prodigue,que rapporte luc : ce fils exige de son père sa part de bien, la prise depossession en plein droit de son ousia (essence et substance) : « dos moi toepiballon meros tês ousias – Donne-moi la part d’ousia qui me revient »(Lc 15,12) ; ce faisant, il ne fait que suivre le conatus in suo esse perseve-randi, l’effort pour persister dans la présence possédée (devant êtrepossédée). or – et toute l’intention de l’hymne se joue ici –, le Christ, lui,au contraire du fils cadet (et de nous tous, spontanément métaphysiciens)ne considère justement pas son oujsiva (sa morfhê) comme un bien àposséder (ajrpagmo;»). Mais de quelle ousia s’agit-il ? D’une essence quiconsiste justement dans l’égalité à Dieu (isa thêo) ; mais, puisqu’il est déjàdans la forme et l’essence divine qui le définit déjà, il n’a pas à la revendi-quer, ni à exiger un quelconque partage, cette égalité à Dieu signifie, pour

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lui, son égalité à soi (isa heautô) : il s’agit de la mise en œuvre du principed’identité, a = a, une chose est ce qu’elle est et pas autre chose35. Ce sensmétaphysique de l’ousia s’entend d’autant plus nettement que, si le termemanque, il se trouve remplacé par un autre, infiniment plus rare, mais aussiinfiniment plus fort, to einai [isa theô]: il faut donc comprendre que leChrist n’a pas considéré le fait et le droit d’être en propre ce qu’il étaitpourtant (égal à Dieu, Dieu même), bref n’a pas considéré to einai engénéral (überhaupt, schlechthin) comme une possession, mais qu’il s’endésappropria jusqu’à s’en vider (ékénôsen, Phil 3,7), jusqu’à prendrevolontairement une autre ousia, la morfhê doulou, celle que subit involon-tairement le fils prodigue (misthos, l’employé, Knecht, le valet, Lc 15,19).Pourquoi cette inversion des rôles? Pourquoi celui qui est seigneur (« Vousm’appelez maître et seigneur, et à bon titre, car je le suis », Jn 13,13), negarde-t-il pas cette ousia comme sa possession ? Parce qu’il sait qu’ils’agit d’un présent donné par son père, parce qu’il connaît et le Père quidonne et le don advenant (« Si tu savais le don de Dieu et celui qui teparle », Jn 4,10), et donc que cette morfhê et cette ousia ne peuvent et nedoivent que se recevoir, mais jamais se posséder, puisque leur consistanceleur vient d’ailleurs (du don, donc du donateur), non d’elles-mêmes (per seet in se). le Christ sait ce qu’ignore le fils prodigue (et nous) : le prodiguepense qu’en se reconnaissant esclave et salarié, il perd son rang (sonessence) de fils, parce qu’il ne croit pas que le Père aime comme un Père ;mais le Christ sait, lui, qu’en renonçant à posséder la divinité il continueraprécisément à la recevoir de son Père – « ... et c’est pourquoi Dieu l’a exaltéet lui a donné le nom, qui est au-dessus de tout nom » (Phil 3,9). Paradoxa-lement (et contre toute interprétation métaphysique de l’être), seule laperte de ou la renonciation volontaire à la persévérance dans l’essence etla présence (dans son ousia) permet de la recevoir « au centuple ». quipersiste dans to einai comme dans une possession le perd ; qui perd to einaipour le reconnaître comme un don du Père, le reçoit et donc le sauve.

Mais comment et pourquoi ce paradoxe? que s’y révèle-t-il de meilleurpour l’étant en général, pour l’étant humain en particulier, et surtout de plusdigne de Dieu? Il s’agit, à l’évidence, ici de la mise en œuvre par le Christ(qui d’autre le pourrait avant et ensuite sans lui ?) du principe proposé par

35. C’est d’ailleurs cette égalité à Dieu que les Juifs reprochent à Jésus, parce qu’ils n’yvoient qu’une revendication de possession par soi de l’égalité (avec soi), ison heautonpoiôn tô theô (Jn 5,18).

