des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette...

22

Upload: others

Post on 08-Oct-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,
Page 2: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

Des cendres sur la glace

Page 3: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

DANS LA MÊME COLLECTION

Claudine Paquet :Le temps d’après

Éclats de voix, nouvellesUne toute petite vague, nouvelles

Claudine Paquet, Andrée Casgrain, Claudette Frenette, Dominic Garneau : Fragile équilibre, nouvelles

Claude Lamarche :Le cœur oublié

Je ne me tuerai plus jamais

Marie C. Laberge :En Thaïlande : Marie au pays des merveilles

Michel Chevrier :Contes naïfs et presque pervers, nouvelles

Sylvain Meunier :La petite hindoue

Louise Tremblay-D’Essiambre :Les années du silence Tome 1 : La TourmenteLes années du silence Tome 2 : La Délivrance

Les années du silence Tome 3 : La SérénitéLes années du silence Tome 4 : La Destinée

Les années du silence Tome 5 : Les BourrasquesLes années du silence Tome 6 : L’Oasis

Entre l’eau douce et la merLa fille de Joseph

L’infiltrateur«Queen Size»

BoomerangAu-delà des mots

De l’autre côté du murLes demoiselles du quartier, nouvellesLes sœurs Deblois Tome 1 : Charlotte

Les sœurs Deblois Tome 2 : Émilie

Hannah R. :Vivre à force de mourir

Pat Capponi :Une maison de fou : l’histoire d’une réchappée

Page 4: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

GEORGES LAFONTAINE

Des cendres sur la glace

G u y S a i n t - J e a nÉ D I T E U R

Page 5: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives CanadaLafontaine, Georges, 1957-Des cendres sur la glaceISBN 2-89455-177-0I. Titre.PS8623.A359D47 2005 C843’.6 C2005-940224-5PS9623.A359D47 2005

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremisedu Programme d’Aide au Développement de l’Industrie de l’Édition (PADIÉ) ainsique celle de la SODEC pour nos activités d’édition. Nous remercions le Conseil desArts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres— Gestion SODEC© Guy Saint-Jean Éditeur inc. 2005

Conception graphique : Christiane SéguinRévision : Nathalie ViensIllustration de la page couverture : Toile peinte par Françoise Lafrenière

Dépôt légal 1er trimestre 2005Bibliothèques nationales du Québec et du CanadaISBN 2-89455-177-0

Distribution et diffusionAmérique : PrologueFrance : CDE/SodisBelgique : Diffusion Vander S.A.Suisse : Transat S.A.

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extraitquelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photo-copie ou microfilm, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Guy Saint-Jean Éditeur inc., 3154, boul. Industriel, Laval (Québec) Canada. H7L 4P7. (450) 663-1777. Courriel : [email protected] Web : www.saint-jeanediteur.com

Guy Saint-Jean Éditeur France, 48, rue des Ponts, 78290 Croissy-sur-Seine, France.(1) 39.76.99.43. Courriel : [email protected]

Imprimé et relié au Canada

ISBN PDF 978-2-89455-656-6

Page 6: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

Remerciements

Si les lieux cités dans ce roman sont réels, les personnageset l’histoire sont fictifs. À l’origine, il ne devait pas s’agir

d’une histoire d’amour. Elle s’est imposée ainsi lors del’écriture. Pouvait-il y avoir autre chose que l’amour pourque cette aventure puisse arriver?

Je tiens à remercier sincèrement ma conjointe, AdelaStryde, qui m’a inspiré ce livre (et sûrement la belle histoired’amour qu’elle contient) et m’a fait connaître avec tant deflammes, d’amour et de conviction cet endroit magnifiquequ’est Terre-Neuve, et surtout les gens exceptionnels qui yhabitent. J’ai souhaité lui rendre hommage en donnant sonnom à l’héroïne principale de cette histoire, Adela, elleaussi originaire de cette île. Merci aux autres Terre-Neuviens qui m’ont ouvert leur cœur et leur maison. Jesouhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline quicharme tant les narines et qu’il en incite d’autres, commemoi, à découvrir La Roche.

Comment ne pas également remercier ma mère,Fernande Saumur, qui depuis mon jeune âge m’invitait àécrire un roman. Voilà, c’est fait, maman. J’aurais dût’écouter avant. Je souhaite également remercier les per-sonnes suivantes : Françoise Lafrenière, ma collègue de travail, pour la magnifique toile qu’elle a réalisée aprèsavoir lu le manuscrit et qui illustre la page couverture. Sontalent vient mettre en valeur ce que j’ai écrit. À MauriceCarrière, pour avoir consacré de longues heures à faire,

5

Page 7: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

patiemment et sans autre gratification que ma reconnais-sance, la correction du texte. À Agathe Quevillon, prési-dente de la Maison de la Culture de la Vallée-de-la-Gatineau, qui a accepté avec joie de lire, commenter etcorriger ce roman. Merci à tous ceux qui ont lu le manus-crit et m’ont incité à le présenter : Johanne Morin, DeniseLacoursière, Berthe Morin, Claire Lacroix, Bernard Duffy,Ronald Tessier, Jennifer Olsen, Françoise Hubert, LisetteNormand, Gabriel Lefebvre, Pierre Thisdale.

Merci finalement à Guy Saint-Jean Éditeur pour avoiraccueilli ce premier roman, mais surtout pour la chaleur deleur équipe.

Bonne lecture.

6

Des cendres sur la glace

Page 8: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,
Page 9: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

Chapitre 1

Assis sur le vieux perron de bois, il regardait ces plan-ches qui avaient vu tant de pieds durant tant de sai-

sons qu’elles en étaient courbées, sculptées par des millionsde frottements de souliers et de bottines. Il y avait près desoixante-dix ans qu’Achille avait bâti ce perron, de sesmains, aidé de celle qu’il tenait aujourd’hui dans ce petitcontenant. Son Adela1.

Il regrettait aujourd’hui de ne s’être jamais officielle-ment marié. Cette question, elle et lui l’avaient résolue de-puis longtemps. Les Églises les avaient rejetés tous les deux.Leur union, ils l’avaient célébrée en partageant chacune desjournées qu’ils avaient vécues.

Paul, debout près de lui sur le perron, était visiblementmal à l’aise. Il piétinait d’impatience, anxieux de quitter cetendroit. Pourtant, c’était sa mère qui se trouvait dans cetteétrange urne funéraire. Paul n’avait pas voulu que les cen-dres soient placées à l’intérieur de l’objet, comme il dési-gnait l’urne, tant que durerait la petite cérémonie qui ve-nait de se terminer.

— Ç’a l’air du diable, cette chose-là. Vous n’êtes paspour me faire honte encore. Pis l’urne est déjà comprisedans le prix du crématoire, avait dit Paul, comme s’il avaiteu droit au chapitre, lorsqu’Achille avait voulu y mettre lescendres.

7

_________________1 Prononcé «Adila».

Page 10: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

La maison funéraire lui avait remis les cendres dans uneurne de métal qui brillait comme le pare-chocs d’une ruti-lante automobile, ainsi que l’avis de décès qui avait parudans le journal Le Droit du 2 avril 1990 et qui avait étéplastifié. Aussitôt revenu à la maison, Achille avait trans-féré les cendres dans l’urne qu’il avait fabriquée.

Il s’agissait en fait d’une souche. Quand Adela l’avaitvue dix ans plus tôt, en bordure de la rivière qui jalonnaitleur terrain, elle avait eu un petit cri de surprise.

— God, it’s an iceberg2 ! ... regarde, comme sa formeressemble à un iceberg.

Achille, qui n’avait jamais vu de sa vie un vrai iceberg,n’arrivait pas à visualiser la chose. Le tronc principal s’était brisé et le temps avait usé le bois. Adela lui en par-lait si souvent, de ces montagnes flottantes de glace. Elleavait d’ailleurs gardé un vieux calendrier de l’année 1970dans lequel figurait une magnifique photo en couleurs d’uniceberg et qu’Adela lui avait montré à plusieurs reprises.Quelques jours après l’incident de la souche, il avait sortidu tiroir à souvenirs le fameux calendrier. Le monstre deglace apparaissait sur la page du mois de juillet.

— Un glacier pour le 1er juillet, ça fait étrange, tu netrouves pas? avait-il dit.