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le mode d’être qu’entend la metaphysica se définit, on l’a vu, par lapersistance de chaque étant dans son être, à la mesure où il prend et gardepossession de la présence. or, assez étrangement, le mode d’être du Christ,son mode de mise en œuvre de ce que nous nommons « être » se trouve luiaussi décrit, en de brèves et assez énigmatiques indications dans le nouveautestament, mais avec une précision telle qu’on y retrouve certains desconcepts qui soutiendront l’histoire métaphysique de l’être. Pour leconstater, il suffit d’un fil conducteur, fourni par un verset déjà mentionné,qui ouvre l’hymne liturgique que cite saint Paul dans l’épître aux Philip-piens : « hos en morfhê theou hujarkhon, ouk arpagmon hêgêsato to einaiisa theô – lui, demeurant dans la forme de Dieu, n’a pas considéré commeune possession-à-conserver-pour-soi [rapina, une rapine] d’être égal àDieu » (Phil 2,6). Étrange formulation. D’abord parce qu’elle concentre endeux lignes nombre des termes techniques de ce qui va devenir le lexiquede la metaphysica (morfhê, theos, huparkhein, to einai, isa), ensuite parcequ’elle utilise une formule très rare (voire inconnue) du nouveau testament(l’infinitif to einai, « être ») en complément d’un terme (harpagmon) lui-même rare dans la grécité, et unique dans le nouveau testament. Maisformulation surtout remarquable par la rigueur de son argumentation : leChrist est (huparkhein, être au principe, au commencement, être à partir desoi, de plein droit) dans la position et la forme (morfhê, donc eidos, doncousia, essence, voire substance) de Dieu ; en termes et selon la manièred’être de la metaphysica, il pourrait et même devrait donc prendre posses-sion de cette essence et substance, se la garder pour soi, bref y persistercomme dans son être. on ne peut pas ici ne pas songer qu’il serait alorsexactement sur le mode du fils cadet de la parabole de l’enfant prodigue,que rapporte luc : ce fils exige de son père sa part de bien, la prise depossession en plein droit de son ousia (essence et substance) : « dos moi toepiballon meros tês ousias – Donne-moi la part d’ousia qui me revient »(Lc 15,12) ; ce faisant, il ne fait que suivre le conatus in suo esse perseve-randi, l’effort pour persister dans la présence possédée (devant êtrepossédée). or – et toute l’intention de l’hymne se joue ici –, le Christ, lui,au contraire du fils cadet (et de nous tous, spontanément métaphysiciens)ne considère justement pas son oujsiva (sa morfhê) comme un bien àposséder (ajrpagmo;»). Mais de quelle ousia s’agit-il ? D’une essence quiconsiste justement dans l’égalité à Dieu (isa thêo) ; mais, puisqu’il est déjàdans la forme et l’essence divine qui le définit déjà, il n’a pas à la revendi-quer, ni à exiger un quelconque partage, cette égalité à Dieu signifie, pour

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propre puissance) et son acception trinitaire selon l’admirabile commerciumde l’échange des volontés du Fils avec le Père. Mais reste-t-il alors encoreun mode d’être de l’étant? Sans doute, si l’être de l’étant relève, comme tel,de la création, au lieu, comme le prétend sans rime ni raison la metaphysica,de la précéder. Sous quelle formule se dirait cet être vu du point de vue deDieu, et de Dieu révélé trinitairement ? Selon le principe que « toutedonation bonne et tout donné achevé (tout présent présenté) vient d’en haut– pasa dosis kai pan dôrema teleion anothên estin » (Jc 1,17). Même etsurtout pour le Christ, donc par dérivation d’adoption pour nous aussi, rienn’est que reçu, rien ne se reçoit que donné, en sorte qu’être consiste à serecevoir, lorsque l’on n’a rien encore et n’est rien (pur donné) et à rendre ledonné reçu en se rendant soi-même. Ce mode trinitaire d’être selon ladonation, nous le lisons expressément : « Fils, tu es toujours avec moi, et toutce qui est à moi est à toi – teknon, su pantote met’ emou ei, kai panta ta êmasa estin » (Lc 15,31). ou : « toutes les choses miennes sont tiennes et toutestiennent [sont] miennes – ta; ejma; pavnta sa; ejstin kai; ta; sa; ejmav(Jn 17,10). autrement dit la communion trinitaire des volontés du Père et duFils, échangées comme des dons donnés et se re-donnant infiniment l’uneà l’autre dans l’esprit, précède et détermine le mode d’être des choses quisont. nous commençons ainsi à entrevoir une lueur dans notre questioninitiale : avant de demander la bonne hypothèse entre Dieu sans l’être et Dieuavec l’être, bref avant de soumettre Dieu (inconnu) à l’être (supposé bienconnu), avant de demander ce qu’il advient de Dieu sous l’hypothèse del’être, il faut demander ce qu’il advient de la question de l’être sous l’hypo-thèse de Dieu, dans la perspective ouverte par Dieu. Was geschieht in derSeinsfrage wenn man über Sein vom gott aus fragt? Car, par être nousentendons (ou plutôt nous passons notre temps à le plus souvent ne pasentendre) son ambivalence. ou l’être à posséder comme une propriété, oul’être à recevoir comme un don et à rendre. avec cette question, la penséechrétienne, pourvu qu’elle devienne chrétienne vraiment, pourrait seretourner sur la question de l’être – se tourner vers elle, ou plutôt la retournervers Dieu.