— Silly3 ! disait-elle tout le temps quand il lançait unebêtise. Les icebergs descendent du nord et arrivent à Terre-Neuve durant les été mois.

Bien qu’elle s’exprimât correctement en français, Adelaavait gardé de sa langue maternelle cette façon d’inversercertains mots. Personne ne lui en tenait rigueur. Et surtout

8

Des cendres sur la glace

_________________2 Mon Dieu, c’est un iceberg!3 Nigaud!

Page 11: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

pas Achille. Cela ajoutait toujours un petit côté charmant,parfois carrément humoristique, à son discours.

— Les été mois, hein? avait-il répété avec un petit sou-rire dans les yeux, amusé encore une fois, malgré soixanteans de vie commune, par cette façon bien à elle de parler.

Souvent, il reprenait l’une de ses expressions parmi lesplus mignonnes et l’utilisait à son propre compte. Au boutd’un certain temps, il oubliait qu’il avait commencé à l’uti-liser pour la taquiner, et il l’intégrait à son propre vocabu-laire. Ceux qui ne les connaissaient pas bien avaient peineà les comprendre lorsqu’ils discutaient entre eux. Leursplus belles expressions, celles que chacun appréciait dansla bouche de l’autre, se mêlaient, formant une nouvellelangue : une parlure composée de québécois de souche mé-langé à de l’anglais élisabéthain comme il se parlait dans lavieille Angleterre, et se parlait encore dans certaines îlesisolées autour de Terre-Neuve.

Adela lui avait mille fois raconté comment ces gigantes-ques colosses de glace descendaient du nord et venaientparfois s’arrêter sur les fonds, si près du rivage qu’elle au-rait presque pu s’y rendre à la nage si l’eau n’avait pas étéglacée (et si elle avait su nager). Un iceberg, c’était unechose unique tant par son volume et sa forme, que sa cou-leur.

— Tu sais, ce n’est pas blanc. C’est toutes sortes de cou-leurs. Surtout du vert pâle. C’est magique, comme le cristal,disait-elle.

Achille était redescendu le long du ruisseau et avait com-paré l’image du calendrier à la vieille souche. Il avait dû seconcentrer, mais il avait fini par voir l’image qui avaitfrappé Adela. Quand on regardait la souche en faisant ab-straction de ce qui l’entourait, en la coupant juste au

9

Des cendres sur la glace

Page 12: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

niveau du sol et en préservant une partie des racines, il yavait bien une ressemblance. Et le bois blanchi par le tempsprésentait des teintes de vert imprégnant le grain, desteintes créées par le lichen et la mousse qui avaient pousséà son sommet.

Muni de son godendar4 et de la sciotte, il avait soigneu-sement découpé le tronc d’arbre et l’avait ramené à lamaison. En secret, il l’avait caché dans son atelier. Puis, du-rant l’hiver, il avait commencé à gosser5 la souche, s’inspi-rant parfois de la photo du calendrier pour se donner uneréférence, ou écoutant avec plus d’attention l’une des lon-gues descriptions que lui donnait Adela lorsque la nostalgiede son pays lui faisait évoquer ses souvenirs. Il avaitd’abord retiré l’écorce, puis il avait commencé à gratter lesracines au couteau, sculptant et modifiant la souche pourlui donner une forme un peu plus élargie à la base, commecelle d’un iceberg. Parfois, il passait une soirée complète àla sabler, au papier fin. Puis, il s’était décidé à couper lehaut du mini glacier pour en creuser le centre, avec commeidée d’en faire un coffret. Cela lui avait pris cinq ans. Etmême après cinq ans, son œuvre lui semblait toujours im-parfaite. La dernière année, il n’avait fait qu’appliquer levernis. Combien de couches? Une bonne vingtaine sûre-ment, entre lesquelles Achille ponçait amoureusementl’objet. À la fin, on aurait dit qu’il était fait de verre... oude glace. Quand Adela avait ouvert le paquet qu’Achilleavait enveloppé de vieux journaux et placé sous l’arbre deNoël, elle avait fondu en larmes.

10

Des cendres sur la glace

_________________4 Large scie pouvant atteindre deux mètres de long autrefois utilisée pour l’abattagemanuel des arbres.5 Travailler le bois à l’aide d’un couteau.