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avance aux disciples, qui, eux, n’en peuvent mais : « Celui qui cherche sonâme la perdra, et celui qui l’aura perdue pour l’amour de moi la sauvera –ho eurôn tên yuc;n autou apolêsei authên, kai o apolêsas tên yuch;n autouhênêkên émou eurêsei autên » (Mt 10,39, voir Mc 8,35 ou Lc 9,24). Maisencore une fois, cette réponse ne fait que déplacer la question : car enfin,pourquoi faudrait-il, du point de vue d’une compréhension de l’être (et nonpas du point de vue théologique d’une compréhension du mystère du Christ)renoncer à la calme (quoique provisoire) possession de soi, à la transcen-dantalité de l’ego?

une première réponse vient du récit de l’agonie de gethsémani, lorsqueJésus s’inscrit définitivement dans la figure du Christ, autrement dit quand ilassume à la perfection son statut de Fils du Père – à savoir quand il échangesa volonté d’homme pour la volonté du Père, le manifestant ainsi comme telet se manifestant ainsi comme lui-même Fils, dans une glorification réciproque(Jn 13,1, 32; 17,1-5). Ce qui s’accomplit avec la décision qui fait tout pivoter:« non pas ma volonté, mais que la tienne advienne – mê to thelêma mou, allato son ginesthô (Lc 22,42, voir Mt 26,39 et Mc 14,36). Cette décision, quiretourne la volonté, la convertit au sens propre d’elle-même à une autre, celledu Père; elle ouvre dans toute sa largeur et profondeur, sa hauteur et longueurla scène trinitaire de l’acte final du Christ, bref la théologie. Mais elle prendaussi, pour la philosophie, une signification cruciale : le conatus in suo esseperseverandi, à savoir la volonté de posséder son ousia autant que faire se peutet à tout prix aboutit, en fin de metaphysica, à la volonté qui se veut elle-mêmeet ne veut rien d’autre que sa propre affirmation, autrement dit la volontévoulant à la puissance sa montée en puissance, bref à la Wille zur Macht. legrand amen, par lequel nietzsche imite et blasphème de celui « … dans lequelse trouve le oui » (2 Cor 1,27, renvoyant à Mt 11,26), s’en distingue en ce quezarathoustra ne dit oui qu’à ce que sa propre volonté peut vouloir et supporter,tandis que le Christ dit oui à tout ce que veut le Père et qu’il « supporte tout »(1 Cor 13,7). Si donc la volonté de puissance définit le nihilisme, si lenihilisme lui-même entérine la fin de la metaphysica, il faut alors aller jusqu’àsoupçonner que vouloir la volonté du Père, c’est-à-dire d’un autrui parexcellence, de vouloir ce que je ne veux pas et ne veux pas vouloir constituela seule et la définitive réponse au nihilisme et l’imposition finale d’uneinterprétation alternative de l’être de l’étant.

l’ambivalence de l’être se jouerait donc entre son acception selon lametaphysica (être comme conatus in suo esse perseverandi, volonté de sa