Page 13: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

— La souche ! C’est la souche ! This is it. You are incre-dible6 ! Tu en as fait un iceberg !

Jamais rien n’avait été plus précieux pour elle. Le cof-fret trônait sur la commode de la chambre, au milieu d’unpetit centre qu’elle avait tressé avec des bouts de tissus vertset bleus. Comme une petite parcelle de mer sur laquelle ilaurait vogué.

Il avait voulu qu’elle s’en serve pour y mettre ses petiteschoses précieuses qu’elle gardait çà et là dans la maison.Elle aurait pu y ranger des bijoux, mais Adela n’en avaitaucun et n’en avait jamais souhaité. Achille songeait plutôtà tous ces petits objets évoquant chez elle de doux souve-nirs et qu’elle s’entêtait à entasser dans le tiroir de la com-mode de la chambre ou dans celui du buffet de la cuisine.Parfois, elle choisissait un tiroir et le vidait complètementpour y replacer religieusement ses trésors un à un après,disait-elle, y avoir fait le ménage. En réalité, elle n’avait ja-mais rien jeté, et son époussetage était inutile. Ce cérémo-nial de nettoyage survenait généralement durant lesgrandes soirées d’hiver, et visait beaucoup plus à évoquerles images qu’elle y associait.

Adela s’était refusée à utiliser le cadeau comme coffret.Un soir qu’elle admirait l’œuvre d’Achille, plongée dans sespensées, elle lui avait soudainement dit :

— Quand je serai morte, je veux que tu me brûles et quetu mettes mes cendres dedans !

Achille en était presque tombé en bas de sa chaise. Luiqui avait tenu à lui faire un présent dont elle serait heu-reuse, avait fabriqué un objet qu’elle associait à la mort.C’était d’ailleurs la première fois qu’elle évoquait une telle

11

Des cendres sur la glace

_________________6 C’est elle. Tu es incroyable !

Page 14: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

réalité. Non pas qu’elle ait senti sa fin proche, mais la pe-tite boîte sculptée en forme d’iceberg était si réelle, répliqueexacte des montagnes de glace toujours présentes dans samémoire, qu’elle avait décidé du coup qu’elle serait inci-nérée et que ses cendres seraient placées au centre.

Achille avait été bouleversé que son présent ait pu pro-voquer une réflexion aussi morbide. L’idée de la mortd’Adela ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Il l’avait peut-être repoussée loin de ses pensées, une telle vérité lui pa-raissant insoutenable. Les yeux d’Adela s’étaient remplisd’eau. Comme toujours, les mots étaient inutiles entre eux.Les émotions de l’un coulaient immédiatement dans lesveines de l’autre. Les larmes avaient rougi les yeuxd’Achille. Adela avait mis sa main sur la bouche d’Achillepour l’empêcher de parler. Il n’en avait pas eu l’intention.Il ne discourait pas inutilement. Le geste d’Adela n’avaitpas vraiment eu pour objectif de le faire taire, mais plutôtde lui demander de l’écouter. Elle allait dire quelque choseet l’instant avait un côté sérieux et solennel.

— Je veux que tu m’écoutes. Quand je mourrai, je veuxque tu mettes mes cendres dans cette boîte. Et je veux quetu laisses mes cendres descendre la rivière. I will let Godbring my ashes home7.

Adela espérait ainsi que ses cendres seraient emportéespar la rivière Joseph vers la rivière Gatineau, qui irait en-suite se déverser dans la rivière des Outaouais. Le courantpuissant de l’Outaouais la transporterait jusqu’au fleuveSaint-Laurent et, de là, elle retournerait à la mer. Elle sa-vait bien que la rivière Gatineau était parsemée de barrageshydroélectriques qui stopperaient probablement le coffret,

12

Des cendres sur la glace

_________________7 Je laisserai Dieu ramener mes cendres à la maison.

Page 15: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

mais elle se disait que ses cendres finiraient par se mêler àl’eau et poursuivraient leur route vers son île natale.

Quand tous les deux, assis près du feu durant l’hiver,communiaient parfaitement par leur seule présence, elle luiracontait, lui décrivait, son île de roches. Une étincelle pas-sait alors dans ses yeux. À moins que ce ne fût une larme.Depuis toujours, elle lui disait qu’elle l’amènerait voirNewfoundland.

— It’s the sea8. Quand la brume couvre La Roche9, çasent la mer et c’est cela qui me manque tant.

Ils avaient fait le rêve d’y aller, avaient économiséchaque centime, mais toujours un événement était survenupour repousser le projet. Cela avait d’abord été les étudesde Paul, qui avaient mobilisé tous leurs efforts durant plusde dix ans. Et encore, Achille avait emprunté trois milledollars la dernière année, pour lui permettre de terminerses études commerciales. Leur fils voulait être riche. Adelaet Achille ne comprenaient pas cet engouement pour lesbiens matériels, mais c’était sa vie à lui. Un autre dix anss’écoula avant que Paul ne revienne. Cette fois, il était dansl’embarras. Il s’était impliqué dans un projet louche dontAchille et Adela ne connurent jamais les détails. Il était ar-rivé, misérable et repentant comme le fils prodigue de laBible. Il pleurait. Il avait besoin de dix mille dollars immé-diatement sinon il risquait, disait-il, de se retrouver lespieds plombés au milieu du fleuve. Toutes leurs économiesy passèrent.

Paul n’était revenu que plusieurs années plus tard. Il venait d’avoir quarante-trois ans et il avait encore besoin

13

Des cendres sur la glace

_________________8 C’est la mer.9 Nom que les Terre-Neuviens donnent à leur île.

Page 16: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

d’argent, cette fois pour un grand coup qui devait lui per-mettre de réaliser ses fantasmes de richesse. Il avait promisde rembourser «avec les intérêts». Adela, méfiante à l’égardde son inconscient de fils, aurait refusé, mais Achille l’avaitfait fléchir.

— Tu sais, l’argent, cela n’a jamais fait partie de nos be-soins. Si cela peut l’aider à trouver le bonheur...

Et elle avait cédé. C’était la dernière fois que Paul avaitpassé la nuit à la maison, et il s’était même rendu au villageen soirée pour participer aux réjouissances du carnavald’hiver. Puis il avait encore une fois disparu durant plu-sieurs années. Il n’avait jamais payé les intérêts, pas plusque le capital emprunté. Il était là aujourd’hui, mais lesvieilles planches de la galerie lui brûlaient les pieds.

«Qu’est-ce que je fais ici? Elle est morte. Et que reste-t-ild’elle? Pas grand-chose. Une veille maison en bois équarri,quelques arpents de terre montagneuse dont on ne parvien-drait pas à obtenir plus qu’une poignée de dollars, en sup-posant qu’on arrive à la vendre», pensait Paul. Le royaumede sa mère était là, sous ses yeux. «Quelle misère» songea-t-il.

Il se souvenait de ces lieux pour y avoir grandi. Il regar-dait aujourd’hui l’endroit comme s’il y était un étranger,refoulant comme une honte tout ce qui pouvait l’y ratta-cher. Sainte-Famille d’Aumond, c’était bien loin deMontréal. Il avait l’impression d’être né sur une autre pla-nète quand il songeait à ce patelin. Durant de nombreusesannées, la famille n’avait même pas eu accès aux bienfaitsde l’électricité. Quand Achille et Adela avaient enfin décidéde se relier au réseau, ils s’étaient limités au minimum.Quelques ampoules électriques, puis, bien plus tard, le ré-frigérateur. C’était tout ce qu’il y avait d’électrique dans la

14

Des cendres sur la glace

Page 17: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

maison. Les factures d’électricité étaient si anormalementbasses qu’Hydro-Québec avait même un jour envoyé uneéquipe vérifier si ce client n’avait pas trafiqué son comp-teur pour lui voler le précieux courant. Pas de téléphonenon plus. Rien qui puisse rattacher ce coin perdu au mondequi l’entourait ou en perturber la quiétude.

Achille et Adela avaient en quelque sorte vécu en margede la société. Ils connaissaient bien sûr la télévision, et ilsavaient même regardé quelques épisodes de la série LesBelles histoires des pays d’en haut10 chez un de leurs voi-sins qui avait un poste. Achille utilisait parfois le téléphonede son ami le notaire et en appréciait la commodité, maisils s’étaient refusés à laisser cet appareil entrer dans leurmaison. Pas d’automobile non plus.