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propre puissance) et son acception trinitaire selon l’admirabile commerciumde l’échange des volontés du Fils avec le Père. Mais reste-t-il alors encoreun mode d’être de l’étant? Sans doute, si l’être de l’étant relève, comme tel,de la création, au lieu, comme le prétend sans rime ni raison la metaphysica,de la précéder. Sous quelle formule se dirait cet être vu du point de vue deDieu, et de Dieu révélé trinitairement ? Selon le principe que « toutedonation bonne et tout donné achevé (tout présent présenté) vient d’en haut– pasa dosis kai pan dôrema teleion anothên estin » (Jc 1,17). Même etsurtout pour le Christ, donc par dérivation d’adoption pour nous aussi, rienn’est que reçu, rien ne se reçoit que donné, en sorte qu’être consiste à serecevoir, lorsque l’on n’a rien encore et n’est rien (pur donné) et à rendre ledonné reçu en se rendant soi-même. Ce mode trinitaire d’être selon ladonation, nous le lisons expressément : « Fils, tu es toujours avec moi, et toutce qui est à moi est à toi – teknon, su pantote met’ emou ei, kai panta ta êmasa estin » (Lc 15,31). ou : « toutes les choses miennes sont tiennes et toutestiennent [sont] miennes – ta; ejma; pavnta sa; ejstin kai; ta; sa; ejmav(Jn 17,10). autrement dit la communion trinitaire des volontés du Père et duFils, échangées comme des dons donnés et se re-donnant infiniment l’uneà l’autre dans l’esprit, précède et détermine le mode d’être des choses quisont. nous commençons ainsi à entrevoir une lueur dans notre questioninitiale : avant de demander la bonne hypothèse entre Dieu sans l’être et Dieuavec l’être, bref avant de soumettre Dieu (inconnu) à l’être (supposé bienconnu), avant de demander ce qu’il advient de Dieu sous l’hypothèse del’être, il faut demander ce qu’il advient de la question de l’être sous l’hypo-thèse de Dieu, dans la perspective ouverte par Dieu. Was geschieht in derSeinsfrage wenn man über Sein vom gott aus fragt? Car, par être nousentendons (ou plutôt nous passons notre temps à le plus souvent ne pasentendre) son ambivalence. ou l’être à posséder comme une propriété, oul’être à recevoir comme un don et à rendre. avec cette question, la penséechrétienne, pourvu qu’elle devienne chrétienne vraiment, pourrait seretourner sur la question de l’être – se tourner vers elle, ou plutôt la retournervers Dieu.

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DIeu et l’aMBIValenCe De l’Être

avance aux disciples, qui, eux, n’en peuvent mais : « Celui qui cherche sonâme la perdra, et celui qui l’aura perdue pour l’amour de moi la sauvera –ho eurôn tên yuc;n autou apolêsei authên, kai o apolêsas tên yuch;n autouhênêkên émou eurêsei autên » (Mt 10,39, voir Mc 8,35 ou Lc 9,24). Maisencore une fois, cette réponse ne fait que déplacer la question : car enfin,pourquoi faudrait-il, du point de vue d’une compréhension de l’être (et nonpas du point de vue théologique d’une compréhension du mystère du Christ)renoncer à la calme (quoique provisoire) possession de soi, à la transcen-dantalité de l’ego?

une première réponse vient du récit de l’agonie de gethsémani, lorsqueJésus s’inscrit définitivement dans la figure du Christ, autrement dit quand ilassume à la perfection son statut de Fils du Père – à savoir quand il échangesa volonté d’homme pour la volonté du Père, le manifestant ainsi comme telet se manifestant ainsi comme lui-même Fils, dans une glorification réciproque(Jn 13,1, 32; 17,1-5). Ce qui s’accomplit avec la décision qui fait tout pivoter:« non pas ma volonté, mais que la tienne advienne – mê to thelêma mou, allato son ginesthô (Lc 22,42, voir Mt 26,39 et Mc 14,36). Cette décision, quiretourne la volonté, la convertit au sens propre d’elle-même à une autre, celledu Père; elle ouvre dans toute sa largeur et profondeur, sa hauteur et longueurla scène trinitaire de l’acte final du Christ, bref la théologie. Mais elle prendaussi, pour la philosophie, une signification cruciale : le conatus in suo esseperseverandi, à savoir la volonté de posséder son ousia autant que faire se peutet à tout prix aboutit, en fin de metaphysica, à la volonté qui se veut elle-mêmeet ne veut rien d’autre que sa propre affirmation, autrement dit la volontévoulant à la puissance sa montée en puissance, bref à la Wille zur Macht. legrand amen, par lequel nietzsche imite et blasphème de celui « … dans lequelse trouve le oui » (2 Cor 1,27, renvoyant à Mt 11,26), s’en distingue en ce quezarathoustra ne dit oui qu’à ce que sa propre volonté peut vouloir et supporter,tandis que le Christ dit oui à tout ce que veut le Père et qu’il « supporte tout »(1 Cor 13,7). Si donc la volonté de puissance définit le nihilisme, si lenihilisme lui-même entérine la fin de la metaphysica, il faut alors aller jusqu’àsoupçonner que vouloir la volonté du Père, c’est-à-dire d’un autrui parexcellence, de vouloir ce que je ne veux pas et ne veux pas vouloir constituela seule et la définitive réponse au nihilisme et l’imposition finale d’uneinterprétation alternative de l’être de l’étant.

l’ambivalence de l’être se jouerait donc entre son acception selon lametaphysica (être comme conatus in suo esse perseverandi, volonté de sa

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