À l’école, Paul avait constaté que lui et sa famille ne vi-vaient pas exactement comme les autres. Ce n’était pas tantle fait de ne pas avoir d’électricité qui l’embêtait, mais cequ’on disait d’eux. Ils étaient considérés comme des pau-vres, des arriérés. Il en avait toujours voulu à Achille etAdela de lui avoir imposé cette marginalisation. Durant desannées, il avait fait semblant et avait menti. Quand les au-tres garçons discutaient des qualités de la voiture de leurpère, Paul laissait entendre qu’eux aussi en possédaientune, mais qu’ils ne la sortaient pas souvent à cause du mau-vais état des routes. Quand l’un de ses copains le démas-quait, il entrait dans une profonde colère. Avec les années,il avait développé de l’aversion pour ce village, le lieu detoutes ses hontes.

— Faut que je retourne à Montréal, ma femme m’attend.

15

Des cendres sur la glace

_________________10 Téléroman très populaire sur la colonisation dans les Laurentides au milieu du vingtième siècle.

Page 18: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

Achille songea que ni lui ni Adela n’avaient jamais vucette femme. C’était la troisième épouse qu’il avait prise etil n’avait jamais eu d’enfant.

— Pas le temps pour les enfants, disait-il. Cette femme savait-elle seulement que Paul avait des pa-

rents et que tous deux vivaient encore jusqu’à tout récem-ment? Achille en avait le cœur brisé. Souvent, il auraitvoulu agripper ce fils ingrat par le chignon du cou et le re-mettre à sa place, mais il ne l’avait jamais fait. Il l’avaitaimé. Comme son enfant. Cet enfant qu’il n’avait jamaiseu. Il savait que Paul avait honte de ce milieu indigne deses précieux collègues de Montréal. Né d’une Terre-Neuvienne et d’un père inconnu, il avait trop de fois subiles sobriquets de ses camarades pour vouloir parler de sesorigines. Celui de Newfie l’irritait encore plus que toutautre.

— Si jamais il y avait quelque chose, appelez-moi.Regardez, mon nouveau numéro de téléphone est inscritsur cette carte, dit Paul en tendant sa carte professionnelle.

Seul y apparaissait le numéro de téléphone. Aucuneadresse. Bien qu’il ait atteint l’âge de la retraite, Paul s’en-têtait inutilement et maladroitement dans sa recherche dela richesse. Depuis quelques années, il avait tenté sa chancedans le rachat de marchandises d’entreprises en faillite qu’ilrevendait aux petits commerçants ambulants qui sillon-naient les marchés aux puces autour de Montréal. Sa der-nière affaire avait tourné au désastre lorsque le lot de vête-ments griffés qu’il avait acheté d’un individu louche avaitété saisi par les policiers.

S’il y avait quelque chose ! Cela voulait dire N’appelezpas pour rien ! Achille prit le bout de carton et le glissa danssa poche. Il n’avait pas l’intention de le mettre dans un en-

16

Des cendres sur la glace

Page 19: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

droit sûr. C’était inutile. Paul aurait probablement, encoreune fois, changé de numéro d’ici peu et il n’y aurait pas deréponse au bout du fil, sauf la voix enregistrée d’une télé-phoniste inconnue lui disant que le numéro composé n’était plus en service.

Paul n’en pouvait plus. Sa rutilante voiture de locationattendait dans l’allée boueuse de la propriété : deux kilo-mètres de petits chemins tortueux, gravelés et poussiéreuxavant d’atteindre le pavé. Et encore, pavé était un biengrand mot. Il s’agissait plutôt d’un ruban de gravier gros-sier collé dans le goudron qui s’étendait sur une douzainede kilomètres avant d’arriver à la route 117.

« Il faudra que je fasse nettoyer la voiture au grand com-plet quand j’arriverai à Montréal, sinon les gars vont medemander dans quel trou je suis allé me promener» sedisait-il en descendant lentement l’escalier de la galerie.

Mentalement, il était déjà en route.— Ta mère et moi, on t’a vraiment aimé, tu sais. Elle au-

rait voulu retourner dans son pays. Elle a toujours voulu yretourner. Je voudrais que tu m’aides à ramener ses cendreslà-bas.

— Maudite marde ! laissa échapper Paul qui croyait enavoir fini avec les formalités. Qu’est-ce que vous me ra-contez là, elle est correcte ici !

— J’ai promis de la ramener là-bas, insista Achille.— Écoutez, le père...Achille détestait cette façon de s’adresser à une per-

sonne. Surtout à une personne âgée. Et il y avait dans cettemanière de parler une condescendance qui l’agaçait. Il n’était pas un enfant.

— ... ça n’a pas de bon sens. Faudrait pour commencerque vous apportiez ça à Terre-Neuve.

17

Des cendres sur la glace

Page 20: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

«Ça, c’est ta mère, nom de Dieu», se dit Achille.— ... pis la seule façon de se rendre à Terre-Neuve, c’est

de prendre l’avion, ou d’y aller en auto et de prendre untraversier. Une auto, vous n’en avez pas, lui reprocha Paul.Pis pour prendre l’avion, ça vous prendrait au moins unecarte de crédit, pis ça non plus vous n’en avez pas.

— Mais toi, t’en as de ces affaires-là. Tu pourrais faireles démarches, implora Achille.

— Comme c’est là, j’ai pas le temps, pis en plus, ma cartede crédit, j’en ai besoin pour les affaires de mon bureau.Aïe, un billet aller-retour pour Terre-Neuve, ça doit êtredans les 600 $ ou 700 $. Pis à part de ça, j’suis pas certainque c’est légal d’aller jeter des cendres comme ça, n’importeoù. J’ai pas envie de me faire poursuivre pour des niaise-ries pareilles. Elle est bien ici sur la terre. Pourquoi quevous l’enterrez pas dans un coin, là, proche du jardin?

Pourquoi donc serait-il illégal de porter les cendres de sacompagne à Terre-Neuve, alors que ce ne le serait pas icidans un coin du jardin? Il y avait quelque chose dans cettelogique qui échappait à Achille. Par contre, l’attitude de Paulne laissait place à aucun doute. Malgré tout ce que sa mèreet lui avaient fait pour lui venir en aide, il n’était prêt à aucuneffort pour exaucer ce dernier vœu. L’argent était aujour-d’hui son maître. Il y trouvait réconfort, mais aussi un statutsocial lui permettant de s’élever au-dessus de ses origines.

— Oubliez ça, le père. De toute façon, elle est partie au-jourd’hui. Elle ne le saura pas, dit Paul.

— Moi, je le saurai.— De toute façon, va falloir que vous pensiez à ce que

vous allez faire. C’te maison-là, vous devriez la vendre, pisvous en aller finir vos jours au village. Ils ont des logis pourles vieux.

18

Des cendres sur la glace

Page 21: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,

mer. Impuissants, ils avaient également vu le bateau s’éle-ver debout et avaient craint qu’il ne se retourne. Puis, cefut l’agitation. Au bout de quelques minutes, Owen criadans la radio :

— Nous avons perdu l’homme... nous avons perdul’homme.

Plusieurs bateaux s’approchèrent rapidement, encer-clant ce qui était maintenant devenu deux icebergs. Au boutde quelques minutes, Owen sut que c’était terminé. Danscette mer du Nord, un homme ne peut survivre bien long-temps. Un autre bateau s’était approché du navire d’Owenet cherchait frénétiquement. L’un des hommes cria :

— La boîte ! Regardez la boîte, elle flotte là ! cria-t-il enmontrant le minuscule iceberg de bois bercé par les flots.

Il s’était penché par-dessus le bord du bateau pour saisirla boîte.

— Non, cria Owen, laisse-la ! L’homme hésita, mais il se redressa sans la toucher. Il va-

lait mieux la laisser là maintenant qu’Adela était de nou-veau unie pour toujours à celui qu’elle avait aimé. Les si-rènes des bateaux retentirent en chœur dans un dernierhommage, et leur son se perdit au loin comme le chant d’«une baleine appelant son amour76 ».

Des cendres sur la glace

_________________76 Expression tirée de la chanson «Je voudrais voir la mer» de Michel Rivard produiteen 1987.

Page 22: Des cendres sur la glace - storage.googleapis.com · souhaite que ce livre ait un peu de cette odeur saline qui charme tant les narines et qu’il en incite d’autres, comme moi,